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Léon Najberg est né à Varsovie le 10 mars 1926. Son père, Jacob, était
1. Ce document est conservé à l’Institut historique juif de Varsovie sous la cote L.II.6398 (1993).
508 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
abri souterrain, 38 rue Swietojerska, dans la zone des ateliers de fabrication de
brosses. Il cherche par tous les moyens à rejoindre un groupe d’insurgés, mais
le ghetto est en flammes. Le 8 mai, les Allemands découvrent le quartier général
de l’Organisation juive de combat, 18 rue Mila. Le commandant en chef de l’OJC
et les principaux dirigeants de l’insurrection sont tués ou se suicident.
Deux jours plus tard, le 10 mai, Léon Najberg est admis au sein d’un petit
groupe de combattants qui se nomment eux-mêmes les Gruzowcy, les hommes
des ruines. Il se cache pendant plusieurs mois dans les décombres, dans la
crainte permanente d’être abattu ou de mourir de faim. Le 26 septembre,
accompagné des trois derniers survivants, il parvient finalement à franchir le mur
du ghetto. Après huit jours d’errance, il retrouve Stefan Miller, qui ne peut
l’héberger – il cache déjà chez lui deux personnes, deux frères originaires de
« Chaque cahier de brouillon rempli, protégé contre l’humidité, était enterré dans
la cave. » Après l’entrée de l’Armée rouge à Varsovie, en janvier 1945, il retourne
chez ses protecteurs : « La maison était intacte. Le journal avait survécu ».
Seul rescapé de sa famille, Léon Najberg reprend alors des études et passe
son baccalauréat à Lodz. En 1949, il émigre en Israël et sert dans les rangs de
Tsahal. Il obtient un diplôme d’économie, se marie et s’installe à Tel-Aviv avec sa
femme Alina. Ensemble, ils ont une fille et deux fils, puis viendront six petits-
enfants. Son témoignage, inédit en français, a été publié par l’Institut historique
juif de Varsovie en 1993.
Le titre de Justes parmi les Nations a été décerné à Stefan Miller et à son
épouse Marcela en 1966, ainsi qu’à Aleksander et Antonina Szczypiorski en
1981.
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© Mémorial de la Shoah/CDJC Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 509
Un rescapé des rafles, sans doute caché dans le ghetto de Varsovie pendant l’insurrection,
semble vouloir s’enfuir en passant par la fenêtre. Cette photo, sans doute prise par
un soldat allemand, illustre le désespoir des Juifs du ghetto pendant l’Aktion Reinhardt.
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Source : CDJC
« Marian »
Brwinow-Grodzisk.
En janvier 1945, les Allemands ont fait exploser la centrale électrique
de Pruszkow. L’odeur de la poudre et de la liberté flottait dans l’air. Les
divisions victorieuses de l’Armée polonaise et de l’Armée soviétique ont
rendu aux Juifs persécutés le sentiment d’appartenir au monde des
hommes libres.
Je suis rentré à Varsovie, à Bielany, chez Monsieur et Madame
Szczypiorski. La maison était intacte. Le journal avait survécu. Quand
je suis revenu, je me suis rendu compte que c’était le premier apparte-
ment dans Varsovie occupée où j’avais ressenti un accueil humain et
une chaleur familiale. Dans la période du règne de la bête hitlérienne,
je dois l’avouer ouvertement, c’était une preuve de courage civique, et,
plus important encore, cela tenait d’une véritable attitude humaine et
citoyenne face à la « question » juive. C’était le capitaine Müller qui
avait trouvé asile pour moi chez la famille Szczypiorski et qui avait
ainsi apporté la preuve de la sincérité de son attitude envers les Juifs
persécutés.
Pendant cette période de non-droit, cette époque de persécutions
raciales et de meurtres, des gens comme le capitaine Müller ont pris la
défense de l’humanité. Ce sont eux qui ont sauvé l’honneur de l’homme,
sali et profané, et qui ont porté haut la foi en l’homme. Le capitaine
Müller cachait deux Juifs dans sa maison. Il a pris soin de moi, m’a
apporté son aide, ses conseils et son soutien. En tant que soldat, il n’a
pas déposé les armes tant que sa patrie avec tous ses citoyens – sans
distinction de race, de nationalité, ni de confession – n’avait pas recon-
quis sa liberté.
514 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Lecteur ! Quand tu liras dans ce livre des descriptions effrayantes et
des histoires qui paraissent imaginaires, quand tu découvriras des noms,
des termes, des faits, souviens-toi que tout cela n’est qu’une petite partie
de la vérité. C’est arrivé dans les années d’occupation nazie, en plein
cœur de l’Europe, à Varsovie …
1942
Jours ordinaires
Au printemps 1942, la rumeur s’est propagée que le ghetto n’avait
plus que cent jours d’existence devant lui. Les habitants du ghetto se
2. Leon Najberg emploie le mot szopa qui signifie en polonais hangar, grange ou remise. Dans
L’Étoile jaune à l’heure de Vichy, George Wellers traduit ce terme en français par « échoppe ».
3. En allemand : le commandement de l’armement.
4. Pawiak était la principale prison de Varsovie.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 517
1942 une grande rafle des jeunes gens a débuté. Cette action était
conduite par le service d’ordre juif. Au moyen de journaux clandestins
et de lettres anonymes, les organisations de jeunesse ont appelé le
service d’ordre à ne pas exécuter son travail trop fidèlement. Cependant,
ces appels n’ont pas apporté de résultat et au cours de ce fameux prin-
temps 1942, 12 000 jeunes gens furent conduits dans les camps de
travail forcé de la région de Lublin à cause du zèle des fonctionnaires
du service d’ordre. Certains ont envoyé des lettres, mais on n’est resté
sans nouvelles de centaines d’autres. Ils ont disparu sans laisser de trace.
À partir du 15 juillet, une atmosphère accablante régnait dans le
ghetto. Les gens attendaient nerveusement quelque chose, mais on ne
savait pas ce qui allait se produire. Certains pensaient que la population
ghetto a fait son possible pour être inscrit sur la liste des employés des
ateliers travaillant pour le Rüstungskommando. Par ce moyen, on deve-
nait un Nutz-Jude et ce certificat de rigueur protégeait son détenteur.
Pour la première fois, les familles juives se sont séparées. Parfois la
femme s’est retrouvée dans un atelier, le mari dans un autre et les
enfants les plus âgés dans un autre encore. Les familles se sont sépa-
rées pour aller dans ce qu’on appelait de bons ateliers, qui devaient les
protéger de la déportation.
Les Juifs ont fait entrer dans leurs ateliers les Allemands qu’ils
« connaissaient », des Volksdeutsche7, et leur ont donné leurs machines
et leurs locaux pour protéger leurs familles. De nouveaux ateliers ont
ouvert dans le ghetto. Des panneaux sur lesquels était inscrit en alle-
mand « Dieser Betrieb arbeitet für Rüstungskommando8 » sont apparus
sur les murs de nombreuses maisons. Ces panneaux étaient censés
protéger les employés de ces ateliers. Les Juifs ont sorti leurs dernières
réserves de matières premières et ont essayé de faire démarrer très vite
la production, pour prouver qu’ils étaient efficaces.
Le troisième jour de l’Aktion, des affiches annonçant la déportation à
l’Est des habitants du ghetto considérés comme des « personnes non
productives » ont fait leur apparition dans les rues. N’étaient pas
concernés par la déportation : les employés du Judenrat, les fonction-
naires du Service d’ordre, les employés des Urgences et du Bureau de la
lutte contre l’usure, ainsi que tous les travailleurs intellectuels et manuels
employés dans les ateliers travaillant pour le Rüstungskommando.
7. « Allemands ethniques » installés par le Reich en Pologne.
8. Cette entreprise travaille pour le commandement de l’armement.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 521
Tous les habitants du ghetto ont compris que, selon cet arrêt, s’ils
obtenaient un certificat de travail, ils éviteraient la déportation. Ainsi
une bonne conjoncture s’est ouverte pour toute sorte de directeurs d’ate-
liers aryens et pour leurs assistants juifs, qui demandaient une somme
très élevée pour inscrire une personne sur la liste de leurs employés.
Dans le ghetto, un antagonisme s’est créé entre riches et pauvres. Une
partie des spécialistes juifs employés dans les ateliers Toebbens et
Schultz jusqu’à l’Aktion de juillet ont été licenciés et remplacés par des
non-spécialistes qui pouvaient payer très cher.
Déportation
Le 23 juillet, des hommes du Service d’ordre sont arrivés au 2 place
serie Madera, des gens leur ont apporté du pain, mais les réfugiés n’en
ont pas voulu et ont répondu : « Quand nos enfants mouraient de faim,
nous n’avons pas reçu de pain et maintenant que nous allons mourir
vous nous en donnez. » Ces réfugiés, que la faim avait fait enfler, étaient
les plus misérables du ghetto.
Pendant la durée de l’Aktion, la faim a fait son retour dans le ghetto.
Elle s’est fait surtout ressentir dans les couches les plus pauvres, car les
trafiquants de produits alimentaires du quartier aryen vers le ghetto se
recrutaient parmi eux. Ils vivaient du trafic et approvisionnaient le
ghetto. Pendant l’Aktion, ces petits trafiquants ont disparu.
Jour après jour, l’étau s’est resserré sur le ghetto. Huit jours après le
début de la rafle, plus aucun produit n’entrait dans le ghetto. À cette
époque, les seuls soutiens (pour les masses pauvres, parce que les riches
avaient des réserves) y étaient les ouvriers polonais employés dans les
usines polonaises situées à l’intérieur des murs. Ces usines n’avaient pas été
transférées dans le quartier polonais. Il s’agissait notamment de l’usine de
Konrad Januszkiewicz, rue Grzybowska, qui employait 500 ouvriers. Les
personnes qui y travaillaient avaient reçu une autorisation spéciale pour
entrer et sortir du ghetto. Chacun apportait avec lui son petit-déjeuner et
éventuellement une boule de pain qu’il revendait ensuite aux habitants du
ghetto en faisant un grand bénéfice. De ce fait, une sorte de commerce s’est
établi sous l’œil des Allemands, à côté de la porte par laquelle les Polonais
entraient dans le ghetto, près des rues Leszno et Zelazna. Les plus pauvres
achetaient quelques boules de pain ou des petits pains et les apportaient
aux autres Juifs afin de gagner du pain pour eux-mêmes.
522 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
L’Aktion changeait de forme d’un jour à l’autre. Après la liquidation
des réfugiés, le Service d’ordre a reçu l’ordre d’arrêter tous ceux qui
bénéficiaient de l’aide sociale. Les tramways juifs à chevaux, appelés
les kohn-heller9, ont été utilisés. Cette fois-ci, l’Aktion a été menée à
partir d’une liste. Le tramway arrivait devant une maison. Les fonc-
tionnaires entraient à une adresse déterminée et laissait quelques
minutes aux gens pour faire leurs bagages. Souvent, on voyait tomber
dans la rue des ballots avec des draps, des valises, des malles et des
paquets depuis la fenêtre du premier, du deuxième ou du troisième
étage. C’était les candidats à la déportation à l’Est qui sauvaient leurs
biens. Et après ? Juste après, le Service d’ordre chargeait ses victimes
sur les kohn-heller et le cortège partait vers l’Umschlagplatz.
9. Du nom des personnes qui avaient obtenu une concession pour diriger cette entreprise de transport.
10. « La Jeune Garde » en hébreu. Ce mouvement de jeunesse pionniere, sioniste et socialiste
(marxiste) a été fondé en Galicie en 1913.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 523
Organisation et ordre
Dans les derniers jours de juillet, les Allemands ont pris en mains
l’Aktion de déportation des Juifs. À leur tête se trouvaient les
Haupsturmführer Brandt et Konrad, qui disposaient des sections dégé-
nérées d’Ukrainiens et de junaks, et du Service d’ordre. Dès les premiers
526 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
temps de l’Aktion, les Allemands ont fait régner une horrible terreur, qui
se manifestait par des meurtres, le bruit continu des tirs, et différents
décrets et arrêtés qui se terminaient toujours par une phrase rituelle :
« Toute infraction sera punie de mort ». Quand les Allemands ont pris
l’initiative, l’Aktion était menée par surprise et il était difficile de savoir
qui était vraiment concerné. Les certificats établis le matin perdaient
leur validité l’après-midi. Quelques jours après le début de l’Aktion
menée par les Allemands, le slogan « DS » (abréviation de « Bien se
cacher ») est devenu à la mode.
Malgré cela, la lutte pour les « bons papiers » continuait. Certains
croyaient que les certificats avec la signature SS étaient meilleurs que
ceux signés par la SA. On se donnait de la peine pour obtenir des certi-
souvent, ils ouvraient les cachettes et sortaient les gens qui s’y trou-
vaient. S’ils ne s’étaient pas soumis à ces obligations, ils auraient perdu
leur position privilégiée, leur famille proche, c’est-à-dire leurs femmes
et leurs enfants, car le Service d’ordre ne pouvait pas protéger d’autres
membres de la famille, et leur ration quotidienne de pain.
grands, et il n’est resté dans tout le ghetto que quelques îlots entourés de
palissades. Les palissades ont été remplacées par des murs extérieurs.
C’étaient les zones de ce qu’on appelait les ateliers de travail légaux.
Dans la zone supérieure se trouvaient les ateliers des fabricants de
brosses (sur un périmètre compris entre les rues Bonifraterska,
Franciszkanska, Walowa, Swietojerska), les ateliers de Brauer (au 16 rue
Nalewka), Transavia (fabrication de pièces pour les avions, rue Stawka),
les ateliers de Toebbens et Schultz, qui occupaient le terrain des rues
Leszno, Karmelicka, Nowolipia et Smocza, puis les ateliers de menuiserie
Hallman (rues Zelazna et Nowolipka), Ostdeutsche Bautischlerei, au
75/79 rue Gesia, et quelques immeubles occupés par les employés de
l’Ostbahn. Le reste de l’ancien grand ghetto, par exemple la rue Nalewka
et les voies adjacentes, portaient dans la nomenclature du ghetto le nom
de « terrain sauvage ».
Il était habité par des « sauvages », comme on disait, c’est-à-dire ceux
qui n’avaient pas réussi à entrer dans les ateliers de travail et qui occu-
paient ce terrain illégalement, en essayant d’échapper aux rafles. « Le
terrain sauvage » était formellement vide, c’est-à-dire que ses habitants
avaient été expropriés et remplacés par les habitants sauvages. Sur le
terrain de l’ancien ghetto se trouvait encore le Judenrat, à la structure
réduite, dirigé par l’ingénieur Lichtenbaum. Le Judenrat se trouvait au
19 de la rue Zamenhof et l’établissement d’approvisionnement (des Juifs
en alimentation) avait son siège au 30/32 rue Franciszkanska. Le Service
d’ordre a lui aussi été restreint et son siège fixé rue Zamenhof. La
majeure partie des hommes du Service d’ordre a été envoyée à
l’Umschlagplatz dans les wagons…
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 535
Envoyé au travail
Après une période de huit jours au Dulag, j’ai passé brusquement une
sélection pendant l’appel du matin. L’Haupsturmführer Nadolny, d’ori-
gine tchèque, et l’ingénieur Jurinek, un Allemand, sont arrivés au Dulag
et ont choisi 65 ouvriers spécialisés juifs (menuisiers, mécaniciens,
chauffeurs et techniciens) sur 800 personnes. On les a fait monter dans
des camions, qui sont partis dans Varsovie en direction de Bielany. Je
camions ont tourné dans la rue Wloscianska et sont entrés sur le terrain
d’une propriété au numéro 52.
Jusqu’en 1939, c’étaient les ateliers de la Société municipale de
Transport. Depuis, ces ateliers avaient été repris par une usine automo-
bile d’Adam Oppel, qui avait placé là une unité d’ateliers de réparation
pour les besoin du Rüstungskommando. Nous avons été logés dans des
baraquements.
Pendant les premiers jours de notre séjour, l’ingénieur Jurinek s’est
efforcé de nous créer de bonnes conditions de vie, en nous assurant
qu’en travaillant à Oppel, après la période du ghetto, nous reprendrions
foi en l’homme. On nous donnait des produits alimentaires hautement
caloriques et nous promettait une rémunération à hauteur de 50 % du
salaire des ouvriers polonais.
Après quelques jours sur place, nous respirions, mais cette calme
situation n’a pas duré longtemps. Au bout de quelques jours
l’Haupsturmführer Nadolny est revenu d’un déplacement de plusieurs
jours à Lublin. Il a alors édicté un décret obligeant les Juifs à remettre
immédiatement tout l’argent, les bijoux et les autres objets de valeur
qu’ils possédaient en dehors des vêtements. Ils n’avaient le droit de
garder que 100 zlotys par personne. On nous a interdit tout contact avec
les ouvriers polonais. On nous a interdit d’apporter et de lire les jour-
naux polonais et allemands. Chacun a reçu deux pièces de tissu jaunes
qu’il devait coudre sur son uniforme de travail : l’une dans le dos, l’autre
au-dessus des genoux. Ces morceaux de tissu avaient la forme d’une
étoile de David. On nous a informés qu’à compter de ce jour, nous
536 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
dépendions directement de la Personalabteilung, à la tête de laquelle se
trouvait l’Haupsturmführer Nadolny en personne. En revanche, l’ingé-
nieur Golc, un Polonais, devait régler toutes les affaires administratives
et techniques pour les ouvriers juifs.
Dès lors, la situation s’est radicalement détériorée. Afin de ne nous
laisser aucune illusion sur notre nouvelle situation, l’Haupsturmführer
Nadolny s’est rendu en voiture dans le ghetto, d’où il a ramené quatre
membres du Service d’ordre : Rotzajt, Rotbard, Domanowicz et Szyffer,
avec leurs femmes. Ces gens-là étaient un outil d’exécution dans les
mains de Nadolny.
Le plan de travail préparé pour nous, les Juifs, se présentait de la
manière suivante : nous nous levions à 5 h 30. Après la toilette et le
Nadolny est arrivé, a pris ses 300 dollars à Rapaport, l’a battu et emmené
à l’Umschlagplatz.
Il a été décidé de se venger des canailles du Service d’ordre. La nuit,
pendant qu’ils dormaient, quatre garçons de notre groupe se sont intro-
duits dans leur chambre séparée et leur ont pris leurs casquettes, leurs
brassards et leurs matraques. Les mêmes ont attaqué Rotzajt, qui avait
la garde de nuit, l’ont désarmé en lui enlevant aussi sa casquette, son
brassard et sa matraque.
Le lendemain matin, le Service d’ordre s’est présenté à l’appel sans
uniformes. L’Haupsturmführer nous a menacés d’envoyer tous les Juifs
à l’Umschlagplatz si les uniformes et les matraques du Service d’ordre
n’étaient pas retrouvés avant 10 heures. Malgré ces menaces, les affaires
n’ont pas été retrouvées.
Après 10 heures, Nadolny a convoqué à nouveau tous les ouvriers
juifs, a choisi quatre d’entre eux et les a enfermés pendant 24 heures.
Ces personnes ont été convoquées plusieurs fois à la Personalabteilung
pour être interrogées. Pendant les interrogatoires, Nadolny les torturait,
mais trois d’entre eux ne savaient rien et ne pouvaient donc rien dire
de concret ; Taub, qui faisait partie du groupe de sabotage et connais-
sait la vérité, gardait le silence malgré les coups de fouet. Nadolny a été
obligé d’abandonner cette affaire. Une enquête a été menée aussi avec
d’autres personnes, mais elle n’a donné aucun résultat. À la demande
de Szyffer, Nadolny l’a accompagné dans le ghetto et a rapporté
d’autres insignes, d’autres casquettes et d’autres matraques. On a retiré
à tous les Juifs les permissions pour le ghetto, que les « ouvriers méri-
tants » recevaient jusqu’alors le dimanche. On nous a donné aussi du
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 539
1943
Janvier-avril
Ainsi passait le temps, entre le baraquement et l’usine. Cela a duré
jusqu’en janvier 1943. Le 18 janvier, nous avons entendu des tirs en
provenance du ghetto, et la nuit, nous avons vu de grandes lumières
prétendus tanks juifs qui auraient été engagés dans les combats. Tous
étaient pleins de sympathie pour les Juifs qui se battaient. Certains
ouvriers polonais racontaient qu’ils avaient vu de leurs propres yeux des
ambulances ramener du ghetto avec des Allemands blessés.
