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CRÉER UN VIDE OU DE LA SUBLIMATION CHEZ LACAN

Viviana M. Saint-Cyr

Association Recherches en psychanalyse | « Recherches en psychanalyse »

2012/1 n° 13 | pages 14 à 21
ISSN 1767-5448
DOI 10.3917/rep.013.0014
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-recherches-en-psychanalyse1-2012-1-page-14.htm
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Recherches en Psychanalyse – Research in Psychoanalysis 13│2012

13│2012 – Pas de clinique sans sujet


No Clinic without Subject

Singularités sublimes

Créer un vide ou de la sublimation chez Lacan


Creating a Void or Sublimation in Lacan

Viviana M. Saint-Cyr

Résumé :
Nous étudions la théorie lacanienne de la sublimation dont la formule principale est celle du séminaire
sur l’éthique de la psychanalyse : la sublimation « élève un objet à la dignité de la Chose ». Nous nous
efforçons de démontrer la logique de cette définition, qui va de l’objet imaginaire désiré au vide de
l’Autre entouré, et approfondissons les paradoxes qu’elle implique en ce qu’elle a affaire au rapport des
trois registres de la réalité humaine : Symbolique, Imaginaire, Réel.
Ce parcours nous permet de tirer l’enseignement de l’architecture, art paradigmatique de la sublimation
pour autant qu’elle est créatrice de vide. Comme la sublimation, l’art de bâtir parvient à nous mettre en
rapport avec notre propre vide en tant que sujets du désir. L’une et l’autre organisent le vide tout en
créant un vide. Ainsi, elles pallient l’horreur du vide réel de la Chose sans pour autant refermer la
possibilité de s’en rapprocher.

Abstract :
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We propose to study the Lacanian theory of sublimation whose principal formula is given in the Seminar
on The Ethics of Psychoanalysis: sublimation “raises an object to the dignity of the Thing”. We shall seek
to demonstrate the logic of this definition, which goes from the desired imaginary object to the
enshrouded void of the Other, and to look in depth at the paradoxes it implies insofar as it is related to
the three registers of human reality: the Symbolic, the Imaginary and the Real.
This path allows us to draw lessons from architecture, the paradigmatic art of sublimation inasmuch as it
creates a void. Like sublimation, the art of building manages to bring us into a relation with our own
emptiness as subjects of desire. Both organize the void by creating emptiness. Thus, they pale at the
horror of the Thing without closing off the possibility of moving closer to it.

Mots-clefs : sublimation, objet imaginaire, vide, Chose, architecture, anamorphose


Keywords : sublimation, imaginary object, emptiness, the Thing, architecture, anamorphosis

Plan :
Sublimations lacaniennes
Élever un objet à la dignité de la Chose
Le vide, c’est la Chose
Logique de la sublimation
Le vide des anamorphoses
Créer un vide : art-chitecture

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Sublimations lacaniennes sublimation en psychanalyse occupe une


