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TÉMOIGNAGE DE LEON NAJBERG.

LES DERNIERS INSURGÉS DU


GHETTO
Traduit du polonais par Patrycja Kowalczyk et présenté et annoté par Alban Perrin

Mémorial de la Shoah | « Revue d’Histoire de la Shoah »

2012/1 N° 196 | pages 507 à 661


ISSN 2111-885X
ISBN 9782916966052

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TÉMOIGNAGE DE LEON NAJBERG.
LES DERNIERS INSURGÉS DU GHETTO1
Traduit du polonais par Patrycja Kowalczyk, présenté et annoté par
Alban Perrin

Léon Najberg est né à Varsovie le 10 mars 1926. Son père, Jacob, était

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propriétaire d’une quincaillerie, sa mère, Léa, se consacrant à l’éducation de ses
quatre enfants. Léon était membre du mouvement scout Hachomer Hatzaïr (« la
Jeune Garde », en hébreu), une organisation sioniste de gauche.
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En 1941, à l’âge de 15 ans, il est enfermé dans le ghetto de Varsovie, créé


l’année précédente. Bien que tout enseignement soit interdit aux Juifs, il
parvient à suivre des cours clandestinement. Pendant l’été 1942, au cours de la
Großaktion (« Grande Action »), il est arrêté et conduit à l’Umschlagplatz, point
de départ des convois pour Treblinka. Grâce à l’aide d’un camarade, Arie
Grzybowski, il s’enfuit et retourne dans le ghetto ; mais il est arrêté à nouveau
quelques jours plus tard et ramené à l’Umschlagplatz. Sélectionné pour le travail,
il est dirigé vers un camp de transit (Durchgangslager en allemand, abrégé en
Dulag), situé à l’intérieur du ghetto, rue Leszno. Il y passe huit jours, puis est
envoyé avec un groupe de soixante-cinq prisonniers dans les ateliers de répa-
ration automobile Oppel, dans le quartier de Bielany, au nord-ouest de Varsovie.
Il fait là connaissance avec un résistant communiste polonais, Stefan Miller (le
« capitaine Müller ») qui, écrit-il, « se distinguait par une bienveillance spéciale à
l’égard des Juifs ».
Le 17 avril 1943, avec l’aide d’un médecin polonais, Léon Najberg et
plusieurs camarades appartenant à un petit groupe de saboteurs obtiennent un
arrêt de travail et l’autorisation de retourner dans le ghetto. Deux jours plus tard,
l’insurrection éclate. Les SS, commandés par le général Jürgen Stroop, entre-
prennent de liquider définitivement ce qu’ils appellent le jüdische Wohnbezirk de
Varsovie et se heurtent à la résistance armée de l’Organisation juive de combat
(ZOB) et de l’Union militaire juive (ZZW). Quelques dizaines de milliers de
personnes vivent alors encore dans le ghetto, regroupées dans des secteurs
délimités, autour des ateliers de travail où elles sont employées. Tandis que les
SS incendient systématiquement tous les immeubles, elles se terrent dans les
caves aménagées en bunkers. Le 20 avril, Léon Najberg trouve refuge dans un

1. Ce document est conservé à l’Institut historique juif de Varsovie sous la cote L.II.6398 (1993).
508 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
abri souterrain, 38 rue Swietojerska, dans la zone des ateliers de fabrication de
brosses. Il cherche par tous les moyens à rejoindre un groupe d’insurgés, mais
le ghetto est en flammes. Le 8 mai, les Allemands découvrent le quartier général
de l’Organisation juive de combat, 18 rue Mila. Le commandant en chef de l’OJC
et les principaux dirigeants de l’insurrection sont tués ou se suicident.
Deux jours plus tard, le 10 mai, Léon Najberg est admis au sein d’un petit
groupe de combattants qui se nomment eux-mêmes les Gruzowcy, les hommes
des ruines. Il se cache pendant plusieurs mois dans les décombres, dans la
crainte permanente d’être abattu ou de mourir de faim. Le 26 septembre,
accompagné des trois derniers survivants, il parvient finalement à franchir le mur
du ghetto. Après huit jours d’errance, il retrouve Stefan Miller, qui ne peut
l’héberger – il cache déjà chez lui deux personnes, deux frères originaires de

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Lwow – mais le confie à la famille Szczypiorski, dans le quartier de Bielany.
Najberg reste là jusqu’à l’insurrection de la ville de Varsovie, à laquelle il
participe, en août 1944. D’octobre 1943 à mai 1944, il note en polonais ses
souvenirs sur des cahiers de brouillon que lui procurent les Szczypiorski :
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« Chaque cahier de brouillon rempli, protégé contre l’humidité, était enterré dans
la cave. » Après l’entrée de l’Armée rouge à Varsovie, en janvier 1945, il retourne
chez ses protecteurs : « La maison était intacte. Le journal avait survécu ».
Seul rescapé de sa famille, Léon Najberg reprend alors des études et passe
son baccalauréat à Lodz. En 1949, il émigre en Israël et sert dans les rangs de
Tsahal. Il obtient un diplôme d’économie, se marie et s’installe à Tel-Aviv avec sa
femme Alina. Ensemble, ils ont une fille et deux fils, puis viendront six petits-
enfants. Son témoignage, inédit en français, a été publié par l’Institut historique
juif de Varsovie en 1993.
Le titre de Justes parmi les Nations a été décerné à Stefan Miller et à son
épouse Marcela en 1966, ainsi qu’à Aleksander et Antonina Szczypiorski en
1981.
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© Mémorial de la Shoah/CDJC Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 509

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Tirée d’un rapport de la SS sur la liquidation du ghetto de Varsovie, cette photo


montre comment, pendant l'insurrection du ghetto de Varsovie, les Allemands
recherchaient les Juifs cachés dans des abris souterrains et dissimulés par les décombres
des immeubles en ruine. La fouille des cachettes était menée assez méticuleusement
par les soldats et leurs auxiliaires.
© Mémorial de la Shoah/CDJC

Un rescapé des rafles, sans doute caché dans le ghetto de Varsovie pendant l’insurrection,
semble vouloir s’enfuir en passant par la fenêtre. Cette photo, sans doute prise par
un soldat allemand, illustre le désespoir des Juifs du ghetto pendant l’Aktion Reinhardt.
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510 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages

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Source : CDJC

Les combats de l’insurrection finale du ghetto de Varsovie


(19 avril-8 mai 1943)
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 511

Les derniers insurgés du ghetto


Leon Najberg
Je dédie mes mémoires
à ma mère, Lea, née Alerhand,
à mon père, Jakub,
à ma sœur, Roza,

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à mon frère, Izak, soldat de la campagne
de septembre 1939,
à mon frère, Heniek, partisan des forêts de Karczew,
assassinés par l’occupant nazi en 1942 et 1943.
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« Marian »

Après avoir erré pendant huit jours dans le quartier « aryen » de


Varsovie, j’ai enfin réussi à trouver asile chez les Szczypiorski, 88 rue
Chelmzynska, à Bielany.
Des jours paisibles, qui ne devaient pas durer longtemps, ont
commencé. Une fois reposé physiquement et calmé nerveusement, des
associations d’idées et des souvenirs ont commencé à nouveau à
resurgir… La solitude et le vide m’ont envahi.
Après avoir laissé derrière moi une grande Nécropole, l’inanité de
l’existence et le non-sens de la lutte pour le droit à la vie me sont
apparus. La vue de l’immensité du malheur, de la tragédie et de la ruine
complète du grand et magnifique centre du judaïsme de Varsovie et la
perspective du lendemain ont commencé à nouveau à peser sur mes
pensées. L’inaction accentuait encore ma résignation.
L’idée qu’il fallait laisser une trace de mon expérience et la trans-
mettre à ceux qui survivraient m’a arraché de mon état léthargique.
Laisser une trace d’une partie au moins de cette tragédie, décrire les
illusions cauchemardesques, dépeindre les tortures des malheureux et
nos faux espoirs, soutenus et alimentés par la diabolique hypocrisie
des Allemands. J’ai décidé de transmettre ne serait-ce qu’une part de
vérité sur la grande tragédie, l’héroïsme et le sacrifice des Juifs de
Varsovie. J’ai commencé à retracer tout ce que j’ai vécu dans le
ghetto : la grande insurrection du ghetto de Varsovie. Le capitaine
Stefan Müller m’a procuré le matériel nécessaire à ce travail : un
512 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
calendrier, un crayon à papier, du brouillon, un stylo à plume. J’avais
sur moi quelques fragments de notes écrites dans le ghetto.
Tous les événements étaient gravés et « classés » dans ma mémoire.
Dès que je me suis mis à écrire, les souvenirs ont jailli sous ma plume
comme l’eau d’une fontaine. Le flot des souvenirs était si rapide, large
et puissant, que je n’étais pas en mesure de noter tout ce qui me venait
à l’esprit. Les associations d’idées et les réflexions étaient sans fin.
J’ai enfin trouvé un but temporaire et une occupation absorbante.
L’écriture m’a totalement accaparé et s’est emparée de moi à tel point
que je ne descendais plus à temps pour les repas.
J’ai trouvé autour de moi des gens bienveillants et dévoués, qui
m’ont beaucoup aidé.

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On peut dire que, pour l’époque, je disposais des conditions idéales.
C’était une maison individuelle, avec un seul étage. La chambre qui
m’avait été attribuée se trouvait à l’étage. Autour, il y avait des greniers,
un garde-manger, des placards et des cachettes. Ma chambre était celle
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de Monsieur et Madame Szczypiorski, mais durant la période de l’hiver,


ils ne l’utilisaient pas, parce qu’ils n’avaient pas suffisamment de maté-
riaux de chauffage pour l’appartement. La chambre avait une qualité
inestimable : les étrangers ne montaient pas en haut.
Quand les Allemands venaient, pendant les rafles organisées pour les
Polonais ou à la recherche de Juifs cachés ou, éventuellement, d’armes,
j’ai toujours réussi à me dissimuler avec mon journal entier dans une
cachette au grenier. On appelait cette cachette le « terrier à rat ». C’était
une niche d’un mètre de long, sur quatre-vingts centimètres de large et
quatre-vingts centimètres de haut fermée par une trappe, qui touchait
étroitement au sol pour en masquer l’entrée. Dans cette cachette, de
temps à autre, je vivais la mort et la résurrection : les miennes et celles
de mon journal.
Monsieur Aleksander Szczypiorski travaillait comme caissier prin-
cipal au guichet qui vendait des billets à Muranow. Il avait à sa charge
sa femme, trois enfants et moi, le Juif. Il gagnait un salaire de misère.
Alors, pendant son temps libre, il s’occupait de vendre des savons faits
maison et sa femme allait à la campagne faire un petit trafic. De cette
façon, par un effort commun, ils arrivaient à boucler un budget fami-
lial serré. Malgré cela, ces gens étaient extraordinairement tendres,
bons et sensibles aux souffrances des autres. Dans cet appartement,
pendant l’occupation, la faim était une « invitée » fréquente. Souvent,
il n’y avait pas de pain à la maison et on se contentait d’un seul repas
chaud pour toute la journée, mais il y avait toujours une chemise
propre. Je ne manquais jamais de brouillons et de crayons, ni de bonne
parole et de consolation pour tenir. Dans ces conditions et cette atmo-
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 513

sphère, je continuais à écrire. Chaque cahier de brouillon rempli,


protégé contre l’humidité, était enterré dans la cave.
J’ai écrit du mois d’octobre 1943 au mois de mai 1944. Pendant cette
période, j’ai rempli et caché dix-huit cahiers de brouillon. Ces cahiers
contenaient mes souvenirs sur l’éclatement de la guerre, la période de la
création du ghetto, la vie dans le ghetto, le travail dans le camp de
l’usine automobile Adam Oppel Werke à Varsovie et des bribes de souve-
nirs sur le quartier « aryen ».
En août 1944, l’insurrection de Varsovie a éclaté. J’ai combattu à
Bielany. Tous les Juifs qui se cachaient ont pris les armes. Les membres
du ZOB (l’Organisation juive de combat) qui avaient survécu étaient
peu nombreux, mais se sont à nouveau battu contre l’ennemi haï.

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Malheureusement, les Polonais aussi ont dû céder face à des forces
hitlériennes plus nombreuses. À nouveau, il a fallu beaucoup d’habi-
leté et de courage pour ne pas capituler. En tant que « Polonais », j’ai
réussi à me rendre à Pruszkow. Je tournais sur le trajet Pruszkow-
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Brwinow-Grodzisk.
En janvier 1945, les Allemands ont fait exploser la centrale électrique
de Pruszkow. L’odeur de la poudre et de la liberté flottait dans l’air. Les
divisions victorieuses de l’Armée polonaise et de l’Armée soviétique ont
rendu aux Juifs persécutés le sentiment d’appartenir au monde des
hommes libres.
Je suis rentré à Varsovie, à Bielany, chez Monsieur et Madame
Szczypiorski. La maison était intacte. Le journal avait survécu. Quand
je suis revenu, je me suis rendu compte que c’était le premier apparte-
ment dans Varsovie occupée où j’avais ressenti un accueil humain et
une chaleur familiale. Dans la période du règne de la bête hitlérienne,
je dois l’avouer ouvertement, c’était une preuve de courage civique, et,
plus important encore, cela tenait d’une véritable attitude humaine et
citoyenne face à la « question » juive. C’était le capitaine Müller qui
avait trouvé asile pour moi chez la famille Szczypiorski et qui avait
ainsi apporté la preuve de la sincérité de son attitude envers les Juifs
persécutés.
Pendant cette période de non-droit, cette époque de persécutions
raciales et de meurtres, des gens comme le capitaine Müller ont pris la
défense de l’humanité. Ce sont eux qui ont sauvé l’honneur de l’homme,
sali et profané, et qui ont porté haut la foi en l’homme. Le capitaine
Müller cachait deux Juifs dans sa maison. Il a pris soin de moi, m’a
apporté son aide, ses conseils et son soutien. En tant que soldat, il n’a
pas déposé les armes tant que sa patrie avec tous ses citoyens – sans
distinction de race, de nationalité, ni de confession – n’avait pas recon-
quis sa liberté.
514 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Lecteur ! Quand tu liras dans ce livre des descriptions effrayantes et
des histoires qui paraissent imaginaires, quand tu découvriras des noms,
des termes, des faits, souviens-toi que tout cela n’est qu’une petite partie
de la vérité. C’est arrivé dans les années d’occupation nazie, en plein
cœur de l’Europe, à Varsovie …

1942
Jours ordinaires
Au printemps 1942, la rumeur s’est propagée que le ghetto n’avait
plus que cent jours d’existence devant lui. Les habitants du ghetto se

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transmettaient cette information, qui apparemment provenait de la
Gestapo, à voix basse et avec inquiétude. Dans le ghetto régnaient
l’anxiété et une atmosphère nerveuse. On parlait d’une possible inter-
ruption des rations alimentaires, déjà très réduites. On parlait à voix
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basse d’évacuation vers l’Est.


En avril et en mai, des bureaux allemands recrutant des spécialistes
pour le travail à l’Est ont fait leur apparition dans le ghetto central, dans
un quadrilatère formé par les rues Leszno, Okopowa, Muranowska et
Bonifraterska. Les recruteurs promettaient aux volontaires de bonnes
conditions de travail et de rémunération. Ces bureaux cherchaient des
spécialistes avec des outils de travail. On disait à ceux qui se présen-
taient que la date du départ pour le travail serait annoncée publique-
ment. Le chômage qui régnait dans le ghetto depuis plusieurs années a
alors provoqué un grand afflux de volontaires pour ce travail rémunéré.
C’est pour cette raison également que les bureaux de recrutement ont eu
un grand succès.
Au printemps, la situation sanitaire a connu une amélioration radi-
cale. Grâce aux efforts des médecins de l’hôpital de Czyste, le typhus
avait disparu. Ils ont aussi lancé une action largement planifiée de
lutte prophylactique contre la tuberculose. Au même moment, on
pouvait également constater une stabilisation matérielle. Les Juifs
vivaient de commerce et de petits trafics. Dans le ghetto, l’industrie se
développait et dominait : on produisait de tout, des petites cuillères
aux meubles, aux vêtements et aux faux bijoux. Au printemps 1942,
le quartier polonais était le seul destinataire des biens produits dans le
ghetto.
Du point de vue culturel, on pouvait remarquer des signes de dyna-
misme. Sandler et Michal Znicz et chantaient dans les soirées, appelaient
à la révolte par leurs poèmes. Ce climat était le résultat de la guerre
germano-soviétique.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 515

On organisait aussi l’aide sociale. On ouvrait des comités d’im-


meubles ainsi que des cercles de jeunesse rattachés à ces comités. Ils
avaient en charge les familles très pauvres et aidaient les gens qui
étaient au bord de la misère. Les cercles de jeunesse apportaient un
soutien matériel, mais aussi moral. Les fonds provenaient des soirées
organisées et des contributions imposées aux gens riches de chaque
immeuble. À la tête de ces cercles se trouvaient principalement des
jeunes gens issus des organisations sionistes socialistes. Ceux dont le
président était un représentant de la « jeunesse dorée » donnaient seule-
ment des fêtes et des soirées et l’immoralité y régnait. Les cercles de
jeunes menaient aussi un travail d’autoformation : on organisait des
débats et des cours d’histoire juive. Ces cercles s’occupaient des orphe-

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lins, mais pendant l’« Aktion » de juillet, tant que la terreur n’avait pas
encore atteint son zénith, ils les cachaient pendant les rafles et s’occu-
paient des enfants qui erraient dans les rues du ghetto.
Au cours de ce mémorable printemps 1942, une équipe allemande de
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tournage avec un équipement technique spécial était arrivée dans le


ghetto pour le filmer. Les membres de l’équipe attrapaient des gens dans
les rues et arrangeaient spécialement des scènes pour montrer à quel
point était bas le niveau de moralité des Juifs, mais ils ont réussi aussi
à capter de vrais moments de la vie du ghetto.
Ils ont filmé, entre autres, cette scène dans le restaurant Szulc, rue
Karmelicka, au coin de la rue Nowolipa. Un groupe de gens appartenant
à la « centaine » gouvernant le ghetto est assis à des tables garnies de
délices et de fruits exotiques, tandis qu’un enfant meurt de faim à l’entrée
du restaurant. Ces « braves gens » arrivaient parfois à avoir un réflexe
humain : ils achetaient une feuille de papier pour couvrir un cadavre.
L’équipe de tournage filmaient les immeubles des réfugiés, qu’on appelait
les points. Les réfugiés s’entassaient dans des bâtiments publics, dans
d’anciennes écoles, dans des maisons de prière, dans la « salle parisienne »
(où l’on organisait autrefois des mariages et des fêtes) et dans les entre-
pôts les plus grands. Ces locaux ont été transformés en habitations collec-
tives pour les réfugiés qui habitaient auparavant sur la rive gauche de la
Vistule et qui avaient été expulsés vers le ghetto de Varsovie en 1941. Ces
immeubles se sont transformés en morgues, car une très grande partie de
leurs habitants mouraient de faim et de saleté et, bien souvent, les habi-
tants de ces immeubles n’étaient pas en mesure de payer le transport du
corps vers le cimetière. Un nouveau système d’enterrement des cadavres
est apparu : après le couvre-feu, la famille déshabillait le cadavre, le
descendait dans la rue et le laissait en face de l’entrée de l’immeuble.
Pratiquement chaque rue du ghetto avait son « entrée cimetière », son
« entrée privilégiée », d’où les cadavres ne disparaissaient jamais.
516 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Jusqu’en juillet 1942, plusieurs ateliers2 travaillaient pour le
Rüstungskommando3. Y œuvraient des gens du métier, des profession-
nels qui, avant 1939, étaient employés ou avaient leur propre atelier de
travail. Quand la paupérisation du ghetto les a jetés au fond de la
pauvreté, ces gens sont arrivés dans ces baraques pour survivre grâce à
la soupe de l’atelier. Ils travaillaient 10 à 12 heures par jour et gagnaient
une soupe, une tranche de pain et quelques sous de temps en temps. En
1942, c’étaient les célèbres ateliers Toebbens et Schultz.

Le début de l’Aktion de juillet


La vie dans le ghetto se déroulait presque normalement, mais l’in-

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certitude et la peur paralysaient l’action. Les gens s’attendaient à
quelque chose. On chuchotait dans les coins que de grands changements
devaient se produire dans le ghetto. Rares étaient ceux qui connaissaient
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la vérité. Par conséquent, la population du ghetto n’était pas préparée à


la grande tragédie qui a débuté le 22 juillet 1942.
Une rafle, dans la nuit du 17 au 18 avril 1942, en fut le prélude. À
minuit, les Allemands ont tiré les militants sociaux des appartements et
les ont fusillés dans les rues du ghetto. Cette action a semé l’épouvante
dans le ghetto et effrayé ceux qui étaient engagés dans le travail clan-
destin. Ils ont dû quitter leurs appartements et se cacher. Une cinquan-
taine de personnes ont été assassinées.
La population du ghetto a été impressionnée par cette nuit, car pour
la première fois, les Allemands avaient fusillé massivement et ouverte-
ment des Juifs dans le ghetto. Parmi les morts se trouvaient aussi des
gardiens d’immeubles qui n’avaient pas ouvert immédiatement la porte,
et des gens qui se trouvaient par hasard à ce moment-là dans les appar-
tements dans lesquels les Allemands étaient entrés. La peur a marqué de
son empreinte tous les habitants du ghetto. Quelques jours plus tard, une
rumeur a commencé à circuler expliquant que seuls des militants poli-
tiques et les membres d’organisations sociales avaient été fusillés et que
rien ne menaçait apparemment les habitants ordinaires du ghetto. Cet
espoir s’est avéré illusoire.
En mai et juin, la fameuse « voiture fantôme », qui transportait des
Polonais vers Pawiak4 à travers le ghetto, harcelait les Juifs plus souvent
et plus ouvertement qu’avant. Les Allemands de la « voiture fantôme »
tiraient sur la foule qui encombrait les rues du ghetto. Au printemps

2. Leon Najberg emploie le mot szopa qui signifie en polonais hangar, grange ou remise. Dans
L’Étoile jaune à l’heure de Vichy, George Wellers traduit ce terme en français par « échoppe ».
3. En allemand : le commandement de l’armement.
4. Pawiak était la principale prison de Varsovie.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 517

1942 une grande rafle des jeunes gens a débuté. Cette action était
conduite par le service d’ordre juif. Au moyen de journaux clandestins
et de lettres anonymes, les organisations de jeunesse ont appelé le
service d’ordre à ne pas exécuter son travail trop fidèlement. Cependant,
ces appels n’ont pas apporté de résultat et au cours de ce fameux prin-
temps 1942, 12 000 jeunes gens furent conduits dans les camps de
travail forcé de la région de Lublin à cause du zèle des fonctionnaires
du service d’ordre. Certains ont envoyé des lettres, mais on n’est resté
sans nouvelles de centaines d’autres. Ils ont disparu sans laisser de trace.
À partir du 15 juillet, une atmosphère accablante régnait dans le
ghetto. Les gens attendaient nerveusement quelque chose, mais on ne
savait pas ce qui allait se produire. Certains pensaient que la population

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du ghetto serait soumise par décret au travail forcé. D’autres affirmaient
que les enfants ne recevraient plus de rations de provisions. Des bruits
couraient que les habitants des points de réfugiés allaient être envoyés
à l’Est pour travailler aux champs. Les Juifs croyaient fermement qu’en
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versant une rançon, ils parviendraient à éviter une catastrophe


inconnue.
Les 17, 18 et 19 juillet, la rue Zelazna, d’habitude très passante, et le
corridor étroit de la rue Chlodna, au carrefour de la rue Zelazna, étaient
complètement déserts. Cette rue reliait les deux parties du ghetto, et au
carrefour de la rue Chlodna appartenant au côté « aryen » se trouvait le
manège. C’est ainsi qu’on appelait les portails mobiles, qui étaient alter-
nativement ouverts et fermés pour laisser passer les véhicules juifs ou
« aryens ». Les piétons devaient prendre un pont en bois de deux étages
reliant le petit ghetto au grand. À cet endroit, on entendait rarement les
klaxons des voitures et on voyait encore plus rarement des voitures,
parce qu’il n’y en avait pas dans le ghetto. Or subitement, des voitures
ont fait leur apparition dans ces rues.
Elles résonnaient des échos des klaxons et les Juifs savaient que le
sanglant moloch allemand était venu, avec de nouveaux plans, chercher
de nouvelles proies. Jusqu’à maintenant, après chaque visite de Göring,
de Goebbels ou d’autres dignitaires allemands, une grêle de mesures,
d’interdictions ou d’ordres qui touchaient ses intérêts les plus vitaux
s’abattaient sur le ghetto. Il en a été de même cette fois-ci…
L’arrivée d’une dizaine de voitures décapotables avec de hauts
dignitaires SS portant l’insigne à tête de mort n’était pas un bon
présage. Les Juifs y flairaient la catastrophe à laquelle ils s’attendaient.
Quand les voitures ont pris la direction du Judenrat par la rue
Grzybowska, on pouvait voir une foule de Juifs bloquant la rue devant
le Judenrat en attendant des nouvelles. Des SS montaient la garde
devant l’immeuble.
518 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Le 18 juillet, le conseiller Sztolcman s’est adressé à la foule rassemblée.
Il a assuré que pour l’instant, rien ne menaçait le ghetto et a demandé que
les gens se dispersent parce qu’il ne fallait pas provoquer les Allemands.
Ce jour-là, on ne laissait entrer personne au Judenrat. Une foule de gens
qui voulaient savoir ce qui les attendaient se tenait au croisement des rues
Ciepla et Grzybowska, derrière le Judenrat.
Pendant ces journées, le ghetto a cessé de travailler. Il était difficile
d’acheter quelque chose dans les magasins, le commerce était gelé et les
prix des biens d’alimentation ont augmenté. Toutes les préoccupations
tenaient en une pensée : « Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? ». La
réponse est arrivée très rapidement. Le 21 juillet, après la « conférence »
au Judenrat, les voitures sont reparties par la rue Zelazna. Le hasard a

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fait qu’au croisement des rues Elektoralna et Zelazna, un morceau de
crépi s’est détaché du mur d’une maison. Ce morceau est tombé près
d’une voiture de SS. Ils se sont arrêtés, sont entrés dans la maison, ont
fait sortir une dizaine d’hommes trouvés dans les appartements et les ont
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fusillés sur place. C’était le premier signe annonciateur de l’orage.


Dans la matinée, des szaulis5, des Ukrainiens, des junaks6, des
gendarmes et des policiers bleu marine étaient postés à l’extérieur des
murs du ghetto. À partir de ce jour, à l’intérieur du ghetto, les sorties
vers le quartier « aryen », jusque-là surveillées par deux gendarmes,
deux policiers bleu marine et un membre du service d’ordre, ont changé
radicalement d’aspect. Des SS, des membres de la SA et du NSDAP, des
hommes de la Wehrmacht et de l’armée de l’air sont arrivés pour monter
la garde.
Le ghetto a été fermé hermétiquement, car les paroles de Goebbels,
qui avait écrit « Die Totenkiste – Ghetto Warschau » dans le Völkischer
Beobachter, devaient s’accomplir. Le service d’ordre est descendu dans
les rues du ghetto pour confisquer toutes les charrettes et les pousse-
pousse. Le 22 juillet, alors que je me trouvais au carrefour de la rue
Zelazna et de la rue Chlodna, j’ai remarqué que le Service d’ordre ramas-
sait tous les enfants mendiants assis sur le rebord des trottoirs près des
caniveaux et les faisait monter sur des charrettes tirées par des chevaux.
Un peu plus loin, une femme passait avec un enfant. Le Service d’ordre
a voulu le lui prendre, mais en entendant ses cris inhumains, des
hommes sont arrivés, ont arraché l’enfant des mains du Service d’ordre
et l’ont rendu à sa mère.
La nouvelle de la rafle des enfants a fait le tour du ghetto en un
éclair. Les murs des immeubles renvoyaient l’écho du cri des mères cher-
chant leurs enfants. Les gens se sont enfermés dans leurs appartements.
5. Soldats lituaniens membres d’une formation supplétive au service des Allemands.
6. Organisation de jeunesse créée par un décret du président de la République polonaise en 1936.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 519

Les femmes menaçaient et maudissaient le Service d’ordre. Celui-ci


n’expliquait pas pourquoi il capturait les enfants. On croyait que les
enfants mendiants arrêtés devaient être conduits dans une prison juive
et répartis ensuite dans des orphelinats. Aucun habitant du ghetto ne
s’attendait à ce que soit précisément ces enfants qui soient destinés à
être envoyés à l’Est pour « travailler aux champs ». La rafle des enfants
a duré jusqu’à 6 heures du soir, mais ce jour-là le Service d’ordre n’a pas
réussi à enlever un seul enfant des bras de sa mère.
Le lendemain, dans le ghetto, on pouvait entendre de nouveaux mots
mystérieux : « Umschlagplatz » et « Aussiedlungskommando ».
Le premier jour de l’Aktion, le 22 juillet 1942, les Allemands ont
brutalement jeté dehors les habitants des immeubles situés au 101 et au

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103 de la rue Zelazna et ont confisqué leurs appartements et leurs biens.
Un état-major d’évacuation, appelé Aussiedlungskommando, s’est
installé dans ces immeubles sous les ordres des SS-Obersturmführer et
SS-Hauptsturmführer Handtke, Klostermayer, Blescher, Brandt, Konrad,
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Michelson et d’autres encore. Cet état-major est arrivé de Lublin, où il


avait acquis sa « renommée » et son expérience dans la déportation et
l’extermination des Juifs. Ses membres avaient été les premiers à faire
marcher ce qu’on appelait les chambres à gaz mobiles (des camions), à
Wlodawa. Dès 1941, les Allemands y avaient empoisonné les Juifs de la
région de Lublin.
Le 23 juillet, je suis allé avec un ami à la prison juive, rue Gesia. Dans
la prison, il y avait le petit frère, âgé de 11 ans, de mon ami ; il avait été
arrêté dans le quartier polonais pour un « délit » : acheter du pain. C’était
Adas T. Mon ami a parlé avec son frère à travers les barreaux d’une
fenêtre qui donnait sur la rue Gesia. Le petit garçon lui a joyeusement
déclaré qu’on leur avait annoncé qu’ils allaient être transportés dans la
région de Lublin, où ils seraient répartis parmi les paysans pour faire
paître le bétail. Adas se réjouissait de sortir des murs de la prison.
Le jour même, toute la prison juive a été envoyée à l’Umschlagplatz.
Les prisonniers, croyant en une amélioration de leur condition de vie,
quittaient la prison avec joie. Il s’y trouvait environ 1 600 personnes,
dont 70 % d’enfants des deux sexes de moins de 17 ans.
À partir du 22 juillet, passer du petit au grand ghetto équivalait à
franchir une ligne de front. Les clôtures en fil de fers barbelés le long
de la rue Walice étaient surveillées par des Ukrainiens et des junaks,
sous le contrôle de la gendarmerie allemande. Les serviteurs des
Allemands, pour montrer leur soumission et leur fidélité, tiraient sur les
passants. Du côté des rues Grzybowska et Zelazna, près de la sortie, les
Juifs étaient tellement terrorisés par les tirs des Allemands et des
Ukrainiens, que le passage du grand vers le petit ghetto dépendait de
520 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
« l’humeur » des gardes qui surveillaient ces tronçons. Il n’existait
aucune autre liaison entre les deux ghettos et les Juifs ont été coupés
les uns des autres. Chaque partie du ghetto ignorait ce qui se passait
dans l’autre. Bien souvent, les Juifs de la rue Twarda ne savaient pas ce
qui se passait dans la rue Leszno, et inversement. Dans les premiers
jours de la déportation, seul le Service d’ordre procédait aux rafles de
la population. Dans le petit ghetto, quelques personnes travaillaient au
Service d’ordre. Le matin, ils allaient à une réunion au commissariat de
la rue Ogrodowa, au cours de laquelle on leur indiquait où ils devaient
aller rafler. Après avoir reçu leurs ordres, ils venaient nous dire où ils
allaient « travailler » ce jour-là, mais seulement pendant les premiers
jours de l’action.