Nous nous sommes alors adressés au capitaine Müller, pour qu’il nous
dirige (nous, c’est-à-dire le groupe de sabotage dont faisaient partie
Szymon Fortajl, Szymon Brawman, Zymry Taub, Leon Ajsler, Ganc et
moi) vers des détachements de partisans de la Gwardia Ludowa13. Le capi-
taine Müller nous a promis que, dès que l’ordre de l’évacuation des Juifs
de l’usine Oppel arriverait, il essaierait de nous prévenir et qu’il nous
donnerait l’adresse à laquelle il faudrait nous rendre. Ensuite une agent
de liaison nous amènerait dans les forêts de Lublin.
Au bout de trois jours, les combats dans le ghetto se sont arrêtés.
Aucun ordre concernant les Juifs n’est arrivé à Oppel. Les Polonais
affirmaient que les Allemands avaient été obligés de mettre un terme à
leur action à cause de l’opposition très forte de groupes juifs de combat
bien organisés.
Tout notre centre de travail était en ébullition. Enfin, nous avions
trouvé notre place. Chacun voulait s’enfuir et retourner dans le ghetto
pour prendre part aux combats. La tension est montée à un tel degré que
chacun d’entre nous ou presque possédait de fausses clefs du portail
d’Oppel et de la voie de raccordement qui conduisait à l’usine.
L’ingénieur Fortajl et Ganc ont réussi à s’enfuir grâce à ces clefs, ce
qui a de nouveau déchaîné la rage de Nadolny contre le Service d’ordre.
Sous notre pression et sous la menace des organisations clandestines
L’insurrection
Le 17 avril 1943, à 3 heures de l’après-midi, nous avons quitté le
terrain de l’usine Oppel et marché à travers le quartier de Zoliborz
jusqu’au ghetto. Des Polonais sont venus vers nous et nous ont avertis
de ne pas rentrer dans le ghetto, parce qu’un état-major de déportation
était arrivé à Varsovie avec des Ukrainiens, des szaulis, des Lettons et
des junaks, qui étaient logés au 6 rue Tarczynska (dans d’anciennes
fabriques d’uniformes de l’armée polonaise). Nous sommes arrivés par
la rue Nalewki au coin de la rue Swietojerska, où se tenaient les
ouvriers de plusieurs centres qui rentraient au ghetto après le travail et
attendaient la fouille. Ce jour-là, à les en croire, la fouille était parti-
rencontré Ganc, qui m’a raconté qu’il se trouvait dans l’atelier des
hajmanowcy17 et qu’il s’était spécialisé dans l’installation de puits arté-
siens dans les bunkers que les Juifs préparaient en cas d’Aktion. Il m’a
dit qu’il avait préparé une arme et des munitions.
Les Juifs qui habitaient dans le secteur des brossiers étaient en
général de meilleure humeur que lorsque je les avais laissés. Les
familles, qui avaient été détruites, s’efforçaient de reconstituer des
familles de substitution. Le nombre de mariages parmi les jeunes était
relativement élevé. On organisait aussi toutes sortes de soirées
amicales, par exemple littéraires ou artistiques, avec la participation de
Wladyslaw Szlengl. L’alimentation de tous les Juifs était relativement
bonne. Les gens ne se refusaient rien. Certains s’occupaient de récu-
17. Du nom de Haiman, chef de l’entreprise éponyme, un Allemand qui employait chez lui tous
les porteurs chargés d’approvisionner le ghetto et de transporter dans les entrepôts allemands les
affaires et les vêtements des appartements abandonnés.
544 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
le quartier polonais ne protégeait pas contre les Allemands. Tôt ou tard,
chaque Juif là-bas serait attrapé et remis entre les mains des Allemands.
Dans le secteur des brosseurs, on sentait une ambiance de fête. Les
gens en général étaient contents. On se passait par le bouche à oreille
les dernières nouvelles politiques. Chacun croyait que le jour de la libé-
ration était proche, et pourtant, malgré tout, on sentait une inquiétude
réfrénée. Des bribes d’informations selon lesquelles un état-major de
déportation était arrivé à Varsovie arrivaient du quartier polonais.
La vie dans le secteur des brosseurs suivait un cours normal. Après les
heures de travail, les gens s’habillaient soigneusement et sortaient dans la
rue Bonifraterska, qui était piétonne. On entendait de loin le chant des
ouvriers qui rentraient du quartier polonais dans le ghetto après leur
disant que la police bleu marine était mobilisée pour le 19 avril. Les
ouvriers (placowkarze) qui étaient rentrés du travail racontaient qu’ils
avaient vu marcher des groupes d’Ukrainiens, de szaulis et de junaks.
Ces formations avaient été amenées par les Allemands pour mener une
action chez les Juifs. Ce jour-là, certains Juifs ont réussi à s’enfuir vers
le quartier polonais.
Dans le quartier des brosseurs, le chaos a commencé à régner. Des
informations contradictoires arrivaient. Certains parlaient d’une Aktion
pour rechercher les armes dans le ghetto central, d’autres d’un ordre de
déportation immédiate des ateliers Schultz et Toebbens vers Trawnik et
Poniatowa. On parlait aussi d’une Aktion « Warschau Judenrein ». Dans
la soirée, la surveillance a été renforcée et les sorties du ghetto ont été
à côté du mur, les carabines tiraient. Le bruit des grenades qui les
accompagnait résonnait de plus en plus souvent.
C’était déjà l’aube. Les gens étaient dans les abris, les défenseurs à
leurs postes. J’étais excité, énervé, je me perdais sans fin en conjectures.
L’incertitude, la peur laissaient tout de même la place à un fort désir de
survie. Les barbares nous préparaient une nouvelle surprise diabolique
pour la fête de Pessah.
Lundi matin, à 5 h 30, je suis monté dans le grenier avec Lutek
Prywes pour observer le quartier. Nous étions encerclés par les
Ukrainiens, les szaulis, la gendarmerie, les junaks et les petits traîtres de
la police polonaise. Ces derniers occupaient une position honorifique
dans le bloc des assassins unis contre les enfants juifs sans défense.
Un garde se tient tous les dix mètres. Au coin des rues Walowa et
Swietojerska, un fusil automatique tire sans discontinuer. Nous
sommes entourés par un puissant cordon. Le silence de cette matinée
historique est interrompu par un bruit de pas de mauvais augure… Les
traîtres du Service d’ordre, derrière Szmerling, la gendarmerie, les
junaks, les Ukrainiens et les Lettons marchent en rangs serrés depuis
la rue Nalewki. Des divisions SS ferment ce défilé. Ils apportent avec
eux des mitrailleuses et toutes les armes automatiques qu’ils utilisent.
Des caisses de munitions et de grenades. Les formations avancent
rapidement en rangs unis – elles marchent sur le ghetto. Ces
Kulturträger, ces Huns « modernes » attaquent au petit jour la popu-
lation juive sans défense. Ils vont assassiner des enfants innocents et
sans armes, violer des femmes, piller des biens. À nouveau, un voile
noir va couvrir le ghetto.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 547
La terre n’a pas encore séché après l’Aktion de juillet 1942. La terre
n’a pas encore absorbé le sang des Juifs après l’Aktion de janvier, et à
nouveau la colonne infernale des tueurs est au travail. Avec le sang
juif, ils écriront : « La troisième Aktion de destruction des Juifs de
Varsovie ». Les portes des maisons se lamentent : « Rendez nous nos
habitants innocents assassinés. » Des ruisseaux de larmes coulent
encore sur les premières victimes juives.
La tristesse et le deuil règnent à l’entour et les barbares piétinent la
terre, arrosée de sang sacré, et marchent vers une nouvelle tuerie. Le
sang juif coulera à nouveau. Les serviteurs juifs, les valets des
Allemands, prendront plaisir à ce spectacle et ils vont se saouler de
sang juif innocent. Et les Kulturträger du XXe siècle recevront de l’avan-
Les mères avec leurs enfants campaient sur les bords des trottoirs et
des caniveaux, en suppliant les passants de leur donner un bout de pain
pour leurs enfants affamés. La foule des gens passait par vagues,
coulait dans les rues, mais il était rare qu’un passant s’arrête devant les
malheureux.
Sur les trottoirs étaient allongés, immobiles, les tuberculeux, les
malades du scorbut et de la gale, les affamés avec les membres enflés,
épuisés de la faim, dont les os étaient visibles à travers la peau, avec les
joues creuses et les yeux vitreux et éteints. Des êtres humains privés de
chair, des squelettes mobiles. Ils étaient allongés indifférents,
apathiques, résignés, inconscients du lendemain. Le long des rues
centrales, on voyait une masse humaine, un bloc multiforme de gens qui
se cachaient là-bas aussi. Ils ont été armés par la résistance polonaise.
Au début du mois d’avril 1943, les Allemands les ont encerclés. Une
bataille a eu lieu. Nombre d’entre eux sont morts. Heniek avec deux
amis a réussi à s’échapper. Ils sont rentrés à Miedzeszyn avec l’intention
de se cacher chez des Polonais qu’ils connaissaient. Ils ont été dénoncés
et remis entre les mains de la police bleu marine, qui a livré les fugitifs
aux Allemands. Les bois de pins de Miedzeszyn chantaient une douce
berceuse aux condamnés quand la salve des carabines a interrompu la
vie des jeunes héros juifs.
J’ai interrompu la vague interminable des souvenirs. Je me suis
réveillé de mes rêveries et de mes méditations. D’autres questions me
venaient aux lèvres. Quand est-ce que les guerres, les incendies, les
Chaque maison du ghetto était un château fort, une forteresse. Par les
fenêtres des habitations, les combattants juifs brûlaient les Allemands
avec du feu et lançaient des grenades.
Les défenseurs passaient d’une rue à l’autre par les greniers pour
reprendre les endroits menacés. Les Allemands ont commencé à utiliser
des lance-flammes et à mettre le feu aux immeubles du ghetto. La circu-
lation des piétons et des véhicules dans la rue Bonifraterska, dans le
quartier polonais, a été interrompue. Une grande agitation régnait dans
le secteur des brosseurs. Les gens emportaient leurs affaires les plus
indispensables et s’installaient dans les abris. À partir du lendemain,
nous ne pouvions plus rester dans les cours. Nous devions nous
enfermer dans les abris-tombeaux jusqu’à la fin de la guerre… et peut-
être pour toujours…
Le premier et le deuxième jour de l’insurrection, j’ai rencontré dans
mon environnement immédiat, entre le 2 et le 2a de la rue Walowa et le
36-38 rue Swietojerska, un groupe armé de l’Hachomer Hatzaïr dirigé
par la famille Kuzko, les tôliers de la place Grzybowska, et un groupe
des charretiers commandé par Weinberg. Les deux groupes n’étaient pas
liés à l’Organisation juive de combat. J’ai rencontré aussi Heniek Lopata
avec quelques hommes armés.
L’ingénieur Slawek Mirski était le commandant de la cour de l’im-
meuble du 38 rue Swietojerska. Je lui ai demandé de rejoindre un groupe
de combat, mais il m’a répondu qu’il n’y avait pas d’armes et qu’il m’en-
verrait dans un groupe de combat dans quelques jours, lorsqu’il faudrait
relever les combattants à leurs postes. J’ai obtenu la même réponse de
Weinberg.
556 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Le même jour a eu lieu une discussion entre les directeurs juifs des
ateliers des brosseurs et Laus, le directeur allemand. Il a demandé que
tous les habitants des ateliers soient évacués immédiatement vers
Trawniki et Poniatowa. En conséquence, un message recommandant à
tous les Juifs de se cacher et de se diriger dans les abris s’est répandu
dans le secteur des brosseurs. L’ingénieur Slawek Mirski m’a dirigé dans
« l’abri général », qui était préparé pour tous les habitants pauvres du
38 de la rue Swietojerska.
Je me suis rendu dans cet abri à 14 heures. L’ingénieur Mirski a
appelé tous les Juifs qui s’y trouvaient dans les toilettes de la cave et
nous a éclairés franchement sur la situation. Il nous a dit que nous
serions peut-être obligés de passer plusieurs jours, plusieurs semaines,
les enfants soient séparés de leurs mères et les femmes de leurs maris.
« L’Aktion de juillet ne devra plus se reproduire. » Mirski a quitté l’abri au
milieu des lamentations et des pleurs des femmes et, en sortant, il a dissi-
mulé la trappe menant à l’abri et au couloir de la cave – l’accès à la
trappe. Il a posé sur la trappe une machine et a répandu beaucoup de
plumes tout autour. Quand j’ai quitté la cour de l’immeuble pour me
rendre dans l’abri, elle donnait l’impression d’être complètement déserte.
Il ne restait que quelques jeunes gens armés. À travers les murs, on
entendait les bruits de pas des gardes qui marchaient. Des rafales de
mitrailleuses tirées depuis le parc Krasinski touchaient assez souvent les
fenêtres de la façade, et des grenades tombaient dans la cour.
Notre abri se composait de cinq cabinets de caves, placés de chaque
côté d’un couloir central. Celui-ci était fermé par un mur de briques à
l’endroit où commençaient les caves de l’abri, de telle sorte que ce mur
ressemblait à tous les autres murs qui se trouvaient autour. L’entrée de
l’abri était masquée par un chariot – c’est ainsi qu’on l’appelait. C’était
un morceau de mur construit en béton et en fer, sur la face duquel on
avait mis des briques. Ce mur était monté sur des rouleaux placés sur
des rails de deux mètres de long. Une fois tout le monde à l’intérieur, le
« chariot » était tiré et masquait une ouverture de 170 cm de long sur
80 cm de large dans le sol de la cave. De l’intérieur, le « chariot » était
fermé par de grandes barres. Les fenêtres de la cave étaient dissimulées
par des tas de déchets de grande taille, qui n’étaient intentionnellement
pas enlevés. L’un des cabinets de la cave devait servir d’entrepôt d’ap-
provisionnement, mais était malheureusement vide. Dans le deuxième se
trouvaient de modestes couchettes, fixées au mur sur trois côtés. Elles
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 557
étaient occupés par les chanceux qui étaient arrivés les premiers. Leurs
biens se trouvaient dessous. La troisième toilette avait une cuisine
spéciale équipée d’eau, de lumière et de gaz. Là aussi, les lits étaient
placés contre le mur. La quatrième toilette de cave était destinée à l’iso-
lement des malades et des vieillards. Dans la cinquième, il y avait un
puits d’eau de six mètres de profondeur, et des toilettes séparées, ainsi
que des lits contre les murs.
Dans cet abri destiné à 80 personnes, se trouvaient, le 20 avril,
120 personnes. En discutant avec les gens, je me suis rendu compte que
la grande majorité de ceux qui s’y cachaient n’avaient pas suffisamment
d’argent pour participer à la construction des abris familiaux ou qu’ils
s’étaient retrouvés par hasard dans le quartier des brosseurs. Tous les
sion a été que toutes les réserves de nourriture soient placées dans un
dépôt commun, parce que le premier jour, chacun de ceux qui se
cachaient puisait dans ses propres provisions. Dans notre abri, il y avait
un rabbin qui ne voulait rien manger d’autre que quelques carrés de sucre
provenant de la nourriture préparée pour la fête de Pessah. C’était le
deuxième jour de la fête. Le rabbin, un homme âgé, restait assis et priait
de tout son cœur à la lumière vacillante d’une petite lampe électrique.
Dans la soirée, nous avons entendu comme le bruit de pas au dessus
de notre cage d’escalier et des bruits sourds qui ressemblaient aux sons
d’une Aktion habituelle de recherche des Juifs dans notre cour. Après
une dizaine d’heures passées dans l’abri, il s’est avéré qu’on manquait
d’air pour respirer. Les allumettes ne voulaient pas s’allumer.
Le lendemain matin, le 21 avril, notre situation a encore empiré. Les
enfants pleuraient terriblement et les mères, qui craignaient que ces
pleurs ne s’entendent de l’extérieur et n’attirent les Allemands, envelop-
paient les enfants dans des coussins pour étouffer leurs sanglots. Dans la
matinée, des femmes ont commencé à s’évanouir. Aux alentours du midi,
les lumières de l’abri se sont éteintes. Dans le noir, l’inquiétude croissait
de minute en minute. Les femmes ont commencé à crier : « Ouvrez ! Nous
voulons sortir. Nous ne voulons pas étouffer ! ». Les jeunes ont commencé
à percer des trous dans la cheminée avec des leviers pour faire entrer l’air,
mais les flammes ont envahi l’intérieur et on a rebouché le trou. Les
femmes s’évanouissaient et les enfants criaient. Les jeunes distribuaient de
l’eau, pour réveiller les gens. Quand la situation s’est détériorée, nous
avons décidé malgré tout de quitter l’abri. Mais quelle ne fut pas notre
épouvante quand, après avoir retiré le « chariot », nous n’avons pu ouvrir
558 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
la trappe. Sans rien dire de notre découverte, nous avons décidé de
creuser un trou dans le mur qui séparait notre abri des autres parties de
la cave. Ce travail était très pénible, car les hommes s’évanouissaient tout
le temps. Nous travaillions dans le noir complet, car à cause du manque
d’oxygène, les allumettes ne s’allumaient pas.
Après une heure et demie de travail environ, une ouverture de
18 pouces a été percée dans le mur. Un jeune garçon, Szyja Szyjer, a
sauté le premier. Il nous a crié de ne pas sortir par là parce que de l’autre
côté, la cage d’escalier menant au 38 rue Swietojerska par une deuxième
cour était en flammes.
Des nuages de fumée sont entrés dans l’abri, et pratiquement tout le
monde s’est évanoui. Les seuls qui soient restés conscients marchaient
inondées par l’eau qui s’échappait des conduites cassées. Là, nous avons
rencontré des rescapés de l’incendie de l’abri de Mietek Rozenberg, qui
était probablement un Juif vendu à la Gestapo. Leur abri avait brûlé
totalement, et le tunnel de 18 mètres qui le reliait au jardin des Krasinski
n’avait pas pu être utilisé à cause des mitrailleuses en position dans l’im-
meuble dans lequel débouchait le tunnel. Dans les caves, nous avons
aussi trouvé un groupe de combat de l’Hachomer Hatzaïr.
Les gens pataugeaient dans l’eau et, par en haut, les voûtes brûlantes
des caves dégageaient une ardente chaleur, car le bâtiment où nous nous
abritions était en feu. Autour de nous, on voyait un océan de flammes
et d’épais tourbillons de fumée. Le craquement des immeubles qui
brûlaient se mêlait aux cris des blessés et aux pleurs des femmes.
Dans les caves, des tourbillons de poussières se sont soulevés. L’une des
grenades a explosé près de la famille Braun, qui se cachait là. L’épouse
de Braun a remarqué un éclair de feu, a été assourdie par la détonation
avec sa fille, et a été ensevelie sous des tourbillons de sable. Son mari,
malade du cœur, a eu une attaque et est mort. Quelques jours plus tard,
à la demande de sa femme, nous avons enterré son corps dans la cave.