position paradoxale ».9
J. Lacan parle de la sublimation depuis 19361,
mais ce n’est qu’en 1954 qu’il commence à Élever un objet à la dignité de la Chose
établir les bases pour une théorie de la
sublimation. Celle-ci est fondée sur la fonction Dans le champ de la psychanalyse, la
de l’objet imaginaire, i(a), dans l’opération et sublimation pose problème. Pour y répondre,
sur le rapport de cette dernière aux trois Lacan avance cette formule qui mérite une
registres essentiels de la réalité humaine : étude approfondie. La sublimation élève un
Symbolique, Imaginaire, Réel, S. I. R. objet imaginaire qui n’est pas la Chose à sa
En 1954, la sublimation travaille pour satisfaire dignéité10, sa choséité d’objet. D’où un premier
les exigences de la loi2, ici l’objet imaginaire est un paradoxe : la représentation imaginaire, l’objet
obstacle à la « relation symbolique, sublimée »3 narcissique et spéculaire, i(a), cet objet rempli
entre le sujet et l’Autre. Lacan souligne que de signification, parvient, par le traitement de la
l’Idéal du moi, l’Ich-Ideal, même s’il est l’autre sublimation, à avoir « valeur de représentation
parlant, il « peut venir se situer dans le monde de la Chose »11, soit de l’objet réel et sans
des objets au niveau de l’Ideal-Ich »4, au niveau image, cet objet « hors-signifié ».12 Ainsi, l’objet
du moi-idéal, là où se produit la captation sublimé n’est plus un objet imaginaire désiré
imaginaire, a-a’. Si, en 1954, la sublimation n’a mais l’« Autre chose »13 qui se trouve au-delà de
absolument pas lieu quand l’Autre est rabattu l’image de la forme totale et unifiée du corps.
au petit autre, en 1957, Lacan nommera Si la grande question freudienne concernant la
toutefois sublimation cette opération de rabat- sublimation est la transformation de la pulsion
tement qu’il désigne comme un processus de sexuelle et sa possible satisfaction en dehors du
« moïsation ».5 L’objet imaginaire est ici au sexuel tout en passant par l’accord de toute une
cœur de l’opération en ce que, dans la collectivité quant à cette satisfaction14, la
sublimation, « il s’agit d’une certaine prise de grande question lacanienne est surtout celle de
la possibilité d’un rapport au réel. La sublima-
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position du sujet par rapport à la problématique
de l’Autre » où le sujet « s’adresse et se tion permet un rapprochement symbolique du
commande à lui-même à partir de son autre réel au moyen de l’imaginaire. Mais elle a lieu
imaginaire ».6 Dans ces deux premières formules, au-delà de l’image du semblable, au-delà du
la question porte sur le rapport entre petit autre, nous-même, qui fait barrière à la
l’imaginaire et le symbolique, l’objet i(a) est, soit Chose que nous sommes, tout en permettant
un obstacle à la relation sublimée, soit ce par toutefois que dans l’imaginaire cette Chose
quoi la sublimation a lieu. En revanche, en 1959, puisse être représentée, même s’il « est
la sublimation est située dans la « matérialité impossible de nous l’imaginer ».15 D’où un
signifiante » et est surtout articulée aux deuxième paradoxe : la Chose reste irrepré-
rapports du symbolique et du réel. Elle est sentable, elle « ne peut qu’être représentée par
définie comme « quelque chose par quoi autre chose », pour autant qu’elle est « toujours
peuvent s’équivaloir le désir et la lettre ».7 C’est représentée par un vide ».16 Ce paradoxe est le
en 1960 que Lacan pose sa formule la plus point de départ qui permet de saisir la
aboutie : la sublimation « élève un objet à la sublimation lacanienne : élever un objet à la
dignité de la Chose ».8 Ici, il y a l’élévation dignité de la Chose, c’est tenter de représenter
symbolique d’un objet imaginaire à la dignité de la Chose par autre chose qui finira tout de même
la Chose réelle. Les trois registres y sont. Nous par n’être qu’un vide.
nous centrerons sur cette définition inséparable C’est pour cela que, même dans la sublimation,
des paradoxes qu’elle implique. Car, comme le la Chose reste incirconscriptible, insaisissable et
souligne S. de Mijolla-Mellor, « la notion de invisible car elle est de l’ordre de l’irrepré-

