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Revue Philosophique de Louvain

Une esthétique pascalienne


Bernard M.-J. Grasset

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Grasset Bernard M.-J. Une esthétique pascalienne. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 105, n°3,
2007. pp. 361-384;

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2007_num_105_3_7725

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Résumé
La question du beau, trop souvent laissée dans l'ombre, occupe pourtant une place décisive dans les
Pensées de Pascal. Cette question se déploie selon un double volet: une esthétique explicite et une
esthétique implicite. La distinction entre fausse et vraie beauté représente l'axe autour duquel gravite la
pensée pascalienne sur l'art. L'esthétique explicite de l'auteur de l'Apologie de la religion chrétienne
vise surtout à dénoncer un art de l'ornement, de l'apparence, de l'agrément, de l'extériorité, du
divertissement. Cet art, épicurien en quelque sorte, oublie la condition mortelle de l'homme, ignore le
Christ. Rejetant l'art de l'immanence, Pascal, passionné par les mots, s'efforce de pratiquer dans les
Pensées un art de la transcendance, un art de l'intériorité, du cœur, de l'essentiel, du témoignage. Son
esthétique implicite trouve dans la Bible le parfait modèle de la beauté, une beauté inséparable du bien
et du vrai. Dès lors la sensibilité picturale, musicale de Pascal, son attention au juste langage, son
lyrisme ardent, auront pour finalité d'imiter l'art scripturaire et le Christ qui en représente, à ses yeux, le
centre. La caritas, étrangère à la vanitas, mène à la vraie beauté.

Abstract
The question of the beautiful, too often passed over, occupies a place of decisive importance in the
Thoughts of Pascal. This question unfolds in a twofold manner: his explicit aesthetics and his implicit
aesthetics. The distinction between true and false beauty is the axis around which Pascal's thought on
art gravitates. The explicit aesthetics of the author of the Apology for the Christian Religion seeks
especially to denounce an art of decoration, of appearance, of pleasantness, of exteriority, of
entertainment. This art, to some extent Epicurean, forgets the mortal condition of man, ignores Christ.
While rejecting the art of immanence, Pascal, fascinated by words, attempts in the Thoughts to practise
an art of transcendence, an art of interiority, of the heart, of the essential, of witness. His implicit
aesthetics finds the perfect model of beauty in the Bible, a beauty inseparable from the good and the
true. Hence Pascal's pictorial, musical sensibility, his attention to the right language, his burning
lyricism, will have as their finality the imitation of the art of the Scriptures and of Christ, who, in his
eyes, represents the centre of it. Caritas, a stranger to vanitas, leads to true beauty (transl. by J.
Dudley).
Une esthétique pascalienne

Introduction

La question du beau se révèle importante dans les Pensées de


Pascal et constitue comme une clef cachée d'accès à l'univers si riche et
foisonnant de cette œuvre. Il y a d'abord une présence récurrente objective
sur le plan lexical1. On rencontre par ailleurs une réflexion explicite sur
le domaine esthétique, un certain nombre de fragments évoquant les
notions de peinture, de musique, de poète. . . Cette réflexion s'inspire assez
souvent, tout en les personnalisant, de principes classiques en esthétique.
Mais on découvre surtout dans les Pensées une esthétique implicite par
laquelle Pascal montre, de manière à la fois discrète et convaincante, ce
qu'est la véritable beauté à ses yeux. Pour l'artiste, le poète, la Bible
représente alors le modèle profond, inépuisable où l'éclat du divin
resplendit sur l'horizon humain. La beauté jaillit de l'Esprit créateur et
s'offre à regarder, à écouter à travers la nuée féconde du Mystère2.

1. Des fausses beautés

(1) De l'épicurisme
Dans l'attitude pascalienne face aux beaux-arts, à la poésie, s'exprime
d'abord une suspicion. L'auteur des Pensées se défie de ce moi humain
qui, avec injustice, «se fait centre de tout»3. L'amour-propre, constamment

1 L'adjectif beau apparaît en 21 occurrences. Cf. H. M. Davidson, P. H. Dubé (1975),


p. 1464. D. M. Jungo (1951), p. 227. La Concordance de H. M. Davidson et P. H. Dubé
indique également 1 1 occurrences pour le substantif beauté. (On trouve encore 5 fois ce
nom au pluriel et 15 fois l'adjectif belle).
2 Notre territoire d'étude sera principalement circonscrit au territoire de Y Apologie
de la religion chrétienne, même si ici ou là il pourra nous arriver de faire référence à
d'autres écrits. À l'intérieur de Y Apologie, nous explorerons en priorité les liasses Vanité,
Divertissement et Pensées mêlées.
3 Fragment 455 éd. Brunschvicg, 1978/494 éd. Sellier, 1991. Nous citerons désormais
les Pensées de Pascal avec les abréviations fr. pour fragment, B pour Brunschvicg et S pour
Sellier.

Revue Philosophique de Louvain 105(3), 361-384. doi: 10.2143/RPL.105.3.2022810


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présent dans l'existence, ne peut que traverser de manière tangible la


sphère des productions esthétiques. Ce déploiement indéfini de l'amour-
propre renvoie à l'emprise de la concupiscence sur la créature déchue.
La concupiscence, tel un fleuve de Babylone, emporte l'homme vers le
périssable sans le désaltérer, au lieu de le retourner, du sein de l'exil, vers
Jérusalem sa patrie4. Le poids de la cupidité enferme l'existence sur elle-
même. Le monde de l'art devient ainsi un monde de désir et de plaisirs,
un monde de l'instant. Alors que la pensée devrait se laisser aimanter par
l'absolu, on ne songe qu'«à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des
vers» (fr. 146 B/513 S). La beauté éphémère plonge dans un
foisonnement d'apparences au lieu de relier à l'être. La beauté que forme et goûte
la concupiscence est une beauté artificielle. Il y a un danger de l'art pour
le regard sans sagesse, celui de confondre le beau avec ce qui n'est que
sensualité, enfermement dans le sensible5. Un art qui assujettit au corps ne
peut que révolter Pascal. L'auteur des Pensées pointe le risque d'épicu-
risme qui guette tout rapport superficiel avec l'art. La peinture, la musique,
la poésie, si elles ne dépassent pas le cercle stérile du désir et des
plaisirs, si elles n'ouvrent pas à un au-delà de l' amour-propre, ne méritent pas
une heure de notre brève existence. C'est en accentuant l'emprise de la
cupidité sur la vie que Pascal condamne l'art.

(2) Du divertissement
Dans la mesure où le monde de l'art est épicurien, il appartient au
divertissement. À travers des amusements superficiels, l'homme croit
échapper illusoirement à sa misère. Le mirage du plaisir éloigne du juste
bonheur. Le divertissement exile l'âme dans l'extériorité. «Nous sommes
pleins de choses qui nous jettent au dehors» (fr. 464 B/176 S)6. Dans
l'optique de YApologie, l'art fait partie de ces choses qui nous éloignent
de notre véritable centre. L'art en tant que divertissement appartient à
l'homme du néant, non à l'homme de l'être. Sans cesse la créature se laisse
séduire par la futilité au lieu de porter son regard vers l'infini7. Celui qui

4 Cf. fr. 458 B/460 S; 459 B/748 S.


5 P.-M. Léonard (1937), col. 925.
6 Sur le lien entre divertissement et extériorité, voir par exemple fr. 139 B/168 S,
170B/165S...
7 «La sensibilité de l'homme aux petites choses et l'insensibilité aux plus grandes
choses: marque d'un étrange renversement» (fr. 198 B/525 S). En oubliant son
immortalité et le divin, l'homme va se «divertissant à tant de choses si petites, si basses et si
profanes», P. de Bérulle, Discours de l'état et des grandeurs de Jésus, pp. 254-255.
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n'a d'autre aspiration que de se divertir demeure un être charnel, qui


ne sait pas aimer en vérité. L'agrément prive l'homme des profondeurs
de l'éternité8. En cherchant le divertissement, l'homme fuit la noblesse
de la pensée. L'art en tant qu'agrément manifeste un refus de penser la
misère, la mort. Loin de divertir, la beauté n'aura de sens pour Pascal
que si elle fait de nous des veilleurs.