Après l’arrivée des Allemands, une grande partie des gens se sont
retirés par les caves vers le 4 de la rue Walowa. Là-bas, comme nous
l’avons appris plus tard, le groupe de combat de Szymon Melon se
défendait. Au 2a de la rue Walowa, les charretiers menaient le combat
et repoussaient les attaques des Ukrainiens qui essayaient d’entrer dans
la cour. Les gens dans les caves étaient parfois pris de crises d’hystérie
à la perspective de mourir dans les flammes ou sous les gravats des
immeubles qui s’effondraient. À plusieurs reprises, certains ont coura-
geusement essayé d’aller jusqu’au mur. Ils ont réussi à ne pas mourir
brûlés vifs, parce qu’ils ont été tués par des balles ou des grenades alle-
mandes près du mur.
Les gens qui se trouvaient dans les caves changeaient subitement.
Certains avaient un regard fou, d’autres les yeux exorbités. Les
femmes serraient leurs enfants contre elles en s’arrachant les cheveux.
Les hommes tournaient en rond en attendant la tombée de la nuit. Le
soir Szymek Kac des brosseurs, Heniek Zemsz de l’Hachomer Hatzaïr,
et Fugman du groupe de Drykier sont arrivés au 36 rue Swietojerska.
Plusieurs combattants de l’Hachomer Hatzaïr et des charretiers se sont
occupés des rescapés de l’incendie, dont les abris avaient brûlé et qui
avaient fui le feu dans les caves. Les rescapés ont été répartis entre les
560 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
abris épargnés. De ce moment, le feu déchaîné a été le seul à se battre
encore dans le secteur des brosseurs.
Je me suis retrouvé dans l’abri de Szymek Kac, au 36 rue
Swietojerska, dans les caves de l’immeuble en façade qui s’était effondré
pendant les opérations de 1939. Dans l’abri de Szymek, j’ai rencontré
Festinger avec un groupe de vingt personnes échappées de l’abri en
flammes du 38 rue Swietojerska, qui avaient pris la fuite en direction de
la rue Walowa pour accéder au « terrain sauvage ». Une importante
garde allemande les avait forcés à faire demi-tour, blessant certains
d’entre eux et en tuant d’autres. Le reste du groupe s’était refugié dans
les toilettes publiques du 2 rue Walowa. Les Ukrainiens qui les poursui-
vaient étaient arrivés dans la cour et avaient commencé à lancer des
Dans le bunker de Szymek Kac, on parlait d’une mine qui avait été
placée par les membres de l’Organisation juive de combat près du portail
d’entrée de l’atelier des brosseurs et qui avait explosé, en blessant et en
tuant une division de SS qui pénétrait dans le secteur des brosseurs pour
y mener une Aktion.
Dans l’abri, personne n’arrivait à se remettre de la tragique réalité qui
nous entourait depuis que le feu s’était répandu dans tout le secteur des
brosseurs. Personne ne croyait que la bestialité des Allemands attein-
drait un tel degré, qu’ils mettraient le feu au quartier juif en plein cœur
de Varsovie pour en consumer dans les flammes ses habitants. La réalité
était trop terrible pour que l’on puisse y croire. Les enfants, en appre-
nant que tout brûlait, demandaient naïvement à leurs parents : « Où
avait d’autres aussi qui avaient déjà un appartement prêt dans le quar-
tier polonais. Même Szymek Kac avait un appartement prêt à Otwock,
où son frère avait signé la Volkslist et obtenu un emploi dans les
chemins de fer. Tous ces gens faisaient des efforts désespérés pour
entrer en contact avec le quartier polonais, pour que quelqu’un de
l’extérieur leur vienne en aide (ils avaient de l’argent et des bijoux),
mais toute liaison était rompue. Dans l’abri de Szymek Kac, il y avait
une ligne téléphonique secrète et un appareil avec lequel on pouvait
entrer en contact avec le quartier polonais, mais aucun habitant de
l’abri n’acceptait qu’on le fasse, de peur que cela ne conduise sur les
traces de l’abri.
Nous avons alors trouvé un autre moyen. Nous avons décidé de
creuser un tunnel de 18 mètres, qui mènerait dans le jardin des
Krasinski, avec l’intention de passer dans le quartier polonais en se
servant des armes en notre possession dans l’abri.
Mais cette fois encore, le sort ne nous a pas été bienveillant. La terre
était très poudreuse, et nous n’avions pas de matériaux pour renforcer
les murs des tranchées. Quand on arrivait à un résultat provisoire, tout
tombait sous la pression du sable qui s’écroulait. Lorsqu’un nouveau
tronçon de tunnel s’effondrait, un terrier énorme se créait et des dizaines
de mètres cubes de sable, qu’il fallait emporter à l’extérieur, s’accumu-
laient dans le fond du tunnel.
Nous enlevions le sable en faisant la chaîne, mais c’était très long. À
cause de l’étroitesse de l’abri, les gens occupaient chaque bout d’espace
libre, et une grande partie des rescapés de l’incendie, pour qui il n’y
avait pas suffisamment de place dans l’abri, se trouvait dans le tunnel.
562 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Il s’y trouvait ainsi environ 60 personnes. Dans la journée, le sable retiré
du tunnel était mis dans les coins, pour être sorti pendant la nuit et
caché sous les tas de briques. Nous sommes finalement arrivés à un
tronçon du tunnel où le sable s’écroulait tout le temps, et nous avons dû
interrompre le travail, perdant ainsi notre unique espoir de salut.
Dans le bunker, il y avait une radio qui ne donnait malheureusement
jamais de nouvelles réconfortantes. Une grande quantité de provisions,
plus de 4 tonnes, avait été accumulée dans l’abri : de la farine, des hari-
cots, du sucre, de la matière grasse, des biscottes et bien d’autres choses.
Les vivres étaient conservés dans des plats métalliques spéciaux qui
fermaient hermétiquement, afin de pouvoir les garder longtemps. L’air
dans l’abri était meilleur aussi, car on avait installé des ventilateurs.
avéré que l’abri pour les pauvres, au 38 rue Swietojerska, avait survécu.
Le samedi 24 avril, on a pris tous les jeunes garçons, on leur a
distribué des outils de travail et on leur a attribué deux maçons, les
frères Blumsztajn. Cette équipe a reçu pour mission de se rendre dans
l’abri du 38 rue Swietojerska, de l’élargir et de l’adapter pour le plus
grand nombre possible de rescapés des incendies. Nous avons relié à
l’abri encore trois cabinets de caves supplémentaires, en masquant les
accès avec des tas de gravats. On a détaché les cages d’escalier d’à côté
qui n’avaient pas complètement brûlé. Volontairement, nous avons
creusé des trous dans les plafonds des caves avoisinantes de notre abri,
pour faire croire aux Allemands que nos caves étaient vides. Tous les
anciens habitants qui avaient survécu et de nouvelles personnes ont
commencé à arriver dans l’abri. Un rabbin est revenu aussi. Il a raconté
que pendant la journée, il se cachait dans les poubelles, et la nuit dans
l’abri. Les Juifs des abris environnants le nourrissaient avec du pain
azyme. La famille de l’ingénieur Lew, qui se trouvait auparavant dans
l’abri du 2 rue Walowa, est également arrivée chez nous. Ils étaient
partis de là-bas au moment où la voûte s’était écroulée et que les
flammes avaient envahi l’intérieur. L’abri avait une seule issue, près de
laquelle les gens fous de terreur s’étaient lancés dans une lutte tragique
pour sortir en priorité. Cela avait encore aggravé le drame, et le feu
avait très vite envahi l’abri en arrivant aux matériaux inflammables,
comme les lits en bois, les vêtements et le pétrole. C’était un combat
dramatique entre le feu qui se propageait rapidement et plusieurs
dizaines de personnes qui se battaient pour arriver à la cage d’escalier.
Une dizaine est parvenue à s’échapper, mais ensuite le plafond de la
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 563
cave s’est écroulé en bloquant l’unique sortie de l’abri. Les gens qui se
trouvaient à l’intérieur sont morts dans de terribles souffrances.
Ont été amenés dans notre abri : l’ingénieur Tajst, intoxiqué à
l’oxyde de carbone, un jeune garçon brûlé du nom de Moniek, une
vieille dame, madame Jakubowska, et la fille de l’ingénieur Lew qui était
brûlée. On a créé un espace isolé pour les malades. Le soir, Mundek, le
beau-frère de Weinberg, le chef des charretiers, est arrivé de l’abri des
charretiers et nous a raconté la terrible tragédie qui avait eu lieu dans
leur bunker. Dans la nuit du 21 au 22 avril, la femme de Weinberg avait
accouché d’un enfant. L’abri se trouvait dans le « terrain sauvage », au
4 rue Nalewka, sur le trajet des Allemands. Ses voisins ont eu peur que
les pleurs de l’enfant ne fasse découvrir leur trace aux Allemands et ont
l’heure… Szor aimait les femmes. Cela avait commencé par des flirts avec
des secrétaires. Il venait en aide à celles qui se montraient « favorables »
en leur distribuant des gratifications financières. Les cadeaux, les déjeu-
ners somptueux chez Schultz, les « réunions » qui se prolongeaient, les
soirées intimes, constituaient les étapes suivantes. La rumeur que Szor ne
rentrait pas chez lui la nuit a fait le tour du ghetto. Sa femme savait qu’il
était occupé, que ses affaires le retenaient en ville, et qu’à cause de cela
il ne rentrait pas à la maison avant le couvre-feu. Peut-être devinait-elle
la vérité, mais le diagnostic qu’elle portait sur son mari laissait un espoir
de guérison. Elle ne fermait pas la porte derrière elle.
Les adulateurs du veau d’or croient que l’argent donne à l’homme de
l’assurance, du courage, qu’il permet aux riches de franchir les obstacles
et d’atteindre les sommets avec une échelle dorée.
Szor montait, marche après marche. Peu importait que le chemin soit
devenu sinueux et pentu, et laisse découvrir de profonds ravins à
l’homme qui le gravissait.
L’entreprise de Kasinski livrait à l’intendance jusqu’à 120 wagons de
marchandises par mois. La quantité et la qualité des marchandises
n’étaient pas contrôlées. Le front de l’est avait besoin et absorbait conti-
nuellement de nouvelles divisions allemandes, ce qui provoquait des
changements permanents au sein de l’intendance. Kasinski et Szor
avaient trouvé un nouveau moyen de s’enrichir. Le système était simple :
il consistait à se servir de ses relations à la direction de l’intendance.
Pour commencer, ils émettaient des factures pour des marchandises plus
chères que celles qu’ils livraient. Ils changeaient la classification des
produits et les différences atteignaient des centaines de pourcents.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 567
disant qu’il ne comprenait pas pourquoi ils lui adressaient des reproches
injustifiés. « Ma femme et mon enfant bénéficient de la sécurité maté-
rielle, et ils ont tout ce dont ils ont besoin », avait-il l’habitude de dire.
L’Aktion de juillet 1942 avait surpris Szor en compagnie d’une jeune
fille de 18 ans, une célèbre beauté du ghetto. Sa femme et son petit
garçon avaient été arrêtés dans leur cachette et emmenés à
l’Umschlagplatz. L’argent, les contacts et les connaissances n’avaient
rien pu changer… Ils étaient partis …
Szor et sa compagne s’étaient retrouvés dans l’atelier des brosseurs.
Pendant l’hiver 1943, il avait été arrêté par l’Organisation juive de
combat parce qu’il ne voulait pas verser de contribution pour les armes
à la caisse de l’organisation.
Au cours de l’Aktion de janvier 1943, l’élue de son cœur a été
emmenée à l’Umschlagplatz. Szor était resté avec son argent. On lui
avait proposé un refuge dans le quartier polonais, contre une forte
somme d’argent. Les Machers20 voulaient le faire passer au « paradis »,
mais Szor considérait le ghetto comme son paradis et il avait très peur
du quartier polonais. Il était resté.
Il avait construit une cachette dans sa maison. Pendant l’insurrec-
tion, il s’était caché dans cet abri avec son coffre fort, et était resté là-
bas pour toujours…
Le lundi 26 avril, les Allemands avaient emmené un groupe de
plusieurs centaines de « brosseurs » dont les abris avaient brûlé et qui se
cachaient dans des caves inondées de la rue Franciszkanska. On racon-
comme toutes les autres, a éclaté comme une bulle de savon. Nous avons
appris que le « terrain sauvage » était incendié par les Allemands.
L’abattement et l’apathie ont à nouveau saisi de leurs pinces les occu-
pants des abris. L’épuisement physique et moral avait un lourd impact
sur l’état psychique des gens. Ils faisaient les pires prédictions. Ils affir-
maient que, dans le meilleur des cas, après un long combat contre la
mort, nous finirions aussi tragiquement que les boulangers.
À nouveau, il a été question de s’enfuir dans le quartier polonais.
Certains ont commencé à quitter l’abri un par un, avec l’intention de se
rendre dans le ghetto central. Ces gens-là savaient que dans les abris du
ghetto central, où ils avaient des connaissances, se trouvaient des
tunnels menant dans le quartier polonais. Nous, le groupe des jeunes,
avec Klojnski et Heniek Zemsz, avons décidé d’ouvrir la bouche d’égout
qui se trouvait près de la rue Walowa et d’examiner le trajet du canal.
Nous sommes descendus dans le canal, avec toutes les précautions. Nous
n’avions pas de plan des canalisations, et nous nous sommes liés les uns
aux autres avec de longues cordes. L’extrémité de la corde est restée à
l’extérieur de la bouche, près de laquelle se trouvaient nos autres
compagnons. En pataugeant dans les canalisations, nous sommes
arrivés à un tronçon plein de boue d’où s’échappaient des gaz terreux.
Il n’y avait plus de chemin. Désespérés et résignés, nous avons quitté
cette canalisation, en nous promettant de poursuivre les recherches le
lendemain dans les autres.
Le 2 mai, en nous rendant place Muranowski pour nouer des contacts
avec les gens du ghetto central, nous avons appris la tragédie qui y avait
eu lieu.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 573
Sur la place Muranowski, nous avons remarqué des gravats qui s’en-
tassaient : c’était tout ce qu’il restait des immeubles modernes. De
dessous les gravats s’échappait comme la plainte muette des combat-
tants héroïques du ghetto, qui avaient lutté et étaient tombés là.
Les trois premiers jours de l’insurrection, on s’était battu dans ces
immeubles pour chaque étage, chaque chambre, chaque pouce de cage
d’escalier. Les Allemands luttaient avec acharnement pour gagner les
drapeaux qui flottaient sur les toits. Le groupe que commandait Pawel
avait combattu héroïquement ici. Cette nuit-là, nous avons appris que
ce groupe s’était échappé du ghetto vers le quartier polonais, mais
personne ne pouvait nous indiquer le chemin qu’il avait emprunté.
À ce moment-là, la situation des Juifs dont l’abri était situé dans la
« zone sauvage » se présentait tragiquement. Ils étaient totalement isolés
des points de résistance et de tous les îlots juifs, comme les ateliers et le
ghetto central. À plusieurs reprises, nous avons essayé d’entrer en
contact avec eux, mais ces tentatives ont échoué, parce qu’il y avait
dans ce secteur des postes avec des mitrailleuses.
La situation empirait de jour en jour et devenait presque désespérée.
Nous nous sommes tournés à nouveau vers le tunnel qui menait de l’abri
de Szymek Kac au jardin Krasinski. Le 5 mai, un groupe de quelques
jeunes, dont je faisais partie, a été envoyé dans cet abri pour aider à
creuser le tunnel. Nous travaillions des nuits entières, de 9 heures du soir
à 5 heures du matin, et nous nous reposions dans la journée. Dans la
nuit du 7 au 8 mai, deux mètres cinquante seulement nous séparaient
encore du jardin Krasinski. Nous comptions bien finir de creuser le
tunnel la nuit suivante.
574 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Le 7 mai, des Allemands se tenaient au-dessus de notre abri. Des
patrouilles allemandes nombreuses encerclaient tout le secteur des bros-
seurs. Ce jour-là, nous pensions que les Allemands allaient nous décou-
vrir. Ils fouillaient sur le tronçon de l’abri de Szymek Kac, mais ils ont
seulement découvert l’abri de Starowiejski, au 36 rue Swietojerska, qui
se trouvait dans la deuxième cour aveugle sous le passage du portail. Cet
abri appartenait à Starowiejski, un carrossier connu de la place
Grzybowski. Son abri avait des structures en fer et était conçu pour trois
familles, soit vingt personnes. Toute la famille Rozenberg, y compris
Mietek, avait été logée dans cet abri. Après l’avoir découvert, les
Allemands ont fait exploser le « chariot », mais ils avaient peur d’en-
trer à l’intérieur. Comme personne ne se montrait en réponse à leurs
des troncs d’arbre, leurs petits corps trempés de flots de sueur, comme si
quelqu’un versait sur eux des seaux d’eau. Le soir, ils se sont mis debout
près du tuyau par lequel l’air entrait dans l’abri, et ont commencé à
jouer à aspirer l’air. À chaque arrivée d’air plus forte, le petit Jureczek
Mosenkis, âgé de six ans, criait : « Je bois du champagne ». Il ouvrait
grand sa petite bouche et aspirait l’air, comme pour en avoir d’avance.
Son visage s’éclaircissait et une expression insouciante, joyeuse appa-
raissait sur son visage d’enfant. Le petit Leos entraîna Basia Kuzko, qui
était encore plus petite, pour jouer avec lui. Un enfant laissant tout sage-
ment la place près du tuyau au suivant, le petit Leos Zemsz lança avec
un visage sérieux une pensée encore plus sérieuse : « Il faut que Basia
avale beaucoup d’air. Comme ça, elle ne pleurera pas demain et les
Par cette brèche, ils ont jeté des bombes lacrymogènes à l’intérieur de
l’abri. Les Juifs terrorisés et désorientés en ont été extraits. Lopata,
Zemsz et moi, nous avons décidé au dernier moment de ne pas aller avec
les Allemands. Il valait mieux mourir sur place avec honneur. Lopata et
Zemsz avaient des armes, moi seulement de bonnes intentions. Très
rapidement, ils ont réussi à dégager une autre sortie qui menait à la cage
d’escalier du côté de la façade de l’immeuble. Après avoir rampé
quelques minutes, nous nous sommes retrouvés complètement encerclés
par des patrouilles allemandes. De nouveau, la décision-éclair et la
bravoure de mes compagnons nous ont sauvé la vie. Des tirs précis ont
fait le vide dans les rangs des Allemands. En enjambant les cadavres,
sous les tirs, nous avons réussi à nous enfuir au 34 de la rue
Swietojerska et à nous rendre au troisième étage de l’immeuble incendié.
Quand les tirs ont éclaté, les Allemands ont perdu la tête. Plusieurs Juifs
ont profité de ce chaos pour quitter le rang et s’enfuir. Parmi eux se
trouvaient notamment Lewinson, Abram Starowiejski et Czarnoczapka.
Tous les autres, après avoir subi une fouille et un interrogatoire sur
le Judebunker ont été emmenés hors de notre secteur… sauf Billa : à un
officier allemand qui lui demandait « Où sont les Juifs ? », il a répondu
par une forte gifle, en ajoutant : « Hast du Juden… Morder ! ». Il a été
immédiatement assassiné.
Les montres cassées, les billets polonais et étrangers déchirés, les
plumes pour écrire écrasées… tout ce que les Juifs avaient eu le temps
de détruire, est resté dans la cour. Les sacs, les porte-monnaie, les porte-
feuilles – les traces de la fouille étaient posées juste à côté. Un nouveau
nid de Juifs était détruit… Szlengel ignorait la veille qu’il brossait pour
576 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
la dernière fois l’histoire des combattants héroïques et l’histoire des
abris. Peut-être même que personne ne trouvera son manuscrit. Les
malheureux enfants juifs ne savaient pas qu’ils jouaient à leur « jeu »
pour la dernière fois.