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sentable. L’irreprésentable étant que « tout le « représentation minimale de la Chose ».23 Il est
réel n’est pas soluble dans le visible ».17 Dans la une re-présentation de la Chose qui, à la
sublimation, une chose qui peut être circonscrite, différence des représentations imaginaires, ne
saisissable et visible prend la place de la Chose. voile pas la Chose irreprésentable. Le vase nous
Mais pour autant qu’elle est élevée à sa présente ainsi ce qui reste de la Chose une fois
dignéité, elle devient incirconscriptible, insaisis- représentée : le vide.
sable et invisible comme la Chose. Ce séminaire sur l’éthique de la psychanalyse
constitue « une sorte de coupure » dans
Le vide, c’est la Chose l’enseignement de Lacan : il s’agit de la troisième
assignation de la jouissance, « la jouissance
La Chose18 est un concept incontournable de la assignée au réel ».24 D’après ce paradigme
psychanalyse. Dans son sens le plus large, il millérien la jouissance réelle est impossible et
s’agit de « ce qui du réel […] pâtit du elle est du côté de la Chose. C’est-à-dire du côté
signifiant ».19 On fait supporter à la Chose un de cette Chose à la dignité de laquelle un objet
signifiant. C’est celui-ci qui délimite le réel et qui est élevé dans la sublimation. La satisfaction, la
le fait apparaître comme Chose. Comment ? en Befriedigung, ne se rencontre ni dans
présentant le vide qu’il délimite ou le vide l’imaginaire ni dans le symbolique, étant hors de
auquel il donne forme pour le dire à la manière ce qui peut être symbolisé, elle est structu-
heidegerienne. rellement inaccessible sinon par transgression.
Si la Chose peut être représentée par le vase, Deux questions s’imposent : la sublimation
comme nous l’enseigne Lacan s’appuyant sur lacanienne est-elle une transgression ? propose-
Heidegger, c’est pour autant que ce vase, dans t-elle un accès à la jouissance ? Nous dirons que
sa « fonction signifiante », n’est caractérisé que l’élévation d’un objet à la dignité de la Chose ne
par le vide qu’il crée. Le vase est un signifiant suppose pas un accès à la jouissance réelle – qui
façonné à l’image de la Chose, il est ainsi un ne peut être que mortelle – mais un traitement
signifiant de « rien de particulièrement signifié ».20 de son excès ingouvernable. Cela implique, et
La Chose est « le hors-signifié », elle est absente un certain franchissement et une certaine
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dans la parole signifiante qui l’entoure, absente satisfaction. Dans la formule de la sublimation,
donc dans la chaîne signifiante où le sujet existe la jouissance, qui est du côté de la Chose, n’est
symboliquement. De son côté, le signifiant est pas prise au niveau de l’expérience de
toujours rempli d’imaginaire. Nous n’arrêtons satisfaction réelle mais plutôt en tenant compte
pas de mettre de l’imaginaire dans le signifiant que cette satisfaction, en tant qu’excès de
qui ne signifie rien. Nous n’arrêtons pas de jouissance, est irreprésentable. Étant donné que
remplir les représentants symboliques par des la sublimation est un traitement de la Chose,
représentations imaginaires qui au fond voilent elle implique un combat : le sujet se confronte à
le « vide, comme la Chose la plus proche ».21 Il sa souffrance tout en se confrontant à la Chose,
s’agit des images qui voilent l’absence, ce sont soit à l’insupportable de son irreprésentabilité, à
des images pour notre désir qui est causé par l’horreur, à la destruction, à la mort, bref au réel
l’absence même que les représentations du désir.
imaginaires voilent.
Nous ne pouvons dire le vide, c’est la Chose Logique de la sublimation
qu’une fois qu’on a essayé de la représenter.
Ainsi le vide n’est la Chose que comme « vide Le vide chosique est un « vide impénétrable »25
central »22 entouré par le signifiant, ce qui par autre chose que le réel de la Chose,
constitue le schéma topologique du séminaire pourtant il peut être bel et bien voilé. C’est ce
sur l’éthique. Le vide est donc un élément qui que nous faisons lorsque nous nous identifions à
vient à la place de das Ding comme la représentation imaginaire de ce que nous