(3) De la vanité

L'esthétique des Pensées se confronte à l'existence d'une beauté


illusoire et séductrice. «Toutes les fausses beautés que nous blâmons
en Cicéron ont des admirateurs, et en grand nombre» (fr. 31 B/610 S).
Le luxe rhétorique, l'opulence de l'art détournent de l'authentique et juste
simplicité. Le beau ne peut éclore sur le mensonge. Il faut retrouver ce
que Pascal appelle «le style naturel» (fr. 29 B/554 S). L'auteur des
Pensées déchiffre le domaine de l'esthétique à partir de trois catégories — la
nature, le modèle et l'imitation — qui prennent leur origine dans
l'Antiquité et que le xvir2 siècle avait de manière notable mises en avant. «Pour
obtenir sa perfection l'art doit prendre la nature pour modèle»9. Selon le
modèle naturel, l'esthétique devra rejeter la grandiloquence, l'imitation
infidèle. La fausse beauté se manifeste pour Pascal dans un langage de
la parure. Ce qui n'est que «jargon», «termes bizarres» est appelé de
manière fallacieuse «beauté poétique» (fr. 33 B/486 S). L'usage de mots
alambiqués, le faste de la forme, ne masquent pas longtemps l'étroitesse
de la pensée10. L'art mensonger se perd dans une artificielle complexité.
Le «désir de dire» pour le plaisir de dire est aux antipodes du goût de
l'essentiel11. Il y a un bavardage dans l'art que dénonce Pascal comme il
y a un bavardage dans la pensée auquel les Pères donnaient le nom de
sophistique. Face à ce bavardage qui se complaît dans les apparences, il

8 Ainsi «le divertissement» traduit-il «l'attachement de l'âme au temporel et à


l'apparence», L. Lavelle (1955), p. 443.
9 L. Tatarkiewicz (1968), p. 25. Cf. aussi p. 27: «Le Grand Siècle a retenu l'idée
classique que la nature est le modèle incomparable de la perfection et que l'art ne peut
faire mieux que l'imiter». Sur l'influence de Platon sur Pascal, à partir en particulier de
la notion de ressemblance, voir E. Moutsopoulos (1979), pp. 411-416.
10 À la fin de De l'esprit géométrique, Section II. De l'art de persuader, Pascal
nous confie: «je hais ces mots d'enflure...» (Édition Brunschvicg minor, abrégée
désormais en Bra, p. 196). De manière générale, J.-J. Demorest remarque que l'auteur des
Pensées «condamne impitoyablement» «les mauvaises images, les métaphores outrées et
clinquantes», (1953a, p. 95).
11 Fr. 12 B/483 S.
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faut retrouver le chemin de la parole juste, fidèle et profonde. Pascal, qui


assimile dans le fr. 34 B/486 S «le métier de poète» à «celui de brodeur»,
critique tout ce qui relève de vains ornements. Dans le qualificatif de
poète il sent trop l'auteur, son amour-propre, sa complaisance, et pas
assez l'homme, l'honnête homme, l'homme universel12. Le poète devrait
éviter de trop parler de soi, d'afficher le titre de poète comme une enseigne
de prestige mais au contraire demeurer en ses entrailles mêmes intensément
humain. La poésie, l'art en tant qu'agrément, amusement, apparence, ne
peuvent produire que de fausses beautés. Le plaisir esthétique ainsi conçu
n'engendre que du vide. «Quelle vanité que la peinture, qui attire
l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les
originaux!» (fr. 134 B/74 S). L'art qui se contente de divertir détourne
l'homme de son vrai port en l'égarant dans les tourbillons du monde.
Dans «la vanité du monde»13, aucun phare salutaire ne peut luire. En
cultivant l'art des fausses beautés, l'homme ne peut récolter que la vacuité.
La vanitas au sens de l'Ecclésiaste envahit le pays de l'esthétique.
On constate ainsi chez l'auteur des Pensées, du point de vue de son
esthétique explicite, un rejet constant de l'art. Il ne parvient pas à
discerner la noblesse qui peut se cacher dans le cheminement pur du peintre,
du musicien ou du poète. Marqué par la théologie janséniste, il tend trop
à réduire l'art à la seule cupidité sans sentir qu'en participant à l'Acte
créateur, il peut nous détacher de l'utile, nous délivrer des plaisirs
matériels et élever notre regard. Assurément le jugement de Pascal sur les
œuvres artistiques pèche par manque de nuance. Par là, alors même qu'il
se montre par ailleurs attaché à l'antique tradition, l'auteur des Pensées
s'éloignait de l'enseignement de Pères comme Justin, Clément
d'Alexandrie, Basile ou Grégoire de Nazianze qui avaient toujours considéré avec
attention et intérêt la culture, les arts et en particulier la poésie. L'art,
même profane, s'il est exercé avec vertu, mérite considération. Simplement
il ne doit constituer qu'une étape vers un art plus haut, un art sacré, un
art de l'absolu14. Par radicalité, par une pensée excessive, Pascal n'a pas

12 Sur la distinction poète/auteur — honnête homme, cf. fr. 35 B/532 S, 38 B/503 S,


41B/650S...
13 Fr. 161 B/50 S, 164 B/70 S (liasse III Vanité).
14 Clément d'Alexandrie conseillait d'avoir recours à la culture séculière mais «de
ne pas nous y attarder, nous y installer» (Stromate I, 29, 9, p. 67). De manière
traditionnelle, l'Église s'est toujours sentie proche des artistes, hospitalière à leurs productions.
(Cf. P.-M. Léonard [1937], col. 913 et 932). De plus l'auteur de l'Apologie se montrera
peu sensible à la beauté de la nature, de la création, qui représentait pourtant une
thématique constante chez les écrivains chrétiens.
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su accueillir les forces de lumière qui peuvent jaillir des œuvres artistiques.
Incontestablement certaines de ses critiques tombent juste et témoignent
d'une réelle exigence intérieure: ainsi de sa dénonciation de l'emphase,
du superficiel, du verbiage, de l'artificiel, de l'épicurisme, de la vanité,
de l' amour-propre qui tend à l'emporter sur la charité... On regrettera
simplement qu'il ait mis un peu rapidement tous les artistes, toutes leurs
œuvres sur le même plan, sans s'immerger en profondeur dans celles-ci
ce qui aurait pu lui permettre d'infléchir avec sagesse son jugement.

2. De la vraie beauté

(1) L'artiste en langage

Dans le même mouvement où Pascal condamne l'art, il met en


œuvre dans les Pensées une poétique du langage. L'esprit de finesse, la
faculté d'intuition, le goût de voir en un instant tel un éclair15, ce sens
artistique, il en témoigne de manière rare à travers une prose patiemment
ciselée. Il n'est pas de ces philosophes pour qui le signifié seul importe
et le signifiant reste indifférent. Pascal se montre particulièrement sensible
à l'agencement des mots, à l'interdépendance entre langage et pensée16.
Il recherche le terme exact, les mots lui importent. Attentif aux
fulgurations du sens, il a une conception artiste, non technicienne, de la langue17.
Le style des Pensées, irrigué d'images et de métaphores, laisse
transparaître l'acuité d'un regard de peintre de la condition humaine. Ce n'est
pas une beauté artificielle que Pascal cherche à dessiner18. Vrai peintre,
il appréhende la terre comme une peinture du ciel tout comme l'Ancien
Testament est, à ses yeux, une peinture du Nouveau. Sa sensibilité plastique
se double d'une sensibilité musicale. Le langage de l'auteur des Pensées
révèle une réelle attention à la musicalité des mots19. Il sait concrétiser
avec force et finesse son goût fécond pour les refrains, les assonances et

15 Cf. fr. 1 B/670 S, 3 B/622 S.


16 Fr. 22 B/575 S, 23 B/645 S, 50 B/645 S.
17 En cela il se situe aux antipodes de Leibniz par exemple qui «ne demandait au
langage que d'être l'instrument le plus adéquat à la communication de la pensée, — ce qui
exclut précisément que ce langage soit poétique», et n'avait que «le style du professeur
sans relief, sans résonance et sans image», J. Guitton (1951), pp. 83 et 84.
18 Les images ne sont jamais dans le langage apologétique de vains ornements. Voir
M. Le Guern (1983), pp. 226, 249.
19 «[...] le style pascalien dénote une science rare des sons et des rythmes, sans
équivalent chez ses contemporains, plus orateurs que musiciens», J. Mesnard (1963), p. 204.
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rimes intérieures. Ainsi tant sur le plan visuel qu'auditif, il déploie à


travers le langage toutes les ressources d'une conscience profondément
artiste. La prose des Pensées tend à se rapprocher du poème. C'est
particulièrement sensible dans le fr. 793 B/339 S sur les trois ordres, ou encore
le fr. 552 B/467 S — Sépulcre de Jésus-Christ, qui par la disposition, la
brièveté, le dépouillement, la limpidité et la profondeur constitue sans
doute le plus beau poème qu'ait écrit Pascal. Mais la poétique tend à
devenir en fait une constante du langage apologétique par l'usage du
blanc, du verset, du fragment20. Celui qui ironisait sur la vanité des poètes
est devenu un vrai poète mais sans enseigne, sans emphase, sans lauriers.
La volonté de créer de la beauté résonne comme l'écho d'une exigence
intense pour l'apologiste qui avait vécu de plus en plus, au fil des
conversions successives, en passionné de la Bible21.