À 5 heures de l’après-midi, le cortège des martyrs est parti sur son
dernier chemin. 130 personnes nous ont quittés, parmi lesquelles les
familles Prywes, Foerster, Mosenkis, Kuzko, Rozenberg, et Wajnfeld. Les
Allemands ont fait exploser l’abri.
Le soir, nous nous sommes rendus dans le secteur du ghetto central
pour recueillir des informations sur le degré de sécurité de cette zone. Les
informations que nous avons obtenues étaient bouleversantes de tragédie.
Le matin, les Allemands avaient découvert le bunker de l’état-major
pas pris le risque d’un combat direct, parce qu’ils gardaient en mémoire
les revers récents que leur avaient infligés les courageux et implacables
combattants de l’Organisation juive de combat. Lâches, les Allemands
ont utilisé des gaz lacrymogènes.
Les plus courageux sont tombés. Les défenseurs de l’honneur de la
nation juive sont morts en héros. Les camarades de combat se
suppliaient les uns les autres de se tirer une balle mortelle. Le combat-
tant Lutek Rotblat a abattu sa mère et sa sœur avant de se suicider. Le
plus jeune commandant de l’insurrection, Mordechaï Anielewicz, est
tombé avec les insurgés.
Les combattants ne se sont pas laissé prendre vivants. Ils sont morts
au combat, après avoir tiré leurs dernières cartouches. Ils ont été fidèles
au serment fait au ghetto : « La lutte se déroulera pour la mort des
hommes, pour une mort digne ».
Anielewicz a gagné contre la mort. Il a remporté plusieurs victoires
et mérite pour chacune d’entre elles le titre de « héros national ».
Mordechaï Anielewicz était un commandant qui se battait avec ses
hommes. Il a utilisé cette tactique pendant l’Aktion de janvier 1943, en
apportant la preuve irréfutable de son courage et de son héroïsme.
Le groupe de combat armé qu’il commandait s’est mêlé aux Juifs que
les Allemands avaient arrêtés et qu’ils conduisaient à l’Umschlagplatz.
Au moment où les malheureux franchissaient l’angle des rues Zamenhof
et Niska, les combattants qui se trouvaient dans le groupe ont jeté des
grenades sur les Allemands et les Ukrainiens qui les escortaient. C’était
le chaos. Plusieurs bourreaux ont été tués ou blessés. Les Juifs, que l’on
menait à leur dernier voyage, en ont profité pour se disperser.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 577
air, nous prenions plaisir tout simplement à l’air et au soleil. Lors des
premières heures que nous avons passées à l’extérieur, le soleil nous
aveuglait. Au bout de quelques jours, nous nous y sommes habitués,
mais nos yeux étaient rouges.
Des sentiments étranges s’emparaient de nous quand nous nous
couchions de nouveau dans les « chambres » incendiées. La nuit, on
pouvait croire, en regardant les murs, que nous étions dans une maison
normale et que tout ce que nous avions vécu jusque-là n’était qu’un
mauvais rêve…
La ville des morts n’était jamais calme. Un tir de fusée éclairante ou
le vent qui sifflait en passant par les trous des fenêtres et des portes
brûlées en détachant des morceaux d’enduit qui nous enterraient vivants,
nous faisaient revenir à la réalité. Le jour était plus terrible que la nuit,
parce que nous avions perdu l’habitude de mener une vie normale.
Chaque mot qui venait du jardin Krasinski, les pas des gardes le long des
murs, ou, comme il est arrivé à plusieurs reprises, le passage de divisions
d’assassins par notre cour pouvaient provoquer des crises d’hystérie chez
des gens qui avaient déjà les nerfs à vif. Durant des jours entiers, notre
conscience se débattait entre des sentiments contradictoires. Nous regar-
dions et nous écoutions beaucoup maintenant. Nous éprouvions un
sentiment de joie parce que nous étions encore en vie, mais il suffisait de
s’approcher de la fenêtre et de regarder la cour de l’immeuble du 4, rue
Walowa pour perdre l’envie de poursuivre cette vie misérable.
Dans la cour, plusieurs cadavres de femmes et d’enfants étaient
étendus sur le sol. Leurs corps étaient terriblement enflés. Le soleil, les
chats et les corbeaux achevaient l’œuvre de la destruction. Ce jour-là,
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 579
et, de nuit, dans le secteur. Nous avions percé des ouvertures reliant par
le haut les immeubles dans un quadrilatère délimité les rues
Swietojerska, Bonifraterska, Walowa et des tronçons de la rue
Franciszanka. Grâce à ces liaisons, nous pouvions employer une tactique
de combat élastique et donner l’impression que l’immeuble était défendu
par des forces importantes. Dans la journée, nous discutions et commen-
tions sans fin les combats de la ZOB.
Pour comprendre l’essence de la lutte dans le ghetto, il faut remonter
l’histoire. Les préparatifs des combats avaient été longs, laborieux et diffi-
ciles. Le 28 juillet 1942, au cours de ce qu’on a appelé la « grande Aktion »,
les représentants des organisations haloutziques23 (Hachomer Hatzaïr,
Dror24, Akiba25) s’étaient réunis et avaient décidé de créer un mouvement
de résistance contre l’occupant allemand. Szmul Breslaw, Jozef Kaplan de
l’Hachomer Hatzaïr, Icchok Cukierman et Cyawia Lubetkin de Dror.
Au cours de l’Aktion de juillet 1942, ces organisations avaient
commencé à préparer et à former des groupes de cinq combattants.
Malheureusement, il avait été impossible d’organiser une résistance
26. Mouvement de jeunesse sioniste pionnier, nommé d’après son fondateur, le penseur Aaron
David Gordon.
27. Mouvement de jeunesse juif sioniste créé en Pologne en 1927.
582 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
le ghetto. Les combattants, les vengeurs du peuple, ont infligé des
condamnations aux traîtres et aux bourreaux issus de la même nation,
et leurs coups se sont abattus sur les coupables. La ZOB est également
devenue l’unique défenseur des combattants recherchés, maltraités et
persécutés. Elle a fait payer les riches pour acheter des armes et mené
avec succès plusieurs opérations contre les institutions du Conseil juif,
dont le butin s’élevait à quelques centaines de milliers de zlotys. Cet
argent était exclusivement destiné à l’achat d’armes et de munitions.
La ZOB a créé de petits ateliers clandestins, dans lesquels étaient
fabriqués des bouteilles incendiaires, c’est-à-dire des cocktails
Molotov, et un armement primitif. Elle menait parallèlement une vaste
entreprise de propagande pour attirer les masses vers la résistance
L’attaque lancée sur le ghetto était dirigée par des généraux et des
officiers d’exception, et menée par des soldats nazis expérimentés et par
leurs serviteurs. Cette même armée, qui avait conquis en quelques jours
des pays d’Europe de plusieurs dizaines de millions d’habitants, a été
obligée de se battre pendant six longues semaines dans les rues du ghetto
contre des divisions d’insurgés mal armés, puis de continuer le combat
contre des groupes de survivants luttant avec les méthodes des partisans.
Les ruses, l’expérience et l’habitude des Allemands ont échoué. Les
quantités colossales d’armes et de munitions n’ont servi à rien. Les
Allemands étaient obligés de se battre pour chaque pouce de terre, de
remporter chaque étage, chaque maison, chaque rue séparément – et
même plusieurs fois. Ils payaient leurs « victoires » de centaines de
L’Herrenvolk28 s’est enfui plusieurs fois du ghetto, laissant derrière lui des
morts et des blessés et abandonnant armes et munitions. Ce sont les
incendies gigantesques qu’ils ont allumés, et non les Allemands eux-
mêmes, qui ont fait sortir les combattants de leurs positions et qui se
sont battu avec la population du ghetto. Les incendies étaient si grands
que le bitume fondait dans les rues et dans les cours et s’écoulait comme
une masse sombre. Pas un seul combattant ne s’est rendu vivant. Ils ont
lutté jusqu’au bout. Seule une balle bien tirée ou un éclat de grenade a
fait tomber l’arme de la main d’un combattant juif.
Nous avions un vif débat sur le sujet : « Pourquoi, dans ce moment
essentiel, le ghetto de Varsovie n’a-t-il pas mis au monde de Messie ? ».
L’ingénieur Szenfeld affirmait catégoriquement que notre ghetto avait
ce Messie qui frappait dans les cœurs juifs, mais les Juifs ne croyaient
pas vraiment dans ces prédictions. Selon Szenfeld, ce Messie était
Szmul Breslaw.
En annexe, je peux noter qu’un « bazar » a été créé. Les transactions
ont lieu dans la cour de la maison, au numéro 34 de Swietojerska, à
minuit. Le pistolet est la meilleure « devise », son prix atteint 50 grammes
de graisse de porc fondu, 100 cigarettes et un demi-litre de vodka. Les
cigarettes occupent la deuxième place, une pièce vaut un kilo de blé.
L’argent et les bijoux n’ont aucune valeur sur notre « marché ».
Les affrontements directs dans le ghetto central et dans les zones
d’ateliers ont duré jusqu’au jour du déclenchement des gigantesques
incendies. Comme j’ai pu le constater plus tard, une partie des membres
28. Littéralement, le « peuple des seigneurs » : terme par lequel les nazis désignaient une supposée
race germanique vouée à dominer les autres. (N.d.l.R.)
584 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
de l’OJC s’est retirée du ghetto vers le quartier polonais. Les groupes de
combat qui avaient survécu, les défenseurs des bunkers et les gens armés
par leurs propres moyens ont adopté la tactique de combat des résistants.
Devant ces nouvelles conditions, notre groupe a adopté une tactique
défensive. Nous avons percé des ouvertures dans les murs des
immeubles incendiés (ceux où il y avait des voûtes) pour faire s’écrouler
les paliers. Nous entrions et sortions de ces carcasses d’immeubles à
l’aide d’échelles de corde. De cette façon, nous avons réussi à relier tout
un quadrilatère de rues. Cette mise en place a permis d’assurer la défense
de plusieurs immeubles avec des groupes relativement restreints et peu
de munitions. On pouvait faire passer les gens du haut d’un immeuble à
l’autre, et donner l’impression de former de grands groupes de combat.
que Arié Lebensold et Mosza Halbersztadt. Ils m’ont appris que des
membres de la ZOB avaient rejoint le quartier polonais en passant par
les égouts, et qu’ils y étaient restés longtemps parce qu’il n’y avait
personne pour les faire sortir. Une partie des gens n’avait pas pu le
supporter et était retournée dans le ghetto par les égouts.
Melon nous a parlé du combat que son groupe avait mené le 4 mai.
C’était au 34 de la rue Swietojerska. Quand les Allemands les avaient
découverts, ils se trouvaient dans la deuxième cour, dans la cage d’es-
calier d’un immeuble incendié. Les Allemands avaient essayé d’entrer à
plusieurs reprises, mais les tirs les avaient obligés à faire demi-tour. À
ce moment-là, ils avaient jeté des grenades dans la cage d’escalier et
arraché les paliers, en conséquence de quoi le groupe de Melon ne
pouvait plus sortir de son refuge. À la nuit tombée seulement, ils avaient
percé des trous dans les murs des immeubles et ainsi pu rejoindre leur
refuge actuel.
Melon s’est rendu la nuit dans l’abri de ses parents, au 10 rue
Walowa, dans un lieu qui jusqu’en 1943 abritait une décharge. Un calme
total régnait dans cet abri. Ses habitants étaient optimistes. Ils pensaient
qu’ils survivraient là encore longtemps. À plusieurs reprises, Melon a
essayé de nouer un contact avec « Jozek le Roux », le gardien polonais
de l’immeuble du 19 rue Swietojerska, qui était également un ancien
trafiquant du ghetto, mais jusque-là cela n’avait donné aucun résultat.
Le 13 mai, l’abri du « Lion Blanc », le boulanger, a été découvert (on
appelait cet abri l’abri de Krygier et du « Lion Blanc »). Il se trouvait sous
la cour en forme de rectangle qui reliait le 6 de la rue Walowa au 28 de
la rue Swietojerska. Dans cet angle, j’ai remarqué un trou de cinq mètres
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 585
pensant qu’il n’y avait pas de survivants dans cet abri. Les assassins ont
pourtant réussi à faire sortir de là-bas douze personnes, qui étaient arri-
vées la nuit précédente pour s’y cacher. Ils les ont alignées en rangs et les
ont fait courir. Le commandant de la bande a dit ironiquement à une dame
âgée : « Ihr alle bekommt Arbeit !31 ». Les bourreaux ont achevé Moniek.
Parmi d’autres, les Foerster, les Mosenkins, les Manhajmer, les
Glikier, les Goldwajg, les Bachmajer, les Kranc, Madame Janowska avec
un enfant, Madame Nudelman avec Rysio, N. Prywes avec sa famille et
Leonek avec sa famille nous ont quittés aujourd’hui. Madame Kramer,
qui avait 96 ans, Madame Jakubowska, qui avait 74 ans et qui boitait,
Moniek et une autre personne que je ne connaissais pas ont été tués sur
place. Les valises, les sacs, les sacs à dos, les porte-monnaie, les
pantoufles et les documents des nouvelles victimes se trouvaient dans la
cour du 38 de la rue Swietojerska. Les traces de la fouille effectuée.
18 mai. La question de partir dans le quartier « aryen » est toujours
d’actualité. Seul le départ pour « l’autre côté » pourrait nous sauver
– pour l’instant – de la mort. Nous avons dirigé nos efforts désespérés
encore sur le tunnel de l’ancien abri de Mietek Rozenberg. L’ingénieur
Kramsztyk (un architecte de l’abri de Rozenberg qui avait été brûlé)
connaissait parfaitement ce tunnel. C’est lui qui avait préparé le plan
pour y accéder en passant par les caves du 2 de la rue Walowa.
Ces caves étaient pleines de mouches qui s’étaient posées sur les
cadavres. Quand nous sommes entrés, on pouvait croire qu’elles étaient
remplies de fantômes et la chaleur qui émanait des voûtes donnait l’im-
30. Si tu ne nous montres pas le bunker juif, je t’abats.
31. Vous aurez tous du travail !
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 587
pression que, vivants, nous étions déjà en enfer. Pour accéder au tunnel,
nous avons dû retirer des dizaines de mètres cubes de sable. Par le passage
ainsi créé, nous sommes arrivés aux fondations de la cave de l’immeuble
du 2 rue Walowa, qui touchait aux caves de l’immeuble du 38 rue
Swietojerska. Dans les caves de la rue Walowa, nous avons trouvé une
grande quantité de porcelaine enterrée et une certaine quantité d’acces-
soires en verre pour les suspensions, et aussi du verre pour les fenêtres.
Après être arrivés dans le tunnel, nous avons trouvé dix-huit plaques
de beurre et une certaine quantité de sucre. Ce tunnel, comme tous les
autres, n’était pas creusé jusqu’à la sortie. Nous nous sommes mis au
travail, mais c’était très dangereux parce que nous nous trouvions sous
le trottoir du quartier « aryen », à la frontière du jardin des Krasinski.
toutes les mesures de sécurité. Par contre, nous ne cachions pas le sable
retiré du tunnel, car nous ne pensions pas que les Allemands rentre-
raient dans une cave incendiée qui empestait le cadavre. Le travail fini,
nous masquions seulement l’accès au le tunnel. Nous laissions égale-
ment autour certains signes, pour vérifier le jour suivant si les
Allemands contrôlaient ce tronçon.
Après deux nuits de dur travail, nous avons réussi à atteindre les
fondations de l’immeuble du 25-27 rue Swietojerska. On pouvait péné-
trer à l’intérieur de deux façons : en creusant sous les fondations ou en
enlevant les briques des fondations. On ne pouvait pas casser les briques
parce que les gardes allemands se trouvaient à côté. Nous avons choisi
la première méthode. Quand nous avons atteint notre objectif, en obte-
nant un passage étroit, un hasard malheureux a de nouveau fait échouer
tout notre travail.
Les caves de cette maison étaient inondées. L’eau est passée par le
trou que nous avions creusé et a envahi tout le tunnel. Il fallait combler
le trou et attendre que le niveau d’eau diminue. Le jour suivant, les
Allemands ont découvert le tunnel et l’ont fait exploser. Le seul béné-
fice de ce travail, c’était que nous avions trouvé du beurre, que nous
avons pu échanger contre d’autres produits avec les gens qui se trou-
vaient dans les abris qui n’avaient pas encore été découverts ou les
carcasses des immeubles incendiés.
Une grande partie des gens se trouvait au 30 et au 34 de la rue
Swietojerska et au 6 de la rue Walowa. Au 34 de la rue Swietojerska,
nous avons trouvé notre rabbin qui, par miracle, avait réussi à s’enfuir
du groupe des gens découverts dans l’abri du 38 rue Swietojerska et
588 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
emmenés à l’Umschlagplatz. Le rabbin nous a dit qu’il se cachait dans
l’immeuble incendié et que toute la journée, il récitait les téilim32 pour
tous les Juifs du ghetto qui avaient survécu jusqu’à maintenant. Nous
lui avons donné du beurre et d’autres produits, et nous avons décidé de
l’approvisionner tant que nous resterions dans ce secteur.
Mercredi 19 mai. Nous avons décidé de nouer le contact avec le PPR
du quartier polonais, en espérant qu’il nous aiderait à nous échapper du
ghetto pour rejoindre la résistance. L’ingénieur Goldman connaissait le
bon mot de passe. Un groupe de huit personnes de nos « hommes des
ruines » est parti dans ce but. « Le terrain sauvage », et en particulier le
coin des rues Gesia et Nalewki, où se trouvait la boîte de distribution de
téléphonie, était le but de notre expédition. Nous avions un pistolet,
groupe. Elle nous a raconté que des archives importantes avaient été
enterrées dans l’abri de Wajsbrot et qu’il y avait soi-disant beaucoup de
munitions. L’abri avait été dynamité. Nous avons réussi à pénétrer à l’in-
térieur, mais nous n’avons trouvé aucune munition à l’endroit indiqué
par Kanalowna.
Nous nous sommes préservés des mouchards en décidant de contrôler
les papiers de chaque personne rencontrée la nuit et de la ramener à
l’endroit où elle était censée se cacher. Nous avons fixé des mots de
passe avec les gens de notre secteur.
Toute la journée du mercredi 26 mai a été mouvementée dans notre
secteur. Les bombes aboyaient. Les erkaems hurlaient et les bandits
couraient comme des fous dans la cour. À 7 heures du soir, nous avons
entendu des Allemands crier. Une bande de bandits allemands est entrée
dans la cour du 4 rue Walowa, avec des traîtres sanguinaires de la police
bleu marine qui conduisaient de nouvelles victimes juives. Les bandits
ont emmené cinq hommes au milieu de la cour, entourée de SS avec des
« pulvérisateurs ». Les fascistes ont tiré avec des brownings jusqu’à ce
que les victimes tombent dans le sang en agonisant dans de grandes
souffrances. Cela ne suffisait pas à ces bêtes sauvages. Un officier SS
s’est approché des mourants, a donné un coup de pied dans le visage de
chacun et les a achevés avec son pistolet. Chaque cadavre a reçu un tir
supplémentaire dans la tête. Trois minutes plus tard, les bandits ont
amené les cinq hommes suivants. Les policiers bleu marine se sont jetés
sur ces gens désorientés et terrorisés et les ont fusillés. Ensuite, les
bandits ont fait entrer les trois dernières victimes. J’ai reconnu
Ajzenberg, Weinberg et Fugman. Ils marchaient calmement, sereins et
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 591
résignés. Quand Fugman a vu les brownings braqués sur lui dans les
mains des policiers bleu marine, il leur a lancé ces dernières paroles :
« Serviteurs allemands, je serai vengé ! ». Les canons d’acier dans les
mains des policiers ont tiré leurs dernières salves aux vivants. Les SS,
contents de leur « plein succès », ont généreusement offert aux victimes
un dernier tir dans la tête. Le chef de la bande a demandé « ob diese
ganze Scheisse ist kaput35 ». Ayant obtenu une réponse affirmative, il est
parti avec sa suite. Puis, pendant une demi-heure, nous avons entendu
des gémissements d’enfants, des lamentations de femmes et des malé-
dictions en yiddish. Les forces infernales ont recommencé leur œuvre de
meurtre. Cette fois-ci, les erkaems fonctionnaient juste à côté, les
« pulvérisateurs » crachaient et les tirs arrivaient tout près de nous… À
être fusillés et que seul celui qui indiquerait où se trouvaient des Juifs
resterait en vie et travaillerait à la Befehlstelle. Mundek, le charretier, s’est
porté volontaire et les Allemands l’ont emmené tout de suite. Ensuite, ils
ont fait sortir tous les hommes dans la rue. À nous les enfants, nos mères
nous ont bandé les yeux, avant de se bander aussi les leurs. Elles nous
ont expliqué qu’il faudrait tomber dès qu’ils commenceraient à tirer.