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Dans le ghetto, de nouveaux slogans et de nouveaux mots d’ordre
sont devenus à la mode : Ausweis, Arbeitskarte. Ces documents
devaient soi-disant permettre d’échapper aux rafles et à la déportation.
Une ruée sur les ateliers de travail a commencé. Chaque habitant du
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ghetto a fait son possible pour être inscrit sur la liste des employés des
ateliers travaillant pour le Rüstungskommando. Par ce moyen, on deve-
nait un Nutz-Jude et ce certificat de rigueur protégeait son détenteur.
Pour la première fois, les familles juives se sont séparées. Parfois la
femme s’est retrouvée dans un atelier, le mari dans un autre et les
enfants les plus âgés dans un autre encore. Les familles se sont sépa-
rées pour aller dans ce qu’on appelait de bons ateliers, qui devaient les
protéger de la déportation.
Les Juifs ont fait entrer dans leurs ateliers les Allemands qu’ils
« connaissaient », des Volksdeutsche7, et leur ont donné leurs machines
et leurs locaux pour protéger leurs familles. De nouveaux ateliers ont
ouvert dans le ghetto. Des panneaux sur lesquels était inscrit en alle-
mand « Dieser Betrieb arbeitet für Rüstungskommando8 » sont apparus
sur les murs de nombreuses maisons. Ces panneaux étaient censés
protéger les employés de ces ateliers. Les Juifs ont sorti leurs dernières
réserves de matières premières et ont essayé de faire démarrer très vite
la production, pour prouver qu’ils étaient efficaces.
Le troisième jour de l’Aktion, des affiches annonçant la déportation à
l’Est des habitants du ghetto considérés comme des « personnes non
productives » ont fait leur apparition dans les rues. N’étaient pas
concernés par la déportation : les employés du Judenrat, les fonction-
naires du Service d’ordre, les employés des Urgences et du Bureau de la
lutte contre l’usure, ainsi que tous les travailleurs intellectuels et manuels
employés dans les ateliers travaillant pour le Rüstungskommando.
7. « Allemands ethniques » installés par le Reich en Pologne.
8. Cette entreprise travaille pour le commandement de l’armement.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 521

Tous les habitants du ghetto ont compris que, selon cet arrêt, s’ils
obtenaient un certificat de travail, ils éviteraient la déportation. Ainsi
une bonne conjoncture s’est ouverte pour toute sorte de directeurs d’ate-
liers aryens et pour leurs assistants juifs, qui demandaient une somme
très élevée pour inscrire une personne sur la liste de leurs employés.
Dans le ghetto, un antagonisme s’est créé entre riches et pauvres. Une
partie des spécialistes juifs employés dans les ateliers Toebbens et
Schultz jusqu’à l’Aktion de juillet ont été licenciés et remplacés par des
non-spécialistes qui pouvaient payer très cher.

Déportation
Le 23 juillet, des hommes du Service d’ordre sont arrivés au 2 place

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Grzybowski, où se trouvait un immeuble de réfugiés, et ont emmené
plusieurs dizaines de familles. Ils ont fait monter ces familles sur des
charrettes et pris la direction de l’Umschlagplatz. Quand ils sont passés
devant l’immeuble situé au 5 de la rue Twarda, où se trouvait la pâtis-
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serie Madera, des gens leur ont apporté du pain, mais les réfugiés n’en
ont pas voulu et ont répondu : « Quand nos enfants mouraient de faim,
nous n’avons pas reçu de pain et maintenant que nous allons mourir
vous nous en donnez. » Ces réfugiés, que la faim avait fait enfler, étaient
les plus misérables du ghetto.
Pendant la durée de l’Aktion, la faim a fait son retour dans le ghetto.
Elle s’est fait surtout ressentir dans les couches les plus pauvres, car les
trafiquants de produits alimentaires du quartier aryen vers le ghetto se
recrutaient parmi eux. Ils vivaient du trafic et approvisionnaient le
ghetto. Pendant l’Aktion, ces petits trafiquants ont disparu.
Jour après jour, l’étau s’est resserré sur le ghetto. Huit jours après le
début de la rafle, plus aucun produit n’entrait dans le ghetto. À cette
époque, les seuls soutiens (pour les masses pauvres, parce que les riches
avaient des réserves) y étaient les ouvriers polonais employés dans les
usines polonaises situées à l’intérieur des murs. Ces usines n’avaient pas été
transférées dans le quartier polonais. Il s’agissait notamment de l’usine de
Konrad Januszkiewicz, rue Grzybowska, qui employait 500 ouvriers. Les
personnes qui y travaillaient avaient reçu une autorisation spéciale pour
entrer et sortir du ghetto. Chacun apportait avec lui son petit-déjeuner et
éventuellement une boule de pain qu’il revendait ensuite aux habitants du
ghetto en faisant un grand bénéfice. De ce fait, une sorte de commerce s’est
établi sous l’œil des Allemands, à côté de la porte par laquelle les Polonais
entraient dans le ghetto, près des rues Leszno et Zelazna. Les plus pauvres
achetaient quelques boules de pain ou des petits pains et les apportaient
aux autres Juifs afin de gagner du pain pour eux-mêmes.
522 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
L’Aktion changeait de forme d’un jour à l’autre. Après la liquidation
des réfugiés, le Service d’ordre a reçu l’ordre d’arrêter tous ceux qui
bénéficiaient de l’aide sociale. Les tramways juifs à chevaux, appelés
les kohn-heller9, ont été utilisés. Cette fois-ci, l’Aktion a été menée à
partir d’une liste. Le tramway arrivait devant une maison. Les fonc-
tionnaires entraient à une adresse déterminée et laissait quelques
minutes aux gens pour faire leurs bagages. Souvent, on voyait tomber
dans la rue des ballots avec des draps, des valises, des malles et des
paquets depuis la fenêtre du premier, du deuxième ou du troisième
étage. C’était les candidats à la déportation à l’Est qui sauvaient leurs
biens. Et après ? Juste après, le Service d’ordre chargeait ses victimes
sur les kohn-heller et le cortège partait vers l’Umschlagplatz.

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Après le départ de leurs occupants, les appartements devaient rester
ouverts. Parfois, il arrivait que, pendant ce temps, le mari soit au travail
ou qu’un enfant joue dans la rue. Le reste de sa famille partait pour
l’Umschlagplatz et ce « bienheureux » trouvait à son retour un apparte-
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ment vide et sans vie.


Malgré cela, le ghetto ne pliait pas. Le ghetto continuait à croire. Les
gens se consolaient réciproquement. L’un expliquait à l’autre qu’on
déportait des gens qui, de toute façon, étaient condamnés à mourir de
faim dans le ghetto : « Ce sont les miséreux »… Tout le monde attendait
avec impatience le jour où l’Aktion s’achèverait.
Les organisations de jeunes essayaient d’éveiller le ghetto. Le troi-
sième jour de l’Aktion, des tracts d’information édités par l’Hachomer
Hatzaïr10, demandant aux Juifs de ne pas croire les Allemands et de s’op-
poser aux actions du Service d’ordre, ont fait leur apparition dans les
rues. Ils appelaient à la révolte, au sabotage des mesures allemandes et
expliquaient aux gens que le chemin de l’Umschlagplatz menait à la
mort. Après la parution de ces tracts, les Juifs ont cru qu’il s’agissait
d’une provocation de la Gestapo pour les convaincre de se dresser contre
les Allemands. Ainsi, ceux-ci auraient eu un prétexte pour organiser de
nouvelles actions. Ainsi, ceux-ci auraient eu un prétexte pour organiser
de nouvelles actions, et on aurait répété à l’opinion mondiale que le
ghetto s’était révolté… La Nation ne veut pas connaître la vérité. Elle
préfère écouter des mensonges.
Aucun homme sain d’esprit ne pouvait laisser sa conscience admettre
l’idée que les Allemands étaient prêts à assassiner près d’un demi-
million d’habitants du ghetto de Varsovie. Les organisations de jeunes,
comme l’Hachomer Hatzaïr, donnaient pour consigne à leurs membres

9. Du nom des personnes qui avaient obtenu une concession pour diriger cette entreprise de transport.
10. « La Jeune Garde » en hébreu. Ce mouvement de jeunesse pionniere, sioniste et socialiste
(marxiste) a été fondé en Galicie en 1913.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 523

de réveiller la conscience des gens afin qu’ils évitent les rafles et ne se


rendent pas de leur propre gré à l’Umschlagplatz ; mais il arrivait
souvent que les Juifs les jettent dehors et les traitent de provocateurs.
L’homme ne veut pas admettre l’idée qu’il est menacé de mort.
Le suicide de l’ingénieur Czerniakow, le président du Judenrat, dans
les premiers jours de l’Aktion, a été un événement important qui a fait
grande impression sur le ghetto, où l’on expliquait cet acte par la
faiblesse du président, la terreur exercée par les Allemands et la pression
qu’il subissait pour accélérer la déportation des réfugiés, une politique
avec laquelle, apparemment, il n’était pas d’accord.
Czerniakow a été remplacé par Lichtenbaum et, le quatrième jour de
l’Aktion, est paru un arrêté signé par Lejkin11 annonçant la création d’un

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personnel auxiliaire pour la déportation, l’Aussiedlungsdienst, dont les
membres seraient recrutés parmi les employés du Judenrat, des Urgences
– « les 13 » –, des colonnes de désinfection et d’autres institutions
sociales collaborant avec le Judenrat. Ces gens ont reçu des brassards
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portant l’inscription « Aussiedlungsdienst ».


Jusqu’alors, l’action menée par le Service d’ordre n’avait pas fait
grande impression et ne touchait pas tous les habitants du ghetto, parce
qu’elle était menée de manière plutôt anémique, mais lorsque
l’Aussiedlungsdienst s’est mis au travail, chaque habitant du ghetto a
senti le renforcement de l’action. Le blocage des immeubles a
commencé. Il prenait la forme suivante.
Le Service d’ordre, avec un officier en tête, entrait dans la cour et
ordonnait à tous les habitants de descendre pour procéder à la vérifica-
tion des cartes de travail qui donnaient le droit de rester dans le ghetto.
À l’extérieur de l’immeuble, l’entrée et tout le secteur côté rue étaient
entourés par un cordon de membres de l’Aussiedlungsdienst, qui ne lais-
saient sortir personne du périmètre concerné par l’action. En revanche,
ils laissaient entrer tout le monde à l’intérieur du cordon et à l’intérieur
de l’immeuble. Dès que l’officier du Service d’ordre avait fini de vérifier
les documents des habitants de l’immeuble, ce qu’on appelait la sélection,
le Service d’ordre et les fonctionnaires de l’Aussiedlungsdienst entou-
raient les personnes « illégales » et « non productives » et les faisaient
courir en direction de l’Umschlagplatz.
Visiblement, les ordres des Allemands arrivaient à un rythme plus
rapide que l’action elle-même, car on a commencé à bloquer des rues
entières. Même si on honorait encore les documents établis par les
ateliers allemands et les cartes de travail avec le tampon de l’Arbeitsamt,
qui indiquaient que la personne donnée était productive dans le ghetto,

11. Le commandant du Service d’ordre. (N.d.A.)


524 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
l’Aktion touchait maintenant tout le monde. Là encore, les antagonismes
triomphaient. Ainsi, les habitants de la rue Nalewki étaient contents que
l’Aktion se déroule uniquement dans la rue Niska parce que, de toute
façon, habitaient là-bas « des individus » qui « tôt ou tard allaient mourir
de faim ». Je cite cela à titre d’exemple, car on entendait ce genre de
phrases partout dans le ghetto.
Pendant les premiers jours de l’Aktion semi-ouverte, menée en
cachette, le véhicule avec les enfants ou avec les réfugiés, escorté par le
Service d’ordre, filait vers l’Umschlagplatz, comme s’il avait honte. Le
premier, le deuxième ou le troisième jour, on pouvait voir des groupes
de Juifs allemands avec leurs femmes et leurs enfants, partant avec tous
les bagages avec lesquels ils étaient arrivés dans le ghetto au moment

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de la déportation de 1941, plutôt de bonne humeur ou d’humeur égale,
mais rarement désespérés. En revanche, les jours suivants, les « élus » qui
exécutaient les ordres des Allemands ont pris de l’assurance, les cortèges
des malheureux étaient de plus en plus nombreux, les visages tristes, les
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gens effrayés, terrorisés. On entendait des gémissements et des pleurs,


des cris et des lamentations, atténués par la marche des victimes… Ils
marchaient en rangs, lançaient des regards sur les rues du ghetto, espé-
rant qu’ils y reviendraient…
Le département de la Propagande, agissant de façon voilée, était un
outil auxiliaire, qui permettait de mener l’action d’une façon perfide-
ment raffinée : il semait ou chuchotait des informations au nom du
Service d’ordre, du Judenrat ou des Allemands. On utilisait aussi d’autres
méthodes. Jusqu’au jour de l’action, la correspondance parvenait très
lentement dans le ghetto, mais pendant l’Aktion ont commencé à arriver
des lettres qui étaient remises très rapidement à leurs destinataires.
C’étaient les courriers des premiers déportés, adressés à leurs familles.
Dans ces lettres, ils essayaient de convaincre leurs proches de faire leurs
valises au plus vite et de partir, parce que pour l’instant, il y avait encore
de bonnes conditions pour s’installer et travailler, mais s’ils attendaient,
avec l’arrivée de plus en plus de monde, ces conditions allaient certai-
nement se détériorer.
Dans le ghetto, un nouveau mot d’ordre est devenu à la mode :
« Qui sera le premier à l’Umschlagplatz sera le mieux », car à plusieurs
reprises on a eu la confirmation que ces lettres étaient authentiques,
qu’elles provenaient d’enfants qui les envoyaient à leurs parents ou de
maris à leurs femmes, etc. Elles étaient envoyées depuis la région de
Lublin, de Trawniki, de Poniatowa et de Belzec, des endroits où,
comme on l’a su plus tard, les Allemands avaient créé des camps d’ex-
termination.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 525

L’Aktion continuait. Les Juifs faisaient comme s’ils s’étaient habitués


à l’ordre du jour du Service d’ordre. Le ghetto savait que l’Aktion était
menée de 7 heures du matin jusqu’à 17 ou 18 heures dans l’après-midi.
Après 18 heures, les rues reprenaient une allure normale, comme la
veille. Il y avait une grande agitation. Les esprits de tous étaient occupés
par la recherche de nourriture. La faim se faisait beaucoup ressentir. Le
service d’approvisionnement a sorti de ses réserves et jeté sur le marché
des conserves de chou, de betteraves et de carottes au vinaigre. Jusqu’au
début de l’Aktion, ces conserves étaient interdites par les médecins,
parce que cette nourriture était un vrai poison. Pourtant, les jours de
famine, comme pendant l’Aktion, ces produits étaient très recherchés.
Ils ont été distribués aux magasins d’approvisionnement en quantités

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limitées, aussi les gens faisaient-ils la queue devant les magasins
pendant des heures. Les autorités qui menaient l’Aktion de déportation
se sont très vite rendues compte qu’elles pouvaient se faciliter le travail
et, au lieu d’aller dans les immeubles faire sortir les gens un par un, les
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sections entouraient les affamés devant les magasins et les amenaient


vers un seul point de rassemblement : l’Umschlagplatz…
L’Aktion continuait à monter en puissance et les méthodes d’exécu-
tion de ce « travail » changeaient sans cesse. Toute la journée, les gens
étaient excités, fâchés et nerveux. Les Juifs commençaient déjà à se
cacher dans les caves et les greniers. Chacun attendait la soirée pour
pouvoir sortir dans la rue, prendre des nouvelles et réfléchir ensemble,
en groupe, sur son sort.
Le ghetto était déjà habitué aux surprises et, comme par hasard, une
fois l’Aktion du jour terminée, apparaissaient d’un coup des gens
enthousiastes qui couraient dans les rues du ghetto et faisaient passer le
message « qu’aujourd’hui, c’était le dernier jour de l’action ». La joie
dans les rues du ghetto éclatait spontanément. Des inconnus se jetaient
dans les bras les uns des autres et s’embrassaient. Il est significatif que
ces messages aient toujours été divulgués en même temps dans tout le
ghetto. Les jours suivants, il s’avérait que c’était un stratagème bien
organisé, qui fonctionnait avec les crédules et les naïfs. Quand les gens
s’enthousiasmaient, des sections de déportation arrivaient brusquement,
qui les emmenaient dans un endroit d’où peu de gens revenaient.

Organisation et ordre
Dans les derniers jours de juillet, les Allemands ont pris en mains
l’Aktion de déportation des Juifs. À leur tête se trouvaient les
Haupsturmführer Brandt et Konrad, qui disposaient des sections dégé-
nérées d’Ukrainiens et de junaks, et du Service d’ordre. Dès les premiers
526 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
temps de l’Aktion, les Allemands ont fait régner une horrible terreur, qui
se manifestait par des meurtres, le bruit continu des tirs, et différents
décrets et arrêtés qui se terminaient toujours par une phrase rituelle :
« Toute infraction sera punie de mort ». Quand les Allemands ont pris
l’initiative, l’Aktion était menée par surprise et il était difficile de savoir
qui était vraiment concerné. Les certificats établis le matin perdaient
leur validité l’après-midi. Quelques jours après le début de l’Aktion
menée par les Allemands, le slogan « DS » (abréviation de « Bien se
cacher ») est devenu à la mode.
Malgré cela, la lutte pour les « bons papiers » continuait. Certains
croyaient que les certificats avec la signature SS étaient meilleurs que
ceux signés par la SA. On se donnait de la peine pour obtenir des certi-

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ficats valides afin de prolonger son séjour dans le ghetto. Les Allemands
menaient l’Aktion de façon brutale. Le véritable pillage commençait. Le
Service d’ordre a été ramené à la fonction auxiliaire de forcer les portes
des appartements, des caves et des greniers avec des leviers, des haches
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et autres outils à la recherche de personnes cachées. Le travail « noble »


consistant à arrêter et à tuer des Juifs revenait aux Allemands.
Ces derniers procédaient en bloquant un pâté de maisons, voire des
quartiers entiers. Le périmètre était encerclé par des Ukrainiens en tenue
de combat, baïonnette au canon. À l’intérieur de cette limite se trou-
vaient des sections d’Ukrainiens, de junaks et le Service d’ordre juif,
sous les ordres d’officiers allemands. Ces sections entraient dans les
cours. On entendait le cri : « Alle Juden herunter ! ». Tous les habitants
qui ne se présentaient pas dans la cour étaient emmenés dans la rue où
les Ukrainiens les mettaient en rangs et surveillaient que personne ne
s’enfuyait. L’Aktion n’était pas terminée pour autant. Au bout de
quelques minutes, lorsque plus personne ne se présentait, l’officier alle-
mand ordonnait aux Ukrainiens et au Service d’ordre de fouiller tous les
appartements, les greniers et les caves. Dans les premiers jours, les
Ukrainiens, très apeurés, le faisaient en respectant toutes les consignes
de sécurité, en fracturant tous les appartements fermés, les greniers, les
caves et les magasins et chaque Juif trouvé était abattu sur place, quel
que soit son sexe ou son âge.
Dès qu’une colonne de plusieurs milliers de personnes était formée,
la « sélection » commençait dans la rue. Dans les premiers jours de
l’Aktion, elle était menée en respectant la forme, en honorant les docu-
ments allemands. Dans les jours suivants, la sélection était une pure
fiction et la libération de quelqu’un de la colonne destinée à
l’Umschlagplatz dépendait seulement du hasard. Ainsi, certains hono-
raient les certificats de Toebbens, d’autres ceux de Schultz, d’autres
encore regardaient les mains (quand quelqu’un avait les mains noircies,
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 527

on le libérait en tant qu’ouvrier). D’autres choisissaient et libéraient de


jolies filles. Il y avait aussi des cas où ils libéraient des nains, pour les
arrêter à nouveau le lendemain et leur faire prendre le chemin habituel…
Il est arrivé à plusieurs reprises que des Ukrainiens trouvent une
famille cachée quelque part, prennent une rançon élevée, viole la fille
sous les yeux de sa mère et ensuite fusillent tout le monde. Il était très
rare qu’ils prennent une grande rançon et laissent les victimes dans leurs
appartements.
Les Allemands et les Volksdeutsche se sont installés dans le quartier
polonais. Ceux qui y possédaient des entreprises industrielles ou des
entrepôts ont très vite compris que la situation actuelle leur permettait
d’employer une main-d’œuvre gratuite. En accord avec l’Arbeitsamt, ils

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venaient dans le ghetto et créaient ce qu’on appelait des centres, c’est-
à-dire des points de travail dans lesquels on conduisait des gens du
ghetto pour les ramener le soir, une fois le travail fini (bien qu’il existât
alors des centres qui employaient des Juifs, ils étaient peu nombreux et
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les Juifs sortaient à contrecœur du ghetto pour travailler chez les


Allemands). Compte tenu de la situation du moment, les jeunes et tous
ceux qui n’avaient pas de certificats de travail ou ne travaillaient pas
dans les ateliers du ghetto s’engageaient volontairement dans ces
centres. Le travail y protégeait des rafles dans la journée, et le soir, en
rentrant du quartier polonais, on pouvait acheter et rapporter dans le
ghetto quelques pommes de terre, des légumes ou une boule de pain. Les
employés des centres qui avaient des familles cachaient leurs proches le
matin dans des cachettes sommaires, dont ils masquaient l’entrée de
l’extérieur, ou bien fermaient correctement l’entrée des abris. Parfois, il
arrivait que ces gens trouvent les abris vides en revenant du travail…
Généralement, le bonheur imaginaire des employés des centres, que
constituait la sécurité face aux rafles, ne durait pas longtemps. Les
Allemands ne fixaient pas à l’avance l’horaire d’une Aktion. Elles étaient
menées par surprise, inopinément, à différents moments de la journée. Il
arrivait souvent qu’il y ait encore des wagons vides à l’Umschlagplatz et
que ce jour-là, ils n’arrivent plus à attraper personne. Dans ce cas, les
Ukrainiens se mettaient devant les sorties du ghetto et dirigeaient vers
l’Umschlagplatz les groupes des centres juifs qui revenaient de leur
journée de travail dans le quartier polonais. Ces gens-là étaient heureux
de pouvoir rapporter un peu de nourriture à leurs familles. Ils croyaient
qu’ils n’étaient pas personnellement concernés par l’Aktion. Quand les
Ukrainiens les encerclaient, ils pensaient qu’il s’agissait seulement de les
isoler des groupes qui étaient emmenés à l’Umschlagplatz, mais le trajet
vers la rue Stawka leur faisait prendre conscience au dernier moment de
la cauchemardesque réalité.
528 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Je voudrais aussi mentionner les tramways à chevaux. Ils étaient
utilisés toute la journée pour l’Aktion. Dans l’après-midi, ils fonction-
naient normalement sur le tronçon Ciepla-Solna, c’est-à-dire qu’ils
reliaient le petit ghetto au grand. La population civile utilisait volontiers
ce moyen de transport jusqu’au jour où les Allemands, cachés avec ruse
dans la rue Zelazna, près de la rue Chlodna, ont arrêté tous les tramways
qui passaient et ont emmené tous les passagers à l’Umschlagplatz.
Depuis ce jour-là, le petit ghetto n’a presque plus eu de contact avec
le grand. Les gens avaient peur d’utiliser ce moyen de locomotion.
Au milieu du mois de juillet 1942, quand la faim a pris dans ses pinces
le reste de la population du ghetto, une annonce a paru sur les murs. Elle
informait que chaque Juif qui se présenterait de son plein gré à

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l’Umschlagplatz recevrait 3 kilos de pain pour la route et un pot de miel
artificiel. Cette annonce assurait également que les familles ne seraient pas
séparées pendant la déportation à l’Est. Dans les rues du ghetto sont appa-
rues des milliers de familles qui se rendaient volontairement à
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l’Umschlagplatz. Ce jour-là, celle-ci s’est remplie à tel point que les


Allemands ont été contraints de renvoyer les gens de force chez eux, parce
qu’il n’y avait pas assez de wagons disponibles pour emmener autant de
monde. Évidemment, le lendemain, la ruse a été répétée. Apparemment, ce
jour-là, des sacs contenant du pain pour les gens qui quittaient les murs
du ghetto pour toujours ont été placés dans les wagons.
À la fin du mois d’août, les Allemands ont ordonné que les habitants
du petit ghetto (rues Chlodna, Krochmalna, Rynkowa, place Grzybowski,
rues Sienna et Zelazna) quittent ce terrain le jour même avant 5 heures
de l’après-midi. Les gens ont emporté leurs affaires les plus indispen-
sables et se sont rendus à pied, par le pont en bois, dans le grand ghetto.
Quelques bienheureux ont réussi à trouver un pousse-pousse ou une
charrette pour transporter leurs biens.
Le passage du petit vers le grand ghetto est resté bouché toute la
journée et la foule qui avançait vers le grand ghetto était raflée par les
Allemands dans les rues Zelazna, Chlodna, Elektoralna et Leszno. Les
Allemands les faisaient mettre en rangs et les emmenaient à
l’Umschlagplatz. Peu de gens ont réussi à se cacher. Ce jour-là, le sang
juif coulait comme un ruisseau dans les caniveaux de la rue Chlodna.
C’était le sang des Juifs qui avaient essayé de s’enfuir. Toute la journée,
les pousse-pousse avec les blessés et les charrettes de la maison funé-
raire de Pinkert passaient sans discontinuer à toute vitesse. Un cortège
de Juifs impuissants, maltraités et terrorisés marchait passivement en
direction de l’Umschlagplatz.
Les Allemands ont commencé à mettre de l’ordre dans les rangs qui
marchaient. Pour avoir dépassé le rang d’un pas, les gens étaient battus
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 529

à coups de crosses ou abattus sur place. Certains, écrasés par le poids de


leurs bagages, n’arrivaient pas à suivre ceux qui marchaient, mais refu-
saient de se séparer de leurs biens. Quand ils restaient à l’arrière, ils
étaient abattus par les Ukrainiens. Au fur et à mesure de l’Aktion, les
gens qui marchaient avec un bagage lourd l’abandonnaient en chemin
pour pouvoir suivre le rythme des autres.
Certaines personnes, qui avaient les fonds suffisants, des machines
ou des connaissances, réussissaient à entrer dans les ateliers de travail
qui, dans les dix à douze premiers jours de l’Aktion, étaient protégés et
échappaient à la sélection et à la déportation. Jusqu’à la fin du mois de
juillet, il suffisait d’avoir une carte d’atelier, de venir sur le lieu de travail
et de passer la journée près d’une machine en faisant semblant d’être un

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ouvrier pour pouvoir rentrer dans son appartement pour la nuit. Au fur
et à mesure que l’Aktion se poursuivait, on clôturait les ateliers provi-
soirement avec une palissade. Tous ceux qui n’étaient pas enregistrés
étaient jetés du terrain clôturé. En revanche, ceux qui étaient enregistrés
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occupaient les appartements libres et étaient encasernés près de l’atelier.