(2) Simplicité, lyrisme et émotion


Le critère, avant tout implicite, du beau dans les Pensées gravite
autour des notions de simplicité, de lyrisme et d'émotion. «La vraie
éloquence se moque de l'éloquence» (fr. 4 B/671 S). Cette juste éloquence
se caractérisera par la simplicité, une simplicité qui n'est pas le signe
d'un manque mais au contraire d'une noble plénitude. «Pascal, après
Augustin, marque le lien essentiel qui existe entre la simplicité et la vraie
grandeur»22. La langue des Pensées n'est pas une langue spécialisée,
conceptuelle, technique; elle puise comme la Bible dans les mots
communs, les mots de tous. Il n'est de beauté profonde que dans la
simplicité. Cet attachement à la simplicité, plutôt qu'à l'artifice, la somptuosité,
visera au dépouillement. Pour Pascal la beauté ne peut naître de
l'abstraction mais renvoie, dans notre propre langage, à notre vécu concret au

20 Cf. n. 11, p. 161 de Ph. Sellier dans son édition des Pensées. On pourrait aussi
évoquer l'écriture de témoignage et d'éclairs du Mémorial qui constitue comme le prélude
secret de V Apologie et le fr. 553 B/749, 751 S du Mystère de Jésus, poème de l'amitié
christique dans la solitude et la nuit, qui en forme la conclusion voilée.
21 P. Claudel qui se disait étranger à la sensibilité religieuse des Pensées n'en
reconnaissait pas moins: «c'est un bien beau livre», Lettre à Massignon du 1.9.1910, cit. par
M. Lioure (1993), p. 218. On remarquera aussi que les traductions bibliques qui figurent
dans Y Apologie manifestent un indéniable talent poétique. «Le souci de la beauté éclate
dans les traductions faites par Pascal», J.-J. Demorest (1957), p. 96. Avec un père
musicien et une sœur, Jacqueline, poétesse, Pascal avait bénéficié dans son environnement
familial le plus proche d'un climat favorable pour l'éveil de son cœur à la beauté.
22 A. Michel (1982), p. 147. C'est cette simplicité dont les Écritures constituent le
modèle qui fait défaut à la rhétorique païenne. Cf. L. Pernot (2000), p. 270.
Une esthétique pascalienne 367

long des jours23. C'est la situation concrète, le vécu existentiel, les lignes
ordinaires du temps, que l'artiste doit traduire en vérité. La simplicité
s'allie naturellement avec la sobriété. Pascal poussera la sobriété jusqu'à
la brièveté. À travers le voile de la densité, de la concision, la pensée
jettera sa clarté. La beauté de la densité se déclinera comme une beauté de
l'émotion. L'art, au lieu de laisser indifférent, doit toucher et émouvoir24.
Une esthétique sans émotion est une esthétique sans âme. L'émotion
suscitée par le poète-écrivain se déploiera sous le mode lyrique. Le lyrisme,
empreint de juste sobriété, est l'art qui correspond à l'ordre du cœur,
au troisième ordre. Le je qui apparaît de manière récurrente dans les
Pensées n'est pas le je de l' amour-propre mais celui du témoignage poignant
d'un homme qui a été bouleversé la nuit du 23 novembre 1654 et qui,
avant de disparaître, laisse vibrer des mots ardents de foi, de charité et
d'espérance. La brièveté, la densité, la fulgurance de l'écriture des
Pensées, conjuguées à une disposition fragmentaire, lui conféreront une
étonnante modernité. Alors que le langage des Provinciales, plus
conventionnel, se conforme aux règles du goût classique, celui de V Apologie
s'en démarque de manière singulière et percutante. L'art de l'éclair et du
raccourci, rendu vibrant par un lyrisme émotionnel, marquera une étape
importante dans l'histoire de la langue française25. À bien des égards
Pascal crée à travers la meilleure prose des Pensées une langue qui
trouvera des consonances fortes et imprévues au cœur même de notre poésie
moderne.

(3) Esthétique, éthique et religion


L'ordre du beau (kalos) se donne aussi à interpréter comme bon
(agathos). Ce qui originellement fut créé comme bon (tov — Gn 1,4...)
resplendit en beauté. Le chemin vers le beau ne doit pas se dissocier du
chemin vers le bien. L'esthétique suppose une éthique. Ce lien essentiel
dans l'histoire de la pensée entre le bien et le beau sera particulièrement
souligné au xvn6 siècle26. L'art doit s'édifier en s'appuyant sur une morale.

23 «Le style de Pascal tend vigoureusement au concret», J.-J. Demorest (1953b), p. 111.
24 «Qu'est-ce que Pascal attend du style? Qu'il atteigne le lecteur, qu'il l'émeuve
et provoque son adhésion», J.-J. Demorest (1953a), p. 178.
25 Sainte-Beuve oppose Descartes, sans influence en tant qu'écrivain mais
simplement «témoin de la langue de son temps», à Pascal qui a influé sur le destin de la langue
française, Port-Royal, t. III, p. 340.
26 «Nul siècle n'a séparé aussi peu l'esthétique et la morale», J. Duron (1953), p. 19.
Cf. aussi L. Tatarkiewicz (1968), p. 27.
368 Bernard M.-J. Grasset

La beauté a pour horizon de conduire l'homme à la vertu. Ce rapport


essentiel entre le kalos et Yagathos appartient aussi à la perspective
apologétique, la poétique du langage pascalien ayant pour principal enjeu de
ramener celui qui erre sans lois dans la ténèbre à la loi de l'amour.
L'esthétique ne reflétera une véritable éthique que dans la mesure où elle
prendra racine dans la religion. Au xvn6 siècle «la poésie religieuse» sera
«abondamment représentée», nombre de poètes composeront sur des
thèmes empruntés au christianisme27. Les traductions-paraphrases de
Psaumes, de cantiques, les méditations, les sonnets spirituels fleurissent.
La Bible, la liturgie fécondent la création poétique. Le sentiment
religieux ouvre la voie à une poétique sacrée28. Parmi ces poètes, on peut
citer sans exhaustivité Lazare de Selve, Claude Hopil, Martial de Brive,
Godeau, Drelincourt, Malaval... De même la prose poétique des Pensées
nourrit sa beauté du christianisme. Bien loin d'être jeu, l'art sacré se teinte
de gravité. L'inspiration religieuse, au lieu d'emprisonner dans le sensible,
élève à la contemplation de l'invisible. L'expérience esthétique, ainsi
reliée à l'infini, devient une expérience de l'esprit29.