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sommes. L’objet i(a) voile le vide de la Chose La logique lacanienne de l’amour courtois
mais dans la sublimation il est élevé à sa comme « paradigme de la sublimation »30 va
dignéité, c’est-à-dire qu’il parvient à re-présenter donc de l’objet imaginaire désiré au vide de
la Chose. D’où un troisième paradoxe : les l’Autre symbolique entouré, en passant par
objets sublimés finissent tous par être les bords l’inaccessibilité de cet objet qui, sublimé, n’est
du vide qu’ils voilent. La logique de la plus un objet imaginaire recouvrant le vide mais
sublimation lacanienne va de l’autre chose qui les bords d’un vide. En élevant un objet à sa
recouvre le vide réel de la Chose, en tant choséité, la sublimation crée un vide.
qu’irreprésentable pour le sujet, au vide qui Si J. A. Miller a intitulé la séance du séminaire
vient la re-présenter. Ainsi, cette autre chose « l’amour courtois en anamorphose », c’est,
qu’est une femme peut être élevée à la dignité pensons-nous, parce que, dans la sublimation
de la Chose en étant entourée par les poèmes et courtoise, une femme devient une image de
les rites de l’amour courtois, telle la chaîne peinture à « perspective dépravée »31 entourant
signifiante entourant le vide central. Une femme un vide.
vient recouvrir le vide et leurrer le sujet, mais
contournée par la poésie et l’éthique courtoises, Le vide des anamorphoses
elle devient, comme la Chose, impénétrable,
inaccessible, absente, lointaine. « Jamais d’amour Chez Lacan il n’y a pas un système établi des
je ne jouirai si je ne jouis de cet amour de loin Beaux Arts. Il s’intéresse à la pratique artistique
car mieux ni meilleur je ne connais en aucun lieu pour autant qu’elle peut enseigner quelque
ni près ni loin »26 chante Jaufre Rudel. C’est chose à la psychanalyse, à l’intérieur de son
l’image qui devient ici insaisissable pour le sujet, éthique et de sa pratique. Pourtant, dans son
la Chose semble donc ne plus être insaisissable séminaire sur l’éthique, s’il ne théorise pas
dans le miroir. Le troubadour se prive explicitement une thèse analytique de l’histoire
réellement de son objet imaginaire désiré en le de l’art, Lacan rend toutefois compte d’une
rendant ainsi digne d’être mis à la place de la certaine « évolution » de la peinture et de
Chose, le poète parvient donc à évoquer la l’architecture à partir du vide : dans sa leçon du
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choséité de l’objet. Car la femme de l’amour 3 février 1960, il part de ce qu’il appelle
courtois n’est pas considérée « en tant que « l’architecture primitive » – qui « peut être
femme mais en tant qu’objet du désir ».27 D’où définie comme quelque chose d’organisé autour
un quatrième paradoxe : en sublimant une d’un vide » – pour arriver à l’anamorphose – et
femme le poète à l’impression de remplir son la peinture est aussi « quelque chose qui
propre vide comme sujet du signifiant, il a s’organise autour d’un vide ». Suivant la logique
l’illusion de satisfaire son désir avec cet objet de la sublimation propre à l’art, Lacan établit
sublimé qui est tout de même les bords d’un une chaîne artistique qui va du « vide sacré » de
vide. l’architecture au vide « retrouvé » de la
Une femme vient recouvrir le vide de l’énigme peinture.32
de la féminité mais, traitée par la sublimation Dans les anamorphoses catoptriques33, ce vide
courtoise, elle finit tout de même par re- retrouvé de la peinture est littéralement un vide
présenter le vide qu’elle recèle. D’où un noir entouré par l’image déformée peinte en
cinquième paradoxe : la sublimation « ne s’exerce perspective dépravée. Au lieu du vide, autre
pas toujours dans le sens du sublime ».28 C’est chose vient littéralement prendre place : le miroir
ce que montre le poème du troubadour Arnaud sur lequel se projettera l’image « ressuscitée de
Daniel qui chante la « trompette puante […], son chaos comme le Phénix de ses cendres ».
rugueuse, laide et poilue » de sa Dame qui finit Dans le miroir de l’anamorphose, l’image
par n’être que « le vide cruel » qu’il y dans son dénaturée « apparaît transfigurée par un
« cloaque ».29 mystère ».34

