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Introduction
Revue des Études juives, 161 (3-4), juillet-décembre 2002, pp. 465-473
466 ERICH AUERBACH ET LES DÉBUTS DE LA MÉTHODE
Erich Auerbach4
3. B.S. CHILDS, Biblical Theology in Crisis, Philadelphie, The Westminster Press, 1970,
p. 18: «…the impact of historical critical scholarship in the late nineteenth century had the
effect of seriously undercutting the older theological approaches to the Bible, and replaced
the discipline with an allegedly objective science of the history of religions».
4. E. AUERBACH, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur,
Bern, A. Francke, 1946, tr. angl. W. R. Trask, Mimesis, The Representation of Reality in
Western Literature, Princeton, N.J. Princeton University Press, 1953, 1968; tr. fr. C. Heim,
Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard,
1968.
5. À cette époque, Rudolf Bultmann et Paul Tillich enseignaient à l’Université de Mar-
burg. P. Tillich, bien qu’Allemand, a perdu son poste de professeur à cause de son opposition
au régime nazi. Lui aussi émigre et en 1933 vient à New York pour y enseigner à Union
Theological Seminary. C’est à Marburg à cette époque que le philosophe juif Hans Jonas
écrivait sa thèse sur le gnosticisme sous la direction de Rudolf Bultmann, cf. H. JONAS, «Is
Faith Still Possible? Memories of Rudolf Bultmann and Reflections on the Philosophical As-
pects of his Work», Harvard Theological Review 75, 1982, pp. 1-23.
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6. J.-L. SKA, J.-P. SONNET, A. WÉNIN, L’analyse narrative des récits de l’Ancien Testa-
ment, (= Cahier Évangile 107), Paris, Cerf, 1999, p. 13, soulignent que les Livres d’Esther et
de Daniel sont moins fidèles à ce principe que la Genèse. Toutefois, ces livres datent de
l’époque hellénistique et une influence grecque s’exerce même sur leur vocabulaire.
7. AUERBACH, Mimesis, p. 12 (tr. fr.).
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10. Dans l’herméneutique biblique, ce «deuxième sens, caché» est parfois appelé sensus
plenior, cf. R.E. BROWN, «The History and Development of the Theory of a Sensus
Plenior*», Catholic Biblical Quarterly 15, 1953, pp. 141-162. Selon C.G. JUNG, Réponse à
Job, Paris, Buchet-Chastel, 1964, p. 15, dès que nous parlons de contenus religieux nous
«nous mouvons dans un monde d’images qui évoque l’ineffable».
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Conclusion
Depuis le travail pionnier d’Erich Auerbach, les études littéraires des ré-
cits bibliques ont pris leur essor.
À notre époque, nous constatons que les approches littéraires (critique
rhétorique12 et narratologie13) font désormais partie intégrante du paysage
de l’interprétation biblique moderne. Elles sont pratiquées par des spécialis-
tes de la Bible au sein des universités et facultés de théologie, autant que
par les professeurs de littérature comparée dans les Facultés des lettres, en
Israël, aux États-Unis comme en France. Cette approche qui a ramené au
premier plan l’intérêt pour le texte biblique lui-même dans sa forme finale
est pourtant relativement récente. Elle a à peine cinquante ans. Dans le ca-
dre de cette contribution j’essaie de montrer à quel point le travail d’Erich
Auerbach a été fondamental dans l’établissement de cette nouvelle méthode
lui permettant de prendre l’essor qu’on lui connaît. Elle a contribué à enri-
chir la panoplie des méthodes dites classiques mises à la disposition des
lecteurs de la Bible d’aujourd’hui.
De nos jours nous pouvons parler de nombreux épigones d’Erich
Auerbach. Ainsi Robert Alter se place dans le sillon d’Auerbach. Profes-
seur de littérature comparée à l’Université de Berkeley, il était un spécia-
liste de Shakespeare et du roman, de Stendhal en particulier comme
Auerbach. Dans ses livres parus en 198114 (The Art of Biblical Narrative) et
en 1985 (The Art of Biblical Poetry), il conjugue ses compétences littéraires
et sa connaissance de la tradition juive pour offrir des analyses de récits bi-
bliques. En se fondant sur le travail de ses prédécesseurs, R. Alter a su pré-
senter de manière systématique des clés essentielles permettant de mettre en
lumière les réelles qualités littéraires et stylistiques des récits de la Bible
hébraïque.