(4) L'imitation biblique


Pascal qui rejette l'art des fausses beautés a soif d'un art absolu.
Or cet art absolu, il va le rencontrer de manière intense dans l'Écriture
Sainte. L'ensemble de la Bible représente le langage des langages, le
langage de la vraie beauté. Le Nouveau Testament, en particulier les Évangiles,
en dessineront la quintessence. Pascal admire le style évangélique qui
n'invective pas les ennemis (fr. 798 B/658 S). La sobre beauté traduit la
pureté de l'amour. Alors que l'art factice dit avec ampleur des choses
dérisoires, le fr. 797 B/340 S souligne que Jésus «a dit les choses grandes» avec
une rare simplicité30. L'humilité de la forme éveille à l'infini du sens.
Le style biblique a touché l'imagination et l'esprit de l'auteur des
Pensées. Là ce n'est pas l'entendement qui domine mais le cœur31. L'ordre

27 Jacques Duron (1953), p. 20.


28 Sur l'inspiration religieuse des poètes du XVIIe siècle, voir par exemple A. Man-
tero (1989); (1982).
29 La beauté spirituelle constitue «une sorte de lieu de rencontre de l'art, de la
morale et de la religion», L. Lavelle (1955), p. 470.
30 Voir également la Préface de Port-Royal où Etienne Périer remarque à propos du
style scripturaire, évangélique, que Pascal «y trouvait des beautés que peut-être personne
n'avait remarquées avant lui», (Bm, p. 312).
31 «Jésus-Christ, saint Paul ont l'ordre de la charité [...]», (fr. 283 B/329 S).
Une esthétique pascalienne 369

du cœur, loin de toute froideur abstraite, vise à émouvoir. Le langage


biblique, venu de l'absolu, en exprime parfaitement la transcendance.
«Dieu parle bien de Dieu» (fr. 799 B/334 S). Dès lors l'esthétique
implicite des Pensées va se trouver un réfèrent unique et irremplaçable,
l'Écriture32. Le vrai modèle de la beauté ne se trouve pas dans les règles du
classicisme mais dans la Bible. Plus que l'imitation de la nature, c'est
l'imitation de l'Écriture qui importe. C'est elle, notamment à travers
Jésus, son centre, qui donne la clef des justes principes de l'art. Ainsi
cette simplicité, cette sobriété, cette densité du style apologétique s'ori-
ginent dans le style scripturaire. Dans le corpus vétéro- et
néo-testamentaire, les Pensées vont puiser une part sensible de leur vocabulaire, leur
goût pour l'hyperbole (avec une prédilection pour le mot tout), leur sens
du concret, leur attachement aux comparaisons, aux images. Pascal a
recours dans cette œuvre aux procédés de la rhétorique biblique comme
le parallélisme, le mashal; imitant le texte sacré, il utilise volontiers la
parataxe, la surcoordination avec et, les répétitions, l'inclusion, le
refrain33. En interprétant l'Écriture, les Pensées ont découvert les
conditions de possibilité d'un art authentique. Comme les Pères grecs et latins,
Pascal, à partir de la source scripturaire, se formera une pensée marquée
par le symbolisme. En écoutant «le Seigneur des symboles»34, une
poétique s'éveille qui cherche avec ferveur à habiter de sacré la mémoire des
hommes. De même que l'Ancien Testament est figure du Nouveau,
l'univers visible se donne à lire comme figure de l'invisible. La parole biblique
dévoile son humble et forte beauté en images, musique, poésie. Récits,
chants, prières, éloignent des fausses beautés, de toute vanité. La Bible,
poésie elle-même, insuffle un chemin humain de poésie35. Pascal a trouvé
là la source de la vraie beauté, une beauté qui ne triche pas, qui rejoint
l'homme jusqu'en ses entrailles (rahamim, splagkhna). L'artiste sera
imitateur de l'auteur divin.

32 «Pour la rédaction d'une Apologie, un modèle absolu: la Bible», Ph. Sellier


(1979), p. 374.
33 Pour une étude détaillée de l'influence biblique sur le langage, l'art des Pensées,
voir notre essai Les Pensées de Pascal, une interprétation de l'Ecriture (2003), «Le style
biblique», pp. 270-277, «La poésie biblique», p. 284-292. (Il est à souligner que c'est
essentiellement dans Y Apologie, œuvre profondément aimantée par la Bible, que l'écriture
pascalienne se fait comparative, imagée, métaphorique, poétique).
34 Saint Ephrem, Hymne 3 sur les Azymes, cit. in S. Brock (1991), p. 91.
35 «Le souffle que la Bible inspire en Pascal est poétique [...]», J.-J. Demorest
(1953a), p. 85.
370 Bernard M.-J. Grasset

3. Un art du cœur

(1) Humain et divin

Au centre de l'esthétique inspirée de la religion se situent l'homme


et Dieu, leur alliance. L'artiste doit connaître l'humain dans toutes ses
résonances. Comparant l'homme à des orgues dans le fr. Ill B/88 S,
Pascal souligne la difficulté d'en saisir les différentes dimensions, — «II
faut savoir où sont les [touches]». En se tournant vers l'Écriture, la
Révélation en général, on comprend que l'être humain est un être en exil, qui
habite dans la nostalgie d'un paradis perdu. Il est «égaré et tombé de son
vrai lieu» (fr. 427 B/19 S)36. Jouet de l'imagination, soumis à la loi de
l'habitude, insuffisamment guidé par la raison, son existence, confrontée
à la ténèbre, se trouve placée sous le sceau de la misère. Mais en même
temps l'homme se révèle la plus parfaite des créatures. «Ce sont misères
de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé» (fr. 398 B/148 S). Il porte
au plus intérieur de lui-même la trace indélébile d'un au-delà de sa fini-
tude37. En discernant dans les orgues humaines ce continuel entrelacs de
misère et de grandeur, le poète pourra faire naître une juste beauté. Il n'est
de vraie poésie que dans la traduction des données les plus essentielles
de la condition humaine et dans l'effort de rappeler le «vrai lieu»38.
Passionné des hommes, l'ami de la beauté apparaîtra aussi comme un
passionné de Dieu. Le sens de l'art sera de ramener cet être sacré qu'est
l'homme, mystérieux composé de corps, de raison et de volonté, à
l'absolu. À travers le crépuscule des jours terrestres, il faut chercher sans
relâche l'aurore. Même s'il se voile, «il y a [...] un être [...] éternel et
infini» (fr. 469 B/167 S). Faire connaître et aimer cet être dans lequel seul
il est un bonheur humain possible39 constituera l'enjeu de l'art. Dans la
nuée du temps, l'absolu est pur rayonnement. «Dieu, lui, est toujours beau
f...]»40. En aimant l'Être, l'homme retrouve cette beauté spirituelle que
l'héritage adamique tendait à effacer. L'alliance entre le divin et l'humain
qui est au cœur du message biblique, l'art sacré en redit inlassablement

36 Voir aussi fr. 431 B/683 S.


37 «[...] l'homme passe infiniment l'homme [...]» (fr. 434 B/164 S).
38 À propos des hommes, A. Redier souligne que Pascal «brûlait de leur faire
entendre la vérité qu'il aimait», (1930), p. 124.
39 Cf. fr. 438 B/18 S.
40 «Deus autem semper pulcher est [...]», Saint Augustin, Commentaire de la
Première Épure de Saint Jean, IX, 9. Le Livre de la Sagesse (13, 3) évoquait déjà Dieu comme
«la source même de la beauté».
Une esthétique pascalienne 371

la vérité. La beauté à l'œuvre dans les Pensées veut apaiser la déchirante


nostalgie de l'infinie présence qui hante l'existence.

(2) Beauté et charité

La poésie de l'humain et du divin est une poésie de l'amour. Dieu est


«le roi de la charité»41. L'amour se trouve au centre de l'Être, au centre
de la Révélation. «L'unique objet de l'Écriture est la charité» (fr. 670
B/301 S). Tout gravite autour du feu ardent de l'amour dont Pascal avait
fait l'expérience personnelle lors de la nuit du Mémorial. Un art étranger
à cet amour qui s'identifie avec l'être ne pourra représenter qu'un art de
l'apparence, de l'éphémère. La charité introduit dans l'ordre le plus haut,
l'ordre du surnaturel42. C'est, au-delà de la chair, de la raison, le domaine
de la grâce, l'ordre spirituel. Celui qui n'aime pas demeure aveugle. Nulle
beauté ne peut advenir sans le langage de l'amour. Pour Pascal, dans
l'héritage johannique, l'amour seul offre de connaître43. L'art de la vraie
beauté sera un art de l'amour qui ouvrira les yeux sur la connaissance du
surnaturel. L'alliance entre le divin et l'humain se définit comme une
alliance d'amour. Ne pas aimer revient à rompre le fil invisible qui relie
l'être à l'Être.
L'art authentique est un art qui s'origine et s'exauce dans le cœur.
Le cœur seul nous rend l'absolu présent. «C'est le cœur qui sent Dieu,
et non la raison» (fr. 278 B/680 S). Si la raison occupe une place
légitime dans la vie humaine, elle ne doit pas légiférer sur tout. Dans l'ordre
surnaturel qui se décline aussi bien comme l'ordre de la juste beauté, le
cœur qui crée en nous une sensibilité à l'absolu a le dernier mot. Le cœur
humble, simple, pur, se rapproche du divin, regarde la terre comme un
murmure du ciel. Le cœur reconnaît le mystère de toutes les figures et de
tous les symboles. C'est le cœur, le secret le plus intérieur de la personne,
que Dieu prend en garde. Toute l'existence, son destin, gravite autour du
cœur44. Le cœur humain apparaît comme le lieu invisible où habite le
divin. En lui se fonde l'unité de l'esthétique et de l'éthique. «[...] le cœur
nous instruit du bien et du beau»45. Il n'est de chemin vers la vraie beauté

