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Daniel BODI

Institut nationale des langues et civilisations orientales

BIBLE ET LITTÉRATURE — ERICH AUERBACH


ET LES DÉBUTS DE LA MÉTHODE

Introduction

Depuis le siècle des lumières, l’étude scientifique de la Bible a mis au


point ce qu’on a coutume d’appeler les six méthodes classiques de l’exé-
gèse historico-critique1. Comme le résume très bien Hans Frei, le présup-
posé fondamental dans l’attribution du rôle primordial à l’histoire dans
l’étude des textes anciens est que «la connaissance de l’histoire est l’acqui-
sition la plus utile pour un être cultivé et vertueux2». Cette attitude présume
que l’histoire rend l’être humain à lui-même, lui permet d’acquérir sa véri-
table liberté, l’aide à résister à la manipulation et en particulier à ne plus
être victime de la religion dogmatique. Il suffit de rappeler la victimisation
de Galilée, le père de la méthode expérimentale, qui pour sauver sa vie a dû
se rétracter face à la manipulation de la recherche scientifique de l’époque
par la lecture dogmatique de la Bible.
L’orientation historique conduit les exégètes à considérer les textes bibli-
ques en tant que documents ou témoignages du passé d’Israël. Ils se don-
nent ainsi pour objectif de reconstituer la genèse de la littérature biblique
afin de pouvoir en tirer des renseignements sur leurs auteurs, leur environ-
nement historique, le Sitz im Leben ou assise dans la vie cultuelle, leur
genre (Gattung). Toutefois, la réflexion théologique a été le parent pauvre

1. M. ROSE, «Approches classiques de l’A.T. Techniques exégétiques et implications


théologiques», Études théologiques et religieuses 63, 1988, pp. 337-360. Ces méthodes sont:
critique textuelle (Textkritik), critique littéraire (Literarkritik), histoire de la transmission
(Überlieferungsgeschichte), histoire de la forme (Formgeschichte), histoire des traditions
(Traditionsgeschichte), histoire des rédactions (Redaktionsgeschichte).
2. H. FREI, The Eclipse of Biblical Narrative, A Study in Eighteenth and Nineteenth
Century Hermeneutics, New Haven, Yale University Press, 1974, p. 105: «A rationalist age
had a large investment in the belief that knowledge of history is a most useful acquisition for
the man of culture and virtue. This was followed a generation or two later by a common con-
viction that history in effect renders man to himself. He has, it was thought, no given and
constant nature but only the mirror of the past in which to observe the traces of the destiny he
still pursues — the destiny which, in fact he is».

Revue des Études juives, 161 (3-4), juillet-décembre 2002, pp. 465-473
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de cette méthode au point que Brevard Childs a pu écrire un constat de la


crise de la théologie biblique3.
Face à la prédominance de l’étude historico-critique de la Bible qui con-
tinue à être considérée comme étant la seule véritablement scientifique et
académique, une approche nouvelle a amené certains lecteurs de la Bible à
relire les textes bibliques, non plus comme un moyen pour reconstruire le
passé d’Israël ancien, mais aussi comme une œuvre d’un art littéraire parti-
culièrement élaboré et sophistiqué.

Erich Auerbach4

Dans cette contribution, je défends la thèse selon laquelle Erich Auer-


bach peut être légitimement considéré comme un des principaux instiga-
teurs de l’étude de la Bible en tant que littérature, permettant un enrichisse-
ment de l’interprétation biblique.
L’initiateur cette nouvelle façon de lire et d’interpréter les récits bibli-
ques n’était pas un bibliste ni exégète de métier: E. Auerbach était un spé-
cialiste de la littérature occidentale. Il est l’auteur de travaux sur Dante et la
littérature latine médiévale. De plus, sa spécialisation était la littérature
française.
Né à Berlin en 1892, Erich Auerbach étudie le droit, l’histoire de l’art, la
philologie latine et romane. Attaché à la Preussische Staatsbibliothek de
1923 à 1929, il est nommé professeur de philologie romane à l’Université
de Marburg5. Étant juif il est destitué de son poste universitaire par le ré-
gime nazi en 1935. Il se réfugie à Istanbul puis il émigre aux États-Unis en
1948. Il est professeur de philologie romane au Pennsylvania State College