De cette façon, on a créé dans le petit ghetto l’atelier de Toebbens, qui
occupait les rues Zelazna, Panska, Twarda, Ciepla et Ceglana, et d’où on
n’avait pas le droit de sortir sous peine de mort.
Le terrain du petit ghetto était entouré de murs, mais à l’intérieur, il
n’y avait personne en dehors des employés de l’atelier de Toebbens. Tous
les magasins étaient cassés et restaient portes ouvertes. La marchandise
traînait dans les rues. Les appartements étaient encore remplis de mobi-
lier et d’affaires personnelles, mais les propriétaires n’étaient plus là, à
moins que, comme cela arrivait souvent, ils se soient trouvés encore à
l’intérieur, mais morts. Beaucoup de gens se sont suicidés en ouvrant le
gaz. Après le départ des Juifs, le terrain du petit ghetto était comme
après un terrible pogrom.
Après un certain temps, la Befehlstelle12 a créé un nouveau centre de
travail pour les Juifs, nommé Werterfassung. Ce nouvel organisme était
chargé de piller les biens juifs pour les Allemands dans les appartements
vides des victimes. On vidait les appartements de tout le mobilier. On le
triait avec une précision allemande, et on le déposait dans des entrepôts
spéciaux, d’où il était envoyé dans le Reich. Les employés de ces ateliers
ont été assurés que leurs familles, qui se trouvaient sur le terrain de
l’atelier, n’étaient pas menacées par l’action. Mais à nouveau, les
Allemands les ont trahis avec ruse. Quand les hommes ou les femmes
étaient au travail, et que le reste des familles ou les ouvriers de l’équipe
de nuit se trouvaient dans les appartements, les Allemands arrivaient sur

12. Le commandement. (N.d.l.R.)


530 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
le terrain des ateliers et emmenaient les gens à l’Umschlagplatz. Il est
arrivé plusieurs fois que les Allemands opèrent la sélection parmi les
ouvriers mêmes. Les malheureux étaient arrachés à leurs machines et,
après une sélection fictive, conduits à l’Umschlagplatz.
À la fin du mois de juillet, je me suis rendu à l’Arbeitsamt pour faire
tamponner ma carte de travail. Le tampon « Nutz-Jude » était censé
protéger de la déportation. Les fonctionnaires du Service d’ordre ont fait
irruption dans le bureau et ont emmené tous ceux qui s’y trouvaient sur
l’Umschlagplatz. L’ingénieur Oppenheim qui travaillait à l’Arbeitsamt a
fourni à tous les jeunes gens une demande de travail volontaire dans la
Wehrmacht, qui devait les protéger sur l’Umschlagplatz de la déportation.
Ce jour-là, les hommes du Service d’ordre ont reçu l’ordre d’amener

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à l’Umschlagplatz cinq « têtes » chacun. Dans le ghetto, il était difficile
d’arrêter les Juifs dans les rues. Les jeunes Juifs étaient dans les ateliers
(où le Service d’ordre seul ne faisait pas de sélection), et tous les autres
étaient cachés. Le zèle de ces fonctionnaires atteignait un point tel que
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souvent, ils ouvraient les cachettes et sortaient les gens qui s’y trou-
vaient. S’ils ne s’étaient pas soumis à ces obligations, ils auraient perdu
leur position privilégiée, leur famille proche, c’est-à-dire leurs femmes
et leurs enfants, car le Service d’ordre ne pouvait pas protéger d’autres
membres de la famille, et leur ration quotidienne de pain.

Sur l’Umschlagplatz et au Dulag


Je suis arrivé sur l’Umschlagplatz à midi. La journée était caniculaire.
Plusieurs milliers de personnes se trouvaient sur le terrain entouré par
un mur de quatre mètres de hauteur, gardé de l’extérieur par des
Ukrainiens. La seule sortie menait au quartier polonais près de la rue
Dzika. On ne pouvait quitter le ghetto que par là. Près de la rue se trou-
vaient des SS, et le long de la rue Zamenhof jusqu’à la rue Stawka, à
l’intérieur du mur, il y avait un cortège de SS, d’Ukrainiens et d’hommes
du Service d’ordre avec, à leur tête, Lejkin et Szmerling, qui nous ont
reçus en nous donnant des coups partout où il était possible d’en donner
et en faisant avancer les gens derrière des fils de fer barbelé. Les fils de
fer se trouvaient à l’intérieur de la place et il y avait une seule sortie
étroite dans la palissade. Les gens étaient allongés près de leurs paquets,
et régulièrement, les Ukrainiens passaient et leur donnaient des coups de
fouet pour « s’amuser ». Les femmes restaient debout, en pleurs, avec un
regard sauvage fixé sur l’entrée de la place. Elles cherchaient leurs maris
ou leurs enfants.
Les pleurs des enfants se mêlaient aux lamentations des femmes et
aux cris des hommes torturés. La chaleur était insupportable et on ne
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 531

pouvait pas avoir d’eau. Jusqu’au moment crucial, la place a continué à


se remplir de nouveaux arrivants. Les gens étaient tellement serrés qu’ils
se soulageaient sur place, là où ils se trouvaient, debout ou assis. Chacun
se demandait avec un regard fou : « Qu’est-ce qu’ils vont faire de
nous ? ». La réponse est arrivée rapidement.
L’Umschlagplatz avait aussi ses bons côtés. À ce moment-là, c’était
le seul endroit où le fils trouvait son père, et la mère son enfant perdu.
Ils se retrouvaient après quelques heures, quelques jours ou quelques
semaines de séparation pour parcourir ensemble, une heure ou deux
après, un chemin d’épines vers l’éternité…
Sur cette place, en plus des brutes allemandes, sévissait une brute
juive, le bourreau Szmerling. Près des fils de fer qui séparaient les gens

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arrêtés des hommes du Service d’ordre, se trouvait une conduite d’eau
principale, où était branché un hydrant avec un tuyau en caoutchouc.
La foule s’appuyait sur les fils de fer pour essayer d’avoir un peu d’eau.
Les Ukrainiens tiraient à l’aveugle dans la foule, blessant et tuant au
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hasard. Le bourreau Szmerling avait plus de pitié, car il dirigeait un jet


d’eau très fort vers la foule en la forçant à reculer.
Les blessés et les cadavres se trouvaient avec les vivants jusqu’au
moment où ils étaient dirigés vers les wagons. Sur l’Umschlagplatz
régnait une corruption terrible. Les gens, en sentant l’avant-goût de
l’enfer, essayaient de payer les fonctionnaires avec le dernier argent
qu’ils avaient ou des bijoux, pour qu’ils les fassent sortir comme
membres de leurs familles. La demande était très importante et les
tarifs de sortie montaient d’heure en heure. Vers la soirée, l’informa-
tion que les wagons étaient à quai a fait le tour de la foule. Soudain,
une fusillade a commencé de tous les côtés, et les Ukrainiens ont
poussé tout le monde vers la seule ouverture dans la clôture de fils de
fer. Les gens couraient l’un après l’autre par cette sortie, forcés par la
rangée d’Allemands postée le long de la route qui menait à la rampe.
Le courant humain était dirigé vers le portail des archives municipales
de Varsovie, où se trouvaient d’un côté un grand bâtiment, et de l’autre
des bains en bois.
L’Hauptsturmführer Brandt a pris place entre ces deux maisons.
C’était un homme petit, crépu, avec un visage hébété et gras, qui tenait
un fouet à la main. Brandt dirigeait la sélection finale et, d’un regard
expérimenté, sans erreur, il séparait l’homme de sa femme, la mère de
ses enfants, le vieux père de son fils. Tout cela durait quelques frac-
tions de secondes. Le coup de fouet à gauche signifiait (momentané-
ment) la vie, c’est-à-dire la sortie de l’Umschlagplatz et le retour dans
le ghetto. La droite signifiait l’affectation au Dulag, c’est-à-dire le
camp de transit (Durchgangslager), qui se trouvait au 112 rue Leszno,
532 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
dans le quartier polonais. Le mouvement en face signifiait « dans les
wagons ». Souvent, il arrivait qu’une femme libérée ne veuille pas
laisser partir son mari, et veuille rejoindre les wagons avec lui, mais
pour cela, les Allemands avaient leurs « méthodes ».
Un cordon d’Ukrainiens avec des chiens et des fusils se trouvait à
proximité. Quand quelqu’un ne se dirigeait pas dans la bonne direction,
un chien attrapait le désespéré avec ses dents et lui arrachait un morceau
de chair vive. Le bruit du fouet accompagnait cet homme à la place que
lui avait attribuée Brandt. Parfois, il arrivait que les mères désespérées
se jettent en direction de leurs enfants, ou inversement, car elles refu-
saient qu’on les sépare ou voulaient seulement se dire adieu pour la
dernière fois. Mais dans ce cas-là aussi, le fouet, le chien, ou en dernier

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lieu, la balle, étaient plus rapides que les tentatives désespérées des
malheureux terrorisés. À côté du flot des hommes qui couraient en
direction des wagons, sous une pluie de coups et terrorisés par les
chiens, se faufilaient des hommes du Service d’ordre amenant des petits
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enfants, ou bien un homme ou une femme âgé en pousse-pousse, ou


portant un bébé en direction des wagons. Brandt avait une « faiblesse »
particulière pour les enfants juifs. Elle se manifestait par ceci qu’il aimait
écraser leurs têtes d’un coup contre un mur.
À côté des membres amoraux du Service d’ordre, des Allemands et
des Ukrainiens sadiques, on pouvait toutefois remarquer quelques
hommes dévoués à la cause du sauvetage des Juifs. Un membre du
Service d’ordre, Arié Grzybowski, de Lodz, qui essayait de sauver les
jeunes de l’Umschlagplatz en mettant sa vie en danger faisait partie de
ces hommes. Et Jozef Kaplan, aussi.
Quelques personnes ont réussi à s’échapper de l’Umschlagplatz avec
les hommes chargés du ménage employés là-bas. Certains ont réussi à
s’en sortir en se déguisant d’un uniforme blanc et d’un brassard de la
Croix-Rouge. Dans les immeubles de la rue Stawki, où se trouvaient
depuis 1939 les archives municipales, il y avait maintenant l’hôpital de
Czyste. Au cours des mois de juin et juillet, les Allemands ont distingué
les médecins et le personnel de l’hôpital comme Nutz-Juden. Par consé-
quent, des gens voués à la déportation se cachaient dans les caves de
l’hôpital improvisé de Czyste. Certains montaient sur le toit et
essayaient de s’enfuir et de rejoindre le ghetto en passant par là, mais
en général, ils étaient rattrapés par les balles des Ukrainiens. Dans la
soirée, quand le transport était chargé, les Allemands dirigeaient un
petit groupe de sélectionnés vers le Dulag. Ils étaient accompagnés par
des Ukrainiens, et un autre groupe, encore moins nombreux, de « chan-
ceux » était renvoyé dans le ghetto, avant d’être repris le lendemain
pour le prochain transport.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 533

Cette fois-ci, grâce à l’aide exceptionnelle d’Arié Grzybowski, j’ai


réussi à quitter l’Umschlagplatz et à revenir dans le ghetto, mais quelques
jours plus tard, je me suis à nouveau retrouvé sur l’Umschlagplatz. Avec
Szymon Heller et Szymon Brauman, je suis retourné sur la place où la
parole était au fouet, à la matraque et au browning. Sur la place où les
adultes maudissaient leurs propres enfants, où les enfants pleuraient leur
enfance gâchée, où chaque centimètre carré de terre était imbibé des
larmes des mères juives et du sang des Juifs du ghetto de Varsovie. Sur
cette place, Arié Grzybowski surgissait comme un ange venu du Ciel. Il
se précipitait dans la gueule du lion pour arracher les malheureux des
griffes des bourreaux allemands en mettant leur propre vie en danger.
Dans cet enfer vivant, où des mères jetaient parfois leurs enfants en proie

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au destin, et où un homme sauvait sa vie au prix de la vie de son frère,
dans cet enfer apparaissait le personnage d’Arié Grzybowski. Il restait à
son poste en sauvant les Juifs de l’Umschlagplatz. Mais cette fois-ci, il
n’a pas réussi à nous libérer de l’Umschlagplatz. Je pensais l’avoir vu
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pour la dernière fois.


Le drame de la sélection et du chargement des gens dans les wagons
s’est répété à nouveau. Une fois cela terminé, notre groupe a été dirigé
vers le Dulag. Le soir, pendant qu’ils nous conduisaient là-bas (nous
étions environ 300 jeunes), Szymon Heller a réussi à s’enfuir au carre-
four des rues Mila et Zamenhof. Nous avons essayé de suivre son
exemple. Les Allemands ont commencé à tirer dans les rangs. On nous
a envoyés en courant au coin des rues Leszna et Zelazna, où les SS ont
fouillé tout le monde. Le soir, nous avons été enfermés au Dulag, au
112 rue Leszno.
Nous sommes restés huit jours au Dulag sous la surveillance du
Service d’ordre et de la direction du camp, composée de Juifs allemands.
Les Allemands arrivaient au Dulag et emmenaient des hommes et des
femmes au travail. Deux jours avant mon arrivée, 1 600 personnes se
trouvaient là, surtout des jeunes amenés par l’organisation Todt pour
travailler aux défenses de Smolensk. Les suicides et les morts par crises
cardiaques étaient très fréquents au Dulag, conséquence de la terreur qui
y régnait. Les cadavres étaient laissés dans la cave plusieurs jours, voire
plus d’une dizaine. Les Allemands enterraient les corps quand ils
commençaient à se décomposer.
Les Allemands emmenaient successivement les gens dans différents
lieux de travail de la Wehrmacht ou de la SS. Instinctivement, les gens
se défendaient à tout prix d’aller dans l’Est. On craignait Smolensk ou
Vitebsk. Tout le monde s’accrochait à l’idée que s’il tombait aux mains
des Allemands, il resterait nécessairement à Varsovie ou éventuellement
dans la région de Varsovie.
534 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Sur cette toile de fond se déroulaient des scènes très tristes et
tragiques. Les Allemands arrivaient pour déporter des gens à l’Est. Le
panneau qui se trouvait au Dulag affichait toujours un nombre de
détenus plus élevé que le chiffre exact des personnes arrêtées par les
Allemands pour être déportées. Je dois souligner que le Dulag était formé
par un ensemble d’immeubles de cinq étages. À l’annonce de l’arrivée des
Allemands, les gens se cachaient dans les caves, dans les greniers, sur les
toits et dans différentes cachettes. Quand ces gens se faisaient prendre
par les hommes du Service d’ordre, ils étaient frappés, et quand ils étaient
arrêtés par les Allemands, ils étaient torturés et parfois abattus.
En août, les Allemands ont commencé à liquider une grande partie des
ateliers qui avaient été créés aux premiers jours de l’Aktion, ne conservant

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que quelques ateliers de travail « privilégiés ». Ces changements sont
arrivés de façon inattendue, sans avertissement, ni notification. Personne
ou presque parmi les employés des ateliers liquidés n’a réussi à se cacher.
À la fin du mois d’août, les petits ateliers ont été fusionnés avec de plus
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grands, et il n’est resté dans tout le ghetto que quelques îlots entourés de
palissades. Les palissades ont été remplacées par des murs extérieurs.
C’étaient les zones de ce qu’on appelait les ateliers de travail légaux.
Dans la zone supérieure se trouvaient les ateliers des fabricants de
brosses (sur un périmètre compris entre les rues Bonifraterska,
Franciszkanska, Walowa, Swietojerska), les ateliers de Brauer (au 16 rue
Nalewka), Transavia (fabrication de pièces pour les avions, rue Stawka),
les ateliers de Toebbens et Schultz, qui occupaient le terrain des rues
Leszno, Karmelicka, Nowolipia et Smocza, puis les ateliers de menuiserie
Hallman (rues Zelazna et Nowolipka), Ostdeutsche Bautischlerei, au
75/79 rue Gesia, et quelques immeubles occupés par les employés de
l’Ostbahn. Le reste de l’ancien grand ghetto, par exemple la rue Nalewka
et les voies adjacentes, portaient dans la nomenclature du ghetto le nom
de « terrain sauvage ».
Il était habité par des « sauvages », comme on disait, c’est-à-dire ceux
qui n’avaient pas réussi à entrer dans les ateliers de travail et qui occu-
paient ce terrain illégalement, en essayant d’échapper aux rafles. « Le
terrain sauvage » était formellement vide, c’est-à-dire que ses habitants
avaient été expropriés et remplacés par les habitants sauvages. Sur le
terrain de l’ancien ghetto se trouvait encore le Judenrat, à la structure
réduite, dirigé par l’ingénieur Lichtenbaum. Le Judenrat se trouvait au
19 de la rue Zamenhof et l’établissement d’approvisionnement (des Juifs
en alimentation) avait son siège au 30/32 rue Franciszkanska. Le Service
d’ordre a lui aussi été restreint et son siège fixé rue Zamenhof. La
majeure partie des hommes du Service d’ordre a été envoyée à
l’Umschlagplatz dans les wagons…
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 535

C’était la récompense des Allemands pour leurs serviteurs, pour leur


zèle débordant dans l’exécution des missions qui leur avaient été
confiées, puisqu’une grande partie des Juifs de Varsovie avait été
évacuée vers l’Est. L’Aktion à grande échelle touchait à sa fin.

Envoyé au travail
Après une période de huit jours au Dulag, j’ai passé brusquement une
sélection pendant l’appel du matin. L’Haupsturmführer Nadolny, d’ori-
gine tchèque, et l’ingénieur Jurinek, un Allemand, sont arrivés au Dulag
et ont choisi 65 ouvriers spécialisés juifs (menuisiers, mécaniciens,
chauffeurs et techniciens) sur 800 personnes. On les a fait monter dans
des camions, qui sont partis dans Varsovie en direction de Bielany. Je

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me trouvais dans ce groupe avec mes amis amenés de l’Umschlagplatz.
Pendant tout le trajet, nous ne savions pas où ils nous emmenaient. Nos
esprits travaillaient fiévreusement. Nous avons décidé de prendre la fuite
si les camions franchissaient les limites de Varsovie. À Zoliborz, les
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camions ont tourné dans la rue Wloscianska et sont entrés sur le terrain
d’une propriété au numéro 52.
Jusqu’en 1939, c’étaient les ateliers de la Société municipale de
Transport. Depuis, ces ateliers avaient été repris par une usine automo-
bile d’Adam Oppel, qui avait placé là une unité d’ateliers de réparation
pour les besoin du Rüstungskommando. Nous avons été logés dans des
baraquements.
Pendant les premiers jours de notre séjour, l’ingénieur Jurinek s’est
efforcé de nous créer de bonnes conditions de vie, en nous assurant
qu’en travaillant à Oppel, après la période du ghetto, nous reprendrions
foi en l’homme. On nous donnait des produits alimentaires hautement
caloriques et nous promettait une rémunération à hauteur de 50 % du
salaire des ouvriers polonais.
Après quelques jours sur place, nous respirions, mais cette calme
situation n’a pas duré longtemps. Au bout de quelques jours
l’Haupsturmführer Nadolny est revenu d’un déplacement de plusieurs
jours à Lublin. Il a alors édicté un décret obligeant les Juifs à remettre
immédiatement tout l’argent, les bijoux et les autres objets de valeur
qu’ils possédaient en dehors des vêtements. Ils n’avaient le droit de
garder que 100 zlotys par personne. On nous a interdit tout contact avec
les ouvriers polonais. On nous a interdit d’apporter et de lire les jour-
naux polonais et allemands. Chacun a reçu deux pièces de tissu jaunes
qu’il devait coudre sur son uniforme de travail : l’une dans le dos, l’autre
au-dessus des genoux. Ces morceaux de tissu avaient la forme d’une
étoile de David. On nous a informés qu’à compter de ce jour, nous
536 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
dépendions directement de la Personalabteilung, à la tête de laquelle se
trouvait l’Haupsturmführer Nadolny en personne. En revanche, l’ingé-
nieur Golc, un Polonais, devait régler toutes les affaires administratives
et techniques pour les ouvriers juifs.
Dès lors, la situation s’est radicalement détériorée. Afin de ne nous
laisser aucune illusion sur notre nouvelle situation, l’Haupsturmführer
Nadolny s’est rendu en voiture dans le ghetto, d’où il a ramené quatre
membres du Service d’ordre : Rotzajt, Rotbard, Domanowicz et Szyffer,
avec leurs femmes. Ces gens-là étaient un outil d’exécution dans les
mains de Nadolny.
Le plan de travail préparé pour nous, les Juifs, se présentait de la
manière suivante : nous nous levions à 5 h 30. Après la toilette et le

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rangement de la baraque, le petit déjeuner (que nous préparions nous-
mêmes dans notre propre cuisine) se composait de rutabagas, de
carottes et de betteraves, de 100 grammes de pain et d’une tasse de
café noir. À 6 h 45, nous nous rendions dans la halle de l’usine pour
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l’appel, sous la surveillance du Service d’ordre. À 6 h 55,


l’Haupsturmführer Nadolny recevait le rapport de Szyffer, le directeur
du Service d’ordre de cette unité, concernant le nombre de Juifs au
travail. Sans l’accord du médecin de l’usine, personne n’avait le droit
de rester dans la baraque. Après le coup de sifflet de 7 heures, chacun
rejoignait un poste de travail, déterminé à l’avance : dans les ateliers
de menuiserie, de sellerie, d’électrotechnique, de montage, de peinture
ou dans l’entrepôt des pièces de rechange. Il n’y avait que dans les
bureaux que les Juifs n’étaient pas acceptés. Nous travaillions jusqu’à
5 heures de l’après-midi, avec une demi-heure de pause. Nous prenions
notre déjeuner dans la baraque. Il était préparé dans un secteur pour
Juifs de la cuisine de l’usine (où l’on cuisinait également pour les
ouvriers polonais).
Avant que Nadolny prenne la direction de l’administration et du
personnel, nous avions assez de nourriture calorique et autant de pain
que nous voulions. Quand les jours de Nadolny et de l’ingénieur Golec
ont commencé, on nous a retiré les rations de sucre, de matière grasse
et de conserves, et on nous distribué un pain d’une cuisson spéciale
portant la lettre « J » (« Jude »). Ce pain contenait de la sciure. Nous en
recevions 200 grammes par jour.
Très vite, nous nous sommes rendus compte que nous ne tiendrons
pas longtemps avec cette nourriture ; chacun d’entre nous a alors noué
des contacts avec les Polonais à l’endroit où il travaillait. Dans les
premiers jours de collaboration, les Polonais étaient très méfiants à notre
égard, mais assez rapidement, la méfiance a disparu et nous avons
trouvé un langage commun : la haine des Allemands.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 537

Je travaillais dans un entrepôt avec six autres garçons juifs. Des


Polonais travaillaient dans les bureaux de cet entrepôt sous la direction
des Allemands. Un employé administratif polonais, Stefan Müller, se
distinguait par sa sympathie envers les Juifs. Comme il s’est avéré plus
tard, il était membre du PPR et avait été capitaine dans l’armée polo-
naise. Cet homme, en résistant averti, examinait très prudemment le
terrain côté juif, en essayant de savoir de quoi était faite notre unité.
L’ingénieur Szymon Fortajl et moi, qui travaillions dans l’entrepôt,
avons réussi à gagner sa confiance.
Le capitaine Müller a commencé à nous apporter des journaux polo-
nais et allemands, et, après un certain temps, la presse clandestine du
PPR qui sortait à Varsovie. Sur le plan de l’approvisionnement, la situa-

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tion s’est améliorée, car nous donnions aux Polonais avec lesquels nous
travaillions nos vêtements et nos sous-vêtements en bon état en
échange de quoi nous recevions tous les jours un petit déjeuner ou du
pain supplémentaire. Tous les menus services en question étaient punis
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par le règlement allemand. Les Polonais risquaient la déportation à


Auschwitz, et les Juifs la peine de mort !
Sur place, nous avons appris que les transports juifs partant du
ghetto étaient dirigés vers Treblinka où, apparemment, tous les Juifs
étaient tués dans les chambres à gaz. Nous ne croyions pas à ces
« sottises », et pourtant, une écharde s’est enfoncée au fond de nos
cœurs. Nous avons commencé à réfléchir à la manière de nous
comporter face à cette nouvelle situation, si elle se révélait exacte.
L’Haupsturmführer Nadolny a remarqué notre inquiétude et a durci
son attitude envers les Juifs. Il a commencé à venir dans nos baraque-
ments la nuit. Il réveillait tous les occupants et nous faisait faire des exer-
cices punitifs. Alors qu’il gelait à pierre fendre, il a ordonné à tous les Juifs
de brosser le baraquement à l’eau froide toute la nuit – ce travail s’est
effectué sous son contrôle personnel – et le matin, une journée de travail
habituelle a commencé. De plus, Nadolny a donné un nouvel ordre sur la
« responsabilité commune ». Il a annoncé que si quiconque s’enfuyait, les
Juifs seraient décimés. Le Service d’ordre a reçu en secret l’instruction de
nous surveiller pendant le travail, en dehors du travail et la nuit. En outre,
Nadolny a réussi à recruter parmi nous un Juif qui devait l’informer sur
ce qui se disait et sur l’ambiance qui régnait dans la baraque juive.
En réponse à cela, nous avons créé sur le terrain d’Oppel une petite
section juive de saboteurs. Cette section se livrait à de petites
malveillance, comme la destruction de roulements à billes, de pièces
de précision pour les voitures ; en hiver, quand le montage des véhi-
cules à chenilles destinées au front de Stalingrad a commencé dans
nos ateliers, nous détruisions les pièces de précision de ces véhicules
538 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
avec les ouvriers polonais. Nous profitions de notre encasernement sur
le terrain des ateliers pour préparer les actions de sabotage. Pendant
les grands froids, les Allemands remplissaient les réservoirs de liquide
de refroidissement des voitures avec du Frostschutz, qui devait
protéger les blocs contre la casse pendant le gel. La nuit, nous enle-
vions ce Frostschutz et le remplacions par de l’eau, qui, en gelant,
abîmait les moteurs.
À plusieurs reprises, Nadolny a rassemblé dans la journée les ouvriers
polonais et juifs pour les avertir que toute personne arrêtée pour la
moindre action de sabotage serait fusillée. Il a interdit aux Juifs de
quitter leurs baraquements la nuit sans une escorte du Service d’ordre.
Les hommes du Service d’ordre ont commencé à surveiller attentive-

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ment toutes nos actions. Pour prouver leur soumission et leur fidélité à
Nadolny, et comme ils ne pouvaient prendre aucun membre du groupe
de sabotage sur le fait, ils ont dénoncé le collègue Rapaport, dont ils
savaient qu’il avait cousu des devises dans ses chaussures. À minuit
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Nadolny est arrivé, a pris ses 300 dollars à Rapaport, l’a battu et emmené
à l’Umschlagplatz.
Il a été décidé de se venger des canailles du Service d’ordre. La nuit,
pendant qu’ils dormaient, quatre garçons de notre groupe se sont intro-
duits dans leur chambre séparée et leur ont pris leurs casquettes, leurs
brassards et leurs matraques. Les mêmes ont attaqué Rotzajt, qui avait
la garde de nuit, l’ont désarmé en lui enlevant aussi sa casquette, son
brassard et sa matraque.
Le lendemain matin, le Service d’ordre s’est présenté à l’appel sans
uniformes. L’Haupsturmführer nous a menacés d’envoyer tous les Juifs
à l’Umschlagplatz si les uniformes et les matraques du Service d’ordre
n’étaient pas retrouvés avant 10 heures. Malgré ces menaces, les affaires
n’ont pas été retrouvées.
Après 10 heures, Nadolny a convoqué à nouveau tous les ouvriers
juifs, a choisi quatre d’entre eux et les a enfermés pendant 24 heures.
Ces personnes ont été convoquées plusieurs fois à la Personalabteilung
pour être interrogées. Pendant les interrogatoires, Nadolny les torturait,
mais trois d’entre eux ne savaient rien et ne pouvaient donc rien dire
de concret ; Taub, qui faisait partie du groupe de sabotage et connais-
sait la vérité, gardait le silence malgré les coups de fouet. Nadolny a été
obligé d’abandonner cette affaire. Une enquête a été menée aussi avec
d’autres personnes, mais elle n’a donné aucun résultat. À la demande
de Szyffer, Nadolny l’a accompagné dans le ghetto et a rapporté
d’autres insignes, d’autres casquettes et d’autres matraques. On a retiré
à tous les Juifs les permissions pour le ghetto, que les « ouvriers méri-
tants » recevaient jusqu’alors le dimanche. On nous a donné aussi du
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 539

travail supplémentaire. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit,


nous devions décharger les wagons de charbon qui arrivaient.
Après cela, nous avons gagné la sympathie des ouvriers polonais, qui
détestaient le Service d’ordre autant que nous.