41 Trois discours sur la condition des grands, Bm, p. 238 (III).


42 Cf. fr. 793 B/339 S.
43 Cf. fr. 864 B/617 S et 1 Jn 4, 7-8.
44 «[...] rien ne constitue plus essentiellement l'homme que le "cœur"», J.-L Marion
(1978), p. 24.
45 J. Laporte (1950), p. 1 15. Voir également ibid., p. 84: le cœur est le principe
originel «du goût esthétique et de la connaissance morale».
372 Bernard M.-J. Grasset

que par le cœur. L'éclat voilé du surnaturel n'est accueilli que par un
cœur circoncis. Il faut sans cesse étudier le cœur de l'homme où tout se
décide. L'art sacré devra chercher à rendre le Christ présent au cœur de
l'homme. Si l'enseignement scripturaire vise à transformer le cœur de
pierre en cœur de chair, une poétique inspirée de la Bible s'attachera à
toucher le cœur humain, à l'orienter vers l'infini46. L'art du cœur qui,
dans l'attente de la grâce, peut atteindre tous les hommes est un art
universel. Alors que l'esthétique classique s'en remettait avant tout au fanal
de la raison47, l'esthétique à l'œuvre dans les Pensées apparaît comme une
esthétique du cœur.

(3) Le regard spirituel

Dans le vide de l'extériorité, l'homme ne peut rencontrer le divin.


«Le royaume de Dieu est en nous» écrit Pascal dans le fr. 485 B/471 S
reprenant Le 17, 2148. Il faut aimer cet Être infini, différent de nous, êtres
finis, qui vit au plus profond de nous. L'art des fausses beautés, du
théâtral, du dehors, nous en sépare. Loin des futiles divertissements, des vains
plaisirs, il convient de demeurer dans le calme et la solitude du dedans.
Tel est le privilège des saints que de ne pas se laisser divertir par
l'extériorité (fr. 170 B/165 S). Dans le silence de l'intériorité, loin des bruits
du dehors, l'homme peut écouter le murmure de l'absolu. Il faut selon le
conseil paulinien, développé dans la spiritualité augustinienne, fortifier en
soi l'homme intérieur. L'homme de l'intériorité est l'homme qui vit dans
la présence du sacré. Le regard de l'intériorité, le regard spirituel déchiffre
le temps en beauté. «Beau de voir par les yeux de la foi l'histoire d'Hérode,
de César» (fr. 700 B/737 S)49. Le regard de l'extériorité ne peut accéder
à l'ordre de la beauté. L'œil intérieur inscrit l'existence dans la lumière.
L'art appartient à la vie de l'esprit. Il suppose une forme d'attention
aiguë en même temps qu'un détachement souverain par rapport au
sensible. Humble, le vrai poète se révèle un ascète, étranger au sensualisme,
qui tend à la victoire sur la matière. Dans toute vraie beauté se dessine
une élévation. Le sensible est reconnu avec acuité dans son immédiateté

46 La vraie beauté prépare l'œuvre de la grâce. C'est Dieu seul qui en définitive
peut incliner le cœur. Sur la thématique de l'inclination du cœur, appuyée sur Ps 118, 36:
«Inclina cor meum in testimonia tua», voir fr. 252 B/661 S, 284 B/412 S, 287 B/414 S.
47 Voir L. Tatarkiewicz (1968), pp. 25-26.
48 Cf. aussi fr. 660 B/509 S.
49 Voir également fr. 701 B/348 S.
Une esthétique pascalienne 373

et en même temps transfiguré par un élan de verticalité. «L'art [...] nous


oblige à passer [...] du sensible au spirituel»50. La profondeur surgit
quand le regard ne s'engouffre pas dans le monde mais perçoit la source
celée. Le visible figure l'invisible51. L'univers humain est le langage du
divin. Dès lors, à la lumière de l'esprit, tout peut devenir signe sacré, écho
de l'absolu. «Ce n'est pas seulement le merveilleux et l'exceptionnel,
mais la totalité du vécu qu'il faut considérer comme signe et langage de
Dieu»52. La lecture de la nature, de l'existence, au lieu de se clore dans
l'immanence, doit éclore dans la transcendance. L'erreur de l'esthétique
des fausses beautés est de transformer le signifiant en signifié, de tout
réduire au naturel, tandis que l'esthétique spirituelle maintient toujours la
distance en même temps que la correspondance entre le signifiant — la
terre — et le signifié — le ciel. La beauté qui participe du surnaturel est
liberté. L'art de l'esprit contemple le divin au-delà du sensible.
L'itinéraire esthétique devient un itinéraire spirituel. «[...] toute l'activité
esthétique de l'artiste est tendue à communiquer la merveilleuse expérience
spirituelle qu'il a faite [...]»53. La poétique authentique s'enracine dans
une expérience concrète du surnaturel. La rhétorique spirituelle, humble
et sobre, advient comme une rhétorique de la conversion. L'art qui appelle
le fini à l'infini s'offre comme nourriture spirituelle. Pascal qui avait vécu
l'expérience incandescente du Mémorial en porte témoignage dans la
beauté sertie d'absolu des Pensées. «La perfection esthétique se situe au
carrefour de la perfection spirituelle»54. C'est vers cette secrète unité que
doit tendre celui pour qui l'art n'est pas affaire d'agrément futile mais
aspiration à la sainteté. En la personne du Christ s'est réalisée cette unité.
«[...] la manière de parler du Seigneur dans l'Écriture est la plus élevée;
or, le langage des spirituels s'en rapproche plus que la terminologie sco-
lastique»55. Le langage théologique a son indispensable légitimité, mais
plus proche de la beauté du langage évangélique se trouve le langage
spirituel. Du «cœur nouveau» naît le «langage nouveau»56, le langage de

50 P.-M. Léonard (1937), col. 930.


51 Voir, en écho de Rm 1, 20, la Lettre de Pascal et de sa sœur Jacqueline à Mme
Périer, leur sœur (1er avril 1648), Bm, p. 88: «[...] les choses corporelles ne sont qu'une
image des spirituelles, et Dieu a représenté les choses invisibles dans les visibles».
52 J. Mesnard (1992), p. 460. Cf. aussi ibid., pp. 419, 455; Pascal, Œuvres complètes,
t. ID, p. 1024.
53 P.-M. Léonard (1937), col. 931.
54 J.-J. Demorest (1953a), p. 179.
55 R. Garrigou-Lagrange (1936), p. 274.
56 Lettre V à Mlle de Roannez (5 novembre 1656), Bm, p. 216.
374 Bernard M.-J. Grasset

l'esprit, le langage de l'amour, le langage de la grâce. Afin de s'extraire


du naturel, il convient de vivre sans orgueil, avec un cœur d'orant. «À
cet ordre surnaturel, qui est celui de la charité, nous ne pouvons accéder
que par l'humilité et par la prière [...]»57. La beauté qui rayonne
intensément et sobrement sur les Pensées est une beauté spirituelle, une beauté
qui s'enracine dans une intérieure oraison, supplique et louange. Pascal
souligne à la fin du fr. 233 B/680 S, mais cela pourrait représenter le mot
de conclusion de toute Y Apologie, que «ce discours [...] est fait par un
homme qui s'est mis à genoux auparavant et après, pour prier»58. La
poétique des Pensées se rapproche de la prière. Comme les poètes spirituels
du XVIIe siècle59, mais à travers le voile de la prose, Pascal confère aux
mots une dimension orante. «De sa nature, l'art tend à rejoindre la prière
t...]»60. La beauté spirituelle ne se confond jamais complètement avec la
prière mais elle s'en nourrit et y conduit. Le regard orant reconnaît le
visible comme le sacrement de l'invisible.