3. B.S. CHILDS, Biblical Theology in Crisis, Philadelphie, The Westminster Press, 1970,
p. 18: «…the impact of historical critical scholarship in the late nineteenth century had the
effect of seriously undercutting the older theological approaches to the Bible, and replaced
the discipline with an allegedly objective science of the history of religions».
4. E. AUERBACH, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur,
Bern, A. Francke, 1946, tr. angl. W. R. Trask, Mimesis, The Representation of Reality in
Western Literature, Princeton, N.J. Princeton University Press, 1953, 1968; tr. fr. C. Heim,
Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard,
1968.
5. À cette époque, Rudolf Bultmann et Paul Tillich enseignaient à l’Université de Mar-
burg. P. Tillich, bien qu’Allemand, a perdu son poste de professeur à cause de son opposition
au régime nazi. Lui aussi émigre et en 1933 vient à New York pour y enseigner à Union
Theological Seminary. C’est à Marburg à cette époque que le philosophe juif Hans Jonas
écrivait sa thèse sur le gnosticisme sous la direction de Rudolf Bultmann, cf. H. JONAS, «Is
Faith Still Possible? Memories of Rudolf Bultmann and Reflections on the Philosophical As-
pects of his Work», Harvard Theological Review 75, 1982, pp. 1-23.
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puis à l’Institute for Advanced Study de Princeton, enfin de 1950 à sa mort


en 1957, à l’Université de Yale.
Il est surtout universellement connu depuis la publication de Mimesis: la
représentation de la réalité dans la littérature occidentale (Dargestellte
Wirklichkeit in der abendländischen Literatur). Son livre a été rédigé à Is-
tanbul entre mai 1942 et avril 1945. Il a été publié à Berne, en Suisse, en
1946 et traduit vingt ans plus tard en français.
Dans cet ouvrage, monument de la critique littéraire moderne, Auerbach
offre une véritable histoire de la littérature occidentale depuis la Bible hé-
braïque, l’Odyssée d’Homère en passant par les littératures latine, médié-
vale et moderne (Dante, Rabelais, Cervantès, Montaigne, Rousseau, Stend-
hal, Edmond et Jules de Goncourt, et Virginia Woolf).
Chez Auerbach on trouve d’abord la vision d’ensemble: il embrasse en
effet la totalité de l’histoire des grandes œuvres occidentales, à laquelle il
applique la sélectivité inhérente au traitement factuel des œuvres étudiées.
Il a mis en exergue l’approche stylistique. Sous la plume d’Auerbach cet
adjectif désigne à la fois des déterminations langagières précises (marques
d’une manière littéraire particulière) et des contraintes du genre spécifique
qui imposent des pratiques rhétorico-discursives fixes. Il essaie d’établir
des relations entre les différents conditionnements stylistiques, qui dessi-
nent les traits d’un genre et d’un style particuliers et de faire ressortir la
sensibilité et le goût en tant que reflet d’une société et d’une culture. Cela
ressort clairement si l'on compare le chapitre où il analyse le style classique
des historiens de l’apogée de l’Empire romain avec le chapitre sur les écri-
vains de la fin de l’Empire romain.
Auerbach essaie de démontrer qu’il est possible de définir un lien entre
le discours littéraire et les valeurs socioculturelles d’une époque. Il croit
pouvoir décrypter les signes d’un univers mental collectif, à travers telle ou
telle réalisation artistique. À travers le texte le critique décèle une représen-
tation d’un univers particulier. On notera le parti pris résolument non
réductionniste de sa méthode: il ne s’agit pas d’établir un rapport de cause
à effet entre conditions socio-économiques et littérature. Auerbach s’écarte
aussi nettement de l’histoire littéraire que de la critique biographique. Ce
n’est pas l’auteur qui l’intéresse à travers l’œuvre. C’est une lecture-cons-
truction d’une réelle profondeur, mesurant les conditions mentales et for-
melles de la littérature.
Pour cet auteur, les deux racines du «réalisme» propre à la littérature
occidentale sont la littérature classique gréco-latine d’une part et la Bible de
l’autre. Dans les deux chapitres initiaux de sa Mimesis, il compare ces deux
façons d’écrire. Dans le premier chapitre Auerbach effectue une comparai-
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son entre l’Aquédah ou l’épreuve d’Abraham (Gn 22) et le chant 19 de