1943
Janvier-avril
Ainsi passait le temps, entre le baraquement et l’usine. Cela a duré
jusqu’en janvier 1943. Le 18 janvier, nous avons entendu des tirs en
provenance du ghetto, et la nuit, nous avons vu de grandes lumières

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d’incendies. Le lendemain, le capitaine Müller nous a dit qu’une
nouvelle action avait commencé dans le ghetto sous le nom de code
« Warschau Judenrein » et que les Juifs avaient pris les armes pour s’y
opposer. De la bouche d’autres Polonais, nous avons entendu parler de
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prétendus tanks juifs qui auraient été engagés dans les combats. Tous
étaient pleins de sympathie pour les Juifs qui se battaient. Certains
ouvriers polonais racontaient qu’ils avaient vu de leurs propres yeux des
ambulances ramener du ghetto avec des Allemands blessés.
Nous nous sommes alors adressés au capitaine Müller, pour qu’il nous
dirige (nous, c’est-à-dire le groupe de sabotage dont faisaient partie
Szymon Fortajl, Szymon Brawman, Zymry Taub, Leon Ajsler, Ganc et
moi) vers des détachements de partisans de la Gwardia Ludowa13. Le capi-
taine Müller nous a promis que, dès que l’ordre de l’évacuation des Juifs
de l’usine Oppel arriverait, il essaierait de nous prévenir et qu’il nous
donnerait l’adresse à laquelle il faudrait nous rendre. Ensuite une agent
de liaison nous amènerait dans les forêts de Lublin.
Au bout de trois jours, les combats dans le ghetto se sont arrêtés.
Aucun ordre concernant les Juifs n’est arrivé à Oppel. Les Polonais
affirmaient que les Allemands avaient été obligés de mettre un terme à
leur action à cause de l’opposition très forte de groupes juifs de combat
bien organisés.
Tout notre centre de travail était en ébullition. Enfin, nous avions
trouvé notre place. Chacun voulait s’enfuir et retourner dans le ghetto
pour prendre part aux combats. La tension est montée à un tel degré que
chacun d’entre nous ou presque possédait de fausses clefs du portail
d’Oppel et de la voie de raccordement qui conduisait à l’usine.
L’ingénieur Fortajl et Ganc ont réussi à s’enfuir grâce à ces clefs, ce
qui a de nouveau déchaîné la rage de Nadolny contre le Service d’ordre.
Sous notre pression et sous la menace des organisations clandestines

13. En polonais, la Garde populaire.


540 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
polonaises – qui les ont avertis que s’ils nous faisaient subir des mauvais
traitements ils seraient châtiés –, les hommes du Service d’ordre ont
répondu à Nadolny qu’ils n’étaient pas en mesure de nous surveiller sans
l’aide de la Werkschutz (la garde de l’usine). Ainsi les membres du
Service d’ordre se sont compromis aux yeux de Nadolny, et ils ont été
envoyés faire du rangement dans l’usine.
Szyffer et Rotzajt ont senti que nous nous préparions à quitter l’usine
Oppel et nous ont proposé leur collaboration. Nous avons profité de l’oc-
casion et décidé (avec eux) de mieux approvisionner les ouvriers juifs.
Le fait que Szyffer était responsable des dépôts d’approvisionnement et
qu’il avait les clefs nous a servi. Ainsi, le Service d’ordre était entre nos
mains. Régulièrement et quotidiennement, nous volions des légumes,

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des pommes de terre et des matières grasses dans les magasins d’appro-
visionnement. Nous prenions de tout, sauf du pain, car il était compté.
Nous avons commencé également à préparer des cachettes sur le terrain
de l’usine, au cas où nous serions surpris par une Aktion allemande.
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En février 1943, les vagues d’attaques aériennes russes sur Varsovie


sont devenues de plus en plus fréquentes. Nadolny a ordonné aux Juifs
de constituer une équipe de pompiers pour protéger les ateliers.
L’aspirant Kalinowski (ou Kalinski) dirigeait l’entraînement de notre
détachement. C’était un homme très sympathique. Il s’est mis au
travail avec méfiance. Il considérait qu’il n’avait jamais entraîné de
Juifs chez les pompiers et qu’il n’avait encore jamais vu de Juifs
pompiers. Après une dizaine de cours et d’exercices, il était pourtant
fier de ses élèves.
Et il s’est passé une chose étrange : à l’issue de chaque entraîne-
ment, que nous effectuions après le travail, il nous parlait de la situa-
tion sur les différents fronts, du travail de la Pologne clandestine et
nous donnait du courage pour résister. Pour étayer sa démonstration,
il a apporté à plusieurs reprises des plaques de phosphore, des bombes
incendiaires au phosphore, qui étaient utilisées par les Anglais sur les
fronts occidentaux, en nous expliquant que, quand elles tomberaient
sur le terrain de l’usine Oppel, il faudrait les « arroser » avec de l’es-
sence et s’enfuir… Des Juifs employés à l’Ostbahn sont arrivés sur
notre lieu de travail pour apporter des cargaisons de charbon. Ils
étaient logés dans le ghetto. Ils partaient travailler le matin et retour-
naient au ghetto le soir. Ils nous ont raconté que dans le ghetto, tous
les Juifs s’armaient. Ils nous ont ordonné de nouer des contacts avec
les Polonais dans le but d’acheter des armes, des munitions et des
grenades. Les mêmes nouvelles nous ont été données au centre de
travail juif de la Wehmacht à Wola, où nous allions chercher des blocs
taillés pour les moteurs des voitures.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 541

Un jour, le capitaine Müller nous a apporté une édition clandestine


du Nowy Kurier Warszawski14. Ce journal donnait des informations sur
les succès des troupes soviétiques à Stalingrad. Ces nouvelles nous ont
apporté beaucoup de réconfort et ont renforcé en nous la conviction que
nous devions nous enfuir au plus vite du centre de travail pour rejoindre
les résistants ou le ghetto.
Il n’était pourtant pas question de s’enfuir car, après les événements
de Stalingrad, la zone de l’usine était surveillée par la Wehrmacht. De
grands entrepôts de pièces de rechange pour les véhicules se trouvaient
sur ce terrain et le montage des camions à chenilles spécialement
adaptés pour l’Est était lui aussi fait là.
Le capitaine Müller ne voulait envoyer aucun Juif à la Résistance

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tant que les autorités allemandes n’annonceraient pas le départ des Juifs
de l’usine Oppel. Il craignait que l’envoi d’une dizaine de personnes chez
les partisans (nous étions sept à être organisés comme je l’ai déjà
mentionné) n’entraîne l’arrestation de la cellule de résistance polonaise.
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Pendant trois semaines, nous n’avons pas eu de contact avec le capi-


taine Müller, parce qu’il était surveillé par la Gestapo à la suite d’un
événement survenu dans la région de Varsovie. La sœur du capitaine,
qui habitait là-bas, avait caché deux Juifs. Une agent de liaison de l’AL15,
qui était en contact avec le capitaine Müller, s’était fait prendre elle
aussi. Voulant pourtant à tout prix quitter les ateliers Oppel, nous avons
employé une nouvelle méthode. Ajsler, Taub et moi avons commencé à
faire semblant d’être malades. Devant notre volonté de quitter le travail,
et sans en connaître la véritable raison, le médecin de l’usine, le docteur
Majer, un Polonais (on disait que c’était un Juif qui se cachait avec des
papiers polonais), dont l’attitude envers le groupe juif était particulière-
ment humaine, nous a donné quatre jours d’arrêt de travail. Ce délai
passé, il nous a discrètement demandé ce que nous avions en tête. Je lui
ai dit que je voulais être renvoyé au ghetto pour me soigner, et qu’en-
suite je reviendrai travailler. Je lui ai dit aussi que je tenais beaucoup à
revoir ma famille dans le ghetto (je n’avais déjà plus de famille dans le
ghetto à ce moment-là).
Le docteur Majer s’est entendu avec Nadolny, lui a dit que j’étais
épuisé après ma maladie, qu’il me faudrait un bon traitement, et que
pour cette raison, il conseillait de m’envoyer au ghetto pour quelques
jours. Nadolny a demandé leur avis au directeur des entrepôts où je
travaillais et à Müller. Ils ont estimé que je m’acquittais consciencieuse-
ment de mes obligations, et que je méritais en effet ce congé.

14. En polonais, le Nouveau Courrier de Varsovie.


15. AL : sigle de l’Armia Ludowa, l’Armée populaire : mouvement de résistance communiste.
542 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages

L’insurrection
Le 17 avril 1943, à 3 heures de l’après-midi, nous avons quitté le
terrain de l’usine Oppel et marché à travers le quartier de Zoliborz
jusqu’au ghetto. Des Polonais sont venus vers nous et nous ont avertis
de ne pas rentrer dans le ghetto, parce qu’un état-major de déportation
était arrivé à Varsovie avec des Ukrainiens, des szaulis, des Lettons et
des junaks, qui étaient logés au 6 rue Tarczynska (dans d’anciennes
fabriques d’uniformes de l’armée polonaise). Nous sommes arrivés par
la rue Nalewki au coin de la rue Swietojerska, où se tenaient les
ouvriers de plusieurs centres qui rentraient au ghetto après le travail et
attendaient la fouille. Ce jour-là, à les en croire, la fouille était parti-

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culièrement sévère. La gendarmerie m’a pris de la saccharine et une
couverture. Nous avons marché ensemble jusqu’à la jonction des rues
Nalewki et Gesia.
Ce tronçon avait l’air complètement mort. Des nuages de plumes
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volaient dans l’air. Les magasins étaient saccagés. Des meubles et de la


vaisselle cassés gisaient dans les rues. Toutes les cours étaient complè-
tement vides. C’était un « terrain sauvage ». Personne n’avait le droit
d’habiter là sous peine de mort. Les anciens habitants avaient été
liquidés (déportés) pendant l’Aktion de juillet. J’ai remarqué en revanche
à l’intérieur du ghetto un nouveau mur qui n’était pas là quand on
m’avait emmené du ghetto et qui courait le long de la rue Gesia, au
milieu de la chaussée, depuis le 22 rue Franciszkanska jusqu’au coin de
la rue Zamenhof, où se trouvait un portail. Les employés des centres
m’ont expliqué que c’était la clôture de ce qu’on appelait le nouveau
« ghetto central ». Dans la composition du nouveau ghetto entraient la
rue Bonifraterska, la place Muranowski, une partie de la rue Nalewki, la
rue Zamenhof et toutes les transversales venant de la rue Okopowa (sauf
la rue Gesia à partir de la rue Zamenhof). En dehors de ça, il y avait
encore des îlots habités par des Juifs sur le terrain de l’ancien ghetto.
C’étaient les ateliers.
J’ai dirigé mes pas vers le secteur des brossiers. Le terrain était
entouré d’un mur intérieur avec un portail d’entrée, qui se trouvait au
6/8 rue Walowa. Un calme relatif régnait dans cette zone.
Mon intention était d’entrer en contact dans le ghetto avec des
groupes szomrowe16. Je savais que ces groupes avaient pris part aux
combats de janvier. Dans le secteur des brossiers, j’ai appris des détails
sur Treblinka de la bouche de personnes qui s’en étaient enfuies : l’an-
cien propriétaire de la société Madera et Lejzor Szerszen. J’ai également
16. Groupes szomrowe : détachements de combat du mouvement de jeunesse sioniste Hachomer
Hatzaïr. (Note de l’édition polonaise)
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 543

rencontré Ganc, qui m’a raconté qu’il se trouvait dans l’atelier des
hajmanowcy17 et qu’il s’était spécialisé dans l’installation de puits arté-
siens dans les bunkers que les Juifs préparaient en cas d’Aktion. Il m’a
dit qu’il avait préparé une arme et des munitions.
Les Juifs qui habitaient dans le secteur des brossiers étaient en
général de meilleure humeur que lorsque je les avais laissés. Les
familles, qui avaient été détruites, s’efforçaient de reconstituer des
familles de substitution. Le nombre de mariages parmi les jeunes était
relativement élevé. On organisait aussi toutes sortes de soirées
amicales, par exemple littéraires ou artistiques, avec la participation de
Wladyslaw Szlengl. L’alimentation de tous les Juifs était relativement
bonne. Les gens ne se refusaient rien. Certains s’occupaient de récu-

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pérer des biens abandonnés. D’autres vendaient les affaires et objets de
valeur qu’ils avaient réussi à sauver. On menait un commerce renforcé
avec le côté « aryen ». Dans le secteur des brossiers, j’ai vu également
des cafés semi-officiels, comme le café Halberstadt, où il était possible
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d’acheter tous les produits alimentaires. Une frénésie de divertissements


arrosés d’alcool saisissait les gens.
Dans le ghetto et dans les ateliers, il y avait deux sortes de Juifs : les
jeunes qui se couvraient dans différentes sortes de centres et d’ateliers, et
des gens très riches qui étaient toujours en mesure de se payer chèrement
en puisant dans leur fortune. Il y avait aussi d’innombrables hyènes
sociales de différentes espèces, qui réussissaient à rester dans le ghetto
grâce à des moyens raffinés, au chantage et à l’absence de scrupules. Il
existait un Service d’ordre, réorganisé sous le commandement de
Szmerling. Cette section était peu nombreuse et boycottée par les Juifs.
Je me suis arrêté chez Lutek Prywes. Là, j’ai appris que c’était la fête
de Pessah (la Pâque juive). Les gens se préparaient à cette fête comme
tous les ans, en accord avec les coutumes traditionnelles. Dans l’appar-
tement de Lutek, on avait préparé du pain azyme, du vin et même des
œufs. Sa femme qui était installée du côté polonais avec des papiers
« aryens » était arrivée pour la fête. J’ai rencontré aussi l’ingénieur
Szenfeld, qui revenait du quartier polonais. J’ai appris que pour la fête,
des centaines de personnes étaient venues du quartier polonais dans le
ghetto. J’ai rencontré aussi l’ingénieur Lew avec sa femme et son enfant,
qui s’étaient enfuis du quartier polonais parce qu’ils avaient été
dénoncés par des indicateurs, et qu’avant cela, on les avait fait chanter
à plusieurs reprises, si bien qu’à la fin, ils avaient renoncé à vivre de
l’autre côté. Ces malheureux essayaient de convaincre chaque Juif que

17. Du nom de Haiman, chef de l’entreprise éponyme, un Allemand qui employait chez lui tous
les porteurs chargés d’approvisionner le ghetto et de transporter dans les entrepôts allemands les
affaires et les vêtements des appartements abandonnés.
544 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
le quartier polonais ne protégeait pas contre les Allemands. Tôt ou tard,
chaque Juif là-bas serait attrapé et remis entre les mains des Allemands.
Dans le secteur des brosseurs, on sentait une ambiance de fête. Les
gens en général étaient contents. On se passait par le bouche à oreille
les dernières nouvelles politiques. Chacun croyait que le jour de la libé-
ration était proche, et pourtant, malgré tout, on sentait une inquiétude
réfrénée. Des bribes d’informations selon lesquelles un état-major de
déportation était arrivé à Varsovie arrivaient du quartier polonais.
La vie dans le secteur des brosseurs suivait un cours normal. Après les
heures de travail, les gens s’habillaient soigneusement et sortaient dans la
rue Bonifraterska, qui était piétonne. On entendait de loin le chant des
ouvriers qui rentraient du quartier polonais dans le ghetto après leur

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journée de travail. Les pensées d’une majorité de gens étaient occupées à
l’organisation des fêtes de Pessah, autant que possible selon la tradition.
Toute la journée, j’ai cherché les groupes de combat de l’Hachomer
Hatzaïr sur le terrain des brosseurs, parce que le contact entre nous était
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interrompu depuis le jour où l’on m’avait amené à l’Umschlagplatz.


Pourtant, jusqu’au soir je n’ai pas réussi à retrouver leur trace. J’ai décidé
de continuer mes recherches le lendemain sur le terrain des ateliers
Schultz et Toebbens. Chez les brosseurs, j’ai rencontré Mosze Trinker, qui
m’a raconté qu’il s’occupait du commerce des armes et qui était lui-même
armé. Il m’a affirmé que presque chaque famille juive avait une cachette
prête en cas d’Aktion, et que certaines familles, en particulier les jeunes,
achetaient des armes pour défendre leurs cachettes. Le prix d’un pistolet
visa (de production soviétique) oscillait entre 15 et 18 000 zlotys, et celui
des cartouches entre 80 et 120 zlotys l’unité (à titre de comparaison, un
dollar valait 160 zlotys dans le ghetto).
Il arrivait parfois que certains vendent leurs bijoux ou leurs plus
beaux vêtements afin de se procurer une arme pour défendre leur abri.
Il existait aussi une demande importante de produits alimentaires, que
les gens achetaient pour compléter leurs réserves dans les bunkers. En
général, en cas de déclenchement d’une Aktion, on prévoyait qu’en
ayant à sa disposition une certaine quantité de vivres, on pourrait se
cacher plusieurs mois dans les abris jusqu’à ce que la situation évolue.
Après la dernière grande sélection, qui a eu lieu dans le quartier des
brosseurs en janvier 1943, on a commencé à préparer fiévreusement des
abris dans cette zone. Dans certains bunkers étaient construits des tunnels
qui les reliaient au quartier polonais. Dans les appartements, tous les objets
de valeur étaient déjà dans des valises ou des sacs, prêts à être cachés.
Ce jour-là, jusqu’à midi, le terrain a été calme. L’après-midi, je me
suis rendu sur le terrain de Schultz et Toebbens. Des « Aryens » du quar-
tier polonais que je connaissais passaient les messages téléphoniques
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 545

disant que la police bleu marine était mobilisée pour le 19 avril. Les
ouvriers (placowkarze) qui étaient rentrés du travail racontaient qu’ils
avaient vu marcher des groupes d’Ukrainiens, de szaulis et de junaks.
Ces formations avaient été amenées par les Allemands pour mener une
action chez les Juifs. Ce jour-là, certains Juifs ont réussi à s’enfuir vers
le quartier polonais.
Dans le quartier des brosseurs, le chaos a commencé à régner. Des
informations contradictoires arrivaient. Certains parlaient d’une Aktion
pour rechercher les armes dans le ghetto central, d’autres d’un ordre de
déportation immédiate des ateliers Schultz et Toebbens vers Trawnik et
Poniatowa. On parlait aussi d’une Aktion « Warschau Judenrein ». Dans
la soirée, la surveillance a été renforcée et les sorties du ghetto ont été

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fermées par les Allemands.
Dans la soirée, j’ai rencontré Jehudit Kutnowska, qui m’a raconté
qu’une partie de nos camarades étaient encasernés sur le terrain de
Schultz, où elle habitait elle aussi. Dans cette zone, elle rencontrait
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assez souvent Szymon Heller et Szloma Winogrono. Comme je n’avais


aucun ami là-bas, j’ai décidé de rentrer pour la nuit dans le quartier des
brosseurs.
Lundi 19 avril. À deux heures du matin, nous avons été réveillés par
de grands coups sur la porte : c’était M. Wislicki qui arrivait avec des
nouvelles alarmantes. M. Rozenberg avait reçu un appel de
L. Skokowski, un Juif, probablement un homme de la Gestapo, l’infor-
mant que le ghetto était encerclé par les Allemands. Une Aktion était
dans l’air. Nous nous sommes habillés très vite. Dans la cour régnaient
une agitation et une ambiance très lourde. Les gens discutaient et se
perdaient en conjectures. Quelques incrédules se moquaient de la situa-
tion tendue. La nuit du 18 au 19 avril a profondément marqué l’histoire.
Un guetteur est arrivé en courant et a annoncé que notre entrée était
bouclée de l’intérieur et de l’extérieur par une unité d’Ukrainiens.
Il est 2 heures du matin, et notre cour est éclairée comme en plein
jour. La zone est toute illuminée par des fusées. Les fusées et les
grenades se déversent comme de la grêle dans les cours des immeubles
au 36/38 rue Swietojerska, au 2, au 4 et au 6 rue Walowa. Les fenêtres
de la façade sont sous les tirs. Une première grenade touche l’apparte-
ment de Kirszenbaum.
J’observe la rue depuis le grenier. Dans la lumière des fusées, on voit
des silhouettes casquées, postées tous les dix à douze pas le long des
rues Swietojerska et Walowa. Dans les greniers, c’est l’agitation. Ce sont
nos garçons qui se préparent avant de partir à la bataille dans le ghetto.
Apparemment, le ghetto entier doit être déporté au cours de cette
Aktion. Mais pour les courageux défenseurs des droits des Juifs, le lieu
546 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
de vie est là où une unité est menacée. Ils partent pour défendre leurs
frères ou périr d’une mort héroïque. Les garçons de l’Organisation
juive de combat (ZOB) savent incarner le slogan « un pour tous, tous
pour un ».
J’ai vu quelques défenseurs en uniforme, avec des armes courtes et
longues. J’en ai arrêté un. C’était Kuzko. J’ai appris de lui qu’ils avaient
été divisés en deux groupes. L’un partait dans le ghetto, l’autre restait
dans la zone des brosseurs. Kuzko faisait partie du premier. En me disant
au revoir, il a ajouté : « Je vais accomplir mon devoir, défendre mes frères
juifs. Les assassins cruels veulent encore nous arracher 20 000 Juifs du
ghetto central. La bête allemande réclame encore du sang juif, mais cette
fois ce sera sang pour sang. »

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Je lui ai demandé de m’emmener avec lui, mais malheureusement, il
n’avait pas suffisamment d’armes et avec les mains vides, il fallait rester
dans le bunker. J’étais énervé que cette Aktion m’ait surpris aussi mal
préparé. Tout le monde se préparait à rejoindre les abris. Et dans la rue,
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à côté du mur, les carabines tiraient. Le bruit des grenades qui les
accompagnait résonnait de plus en plus souvent.
C’était déjà l’aube. Les gens étaient dans les abris, les défenseurs à
leurs postes. J’étais excité, énervé, je me perdais sans fin en conjectures.
L’incertitude, la peur laissaient tout de même la place à un fort désir de
survie. Les barbares nous préparaient une nouvelle surprise diabolique
pour la fête de Pessah.
Lundi matin, à 5 h 30, je suis monté dans le grenier avec Lutek
Prywes pour observer le quartier. Nous étions encerclés par les
Ukrainiens, les szaulis, la gendarmerie, les junaks et les petits traîtres de
la police polonaise. Ces derniers occupaient une position honorifique
dans le bloc des assassins unis contre les enfants juifs sans défense.
Un garde se tient tous les dix mètres. Au coin des rues Walowa et
Swietojerska, un fusil automatique tire sans discontinuer. Nous
sommes entourés par un puissant cordon. Le silence de cette matinée
historique est interrompu par un bruit de pas de mauvais augure… Les
traîtres du Service d’ordre, derrière Szmerling, la gendarmerie, les
junaks, les Ukrainiens et les Lettons marchent en rangs serrés depuis
la rue Nalewki. Des divisions SS ferment ce défilé. Ils apportent avec
eux des mitrailleuses et toutes les armes automatiques qu’ils utilisent.
Des caisses de munitions et de grenades. Les formations avancent
rapidement en rangs unis – elles marchent sur le ghetto. Ces
Kulturträger, ces Huns « modernes » attaquent au petit jour la popu-
lation juive sans défense. Ils vont assassiner des enfants innocents et
sans armes, violer des femmes, piller des biens. À nouveau, un voile
noir va couvrir le ghetto.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 547

La terre n’a pas encore séché après l’Aktion de juillet 1942. La terre
n’a pas encore absorbé le sang des Juifs après l’Aktion de janvier, et à
nouveau la colonne infernale des tueurs est au travail. Avec le sang
juif, ils écriront : « La troisième Aktion de destruction des Juifs de
Varsovie ». Les portes des maisons se lamentent : « Rendez nous nos
habitants innocents assassinés. » Des ruisseaux de larmes coulent
encore sur les premières victimes juives.
La tristesse et le deuil règnent à l’entour et les barbares piétinent la
terre, arrosée de sang sacré, et marchent vers une nouvelle tuerie. Le
sang juif coulera à nouveau. Les serviteurs juifs, les valets des
Allemands, prendront plaisir à ce spectacle et ils vont se saouler de
sang juif innocent. Et les Kulturträger du XXe siècle recevront de l’avan-

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cement et des récompenses. Les journaux mentionneront dans une
petite note : « Warschau Judenrein » – « L’élément non désiré a été
enlevé ».
Aujourd’hui, je ne descends pas dans le bunker. Rien ne menace le
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quartier des brosseurs. Je suis dans le bureau de l’usine. Tout le monde


se serre près du téléphone. Les premiers communiqués arrivent déjà du
champ de bataille. Après être entrés dans le ghetto, les Allemands ont été
accueillis par un tir de barrage. Les « héroïques » formations allemandes
se sont retirées en vitesse, en laissant des morts et des blessés, parmi
lesquels se trouvaient également des traîtres du Service d’ordre juif.
Nos garçons ont pris le contrôle du terrain, et le calme règne dans
le ghetto. À 10 heures du matin, la situation se dégrade. Les tueurs
introduisent les chars dans l’Aktion. Les combats se poursuivent. Nous
apprenons par de nouveaux coups de téléphone qu’un calme total règne
chez Toebbens et Schultz sur Nowolipki, et que l’usine de Toebbens
n’est même pas encerclée. M. Rozenberg a appelé le patron de « Heres »
(l’intendance militaire allemande), W. C. Toebbens, en demandant des
éclaircissements sur la nature de l’Aktion. Toebbens l’a informé qu’il
s’agissait d’une Aktion de recherche d’armes dans le ghetto qui devait
durer trois jours. Selon lui, notre atelier n’était pas du tout concerné.
Toebbens a ordonné aux gens de retourner dans les ateliers et de
reprendre le travail.
Il a répondu à la question de Rozenberg de savoir pourquoi notre
usine était encerclée, qu’elle était à la limite du ghetto, et qu’elle devait
donc être surveillée pour que personne ne puisse venir chez nous ou
passer par notre terrain dans le quartier polonais. Quand l’information
sur cette conversation s’est répandue dans les bunkers, certaines
personnes ont commencé à rentrer dans leurs appartements et les cours
se sont remplies. Ceux qui étaient plus prévoyants sont restés dans les
bunkers.
548 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Aujourd’hui, notre quartier était calme. Les informations en prove-
nance du ghetto parlent de l’attitude inflexible de nos héros, qui
combattent contre les forces allemandes et contre les blindés que les
Allemands ont engagé dans l’Aktion.
Le soir, comme par le vol de l’éclair, de nouvelles informations
tracent leur chemin. Un char allemand a été réduit au silence : il a été
incendié par les pétards fabriqués « maison », des cocktails de
Molotov. Nos défenseurs ont attaché les drapeaux nationaux sur un
toit de la maison, place Muranowski. Le drapeau bleu-blanc juif flotte
dans l’air avec le drapeau polonais blanc-rouge, en signe de fraternité,
au nom de la lutte pour le droit commun à la vie, contre l’ennemi haï.
Ces drapeaux sont le symbole et la garantie que nous ne nous soumet-

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trons pas à la force des barbares. Sur la trace de Bar Kochba et
Makkabi, nous défendrons nos symboles aussi longtemps que nous
serons en vie.
À 4 h 30 s’est produit ce qui suit : Konrad, un SS-Haupsturmführer
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de la Werterfassung18, accompagné de sa cour, a conduit plusieurs


centaines de Juifs soi-disant au travail, mais en réalité à l’Umschlagplatz.
Les Allemands utilisent toutes sortes de ruses et de stratagèmes pour
déporter les Juifs vers l’usine de la mort. À 5 heures du matin, nos divi-
sions de combat ont enlevé ces gens des mains des Allemands, et Konrad
a failli perdre la vie. Il y a eu des blessés et des morts pendant l’échange
de tirs. Les Allemands se sont retirés dans la rue Dzika en entendant les
bruits du combat. Beaucoup de Juifs ont profité de la confusion pour
s’enfuir vers le quartier polonais. Une garde renforcée est entrée en
service. Des mitrailleuses ont été placées à la sortie de toutes les rues. Nos
défenseurs eux aussi ont des mitrailleuses sur la place Muranowski, la rue
Mila, la rue Zamenhof et la rue Nalewki. Pour se venger, les hommes de
la Weterfassung ont mis le feu aux entrepôts de Konrad dans la rue
Majzelsa. Après une première journée de combats difficiles contre des
forces allemandes beaucoup plus nombreuses, nos défenseurs conservent
leurs positions.
Le soir, nous rentrons dans les appartements. Les femmes préparent
le dîner de fête. C’est malgré tout aujourd’hui Pessah. C’est le premier
soir du Seder, mais aujourd’hui nous ne célébrons pas cette fête aussi
solennellement que les autres années, et les questions traditionnelles
sonnent différemment. La peine et la douleur se lisent sur le visage de
toutes personnes présentes. De temps à autre, on entend des sanglots
silencieux et des pleurs désespérés. Les cris et les questions
« Pourquoi ? » sont sans fin.
18. Organisme de la SS chargé de récupérer et de trier les biens laissés par les déportés avant de
les expédier en Allemagne.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 549

Et moi aussi, je me pose la question : « Pourquoi ? ». Pourquoi ne


suis-je pas, comme le veut la tradition, à la table familiale avec mon
père, ma mère, mes frères et sœurs ? Devant mes yeux s’ouvre la vision
d’un passé encore bien proche. Je me vois au repas de fête, à la table
familiale autour de laquelle sont assis mes parents et mes frères et
sœurs. Les visages de tous rayonnent de joie et bonheur. Mon plus jeune
frère pose des questions, et mon père lui répond.
Et moi je me pose la question : « Pourquoi ? ». Et des profondeurs de
mon inconscient jaillissent des images, remontent les souvenirs d’un
passé récent.
Je vois la maison de ma famille, qui était et qui n’existe plus. Mes
parents, qui étaient là, créaient, enseignaient, éduquaient la nouvelle

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génération, aimaient et étaient aimés, se réjouissaient de chaque
nouveau succès de leurs enfants. Ils luttaient contre les mauvaises habi-
tudes et enseignaient à leurs enfants la fierté nationale et les règles
morales. Je sens encore leurs caresses et la douce chaleur, et la joie, et
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le plaisir, et je vois leurs visages illuminés de bonheur quand on rappor-


tait à la maison un bon carnet…
Mes frères et sœurs, Izaak, Rozka et Heniek, qui apportaient de la joie
de vivre à la maison, étaient la consolation et la fierté de nos parents.
Ils ont achevé leur vie dans le jeune âge, tués par les Allemands.
Il est difficile de croire que tout cela appartient à un passé récent.
Lourd et sans pitié, le rouleau compresseur nazi a brisé, écrasé la jeune
vie qui s’épanouissait.
Cela a commencé avec mon frère le plus âgé, Izaak. En septembre
1939, il a été incorporé dans l’armée polonaise. Il a participé active-
ment à la campagne de septembre et a été fait prisonnier par les
Allemands. Les envahisseurs l’ont envoyé au stalag A, en Prusse
orientale. En janvier 1940, les prisonniers polonais de confession
catholique ont commencé à rentrer chez eux. Mon frère juif n’est pas
rentré. Nous n’avons reçu qu’un message, banal et brutal, nous infor-
mant qu’il avait été tué dans le camp par les Allemands. C’était un
coup cruel porté à ma famille, qui a surtout beaucoup touché ma
mère…
Les coups suivants ne se sont pas fait attendre longtemps.
Mon père a été emporté par une épidémie de typhus. C’était un
homme cultivé, intelligent, brillant, avec un esprit clair, de grandes
connaissances et l’expérience de la vie. Mon père respectait les traditions
de nos ancêtres et c’était un bon Juif. Il était de forte corpulence,
toujours joyeux et en pleine santé. Il a attrapé le paratyphus. Toutes nos
tentatives pour nous procurer le vaccin de Weigel ont échoué. Nous
avons essayé de sauver notre père avec notre dernier argent, en
550 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
vendant les bijoux et le mobilier de la maison. Malheureusement, nous
avons perdu le combat contre la maladie qui attaquait.
Cette maladie, qui décimait les familles, était une conséquence de la
concentration des Juifs dans un petit espace, où il était impossible de
respecter les règles d’hygiène élémentaires.
La maladie a mis fin prématurément à la vie de mon père. Avec sa
mort, la dernière source de chaleur rayonnante, de sagesse et d’un
certain humour juif ont disparu. Cette fois-ci le coup était comme la
foudre. Nous avons perdu la tête de la famille, l’appui de la maison, mais
il fallait continuer à vivre. Pour vivre jusqu’au lendemain, il fallait
survivre au jour présent.
Depuis longtemps, j’avais rompu avec les aventures de Jack London

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et le romantisme de Jules Verne, mais cette fois-ci il fallait enterrer les
règles haloutziques dont je prenais soin et auxquelles je tenais jalou-
sement.
J’ai été forcé de reprendre les relations commerciales de mon père
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défunt. Moi qui méprisais le commerce, je suis devenu commerçant


(acheteur). Mes clients étaient des commerçants et des fabricants du
quartier « aryen ». Je restais en contact avec eux par téléphone, par l’in-
termédiaire d’agents de liaison chrétiens, les employés de la société de
Konrad Jarnuszkiewicz, et aussi en les voyant moi-même. Les agents de
liaison emportaient les marchandises hors du ghetto avec des voitures
de société, les livraient aux adresses indiquées et encaissaient l’argent.
Les agents de liaison étaient d’habitude associés aux bénéfices. Les
clients achetaient des articles en métal (des vis, des écrous, des rivets,
des mèches…). Dans le quartier « aryen », ces articles manquaient. Pour
ces relations commerciales, j’étais parfois obligé de me rendre dans le
quartier « aryen » en me faisant passer pour un chrétien.
En fait, le commerce était une loterie dont l’enjeu n’était pas la
marchandise mais la vie même. Tous les jours, on gagnait ou on perdait
la vie : dans le quartier « aryen », quand on réussissait à échapper aux
maîtres-chanteurs (les szmalcownicy), aux traîtres ou à la police bleu
marine ; pendant la traversée des murs du ghetto, quand on réussissait
à échapper aux bourreaux allemands ; et dans le ghetto même, quand
on réussissait à échapper aux griffes de la famine…
Des souvenirs me revenaient sans fin. À l’automne 1940, le ghetto
avait été fermé hermétiquement. Des foules désorientées erraient dans
les rues où la misère avait fait son apparition. Chaque fois que ma mère
allait en ville, elle rentrait à la maison effondrée, malade, rouge de
honte. Ma mère avait du mal à regarder des gens qu’elle connaissait, qui
après avoir perdu leur mobilier, leur honneur, et le sentiment de honte,
déambulaient eux aussi dans les rues.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 551

Les mères avec leurs enfants campaient sur les bords des trottoirs et
des caniveaux, en suppliant les passants de leur donner un bout de pain
pour leurs enfants affamés. La foule des gens passait par vagues,
coulait dans les rues, mais il était rare qu’un passant s’arrête devant les
malheureux.
Sur les trottoirs étaient allongés, immobiles, les tuberculeux, les
malades du scorbut et de la gale, les affamés avec les membres enflés,
épuisés de la faim, dont les os étaient visibles à travers la peau, avec les
joues creuses et les yeux vitreux et éteints. Des êtres humains privés de
chair, des squelettes mobiles. Ils étaient allongés indifférents,
apathiques, résignés, inconscients du lendemain. Le long des rues
centrales, on voyait une masse humaine, un bloc multiforme de gens qui

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demandaient, suppliaient, injuriaient. Au fond de leur humiliation, il y
avait le besoin d’un bout de pain… Les plus intelligents, ceux qui avaient
quelque chose « à vendre » vantaient leurs talents. C’était une nouvelle
façon d’attirer l’attention. Un élève de l’école « Tarbut », âgé de 14 ans,
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occupait le coin des rues Nowolipie et Karmelicka avec sa petite sœur.