4. Un art du mystère

(1) Du tragique à l'espérance


L'existence de l'homme sur la terre se déroule comme une constante
lutte entre la chair et l'esprit. L'amour divin, source de la vraie beauté,
s'oppose à l' amour-propre qui innerve les fausses beautés. Notre vie sous
le sceau du combat intérieur prend une teinte tragique. Misérable est le
temps de l'homme, traversé de vide, d'absence. Et Pascal d'évoquer «notre
condition faible et mortelle», «notre malheureuse condition» (fr. 139
B/168 S). Ce tragique de la souffrance, de l'exil, de l'errance, revêt toute
son acmé avec la mort. Les hommes, ces prisonniers qui passent leurs jours
dans la douleur, sont «tous condamnés à la mort» (fr. 199 B/686 S).

57 G. Thibon (1962), p. 100.


58 J. Guitton signale ajuste titre que «chez Pascal, l'élément religieux [...] entrait
dans l'intime même de la nature, s'y transformant en feu et en pleurs, en prières», (1951),
p. 99.
59 À titre d'illustration, parmi bien d'autres exemples, on pourrait évoquer la belle
Prière pour le matin de Laurent Drelincourt dans ses Sonnets chrétiens {Anthologie de la
poésie religieuse française, 1997, pp. 257-258) ou encore le si pur et lyrique Sonnet LVI
Adoration de Jésus-Christ attaché à la croix de Lazare de Selve {Les Œuvres spirituelles
sur les Evangiles des jours de Caresme et sur les Festes de l'année, p. 95).
60 P.-M. Léonard (1937), col. 929.
Une esthétique pascalienne 375

La condition humaine se définit par sa mortalité. Toute fuite vers la


comédie du monde n'empêche pas le retour universel à la poussière61.
Pour Pascal, dans la continuité de l'enseignement biblique, il faut
retrouver la pensée de la mort. Penser la mort nous permet de reconnaître au-
delà du néant humain l'Être sans fin. La rencontre de la mort nous ouvre
au visage du divin. Le tragique du disparaître relie à la vérité. La mémoire
de la mort, nous délivrant de l'amour-propre, du divertissement,
permet de comprendre l'existence en sa véritable signification. En pensant
à la mort, nous donnons force à cette intériorité pure qui en nous peut
accueillir le surnaturel. Il y a un tragique enraciné dans la condition
humaine. La beauté qui ne ment pas, qui ne fuit pas ne pourra être qu'une
beauté tragique. Tout ce qui ressemble à la comédie, synonyme d'oubli
de la souffrance et de la mort, demeure profondément étranger à l'esprit
de Pascal62. Au contraire l'art qu'il s'efforce de mettre en œuvre dans les
Pensées, à travers les dimensions picturale, musicale, sensible des mots,
ressort de la poésie tragique. La comédie devient le symbole des fausses
beautés, la tragédie celui de la vraie beauté63. La beauté tragique ne se clôt
pas sur elle-même mais s'ouvre à la beauté de l'espérance. L'âpre,
déchirant combat de la vie, se dénoue dans la grâce de la paix. Ainsi Pascal
écrit-il avec ferveur dans le fr. 737 B/646 S: «[...] j'attends la mort
en paix, dans l'espérance de lui [Christ] être éternellement uni [...]»M.
Le mystère de l'espérance, fondé sur celui que Pascal nomme le
Libérateur, éclaire la tragédie de la souffrance et de la mort. À travers cette
«espérance que les chrétiens ont de posséder un bien infini»65, se dessine
de manière sensible un au-delà du tragique. L'art authentique, l'art
crépusculaire de la tragédie atteint sa plus grande profondeur dans l'espérance
ardente de l'aurore.

61 «On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais» (fr. 210 B/197 S).
62 Sur la critique de la comédie, voir le fr. 1 1 B/630 S.
63 On retrouvera ce sens aigu du tragique allié au sens non moins aigu de l'absolu
chez Péguy qui représente sans doute le meilleur, le plus grand héritier de Pascal dans les
lettres françaises.
64 Déjà dans la Lettre sur la mort de Pascal le père (17 octobre 1651), qui témoigne
d'une intense méditation religieuse, Biaise conseillait en s 'inspirant de Paul (1 Th 4, 13):
«Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme des chrétiens, c'est-
à-dire avec l'espérance [...]», Bm, p. 101.
65 Fr. 540 B/746 S. On notera que l'indice de fréquence du mot espérance dans les
Pensées s'élève à 21, autant que pour l'adjectif beau. (Cf. H. M. Davidson, P. H. Dubé
[1975], p. 1464). Si Pascal ne thématise pas autant que Péguy l'espérance, elle n'en joue
pas moins un rôle essentiel dans son Apologie.
376 Bernard M.-J. Grasset

(2) Beauté et vérité

Chez Pascal l'existence du faux renvoie toujours à celle du vrai qui


prédomine et l'explique. Ainsi souligne-t-il dans le fr. 817 B/615 S: «[...]
il y a certainement de vrais miracles, puisqu'il y en a tant de faux [. . .J»66.
Le vrai est originel, substantiel. Tout conflue en définitive vers la vérité
unique du Messie. Il n'est de juste chemin pour l'homme que de
rechercher sincèrement la vérité. Cette bipolarité entre le faux et le vrai,
essentielle à la conception pascalienne de la religion, se trouve aussi au cœur
de son esthétique. La fausse beauté s'estompe toujours devant la beauté
fondée sur la vérité. Le lien entre grandeur de l'art et vérité qui
appartenait à la tradition de la réflexion esthétique constituait une idée à laquelle
le xvir2 siècle était particulièrement attaché. «La vérité est restée pour le
Grand Siècle la condition nécessaire de l'art parfait»67. Pascal se montre
entièrement en accord avec cette conception mais il va donner à la vérité
un contenu spécifique en l'identifiant avec la Révélation. La Bible
représente le sommet de l'art dans la mesure où l'humble éclat du langage
s'allie à la plénitude de la vérité. Il n'y a pas disharmonie entre la
forme et le sens. Imiter la Bible, c'est demeurer dans la secrète unité du
beau et du vrai. La vérité est beauté — la beauté est vérité. L'art sacré
ne peut aspirer qu'au resplendissement de vérité dans la justesse de la
forme. La vérité biblique, la vérité révélée est une vérité d'amour68. Cette
vérité d'amour ne se dit pas dans la froideur mais en appelle à la ferveur
du témoignage. Tout ce qui est futilité, invention, romanesque ne saurait
appartenir à l'art véritable. Contre l'art qui attise l'erreur, la poétique
authentiquement sacrée se couvre de noble beauté. La poésie s'éloigne de
la vérité quand elle cultive l'excès de la forme, les longueurs
amphigouriques. Le poète doit vivre en témoin de la vérité, non se soucier de la
vaine gloire. La poésie ne se limite jamais à un métier, elle traduit l'être
même de celui qui crée. «Il faut être plus que poète»69. En étant plus que
poète, on enracine le beau dans le vrai. L'art humain tisse sa beauté dans
la mémoire de l'art divin. La vraie poésie se situe toujours au-delà de la
poésie. À une poésie de salon s'oppose une poésie de témoignage. Le poète
sacré doit vivre en inlassable chercheur de la vérité. Tout art juste porte

66 Voir également fr. 818 B/616 S où l'apologiste reprend cette idée et généralise:
«[...] il n'y a même de fausses religions que parce qu'il y en a une vraie».
67 L. Tatarkiewicz (1968), p. 26. Cf. aussi p. 24.
68 «[...] la vérité hors de la charité n'est pas Dieu [...]» (fr. 582 BA755 S).
69 J.-J. Demorest (1953a), p. 179.
Une esthétique pascalienne 377

comme la trace de l'absolu70. Ainsi pour Pascal le beau apparaît non


seulement inséparable du bien mais aussi du vrai. Beauté, vérité et bonté
constituent une triade indissociable qui inscrit notre existence dans l'ordre
du mystère. Attaché à la connaissance et à la vertu, l'art accède à
l'universalité. Sans vérité, la beauté sombre dans la subjectivité.