l’Odyssée d’Homère. Il s’agit de la scène de l’Odyssée où Ulysse, de retour
à Ithaque, est reconnu par sa vieille nourrice quand, en lui lavant les pieds,
elle découvre une ancienne cicatrice. Dans le second chapitre de son livre,
Auerbach compare le style du récit du reniement de Pierre dans le Nouveau
Testament grec avec celui de l’historien latin Petronius.
Auerbach établit plusieurs différences principales entre le style biblique
et celui de la littérature gréco-latine. D’une part, la Bible est avare de dé-
tails et laisse bien des choses à l’arrière-plan du récit, alors qu'Homère
abonde en détails qui sont pour la plupart à l’avant-plan. D’autre part,
la Bible ne connaît pas la différence de style propre à la littérature classi-
que. Il n’existe pas dans la Bible deux classes de héros et deux classes d’ac-
tions. Pas de style «élevé» et de style «mineur». Les héros bibliques n’ap-
partiennent pas nécessairement à l’aristocratie et leurs actions ne doivent
pas être des exploits guerriers ou amoureux. Dans l’ensemble, les héros de
la Bible peuvent appartenir à n’importe quelle classe sociale et leurs expé-
riences sont celles du commun des mortels. En termes très simples, les
personnes de toutes les classes, même les plus humbles, peuvent faire des
expériences de portée universelle et les actions les plus ordinaires peu-
vent être le lieu d’une «vérité» qui concerne l’existence humaine comme
telle6.
Auerbach compare les deux styles, celui d’Homère et celui de la Bible
hébraïque, en les contrastant. Pour mieux souligner les résultats de son ana-
lyse il utilise une série de termes allemands qui font ressortir cette diffé-
rence de style. Chez Homère prédomine le Vordergrund, «premier plan»,
tandis que dans la Bible le Hintergrund, «l’arrière-plan» domine. Dans le
passage sur la cicatrice d’Ulysse le réalisme d’Homère repose sur la
Eindeutigkeit, «univocité»; dans le récit sur Abraham et Isaac, le style re-
flète la Vieldeutigkeit, «multivocité».
Chez Homère les êtres et les choses se tiennent dans un espace où tout
est visible. Ils sont clairement décrits et présentés dans une lumière uni-
forme. Les sentiments comme les pensées sont complètement exprimés, or-
donnés, même quand ils traduisent une émotion7. Homère n’utilise pas l’ar-
rière-plan, ce qu’il raconte constitue toujours le présent et remplit entière-
ment la scène aussi bien que la conscience. Le style homérique consiste à

6. J.-L. SKA, J.-P. SONNET, A. WÉNIN, L’analyse narrative des récits de l’Ancien Testa-
ment, (= Cahier Évangile 107), Paris, Cerf, 1999, p. 13, soulignent que les Livres d’Esther et
de Daniel sont moins fidèles à ce principe que la Genèse. Toutefois, ces livres datent de
l’époque hellénistique et une influence grecque s’exerce même sur leur vocabulaire.
7. AUERBACH, Mimesis, p. 12 (tr. fr.).
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présenter les phénomènes sous une forme complètement extériorisée, à les