Lui chantait, des chants hébraïques uniquement, et sa petite sœur
tendait la main…
Monsieur T. s’est installé dans la rue Zelazna, près de Leszno. Il était
tourneur. Il n’a pas réussi à trouver de travail dans le ghetto. C’était un
homme d’un certain âge. Sa femme est morte du typhus. Il restait dans
la rue avec ses trois petits enfants en hurlant et en suppliant les passants :
« Donnez-moi au moins une miette de pain pour mes malheureux ou
seulement un peu d’eau chaude… Pitié, messieurs dames, ayez pitié des
enfants ! ». Son fils le plus âgé l’accompagnait en tapant avec une cuillère
dans une casserole vide. La famille, comme beaucoup de leurs
semblables, était vêtue de vêtements déchirés, pieds nus ou chaussés de
quelque chose qui avait du mal à ressembler à des chaussures.
Les rues du ghetto étaient devenues « culturelles ». Les violonistes et
violoncellistes, les élèves du ballet et les artistes des théâtres mineurs, les
pédagogues et les journalistes, les jeunes gens de bonne famille et les
pauvres étaient sortis dans les rues. Dans la rue, tous étaient égaux. Tout
le monde était uni par le même besoin. Ils voulaient manger. Ils avaient
faim. Les voix des chanteurs se mêlaient aux râles des enfants
mourants…
La faim, la misère, les maladies, les malheurs, les doutes, l’apathie et la
résignation s’étalaient sur des kilomètres dans les rues du ghetto. La majo-
rité des malheureux étaient des enfants qui n’avaient pas connu les joies
de l’enfance. Des enfants qui avaient grandi trop tôt, étaient devenus
indépendants et se fanaient vite, qui apprenaient dans les rues la vie dure
et la force du poing, la vulgarité et l’immoralité, le mensonge et la
552 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
tricherie, et qui, dans la rue, perdaient confiance dans les gens. Ils appre-
naient à haïr. Les caniveaux et les égouts étaient pour eux des rivières, les
arbres desséchés qui avaient perdu leurs feuillages étaient leur forêt, et les
tas de déchets au milieu de la rue étaient leurs montagnes…
Le pain était un délice. Les betteraves, la pâte d’amande, la soupe ou
un repas chaud appartenaient aux rêves. Les déchets des poubelles
constituaient pour les enfants une « alimentation de qualité ».
Dans le ghetto, les termes, les définitions et les façons de parler
avaient changé de signification. Un malade grave se comptait parmi les
gens heureux. Il n’avait plus d’aspirations culinaires. Il « en finissait ».
Elle était en route pour rendre ses « coupons »…
Un homme qui gagnait sa vie passait pour un riche, les marchands et

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ceux qui possédaient une usine pour des milliardaires, fortunés comme
Crésus… Un nouveau vocabulaire et une nouvelle grammaire avaient été
créés. Le « pauvre », le « misérable » ou « celui qui s’achève » avaient
désormais un autre sens. Le pauvre avait un toit, n’était pas gonflé sous
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l’effet de la faim et se nourrissait des restes des poubelles. « Ceux qui en


terminaient » n’avaient rien et n’avaient plus besoin de rien…
Les Allemands hitlériens nous dictent notre histoire. Nous l’écrivons
avec nos larmes et notre propre sang…
Ma mère n’acceptait pas l’illégalité, l’impunité, la nouvelle réalité.
Elle s’est découragée et est tombée malade. Les médecins ont constaté
qu’elle avait besoin de calme, de repos et de l’air de la forêt.
La médecine n’a pas changé son diagnostic et n’a pas réussi à
s’adapter aux changements de conditions.
Pour sauver la santé de ma mère, on nous a indiqué le ghetto de
Miedzeszyn. Un petit ghetto calme, au milieu des forêts. Vers la fin de
l’année 1941, avec un grand effort et beaucoup d’argent, en utilisant des
contacts et des connaissances, nous avons réussi à transporter ma mère
et à la placer près de la famille.
Au printemps 1942, sa santé s’est améliorée. En août 1942, l’Aktion
dans le ghetto de Varsovie a été brutalement interrompue. Le ghetto a
respiré et s’est réjoui à tort de la fin de l’Aktion. Le bureau des génoci-
daires a profité de cette pause pour liquider les ghettos de la province de
Varsovie. En août 1942, les Allemands ont fait irruption dans le ghetto
de Miedzeszyn. Ils ont mené une Aktion éclair. Ils ont fusillé de
nombreux Juifs sur place. Rares sont ceux qui se sont enfuis. Tous les
autres ont été embarqués dans les wagons. On racontait que ma mère,
avec ma sœur à ses côtés, s’était retrouvée dans les wagons…
Maman… Ma pauvre Maman martyrisée…
Mon frère Heniek, avec l’accord de ma mère, s’est enfui du ghetto
avec ses amis. Ils sont arrivés dans les bois de Karczewo. D’autres Juifs
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 553

se cachaient là-bas aussi. Ils ont été armés par la résistance polonaise.
Au début du mois d’avril 1943, les Allemands les ont encerclés. Une
bataille a eu lieu. Nombre d’entre eux sont morts. Heniek avec deux
amis a réussi à s’échapper. Ils sont rentrés à Miedzeszyn avec l’intention
de se cacher chez des Polonais qu’ils connaissaient. Ils ont été dénoncés
et remis entre les mains de la police bleu marine, qui a livré les fugitifs
aux Allemands. Les bois de pins de Miedzeszyn chantaient une douce
berceuse aux condamnés quand la salve des carabines a interrompu la
vie des jeunes héros juifs.
J’ai interrompu la vague interminable des souvenirs. Je me suis
réveillé de mes rêveries et de mes méditations. D’autres questions me
venaient aux lèvres. Quand est-ce que les guerres, les incendies, les

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tueries et les meurtres de masse commis au nom du racisme s’arrête-
ront ? Quand enfin les bourreaux hitlériens se réveilleront et cesseront
leurs crimes de masse bestiaux à l’encontre d’une population juive
faible et innocente ? Quand enfin les ruisseaux du sang juif innocent
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versé attendriront les cœurs endurcis des peuples d’Europe ? Quand


enfin entendra-t-on sonner les cloches du monde en signe de protes-
tation ? Et quand enfin viendra le jour de la vérité, le jour de la récom-
pense ?
J’essaie de comparer notre situation à celle des Juifs d’Égypte. Non,
il serait absurde de penser ainsi : nous avons à faire actuellement à une
bande animale et raffinée de hitlériens, qui ne recule devant aucun
moyen. Et nous n’avons pas de sauveur qui, comme Moïse, pourrait
nous faire tous sortir du ghetto pour la Terre promise, la Palestine. Dans
notre siècle, il n’y a pas de miracles auxquels je pourrais croire. Je réflé-
chis et je médite. Je tombe d’un extrême à l’autre. À la table de fête, à
la place des toasts et des cris joyeux se tient un débat sur notre situa-
tion actuelle. En général, on pense qu’il s’agit d’une action d’extermi-
nation des Juifs. Tout le monde se plaint de son sort. Des milliers de
personnes qui étaient installées dans le quartier polonais, chez les
« Aryens », se sont rendues dans le ghetto pour les fêtes. L’ingénieur
Szejnberg est venu chez nous, et nous réfléchissons avec lui à l’oppor-
tunité, encore aujourd’hui, de rejoindre le quartier polonais en passant
par les canaux de canalisation.
Il s’avère que nous sommes encerclés dans un rayon de cent mètres
du ghetto. Le trajet, connu par notre trafiquant, mène à la rue Mlawska,
au coin de la rue Franciszkanska, et c’est là bas que les Ukrainiens
patrouillent. Le docteur Tola est totalement désespérée et affirme qu’elle
est venue dans le ghetto pour sa perte… « Tant pis, puisque le sort en a
décidé ainsi, nous mourrons ensemble. Mais je vous avoue que je n’ai
pas envie de mourir à 28 ans… ».
554 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Les bougies s’éteignaient sur la table, comme pour confirmer ses
dernières paroles. Nous sommes allés nous coucher.
Mardi 20 avril. Aujourd’hui, cette vague infernale de la mort s’est
dirigée vers le ghetto. Chez nous, c’est calme. Tout le monde reste dans
les abris. La situation devient de plus en plus grave. Des grenades
tombent en nombre sur notre atelier. Des fusils et de lourdes
mitrailleuses automatiques tirent dans la cour avec de plus en plus de
précision. Le ghetto est sous le feu des mortiers et de différentes armes
lourdes. La situation est désespérée.
Dans la matinée, des combattants de l’Hachomer Hatzaïr et de
« Furman » (un atelier de tôliers, de serruriers, de métallos et de charre-
tiers créé en juillet 1942) sont entrés de force dans les magasins d’ap-

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provisionnement des brosseurs et au 38 de la rue Swietojerska, dans la
deuxième cour, où ils ont pris toutes les réserves de vivres, constituées
d’une dizaine de sacs de farine, d’une dizaine de sacs de sucre, de
matière grasse, de marmelade et de quelques centaines de kilos de pain.
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J’ai entendu que des membres de l’Organisation juive de combat


prenaient part également au pillage des entrepôts.
À midi, nous avons reçu un appel de W. C. Toebbens qui ordonnait à
toutes les personnes de notre usine de se présenter le lendemain à
10 heures au plus tard à l’Umschlagplatz pour partir dans les « ateliers »
de travail de Trawniki et Poniatowa. Aux dires de Toebbens, Varsovie
devait être Judenrein dès le lendemain midi.
La direction de notre usine a invité W. C. Toebbens et a négocié avec
lui pendant plusieurs heures. Lutek Prywes expliquait à Toebbens
qu’aucun ouvrier juif ne pouvait avoir confiance dans ce genre de dépor-
tation vers d’autres ateliers de travail, sans outils ni machines. Toebbens
a rétorqué à cela qu’il y avait déjà à Poniatowa des usines prêtes, dans
lesquelles on pouvait démarrer le travail. Prywes a montré de son côté
que ceux dont les logements donnaient sur les cages d’escalier de la
façade ne pouvaient pas entrer dans leurs immeubles, préparer leurs
valises avec des vêtements et du linge de lit pour le départ, puisqu’on
tirait et jetait des grenades à travers le mur. Prywes a proposé à Toebbens
un cessez-le-feu de trois heures, afin que les gens puissent préparer leurs
affaires pour le départ. Pour donner son accord, Toebbens devait recevoir,
par ailleurs, des honoraires spéciaux (récompense).
Toebbens s’est rendu à la Befehlstelle d’où il est revenu avec une
réponse négative. Quel nouveau piège des assassins ! Ils voulaient nous
faire sortir par ruse pour aller dans une nouvelle usine mécanisée de
meurtre de masse, mais comme Treblinka est trop bien connue, ils ont
inventé Trawniki et Poniatowa. Cette nouvelle s’est répondue dans toute
l’usine (Werk). Les gens ont décidé de ne pas aller à l’Umschlagplatz.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 555

Chacun préférait s’enfermer vivant dans des abris-tombeaux, plutôt que


de se rendre aux Allemands. La vérité, c’est qu’il ne s’agissait pas seule-
ment du ghetto, mais du reste, 30 000 Juifs selon leurs statistiques,
45 000 en fait.
Aujourd’hui, les assassins sont entrés de force sur le terrain de l’hô-
pital de Czyste, au 6 de la rue Gesia, où ils ont abattus tous les malades
dans leurs lits. Parmi les tués, il y avait un journaliste connu, Michal
Gluski, du mensuel Écho étranger. Cet homme talentueux a trouvé une
mort tragique sur un lit d’hôpital. Les combats continuaient dans le
ghetto. Les bourreaux ont fait entrer des avions dans la bataille. Après
avoir tué les malades, les Allemands ont bombardé le bâtiment de l’hô-
pital. Le bâtiment du Centre d’approvisionnement a également été

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bombardé. Les aviateurs ont tiré sur le ghetto. Les Allemands ont engagé
dans la bataille tous les moyens de combat qu’ils possédaient. Nos
défenseurs tenaient leurs positions. Les Allemands devaient se battre
pour accéder à chaque maison dont les portes étaient barricadées.
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Chaque maison du ghetto était un château fort, une forteresse. Par les
fenêtres des habitations, les combattants juifs brûlaient les Allemands
avec du feu et lançaient des grenades.
Les défenseurs passaient d’une rue à l’autre par les greniers pour
reprendre les endroits menacés. Les Allemands ont commencé à utiliser
des lance-flammes et à mettre le feu aux immeubles du ghetto. La circu-
lation des piétons et des véhicules dans la rue Bonifraterska, dans le
quartier polonais, a été interrompue. Une grande agitation régnait dans
le secteur des brosseurs. Les gens emportaient leurs affaires les plus
indispensables et s’installaient dans les abris. À partir du lendemain,
nous ne pouvions plus rester dans les cours. Nous devions nous
enfermer dans les abris-tombeaux jusqu’à la fin de la guerre… et peut-
être pour toujours…
Le premier et le deuxième jour de l’insurrection, j’ai rencontré dans
mon environnement immédiat, entre le 2 et le 2a de la rue Walowa et le
36-38 rue Swietojerska, un groupe armé de l’Hachomer Hatzaïr dirigé
par la famille Kuzko, les tôliers de la place Grzybowska, et un groupe
des charretiers commandé par Weinberg. Les deux groupes n’étaient pas
liés à l’Organisation juive de combat. J’ai rencontré aussi Heniek Lopata
avec quelques hommes armés.
L’ingénieur Slawek Mirski était le commandant de la cour de l’im-
meuble du 38 rue Swietojerska. Je lui ai demandé de rejoindre un groupe
de combat, mais il m’a répondu qu’il n’y avait pas d’armes et qu’il m’en-
verrait dans un groupe de combat dans quelques jours, lorsqu’il faudrait
relever les combattants à leurs postes. J’ai obtenu la même réponse de
Weinberg.
556 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Le même jour a eu lieu une discussion entre les directeurs juifs des
ateliers des brosseurs et Laus, le directeur allemand. Il a demandé que
tous les habitants des ateliers soient évacués immédiatement vers
Trawniki et Poniatowa. En conséquence, un message recommandant à
tous les Juifs de se cacher et de se diriger dans les abris s’est répandu
dans le secteur des brosseurs. L’ingénieur Slawek Mirski m’a dirigé dans
« l’abri général », qui était préparé pour tous les habitants pauvres du
38 de la rue Swietojerska.
Je me suis rendu dans cet abri à 14 heures. L’ingénieur Mirski a
appelé tous les Juifs qui s’y trouvaient dans les toilettes de la cave et
nous a éclairés franchement sur la situation. Il nous a dit que nous
serions peut-être obligés de passer plusieurs jours, plusieurs semaines,

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voire plusieurs mois, dans cet abri, et qu’il pourrait même devenir notre
tombe commune. Pourtant, quoiqu’il puisse nous arriver, il nous a
appelés à ne pas rester passifs envers l’occupant pour qu’au cours de cette
Aktion, chaque abri devienne un château fort, pour ne plus permettre que
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les enfants soient séparés de leurs mères et les femmes de leurs maris.
« L’Aktion de juillet ne devra plus se reproduire. » Mirski a quitté l’abri au
milieu des lamentations et des pleurs des femmes et, en sortant, il a dissi-
mulé la trappe menant à l’abri et au couloir de la cave – l’accès à la
trappe. Il a posé sur la trappe une machine et a répandu beaucoup de
plumes tout autour. Quand j’ai quitté la cour de l’immeuble pour me
rendre dans l’abri, elle donnait l’impression d’être complètement déserte.
Il ne restait que quelques jeunes gens armés. À travers les murs, on
entendait les bruits de pas des gardes qui marchaient. Des rafales de
mitrailleuses tirées depuis le parc Krasinski touchaient assez souvent les
fenêtres de la façade, et des grenades tombaient dans la cour.
Notre abri se composait de cinq cabinets de caves, placés de chaque
côté d’un couloir central. Celui-ci était fermé par un mur de briques à
l’endroit où commençaient les caves de l’abri, de telle sorte que ce mur
ressemblait à tous les autres murs qui se trouvaient autour. L’entrée de
l’abri était masquée par un chariot – c’est ainsi qu’on l’appelait. C’était
un morceau de mur construit en béton et en fer, sur la face duquel on
avait mis des briques. Ce mur était monté sur des rouleaux placés sur
des rails de deux mètres de long. Une fois tout le monde à l’intérieur, le
« chariot » était tiré et masquait une ouverture de 170 cm de long sur
80 cm de large dans le sol de la cave. De l’intérieur, le « chariot » était
fermé par de grandes barres. Les fenêtres de la cave étaient dissimulées
par des tas de déchets de grande taille, qui n’étaient intentionnellement
pas enlevés. L’un des cabinets de la cave devait servir d’entrepôt d’ap-
provisionnement, mais était malheureusement vide. Dans le deuxième se
trouvaient de modestes couchettes, fixées au mur sur trois côtés. Elles
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 557

étaient occupés par les chanceux qui étaient arrivés les premiers. Leurs
biens se trouvaient dessous. La troisième toilette avait une cuisine
spéciale équipée d’eau, de lumière et de gaz. Là aussi, les lits étaient
placés contre le mur. La quatrième toilette de cave était destinée à l’iso-
lement des malades et des vieillards. Dans la cinquième, il y avait un
puits d’eau de six mètres de profondeur, et des toilettes séparées, ainsi
que des lits contre les murs.
Dans cet abri destiné à 80 personnes, se trouvaient, le 20 avril,
120 personnes. En discutant avec les gens, je me suis rendu compte que
la grande majorité de ceux qui s’y cachaient n’avaient pas suffisamment
d’argent pour participer à la construction des abris familiaux ou qu’ils
s’étaient retrouvés par hasard dans le quartier des brosseurs. Tous les

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autres Juifs qui habitaient le secteur des brosseurs s’étaient cachés dans
des endroits préparés à l’avance.
Dans notre abri, Klojnski et Lizawer possédaient une arme. De sa
propre initiative, Klojnski a pris la direction de l’abri. Sa première déci-
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sion a été que toutes les réserves de nourriture soient placées dans un
dépôt commun, parce que le premier jour, chacun de ceux qui se
cachaient puisait dans ses propres provisions. Dans notre abri, il y avait
un rabbin qui ne voulait rien manger d’autre que quelques carrés de sucre
provenant de la nourriture préparée pour la fête de Pessah. C’était le
deuxième jour de la fête. Le rabbin, un homme âgé, restait assis et priait
de tout son cœur à la lumière vacillante d’une petite lampe électrique.
Dans la soirée, nous avons entendu comme le bruit de pas au dessus
de notre cage d’escalier et des bruits sourds qui ressemblaient aux sons
d’une Aktion habituelle de recherche des Juifs dans notre cour. Après
une dizaine d’heures passées dans l’abri, il s’est avéré qu’on manquait
d’air pour respirer. Les allumettes ne voulaient pas s’allumer.
Le lendemain matin, le 21 avril, notre situation a encore empiré. Les
enfants pleuraient terriblement et les mères, qui craignaient que ces
pleurs ne s’entendent de l’extérieur et n’attirent les Allemands, envelop-
paient les enfants dans des coussins pour étouffer leurs sanglots. Dans la
matinée, des femmes ont commencé à s’évanouir. Aux alentours du midi,
les lumières de l’abri se sont éteintes. Dans le noir, l’inquiétude croissait
de minute en minute. Les femmes ont commencé à crier : « Ouvrez ! Nous
voulons sortir. Nous ne voulons pas étouffer ! ». Les jeunes ont commencé
à percer des trous dans la cheminée avec des leviers pour faire entrer l’air,
mais les flammes ont envahi l’intérieur et on a rebouché le trou. Les
femmes s’évanouissaient et les enfants criaient. Les jeunes distribuaient de
l’eau, pour réveiller les gens. Quand la situation s’est détériorée, nous
avons décidé malgré tout de quitter l’abri. Mais quelle ne fut pas notre
épouvante quand, après avoir retiré le « chariot », nous n’avons pu ouvrir
558 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
la trappe. Sans rien dire de notre découverte, nous avons décidé de
creuser un trou dans le mur qui séparait notre abri des autres parties de
la cave. Ce travail était très pénible, car les hommes s’évanouissaient tout
le temps. Nous travaillions dans le noir complet, car à cause du manque
d’oxygène, les allumettes ne s’allumaient pas.
Après une heure et demie de travail environ, une ouverture de
18 pouces a été percée dans le mur. Un jeune garçon, Szyja Szyjer, a
sauté le premier. Il nous a crié de ne pas sortir par là parce que de l’autre
côté, la cage d’escalier menant au 38 rue Swietojerska par une deuxième
cour était en flammes.
Des nuages de fumée sont entrés dans l’abri, et pratiquement tout le
monde s’est évanoui. Les seuls qui soient restés conscients marchaient

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dans l’abri et arrosaient ceux qui étaient évanouis avec de l’eau. Nous
avons bouché l’ouverture avec des couettes, et nous avons commencé à
creuser sous les fondations des caves de l’immeuble. Mais ce chemin
nous a déçus aussi, car les caves environnantes étaient pleines d’oxyde
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de carbone. Après quelques heures de travail, alors que la situation


semblait désespérée, nous avons décidé de défoncer la soupape qui
menait au « chariot ». Mais là encore, une vague de fumée nous a
submergés. La cage d’escalier était en feu. L’ordre a été donné de
mouiller les vêtements, de se couvrir le visage et les mains avec des
torchons mouillés et de traverser le feu de cette façon, pour échapper à
la mort dans les flammes qui pourraient atteindre notre abri. Certains
ont perdu la tête et ont sauté pieds nus. Des femmes n’ont pas eu le
temps d’envelopper leurs cheveux, et ont pris feu en sortant de l’abri
dans le couloir. C’est seulement grâce à la clarté d’esprit des jeunes que
l’on a réussi à faire sortir tous les gens du couloir en feu vers la cour.
Tous les immeubles alentour étaient en flammes. Instinctivement, nous
nous sommes jetés vers le portail de l’immeuble du 38 rue Swietojerska,
qui menait dans la rue en direction du mur qui séparait le terrain des
brosseurs du quartier polonais. On a entendu tirer derrière le mur, et des
Ukrainiens qui montaient la garde ont jeté quelques grenades. Certains
ont été blessés. Nous nous sommes réfugiés à nouveau dans la cour de
l’immeuble du 38 rue Swietojerska. En passant par les caves dans
lesquelles des ouvertures avaient été percées, et tout en tentant
d’échapper à l’incendie, nous sommes arrivés au 36 rue Swietojerska. La
façade de cet immeuble avait été détruite pendant la campagne militaire
de 1939. Là encore, des tirs en provenance du jardin de Krasinski nous
ont forcés à quitter les gravats. Nous nous sommes précipités vers les
caves et nous sommes cachés dans les caves de l’« officine19 » de gauche,
19. En polonais, le terme oficyna désigne un bâtiment ou la partie d’un immeuble construit dans
une cour, sans accès direct à la rue.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 559

inondées par l’eau qui s’échappait des conduites cassées. Là, nous avons
rencontré des rescapés de l’incendie de l’abri de Mietek Rozenberg, qui
était probablement un Juif vendu à la Gestapo. Leur abri avait brûlé
totalement, et le tunnel de 18 mètres qui le reliait au jardin des Krasinski
n’avait pas pu être utilisé à cause des mitrailleuses en position dans l’im-
meuble dans lequel débouchait le tunnel. Dans les caves, nous avons
aussi trouvé un groupe de combat de l’Hachomer Hatzaïr.
Les gens pataugeaient dans l’eau et, par en haut, les voûtes brûlantes
des caves dégageaient une ardente chaleur, car le bâtiment où nous nous
abritions était en feu. Autour de nous, on voyait un océan de flammes
et d’épais tourbillons de fumée. Le craquement des immeubles qui
brûlaient se mêlait aux cris des blessés et aux pleurs des femmes.

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Peu de temps après que nous nous fûmes cachés dans les caves, des
Ukrainiens et des gendarmes allemands sont arrivés dans la cour. Les
combattants de l’Hachomer Hatzaïr les ont accueillis avec une pluie de
balles. Les Allemands ont reculé après avoir jeté quelques grenades.
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Dans les caves, des tourbillons de poussières se sont soulevés. L’une des
grenades a explosé près de la famille Braun, qui se cachait là. L’épouse
de Braun a remarqué un éclair de feu, a été assourdie par la détonation
avec sa fille, et a été ensevelie sous des tourbillons de sable. Son mari,
malade du cœur, a eu une attaque et est mort. Quelques jours plus tard,
à la demande de sa femme, nous avons enterré son corps dans la cave.
Après l’arrivée des Allemands, une grande partie des gens se sont
retirés par les caves vers le 4 de la rue Walowa. Là-bas, comme nous
l’avons appris plus tard, le groupe de combat de Szymon Melon se
défendait. Au 2a de la rue Walowa, les charretiers menaient le combat
et repoussaient les attaques des Ukrainiens qui essayaient d’entrer dans
la cour. Les gens dans les caves étaient parfois pris de crises d’hystérie
à la perspective de mourir dans les flammes ou sous les gravats des
immeubles qui s’effondraient. À plusieurs reprises, certains ont coura-
geusement essayé d’aller jusqu’au mur. Ils ont réussi à ne pas mourir
brûlés vifs, parce qu’ils ont été tués par des balles ou des grenades alle-
mandes près du mur.
Les gens qui se trouvaient dans les caves changeaient subitement.
Certains avaient un regard fou, d’autres les yeux exorbités. Les
femmes serraient leurs enfants contre elles en s’arrachant les cheveux.
Les hommes tournaient en rond en attendant la tombée de la nuit. Le
soir Szymek Kac des brosseurs, Heniek Zemsz de l’Hachomer Hatzaïr,
et Fugman du groupe de Drykier sont arrivés au 36 rue Swietojerska.
Plusieurs combattants de l’Hachomer Hatzaïr et des charretiers se sont
occupés des rescapés de l’incendie, dont les abris avaient brûlé et qui
avaient fui le feu dans les caves. Les rescapés ont été répartis entre les
560 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
abris épargnés. De ce moment, le feu déchaîné a été le seul à se battre
encore dans le secteur des brosseurs.
Je me suis retrouvé dans l’abri de Szymek Kac, au 36 rue
Swietojerska, dans les caves de l’immeuble en façade qui s’était effondré
pendant les opérations de 1939. Dans l’abri de Szymek, j’ai rencontré
Festinger avec un groupe de vingt personnes échappées de l’abri en
flammes du 38 rue Swietojerska, qui avaient pris la fuite en direction de
la rue Walowa pour accéder au « terrain sauvage ». Une importante
garde allemande les avait forcés à faire demi-tour, blessant certains
d’entre eux et en tuant d’autres. Le reste du groupe s’était refugié dans
les toilettes publiques du 2 rue Walowa. Les Ukrainiens qui les poursui-
vaient étaient arrivés dans la cour et avaient commencé à lancer des

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grenades dans les cages d’escalier et les toilettes dans lesquelles les gens
s’étaient réfugiés. Certains membres du groupe possédaient une arme et
ont pris position derrière les murs éventrés des toilettes pour tirer sur les
Ukrainiens. De cette façon, ces derniers ont été obligés de reculer et ne
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sont plus revenus dans la cour jusqu’au soir.