11. J. BARR, «Reading The Bible as Literature», Bulletin of the John Rylands Library 56,
1973/74, pp. 10-33. Barr fait une distinction entre «appréciation littéraire» et «utilisation
théologique» de la Bible.
12. R. MEYNET, L’analyse rhétorique, Paris, Cerf, 1989 (bibliographie); Ph. TRIBLE,
Rhetorical Criticism, Context, Method and the Book of Jonah, Minneapolis, Fortress Press,
1994, pp. 5-87 (l’histoire de la critique rhétorique avec bibliographie).
13. D. MARGUERAT, Y. BOURQUIN, Pour lire les récits bibliques, Paris, Cerf, 1998.
14. R. ALTER, The Art of Biblical Narrative, New York, Basic Books, 1981, tr. fr. par
P. Lebeau, L’art du récit biblique, Bruxelles, Lessius, 1999; ID., The Art of Biblical Poetry,
New York, Basic Books, 1985.
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doctrine du judaïsme et ses valeurs, de détruire les préjugés qu’ils ont gla-
nés dans divers «pamphlets antijudaïques». Pour ce faire, Josèphe adopte la
technique narrative grecque, celle d’Homère faite de digressions, de présen-
tation de tous les phénomènes qu’il met à plat devant les yeux de ses lec-
teurs hellénistes. Comme Homère, Josèphe les rend visibles, tangibles, les
déterminant exactement dans leurs coordonnées temporelle et spatiale. Rien
ne demeure secret et inexprimé. Comme dans le récit homérique, tout dans
Josèphe se produit au premier plan, sur le devant de la scène, rien n’est
laissé à l’arrière-plan. À la manière du midrash, Josèphe va combler des
«lacunes» et des «oublis» dans le récit de la vie de Moïse. Il restitue le fil
conducteur dans la logique narrative et place dans sa présentation de la vie
de Moïse son mariage avec une princesse d’Éthiopie. Le texte de la Bible
ne mentionne pas cet événement, mais Josèphe brode longuement sur les
services militaires rendus par Moïse aux Égyptiens qui étaient en train d’es-
suyer une défaite devant les Éthiopiens. Moïse à la tête de l’armée égyp-
tienne poursuit les Éthiopiens jusqu’à Saba, capitale d’Éthiopie. La prin-
cesse éthiopienne en admiration devant le valeureux chef de l’armée égyp-
tienne éprouve une véritable passion pour Moïse: elle envoya lui offrir de
l’épouser. Moïse accepte cet honneur mais demande en échange la reddi-
tion des Éthiopiens. Ainsi devant les yeux du lecteur se déroule une histoire
d’amour entre Moïse et la princesse éthiopienne. «Cette histoire, avec la
ruse guerrière et l’aventure amoureuse, est calquée, du point de vue de la
forme et du genre, sur le modèle des histoires grecques où une femme trahit
sa cité et son peuple à cause de l’amour qu’elle porte au général ennemi»26.
Le midrash est profondément influencé par la Weltanschauung hellénisti-
que. Sa tendance à expliciter, à faire l’exégèse des «blancs» du texte bibli-
que, est une influence directe de la culture hellénistique sur le judaïsme.
David Banon a probablement raison de voir une des sources du midrash
rabbinique dans cette influence du style hellénistique. Toutefois, il ne faut
pas croire que tout le midrash puisse s’expliquer de cette façon. Le midrash
puise ses sources également dans l’antiquité mésopotamienne, comme le
prouve l’utilisation des techniques d’herméneutique babyloniennes27.
Au terme de cette analyse il apparaît que dans son étude sur Homère et la
Bible, par les questions qu’il soulève et les réponses qu’il apporte, Erich
Auerbach a été un véritable précurseur du travail littéraire et herméneutique
de la deuxième partie du XXe siècle.