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L’anamorphose est un jeu de perspective qui vide. La sublimation, l’élévation d’un objet à sa
consiste à déformer l’image jusqu’à l’anéantir, choséité, joue dans toutes les tentatives de re-
l’image est mathématisée, signifiantisée par une présenter la Chose. Même s’il peut y avoir des
application particulière des lois propres à la milliers de manières singulières d’opérer cette
perspective. On fait supporter à l’image l’action tentative, structurellement parlant, la Chose ne
toujours mortifère du signifiant. Cette image peut être représentée que par autre chose qui,
mathématisée est peinte autour du vide qui dans la sublimation, finit par être une
indique la place du miroir. L’autre image qui s’y organisation autour d’un vide. L’autre chose qui
projette « évolue dans le domaine de féerie où vient à la place du vide (peinture), pour le voiler,
toutes les choses deviennent à la fois inacces- parvient à le re-présenter (architecture).
sibles et présentes ».35 Ce que nous enseignent Peinture et architecture sont ainsi nouées.
ces jeux de perspective, c’est que le miroir – L’acte proprement dit de peinture est celui de
pour nous, le miroir du narcissisme – vient mettre autre chose à la place du vide, acte qui
prendre la place de la Chose tout en parvenant à est plus proche de l’imaginaire que du réel,
la re-présenter : l’image féerique projetée dans tandis que l’acte proprement dit d’architecture
le miroir finit tout de même par constituer les est celui de créer un vide, acte qui est plus
bords d’un vide, si minuscule soit-il. Ainsi, dans proche du réel que de l’imaginaire.
cette belle anamorphose, d’après S. Vouet, qui Étant plus proche du réel, l’architecture parvient
représente Venus et Adonis, on constate qu’au à nous mettre en rapport avec notre propre vide
centre de l’image, dans le miroir, l’agrafe du en tant que sujets du désir. Non seulement elle
vêtement d’Adonis n’est autre chose que le organise le vide, mais encore elle le rend
petit trou, la pointe vide de ce miroir conique familier : elle pallie ainsi à l’horreur du réel de la
qui la projette.36 Chose sans pour autant refermer la possibilité
de s’en rapprocher. Dans l’architecture, comme
Créer un vide : art-chitecture le dit M. Berlderbos, il s’agit de « créer cette
bascule du vide-matière à une matière vide ».38
Pour Lacan, il y a trois termes de sublimation, C’est un art qui a quelque chose d’originaire au
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l’art, la religion et la science, qui sont niveau de la sublimation : l’architecture crée du
rapprochés de trois structures cliniques. Le vide sans que l’imaginaire ne s’en mêle. C’est ce
rapport de ces trois termes au vide révèle que la qu’implique cette autre formule lacanienne : il y
sublimation artistique, qui se rapproche de a une « sublimation primitive de l’architecture ».39
l’hystérie, organise la Chose et s’organise autour Et c’est ce que nous trouvons aussi dans ce
d’un vide refoulé, la sublimation religieuse, qui « premier mouvement du peintre qui est un
se rapproche de la névrose obsessionnelle, évite mouvement d’architecte : ouvrir » une
40
un vide déplacé et, dans la sublimation fenêtre.
scientifique rapportée à la paranoïa, il y a Pourtant, l’architecture peut pencher vers la
l’incroyance au vide forclos.37 La priorité est, peinture et créer un vide tout en passant par
pourtant, donnée à l’art : il organise le vide et l’imaginaire. C’est ce que nous montre
s’organise autour de lui, l’art entoure le vide tel l’architecture théorisée par les architectes de la
le schéma topologique de ce séminaire. Lacan Renaissance italienne – inspirés de Vitruve – qui
nous présente ainsi deux arts paradigmatiques : organisent le vide à partir des proportions
la peinture et l’architecture. La peinture vient à « parfaites » du corps humain41 ; ils organisent
la place du vide, l’architecture est créatrice de le vide tout en mettant le corps humain à sa
vide. place. Dans la formule vitruvienne – la
Distinguons donc le rapport entre l’élévation conception anthropomorphique de l’architecture –
d’un objet à la dignité de la Chose et la thèse sur qui ne désespère pas de trouver la cohérence
l’art-chitecture comme organisation autour d’un universelle, se trouve le fondement du stade du

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miroir de l’architecture42 : l’harmonie entre le soit à la choséité de l’objet. L’architecture


corps humain et les figures géométriques gothique, par exemple, montre une élévation
parfaites en est la base. Le corps humain, sa qui ne cherche pas à atteindre les hauteurs du
totalité unifiée, est ici le modèle imaginaire et le ciel mais plutôt à les faire descendre afin de les
principe organisateur de l’architecture. Or, enfermer dans un vase de pierre géant – il n’y a
l’architecture est aussi affaire d’élévation. Elle rien là d’une ambition de tour de Babel !
élève un objet tout en créant un vide. Pour bâtir L’élévation de la sublimation va vers le réel, elle
le corps de l’édifice à partir de « belles abaisse le sujet au réel car elle élève un objet à
proportions » du corps humain, il faut sa choséité, elle crée un vide. La choséité d’une
signifiantiser l’image de ce dernier : il faut cathédrale gothique est le vide qu’elle entoure,
arithmétiser, géométriser le corps humain mis ainsi elle parvient à nous mettre en relation avec
dans le carré vitruvien. L’image unifiée du corps notre propre vide en tant que sujets du
est ainsi anéantie, telle l’image peinte en signifiant. Telle est l’expérience de W. Worringer :
perspective dépravée du procédé d’une « on ne peut pas entrer dans une cathédrale
anamorphose. Cette dernière est peinte autour gothique sans avoir le vertige ».43
d’un vide noir, du côté de l’architecture l’image du L’architecture n’est qu’un vide, elle n’est là que
corps signifiantisé est construite autour d’un vide, pour présenter le vide autour duquel elle est
celui-là même qui est créé par le corps de l’édifice. organisée, elle ex-siste au vide qu’elle entoure.
L’élévation lacanienne de la formule de la C’est pour cela que le statut de l’art-chitecture
sublimation implique surtout le sens d’une peut se poser en termes de Sujet. Ce qui ouvre des
descente, d’une poussée vers le bas : ça nouvelles voies de recherche quant à l’articulation
descend car ça s’élève à la dignité de la Chose, entre la psychanalyse et l’architecture.