Mietek Lizawer (de l’abri du 38 rue Swietojerska) a raconté que sa
famille était dissimulée dans une cachette à l’étage. Il les avait bien
masqués de l’extérieur, et lui-même s’était rendu dans l’abri. Quand il en
est sorti, en voyant les flammes déchaînées, il a tout de suite pris
conscience que sa famille était enfermée à l’étage. La cage d’escalier
avait brûlé, et personne dans la cachette ne répondait à ses appels.
Le grondement des tirs, le craquement des immeubles en flammes, le
fracas des cadres de fenêtres ou des morceaux de toits qui s’effondraient,
et la chaleur infernale de l’énorme incendie l’avaient forcé à fuir. Quand
il s’était retrouvé dans la cave, il était proche de la folie, car il s’était
rendu compte du sort probable de sa famille. Le soir, il a appris que
celle-ci avait pris conscience de l’incendie lorsque les flammes avaient
commencé à entrer à l’intérieur de la cachette. Ils n’avaient pas une
minute à perdre. Ils étaient sortis dans le couloir qui, lui aussi, était aussi
en feu. Le frère de Lizawer avait sauté du premier étage, et ses parents
avaient descendu quelques marches et étaient tombés dans le vide car
les escaliers avaient déjà brûlés. Ils avaient atterri dans la cave, où ils
seraient certainement morts étouffés si, par hasard, il n’y avait eu tout
près une petite fenêtre par laquelle l’air passait et des canalisations
cassées d’où s’échappait une eau qui les sauvait du feu. Blessés, ils
s’étaient rendus au 36 rue Swietojerska où ils avaient retrouvé leur fils.
Les parents ont été dirigés dans un abri où ils se sont cachés avec
Mietek. En revanche, son frère est probablement mal tombé et il ne
pouvait pas bouger. D’après certains, il aurait été tué par des Ukrainiens
et son corps aurait été brûlé dans l’incendie.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 561

Dans le bunker de Szymek Kac, on parlait d’une mine qui avait été
placée par les membres de l’Organisation juive de combat près du portail
d’entrée de l’atelier des brosseurs et qui avait explosé, en blessant et en
tuant une division de SS qui pénétrait dans le secteur des brosseurs pour
y mener une Aktion.
Dans l’abri, personne n’arrivait à se remettre de la tragique réalité qui
nous entourait depuis que le feu s’était répandu dans tout le secteur des
brosseurs. Personne ne croyait que la bestialité des Allemands attein-
drait un tel degré, qu’ils mettraient le feu au quartier juif en plein cœur
de Varsovie pour en consumer dans les flammes ses habitants. La réalité
était trop terrible pour que l’on puisse y croire. Les enfants, en appre-
nant que tout brûlait, demandaient naïvement à leurs parents : « Où

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habiterons-nous maintenant ? ». Dans leur esprit, l’abri était un endroit
où on se cachait dans la journée, quand les Allemands venaient cher-
cher leurs parents, et la nuit, on rentrait à la maison.
Dans l’abri, beaucoup de gens avaient des papiers « aryens ». Il y en
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avait d’autres aussi qui avaient déjà un appartement prêt dans le quar-
tier polonais. Même Szymek Kac avait un appartement prêt à Otwock,
où son frère avait signé la Volkslist et obtenu un emploi dans les
chemins de fer. Tous ces gens faisaient des efforts désespérés pour
entrer en contact avec le quartier polonais, pour que quelqu’un de
l’extérieur leur vienne en aide (ils avaient de l’argent et des bijoux),
mais toute liaison était rompue. Dans l’abri de Szymek Kac, il y avait
une ligne téléphonique secrète et un appareil avec lequel on pouvait
entrer en contact avec le quartier polonais, mais aucun habitant de
l’abri n’acceptait qu’on le fasse, de peur que cela ne conduise sur les
traces de l’abri.
Nous avons alors trouvé un autre moyen. Nous avons décidé de
creuser un tunnel de 18 mètres, qui mènerait dans le jardin des
Krasinski, avec l’intention de passer dans le quartier polonais en se
servant des armes en notre possession dans l’abri.
Mais cette fois encore, le sort ne nous a pas été bienveillant. La terre
était très poudreuse, et nous n’avions pas de matériaux pour renforcer
les murs des tranchées. Quand on arrivait à un résultat provisoire, tout
tombait sous la pression du sable qui s’écroulait. Lorsqu’un nouveau
tronçon de tunnel s’effondrait, un terrier énorme se créait et des dizaines
de mètres cubes de sable, qu’il fallait emporter à l’extérieur, s’accumu-
laient dans le fond du tunnel.
Nous enlevions le sable en faisant la chaîne, mais c’était très long. À
cause de l’étroitesse de l’abri, les gens occupaient chaque bout d’espace
libre, et une grande partie des rescapés de l’incendie, pour qui il n’y
avait pas suffisamment de place dans l’abri, se trouvait dans le tunnel.
562 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Il s’y trouvait ainsi environ 60 personnes. Dans la journée, le sable retiré
du tunnel était mis dans les coins, pour être sorti pendant la nuit et
caché sous les tas de briques. Nous sommes finalement arrivés à un
tronçon du tunnel où le sable s’écroulait tout le temps, et nous avons dû
interrompre le travail, perdant ainsi notre unique espoir de salut.
Dans le bunker, il y avait une radio qui ne donnait malheureusement
jamais de nouvelles réconfortantes. Une grande quantité de provisions,
plus de 4 tonnes, avait été accumulée dans l’abri : de la farine, des hari-
cots, du sucre, de la matière grasse, des biscottes et bien d’autres choses.
Les vivres étaient conservés dans des plats métalliques spéciaux qui
fermaient hermétiquement, afin de pouvoir les garder longtemps. L’air
dans l’abri était meilleur aussi, car on avait installé des ventilateurs.

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L’abri était prévu pour 60 à 70 personnes. Quand toute idée de sortir
pour rejoindre le quartier polonais est devenue vaine, les propriétaires
de l’abri ont décidé de trouver un autre endroit pour les rescapés de l’in-
cendie qu’ils avaient accueillis chez eux. Une fois le feu éteint, il s’est
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avéré que l’abri pour les pauvres, au 38 rue Swietojerska, avait survécu.
Le samedi 24 avril, on a pris tous les jeunes garçons, on leur a
distribué des outils de travail et on leur a attribué deux maçons, les
frères Blumsztajn. Cette équipe a reçu pour mission de se rendre dans
l’abri du 38 rue Swietojerska, de l’élargir et de l’adapter pour le plus
grand nombre possible de rescapés des incendies. Nous avons relié à
l’abri encore trois cabinets de caves supplémentaires, en masquant les
accès avec des tas de gravats. On a détaché les cages d’escalier d’à côté
qui n’avaient pas complètement brûlé. Volontairement, nous avons
creusé des trous dans les plafonds des caves avoisinantes de notre abri,
pour faire croire aux Allemands que nos caves étaient vides. Tous les
anciens habitants qui avaient survécu et de nouvelles personnes ont
commencé à arriver dans l’abri. Un rabbin est revenu aussi. Il a raconté
que pendant la journée, il se cachait dans les poubelles, et la nuit dans
l’abri. Les Juifs des abris environnants le nourrissaient avec du pain
azyme. La famille de l’ingénieur Lew, qui se trouvait auparavant dans
l’abri du 2 rue Walowa, est également arrivée chez nous. Ils étaient
partis de là-bas au moment où la voûte s’était écroulée et que les
flammes avaient envahi l’intérieur. L’abri avait une seule issue, près de
laquelle les gens fous de terreur s’étaient lancés dans une lutte tragique
pour sortir en priorité. Cela avait encore aggravé le drame, et le feu
avait très vite envahi l’abri en arrivant aux matériaux inflammables,
comme les lits en bois, les vêtements et le pétrole. C’était un combat
dramatique entre le feu qui se propageait rapidement et plusieurs
dizaines de personnes qui se battaient pour arriver à la cage d’escalier.
Une dizaine est parvenue à s’échapper, mais ensuite le plafond de la
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 563

cave s’est écroulé en bloquant l’unique sortie de l’abri. Les gens qui se
trouvaient à l’intérieur sont morts dans de terribles souffrances.
Ont été amenés dans notre abri : l’ingénieur Tajst, intoxiqué à
l’oxyde de carbone, un jeune garçon brûlé du nom de Moniek, une
vieille dame, madame Jakubowska, et la fille de l’ingénieur Lew qui était
brûlée. On a créé un espace isolé pour les malades. Le soir, Mundek, le
beau-frère de Weinberg, le chef des charretiers, est arrivé de l’abri des
charretiers et nous a raconté la terrible tragédie qui avait eu lieu dans
leur bunker. Dans la nuit du 21 au 22 avril, la femme de Weinberg avait
accouché d’un enfant. L’abri se trouvait dans le « terrain sauvage », au
4 rue Nalewka, sur le trajet des Allemands. Ses voisins ont eu peur que
les pleurs de l’enfant ne fasse découvrir leur trace aux Allemands et ont

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décidé, avec un médecin qui se trouvait parmi eux, d’empoisonner le
bébé. La mère a été prise d’une attaque d’hystérie, et les gens ont été
obligés de l’isoler, de l’attacher et de la bâillonner pour qu’elle ne crie
pas. Mundek a dit que le « terrain sauvage » n’avait pas été brûlé.
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Notre abri comptait plus de cent personnes. Une chaleur énorme


descendait des voûtes. Les hommes et les femmes ne portaient que des
sous-vêtements. Les petits enfants étaient complètement déshabillés.
Tout le monde transpirait beaucoup. Le docteur Krukowki a annoncé que
pour préserver son état de santé, chaque habitant de l’abri devait
consommer quotidiennement 20 grammes de sel.
À ce moment-là, les Allemands ont commencé à utiliser de petits
canons qui tiraient jour et nuit en direction du secteur des brosseurs.
Conscients du fait que nous serions obligés de rester un certain temps
dans l’abri, nous avons commencé à nous aménager les meilleures condi-
tions de vie possible. Nous n’avons pas renoncé à l’éclairage, même si
l’alimentation électrique avait été rompue pendant l’incendie. Au 36 de la
rue Swietojerska, côté façade, il y avait dans les caves, sous les tas de
gravats, un transformateur en marche, auquel nous nous sommes
raccordés par un câble provisoire que nous avons fait passer jusqu’à l’abri
à travers les caves. C’était un gros travail, parce qu’il fallait cacher le câble
pour que les Allemands ne sachent pas d’où il venait et où il menait. Notre
abri était aussi menacé d’inondation par l’eau qui s’échappait des tuyaux
cassés dans toutes les caves environnantes. La nuit, l’équipe d’Heniek
Zemsz a fabriqué une clé spéciale et a fermé partiellement une canalisa-
tion principale dans la rue pour faire baisser la pression. Les tuyaux d’où
arrivait l’eau qui inondait notre abri ont été dirigés dans une autre direc-
tion. On ne pouvait pas complètement fermer l’arrivée d’eau.
Dans les caves en façade au 38 rue Swietojerska, se trouvait une
grande quantité de pommes de terre, qui appartenaient aux entrepôts
d’approvisionnement des brosseurs. Pendant la nuit, nous avons trans-
564 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
porté ces pommes de terre dans notre abri, nous assurant ainsi de la
nourriture pour une longue période. La nuit, nous sortions de l’abri et
nous nous rendions sur le terrain pour entrer en contact avec d’autres
abris. Au 34 de la rue Swietojerska se trouvait l’abri de Wajsbrot, mais
on ne laissait entrer aucun étranger.
Le dimanche 25 avril, les cadavres des premières victimes juives de
notre atelier gisaient dans les rues, dans la cour et dans les caves. Dans
la cave de l’immeuble du 2 rue Walowa, Hoch, un Juif allemand qui
avait une cachette au 4e étage, était étendu par terre. Il avait
commencé à étouffer à cause de l’oxyde de carbone. Quand les
premières flammes ont atteint sa cachette, il n’y avait plus de cage
d’escalier. Il avait sauté du 4e étage. Ses bras étaient cassés, sa colonne

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vertébrale brisée, et du sang séchait sur son visage. La veille, il était
encore conscient et il avait rampé tout seul dans la cave, mais ce jour-
là, il restait par terre et il agonisait. Dans la cour du numéro 4 de la
rue Walowa étaient étendus les cadavres d’une mère avec ses deux
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enfants. Ils avaient les cheveux brûlés, les visages défigurés et


plusieurs balles dans le corps.
Des gens qui étaient en vie la veille encore avaient été massacrés par
les Allemands. Dans la cave du 38, rue Swietojerska, les corps de
personnes intoxiquées par l’oxyde de carbone gisaient au sol : l’ingé-
nieur Tajst, Szyjka Szyper et deux autres que je ne connaissais pas.
Szymek Kac avait vu dans un appartement incendié le corps carbonisé
de Szor et un coffre-fort fermé, un peu noirci…
Szor…
La place Grzybowski était connue à Varsovie comme un centre de
commerce pour les produits en métal. C’est là que les grandes familles
juives avaient leurs grands entrepôts commerciaux.
De célèbres familles de commerçants régnaient sur la place
Grzybowski : les Gepner, les Blas, les Prywes, les Cukierman, les Blaufus,
les Tomkiewicz et plusieurs autres. Tous les rois ont leurs valets. S. Szor,
un Juif ordinaire, était l’un des valets des rois du commerce et de l’in-
dustrie. Il ne se distinguait ni par son éducation, ni par son intelligence,
son courage ou sa richesse. Il faisait partie des gens fades. Szor n’avait
rien de particulier qui le destine à rester dans l’histoire de la place
Grzybowski. Et pourtant…
Juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il
s’était marié avec une bourgeoise. En dot, il avait reçu un petit local au
14 place Grzybowski. C’était un magasin de vis, d’écrous, de tôles et de
rivets. Il garnissait ses rayons avec des boîtes vides, des marchandises
abîmées pour lesquelles il n’y avait pas de demande et avec de petites
quantités de produits obtenus à crédit.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 565

Quand la guerre avait éclaté, en septembre 1939, sa femme avait


accouché d’un fils. La famille de Szor était restée à Varsovie.
En novembre 1940, les représentants de l’intendance allemande étaient
venus faire des achats place Grzybowski. Les commerçants sérieux avaient
claqué en urgence les portes de leurs magasins et s’étaient cachés où ils
avaient pu, par peur des « criquets noirs » allemands. Szor était le seul à
ne pas s’être enfui. Il était resté dans son magasin. Les clients allemands
étaient entrés dans ce magasin, le seul ouvert, et avaient commandé à
Szor une dizaine de camions de vis et d’articles métalliques, en payant un
acompte en espèces. Le valet avait réussi un bon « coup » et avait émergé.
Les rois ont commencé à rendre service à leur valet. Szor a honoré la
commande. La transaction « de la main à la main » avait réussi et avait

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dépassé toutes ses attentes. Il était « fait ».
Mais en 1940, juste avant la fermeture du ghetto, les mêmes
Allemands étaient revenus dans le magasin de Szor. Ils avaient ordonné
de charger sur des camions toute la marchandise qui se trouvait dans le
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magasin. Avant le départ, ils avaient laissé dans le magasin… un ordre


de réquisition. Le même jour, ils avaient réquisitionné les marchandises
de plusieurs autres magasins.
L’histoire de Szor se serait terminée de cette façon s’il n’y avait pas
eu un nouveau hasard.
Après la fermeture du ghetto, un Polonais nommé Hipolit Kasinski
a ouvert un bureau de commerce, dans la rue Grzybowska. Sa mission
consistait à acheter des marchandises dans le ghetto et à les livrer à
l’intendance allemande. Les Juifs ne voulaient pas être en contact avec
un Polonais qui travaillait pour les Allemands. Kasinski a donc
couronné Szor comme livreur principal. Szor a refait surface. La
société de Kasinski achetait tout : des produits semi-transformés, des
moules, des articles métalliques de détail, des articles électriques, de
l’équipement pour les bureaux et les ateliers, des produits textiles, en
bois, etc.
Szor se démenait, achetait, commandait, nouait des contacts,
vendait la marchandise et gagnait de l’argent. Les marchands connus
couraient après lui. Ils proposaient de la marchandise à crédit. Ils s’ap-
puyaient sur leurs relations récentes, demandaient grâce. Le valet
achetait les articles, acquérait une notoriété dans le ghetto, gagnait
richesse et « célébrité ». Il avait ouvert un bureau, et l’avait meublé
avec splendeur et élégance. Il employait de belles jeunes filles, et l’en-
trée du bureau du « patron » était surveillée par un gardien. Le télé-
phone sonnait sans arrêt, de jour comme de nuit. Des centaines de
familles avaient trouvé un emploi dans la production pour l’entreprise
de Kasinski, des centaines de familles devenues dépendantes de l’hu-
566 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
meur du « patron ». Désorientés, les rois du commerce et de l’industrie
rendaient hommage au roi fraîchement couronné.
Le « chef » répartissait les commandes d’une main généreuse,
marchandait les prix des articles et versait un acompte. Szor manipulait
des dizaines de millions de zlotys, et en gagnait des centaines de
milliers. La rue estimait le « chef » en millions.
On racontait dans la rue qu’il mettait sa fortune fraîchement acquise
en sécurité. Il plaçait l’argent dans des affaires sûres et rentables,
donnant l’illusion d’une richesse durable, et finançait des affaires satis-
faisantes dans l’immédiat. Il achetait des dollars, des diamants, les
maisons de propriétaires en faillite engagés dans des affaires qu’ils ne
pouvaient annuler. Ce type de transactions comportait un certain risque,

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mais Szor était courageux. Il prenait des risques. Il achetait des
immeubles de quatre ou cinq étages à Varsovie, qu’il payait l’équivalent
de quelques centaines de boules de pain.
Ces transactions avaient pour objectif de garantir son avenir, et pour
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l’heure… Szor aimait les femmes. Cela avait commencé par des flirts avec
des secrétaires. Il venait en aide à celles qui se montraient « favorables »
en leur distribuant des gratifications financières. Les cadeaux, les déjeu-
ners somptueux chez Schultz, les « réunions » qui se prolongeaient, les
soirées intimes, constituaient les étapes suivantes. La rumeur que Szor ne
rentrait pas chez lui la nuit a fait le tour du ghetto. Sa femme savait qu’il
était occupé, que ses affaires le retenaient en ville, et qu’à cause de cela
il ne rentrait pas à la maison avant le couvre-feu. Peut-être devinait-elle
la vérité, mais le diagnostic qu’elle portait sur son mari laissait un espoir
de guérison. Elle ne fermait pas la porte derrière elle.
Les adulateurs du veau d’or croient que l’argent donne à l’homme de
l’assurance, du courage, qu’il permet aux riches de franchir les obstacles
et d’atteindre les sommets avec une échelle dorée.
Szor montait, marche après marche. Peu importait que le chemin soit
devenu sinueux et pentu, et laisse découvrir de profonds ravins à
l’homme qui le gravissait.
L’entreprise de Kasinski livrait à l’intendance jusqu’à 120 wagons de
marchandises par mois. La quantité et la qualité des marchandises
n’étaient pas contrôlées. Le front de l’est avait besoin et absorbait conti-
nuellement de nouvelles divisions allemandes, ce qui provoquait des
changements permanents au sein de l’intendance. Kasinski et Szor
avaient trouvé un nouveau moyen de s’enrichir. Le système était simple :
il consistait à se servir de ses relations à la direction de l’intendance.
Pour commencer, ils émettaient des factures pour des marchandises plus
chères que celles qu’ils livraient. Ils changeaient la classification des
produits et les différences atteignaient des centaines de pourcents.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 567

L’étape suivante consistait à ajouter des zéros à la quantité des marchan-


dises envoyées sur les factures destinées à l’intendance. Les zéros trans-
formaient les milliers en dizaines ou en centaines de milliers. Quand ce
type de transaction passait aussi, le joueur avait fait un pas énorme. Il
avait envoyé à l’intendance des factures pour une marchandise qui
n’avait jamais quitté le ghetto. L’argent arrivait en un flot continu. Szor
ramassait des sommes impressionnantes. Le risque était énorme, mais
l’envie de gagner de l’argent plus grande encore.
Le danger lié au risque paralysait l’action, parce qu’il faisait naître la
vision de souffrances et de tortures conduisant à la liquidation physique.
Cependant, la tentation attirait avec une force magnétique et les pers-
pectives étaient tangibles. L’argent procurait à Szor tous les plaisirs de la

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vie. En lui cédant, il avait gagné célébrité, fortune et respect. Il était
entouré de femmes envers qui il faisait preuve de générosité, tout en
passant à leurs yeux pour un gentleman. Il ne se souvenait plus de son
fils, il avait oublié sa femme. Il répondait aux remarques de sa famille en
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disant qu’il ne comprenait pas pourquoi ils lui adressaient des reproches
injustifiés. « Ma femme et mon enfant bénéficient de la sécurité maté-
rielle, et ils ont tout ce dont ils ont besoin », avait-il l’habitude de dire.
L’Aktion de juillet 1942 avait surpris Szor en compagnie d’une jeune
fille de 18 ans, une célèbre beauté du ghetto. Sa femme et son petit
garçon avaient été arrêtés dans leur cachette et emmenés à
l’Umschlagplatz. L’argent, les contacts et les connaissances n’avaient
rien pu changer… Ils étaient partis …
Szor et sa compagne s’étaient retrouvés dans l’atelier des brosseurs.
Pendant l’hiver 1943, il avait été arrêté par l’Organisation juive de
combat parce qu’il ne voulait pas verser de contribution pour les armes
à la caisse de l’organisation.
Au cours de l’Aktion de janvier 1943, l’élue de son cœur a été
emmenée à l’Umschlagplatz. Szor était resté avec son argent. On lui
avait proposé un refuge dans le quartier polonais, contre une forte
somme d’argent. Les Machers20 voulaient le faire passer au « paradis »,
mais Szor considérait le ghetto comme son paradis et il avait très peur
du quartier polonais. Il était resté.
Il avait construit une cachette dans sa maison. Pendant l’insurrec-
tion, il s’était caché dans cet abri avec son coffre fort, et était resté là-
bas pour toujours…
Le lundi 26 avril, les Allemands avaient emmené un groupe de
plusieurs centaines de « brosseurs » dont les abris avaient brûlé et qui se
cachaient dans des caves inondées de la rue Franciszkanska. On racon-

20. Ce terme yiddish signifie trafiquant.


568 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
tait que certains d’entre eux résistaient et tiraient pour se défendre.
D’autres en revanche considéraient qu’il valait mieux suivre les
Allemands et être envoyé à Trawniki ou Poniatowa plutôt que de mourir
de faim dans des caves pleines de boue. Il me semble que c’était le
premier grand groupe à être emmené du secteur des brosseurs.
Nous avons entendu parler du combat qui s’est déroulé au 28 de la
rue Swietojerska. Nous sommes venus dans cette cour pour établir des
contacts avec les « trafiquants » qui s’y cachaient, en pensant qu’ils
avaient les cartes des canaux ou qu’ils connaissaient les chemins qui
menaient au quartier « aryen » en passant par les canaux. Dans la cour,
nous avons remarqué une dizaine de cadavres de jeunes gens. On racon-
tait alentour qu’ils avaient essayé de résister et qu’ils étaient morts

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pendant le combat. Parmi les cadavres, j’ai reconnu Jozek Skowronek,
qui était dans notre abri le premier jour de l’insurrection. J’ai remarqué
également qu’au croisement des rues Nalewki et Swietojerska, les gardes
avaient installé des projecteurs qui éclairaient la rue Nalewki.
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Un incident imprévu, qui dans nos conditions est devenu terrible,


s’est produit dans notre abri. L’ingénieur Tajst est mort de fatigue et
d’intoxication à l’oxyde de carbone. Son cadavre est resté toute la
journée avec les vivants dans la salle d’isolement, et la nuit venue, nous
nous sommes rendus compte qu’il était impossible de le faire sortir par
l’ouverture de l’abri. Comme je l’ai souligné, cet abri n’avait qu’une
seule entrée, une ouverture d’un mètre cinquante de profondeur, dissi-
mulée par une soupape qui menait à un petit tunnel long de trois
mètres sur 70 à 80 centimètres de large et lié au « chariot ». La compli-
cation de cet accès le rendait très délicat à franchir aux gens en bonne
santé qui pénétraient dans l’abri. Il était extrêmement difficile de faire
passer des bagages par ce trou, et encore plus compliqué de faire sortir
un cadavre. Après plusieurs essais infructueux, les médecins ont
annoncé qu’il fallait lui découper les jambes, mais cela, dans les condi-
tions qui étaient les nôtres, s’est avéré également irréalisable. La nuit
était très courte. Nous n’étions maîtres de notre sort que jusqu’à
5 heures du matin, heure à laquelle il fallait à nouveau reprendre une
vie de grotte. Le cadavre est resté avec nous un jour de plus, avec des
conséquences fatales : à cause du manque d’air, il dégageait une odeur
qui se répandait dans tout l’abri et faisait s’évanouir les femmes et les
enfants. Pendant le conseil du jour, nous avons décidé de casser un
bout de mur que nous avions construit comme abri pour faire sortir le
corps. Le cortège funéraire se composait de quatre personnes, le rabbin
en tête. À la lumière vacillante d’une bougie, ils ont transporté le corps
dans la cave d’un autre bâtiment et l’ont enterré là-bas. Le rabbin a
prononcé le kaddish, la prière des morts, sur sa tombe, puis il a dit :
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 569

« Ce Juif a reçu du ciel la grâce de mourir de mort naturelle et d’avoir


un enterrement conforme aux règles du judaïsme. »
Le travail de fossoyeur n’était pas terminé cette nuit-là. Dans la cave
où l’on avait enterré l’ingénieur Tajst se trouvaient les corps en décom-
position de Szyjak Szyjer et d’un autre homme. Nous les avons inhumés
dans les caves du bâtiment de gauche de la cour du 38, rue
Swietojerska. À l’époque, il se trouvait beaucoup de corps dans les
cours, sous les porches et dans les rues. On n’y touchait pas pour une
raison pratique : il était important que les Allemands qui conduisaient
l’action ne remarquent aucun changement extérieur.
À partir du 27 avril, on a décidé dans notre abri que l’un des jeunes
irait tous les jours dans les ruines des immeubles incendiés pour

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observer le secteur et le quartier polonais, ainsi que le système d’action
mis en place par les Allemands. Le soir, le premier observateur est
revenu et a raconté qu’il n’avait rien remarqué qui soit digne d’être noté
ce jour-là. Il était seulement inquiétant que, dans la cour de l’une des
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officines, une femme soit restée toute la journée debout, en regardant


fixement la cage d’escalier avec des yeux vides. Au crépuscule, cette
femme revenait dans la cour et se couchait dans un chariot à bras en
répétant des supplications et des prénoms.
À ce moment-là, l’angoisse a commencé à envahir les abris. Les gens
soupçonnaient chaque Juif étranger à leur abri d’être un dénonciateur
au service des Allemands, ou en tout cas le trouvaient suspect. L’ombre
de la suspicion est aussi tombée sur la femme dans le chariot. L’inconnue
refusait de quitter la cour. Elle essayait de résister et se défendait déses-
pérément. D’après le docteur Krukowski, elle avait perdu l’esprit à la
suite d’un choc. Les habitants de l’immeuble, qui avaient reconnu cette
femme et entendu les prénoms qu’elle prononçait, ont annoncé qu’il
s’agissait de ses deux enfants qui avaient brûlé vifs dans une cachette
de leur propre appartement, au deuxième étage. Le jour de l’incendie, la
mère n’avait pas réussi à entrer dans la cachette. Pendant plusieurs
jours, cette femme était restée dans l’immeuble et dormait la nuit dans
un chariot. Dans la nuit du 1er au 2 mai, nous avons découvert son corps
étendu dans la cour de l’immeuble. La flaque de sang séché près du
cadavre était la preuve évidente que les Allemands infestaient la cour
dans la journée.
Dans l’abri, le rythme de vie s’était « normalisé ». Toute la journée, les
gens restaient allongés sur leurs couchettes ou directement par terre, sans
possibilité de bouger. L’abri était tellement rempli que lorsque quelqu’un
allait aux toilettes, des dizaines de personnes devaient se lever, ce qui
provoquait un grand tumulte. Les nerfs étaient tendus à l’extrême, et
chaque petit bruit provoquait des attaques d’hystérie. La direction de
570 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
l’abri a été obligée d’interdire les déplacements dans la journée, même
pour les besoins physiologiques. Nous « vivions » la nuit. Le signe de cette
vie, c’est que nous préparions le repas pour tous les habitants de l’abri. Il
n’était distribué qu’une fois par jour. Les réserves de nourriture étaient
minimes, et on les gardait pour les enfants. Les adultes mangeaient de la
soupe de pommes de terre. Le deuxième signe de vie, c’est que nous
emmenions les enfants de l’abri dans la cour pour leur faire « prendre
l’air ». À plusieurs reprises, nous avons été obligés de les reconduire
aussitôt dans l’abri, car le bruit des tirs était assourdissant et que les
lumières des fusées les aveuglaient. Les enfants, en larmes, voulaient
revenir « là où c’était calme ». Des dizaines de personnes avaient même
peur de quitter l’abri la nuit pour respirer l’air frais. On laissait sortir les