rendre visibles et tangibles dans toutes leurs parties, à les déterminer exac-
tement dans leurs relations temporelles et spatiales. Il n’en va pas autrement
des événements intérieurs: là non plus rien ne doit demeurer secret et inex-
primé. Quand les passions les agitent, les personnages d’Homère expriment
intégralement leur être intérieur dans les paroles qu’ils prononcent. Ce
qu’ils ne disent pas à autrui, ils le confient à leur propre cœur, de sorte que
le lecteur l’apprend (p. 14).
Dans la Bible par contre, «la seule face des phénomènes qui se trouve
extériorisée est celle qui importe au but de l’action, le reste demeure dans
l’ombre; l’accent n’est mis que sur les moments décisifs de l’action… le
temps et le lieu sont indéterminés et appellent une interprétation; les pen-
sées et les sentiments restent inexprimés, le silence et des paroles fragmen-
taires se bornent à les suggérer; le tout, soumis à une tension constante,
orienté vers un but, et par là beaucoup plus homogène, reste mystérieux et
laisse deviner un arrière-plan (p. 20). La traduction française utilise quatre
mots pour rendre un seul mot allemand, hintergründig (p. 16 du texte alle-
mand). En anglais le traducteur ne fait pas mieux quand il rend le mot alle-
mand par fraught with background (p. 12 du texte anglais)8. Cette caractéri-
sation exprime la quintessence de l’analyse d’Auerbach dans son chapitre
sur la cicatrice d’Ulysse et la Bible9.
Le projet d’Auerbach est d’analyser la manière dont la littérature décrit
la réalité. Le style particulier du récit biblique est au service d’une réalité
particulière qu’il est sensé décrire: «Dieu est toujours dans la Bible, dit
Auerbach, car sa présence ne peut pas se circonscrire comme celle de Zeus;
c’est seulement “quelque chose” de lui qui se manifeste, il s’étend lui-
même dans la profondeur» (p. 20). «Autant, dans la Bible, les narrations et
groupes de narrations sont plus séparés et moins reliés horizontalement que
ceux de l’Iliade et de l’Odyssée, autant leur liaison verticale est plus forte,
liaison qui les réunit tous sous un même signe, et qui manque totalement à
Homère» (p. 26). Selon Auerbach, la verticalité et la profondeur des récits
8. L’analyse littéraire de 2 S 11 (David et Bethsabée) de Gale A. YEE utilise Auerbach
comme point de départ et le souligne par le titre de l’article, «“Fraught with Background,”
Literary Ambiguity in II Samuel 11», Interpretation 42, 1988, pp. 240-253.
9. AUERBACH, Mimesis, pp. 33-34: «Les deux types constituent, par leur antinomie, des
types fondamentaux: l’un décrit les événements en les extériorisant, les éclaire également, les
enchaîne sans discontinuité; c’est une expression libre et complète, sans ambiguïté, qui place
tous les phénomènes au premier plan et ne laisse que peu de place au développement histori-
que et humain; l’autre (c.-à-d. le récit biblique) met en valeur certains éléments pour en lais-
ser d’autres dans l’ombre; c’est un style abrupt, qui suggère l’inexprimé, l’arrière-plan, la
complexité qui appelle l’interprétation, qui prétend exprimer l’histoire universelle, qui met
l’accent sur le devenir historique et en approfondit l’énigme».
470 ERICH AUERBACH ET LES DÉBUTS DE LA MÉTHODE