(3) L'art christique


L'art de la vraie beauté, qui au lieu d'enfermer idolâtriquement
l'homme en lui-même le ramène à l'essentiel, est un art christique.
Quand l'esthétique se tourne vers le corpus biblique afin de demeurer
dans la vérité, c'est Jésus autour duquel toute parole sacrée gravite qu'elle
découvre. «Ainsi, sans l'Écriture, qui n'a que Jésus-Christ pour objet,
nous ne connaissons rien [...]» (fr. 548 B/36 S). Ce Christ que Pascal
rencontre à travers l'Écriture Sainte n'apporte pas la puissance, la gloire,
les richesses selon le monde. Mais c'est en Lui, infini Libérateur, que
toute recherche sincère du beau, du bien et du vrai s'achève. Il n'est rien
dans l'espace et le temps des hommes qui ne soit aimanté secrètement
vers Lui71. Celui qui est le centre de tout rayonne d'une beauté réelle
mais voilée sur l'histoire. «Quel homme eut jamais plus d'éclat?» (fr. 792
B/736 S). Cet éclat infini se conjugue à 1' «ignominie» qui le masque.
Nul n'accède à la beauté de Jésus, incarné dans notre finitude, sans une
conversion du regard72. L'art, la poésie authentiques devront se nourrir de
cette beauté christique qui appelle l'homme à la charité. Au fond, à
l'esthétique des fausses beautés, Pascal reproche la même chose qu'à la
philosophie profane: l'ignorance, l'oubli du Christ. Celui-ci demeure le
modèle accompli de tout poète du cœur et de l'esprit. «[. . .] par son
Évangile Jésus est le seul pur poète»73. Aucune fracture, aucune séparation ne
se produit entre le beau et le vrai mais tous deux au contraire se confondent
dans le mystère de sa personne74. Le Christ renouvelle intérieurement,
poétiquement l'art de celui qui croit. À l'écoute du langage christique,

70 G. Antoine souligne, à propos de Pascal, qu'«à l'opposé de la fausse poésie [...]


il a su d'emblée discerner la vraie — celle de la Grâce [...]», (1962), p. 71.
71 «Jésus est le vrai centre du monde [...]», P. de Bérulle, Discours de l'état et des
grandeurs de Jésus, p. 85.
72 Pascal souligne ainsi, avec souffle poétique, que Jésus-Christ «est venu [...] en
une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur qui voient la sagesse! » (fr. 793 B/339 S).
Cet «éclat de son ordre» appartient au royaume spirituel.
73 J.-J. Demorest (1953a), pp. 179-180.
74 «[...] en lui vérité et beauté surgissent du même élan: il parle le langage d'une
présence éternelle», J.-J. Demorest (1953a), p. 180.
378 Bernard M.-J. Grasset

l'art des Pensées a gagné en simplicité, justesse et profondeur. Alors qu'il


imite de façon de plus en plus intense Jésus, dans sa vie comme dans son
œuvre, Pascal nous apparaît, à travers le dépouillement, le lyrisme et la
charité, de plus en plus humain. «[...] il est poète en Jésus et par Jésus
[...]»75. L'imitation de l'art biblique se fonde en définitive sur l'imitation
même du Rédempteur.
«Ne evacuetur crux Christi» écrit Pascal à la fin du fr. 245 B/655
S, en citant 1 Co 1, 17. La croix salvatrice, seule source de foi, illumine
le troisième ordre. L'existence chrétienne est entièrement guidée par elle
et l'art de la conversion en portera témoignage. Ainsi le texte de forme
poétique du Mémorial est-il mis sous le signe, destiné à demeurer
indélébile dans la mémoire du cœur, d'une croix entourée de rayons; ainsi
dans les Pensées, accomplissement de l'expérience du Mémorial, les notes
que Pascal écrit sont-elles précédées d'une croix qui en indique le sens
secret. La croix luit au centre de l'art de la vraie beauté. Une poétique
christique advient comme poétique de la croix. L'existence de misère des
hommes trouve en Golgotha un signe d'espérance; là le croire délivre de
l'erreur, là le cœur du Christ se découvre éternellement aux cœurs humains.
La croix est la clef de la foi, de l'amour et de l'espérance. L'ensemble
des figures et des symboles confluent vers le Calvaire qui les éclaire et
les justifie. La croix unit à jamais le visible et l'invisible.

(4) De la présence voilée

Alors qu'un regard superficiel ne perçoit dans les signes de l'existence


qu'un hasard, l'homme intérieur y intuitionne la présence du mystère.
«[...] Dieu est un Dieu caché [...]» (fr. 242 B/644 S). L'Être éternel,
sagesse suprême, se découvre à l'homme et en même temps se retire dans
le secret. «Toutes choses couvrent quelque mystère; toutes choses sont
des voiles qui couvrent Dieu»76. Le soleil divin brille comme dans une
nuée. Le Christ est un Messie caché. L'expérience humaine de l'absolu
se réalise à travers un continuel contrepoint de voilement et de
dévoilement. La présence se donne à écouter sur fond d'absence. Dans les figures
de l'Écriture, dans l'image de la nature se voile le divin. La source est
toujours transcendante. Mystérieuse, au-delà de tout pouvoir humain,
murmure la lumière. La religion n'est pas contraire à la raison mais il y

75 J.-J. Demorest (1953a), p. 80.


76 Lettre IV à Mlle de Roannez (octobre 1656), Bm, p. 215.
Une esthétique pascalienne 379

a une part essentielle de la religion, le mystère, que la raison ne doit pas


effacer77. C'est toujours en définitive vers l'ordre du surnaturel que
ramènent les Pensées. Pascal «plonge l'incroyant dans le mystère»78. La
poétique sacrée fait habiter l'homme au sein de la présence voilée. La véritable
beauté se révèle indissociable du secret. «Les belles actions cachées sont
les plus estimables» (fr. 159 B/529 bis S). Intérieure, la beauté n'est
jamais aussi grande que lorsque, au lieu de se claironner sur les places
publiques, elle agit dans l'humble écho de la présence. «Car c'est là le
plus beau, de les avoir voulu cacher». Le serviteur de la beauté sera un
serviteur caché. C'est par l'intermédiaire du sens du mystère qu'une juste
proximité avec la beauté est possible. L'art simplement, noblement suggère
de manière sensible le mystérieux. «La lumière de l'être se voile, la présence
se cache [,..]»79. Celui qui demeure un veilleur, attentif à ce voilement,
peut faire œuvre de beauté.
Au Dieu qui se cache correspond un art de l'éclair. La beauté du
mystère s'offrira à l'homme dans la fulgurance. L'esprit du poète guette
l'éclair pour lui donner forme féconde. La grâce permet d'accéder à
l'irruption soudaine de la vérité80. Le Deus absconditus touche intérieurement,
intensément l'être humain. L'esthétique de l'éclair, du fragment permet
de demeurer fidèle à son secret. Une expérience poignante du mystère
parcourt toute l'écriture des Pensées. À travers l'écoute du dévoilement
divin, une sagesse de la beauté prend forme. L'esprit de finesse ordonné
à la foi devient un véritable sens spirituel qui conjugue en un même acte
beauté et sagesse. Le juste artiste tend à chaque fois à enseigner une sage
beauté81. Au long des fragments des Pensées qui témoignent du mystère
se tisse une beauté qui ne cesse de se décliner en sagesse, cette sagesse
dont l'Écriture Sainte représente la source et la plénitude.
Entre le temps et l'éternité se creuse l'expérience du mystère.
La sage beauté du mystère maintient inlassablement dans la temporalité
la mémoire de l'éternel. «Éternellement en joie pour un jour d'exercice
sur la terre» souligne la copie figurée du parchemin du Mémorial1. La