Ensuite, on nous a fait faire un demi-tour de la cour vers le couloir, d’où
ils nous faisaient sortir par cinq. Moi, je marchais avec maman. Elle me
tenait par la main. J’ai entendu derrière moi le bruit des tirs, je suis
tombée, quelqu’un m’a écrasé avec son poids, le sang coulait sur mon
visage. Je ne savais pas si j’étais blessée ou mourante. Mon cœur battait
très fort, dans la tête j’avais le désordre, le noir, dans mes oreilles quelque
chose rugissait et le poids qui était allongé sur moi me pesait très lourd.
Les Allemands venaient et nous donnaient des coups de pied – ils tiraient
avec un petit revolver sur tous ceux qui criaient ou bougeaient. Moi, j’ai
retenu ma respiration et je restais allongée silencieuse. Après un certain
temps, je les ai entendus partir en chantant… Je suis restée allongée
encore un peu. J’ai enlevé le cadavre qui était sur moi et là j’ai vu que le
cadavre qui me couvrait c’était maman… (Irka est en pleurs) C’était son
sang qui coulait sur moi. Maman était déjà morte. J’ai embrassé son
corps qui refroidissait et j’ai commencé à chercher au milieu des
cadavres. Je croyais que ma sœur avait survécu comme moi. Mais elles
étaient toutes étendues mortes. J’ai marché sur le petit pied d’Halinka
Ajzenberg et elle a bougé… J’ai pris son pouls, il battait faiblement. Je
croyais qu’Halinka était seulement blessée et s’était évanouie. J’ai enlevé
le cadavre qui la recouvrait et j’ai vu que c’était celui de la mère
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 593
d’Halinka… J’ai dénoué le foulard qui cachait les yeux d’Halinka. Je lui
ai apporté de l’eau du bunker et je l’ai réveillée. C’est à cet instant que
j’ai entendu des bruits de pas. Halinka et moi nous sommes à nouveau
placées parmi les cadavres, en faisant semblant d’être mortes. Je croyais
que j’allais à nouveau entendre des tirs. J’ai entendu la langue juive. Je
savais que c’étaient les nôtres ! », a terminé Irka. Puis, après un instant,
elle a demandé en pleurant : « Je vous en supplie, dites-moi où les tueurs
ont emmené nos pères ? » La petite Halinka restait à côté et syllabait
monotonement en pleurant : « Maman est morte. Papa a été emmené par
les Allemands. Il n’y a plus de bunker. Je ne veux plus vivre ! »
Nous n’avons même pas pu pleurer cette bestiale tuerie collective
commise par des hyènes sauvages, des dégénérés à croix gammée… Dans
dans la cour du 4, rue Walowa pour retirer aux corps humains encore
chauds leurs vêtements, leurs sous-vêtements et leurs chaussures, lais-
sant la « charogne » nue. Ils ont fait de même avec les cadavres des
femmes au numéro 2. Les pilleurs ont mis les vêtements dans des sacs
et, à 5 heures du matin, ils ont tout emporté dans le quartier polonais.
Pendant qu’on les dévêtaient, les cadavres étaient traités comme de la
charogne animale. Vingt-cinq hyènes, armées d’armes automatiques et
de grenades, ont participé à ce sacrilège.
Juin
1er juin. Deux jeunes gens sont arrivés dans notre secteur. Ils nous ont
raconté la tragédie qu’ils ont vécue dans leur abri, rue Gesia, près de la
rue Okopowa. Il y avait là-bas un abri d’employés des ateliers de Nuus.
C’était un groupe de gens qui ramassaient les chiffons et les plumes. Ils
avaient passé cinq semaines dans cet abri, dans des conditions relative-
ment bonnes. Leur immeuble avait pris feu au début du mois de mai. Ils
avaient fui vers un autre immeuble, mais une fois l’incendie éteint, ils
avaient regagné leur place. À la fin du mois de mai, ils avaient été
découverts par une division allemande qui fouillait le secteur. Les habi-
tants de l’abri étaient armés, alors ils avaient accepté le combat. Une
dizaine de personnes étaient mortes pendant l’affrontement. Les autres
avaient été arrêtées par les Allemands et fusillées sur place. Eux avaient
réussi à s’échapper de l’encerclement allemand. Dans notre secteur, des
gens qu’ils connaissaient avaient pris soin d’eux et les avaient emmenés
dans un abri qui résistait.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 595
Nous nous sommes mis d’accord sur un mot de passe commun et, à
partir de ce moment-là, nous devions rester continuellement en
contact. Au-dessus de notre cachette, à l’étage, dix corps étaient en
train de se décomposer. Qui étaient ces gens ? D’où venaient-ils ?
C’était un mystère pour nous.
6 juin. Un autre homme a rejoint notre groupe : Leon Grynbaum.
Pendant plusieurs jours, il s’était caché tout seul au 27, rue Nalewki. Cet
immeuble était voisin du 24 de la rue Zamenhof. Sa famille, avec
quelques autres, y avait aménagé son abri dans les caves de la façade.
Depuis 1942, ces caves leur servaient d’entrepôts parce qu’ils avaient
des magasins qui ouvraient sur la façade. Ensuite, l’immeuble a appar-
tenu au « terrain sauvage », mais les gens avaient construit leurs abris
quatrième cour, ainsi qu’un bâtiment sur la droite et une aile transver-
sale. Dans ces immeubles se trouvaient les entrepôts de meubles de la
Werterfassung, une partie des meubles volés dans les appartements des
Juifs pendant l’Aktion de juillet. Nous avons percé une ouverture dans
le mur pour créer un passage par le haut avec cet immeuble. Nous avons
ramené de l’entrepôt des chaises et une table, afin d’essayer de donner
un aspect « normal » à notre vie végétative. Nous avons masqué l’ou-
verture après l’incident arrivé à Salek Wislicki. Il a été surpris dans l’en-
trepôt par des Polonais escortés par des Allemands, qui, comme il s’en
est rendu compte, étaient venus récupérer des meubles. Salek a réussi à
se cacher dans l’un des placards, et n’est revenu qu’après la sortie de ce
groupe d’ouvriers.
Szmul Melon, lui, avait terminé les sept classes de l’école élémentaire
et venait d’une famille d’industriels de la fourrure. Il avait environ
22 ans, était bien bâti, plein d’énergie et plein de vie. Il avait acheté une
arme avec de l’argent qu’il avait gagné tout seul et il avait déménagé
dans le ghetto. Il avait également convaincu ses amis d’acheter une arme.
Son premier conflit avec ses parents s’était produit parce qu’ils refusaient
de le laisser quitter l’abri où ils se cachaient. Ils ne voulaient en aucune
façon admettre l’idée que leur fils puisse tomber au combat alors qu’il
pouvait rester caché dans son lit. Sa volonté inextinguible de se battre
l’avait emporté. Melon croyait fermement que nous allions sortir de cette
« boîte de la mort » et que nous allions encore infliger de nombreux coups
à nos ennemis en combattant dans les maquis polonais.
Lejzor Szerszen était un type très intéressant. C’était le futur rempla-
çant de Melon. Il avait été emmené du ghetto le jour du Nouvel An juif
194238, pendant la période la plus « chaude ». Il s’était retrouvé à
Treblinka. Là, il avait été affecté aux entrepôts de vêtements, où il avait
travaillé pendant plusieurs semaines. Ensuite, on l’avait affecté au trans-
port des cadavres. Une fois que les chambres à gaz étaient ouvertes et
que les Juifs tombaient sur la rampe, il était forcé, lui comme d’autres
Juifs, d’emporter les corps vers des fosses communes. Szerszen venait
d’une famille de la petite bourgeoisie hassidique. Ses parents avaient un
entrepôt d’articles de fer dans la région de Varsovie. Lui travaillait
comme agent. Il livrait les métaux et d’autres articles aux usines. Il avait
36 ans. C’était un Juif croyant et pratiquant, attaché à la culture et à la
tradition juives. Jusqu’à l’Aktion de juillet, il travaillait dans l’atelier de
38. C’est-à-dire en septembre 1942. (N.d.l.R.)
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 601
vaient encore quelques corps qui n’avaient pas été enlevés. Les
chambres à gaz étaient des pièces étroites avec une petite ouverture, le
judas. Les condamnés étaient debout l’un à côté de l’autre. Après l’ou-
verture des portes, quand le phosgène avait accompli son œuvre, les
cadavres tombaient. Une équipe de Juifs vivants, les porteurs, entrait et
enlevait les cadavres. De l’autre côté, les Allemands ouvraient les portes
et faisaient entrer leurs nouvelles victimes.
Les porteurs juifs qui travaillaient sur la rampe essayaient d’éviter les
corps enflés, parce qu’ils étaient trop grands pour pouvoir être déplacés
rapidement et que les porteurs prenaient une bonne raclée pour le retard.
Szerszen parlait aussi des cris qui sortaient de la chambre à gaz, des
exécutions des porteurs qui tombaient avec les cadavres dans les
fosses communes, des sélections quotidiennes et des exécutions par
balles des « travailleurs » juifs de Treblinka. Quand il racontait tout
cela, on pouvait lire un désir de vengeance sur les visages des gens qui
l’écoutaient.
Szerszen terminait toujours ses histoires par un avertissement : il ne
fallait pas se laisser prendre vivant par les Allemands. On disait qu’il
était parmi les plus combatifs et les plus courageux. Ses conseils étaient
écoutés avec empressement parce que ses paroles étaient chargées d’un
sens grave.
Lolek Lebensold avait 19-20 ans. Il avait terminé les quatre classes
du lycée. Il venait d’une famille progressiste de la petite bourgeoisie. En
1940, il avait adhéré au scoutisme juif à Varsovie. Il avait vécu les
Aktions de juillet et de janvier auprès de ses parents. Il avait travaillé
avec son frère à l’Ostbahn, en entretenant sa famille par un petit trafic.
602 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Il était l’un de ceux qui avaient lancé l’idée de s’armer parmi les
travailleurs de l’Ostbahn. Avec Melon, il avait constitué autour de lui un
groupe de jeunes fidèles de son âge en les préparant à l’affrontement
final. C’était un garçon courageux, sincère, amical et très dévoué à son
groupe. Au fond de son cœur, il rêvait de quitter la « cité des morts »
pour rejoindre les maquis.
Felek Rozeberg avait 27 ans. Il venait d’une famille ouvrière. Il
avait un niveau d’études secondaires. Dans le ghetto, il avait d’abord
travaillé dans la zinguerie, puis dans l’atelier des brosseurs, 4 rue
Walowa. Il se trouvait toujours dans une mauvaise situation financière
et n’était pas en mesure de s’acheter une arme. Lorsqu’il avait perdu sa
femme, la lutte était devenue le seul but de sa vie. Ses traits caracté-
des gravats tomber des paliers et des pas silencieux monter l’escalier.
Avant que j’aie eu le temps de transmettre mes observations, un
« fantôme » au visage en sang s’est effondré dans la chambre. Le visage
couvert d’une gelée de sang séché, la tête et les vêtements tachés de sang.
Je n’arrivais pas à voir ses yeux. Sa main droite affreusement blessée
pendait sans vie et toute sa silhouette le faisait ressembler à « un mort
vivant ». Tout de suite, le fantôme a lancé : « Vous savez que je ne vous
ai pas trahis. Les garçons, si c’est possible, sauvez-moi, sinon, achevez-
moi tout de suite pour que je ne souffre pas. » Il s’est évanoui et est tombé
par terre. Immédiatement, Kanalowna l’a réveillé, l’a lavé, a désinfecté ses
blessures et lui a mis des pansements. À ce moment-là seulement, je me
suis rendu compte qu’il s’agissait de Lolek qui était parti samedi avec
il nous a raconté qu’il avait été fusillé un quart d’heure plus tôt avec
Kobrynerowna au 13 de la rue Zamenhof. Kobrynerowna avait été tué et
lui il avait fait semblant d’être mort. Il avait rampé vers nous après le
départ des bandits pour nous dire : « Je ne peux pas mourir sans vous
avertir que le frère est à la Befehlstelle. Je sais qu’il a mon caractère, mais
pendant les interrogatoires, il peut craquer et nous trahir s’il est torturé
de façon inhumaine. Fuyez d’ici tout de suite. Sur le chemin, de la rue
Zamenhof à la cachette, il y a plein de traces de sang. Sauvez votre vie,
laissez-moi parce qu’à chaque moment, les bandits peuvent arriver ici. »
Nous avons installé Lolek dans des draps. Nous avons laissé un peu
de sucre, de la soupe et de l’eau près de lui et à 5 h 45 de l’après-midi,
neuf personnes sont descendues silencieusement par la cour jusqu’à
l’extrémité du mur, près du deuxième portail, à côté duquel il y avait
une ouverture d’un mètre sur 45 centimètres. Par là, nous avons réussi
à passer au 5 rue Gesia, et ensuite au 7 et à atteindre la cave où nous
devions rester jusqu’à 10 heures du soir. Depuis trois semaines, c’était
la première fois que je descendais dans la cour de mon plein gré. En
traversant la rue, mon cœur battait à tout rompre par inquiétude, par
peur d’être vus par les bandits et qu’une rafale de tirs ne tombe d’une
cachette des Allemands. Poussés par la peur de la mort, nous n’avons
pas prêté attention au danger éventuel, caché derrière un coin. Nous
sommes restés dans l’abri et pensions en tremblant à ce nouvel événe-
ment en attendant qu’il soit 10 heures du soir pour pouvoir nous
déplacer dans le secteur des brosseurs. Avec dans la gorge l’enfer de la
soif, l’homme somnolait, fatigué, résigné et prêt à tout. Pour mieux
entendre, nous arrêtions de respirer. Nous avions l’impression qu’il y
606 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
avait neuf cadavres dans la cave. Seuls le battement du cœur et le pouls
prouvaient la présence de la vie. Soudain, nous avons entendu de loin
« Wir wollen nicht41 ». Pour nous, c’était le signe que les bandits avaient
terminé leur journée de travail, et que ce jour-là, nous pouvions nous
compter parmi les vivants. Nous parlions en silence de Lolek.
Kanalowna affirmait que Lolek ne vivrait plus longtemps, parce qu’il
avait reçu quatre balles : à la main, au ventre, à la poitrine et dans le
cou. Nous avons passé une heure et demie sur ce débat.
Nous sommes revenus dans notre cachette. Lolek se sentait mieux et,
après avoir bu du thé chaud, il nous a raconté son histoire. Ils étaient
partis de la « zone sauvage » dans la nuit de samedi à dimanche, en
direction des rues Smocza et Gesia, en passant par la bouche d’égout qui
fait sortir par une bouche d’égout dans une impasse près du cimetière
évangélique. Tout le monde est sorti près du cimetière. Six personnes
sont immédiatement parties en tramway vers leurs destinations. Szymon
Melon est parti avec le passeur. Ils ont acheté de la nourriture pour toute
la journée. Lolek, son frère et Kobrynerowna devaient attendre dans le
cimetière, parce qu’il était plus facile de circuler dans le quartier polo-
nais le soir. Ils attendaient Melon, qui devait chercher un lieu pour ses
parents à Powisle et entrer en contact avec les maquis pour notre groupe
« des ruines ». Le soir, ils devaient revenir dans le ghetto pour nous faire
sortir avec tous les autres grâce à l’aide des « aryens ».
À 6 heures du matin, des individus douteux sont arrivés dans le cime-
tière et, quand ils ont remarqué « Moszek », ils ont réclamé de l’argent.
En réponse, Lolek et son frère ont chargé leurs armes et ont répondu
qu’ils pouvaient leur donner… une balle à chacun. Ils ont fait fuir les
pillards, se sont rendus au cimetière juif et se sont cachés dans le caveau
d’un rabbin. Les heures passaient, le cimetière était vide et sombre. Ils ont
glissé leur arme sous leur coupe-vent et après 32 heures de fatigue et de
stress, ils se sont endormis. Tout à coup, ils ont été réveillés par un cri :
« Hände hoch !42 ». Ils ont vu les carabines pointées sur eux. L’un des SS
s’est approché d’eux précipitamment et les a désarmés avant qu’ils remar-
quent quoi que ce soit. Quand ils sont sortis de la grotte, ils ont vu à côté
des SS les mêmes pillards que tout à l’heure. Ils croyaient qu’ils seraient
tués là, dans le cimetière juif, mais ce n’était pas cela qui leur été destiné.
Ils ont été conduits à la Befehlstelle, et là bas seulement a commencé pour
41. Nous ne voulons pas.
42. Haut les mains !
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 607
eux l’enfer d’avant la mort ; mais sur le chemin, ils se sont mis d’accord
sur leurs aveux et se sont jurés de ne rien trahir. Les SS ont déclaré l’ar-
restation des Juifs dans le quartier polonais et ont déposé les deux armes
chargées des individus arrêtés. L’enquête a commencé. On les a conduits
dans des cellules, puis on les a interrogés séparément. À Lolek, les SS ont
demandé comment il était arrivé dans le cimetière.
– J’ai sauté par-dessus le mur, a-t-il répondu.
– D’où vient ton arme ?
– Je l’ai prise à un cadavre dans le ghetto.
– Pourquoi l’as tu emportée dans le quartier polonais ?
– Pour me défendre des agressions des Polonais.
On lui a posé ensuite de nombreuses questions : « De quel bunker
de vers rampaient sur lui. Une heure est passée ainsi. Un SS est arrivé et
lui a annoncé qu’il pourrait rester en vie, avoir un travail et être bien
nourri s’il montrait l’emplacement d’un bunker de Juifs. Il a offert à Lolek
une cigarette, l’a pris par la main et l’a emmené sur une petite place, au
101, rue Zelazna. Il y avait là des baraquements avec soixante Juifs,
hommes et femmes. Le SS a fait entrer Lolek à l’intérieur d’une baraque
et a ordonné qu’on lui serve un déjeuner à la cuisine. Lolek a vu dans la
baraque des gens de différents bunkers et de différents groupes, et il en
a conclu que les bandits gardaient en vie une personne de chaque groupe
fusillé pour essayer de lui extorquer des aveux. Dans la baraque, il y avait
une cantine avec des gâteaux et des sucreries. Parmi les Juifs qui se trou-
vaient dans la baraque, Lolek a reconnu Moniek Furman, Halina
Szapirowna et Tyszler. Le SS a fait sortir Lolek et lui a parlé de l’oppor-
tunité qui se présentait à lui de faire partie de ses Juifs heureux qui
avaient le droit de survivre à la guerre en travaillant avec la SS. Le SS a
souligné que Lolek pouvait recevoir une carte de vie, signée par le
gouverneur Frank. Il pouvait obtenir tout cela uniquement en échange de
vrais aveux. En revanche, s’il persistait dans ses dépositions absurdes, il
serait fusillé dans la nuit. Enfin, il lui a demandé quel était son dernier
souhait. Lolek a voulu échanger sa cellule sombre contre une claire et
d’avoir la possibilité de dire adieu à son frère. Le dimanche, à 6 heures
du matin, il a obtenu une cellule claire et un paquet de cigarettes, mais
ils ne l’ont plus jamais laissé voir son frère.