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gens à tour de rôle pendant quinze minutes. Les jeunes travaillaient toute
la nuit pour trouver des matériaux combustibles pour le chauffage de
l’abri. Il fallait le récupérer dans le secteur sans changer son aspect exté-
rieur, car les Allemands ne devaient pas savoir qu’il y avait encore des
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vivants dans cette zone. Certains se dispersaient dans le secteur dans le


but d’entrer en contact avec d’autres groupes de Juifs qui se cachaient.
Le point faible de notre abri était de n’avoir qu’une seule issue. Il
fallait changer cela. La nuit, nous creusions un petit tunnel sous les
fondations de la cave pour rejoindre la deuxième cour de l’immeuble du
36, rue Swietojerska. Nous devions pour cela élargir notre abri aux
toilettes des caves situées sous le portail de la deuxième cour. Le premier
jour, beaucoup de volontaires voulaient occuper ce nouveau local, mais
ils ont pratiquement tous renoncé après y avoir passé une journée, car
leurs nerfs ont lâché. Au dessus de leurs têtes, on entendait toute la
journée les bruits des chaussures ferrées, les voix des Allemands, les tirs,
les cris et les pleurs des victimes qui avaient été arrêtées. Les jeunes et
les gens armés se sont installés dans ce local.
La salle d’isolement s’est avérée très pénible et nuisible à l’état de
santé de tous les habitants de l’abri. Du pus s’écoulait en grande quan-
tité des mains et des jambes de Moniek, qui avait été brûlé, et ses bles-
sures pourrissaient, dégageant une odeur désagréable pour tout le
monde. Madame Jakubowska, qui était blessée, gémissait de douleur
toute la journée. Quand on lui faisait des remarques, elle répondait
qu’elle le faisait si calmement que personne ne l’entendait. Le pire était
que, dans ces conditions, sans médicaments, les deux médecins ont dit
qu’il était impossible de les soigner et que l’on courait de surcroît le
danger de contaminer les enfants. Quand l’état des malades a empiré à
tel point qu’ils étaient vrillés par des convulsions de douleur, les méde-
cins ont annoncé que leurs heures étaient comptées, mais aucune force
ne pouvait retenir leurs cris de douleur. Nous avions peur que ces cris
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 571

ne menacent la sécurité de plus de cent personnes. Les médecins ont


annoncé qu’il fallait accélérer la mort des blessés en leur donnant du
poison. La vieille Jakubowska a reçu la première une forte dose de
poison. Quel ne fut pas l’étonnement des médecins en constatant au
bout d’une dizaine d’heures que son état de santé s’était amélioré, que
ses douleurs avaient cessé, que la malade s’était calmée et qu’elle avait
repris de l’appétit. Le rabbin a annoncé que c’était la main de Dieu et
qu’en conséquence, il fallait laisser les malades à leur propre sort.
Le 28 avril, nous avons appris par Pierocki que l’abri où se cachait le
petit Leonek avait été découvert par les Allemands. Ce bunker avait une
seule sortie. Il était aménagé provisoirement, et d’après ce que Pierocki
racontait, il avait été découvert quand les pleurs des enfants avaient été

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entendus en haut. Il y avait trois pistolets dans l’abri, mais ses habitants
n’ont pas permis qu’ils soient utilisés par crainte que les Allemands se
vengent. Ils croyaient qu’ils seraient tous fusillés sur place. Ces gens-là
avaient encore l’illusion que l’Umschlagplatz et les camps de la région de
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Lublin prolongeraient leur vie et les rapprocheraient du jour de la libéra-


tion. L’abri a été découvert quand les Allemands ont percé un trou dans
la voûte de la cave, et qu’ils sont tombés sur les toilettes de caves de l’abri.
De l’air chaud s’est échappé, indiquant la présence de gens à l’intérieur.
Personne n’est sorti au cri « Alle Juden heraus ! », alors les Allemands ont
fait exploser toute la voûte avec de la dynamite. Ils ont fait sortir par cette
ouverture tous les gens qui se trouvaient dans l’abri, avec l’aide de leurs
valets ukrainiens. Pierocki s’est caché derrière les couchettes en s’enfouis-
sant dans le sable. Les Ukrainiens ont fait sortir tout le monde rapidement,
puis ils ont eux-mêmes quitté l’abri. Après une inspection, les gens ont été
emmenés à pied à l’Umschlagplatz. Le soir, Pierocki est sorti de sa cachette
et nous a rejoints. Il nous a proposé d’aller dans cet abri chercher les
denrées alimentaires auxquelles les Allemands n’avaient pas touché.
C’était la première fois que nous récupérions des biens abandonnés. Grâce
à cela, notre approvisionnement s’est amélioré. On a décidé de respecter
encore plus sévèrement le silence dans l’abri durant la journée.
Ce soir-là, Klojnski a proposé que nous allions au 6 de la rue
Walowa, dans l’abri des boulangers, et que nous entrions en contact
avec eux. Sa famille se trouvait dans cet abri. Dans la cour, personne
n’était en mesure de nous informer du sort des boulangers.
Intuitivement, nous pressentions qu’une tragédie avait eu lieu dans cet
abri et nous nous sommes approchés avec grande inquiétude de la
soupape qui y menait. Elle était recouverte de gravats. Sans réfléchir,
nous avons déblayé les gravats, mais on ne pouvait pas accéder à l’in-
térieur, car le couloir qui menait dans l’abri en était couvert aussi. En
continuant à creuser, nous sommes tombés sur des corps carbonisés, ce
572 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
qui nous expliquait le silence des boulangers. Tous ceux qui se trou-
vaient dans cet abri avaient été brûlés vifs. L’abri s’était transformé en
tombeau collectif pour ses habitants.
La nuit, dans le ciel, on voyait toujours les reflets des incendies dans
le « terrain sauvage ». Dans notre abri, on disait que ces incendies
avaient été provoqués par des Polonais qui voulaient nous venir en aide,
et que quelques heures seulement nous séparaient du moment de l’as-
saut sur les murs qui s’élevaient entre le quartier polonais et le ghetto.
La foi a envahi les cœurs, et l’espoir a éclairé les visages des ténébreux
habitants des « grottes ». Différents plans ont été imaginés pour savoir
par où s’enfuir et vers où.
Certains affirmaient même que des camions viendraient nous cher-

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cher. D’autres encore s’appuyaient sur les autorités du quartier polonais.
Après l’éclatement de l’insurrection dans le ghetto, l’insurrection dans le
quartier polonais devait soi-disant commencer aussi, et nous allions
nous libérer ensemble de l’occupation allemande. Mais cette illusion,
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comme toutes les autres, a éclaté comme une bulle de savon. Nous avons
appris que le « terrain sauvage » était incendié par les Allemands.
L’abattement et l’apathie ont à nouveau saisi de leurs pinces les occu-
pants des abris. L’épuisement physique et moral avait un lourd impact
sur l’état psychique des gens. Ils faisaient les pires prédictions. Ils affir-
maient que, dans le meilleur des cas, après un long combat contre la
mort, nous finirions aussi tragiquement que les boulangers.
À nouveau, il a été question de s’enfuir dans le quartier polonais.
Certains ont commencé à quitter l’abri un par un, avec l’intention de se
rendre dans le ghetto central. Ces gens-là savaient que dans les abris du
ghetto central, où ils avaient des connaissances, se trouvaient des
tunnels menant dans le quartier polonais. Nous, le groupe des jeunes,
avec Klojnski et Heniek Zemsz, avons décidé d’ouvrir la bouche d’égout
qui se trouvait près de la rue Walowa et d’examiner le trajet du canal.
Nous sommes descendus dans le canal, avec toutes les précautions. Nous
n’avions pas de plan des canalisations, et nous nous sommes liés les uns
aux autres avec de longues cordes. L’extrémité de la corde est restée à
l’extérieur de la bouche, près de laquelle se trouvaient nos autres
compagnons. En pataugeant dans les canalisations, nous sommes
arrivés à un tronçon plein de boue d’où s’échappaient des gaz terreux.
Il n’y avait plus de chemin. Désespérés et résignés, nous avons quitté
cette canalisation, en nous promettant de poursuivre les recherches le
lendemain dans les autres.
Le 2 mai, en nous rendant place Muranowski pour nouer des contacts
avec les gens du ghetto central, nous avons appris la tragédie qui y avait
eu lieu.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 573

Comme les Allemands n’arrivaient pas à prendre au combat le


quadrilatère formé par les rues Nalewki, Gesia, Zamenhofa et Mila, ils
ont mis le feu avec des lance-flammes, placé des mitrailleuses tout
autour, et n’ont plus laissé personne s’échapper vivant de ce chaudron
brûlant. La tragédie du ghetto central était d’autant plus grande que la
majorité des immeubles situés dans ces rues étaient de construction
ancienne. Les voûtes étaient supportées par des piliers en bois, et
quand le feu gagnait l’intérieur des immeubles, ils s’effondraient
comme des châteaux de cartes, ensevelissant tous les gens qui se
cachaient dans les caves. Dans notre secteur, quand les immeubles
avaient totalement brûlé, il restait leurs carcasses, à l’intérieur
desquelles, parfois, certains appartements étaient conservés. En

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général, les paliers et les voûtes n’étaient pas abîmés par le feu. Dans
le ghetto central, les immeubles de ce type étaient très rares. Dans le
meilleur des cas, on pouvait encore apercevoir les carcasses des murs
latéraux.
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Sur la place Muranowski, nous avons remarqué des gravats qui s’en-
tassaient : c’était tout ce qu’il restait des immeubles modernes. De
dessous les gravats s’échappait comme la plainte muette des combat-
tants héroïques du ghetto, qui avaient lutté et étaient tombés là.
Les trois premiers jours de l’insurrection, on s’était battu dans ces
immeubles pour chaque étage, chaque chambre, chaque pouce de cage
d’escalier. Les Allemands luttaient avec acharnement pour gagner les
drapeaux qui flottaient sur les toits. Le groupe que commandait Pawel
avait combattu héroïquement ici. Cette nuit-là, nous avons appris que
ce groupe s’était échappé du ghetto vers le quartier polonais, mais
personne ne pouvait nous indiquer le chemin qu’il avait emprunté.
À ce moment-là, la situation des Juifs dont l’abri était situé dans la
« zone sauvage » se présentait tragiquement. Ils étaient totalement isolés
des points de résistance et de tous les îlots juifs, comme les ateliers et le
ghetto central. À plusieurs reprises, nous avons essayé d’entrer en
contact avec eux, mais ces tentatives ont échoué, parce qu’il y avait
dans ce secteur des postes avec des mitrailleuses.
La situation empirait de jour en jour et devenait presque désespérée.
Nous nous sommes tournés à nouveau vers le tunnel qui menait de l’abri
de Szymek Kac au jardin Krasinski. Le 5 mai, un groupe de quelques
jeunes, dont je faisais partie, a été envoyé dans cet abri pour aider à
creuser le tunnel. Nous travaillions des nuits entières, de 9 heures du soir
à 5 heures du matin, et nous nous reposions dans la journée. Dans la
nuit du 7 au 8 mai, deux mètres cinquante seulement nous séparaient
encore du jardin Krasinski. Nous comptions bien finir de creuser le
tunnel la nuit suivante.
574 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Le 7 mai, des Allemands se tenaient au-dessus de notre abri. Des
patrouilles allemandes nombreuses encerclaient tout le secteur des bros-
seurs. Ce jour-là, nous pensions que les Allemands allaient nous décou-
vrir. Ils fouillaient sur le tronçon de l’abri de Szymek Kac, mais ils ont
seulement découvert l’abri de Starowiejski, au 36 rue Swietojerska, qui
se trouvait dans la deuxième cour aveugle sous le passage du portail. Cet
abri appartenait à Starowiejski, un carrossier connu de la place
Grzybowski. Son abri avait des structures en fer et était conçu pour trois
familles, soit vingt personnes. Toute la famille Rozenberg, y compris
Mietek, avait été logée dans cet abri. Après l’avoir découvert, les
Allemands ont fait exploser le « chariot », mais ils avaient peur d’en-
trer à l’intérieur. Comme personne ne se montrait en réponse à leurs

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appels, ils ont fait sortir les gens en jetant dedans des gaz lacrymo-
gènes. Le fils de Starowiejski, Abram, qui avait environ 24 ans,
connaissait parfaitement le plan des caves et avait une arme avec
laquelle il a blessé un Allemand, et a ainsi réussi à s’enfuir. Le soir, il
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est arrivé dans l’abri de Szymek.


Abram a raconté que ses parents, sa famille, et la famille Rozenberg
avaient déchiré les billets qu’ils possédaient et jeté tous leurs bijoux
pour qu’ils ne tombent pas entre les mains des Allemands. Mietek
Rozenberg aurait apparemment présenté aux Allemands sa carte de la
Gestapo, mais cette fois-ci, même cette carte ne l’a pas aidé et il a été
conduit à l’Umschlagplatz avec ses parents, la famille de Starowiejski et
les autres. Abram a raconté qu’il avait remarqué un Juif en compagnie
des Allemands. D’après lui, il jouait le rôle d’indicateur.
Samedi 8 mai. Ils n’ont pu survivre que trois jours dans l’abri de
Szymek Kac. Aujourd’hui, l’abri a été découvert et « achevé ». Il se trou-
vait au 36, rue Swietojerska, dans les caves de la façade détruite dès
1939, enterré sous sept mètres de gravats. On accédait à l’entrée par un
transformateur électrique. Il était donc parfaitement caché. L’abri était
composé de quatre toilettes de cave. Un tunnel long de dix-huit mètres
menait aux jardins Krasinski. Il y avait l’eau courante, une pompe, le
gaz, l’électricité, un poste de radio, un téléphone secret, une cuisinière
ordinaire, électrique et au gaz, des toilettes reliées aux canalisations, des
installations d’aération, un ventilateur électrique et une réserve de
vivres commune dans laquelle se trouvaient quatre tonnes d’articles
alimentaires. Il y avait environ 160 personnes dans l’abri, dont
30 enfants âgés d’un à seize ans.
Hier soir, le poète Wladyslaw Szlengle composait encore des poèmes
dans lesquels il louait l’héroïsme des combattants et pleurait le sort des
Juifs… Hier soir, nos enfants ont inventé un nouveau « jeu » : retenir
l’air. De petits gamins, obligés de rester allongés toute la journée, comme
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 575

des troncs d’arbre, leurs petits corps trempés de flots de sueur, comme si
quelqu’un versait sur eux des seaux d’eau. Le soir, ils se sont mis debout
près du tuyau par lequel l’air entrait dans l’abri, et ont commencé à
jouer à aspirer l’air. À chaque arrivée d’air plus forte, le petit Jureczek
Mosenkis, âgé de six ans, criait : « Je bois du champagne ». Il ouvrait
grand sa petite bouche et aspirait l’air, comme pour en avoir d’avance.
Son visage s’éclaircissait et une expression insouciante, joyeuse appa-
raissait sur son visage d’enfant. Le petit Leos entraîna Basia Kuzko, qui
était encore plus petite, pour jouer avec lui. Un enfant laissant tout sage-
ment la place près du tuyau au suivant, le petit Leos Zemsz lança avec
un visage sérieux une pensée encore plus sérieuse : « Il faut que Basia
avale beaucoup d’air. Comme ça, elle ne pleurera pas demain et les

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Allemands ne nous trouveront pas ».
Malheureusement, les choses se sont déroulées autrement. À
9 heures, les Allemands ont commencé à creuser dans les gravats. À
11 heures, ils ont réussi à découvrir le « chariot » et à le faire exploser.
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Par cette brèche, ils ont jeté des bombes lacrymogènes à l’intérieur de
l’abri. Les Juifs terrorisés et désorientés en ont été extraits. Lopata,
Zemsz et moi, nous avons décidé au dernier moment de ne pas aller avec
les Allemands. Il valait mieux mourir sur place avec honneur. Lopata et
Zemsz avaient des armes, moi seulement de bonnes intentions. Très
rapidement, ils ont réussi à dégager une autre sortie qui menait à la cage
d’escalier du côté de la façade de l’immeuble. Après avoir rampé
quelques minutes, nous nous sommes retrouvés complètement encerclés
par des patrouilles allemandes. De nouveau, la décision-éclair et la
bravoure de mes compagnons nous ont sauvé la vie. Des tirs précis ont
fait le vide dans les rangs des Allemands. En enjambant les cadavres,
sous les tirs, nous avons réussi à nous enfuir au 34 de la rue
Swietojerska et à nous rendre au troisième étage de l’immeuble incendié.
Quand les tirs ont éclaté, les Allemands ont perdu la tête. Plusieurs Juifs
ont profité de ce chaos pour quitter le rang et s’enfuir. Parmi eux se
trouvaient notamment Lewinson, Abram Starowiejski et Czarnoczapka.
Tous les autres, après avoir subi une fouille et un interrogatoire sur
le Judebunker ont été emmenés hors de notre secteur… sauf Billa : à un
officier allemand qui lui demandait « Où sont les Juifs ? », il a répondu
par une forte gifle, en ajoutant : « Hast du Juden… Morder ! ». Il a été
immédiatement assassiné.
Les montres cassées, les billets polonais et étrangers déchirés, les
plumes pour écrire écrasées… tout ce que les Juifs avaient eu le temps
de détruire, est resté dans la cour. Les sacs, les porte-monnaie, les porte-
feuilles – les traces de la fouille étaient posées juste à côté. Un nouveau
nid de Juifs était détruit… Szlengel ignorait la veille qu’il brossait pour
576 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
la dernière fois l’histoire des combattants héroïques et l’histoire des
abris. Peut-être même que personne ne trouvera son manuscrit. Les
malheureux enfants juifs ne savaient pas qu’ils jouaient à leur « jeu »
pour la dernière fois.
À 5 heures de l’après-midi, le cortège des martyrs est parti sur son
dernier chemin. 130 personnes nous ont quittés, parmi lesquelles les
familles Prywes, Foerster, Mosenkis, Kuzko, Rozenberg, et Wajnfeld. Les
Allemands ont fait exploser l’abri.
Le soir, nous nous sommes rendus dans le secteur du ghetto central
pour recueillir des informations sur le degré de sécurité de cette zone. Les
informations que nous avons obtenues étaient bouleversantes de tragédie.
Le matin, les Allemands avaient découvert le bunker de l’état-major

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de l’Organisation juive de combat (ZOB) et réussi à pénétrer dedans. Les
combattants avaient engagé le combat avec leur commandant,
Mordechaj Anielewicz. Les Allemands n’étaient pas en mesure de
prendre le bunker et d’en faire sortir les combattants vivants. Ils n’ont
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pas pris le risque d’un combat direct, parce qu’ils gardaient en mémoire
les revers récents que leur avaient infligés les courageux et implacables
combattants de l’Organisation juive de combat. Lâches, les Allemands
ont utilisé des gaz lacrymogènes.
Les plus courageux sont tombés. Les défenseurs de l’honneur de la
nation juive sont morts en héros. Les camarades de combat se
suppliaient les uns les autres de se tirer une balle mortelle. Le combat-
tant Lutek Rotblat a abattu sa mère et sa sœur avant de se suicider. Le
plus jeune commandant de l’insurrection, Mordechaï Anielewicz, est
tombé avec les insurgés.
Les combattants ne se sont pas laissé prendre vivants. Ils sont morts
au combat, après avoir tiré leurs dernières cartouches. Ils ont été fidèles
au serment fait au ghetto : « La lutte se déroulera pour la mort des
hommes, pour une mort digne ».
Anielewicz a gagné contre la mort. Il a remporté plusieurs victoires
et mérite pour chacune d’entre elles le titre de « héros national ».
Mordechaï Anielewicz était un commandant qui se battait avec ses
hommes. Il a utilisé cette tactique pendant l’Aktion de janvier 1943, en
apportant la preuve irréfutable de son courage et de son héroïsme.
Le groupe de combat armé qu’il commandait s’est mêlé aux Juifs que
les Allemands avaient arrêtés et qu’ils conduisaient à l’Umschlagplatz.
Au moment où les malheureux franchissaient l’angle des rues Zamenhof
et Niska, les combattants qui se trouvaient dans le groupe ont jeté des
grenades sur les Allemands et les Ukrainiens qui les escortaient. C’était
le chaos. Plusieurs bourreaux ont été tués ou blessés. Les Juifs, que l’on
menait à leur dernier voyage, en ont profité pour se disperser.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 577

Les combattants, derrière leur commandant, se sont barricadés dans


un petit immeuble de la rue Niska, d’où ils repoussaient les attaques
répétées des Allemands enragés venus en renfort. Comme ils ne
pouvaient ni combattre, ni atteindre les insurgés, les Allemands ont mis
le feu à l’immeuble transformé en forteresse. Les combattants ont résisté
jusqu’à l’épuisement total de leurs munitions. Les Allemands les ont fait
sortir et les ont abattus. Le commandant de l’OJC s’est jeté sur un soldat
avec les poings nus, lui a arraché son fusil et a continué le combat. Son
courage et sa bravoure lui ont sauvé la vie.
Malgré son jeune âge, Mordechaï Anielewicz était un parfait organi-
sateur, un excellent professeur et moniteur, et en même temps un
homme de poigne. Il organisait les jeunes dans le ghetto. Il avait créé les

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« cinq », des groupes de résistance composés de cinq personnes. Il rédi-
geait et distribuait le journal clandestin Neged Hazerem (À contre-
courant). Mordechaï était respecté par les plus âgés et aimé par les
jeunes. C’était un symbole de la jeunesse du Haloutz21. Il incarnait la
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volonté de vivre et de se battre. Ses articles dans la presse clandestine


appelaient à la révolte, à la résistance active et à la lutte jusqu’au dernier
souffle. Ils étaient courts, concrets. Ils soufflaient une logique de fer,
enflammaient les jeunes et les poussaient à l’action. Mordechaï croyait
à des lendemains meilleurs, à l’éternité de la Nation et à sa liberté.
Dimanche 9 mai. Dans la nuit, la famille de Szymek Kac et les frères
Blumsztajn ont réussi à pénétrer dans l’ancien abri de Zemsz, en passant
par le « tunnel à rats », comme on l’appelait, qui mesurait cinquante
centimètres sur soixante. Ce petit tunnel reliait l’abri de Szymek Kac à
celui de Zemsz, qui se trouvait sous les gravats, dans la partie opposée
du même immeuble détruit. Dans la nuit, nous les avons emmenés dans
notre nouveau lieu de séjour, que nous appelions le « taudis ».
Là, nous avons rencontré Klojnski, Lizawer et Festinger, qui avaient
quitté l’abri du 38 rue Swietojerska. Ils ne pouvaient plus y rester,
conscients qu’ils étaient que le sort de cet abri était scellé. Ils avaient
observé le déroulement de toute l’action dans l’abri de Kac et remarqué
qu’il manquait plusieurs membres de la famille Kuzko parmi les gens
que les Allemands avaient emmenés. Il s’agissait d’une famille très
nombreuse, avec quatre fils et plusieurs filles.
La nuit, nous avons entrepris des recherches pour retrouver les
disparus, mais ils n’étaient ni dans l’ancien abri de Kac, ni dans le secteur.
Dans l’abri, en revanche, nous avons trouvé Trinker, l’ancien carrossier
du 4, rue Rynkowa, qui s’était évanoui à cause de ses blessures. Une fois
revenu à lui, il a raconté qu’il se trouvait avec les Kuzko dans le tunnel

21. En hébreu, pionnier. (N.d.l.R.)


578 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
qui menait dans le quartier « aryen », et que beaucoup de personnes
avaient été ensevelies dans ce tunnel. Ces gens étaient coupés du monde
extérieur, et ils risquaient de mourir étouffés. Nous avons travaillé toute
la nuit dans le tunnel pour accéder à eux, mais il était comblé de façon
si fatale que pour arriver à eux, il aurait fallu enlever plusieurs wagons
de sable et de gravats. Vu les circonstances, il nous était impossible d’ef-
fectuer ce travail en une seule nuit. Nous avons essayé de le faire systé-
matiquement chaque nuit, en nous cachant le matin dans les gravats. Au
bout de plusieurs jours, ce travail s’est avéré vain, car les Allemands sont
revenus et ont fait sauter toutes les toilettes de cave de l’abri avec de la
dynamite, de telle sorte qu’il n’y avait plus aucun accès à l’abri. Les
malheureux sont sans doute morts étouffés par manque d’air.

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Dans le taudis, nous avions le sentiment d’être des hommes. Personne
ne prête une attention particulière au fait de respirer de l’air normale-
ment, car c’est une action évidente. Mais nous, après avoir étouffé
durant des semaines dans des terriers humides, étroits et sombres, sans
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air, nous prenions plaisir tout simplement à l’air et au soleil. Lors des
premières heures que nous avons passées à l’extérieur, le soleil nous
aveuglait. Au bout de quelques jours, nous nous y sommes habitués,
mais nos yeux étaient rouges.
Des sentiments étranges s’emparaient de nous quand nous nous
couchions de nouveau dans les « chambres » incendiées. La nuit, on
pouvait croire, en regardant les murs, que nous étions dans une maison
normale et que tout ce que nous avions vécu jusque-là n’était qu’un
mauvais rêve…
La ville des morts n’était jamais calme. Un tir de fusée éclairante ou
le vent qui sifflait en passant par les trous des fenêtres et des portes
brûlées en détachant des morceaux d’enduit qui nous enterraient vivants,
nous faisaient revenir à la réalité. Le jour était plus terrible que la nuit,
parce que nous avions perdu l’habitude de mener une vie normale.
Chaque mot qui venait du jardin Krasinski, les pas des gardes le long des
murs, ou, comme il est arrivé à plusieurs reprises, le passage de divisions
d’assassins par notre cour pouvaient provoquer des crises d’hystérie chez
des gens qui avaient déjà les nerfs à vif. Durant des jours entiers, notre
conscience se débattait entre des sentiments contradictoires. Nous regar-
dions et nous écoutions beaucoup maintenant. Nous éprouvions un
sentiment de joie parce que nous étions encore en vie, mais il suffisait de
s’approcher de la fenêtre et de regarder la cour de l’immeuble du 4, rue
Walowa pour perdre l’envie de poursuivre cette vie misérable.
Dans la cour, plusieurs cadavres de femmes et d’enfants étaient
étendus sur le sol. Leurs corps étaient terriblement enflés. Le soleil, les
chats et les corbeaux achevaient l’œuvre de la destruction. Ce jour-là,
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 579

un chariot à cadavres est arrivé dans la cour. Il a emporté les corps, et


mes compagnons ont reconnu dans le charretier le vieux Mojsze, du
département des cimetières de la Communauté juive de Varsovie. Après
la monotonie des abris, nous avions ici la diversité des images. L’après-
midi, un autre chariot est arrivé dans la cour, mais cette fois-ci avec des
SS et des gens à la moralité si douteuse qu’ils étaient venus voler dans
le cimetière.
Au rez-de-chaussée, jusqu’au jour du déclenchement de l’insurrec-
tion, se trouvaient des ateliers de tourneurs et de mécaniciens.
L’immeuble avait brûlé, mais les machines, les presses et le reste étaient
toujours là. Quelques dizaines de mètres plus loin, à l’extérieur des
limites du ghetto, ces machines avaient une valeur. Pendant trois jours,

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des hyènes humaines les ont emportées hors du secteur des brosseurs. Je
me demandais jusqu’à quel point peut aller la dénaturation humaine
pour que des gens viennent dans un cimetière, non pour apporter des
fleurs, mais pour voler.
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À l’intérieur des immeubles incendiés, nous ne trouvions pas davan-


tage de paix. Des corps humains brûlés, des carcasses de poussettes d’en-
fant, des patins et d’autres jouets détruits par le feu gisaient sous les
voûtes. Du plafond pendaient des lampes brûlées. Les cuisines comblées
brillaient du blanc des carrelages. Au-dessus de la cuisine, il y avait
encore des crochets auxquels était suspendue une vaisselle à moitié
brûlée. Dans certaines cuisinières, nous trouvions des objets ou des
denrées alimentaires cachés, mais jamais nous n’avons réussi à rencon-
trer les propriétaires vivants de ces appartements.
De loin nous parvenaient les mélodies sautillantes, les cris des jeunes,
et les voix des garçons vendant à la criée le Nouveau Courrier de Varsovie.
À une dizaine de mètres, le quartier polonais vivait. Chaque cri qui venait
de « là-bas » perçait notre conscience et nous inspirait des pensées
étranges sur les espaces de la vie et de la mort. Notre vie actuelle ressem-
blait à l’ancien immeuble du 4, rue Walowa : en partie brûlé, figé, sans
expression extérieure, mais avec de solides fondations. Nous étions
convaincus que la nation juive n’avait pas été touchée dans ses fonda-
tions, mais qu’on avait seulement déplacé dans les statistiques 3,5 millions
de Juifs polonais de la rubrique des vivants vers la rubrique des morts.
Dans notre nouveau taudis, comme je l’ai mentionné, j’ai rencontré
Klojnski, Lizawer et Festinger. Ils m’ont fait savoir que le groupe de
combat de Szmul Melon se trouvait dans la troisième cour du 36, rue
Swietojerska, au troisième étage de l’immeuble incendié. Klojnski et
Lizawer étaient armés. Il n’était pas question pour nous d’attendre la
mort sans agir ; aussi Klojnski, Lizawer, Festinger, Felek Rozenberg,
Janowski et moi avons-nous rejoint le groupe de Szmul Melon.
580 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Lundi 10 mai. Dans la nuit, je suis entré en contact avec un groupe
de combattants qui se faisaient appeler les « hommes des ruines » et qui
m’ont accepté parmi eux. Le commandant était Lejzor Szerszen. Il s’était
enfui trois mois plus tôt du camp de Treblinka, où il était chargé de
porter les cadavres des chambres à gaz vers les fosses communes. Lolek
(Arié du groupe Tel Amal, de l’Hachomer Hatzaïr) avait combattu dans
le ghetto et, après la fin des combats organisés, il était arrivé dans le
secteur des brosseurs. Le groupe comptait 25 jeunes garçons juifs.
L’armement se composait de quatre Vis22, d’un colt, de trois FN, de trois
pistolets à barillet et de huit grenades. Le groupe se cachait au
cinquième étage d’un immeuble incendié, 4 rue Walowa. Nous utilisions
une échelle de corde pour rejoindre notre « taudis ». Notre mission