77 Cf. fr. 273 B/204 S.


78 L. Jerphagnon (1956), p. 159.
79 A. Forest (1971), p. 119.
80 «[...] Dieu est un Dieu caché, c'est-à-dire un Dieu personnel se révélant de façon
intime et par surprise», B. Vergely (1993), p. 132.
81 «L'art authentique est [...] un maître incomparable d'élévation et de sagesse»,
P.-M. Léonard (1937), col. 928.
82 Œuvres complètes III, p. 51. Face à cette éternité si décisive pour l'homme, «[...]
le temps de cette vie n'est qu'un instant [...]» (fr. 195 B/682 S).
380 Bernard M.-J. Grasset

blessure du temps qui laisse comme un vide au cœur de l'être éphémère


se conclut dans la lumière eschatologique. «[...] l'homme aspire sur cette
terre d'exil à l'Éternité»83. La présence éternelle aimante secrètement,
dans la fracture du temps, notre existence. L'homme est un être pour
l'éternité. Si Pascal attribue autant d'importance à l'au-delà du temps,
c'est que s'y dénoue l'attente de la rédemption84. Le temps appartient à
l'épreuve dont la mystérieuse éternité dessine l'horizon. L'art, la poésie
doivent laisser vibrer un écho de l'infini dans le fini. Le sensible, le
temporel sont élevés par la beauté au spirituel, à l'éternel. L'art authentique,
non l'art du divertissement qui se perd dans l'éphémère, se nourrit
toujours de la présence voilée. Une juste poétique suppose une pensée de
l'éternité. La beauté de ce qui meurt vient de l'immortel. La légitimité de
l'art est d'ouvrir un chemin de grâce salvifique. Le poète incline le regard
du côté du Sauveur, de «Sa face, vray soleil des clartez éternelles»85.
L'art du Mystère est un art de la Rédemption.

Conclusion

Si l'on peut bien reconstituer une esthétique pascalienne dans les


Pensées à partir de formulations explicites et à partir de principes
implicites qui se dégagent d'une mise en œuvre pratique, il convient de
souligner qu'elle s'articule essentiellement autour de la distinction entre fausse
et vraie beauté qui sert en quelque sorte de fil d'Ariane. Tout ce qui relève
des fausses beautés renferme l'homme sur lui-même. C'est le domaine du
désir, des plaisirs éphémères, du mensonge, de l'artificiel, de cette vanité
qui est aussi bien vacuité. L'apparence, l'extériorité dominent dans cet
art de l'immanence. L'art de la vraie beauté ouvre au contraire l'homme
sur la transcendance. Le beau s'unit au bien et au vrai dans un art de
l'intériorité, un art spirituel, un art du cœur. La simplicité, le lyrisme,
l'émotion, le goût du concret, de la densité, de la concision,
représenteront des éléments significatifs de cette rhétorique qui tend à l'essentiel.

83 G. Rouault, Sur l'art et sur la vie, Noli me tangere, p. 55. Nous sommes «en quête
de la vie étemelle qui seule est la vie, qui est notre cité, et notre patrie unique», A. Suarès
(1923), p. 7.
84 II nous rappelle «cet enseignement que le salut éternel est d'un prix infiniment
infini», Ch. Péguy, Œuvres en prose complètes, L H, Louis de Gonzague, VII - 8 (31.12.1905),
p. 379.
85 L. de Selve, Les Œuvres spirituelles sur les Evangiles des jours de Caresme et
sur les Festes de l'année, Sonnet XI Sur l'Evangile de la Transfiguration, p. 50.
Une esthétique pascalienne 381

C'est un art qui gravite autour de l'alliance entre le divin et l'humain. Son
modèle absolu est la Bible au centre de laquelle rayonne l'éclat voilé de
Jésus. La prose poétique, si moderne à bien des égards, des Pensées, par
l'imitation du style scripturaire où forme et fond se joignent parfaitement,
ramène ainsi constamment au mystère christique. L'art de la vraie beauté
est un art du mystère, un art de l'amour, un art de la croix. Si l'art des
fausses beautés peut être mis tout entier sous le titre de la comédie, une
comédie qui débouche sur le vide, l'art de la vraie beauté appartient à la
tragédie, une tragédie qui s'accomplit dans l'espérance. Le poète qui imite
Jésus œuvre en veilleur vers un horizon de salut. La vraie beauté, de nature
spirituelle, naît de la contemplation du signifié (ciel, éternité) par-delà le
signifiant (temps, terre).
La conception pascalienne de la beauté, qui tout en intégrant des
catégories du classicisme comme le naturel, la clarté, s'inscrit
résolument dans la pensée biblique et patristique, offre des enseignements
encore féconds pour notre temps. Dans un monde où le matérialisme se
développe de plus en plus, l'homme vit dans l'oubli de l'absolu. Il s'est
rendu prisonnier des techniques, de leur complexité; la science est
devenue son seul critère de vérité. Une culture de mort, fascinée par
l'apparence, l'éphémère, tend à s'installer. Face à cette exclusion matérialiste,
rationaliste du surnaturel, du troisième ordre, l'art de la vraie beauté peut
renouer le lien de l'homme avec la vie, son sacré, tracer de nouveau un
chemin de sagesse. L'art de l'amour rappelle le mystère de la vie, une
vie qui a vocation à l'éternité. L'art biblique, l'art christique, l'art des
profondeurs, tel qu'en esquisse les contours Pascal à travers les Pensées,
est cet art qui cherche à réinscrire le destin de l'homme dans l'orbe du
divin. Le poète du mystère, homme de recueillement et d'espérance,
apparaît comme celui qui garde dans la finitude la mémoire de l'infini.
Tandis que le vertige de l'absence du divin nous saisit, la vraie beauté
comme une grâce retrouve la Présence. Un espace peut s'entrouvrir dans
le quotidien des jours sur le mystère. L'art sacré de la beauté, associée
au bien et au vrai, contrairement à l'art de la futilité qui n'est que
dispersion dans l'agrément, tourne le regard en direction de l'Être des
êtres. L'expérience esthétique n'a de sens ultime que d'unir l'humain au
divin.

22, rue Paul Gauguin Bernard M.-J. Grasset.


F-85000 La Roche sur Yon
382 Bernard M.-J. Grasset

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Résumé. — La question du beau, trop souvent laissée dans l'ombre, occupe


pourtant une place décisive dans les Pensées de Pascal. Cette question se déploie
selon un double volet: une esthétique explicite et une esthétique implicite. La
distinction entre fausse et vraie beauté représente l'axe autour duquel gravite la
384 Bernard M.-J. Grasset

pensée pascalienne sur l'art. L'esthétique explicite de l'auteur de Y Apologie de


la religion chrétienne vise surtout à dénoncer un art de l'ornement, de l'apparence,
de l'agrément, de l'extériorité, du divertissement. Cet art, épicurien en quelque
sorte, oublie la condition mortelle de l'homme, ignore le Christ. Rejetant l'art
de l'immanence, Pascal, passionné par les mots, s'efforce de pratiquer dans les
Pensées un art de la transcendance, un art de l'intériorité, du cœur, de
l'essentiel, du témoignage. Son esthétique implicite trouve dans la Bible le parfait
modèle de la beauté, une beauté inséparable du bien et du vrai. Dès lors la
sensibilité picturale, musicale de Pascal, son attention au juste langage, son lyrisme
ardent, auront pour finalité d'imiter l'art scripturaire et le Christ qui en représente,
à ses yeux, le centre. La caritas, étrangère à la vanitas, mène à la vraie beauté.

Abstract. — The question of the beautiful, too often passed over, occupies
a place of decisive importance in the Thoughts of Pascal. This question unfolds
in a twofold manner: his explicit aesthetics and his implicit aesthetics. The
distinction between true and false beauty is the axis around which Pascal's thought
on art gravitates. The explicit aesthetics of the author of the Apology for the
Christian Religion seeks especially to denounce an art of decoration, of
appearance, of pleasantness, of exteriority, of entertainment. This art, to some extent
Epicurean, forgets the mortal condition of man, ignores Christ. While rejecting
the art of immanence, Pascal, fascinated by words, attempts in the Thoughts to
practise an art of transcendence, an art of interiority, of the heart, of the
essential, of witness. His implicit aesthetics finds the perfect model of beauty in the
Bible, a beauty inseparable from the good and the true. Hence Pascal's pictorial,
musical sensibility, his attention to the right language, his burning lyricism, will
have as their finality the imitation of the art of the Scriptures and of Christ, who,
in his eyes, represents the centre of it. Caritas, a stranger to vanitas, leads to true
beauty (transi, by J. Dudley).

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