Bibliographie :
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Paris : Seuil. Worringer, W. (1967). L’art gothique. Paris : Gallimard.

19
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Notes :
http://www.scribd.com/doc/25959315/Lust. Et à son
article La Chose en Cause paru en 2005 dans La lettre
1
Cf. Lacan, J. (1966). Au-delà du « principe de réalité ». mensuelle de l’École de la Cause Freudienne.
19
Écrits. Paris : Seuil, Paris, p. 90. Lacan, J.. L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 142 &
2
Lacan, J. (1975). Les écrits techniques de Freud. Le 150. Concernant la formule « ce qui, du réel primordial,
Séminaire, I. Paris : Seuil, Coll. Points Essais, p. 212-213. pâtit du signifiant » Cf. le cours de J.A.-Miller, « Du
3
Ibid., p. 224. Les italiques sont de nous. symptôme au fantasme », séance du 12 janvier 1983 où il
4
Ibid., p. 224. raconte l’anecdote concernant cette définition.
5 20
Lacan, J. (1975). La relation d’objet. Le Séminaire, IV. Lacan, J.. L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 145
21
Paris : Seuil, p. 434. Lacan, J.. Remarque sur le rapport de Daniel Lagache.
6
Ibid., p. 434. Écrits. Op. Cit., p. 679.
7 22
Lacan, J. (1959). Le désir et son interprétation. Séminaire Lacan, J.. L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 193.
23
inédit, séance du 24 juin. Miller, J.-A. (1998). L’Autre qui n’existe pas et ses
8
Lacan, J. (1986). L’éthique de la psychanalyse. Le comités d’éthique. Séance du 28 janvier, inédit.
24
Séminaire, VII. Paris : Seuil, p. 133. Miller, J.-A.. Les Six paradigmes de la jouissance. La
9
Mijolla-Mellor, S. (2009). Le choix de la sublimation, Cause Freudienne, n° 44, p. 12.
25
Paris : PUF, p. 69. L’auteur se réfère ici surtout à la Lacan, J. (1960-1961). Le transfert. Le Séminaire, VIII,
sublimation dans l’œuvre de Freud, mais le côté Paris : Seuil, p. 13.
26
paradoxal de ce concept vaut aussi pour la conception Lanquand li jorn son lonc enmai (Lorsque les jours sont
lacanienne ; ce que nous tentons de démontrer ici. longs en mai). In Jaques Roubaud (trad.) (1971). Les
10
Assoun, P.-L. (2006). La sublimation. Cours fait à Troubadours. Paris : Seghers, p. 75.
27
l’Université Paris VII, inédit. Nous trouvons que ce L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 254.
28
néologisme, construit à partir des termes « Ding », Chose, Ibid., p. 193.
29
et « dignité », souligne bien la « choséité » de l’objet Ibid., p. 254.
30
imaginaire dans la sublimation. Pour sa part, Heidegger Ibid., p. 153.
31
utilise le terme de Dingheit, « choséité », pour interroger Cf. Baltrusaitis, J. (1996). Les perspectives dépravées –
la Chose en tant que Chose (Brokmeier, W. (trad.) (1962). Anamorphoses (1984). Paris : Flammarion.
32
Chemins qui ne mènent nulle part (1950). Paris : L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 162.
33
Gallimard, p. 17). Étant donné que la sublimation élève un En 1960, dans son séminaire sur l’éthique de la
objet qui n’est pas la Chose à la dignité de la Chose nous psychanalyse, Lacan s’intéresse surtout aux
n’utiliserons pas le terme du philosophe de l’être mais anamorphoses à miroir. Mais ce ne sera plus le cas en
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celui proposé par le psychanalyste, dignéité. 1964 où il fait sa théorie du regard comme objet a à l’aide
11
Lacan, J.. L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 152. de l’anamorphose du crâne qui apparaît dans le tableau
12
Ibid., p. 67. de Holbein « Les Ambassadeurs ». Cf. Les quatre concepts
13
Ibid., p. 143. fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire, XI.
14
Il faut souligner ici que Freud n’a pas manqué de pointer Op. Cit., p. 80-119.
34
la logique de l’insatisfaction : l’impossibilité d’une Baltrusaïtis, J. (1976). Catalogue de l’exposition
complète déviation de la pulsion aussi bien que d’une « Anamorphoses, jeux de perspective ». Musée des arts
complète satisfaction même directement sexuelle (Cf. Décoratifs de Paris et Rijksmuseum d’Amsterdam, M.
Freud, S. (1969). Sur le plus général des rabaissements de DuMont Schauberg, sans page.
35
la vie amoureuse (1912). La Vie sexuelle. Paris : PUF, Baltrusaïtis, J. (1956). L’anamorphose à miroir à la lumière de
p. 64). Ceci permet à Lacan de souligner que le problème documents nouveaux. La Revue des arts, n° 2, p. 87. Paris.
36
de la sublimation implique aussi de revoir la notion de la Cf. Baltrusaitis, J. L’anamorphose a miroir à la lumière de
satisfaction en tant que telle (Cf. Les quatre concepts documents nouveaux. Op. Cit., p. 88 ; et aussi le
fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire, XI, Paris : Catalogue de l’exposition Anamorphoses, miroirs à
Seuil, Coll. Points Essais, p. 186). merveilles (2004). Musée de la Lunette, 2 mai – 30 août
15
Lacan, J.. L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 150 2004. Meyzieu, Morez : Ed. Ferréol.
16 37
Ibid., p. 155. C’est nous qui soulignons. Lacan, J.. L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 153-
17
Wajcman, G. (2001, mai). De la croyance 157. Cf. Regnault, F (1997). L’art selon Lacan (1993).
ème
photographique. Les temps modernes, 56 année mars- Conférences d’Esthétique lacanienne. Paris : Ed. Agalma.
38
avril, n° 613. p. 49. Belderbos, M. (2005). Les marques dans le vide. Le
18
Nous renvoyons le lecteur à l’exceptionnel cours de nombre, la géométrie, le sujet. Géométrie, mesure du
David Pavón Cuéllar fait à l’Université Paris 8 en 2004 : La monde. Philosophie, architecture, urbain. Th. Paquot et
Chose de Lacan, inédit mais consultable sur internet : Ch. Younès (dir.). Paris : La découverte, p. 119.