bibliques réduit le foisonnement des genres au sein du corpus biblique où il


identifie en gros trois grands domaines: légende, narration historique et
théologie interprétative de l’histoire (p. 31).
Même les personnages des récits bibliques ont davantage d’«arrière-
plan» que les personnages homériques. Ils ont un sentiment plus profond
du temps, du destin et de la conscience. Leurs sentiments et leurs pensées
sont plus complexes et se situent sur davantage de plans. Ils possèdent une
complexité spirituelle (p. 21). Le narrateur biblique réussit à exprimer
l’existence simultanée de différentes sphères de la conscience et les conflits
qui les opposent.
Une autre différence entre Homère et la Bible est l’attitude envers l’his-
toire. Homère est souvent taxé de mensonge, mais il ment pour plaire aux
lecteurs. L’historicité de son récit lui importe peu. Selon Auerbach, le nar-
rateur biblique a un rapport à la vérité de son histoire qui est beaucoup plus
passionné. Il a une foi en la vérité de la tradition qu’il transmet. Le narra-
teur biblique travaille avec un présupposé fondamental. Le récit qu’il décrit
a pour objet l’histoire universelle et l’interprétation de cette histoire. De
plus, les histoires de l’Écriture sainte ne sollicitent pas notre approbation,
elles ne nous flattent pas pour nous plaire et nous séduire — elles entendent
exercer une autorité sur nous. «En elles s’incarnent la doctrine et la Pro-
messe, qui leur sont indissolublement unies. C’est pourquoi elles possèdent
un arrière-plan et sont obscures; elles contiennent un deuxième sens, ca-
ché» (p. 24)10.
Indirectement, Auerbach répond à l’objection de James Barr11 selon le-
quel l’étude de la Bible comme littérature ne peut se faire en ignorant la
spécificité théologique et les présupposés particuliers des narrations bibli-
ques.
Auerbach reconnaît que cette prétention à l’autorité des récits bibliques
pouvait encore se maintenir au Moyen Âge mais se trouve directement me-
nacée par la trop grande transformation du monde réel et par l’éveil de la
conscience critique. Pour pouvoir prétendre régner sur la conscience des
hommes d’une façon universelle la Bible se prête à une interprétation et à la
modification de son contenu. Il place le travail de saint Paul dans cette pers-
pective de réinterprétation du contenu afin de permettre aux récits bibliques
d’atteindre et de régner sur la conscience des européens (p. 26). Par ce biais

10. Dans l’herméneutique biblique, ce «deuxième sens, caché» est parfois appelé sensus
plenior, cf. R.E. BROWN, «The History and Development of the Theory of a Sensus
Plenior*», Catholic Biblical Quarterly 15, 1953, pp. 141-162. Selon C.G. JUNG, Réponse à
Job, Paris, Buchet-Chastel, 1964, p. 15, dès que nous parlons de contenus religieux nous
«nous mouvons dans un monde d’images qui évoque l’ineffable».
ERICH AUERBACH ET LES DÉBUTS DE LA MÉTHODE 471

Auerbach reconnaît le rôle de l’herméneutique qui assure la pérennité aux


récits bibliques.

Conclusion

Depuis le travail pionnier d’Erich Auerbach, les études littéraires des ré-
cits bibliques ont pris leur essor.
À notre époque, nous constatons que les approches littéraires (critique
rhétorique12 et narratologie13) font désormais partie intégrante du paysage
de l’interprétation biblique moderne. Elles sont pratiquées par des spécialis-
tes de la Bible au sein des universités et facultés de théologie, autant que
par les professeurs de littérature comparée dans les Facultés des lettres, en
Israël, aux États-Unis comme en France. Cette approche qui a ramené au
premier plan l’intérêt pour le texte biblique lui-même dans sa forme finale
est pourtant relativement récente. Elle a à peine cinquante ans. Dans le ca-
dre de cette contribution j’essaie de montrer à quel point le travail d’Erich
Auerbach a été fondamental dans l’établissement de cette nouvelle méthode
lui permettant de prendre l’essor qu’on lui connaît. Elle a contribué à enri-
chir la panoplie des méthodes dites classiques mises à la disposition des
lecteurs de la Bible d’aujourd’hui.
De nos jours nous pouvons parler de nombreux épigones d’Erich
Auerbach. Ainsi Robert Alter se place dans le sillon d’Auerbach. Profes-
seur de littérature comparée à l’Université de Berkeley, il était un spécia-
liste de Shakespeare et du roman, de Stendhal en particulier comme
Auerbach. Dans ses livres parus en 198114 (The Art of Biblical Narrative) et
en 1985 (The Art of Biblical Poetry), il conjugue ses compétences littéraires
et sa connaissance de la tradition juive pour offrir des analyses de récits bi-
bliques. En se fondant sur le travail de ses prédécesseurs, R. Alter a su pré-
senter de manière systématique des clés essentielles permettant de mettre en
lumière les réelles qualités littéraires et stylistiques des récits de la Bible
hébraïque.