La journée s’est déroulée calmement. À 9 heures du soir, le SS a
apporté à dîner à Lolek, en lui demandant s’il était prêt à faire sa dépo-
sition. Lolek a répondu qu’il l’avait déjà faite une fois et qu’il n’avait
608 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
rien de nouveau à ajouter. Le SS a juré : « Verfluchte Jude !43 ». Il a
enlevé la nourriture à Lolek et l’a ramené dans une cellule aveugle. On
l’a laissé là une heure, puis on l’a conduit dans un « bureau » où deux
SS l’ont torturé à tour de rôle avec un fouet. Quand il s’évanouissait, on
lui faisait reprendre conscience et on recommençait à le torturer. Cet
« examen » a duré une heure. La tentation était très forte, mais sa
volonté était invincible : tomber comme un Juif anonyme et silencieux,
sans lâcher la vérité sur ses frères.
Une fois « l’examen » terminé, l’Haupsturmführer Brand a annoncé à
Lolek : « Heute wirst du getötet44. » Ce n’était pas une nouveauté pour
Lolek. Il s’était familiarisé avec la mort depuis déjà onze mois – ou
plutôt, cela faisait déjà quatre an que l’hitlérisme régnait en Pologne. Les
escortés par des Allemands. Au début, nous avons cru que les
Allemands avaient terminé l’Aktion et qu’ils avaient retiré leurs gardes
de la zone du ghetto incendié, mais un regard nous a suffi pour
comprendre que les gardes étaient toujours à leurs postes. Ces Polonais
ramassaient toutes sortes d’affaires abandonnées dans les cours et
fouillaient méticuleusement les caves et les anciens abris, récupérant
tout ce qui représentait une valeur « de l’autre côté » pour les gens
vivants. Ils rentraient chargés de sacs dans le quartier « aryen » par un
passage qu’ils étaient seuls à connaître.
Le jour suivant, ces gens-là sont arrivés dans la cour du 2 rue
Walowa, où Lutek Prywes et sa femme, l’ingénieur Kramsztyk, l’ingé-
nieur Moszkiewicz et d’autres personnes avaient leur planque.
Kramsztyk était terriblement brûlé. Ses blessures, qui ne cicatrisaient
pas, le faisaient affreusement souffrir. Ces douleurs étaient tellement
fortes que, bien que conscient du danger que représentaient les
fouilleurs allemands, il gémissait et sanglotait à voix basse. Même si,
dans ces conditions, il pesait sur les bras de sa femme et de ses amis
dévoués, ceux-ci l’entouraient de leurs soins. Quand les Polonais sont
apparus dans la cour, Moszkiewicz en a surpris deux dans la cave de la
maison. En voyant un homme-fantôme, un pistolet à la main, les
Polonais ont crié « Jésus, Marie » et sont tombés à genoux devant lui en
l’implorant d’épargner leurs vies, parce qu’ils avaient des femmes et des
enfants. Moszkowicz a finalement réussi à leur expliquer qu’il n’avait
pas de mauvaises intentions à leur encontre et qu’il avait seulement
besoin d’avoir des informations « de l’extérieur » et de recevoir de l’aide
médicale. Ces gens-là, en le regardant avec incertitude, lui ont répondu
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 611
que depuis trois jours les « meilleurs » gardes en faction près du mur
avaient accepté leurs pots-de-vin et les avaient laissés sauter par-dessus
un muret pour qu’ils puissent prendre des choses dans les abris. Les
gardes les avaient prévenus que s’ils trouvaient un enfant juif dans l’un
de leurs sacs, ou si un Juif essayait de sortir avec eux, tous seraient
fusillés. Les Polonais s’étonnaient qu’il se trouve dans les immeubles
incendiés des gens vivants, normaux, sachant encore parler.
Moszkowicz a convenu avec eux qu’il leur préparerait beaucoup de
vêtements en bon état, en échange de médicaments et éventuellement de
pain qu’ils devaient apporter le lendemain. Effectivement, le lendemain
ils ont apporté des médicaments et des petits bouts de pain. Ils les ont
laissés dans un endroit défini la veille, en emmenant les vêtements
nous a submergés. Avec une petite lumière, nous avons aperçu les tas de
cadavres en décomposition totale. C’étaient des héros anonymes qui
avaient préféré mourir dans leur abri plutôt que de se rendre vivants aux
Allemands. Nous avons couvert notre bouche et notre nez avec des
mouchoirs et nous sommes arrêtés, paralysés par une douleur muette.
Dans le couloir, par terre, gisait un tas de corps, baignant dans une gelée
collante de chair et de sang. Il était impossible de reconnaître les
visages. C’était une vue terrible, un tombeau-abri collectif, mais nous
n’étions pas venu pour désespérer : il nous fallait des armes !
Soldat de la Pologne clandestine ! Que tu as de la chance d’avoir une
arme… Toi, tu peux répondre à la violence par la violence ! Pas comme
nous, qu’animent la volonté de lutter et qui avons un cœur de combat-
portail de notre cour, 27 rue Nalewki. Nous avons cru que les Allemands
étaient nous encerclaient et cherchaient à nous faire peur avec les déto-
nations des tirs – c’était leur vieux truc. Ils étaient au premier portail et
ne sont entrés dans la première cour qu’au bout d’une demi-heure. Nous
étions profondément convaincus qu’ils s’approchaient de notre planque.
Szerszen nous a ordonné de nous préparer au combat. Nous avons
occupé les positions définies à l’avance, puis nous avons attendu la suite
des événements. Nous avions vécu ce genre d’instants assez souvent,
mais en raison du manque de munitions, nous devions garder notre
sang-froid, ne pas nous laisser provoquer, mais agir seulement en situa-
tion d’auto-défense ou en attaquant par surprise, pour utiliser efficace-
ment nos dernières munitions. Cette fois aussi, nous avons attendu.
Les Allemands sont entrés dans la deuxième cour et ont commencé
à ramasser des bouts de bois brûlés, des châssis de fenêtres. Ils portaient
ce bois dans l’entrée où ils faisaient brûler un tas. Le soir, des cadavres
humains qui finissaient de brûler en dépassaient. Le matin, quand nous
sommes revenus, des morceaux de corps qui ne s’étaient pas totalement
consumés se trouvaient devant la porte : un pied avec une chaussure,
des crânes, des bras et des jambes. Ces « débris » sont restés devant l’en-
trée de l’immeuble.
Vers la fin du mois de juin, notre situation s’est encore détériorée,
parce que les Allemands ont commencé à envoyer des patrouilles la nuit.
Notre vie végétative s’est emplie de couleurs et d’émotions. En sortant
de notre planque le soir, aucun de nous ne savait s’il reviendrait. Dans
le secteur, nous essayions de surprendre les patrouilles allemandes et de
leur faire peur pour qu’elles ne reviennent plus dans le ghetto. Dans la
616 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
journée, nous renforcions notre surveillance et envoyions des espions
aussi près que possible des rues jouxtant notre planque, Nalewki, Gesia,
et Zamenhof. Nous voulions savoir de cette façon à quelle heure les
patrouilles venaient la nuit dans le secteur, leur trajet et leur nombre.
Jusque-là, les bruits de « l’hymne des fouilleurs » étaient pour nous le
signal que leur « journée de travail » était terminée. Ce changement de
conditions nous a obligés à essayer de comprendre quelle était leur
nouvelle tactique. Nous avons ainsi repéré que les patrouilles étaient
composées de trois ou de cinq hommes, qu’elles emmenaient toujours un
mouchard avec elles et que, la plupart du temps, elles venaient dans le
secteur entre 9 heures du soir et minuit. Ensuite, nous nous sommes
aperçus qu’ils utilisaient aussi une nouvelle tactique : ils renversaient de
pour essayer de vérifier si des gens y venaient encore. Pour toutes ces
raisons, il nous fallait accroître notre vigilance la nuit et redoubler d’at-
tention. Il est arrivé que des gens qui revenaient avec des seaux d’eau
de l’abri des cordonniers soient surpris et fusillés au 6 de la rue Walowa.
Parmi les Juifs encore vivants, des rumeurs couraient que la nuit, les
mouchards venaient et guettaient le moindre de leurs mouvements et les
endroits où ils se cachaient, pour que les Allemands attaquent ces lieux
et liquident leurs derniers points de résistance.
Dans les derniers jours de juin, à minuit, Jozek le Roux, son beau-
frère Jozek Szladkowski (un ingénieur en textile juif) et les cheminots
Janek et Stasiek de la Vieille Ville sont venus du quartier polonais dans
le secteur des brosseurs en passant par les égouts, aux environs de la
côte Kosciuszko. Ils sont passés sous la Vieille Ville par la rue
Franciszkanska et sont sortis par la bouche d’égout effondrée qui se
trouvait dans la rue Franciszkanska, près du mur du ghetto qui entou-
rait la rue Bonifraterska. Les passeurs ont nettoyé le passage et sont
sortis en surface. Sous forte escorte, notre groupe a transporté Szymek
Kac, sa femme, sa mère et son enfant au 11 rue Walowa, dans la « zone
sauvage ». Ce jour-là, les passeurs n’ont voulu prendre personne d’autre.
Szymek Kac nous a promis qu’il s’activerait immédiatement pour sauver
d’autres personnes de notre groupe.
Après être sortis des canaux, lui et sa famille se sont rendus dans un
appartement qui avait été préparé pour lui dans la rue Leszno. Il y a été
conduit par Jozek le Roux. Le jour même, le gardien de la maison dans
laquelle ils se sont arrêtés les a avertis que s’ils ne partaient pas immé-
diatement, il les dénoncerait à la Gestapo. Le lendemain, Szymek Kac a
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 617
45. C’est à Vittel, dans les Vosges, que se situait un camp où les Allemands avaient interné les
ressortissants d’États ennemis (en particulier les Britanniques). Munis de faux passeports sud-
américains, quelques Juifs du ghetto de Varsovie purent aussi échapper à la mort à Treblinka en
se faisant transférer en France. Parmi eux, le poète Itzhak Katzenelson et son fils, ainsi que le
responsable des archives de la communauté juive de Varsovie, Hillel Seidman (voir Du fond de
l’abîme. Journal du ghetto de Varsovie, Paris, Plon, collection Terre Humaine, 1998).
618 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Samedi 26 juin. Pendant le conseil du jour, nous avons décidé de
nous séparer en deux groupes : le premier devait se rendre à Schultz et
au « petit » Toebbens, c’est-à-dire dans le quadrilatère formé par les rues
Nowolipki, Smocza, Leszno et Karmelicka, dans le but d’entrer en
contact avec les gens de ces ateliers, le deuxième devait continuer le
travail dans le petit tunnel au 30, rue Swietojerska. Moi, je suis parti
avec le premier groupe. Nous allions chercher nos frères juifs, mais peut-
être allions-nous trouver la mort… Pourtant, nous ne faisions pas atten-
tion au danger qui nous menaçait et, de toute façon, la nuit nous
appartenait. À 10 heures du soir, après avoir consommé un petit repas,
nous avons mis des chaussons sur nos chaussures pour feutrer le bruit
de nos pas. On pouvait entendre le bruit du chargement des armes ; puis,
Nous avons cherché dans tout Nowolipie et dans les cours, mais nous
n’avons trouvé aucune trace de Juifs vivants. Nous avons vérifié aussi le
secteur de Toebbens à Leszno, et toutes les cours, et partout, il n’y avait
que des squelettes d’immeubles incendiés, des tas de cadavres et des
cratères, traces laissées par les bandits dans leur recherche d’abris juifs.
La puanteur des corps en décomposition traînant comme des déchets
dans les rues et les cours nous parvenait de tous les côtés. Sur les terrains
de Schultz et de Toebbens, nous n’avons même pas trouvé la trace d’un
être vivant, et pourtant, le 19 avril, 12 000 Juifs, surtout des jeunes, se
trouvaient là. Les bandits avaient emmené ces gens pour le carnage dans
la région de Lublin, ou alors ils les avaient ignoblement tués sur place.
Le fait est qu’ils étaient morts. Et seuls les arbres, les tilleuls sauvés de
l’incendie, fleurissaient normalement dans le jardin de la rue Karmelicka,
parmi les ruines et les gravats, sur le gigantesque cimetière du ghetto.
Sur le chemin du retour, nous avons remarqué qu’on avait fait sauter
toutes les bouches d’égout et qu’elles étaient couvertes de vieille
ferraille. Après cette escapade, il était clair que nos chances de survie
étaient réduites au minimum. Nous sommes revenus dans notre cachette
sans prononcer un mot. Les paroles étaient inutiles face à la terrible
réalité. Seule une nouvelle blessure est apparue dans nos cœurs gonflés
de douleur. Jusque-là, nous ne croyions pas encore à l’immensité de la
tragédie. Nous ne croyions pas que nous ne trouverions personne dans
ces secteurs. La déception était trop douloureuse pour que nous puis-
sions réagir avec des paroles. Nos cœurs saignaient encore. Nous nous
débattions comme au milieu d’une fièvre, et nous sommes rentrés dans
notre cachette en accélérant le pas.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 621
cercle et s’est adressé aux victimes : « Ihr alle Manner kommt zur Arbeit
nach Poniatowo in ein Werk von W. C. Toebbens ! Es ist erlaubt mitzu-
nehmen : Geld, Gepäck und Koffer mit Wasche, Schuhe und Anzuge ! Ihr
alle kommt nocht einmal ins Bunker zu Drei Mann unter der Schutz von
zwei Gendarmen, um die Sachen zu holen. Wenn jemand auszurücken
versucht, wird er sofort getötet sein46. » Après ce discours, les bandits ont
conduit les gens par trois dans le bunker. La plupart revenaient avec les
mains complètement vides, ou tenant à la main une petite valise ou une
sacoche. Seuls quelques-uns portaient de grandes valises. Apparemment,
ce type de discours opérait un certain charme, sous l’influence duquel les
gens se laissaient emporter par des illusions et pensaient : « Peut-être… ».
Peut-être essaient-ils simplement de nous faire peur, de tester notre
résistance ? De toute façon, les Allemands ne vont pas me tuer alors que
je n’ai commis aucune faute, moi qui suis vivant et en bonne santé.
Chacun réfléchissait jusqu’au dernier moment, se faisait des illusions
jusqu’à la fin, jusqu’à ce que son corps soit transpercé par une rafale de
tirs, jusqu’à ce qu’il rende l’âme dans le sang… Et même sur le lieu
d’exécution, en observant les préparatifs, ils pensaient : « Ce n’est pas
pour nous. Ils ne me tueront pas sans raison. Peut-être survivrons-nous
encore. » Ce n’est qu’après avoir été touchés par les premières balles que
tous, même les enfants, prenaient conscience : « Ils me tuent parce que
je suis juif ! »
46. Vous tous, les hommes, vous allez travailler dans une usine de W. C. Toebbens ! Vous avez
l’autorisation d’emporter : de l’argent, un bagage et une valise avec du linge, des chaussures et des
costumes ! Vous vous rendrez tous, trois par trois, au bunker pour prendre vos affaires, sous la
surveillance de deux gendarmes. Si l’un de vous cherche à s’enfuir, il sera abattu aussitôt.
Nous conservons ici l’orthographe de l’auteur en allemand. (N.d.l.R.)
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 623
Les bandits ont à nouveau mis leurs victimes en ordre, cette fois-ci
sur un seul rang, et leur ont ordonné de déposer tous leurs bagages en
tas au même endroit. Après cela, un ordre en allemand est tombé :
« Tout le monde doit se déshabiller complètement en cinq minutes ! »
Les gens ont commencé à se déshabiller en prenant leur temps, mais
les coups de crosse de carabine et de fusil à baïonnettes les ont obligés
à se dépêcher. Les hommes sont restés en caleçons et les femmes en
culotte et en soutien-gorge. L’un des SS s’est approché d’un homme et
lui a violemment arraché son caleçon avec un grand coup de pied. Un
autre a pris son sexe dans sa main gantée et a commencé à tirer fort.
Quand le Juif s’est mis à hurler, les SS ont rigolé. Le Juif s’est évanoui
de douleur, mais des coups de fouet lui ont fait reprendre conscience.
Les bandits nous avaient sûrement remarqués pendant que nous les
observions de la fenêtre, et ils envoyaient un homme dans notre cage
d’escalier pour qu’il en examine l’accès. Nous nous sommes aussitôt
métamorphosés en tigres vigilants, prêts à étrangler leur victime et à la
vaincre, avant qu’elle n’ait eu le temps de bouger. Des bruits d’armes
chargées se sont fait entendre, et nos garçons se sont transformés en
défenseurs forts et fermes. Nous nous sommes placés debout à côté de
la fenêtre qui donnait sur la cour du 27 de la rue Nalewki, et nous obser-
vions en cachette les mouvements du passant hasardeux.
L’homme avançait d’un pas hésitant. Il avait l’air très nerveux. Ses
cheveux se dressaient sur sa tête. Il n’était vêtu que d’un pantalon, d’une
chemise et d’une paire de chaussures. Il était en sang. À chacun de ses
film L’An 2000 : cet homme avait survécu par miracle à un grand cata-
clysme qui avait frappé l’humanité, mais la destruction continuait son
œuvre. Il est resté dans cette cage d’escalier comme s’il était résigné et
fatigué de vivre. Il s’est appuyé contre le mur brûlé et s’est mis à pleurer.
Il est resté ainsi immobile, la tête penchée dans les mains. N’était-il pas
un comédien, un dénonciateur ? Cette pensée nous a traversé l’esprit,
mais de toute façon, il fallait arrêter vivant ce personnage tragique et
l’amener dans notre cachette au quatrième étage. Festinger, Trinker et
Z. Asenheim se sont chargés de cette mission. Ils sont descendus silen-
cieusement, comme des chats, et ont surpris l’homme de trois côtés. On
a entendu un cri : « Ne bouge pas ! ». L’individu mystérieux a désespé-
rément tenté de s’enfuir, mais trois canons de revolver lui ont montré
l’inutilité de son geste. Il s’est arrêté et s’est laissé faire par nos cama-
rades. Nous avons déroulé les passerelles spéciales, comme celles qu’uti-
lisent les maçons, et les quatre hommes sont entrés dans la cachette.
Après eux, les passerelles ont été retirées et cachées. Quelle stupéfaction
quand l’homme s’est jeté dans les bras de Z. Grynbaum avec des pleurs
de joie. Nous avons découvert qu’il s’agissait de Lipski, un beau-frère de
Grynbaum. À notre demande, il nous a raconté ses aventures depuis le
début de l’Aktion. Il avait quitté le secteur des brosseurs, où il habitait,
dans la nuit du 30 avril et avait traversé la « zone sauvage » pour
rejoindre un bunker familial, préparé à l’avance, au 27 de la rue
Nalewki. Vers la mi-mai leur bunker avait été découvert, et il avait fui
avec Leon Grynbaum au 24 rue Zamenhof ; il était resté là jusqu’à la
tombée du jour. Durant la nuit, il était parti à la recherche du bunker des
médecins, au 6 rue Gesia. Là-bas, il avait été arrêté comme indicateur et
626 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
placé sous une stricte surveillance. Il ne pouvait pas sortir. Il avait
survécu également à la destruction du bunker des médecins. Celui-ci
était composé de vingt-deux toilettes de caves bétonnées, qui couraient
sous l’immeuble du 6 rue Gesia et sous les ruines des immeubles aux
numéros 1 et 3. Le tout était relié par un tunnel qui passait sous la rue.