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Journal of Psychoanalytic Studies.
Hosted by the Department of Psychoanalytic Studies, Paris Diderot at Sorbonne Paris Cité University.
Recherches en Psychanalyse – Research in Psychoanalysis 13│2012

39
Lacan, J.. L’éthique de la psychanalyse. Op. Cit., p. 206. Giorgio Martini : « il faut construire la ville et la forteresse
40
Wajcman, G. (2004). Fenêtre. Chroniques du regard et de comme le corps humain ».
42
l’intime. Paris : Verdier, p. 99. Nous suivons ici G. Wajcman. Fenêtre. Op. Cit., p. 196.
41 43
L.B. Alberti : « tout édifice est un corps » ; Filarète : « le Worringer, W. (1967). L’art gothique (1927). Paris :
bâtiment est vraiment un homme vivant » ; Franceso di Gallimard, Idées/arts, p. 213.

L’auteur : Référence électronique

Viviana M. Saint-Cyr Viviana M. Saint-Cyr, « Créer un vide ou de la


Psychologue clinicienne, Psychanalyste. sublimation chez Lacan », Recherches en
Auteure d’une thèse de doctorat, soutenue à Psychanalyse [En ligne], 13|2012, mis en ligne le
Paris VIII, intitulée Architecture et psychanalyse. 26 juin 2012.
L’art de bâtir dans la théorie lacanienne de la
sublimation. Conférencière dans diverses
universités au Mexique et en France. Texte intégral
29 rue Tandou
75019 Paris Droits d’auteur
France Tous droits réservés
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