11. J. BARR, «Reading The Bible as Literature», Bulletin of the John Rylands Library 56,
1973/74, pp. 10-33. Barr fait une distinction entre «appréciation littéraire» et «utilisation
théologique» de la Bible.
12. R. MEYNET, L’analyse rhétorique, Paris, Cerf, 1989 (bibliographie); Ph. TRIBLE,
Rhetorical Criticism, Context, Method and the Book of Jonah, Minneapolis, Fortress Press,
1994, pp. 5-87 (l’histoire de la critique rhétorique avec bibliographie).
13. D. MARGUERAT, Y. BOURQUIN, Pour lire les récits bibliques, Paris, Cerf, 1998.
14. R. ALTER, The Art of Biblical Narrative, New York, Basic Books, 1981, tr. fr. par
P. Lebeau, L’art du récit biblique, Bruxelles, Lessius, 1999; ID., The Art of Biblical Poetry,
New York, Basic Books, 1985.
472 ERICH AUERBACH ET LES DÉBUTS DE LA MÉTHODE

En France en 1994 se tenait à Metz le colloque «Littérature et Bible»


dont le but était de mettre en évidence les alliances que nouent la littérature
moderne, principalement d’expression française, et la Bible aux XIXe et
XXe siècles. Les actes du colloque ont été publiés15.
Parmi les théoriciens de la méthode de l’analyse littéraire des récits bibli-
ques on retrouve des auteurs de tout bord: des professeurs israéliens de lit-
térature comparée comme Meir Sternberg16, Shimon Bar-Efrat17, Moshe
Garsiel18; des spécialistes de la critique littéraire américains ou européens,
comme W. C. Booth19 aux États-Unis, Northrop Frye20 au Canada, Gérard
Genette21 en France ou Wolfgang Iser22 en Allemagne, J. P. Fokkelman au
Pays-Bas23; des spécialistes de la littérature du Proche-Orient ancien
comme Adele Berlin24. Une vaste production de monographies a contribué
à illustrer la fécondité de l’approche littéraire dans la lecture des récits bi-
bliques.
L’analyse d’Auerbach a également eu une influence sur la compréhen-
sion des techniques de l’exégèse rabbinique. Dans son étude sur l’origine
du midrash, forme exégétique par excellence de l’herméneutique rabbini-
que, David Banon25 souligne le rôle de précurseur qu’à joué l’œuvre de Fla-
vius Josèphe, le grand auteur de la littérature judéo-hellénistique. Il adresse
ses Antiquités judaïques aux Grecs, dans le but de les aider à comprendre la
15. P.-M. BEAUDE (éd.), La Bible en littérature, Actes du colloque international de Metz,
Paris, Cerf, 1997. Notre travail sur Mikal, fille de Saül et épouse de David, s’inspire de l’ap-
proche d’Erich Auerbach, D. BODI, «La tragédie de Mikal en tant que critique de la monar-
chie israélite et préfiguration de sa fin», Foi et Vie 95, 1996, pp. 65-105.
16. M. STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative, Bloomington, Indiana, Indiana Uni-
versity Press, 1985. M. PERRY, M. STERNBERG, «The King Through Ironic Eyes: The Nar-
rator’s Devices in the Biblical Story of David and Bathsheba, and Two Excursuses on the
Theory of the Narrative Text», Hasifrut 1, 1968, pp. 263-292 (en hébreu) = «The King
Through Ironic Eyes: Biblical Narrative and the Literary Reading Process», Poetics Today 7,
1986, pp. 275-322 (version anglaise révisée du même article).
17. S. BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible, JSOTS, Sheffield, JSOT Press, 1989.
18. M. GARSIEL, «The Story of David and Bathsheba: A Different Approach», Catholic
Biblical Quarterly 55, 1993, pp. 244-262; ID., The Kingdom of David, Tel Aviv, Don, 1975
(en hébreu).
19. W.C. BOOTH, The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 19832,
P.D. MISCALL, The Workings of OT Narrative, Philadelphie, 1983.
20. N. FRYE, The Great Code, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1982.
21. G. GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, 1983.
22. W. ISER, Der implizite Leser, Munich, 1972, tr. angl. The Implied Reader, Baltimore-
Londres, 1972; tr. fr. L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga,
1985.
23. J.P. FOKKELMAN, Narrative Art and Poetry in the Books of Samuel, I. King David,
Assen, van Gorcum, 1981; II. The Crossing Fates, ibid., 1986; III. Throne and City, ibid.,
1986.
24. A. BERLIN, Poetics and Interpretation of Biblical Narrative, Sheffield, Almond, 1983.
25. D. BANON, Le midrash, Paris, PUF, 1995, pp. 21-29.
ERICH AUERBACH ET LES DÉBUTS DE LA MÉTHODE 473