Quand les bandits ont découvert le bunker au numéro 6, Lipski se trou-
vait avec vingt-sept autres personnes sous les ruines des immeubles de
la rue Gesia, aux numéros 1 et 3. Après avoir fait sortir le groupe du
numéro 6, les bandits ont fait exploser le bunker, en ignorant tout de la
deuxième partie et du tunnel. Vingt-sept personnes avaient survécu. Des
jours critiques passaient dans l’attente et la crainte d’avoir été dénoncés
par l’un de ceux qui avaient été arrêtés. Dans le même temps, la faim et
Juillet
Le 2 juillet 1943, un groupe de passeurs est à nouveau arrivé, avec à
sa tête Jozek le Roux et Szladkowski. Notre groupe devait leur ouvrir la
bouche d’égout qui se trouvait dans la rue Franciszkanska. Cette entrée
avait été dynamitée par les Allemands et bouchée avec de la ferraille et de
la tôle. Auparavant, nous avons reçu un message des passeurs (transmis
Cette nuit-là, les passeurs sont restés dans notre secteur jusqu’à
4 heures du matin. Outre la nourriture, ils nous ont apporté des bougies,
des allumettes, des piles et des journaux. En échange, nous leur avons
donné quelques sacs que nous avions remplis de vêtements divers
provenant des abris qui avaient été découverts.
Dans les premiers jours de l’insurrection, Jozek Szladkowski avait
été arrêté avec sa femme dans un abri au 28, rue Swietojerska. Après
avoir été emmenés à l’Umschlagplatz, ils avaient été embarqués dans
des wagons et le train avait pris la direction de Majdanek. En chemin,
il avait tenté de s’enfuir à plusieurs reprises. Il avait réussi à sauter du
train non loin de Lublin et était rentré à Varsovie, où il avait cherché
à établir un contact avec les activistes juifs du quartier « aryen ». Il
raient de la dynamite pour nous faire sauter. L’ordre de nous retirer vers
la rue Zamenhof est alors tombé. Calmes et disciplinés, nous avons
rampé à travers des ouvertures dans les étages des immeubles incendiés
en effectuant des figures acrobatiques pour rejoindre le 24 rue
Zamenhof. En passant, nous sommes sortis dans la rue en file indienne.
Dans nos projets, nous avions l’intention de nous retirer rue Pawia.
Quand la tête de notre cortège y est arrivée, les mitrailleuses des tours
de Pawiak sont entrés en action et Janowski est tombé, blessé.
Nous nous sommes retirés en direction de la rue Gesia, mais là
encore, les Allemands nous ont accueillis avec un tir de barrage.
Kanalowna est tombée. Nous étions piégés. Lolek nous a donné l’ordre
de nous retirer au 24 rue Zamenhof pour livrer notre dernière bataille.
Nous avons pris position dans la cour, derrière les brèches des murs.
Quelques minutes plus tard, la rue a tremblé et les bourreaux sont
entrés dans la cour, en tirant dans tous les sens. Les garçons les ont
laissés s’approcher très près. Une grenade lancée par Mosze
Halberszadt a transformé deux d’entre eux en masses sanguinolentes.
La fusillade a démarré. Nos munitions étaient sur le point de s’épuiser.
Depuis la rue, les Allemands faisaient pleuvoir sur la cour un ouragan
de feu. Notre défaite était certaine. Les garçons ont décidé de passer à
tout prix ou de mourir. Mosze Halbersztadt, Lolek et Trinker ont réussi
à s’approcher du porche et à lancer des grenades trouvées dans le
ghetto où les Allemands les avaient laissées. Ces derniers ont perdu la
tête et se sont enfuis. Cet instant a suffi pour nous permettre de nous
disperser dans la rue Pawia et dans la rue Gesia, en passant par le
13 rue Zamenhof, mais il n’a pas été donné à tout le monde de
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 631
pouvait même pas y songer, parce que nous n’avions pas la somme
nécessaire pour que tout le monde puisse sortir. Celui qui possédait
autant d’argent ne serait pas sorti seul, parce que nous étions liés par
le sang versé ensemble.
La dernière étape du blocage technique du ghetto par les Allemands
était, selon eux, déjà terminée. Les conduites d’eau qui l’alimentaient
étaient fermées. L’électricité était coupée. Et voilà que les bourreaux
eurent une idée diabolique : comme il était impossible de couper le gaz
d’éclairage, ils ont fait couler de l’eau dans les conduites. Le résultat a
été que l’eau était empoisonnée et qu’il n’y avait pas de gaz.
Heureusement, on comptait encore de bons spécialistes parmi nous.
Heniek Zemsz et un groupe d’ouvriers ont creusé un tunnel sous la
centrale d’eau, qui se trouvait sous la chaussée. Ils ont aussi accédé à un
câble, à partir duquel ils ont volé de l’électricité.
La partie du groupe qui avait survécu s’est installée dans une nouvelle
cachette au 23/25 rue Nalewki, dans la quatrième cour, là où se trouvait
pendant un moment le groupe de Zemsz avant de nous rejoindre.
Dans cette nouvelle cachette, le jour suivant, c’est-à-dire le 4 juillet,
nous a obligés à faire preuve d’un grand contrôle de soi et d’une parfaite
maîtrise de nos nerfs. Dès le matin, les Allemands ont bouclé tout le
secteur environnant et fouillé toutes les caves et les ruines qui leur étaient
accessibles à la recherche des survivants de notre groupe. Ils fouillaient
surtout très minutieusement dans le bâtiment de droite de la quatrième
cour, où se trouvaient les dépôts de la Werterfassung (23/25 rue Nalewki),
explorant toutes les pièces encombrées par des meubles, faisant feu sur
les placards. Dans les pièces où des meubles s’entassaient jusqu’au
632 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
plafond, ils en sortaient une partie pour trouver notre cachette. Pendant
ce temps-là, nous les observions. En regardant d’en bas, on avait l’im-
pression que tout le bâtiment était complètement brûlé, parce que seuls
des morceaux de planchers avaient résisté dans les anciens appartements
de service, aux quatrième et cinquième étages. Avant l’insurrection, il y
avait dans cet immeuble de luxueux appartements de quatre pièces, avec
une cuisine et des chambres de service : tout cela avait complètement
brûlé pendant l’incendie. Seuls les planchers des appartements de service,
encombrés par des gravats, avaient résisté et pendaient au milieu des
murs d’extrémité comme de petits îlots dans une mer de cheminées
brûlées et de ruines. Nous sommes restés allongés sur les planchers (les
voûtes) toute la journée, comme des bouts de bois, épuisés physiquement
cette cachette et que si l’on était découvert, il n’y avait qu’une seule issue
envisageable : vendre chèrement sa vie.
Cette journée s’est écoulée sous le signe de la peur, et le soir, nous
nous sommes rendus compte que, pendant la journée, les Allemands
avaient détruit dans notre ancienne cachette, 27 rue Nalewki, un toit
provisoire construit pour récupérer l’eau de pluie, ainsi que tous les réci-
pients d’eau. Ils avaient mis le feu à la cachette. Dans l’une des pièces
incendiées, qui donnait sur le local de stockage, seuls un siddour de
poche et un petit sac avec des tefillins, qui étaient accrochés à un clou
sur un mur, avaient échappé aux flammes.
Les Allemands avaient poussé si loin leur rage de destruction qu’ils
avaient même brûlé notre linge sale, plein de poux. J’aimerais ajouter que
ce jour-là, ils étaient accompagnés par un mouchard qu’ils appelaient par
son nom : Tyszler. La nuit, la situation est devenue assez tragique, car
nous n’avions ni eau, ni vivres. Zemsz, le génie, nous a très rapidement
sortis de cette situation critique. Dans les pièces des immeubles incendiés
– dans la deuxième, la troisième et la quatrième cours –, celles des appar-
tements luxueux à l’aménagement confortable, et dans les entrepôts de la
Werterfassung qui n’avaient pas brûlés et qui se trouvaient dans notre
cour, il y avait des chauffe-eau. Heniek Zemsz était convaincu que les
chauffe-eau qui n’avaient pas éclaté pendant les incendies devaient
contenir des réserves d’eau. Effectivement, quelques dizaines d’entre eux,
seulement un peu noircis par la fumée, contenaient de l’eau. Celle-ci ne
coulait des robinets parce qu’il n’y avait pas de pression, l’adduction ayant
été coupée. Heniek Zemsz a percé les réservoirs avec un clou pour faire
couler l’eau dans nos récipients, mais nous en perdions beaucoup parce
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 633
que nos trous étaient trop proches du chauffe-eau. Aussi Zemsz entreprit-
il de jauger approximativement la contenance de notre seau et de faire
toujours des trous à la bonne hauteur pour que ne coule que la quantité
d’eau dont nous avions besoin. Mais l’eau n’était pas tout. Il fallait à
nouveau trouver des produits d’alimentation.
Heniek Zemsz a préparé un plan pour creuser un tunnel sous la
réserve de l’ancien abri de Szymek Kac. La même nuit, une partie des
gens s’est mise au travail. Les autres patrouillaient le secteur de la
nouvelle cachette, et quelques-uns ont été envoyés spécialement dans
l’ancien abri des médecins, d’où ils ont rapporté des produits de première
nécessité. Nous utilisions l’abri des médecins à contrecœur, parce que
son entrée donnait sur la rue Gesia, empruntée par de nombreuses
pression que les gens se préparaient pour un bal masqué. Ils nous
prenaient à chacun une partie de notre garde-robe. Nous avons sélec-
tionné soigneusement parmi nos vêtements les chemises les plus
propres, une cravate, un couvre-chef et des chaussures adaptées.
Klojnski a revêtu une combinaison de travail, pris un tournevis et une
casquette abîmée, avec l’intention de se faire passer de l’autre côté pour
un ouvrier. Quand le défilé a été terminé et après le verdict du jury,
constitué de tous les autres, la « délégation » a rejoint la bouche où
attendaient les passeurs.
Nous avions envoyé cette délégation dans le quartier « aryen » avec
l’objectif de se renseigner sur la situation du mystérieux hôtel Polski, où
nous avions l’intention de nous rendre. Salek Wislicki devait partir ce
cette manière, ils voulaient détruire une fois pour toutes les derniers
points de résistance des combattants juifs, des derniers Mohicans du
ghetto de Varsovie.
À partir du jour où les Allemands ont commencé à démolir les
immeubles, la perspective est apparue que nous pouvions de surcroît sauter
avec les ruines de notre cachette. Pour le moment, les Allemands se limi-
taient à dynamiter les immeubles incendiés dans l’ancien ghetto central.
Mercredi 21 juillet. Toute la journée, la nuée d’assassins a bivouaqué
dans la quatrième cour du 23/25 rue Nalewki, où ils cherchaient des
Juifs. Ils se sont également trouvés sous notre cachette, mais notre
maîtrise de soi et le fait que notre abri était bien masqué a réussi à les
duper. Mais les bandits n’ont pas capitulé. Ils passaient d’un apparte-
ment à l’autre, en brisant les vitres qui tombaient avec un bruit aigu et
se cassaient en mille morceaux, ou tiraient n’importe où en hurlant :
« Alles Scheisse, Juden sind hier nicht da47. » Mentalement, nous nous
moquions des « exploits » des bandits et de leur orientation…
Cela faisait déjà trois nuits que personne ne quittait la cachette. Nous
nous nourrissions exclusivement de sucre et de nouilles. Nous nous
affaiblissions d’heure en heure. Nos nerfs nous lâchaient peuu à peu. La
saleté et les poux ne chômaient pas non plus… Le soleil de juillet chauf-
fait sans pitié. Nous nous consolions en pensant : « Encore un jour, et
tout ira bien » …
Nous n’avions pas de munitions. Dans les trois brownings, il ne
restait plus que cinq balles.
Août
Dans les premiers jours du mois d’août, nous avons envoyé deux
personnes dans le secteur vérifier si les passeurs de Jozek Szladkowski
revenaient. Ils ne sont plus jamais rentrés dans notre cachette. Il s’agis-
sait de Salek Wislicki et de Festinger. Le lendemain, nous les avons cher-
chés dans le secteur des brosseurs, dans le tronçon de rue près de l’entrée
et dans tous les endroits connus où ils auraient éventuellement pu s’ar-
rêter, mais nous n’avons trouvé ni vivants ni morts. Une nouvelle
coutume a été instaurée dans notre groupe, qui n’avait jamais été prati-
quée jusque-là : ceux qui sortaient la nuit dans le secteur faisaient leurs
adieux à tous ceux qui restaient dans la cachette. Nous avons réussi à
cachés dans la matinée dans une église en bois de la côte Kosciuszko. Ils
devaient en sortir pendant les heures de travail, se mêler à la foule et se
rendre à l’hôtel Polski, mais juste avant, Jozek le Roux avait pris le
revolver de Klojnski. Après 5 heures du matin, l’heure du couvre-feu
dans le quartier « aryen », les passeurs, étant « aryens », sont rentrés dans
leurs appartements, mais manque de chance, Jozek le Roux s’est fait
arrêter par les gardes qui surveillaient le mur du ghetto du côté « aryen »
de la rue Swietojerska, où il habitait. Après avoir vérifié ses papiers, ils
l’ont fouillé et ont trouvé ce malheureux pistolet. Les Allemands l’ont
emmené à la Gestapo rue Szucha, où il a été torturé. Ils l’ont accusé
d’être un activiste de la Pologne résistante. De la rue Szucha, il a été
conduit à Pawiak, et deux semaines plus tard, il a été envoyé à
nous allions dans l’ancien abri des médecins de l’hôpital pour trouver
des vêtements pour les passeurs qui devaient nous faire sortir. Ils consi-
déraient les vêtements comme une monnaie d’échange.
Au cours d’un de nos passages dans l’abri des médecins, un incident
imprévu s’est produit. Alors que nous étions occupés à chercher des
affaires dans l’abri en nous éclairant avec une bougie et en utilisant de
temps en temps une lampe de poche pour économiser la batterie, nous
avons été brutalement aveuglés par la lumière puissante d’un projecteur
qui se dirigeait vers nous. Dans cet abri vide et mort, dont nous pensions
être les seuls à savoir l’existence, l’apparition d’une personne inconnue
signifiait forcément qu’un Allemand arrivait. Szerszen a chargé son
arme, et il était prêt à faire feu quand nous avons entendu un cri : « Ne
tire pas, je suis juif ! ». Obéissant à l’ordre de Szerszen, l’individu mysté-
rieux a éteint son projecteur, et il s’est approché de mes compagnons à
la lumière de la lampe électrique dont se servait Abram Starowiejski. Ils
ont remarqué qu’il portait un casque d’aviateur en cuir souple et des
bottes. Sous le bras, il tenait un paquet de taille moyenne. L’homme
mystérieux a prononcé les paroles suivantes : « Les garçons, n’ayez pas
peur de moi, rangez vos armes. Vous n’êtes pas en danger. Je cherche
des Juifs parce que je veux leur transmettre d’excellentes nouvelles.
Sachez que je travaille à la Befehlstelle et que je m’appelle Tyszler. Je
viens dans cet abri depuis quelques jours, et je cherche des Juifs mais je
n’ai pas réussi à en trouver. Un coup d’État contre le gouvernement de
Mussolini a eu lieu en Italie. La situation est très favorable pour nous,
les Juifs. À la Befehlstelle, il y a eu des changements. Une partie des offi-
ciers a été envoyée en Italie pour contrôler la situation. Les autres prépa-
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 643
rent leur départ. La Befehlstelle doit être fermée. La preuve en est que
jusqu’à maintenant, soixante Juifs ont été arrêtés à la Befehlstelle,
103 rue Zelazna. Ils ont été fusillés il y a quelques jours. Les Allemands
ont seulement gardé les mouchards, parmi lesquels Mundek Furman,
moi et six autres personnes que je ne connaissais pas. »
Tyszler poursuivait son histoire : ils s’attendaient à être fusillés d’un
jour à l’autre, parce qu’ils avaient réussi à fouiller les documents où les
Allemands, paraît-il, notaient scrupuleusement chaque découverte
d’abri, et ils avaient relevé une annotation à côté de l’abri des médecins,
3 rue Gesia : « Gesprengt48 ». Dans cette situation, les mouchards avaient
décidé d’utiliser cette information et de se cacher précisément dans cet
abri, après avoir fui la Befehlstelle comme ils l’avaient planifié. Pour le
approchés de l’abri, nous avons remarqué que tous les accès étaient
recouverts de tas de gravats et qu’en aucun cas on ne pouvait pénétrer
à l’intérieur. Nous avons tapé avec une brique contre la seule cheminée
qui sortait de cet abri pour vérifier s’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Un
instant plus tard, un grand bruit de briques qui s’effondraient est arrivé
à nos oreilles, et nous avons remarqué au loin des silhouettes casquées
qui s’approchaient doucement. Nous avons commencé à nous retirer à
travers les ruines en direction de l’ouverture que nous connaissions,
dans le mur de l’extrémité de l’immeuble du 27 rue Nalewki, d’où nous
pouvions passer au 5 de la rue Gesia. Les Allemands ont dû nous remar-
quer pendant que nous nous retirions, et ont ouvert le feu dans notre
direction. Cependant, grâce à notre connaissance des ruines, nous avons
réussi à nous enfuir du 27 rue Nalewki au 24 rue Zamenhof, et en
traversant les cours, nous avons réussi à regagner notre cachette.
Nous sommes arrivés épuisés dans notre abri et Szerszen n’arrivait
pas à se pardonner de ne pas avoir fusillé Tyszler. Je ne sais pas ce qui
s’était passé avec cet abri durant ces quatre jours. Malgré plusieurs
tentatives, nous n’avons plus jamais réussi à y pénétrer.
Vendredi 16 août. Après une longue attente, le « messager de la vie »
qui allait nous conduire au « paradis » a fait son apparition.
Szladkowski et quelques autres passeurs sont arrivés par les égouts de
la rue Franciszkanska. Ils nous ont apporté des provisions, des jour-
naux, des lampes électriques, des pierres à briquets, de l’alcool à
100 degrés, et d’autres choses que nous avions commandées et que
nous attendions depuis longtemps. Nous avons réglé notre note, qui
s’élevait à 80 000 zlotys, avec des vêtements. Nous avons appris que
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 645
ment des balles m’a rappelé qu’il fallait me sauver par la force de ma
volonté en m’enfuyant avec mes compagnons.
Ce jour-là, au crépuscule, nous avons tous décidé d’aller dans le
secteur des brosseurs, devant l’entrée, pour attendre l’arrivée des
passeurs depuis le quartier « aryen », avec Lolek Lewinson. Cette fois-ci,
nous étions fermement décidés à quitter le ghetto-cimetière.
Gravement blessés, les derniers membres de notre groupe se dépla-
çaient dans le secteur comme un invalide qui se traîne après avoir quitté
le champ de bataille. Starowiejski sautait sur une seule jambe en s’ap-
puyant sur ses compagnons, parce qu’il ne pouvait bouger l’autre. Nous
avions tous les mains ou d’autres parties du corps emballées dans des
chiffons, et nous sifflions de douleur à chaque pas. Mais la douleur que
Lewinson. Ils sont sortis de la bouche d’égout, mais nous avons été
obligés de nous cacher parce que nous avons entendu les pas d’une
patrouille allemande du côté de la rue Bonifraterska. Les passeurs
avaient apporté avec eux des tomates, des fruits et de la graisse. Ils nous
avaient apporté ce genre de produits car quelques jours auparavant, ils
nous en avaient livré d’autres que nous avions perdus dans la cachette
du 23/25 rue Nalewki.
Après avoir brièvement échangé quelques phrases avec Lewinson,
notre enthousiasme à l’idée de passer dans le quartier « aryen » s’est
éteint. Lewinson nous a dit que sortir dans le quartier « aryen » équi-
valait à un suicide, tandis que dans notre situation, nous avions encore
la possibilité de végéter. Lewinson nous a raconté qu’il était arrivé
jusqu’au capitaine Müller, mais qu’une fois de plus la malchance nous
poursuivait, car il était en congés. Une fois sorti du ghetto, Lolek a
habité chez un « aryen » qu’il connaissait rue Poznanska, mais deux
jours plus tard, une arrestation a eu lieu dans cet immeuble. Une famille
juive qui se cachait a été arrêtée et fusillée avec les « aryens » qui l’abri-
taient. Tout le mobilier qui se trouvait dans cet appartement avait été
confisqué par les Allemands. Cet événement avait obligé Lolek à quitter
l’appartement des gens qu’il connaissait et qui l’avaient accueilli. Dès
lors, il avait passé toutes ses nuits dans les joncs, au bord de la Vistule.
Il s’adressait à tous les gens qu’il connaissait. Tout le monde le conso-
lait. On l’invitait même à partager des repas, mais obtenir un toit n’était
qu’un rêve. Durant des journées entières, Lolek avait tenté de trouver
un coin pour nous loger, au moins la première nuit, en sortant des
égouts. Malheureusement, il n’avait pas réussi. Il nous a raconté qu’il
648 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
était impensable de circuler dans le quartier sans papiers, et qu’il était
encore plus dur que dans l’ancien ghetto de survivre sans argent. Les
huit jours qu’il avait passés dans le quartier « aryen » n’avaient été pour
lui qu’une cauchemardesque vague de déceptions. Lolek avait aussi
essayé avec Szladkowski de nous trouver un logement le moins cher
possible, en comptant sur l’argent de madame Blajwajs, mais malheu-
reusement il n’avait pas réussi à organiser quoi que ce soit. Szladkowski
avait le projet d’acheter une villa pour nous tous dans la région de
Varsovie, mais moi je savais que nous ne disposions même pas de la
totalité de la somme que nous devions donner aux passeurs pour sortir.
Quand Lolek a fini de raconter tout ce qu’il avait vécu « de l’autre
côté », il a été très étonné que nous soyons tous venus en laissant seuls
tier « aryen », nous tomberions tous entre les mains des Allemands
Après nous être brièvement concertés – des voix s’élevaient pour dire
que si nous devions mourir, autant mourir avec tous les Juifs –, nous
avons décidé de retourner dans notre cachette. Szladkowski a promis de
poursuivre ses efforts pour nous trouver un endroit où nous installer. Les
passeurs ont aussi promis de nous apporter de la nourriture. Ils ont
quitté le ghetto avant l’aube, et nous nous sommes traînés vers notre
cachette, complètement désespérés, avec Lewinson qui sanglotait. C’était
le 18 août.
L’image que nous cultivions depuis longtemps dans nos esprits,
selon laquelle de « l’autre côté », c’était un paradis, venait de s’effon-
drer. Au lieu du paradis, nous avons à nouveau été projetés au fond de
l’enfer. Pendant notre passage au 22 rue Pawia, j’ai pensé plusieurs fois
à la façon dont les croyances cauchemardesques, les mythes ou les
légendes populaires pouvaient se réaliser dans la vie. Dans notre cas
s’accomplissait une légende entendue dans l’enfance, une légende qui
parlait de sept enfers : chaque cachette était une étape vers l’enfer
suivant. Au 22 rue Pawia, nous nous trouvions en face de Pawiak. Le
mur extérieur du bâtiment où nous étions touchait à la rue Gesia, où se
trouvait une section de Pawiak. Dans la rue Pawia, au coin de la rue
Wiezienna, les Allemands reconstruisaient un immeuble incendié sur
lequel, quelques jours après notre arrivée, est apparue une inscription :
« Cantine des officiers de Pawiak ». Le bâtiment de droite abritait une
synagogue, en partie détruite par le feu, où traînaient des bibles à demi-
brûlées et d’autres livres religieux. Dans la cour, beaucoup de vaisselle
de cuisine était répandue. C’était le résultat du travail de la
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 649
polonais venaient dans notre cour. Ils pénétraient dans les caves et
prenaient de la vaisselle de cuisine, des assiettes et d’autres objets
domestiques. De leur point de vue, ils ne faisaient que s’approprier des
biens, mais pour nous, il s’agissait de moments d’émotion, des moments
qui risquaient de raccourcir notre vie de plusieurs années. C’était une
période au cours de laquelle nous avions peur des gens. Nous ne les
croyions pas. Nous sommes allés plusieurs fois, de nuit, rue Gesia en
passant par un tunnel souterrain à travers les caves. Nous avons laissé
des feuilles avec l’inscription : « Laissez du pain pour des prisonniers
affamés ! », mais elles n’ont donné aucun résultat et il nous semblait
qu’elles attiraient l’attention sur tous les immeubles incendiés environ-
nants, et aussi sur notre cachette. Nous avons décidé de nous préparer à
gratter les joints de chaux entre les briques avec des clous brûlés. En
travaillant plusieurs jours, nous avons réussi par ce moyen à créer des
ouvertures satisfaisantes et un passage en direction de la rue Lubecki et
de l’immeuble du 24 rue Pawia.
En dehors de Lewinson et de moi, personne n’était capable de bouger
les mains et ne pouvait effectuer le moindre travail. Pendant quelques
nuits, nous sommes sortis dans le quartier, en allant toujours dans le
secteur des brosseurs, pour entrer en contact avec des gens, avec l’ap-
partement de Jozek le Roux, et pour essayer de trouver de la nourriture.
Une fois, nous avons réussi à trouver un sachet de blé, mais pendant une
longue période, nous n’avons trouvé trace de personne.
À ce moment, la situation par rapport à l’eau est devenue catastro-
phique, parce que les Allemands ont emporté une partie des chauffe-
eau des immeubles au 23/25 rue Nalewki, et qu’ils ont tiré dans les
autres pour faire couler l’eau. Les jours de pluie, lorsque cela était
possible, nous sortions dans les cours ramasser l’eau qui se trouvait
dans de la vaisselle abandonnée, dans des flaques d’eau ou dans de
petits bourbiers.
À la fin du mois d’août, au cours d’un de nos passages à la bouche
d’égout, nous avons rencontré Mojsza Treger et quelques autres qui
attendaient nos passeurs, parce que les réserves de vivre commençaient
à s’épuiser dans leur abri. Cependant, les passeurs ne faisaient toujours
pas leur apparition. Puisqu’il connaissait déjà le chemin, Lolek Lewinson
a décidé avec une autre personne d’aller dans le quartier polonais en
passant par les mêmes égouts pour acheter un peu de nourriture, et de
revenir ensuite dans notre groupe. Nous avons commencé à dégager
652 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
l’entrée et avons découvert qu’elle était bouchée par des gravats sur une
longueur d’une dizaine de mètres. Pendant la nuit, nous avons enlevé les
gravats avec les compagnons de Mojsze Trejger, et, une fois le travail
fini, nous avons dissimulé l’entrée avec un chariot à bras, parce que les
Allemands l’avaient posé comme ça. La nuit suivante, à la place de la
bouche d’égout, s’amoncelait un tas de gravats d’une dizaine de mètres,
avec des barres, de la ferraille et de la tôle. Il était hors de question de
pénétrer un jour dans les égouts en passant par là.
À la fin du mois d’août, nous avons réussi à sortir de la réserve de
l’ancien abri de Szymek Kac un peu de haricots et un paquet de sucre.
Nous avons aussi trouvé le moyen de récupérer d’autres produits qui se
trouvaient encore dans la réserve, mais nous ne les avons pas pris parce
Pawia par les cours, en zigzaguant dans les caves et les couloirs de
plusieurs immeubles situés entre les rues Pawia et Gesia. Nous ne
pouvions pas non plus monter de vivres dans notre cachette, parce que
les gardiens de Pawiak auraient pu remarquer de loin les sachets de
nourriture en hauteur. Nous accédions à notre abri par la carcasse en fer
qui restait du palier de la cage d’escalier. Nous étions tellement entraînés
que nous montions les paquets sur notre dos.
Enfin, il nous fallait résoudre la question de la préparation des
produits que nous avions trouvés. Nous avons eu l’idée d’installer une
cuisinière métallique que nous avions trouvée dans la cave, à la hauteur
d’une petite ouverture près de la fenêtre et d’une autre près de la porte.
Nous avons caché ces ouvertures avec des chiffons pour qu’aucun reflet
de feu ne sorte à l’extérieur. Trouver du bois pour chauffer était plus
compliqué. Nous avons remarqué un étage plus bas un bout de plancher
qui ne s’était pas complètement consumé et qui s’avançait. Une partie
seulement du plancher avait brûlé et une autre était couverte de gravats.
Nous les avons retirés, avons découvert le plancher, et nous en sommes
servi comme bois de chauffage.
Trouver de quoi allumer le feu était encore plus difficile. Chaque fois,
nous battions le briquet avec un bout de verre de pierre à briquet que
nous avions en réserve. Nous fabriquions aussi beaucoup de cigarettes,
en séchant près du feu différentes herbes et des feuilles cueillies dans un
acacia qui se trouvait au 11, rue Walowa. Nous roulions ces composi-
tions de « tabac » dans du papier trouvé dans des caves.
Nous étions très déprimés : il ne restait plus qu’une petite partie de
notre groupe et qu’elle ne représentait plus la même force de combat
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 653
Septembre
En septembre, nous avons tenté toutes les nuits d’entrer en contact
avec le groupe de passeurs de Jozek le Roux. Certaines nuits, nous ne
pouvions plus passer entre les patrouilles allemandes pour atteindre la
convenus. Toutes nos tentatives pour entrer en contact avec les abris
dont nous connaissions encore l’existence, les abris de Kaniol, de Mojsze
Tiger et de Melon (où se trouvaient ses parents), n’ont donné aucun
résultat, parce que nous ne savions pas exactement où était leur entrée.
Nous ne connaissions que l’emplacement de ces abris. Ces bribes d’in-
formations étaient insuffisantes pour pénétrer à l’intérieur de chachette
dont l’entrée était masquée.
À partir du mois d’août, les gens qui avaient survécu en se cachant
dans des abris ne les quittaient qu’à contrecœur par crainte des
patrouilles de nuit allemande. Il était devenu aussi difficile d’entrer en
contact avec quelqu’un pendant nos recherches nocturnes dans le
ghetto, qu’avec un membre de groupe qui continuait à se cacher. Les
gens étaient devenus plus fermés, plus méfiants. Ils avaient peur de leur
ombre. La nuit, pendant que nous marchions dans l’ancien ghetto
central à la recherche d’hommes, de tunnels reliant le ghetto au quartier
polonais ou de bouches d’égout par lesquelles pénétrer dans les canaux,
nous avons croisé à plusieurs reprises des silhouettes humaines qui se
faufilaient ou des gens qui s’échappaient des bouches d’égout, mais
personne ne s’arrêtait ou ne répondait à nos appels.
À partir de septembre, nous étions complètement coupés du quartier
polonais, recherchés le jour et poursuivis la nuit par les Allemands, et
dans une sorte de disgrâce réciproque vis-à-vis de nos frères juifs qui
continuaient à se cacher. Notre situation, jour après jour, était de plus
en plus désespérée, et dans notre petit groupe, nous devenions de plus
en plus sauvages. Il me semblait que seules des forces surnaturelles
654 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
pouvaient encore maintenir de bons rapports entre nous. Un seul chan-
gement est survenu, entre Lewinson et Madame Zemsz. Il n’oubliait pas
la mort de sa sœur, et j’ai l’impression que c’est ce qui générait de sa
part une attitude plus froide envers Madame Zemsz ; elle-même se
consolait de la mort tragique de son fils unique parce qu’elle pressentait
que le destin nous préparait une mort pire encore, et que nous allions
inévitablement mourir de faim dans un avenir proche. Czarnoczapka est
devenu indifférent ; il s’abandonnait à la nouvelle situation. C’était la
conséquence de son épuisement physique et de sa résignation.
Starowiejski faisait encore preuve de vivacité et conservait l’espoir que,
si nous survivions jusqu’à la fin de l’automne, nous réussirions à sortir
du ghetto et à trouver asile chez les Polonais, parce qu’il pensait que
encore un kilo. La réserve d’eau de pluie est épuisée. Nous n’avons pas
d’allumettes, ni de pierres à briquet. Au cours des trois derniers jours,
nous avons fouillé dans le ghetto sans trouver trace d’hommes vivants.
Toute la nuit, des patrouilles renforcées arpentent le ghetto. Nous
n’avons aucun espoir de nous procurer des vivres, parce que la bouche
d’égout par laquelle arrivaient les passeurs a été bloquée par les
Allemands avec de la ferraille sur une dizaine de mètres et qu’elle est
surveillée par les patrouilles de nuit. Les Allemands ont fait sauter le
tunnel que nous avions creusé sous le dépôt de provisions de Szymon
Kac pour y puiser des articles d’alimentation.
Les forces nous manquent pour creuser un nouveau tunnel. Les
Allemands ont mis le feu au dépôt de provisions de l’ancien bunker des
médecins. La patrouille de deux personnes que nous avons envoyée hier
dans le secteur des brosseurs n’est jamais revenue. Lolek Lewinson et
Abram Starowiejski nous ont quittés.
Sur notre groupe de 45 personnes, seules quatre sont encore en vie.
Madame Zemsz a le corps enflé par la faim. Elle est complètement déses-
pérée. Czarnoczapka est épuisé physiquement et psychiquement. Il est
devenu indifférent à tout. Szerszen récite des prières et attend un
miracle. La foi le fait tenir.
Moi, je suis épuisé physiquement et mon corps enfle de faim. Je
suis d’avis que nous devrions aller jusqu’au mur et passer dans le
quartier polonais. Si cela ne marche pas, je pense que la balle que nous
avons encore dans notre pistolet peut nous aider à sortir d’une situa-
tion critique. Dans le quartier polonais, je compte sur l’aide du capi-
taine Müller.
658 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
D’après mon plan, nous devrions quitter notre cachette demain à
l’aube, atteindre le mur du côté des rues Bonifraterska et Franciszkanska
et là, à l’aide d’une échelle, observer la fréquence des postes de
gendarmes et leur emplacement. Une corde doit être attachée à l’échelle,
pour là-bas descendre dans la rue sans le moindre bruit, le moment
venu. Nous devrions poser une couverture de coton sur le mur couvert
de verre. S’il y a beaucoup de gendarmes dans la rue Bonifraterska, nous
devrons utiliser une ruse : en réponse à un signal défini à l’avance, l’un
de nous lancera la dernière grenade par-dessus le mur, au coin des rues
Swietojerska et Bonifraterska (nous l’avons trouvée dans le ghetto, dans
l’une des caves de la rue Pawia), ce qui détournera sûrement l’attention
des gendarmes vers le coin des rues Bonifraterska et Franciszkanska.
entend des cris inhumains et la nuit, des gémissements et des tirs. On voit
les flammes qui sortent des crématoires provisoires (il semble qu’elles
viennent de la rue Dzielna), et on sent l’odeur des corps brûlés.
Une gigantesque usine de la mort se dresse dans la rue Gesia. Des
murs épais avec des tours et des Ukrainiens avec des erkaems surveillent
quelques centaines de prisonniers soviétiques et quelques centaines de
personnes en tenues rayées. De notre cachette, nous voyons des
baraques et une grande cheminée. Szerszen affirme qu’ici – au cœur de
Varsovie – se crée un crématoire.
Le bruit des pics et des haches et le grincement des scies ne cessent
pas un instant. Dans le camp, le travail est réalisé jour et nuit par des
ouvriers polonais qu’on amène tous les jours du quartier « aryen » dans
le ghetto. Les portiers de la prison fouillent la cour tous les jours. Nous
avons peur d’eux, mais en général, ils partent au bout d’une heure de
recherche en emportant une casserole, une marmite ou une poêle. Dans
la cour, il y a un vélo d’enfant, un cheval à bascule, des patins,
vestiges du travail de la Werterfassung, mais leurs propriétaires ont
quitté la vie depuis longtemps. Dans notre cour se trouve une syna-
gogue presque intacte.
La nuit, j’ai des visions bizarres. Je vois la synagogue remplie de
gens, les hommes en blanc, les femmes au balcon en robes noires, les
enfants juifs en vêtements de fête, les visages sérieux, concentrés. Un
seul grand cri s’arrache des lèvres de tous – sur le style de « Kol Nidre » :
« Nous avons été trompés ! Où-est la justice ? ».
Et ensuite ils nous prennent sur leurs épaules et comme Noë, qui a
lâché son pigeon de l’arche, ils nous lâchent sur les vagues déchaînées
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 659
de la vie, dans le quartier polonais. Leur testament non écrit, qui est
en même temps un ordre, dit : « Racontez au monde ce que nous avons
vu. Réclamez vengeance ! ».
Aujourd’hui, nous n’avons pris aucune décision. Rester dans le
ghetto équivaut à mourir de faim.
Dimanche 26 septembre. Le jour de la décision est arrivé. Dès le
matin, la pluie s’est mise à tomber et un brouillard épais a enveloppé le
grand cimetière des Juifs : le ghetto de Varsovie. Les gouttes de pluie, en
tapant contre les tôles brûlées, jouaient le triste prélude du dernier acte
de la tragédie et se posaient comme de lourdes pierres sur nos cœurs
épuisés. La faim ne nous laissait pas de répit. La tristesse, le désespoir et
le doute nous ont entourés d’un cercle de fer dans un enlacement
Moi, j’insiste sur mon plan. Le moment du tournant est arrivé. Nous
devons agir. Dans notre situation, il faut même savoir gagner sa mort.
Notre mort doit être digne de nous.
À midi, une décision a été prise. Nous allons rejoindre le mur. Une
« douche » sous le torrent de pluie, la réparation des vêtements déchirés
et la chasse aux poux nous ont pris quelques heures. Le crépuscule est
tombé doucement. La pluie tombait, s’arrêtait pour reprendre juste
après avec une force nouvelle. Derniers préparatifs : vérification de
l’échelle et des armes, décision sur l’ordre des sauts et répartition des
fonctions. Les derniers Mohicans juifs partent du fond de la tombe pour
leur dernier combat.
Nous avons l’air de caricatures falsifiées se rendant à un bal
masqué. Chacun d’entre nous s’efforce de ressembler le plus possible à
un « aryen ».
À 16 h 30, nous avons pris la route. Nous rampons quelques
centaines de mètres et laissons derrière nous les patrouilles de Pawiak.
Excités et énervés, nous franchissons la rue Zamenhof, nous traver-
sons plusieurs cours (sur les ruines des immeubles) et nous arrivons
rue Franciszkanska, au coin de la rue Bonifraterska. Nous sommes
complètement trempés. Près du mur, la peur et l’incertitude laissent la
place à une volonté inébranlable : traverser, ou pendre sur le mur en
signe de protestation.
Différentes pensées et visions tourbillonnent dans nos têtes. Nous
n’arrivons pas à nous concentrer pour parler aux camarades, peut-être
pour la dernière fois. L’échelle est déjà appuyée contre le mur. Je dois
observer les gardes qui surveillent les murs du ghetto du côté « aryen ».
660 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Czarnoczapka doit lancer la grenade. Szerszen doit sauter en premier
dans le « paradis ». Nous avons convenu d’un lieu de rendez-vous dans
le quartier polonais : l’église de la rue Dluga.
Je suis monté à l’échelle. À peine avais-je avancé la tête que mon
regard a rencontré un gendarme en compagnie d’un policier bleu
marine qui montait la garde au coin des rues Franciszkanska et
Bonifraterska. J’ai remarqué une deuxième patrouille au coin des rues
Konwiktorska et Bonifraterska et une troisième au coin des rues
Swietojerska et Bonifraterska. Cela signifiait que le blocage continuait,
mais nous étions arrivés ici avec une conviction inébranlable. Nous ne
pouvions plus faire demi-tour. La rue Bonifraterska, dans le quartier
polonais, vivait. La circulation des voitures, des tramways et des fiacres