doctrine du judaïsme et ses valeurs, de détruire les préjugés qu’ils ont gla-
nés dans divers «pamphlets antijudaïques». Pour ce faire, Josèphe adopte la
technique narrative grecque, celle d’Homère faite de digressions, de présen-
tation de tous les phénomènes qu’il met à plat devant les yeux de ses lec-
teurs hellénistes. Comme Homère, Josèphe les rend visibles, tangibles, les
déterminant exactement dans leurs coordonnées temporelle et spatiale. Rien
ne demeure secret et inexprimé. Comme dans le récit homérique, tout dans
Josèphe se produit au premier plan, sur le devant de la scène, rien n’est
laissé à l’arrière-plan. À la manière du midrash, Josèphe va combler des
«lacunes» et des «oublis» dans le récit de la vie de Moïse. Il restitue le fil
conducteur dans la logique narrative et place dans sa présentation de la vie
de Moïse son mariage avec une princesse d’Éthiopie. Le texte de la Bible
ne mentionne pas cet événement, mais Josèphe brode longuement sur les
services militaires rendus par Moïse aux Égyptiens qui étaient en train d’es-
suyer une défaite devant les Éthiopiens. Moïse à la tête de l’armée égyp-
tienne poursuit les Éthiopiens jusqu’à Saba, capitale d’Éthiopie. La prin-
cesse éthiopienne en admiration devant le valeureux chef de l’armée égyp-
tienne éprouve une véritable passion pour Moïse: elle envoya lui offrir de
l’épouser. Moïse accepte cet honneur mais demande en échange la reddi-
tion des Éthiopiens. Ainsi devant les yeux du lecteur se déroule une histoire
d’amour entre Moïse et la princesse éthiopienne. «Cette histoire, avec la
ruse guerrière et l’aventure amoureuse, est calquée, du point de vue de la
forme et du genre, sur le modèle des histoires grecques où une femme trahit
sa cité et son peuple à cause de l’amour qu’elle porte au général ennemi»26.
Le midrash est profondément influencé par la Weltanschauung hellénisti-
que. Sa tendance à expliciter, à faire l’exégèse des «blancs» du texte bibli-
que, est une influence directe de la culture hellénistique sur le judaïsme.
David Banon a probablement raison de voir une des sources du midrash
rabbinique dans cette influence du style hellénistique. Toutefois, il ne faut
pas croire que tout le midrash puisse s’expliquer de cette façon. Le midrash
puise ses sources également dans l’antiquité mésopotamienne, comme le
prouve l’utilisation des techniques d’herméneutique babyloniennes27.
Au terme de cette analyse il apparaît que dans son étude sur Homère et la
Bible, par les questions qu’il soulève et les réponses qu’il apporte, Erich
Auerbach a été un véritable précurseur du travail littéraire et herméneutique
de la deuxième partie du XXe siècle.

26. BANON, Le midrash, p. 25.


27. A. CAVIGNEAUX, «Aux sources du Midrash: L’herméneutique babylonienne», Aula
Orientalis 5, 1987, pp. 245-255.

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