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consistait à défendre les Juifs non armés cachés dans les ruines, à
assurer notre autodéfense et à lutter contre les dénonciateurs. Le but
ultime était de vendre très chèrement notre vie. Pour l’instant, notre
activité se limitait à envoyer des patrouilles dans les immeubles voisins
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et, de nuit, dans le secteur. Nous avions percé des ouvertures reliant par
le haut les immeubles dans un quadrilatère délimité les rues
Swietojerska, Bonifraterska, Walowa et des tronçons de la rue
Franciszanka. Grâce à ces liaisons, nous pouvions employer une tactique
de combat élastique et donner l’impression que l’immeuble était défendu
par des forces importantes. Dans la journée, nous discutions et commen-
tions sans fin les combats de la ZOB.
Pour comprendre l’essence de la lutte dans le ghetto, il faut remonter
l’histoire. Les préparatifs des combats avaient été longs, laborieux et diffi-
ciles. Le 28 juillet 1942, au cours de ce qu’on a appelé la « grande Aktion »,
les représentants des organisations haloutziques23 (Hachomer Hatzaïr,
Dror24, Akiba25) s’étaient réunis et avaient décidé de créer un mouvement
de résistance contre l’occupant allemand. Szmul Breslaw, Jozef Kaplan de
l’Hachomer Hatzaïr, Icchok Cukierman et Cyawia Lubetkin de Dror.
Au cours de l’Aktion de juillet 1942, ces organisations avaient
commencé à préparer et à former des groupes de cinq combattants.
Malheureusement, il avait été impossible d’organiser une résistance

22. Vis : marque de pistolets polonaise.


23. En hébreu, pionnières. Il s’agit ici des organisations de jeunesse sionistes. (N.d.l.R.)
24. Né en Russie en 1915, le mouvement sioniste-socialiste Dror avait pour vocation la formation
de la jeune intelligentsia juive de Russie, avant de s’élargir à la jeunesse juive populaire de Pologne.
Mouvement révolutionnaire et de rébellion, prônant l’hébreu, le Dror essaima à travers l’Europe
orientale. Le premier congrès du mouvement eut lieu en 1918, alors qu’il envoyait déjà des jeunes en
Eretz-Israël et au kibboutz. Après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, des mouvements
de jeunesse conduisirent des révoltes contre les Allemands à Bialystok, Vilnius, Varsovie… Dans le
ghetto de Varsovie, l’organisation combattante juive se constitua en association avec le Dror, le
Haloutz, l’Hashomer Hatzaïr, qui prit la tête de la révolte de 1943.
25. Il s’agit du Bné Akiba, mouvement de jeunesse sioniste religieux.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 581

armée, car il n’y avait pas d’armes dans le ghetto. Le mouvement


HeHaloutz défendait l’idée d’une résistance passive et essayait de sauver
les gens à l’aide de faux papiers. Malgré le rythme éclair de l’Aktion, les
organisations de jeunesse avaient lancé en août des préparatifs à grande
échelle et démarré l’entraînement de leurs divisions. Une période de
travail intense et laborieux a débuté. Après s’être procuré un premier
pistolet, la ZOB a commencé à punir les serviteurs et les valets des
Allemands qui s’étaient signalés pendant l’Aktion. Le premier acte de
vengeance a été l’exécution du commandant de la police juive, Jozef
Szerynski, par le combattant Kaplan. Ont suivi les condamnations à
mort et les exécutions du commandant de la police juive, Jakub Lejkin,
du directeur du Département économique du Judenrat, Izrael First, et du

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bourreau détesté de l’Umschlagplatz, le dégénéré Mieczyslaw Szmerling.
Ces tirs précis ont purifié l’air du ghetto, et la population martyrisée a
conçu un profond respect pour la main vengeresse du peuple.
L’Organisation juive de combat a publié des appels et des tracts appe-
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lant les habitants du ghetto à ne pas se soumettre à la volonté de l’oc-


cupant, qui voulait assassiner sournoisement tous les Juifs de Varsovie.
En septembre, un coup inattendu a frappé le mouvement de résis-
tance. Le promoteur et l’idéologue de la résistance juive, Jozef Kaplan,
a été dénoncé comme dirigeant de la résistance et sournoisement assas-
siné. Il concentrait entre ses mains les fonctions d’organisation, de
planification et de propagande. Le lendemain, Szmul Breslaw était
abattu dans les rues du ghetto.
En octobre 1942, le comité de coordination a rejoint le mouvement de
résistance et réuni tous les partis politiques juifs existants, à l’exception
des révisionnistes, pour lutter contre l’occupant. Le comité de coordina-
tion a été rejoint par le Poalei-Sion (les sionistes-socialistes) et la Gauche,
l’Hachomer Hatzaïr, Dror, Akiba, Gordonia26, les Sionistes, l’Hanoar-
Hatzioni27, le Bund, et la section du ghetto du PPR. L’Organisation juive
de combat (ZOB) est devenue réalité. Mordechaï Anielewicz a été choisi
comme commandant de combat, et Icchok Cukierman désigné comme
son remplaçant. L’OJC a envoyé des contacts dans le quartier polonais :
ils devaient essayer d’acheter ou d’obtenir des armes, et de gagner les
Polonais à l’idée de la création d’un front commun et d’un soulèvement
armé contre les Allemands.
La ZOB a réussi de nombreuses opérations de diversion. Elle a mis
le feu à des ateliers qui devaient être déplacés, détruit les machines et
les outils. La période de non-droit et de dénonciation a pris fin dans

26. Mouvement de jeunesse sioniste pionnier, nommé d’après son fondateur, le penseur Aaron
David Gordon.
27. Mouvement de jeunesse juif sioniste créé en Pologne en 1927.
582 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
le ghetto. Les combattants, les vengeurs du peuple, ont infligé des
condamnations aux traîtres et aux bourreaux issus de la même nation,
et leurs coups se sont abattus sur les coupables. La ZOB est également
devenue l’unique défenseur des combattants recherchés, maltraités et
persécutés. Elle a fait payer les riches pour acheter des armes et mené
avec succès plusieurs opérations contre les institutions du Conseil juif,
dont le butin s’élevait à quelques centaines de milliers de zlotys. Cet
argent était exclusivement destiné à l’achat d’armes et de munitions.
La ZOB a créé de petits ateliers clandestins, dans lesquels étaient
fabriqués des bouteilles incendiaires, c’est-à-dire des cocktails
Molotov, et un armement primitif. Elle menait parallèlement une vaste
entreprise de propagande pour attirer les masses vers la résistance

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passive et active.
Le 18 janvier 1943, les Allemands ont lancé une nouvelle Aktion
pour arrêter et déporter les Juifs de Varsovie dans les camps de la mort
de la région de Lublin. Pour la première fois, ils se sont heurtés à une
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opposition armée et organisée. La contre-attaque juive avait


commencé ! Des combats sanglants se sont déroulés dans les rues Mila,
Zamenhof et Niska. Les Allemands ont dû affronter la forte opposition
des groupes de la ZOB. Ils ont été obligés d’interrompre leur Aktion au
bout de trois jours. C’était le premier sérieux succès de la ZOB.
La ZOB a profité de la période allant de janvier à avril pour s’en-
traîner, loger ses unités, accélérer le rythme de construction des abris,
des bunkers et des cachettes destinés à la population civile, ou éven-
tuellement aux groupes de combats épars sous son influence qui
n’étaient pas logés dans des lieux qu’elle contrôlait directement.
Et quand le jour des comptes avec l’ennemi est arrivé, les combattants
ont occupé leurs positions et n’ont pas déçu les espoirs placés en eux.
Le 19 avril 1943, des combats ont éclaté dans les rues du ghetto.
L’hydre hitlérienne a dû arracher aux insurgés chaque centimètre de
terre. Les divisions combattaient avec un véritable héroïsme dans les
rues Zamenhof, Gesia, Nalewki, Niska, Swietojerska, Walowa,
Franciszkanska, Nowolipie, Leszno, et sur la place Muranowski.
Les rudes combats frontaux des groupes de combat de la ZOB ont duré
six semaines. Pendant six semaines, les combattants ont tenu leurs posi-
tions, alors que l’armée allemande utilisait toutes les armes mortelles dont
elle disposait. Les combattants et la population désarmée étaient exposés
jour et nuit aux tirs des fusils automatiques, des mitraillettes, des lance-
grenades, des mitrailleuses lourdes. Des chars, des véhicules blindés, des
avions et des lance-flammes participaient aux attaques concentrées sur les
positions juives. Seuls les navires de guerre n’attaquaient pas les insurgés,
la mer étant trop éloignée des cibles des attaques.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 583

L’attaque lancée sur le ghetto était dirigée par des généraux et des
officiers d’exception, et menée par des soldats nazis expérimentés et par
leurs serviteurs. Cette même armée, qui avait conquis en quelques jours
des pays d’Europe de plusieurs dizaines de millions d’habitants, a été
obligée de se battre pendant six longues semaines dans les rues du ghetto
contre des divisions d’insurgés mal armés, puis de continuer le combat
contre des groupes de survivants luttant avec les méthodes des partisans.
Les ruses, l’expérience et l’habitude des Allemands ont échoué. Les
quantités colossales d’armes et de munitions n’ont servi à rien. Les
Allemands étaient obligés de se battre pour chaque pouce de terre, de
remporter chaque étage, chaque maison, chaque rue séparément – et
même plusieurs fois. Ils payaient leurs « victoires » de centaines de

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victimes, car chaque immeuble devenait une citadelle, et chaque abri
une forteresse. Le combattant juif luttait comme un lion blessé. Les
cocktails Molotov tombaient sur les chars. Les balles et les grenades des
insurgés brisaient la vague des criminels allemands qui attaquaient.
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L’Herrenvolk28 s’est enfui plusieurs fois du ghetto, laissant derrière lui des
morts et des blessés et abandonnant armes et munitions. Ce sont les
incendies gigantesques qu’ils ont allumés, et non les Allemands eux-
mêmes, qui ont fait sortir les combattants de leurs positions et qui se
sont battu avec la population du ghetto. Les incendies étaient si grands
que le bitume fondait dans les rues et dans les cours et s’écoulait comme
une masse sombre. Pas un seul combattant ne s’est rendu vivant. Ils ont
lutté jusqu’au bout. Seule une balle bien tirée ou un éclat de grenade a
fait tomber l’arme de la main d’un combattant juif.
Nous avions un vif débat sur le sujet : « Pourquoi, dans ce moment
essentiel, le ghetto de Varsovie n’a-t-il pas mis au monde de Messie ? ».
L’ingénieur Szenfeld affirmait catégoriquement que notre ghetto avait
ce Messie qui frappait dans les cœurs juifs, mais les Juifs ne croyaient
pas vraiment dans ces prédictions. Selon Szenfeld, ce Messie était
Szmul Breslaw.
En annexe, je peux noter qu’un « bazar » a été créé. Les transactions
ont lieu dans la cour de la maison, au numéro 34 de Swietojerska, à
minuit. Le pistolet est la meilleure « devise », son prix atteint 50 grammes
de graisse de porc fondu, 100 cigarettes et un demi-litre de vodka. Les
cigarettes occupent la deuxième place, une pièce vaut un kilo de blé.
L’argent et les bijoux n’ont aucune valeur sur notre « marché ».
Les affrontements directs dans le ghetto central et dans les zones
d’ateliers ont duré jusqu’au jour du déclenchement des gigantesques
incendies. Comme j’ai pu le constater plus tard, une partie des membres
28. Littéralement, le « peuple des seigneurs » : terme par lequel les nazis désignaient une supposée
race germanique vouée à dominer les autres. (N.d.l.R.)
584 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
de l’OJC s’est retirée du ghetto vers le quartier polonais. Les groupes de
combat qui avaient survécu, les défenseurs des bunkers et les gens armés
par leurs propres moyens ont adopté la tactique de combat des résistants.
Devant ces nouvelles conditions, notre groupe a adopté une tactique
défensive. Nous avons percé des ouvertures dans les murs des
immeubles incendiés (ceux où il y avait des voûtes) pour faire s’écrouler
les paliers. Nous entrions et sortions de ces carcasses d’immeubles à
l’aide d’échelles de corde. De cette façon, nous avons réussi à relier tout
un quadrilatère de rues. Cette mise en place a permis d’assurer la défense
de plusieurs immeubles avec des groupes relativement restreints et peu
de munitions. On pouvait faire passer les gens du haut d’un immeuble à
l’autre, et donner l’impression de former de grands groupes de combat.

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Nous avons commencé à accueillir les Juifs rescapés des abris décou-
verts qui affluaient vers nous dans ces lieux sécurisés.
Dans le groupe de Melon, j’ai rencontré Kuba, blessé, qui, lorsque les
affrontements directs ont pris fin, s’était arraché du ghetto central, ainsi
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que Arié Lebensold et Mosza Halbersztadt. Ils m’ont appris que des
membres de la ZOB avaient rejoint le quartier polonais en passant par
les égouts, et qu’ils y étaient restés longtemps parce qu’il n’y avait
personne pour les faire sortir. Une partie des gens n’avait pas pu le
supporter et était retournée dans le ghetto par les égouts.
Melon nous a parlé du combat que son groupe avait mené le 4 mai.
C’était au 34 de la rue Swietojerska. Quand les Allemands les avaient
découverts, ils se trouvaient dans la deuxième cour, dans la cage d’es-
calier d’un immeuble incendié. Les Allemands avaient essayé d’entrer à
plusieurs reprises, mais les tirs les avaient obligés à faire demi-tour. À
ce moment-là, ils avaient jeté des grenades dans la cage d’escalier et
arraché les paliers, en conséquence de quoi le groupe de Melon ne
pouvait plus sortir de son refuge. À la nuit tombée seulement, ils avaient
percé des trous dans les murs des immeubles et ainsi pu rejoindre leur
refuge actuel.
Melon s’est rendu la nuit dans l’abri de ses parents, au 10 rue
Walowa, dans un lieu qui jusqu’en 1943 abritait une décharge. Un calme
total régnait dans cet abri. Ses habitants étaient optimistes. Ils pensaient
qu’ils survivraient là encore longtemps. À plusieurs reprises, Melon a
essayé de nouer un contact avec « Jozek le Roux », le gardien polonais
de l’immeuble du 19 rue Swietojerska, qui était également un ancien
trafiquant du ghetto, mais jusque-là cela n’avait donné aucun résultat.
Le 13 mai, l’abri du « Lion Blanc », le boulanger, a été découvert (on
appelait cet abri l’abri de Krygier et du « Lion Blanc »). Il se trouvait sous
la cour en forme de rectangle qui reliait le 6 de la rue Walowa au 28 de
la rue Swietojerska. Dans cet angle, j’ai remarqué un trou de cinq mètres
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 585

de diamètre d’où s’échappaient des tourbillons de flammes et de fumée.


À côté de l’abri, par terre, se trouvaient une dizaine de cadavres. Il
s’agissait surtout de jeunes hommes. Ils avaient essayé de résister et
certains avaient été arrêtés par les Allemands une arme à la main. Ceux-
ci les avaient tous emmenés à l’Umschlagplatz et avaient mis le feu à
l’abri. Nous avons sorti de l’abri en flammes quelques sacs de biscuits
secs et une caisse de thé, que nous avons fumé à la place du tabac. Nous
avons aussi réussi à sauver une dizaine de livres juifs et polonais que
nous avons lus dans notre taudis.
Ainsi, un nouveau chaînon avait été arraché du nid de la résistance,
de plus en plus petit.

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Après quatre semaines de combats
Nous étions le dimanche 16 mai. Après quatre semaines d’insurrec-
tion, j’habitais dans des chambres brûlées avec les frères et les sœurs de
la famille de Lidzbarski, avec les Szerman, les Koply et le groupe de
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Klojnski, comme on l’appelait. Un étage plus bas se trouvait un apparte-


ment de Tajst, complètement en état et équipé. Je regardais cet apparte-
ment et je voyais en lui une analogie avec la vie actuelle des Juifs. Dans
les familles, quelques-uns seulement avaient survécu. Parmi les rues
entières occupées jusque-là par des Juifs, quelques-unes seulement
avaient aussi survécu. Quelques-unes seulement des petites villes juives.
Sur les millions de Juifs de la Pologne entière, seuls quelques milliers
restaient. Et notre vie, à nous aussi, n’était sauve pour l’instant que par
miracle, elle était suspendue au-dessus des ruines du peuple juif polonais.
Si notre cœur battait encore, il n’accueillerait plus jamais la joie de
vivre. Après presque un mois d’obscurité et d’étouffement, nous nous
délections à nouveau de l’air, de la lumière du jour et du soleil. Nous
étions à nouveau des hommes sous le ciel et le soleil, mais celui-ci ne
brillait pas pour tous de ses rayons dorés.
Jusqu’à midi, c’était le calme. Les assassins ne sont arrivés qu’à une
heure de l’après-midi et ont découvert le bunker du 38 rue Swietojerska
(un abri général, comme on disait). Les Szwaby29, après avoir percé des
ouvertures, ont fait entrer du phosgène et ont fait sortir les gens. Après
avoir mené les travaux préalables à la tuerie (fouille personnelle et vol
des biens), ils ont commencé à forcer les aveux concernant les endroits
où les Juifs se cachaient encore. Parmi soixante personnes, ils ont trouvé
Moniek Kirszenbaum avec une jambe gangrenée, qui ressemblait plus à
un cadavre qu’à un homme vivant. Ils lui ont ordonné de leur indiquer
les bunkers où se cachaient les Juifs. Moniek a catégoriquement affirmé
29. Szwaby : terme péjoratif employé en Pologne au cours de la Seconde Guerre mondiale pour
désigner les occupants allemands, équivalent de « Boches » en français.
586 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
qu’il ne savait rien. Les assassins n’attendaient que cela. Les cravaches
et les câbles en plomb sont entrés en action. Moniek a serré ses dents ;
il s’est noblement obstiné à ne pas trahir ses frères. Mais les Allemands
ont des méthodes pour tout… L’un des SS lui a percé la main d’une balle
en le menaçant : « Wenn du zeigst nicht Judenbunker, schiesse ich dir
tot30. » Moniek, hardi, en se pliant de douleur, criait : « Assassins ! Je ne
trahirai pas ! Vous pouvez me tuer ! ».
Mais c’était déjà trop pour les bandits enragés, habitués à faire sortir
les aveux sans résistance. Les bandits ont commencé à torturer le blessé
avec la crosse de leur carabine. Le sang coulait à grosses gouttes de la
main percée et ces souffrances n’ayant pas brisé non plus la résistance
de Moniek, le browning est arrivé en aide. Un tir dans la jambe a fait

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tomber le malheureux Moniek à terre et il s’est évanoui. Les trois bandits
ont commencé à le frapper de façon inhumaine avec leurs cravaches…
La malheureuse victime, sachant que le bunker de Leonek, 2 rue
Walowa, avait déjà été découvert, a donné cette adresse aux assassins, en
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pensant qu’il n’y avait pas de survivants dans cet abri. Les assassins ont
pourtant réussi à faire sortir de là-bas douze personnes, qui étaient arri-
vées la nuit précédente pour s’y cacher. Ils les ont alignées en rangs et les
ont fait courir. Le commandant de la bande a dit ironiquement à une dame
âgée : « Ihr alle bekommt Arbeit !31 ». Les bourreaux ont achevé Moniek.
Parmi d’autres, les Foerster, les Mosenkins, les Manhajmer, les
Glikier, les Goldwajg, les Bachmajer, les Kranc, Madame Janowska avec
un enfant, Madame Nudelman avec Rysio, N. Prywes avec sa famille et
Leonek avec sa famille nous ont quittés aujourd’hui. Madame Kramer,
qui avait 96 ans, Madame Jakubowska, qui avait 74 ans et qui boitait,
Moniek et une autre personne que je ne connaissais pas ont été tués sur
place. Les valises, les sacs, les sacs à dos, les porte-monnaie, les
pantoufles et les documents des nouvelles victimes se trouvaient dans la
cour du 38 de la rue Swietojerska. Les traces de la fouille effectuée.
18 mai. La question de partir dans le quartier « aryen » est toujours
d’actualité. Seul le départ pour « l’autre côté » pourrait nous sauver
– pour l’instant – de la mort. Nous avons dirigé nos efforts désespérés
encore sur le tunnel de l’ancien abri de Mietek Rozenberg. L’ingénieur
Kramsztyk (un architecte de l’abri de Rozenberg qui avait été brûlé)
connaissait parfaitement ce tunnel. C’est lui qui avait préparé le plan
pour y accéder en passant par les caves du 2 de la rue Walowa.
Ces caves étaient pleines de mouches qui s’étaient posées sur les
cadavres. Quand nous sommes entrés, on pouvait croire qu’elles étaient
remplies de fantômes et la chaleur qui émanait des voûtes donnait l’im-
30. Si tu ne nous montres pas le bunker juif, je t’abats.
31. Vous aurez tous du travail !
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 587

pression que, vivants, nous étions déjà en enfer. Pour accéder au tunnel,
nous avons dû retirer des dizaines de mètres cubes de sable. Par le passage
ainsi créé, nous sommes arrivés aux fondations de la cave de l’immeuble
du 2 rue Walowa, qui touchait aux caves de l’immeuble du 38 rue
Swietojerska. Dans les caves de la rue Walowa, nous avons trouvé une
grande quantité de porcelaine enterrée et une certaine quantité d’acces-
soires en verre pour les suspensions, et aussi du verre pour les fenêtres.
Après être arrivés dans le tunnel, nous avons trouvé dix-huit plaques
de beurre et une certaine quantité de sucre. Ce tunnel, comme tous les
autres, n’était pas creusé jusqu’à la sortie. Nous nous sommes mis au
travail, mais c’était très dangereux parce que nous nous trouvions sous
le trottoir du quartier « aryen », à la frontière du jardin des Krasinski.

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Au-dessus, nous entendions les pas des gardes qui, régulièrement, mesu-
raient leur tronçon et chaque coup de pelle provoquait un écho qui
pouvait être entendu par les gardes. Ils auraient pu nous arrêter avec une
seule grenade. Aussi travaillions-nous plus lentement, en respectant
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toutes les mesures de sécurité. Par contre, nous ne cachions pas le sable
retiré du tunnel, car nous ne pensions pas que les Allemands rentre-
raient dans une cave incendiée qui empestait le cadavre. Le travail fini,
nous masquions seulement l’accès au le tunnel. Nous laissions égale-
ment autour certains signes, pour vérifier le jour suivant si les
Allemands contrôlaient ce tronçon.
Après deux nuits de dur travail, nous avons réussi à atteindre les
fondations de l’immeuble du 25-27 rue Swietojerska. On pouvait péné-
trer à l’intérieur de deux façons : en creusant sous les fondations ou en
enlevant les briques des fondations. On ne pouvait pas casser les briques
parce que les gardes allemands se trouvaient à côté. Nous avons choisi
la première méthode. Quand nous avons atteint notre objectif, en obte-
nant un passage étroit, un hasard malheureux a de nouveau fait échouer
tout notre travail.
Les caves de cette maison étaient inondées. L’eau est passée par le
trou que nous avions creusé et a envahi tout le tunnel. Il fallait combler
le trou et attendre que le niveau d’eau diminue. Le jour suivant, les
Allemands ont découvert le tunnel et l’ont fait exploser. Le seul béné-
fice de ce travail, c’était que nous avions trouvé du beurre, que nous
avons pu échanger contre d’autres produits avec les gens qui se trou-
vaient dans les abris qui n’avaient pas encore été découverts ou les
carcasses des immeubles incendiés.
Une grande partie des gens se trouvait au 30 et au 34 de la rue
Swietojerska et au 6 de la rue Walowa. Au 34 de la rue Swietojerska,
nous avons trouvé notre rabbin qui, par miracle, avait réussi à s’enfuir
du groupe des gens découverts dans l’abri du 38 rue Swietojerska et
588 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
emmenés à l’Umschlagplatz. Le rabbin nous a dit qu’il se cachait dans
l’immeuble incendié et que toute la journée, il récitait les téilim32 pour
tous les Juifs du ghetto qui avaient survécu jusqu’à maintenant. Nous
lui avons donné du beurre et d’autres produits, et nous avons décidé de
l’approvisionner tant que nous resterions dans ce secteur.
Mercredi 19 mai. Nous avons décidé de nouer le contact avec le PPR
du quartier polonais, en espérant qu’il nous aiderait à nous échapper du
ghetto pour rejoindre la résistance. L’ingénieur Goldman connaissait le
bon mot de passe. Un groupe de huit personnes de nos « hommes des
ruines » est parti dans ce but. « Le terrain sauvage », et en particulier le
coin des rues Gesia et Nalewki, où se trouvait la boîte de distribution de
téléphonie, était le but de notre expédition. Nous avions un pistolet,

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quelques grenades allemandes et un appareil téléphonique que
F. Rozenberg avait sorti d’un immeuble incendié. Contrairement aux
pronostics, nous sommes tombés sur une patrouille de nuit allemande.
Melo et Lolek ont pris les Allemands pour cibles avec leurs Vis.
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On a pu entendre le cri sauvage d’un Allemand : « Hans, ich bin


verwundet33. » Quelques tirs encore et le deuxième bourreau s’est
effondré comme un chêne qu’on abat. Les projecteurs du poste de garde
de la rue Nalewki ont commencé les recherches et les RKM34 à nous tirer
dessus. Nous nous sommes retirés très rapidement dans les ruines de
l’immeuble au 34 de la rue Nalewki pour, tout d’un coup, sortir du côté
de la rue Franciszkanska. Le RKM allemand s’est tu ; Hans soignait son
compagnon. Les projecteurs du poste de garde de la rue Nalewki ont
illuminé la cible. Arié a pris la parole. Avec une seule grenade, il a tué
deux voyous.
Ainsi, la nuit nous appartenait et nous ne laisserions personne nous
arracher cela ! Notre butin se composait d’une carabine, d’une carte du
ghetto et de papiers au nom de Maks Rohl. Nous avions perdu neuf
cartouches et deux grenades sur nos modestes réserves de munitions. Le
projet d’entrer en contact avec le quartier polonais a été reporté.
23 mai. Ce jour-là, les employés polonais des canalisations sont
arrivés dans notre secteur sous escorte allemande et ont débranché
toutes les centrales qui acheminaient l’eau vers le secteur des brosseurs.
Heniek Zemsz nous a sortis de cette situation désespérée. Il a pris un
groupe d’hommes avec lui, a fabriqué une clé provisoire et a ouvert une
centrale pour faire arriver l’eau dans la deuxième cour du 38 rue
Swietojerska. Nous n’avons quand même pas eu d’eau courante pendant

32. En hébreu, psaumes. (N.d.l.R.)


33. Hans, je suis blessé.
34. Abréviation du polonais reczny karabin maszynowy, qui signifie mitrailleuse légère ou
mitraillette.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 589

longtemps. Après quelques jours, les Allemands ont ordonné à l’équipe


technique des employés des canalisations de couper complètement l’ar-
rivée d’eau pour tout le secteur.
Nous avons décidé de puiser de l’eau dans les puits qui n’avaient pas
été détruits et qui se trouvaient dans les abris qui n’avaient pas encore été
découverts. Il était très compliqué de prendre de l’eau de cette manière car
l’accès à l’abri était difficile. Il y avait également des puits ordinaires dans
ce secteur. L’un d’eux se situait au 28 de la rue Swietojerska, dans un abri
qui avait été découvert par les Allemands, dans la cave sous les toilettes
principales de l’immeuble. L’entrée de l’abri se trouvait dans la cloison
derrière la cuvette des toilettes. Elle était fixée au mur par des charnières
cachées. Après avoir déplacé la cuvette, on pouvait accéder à l’ouverture

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et descendre à la cave par une échelle. Nous avons puisé de l’eau là-bas
pendant plusieurs jours. Un jour, nous avons remarqué que l’eau était
colorée. Les gens qui se cachaient à côté nous ont prévenus de ne pas
utiliser cette eau parce que les Allemands étaient venus dans l’abri ce jour-
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là et qu’ils l’avaient probablement empoisonnée.


Après avoir coupé l’arrivée d’eau dans le secteur des brosseurs, les
Allemands ont commencé à utiliser une nouvelle méthode pendant les
Aktions. Lorsqu’ils découvraient un abri, ils empoisonnaient le point
d’eau qui s’y trouvait et faisaient sauter les puits. Ils ont commencé aussi
à emporter les vivres et les valises de vêtements des abris découverts. Il
arrivait qu’ils détruisent ces affaires sur place et qu’ils laissent les
denrées alimentaires après les avoir arrosées de pétrole.
Les méthodes employées pendant l’Aktion changeaient constamment.
Jusque-là, elle avait été menée par la terreur et la force, avec l’aide d’ou-
tils tels que le feu, les appareils d’écoute, parfois aussi avec des chiens.
Au fur et à mesure qu’elle se prolongeait, les Allemands ont eu recours
à de nouvelles idées diaboliques.
Les abris qui avaient survécu étaient difficiles à découvrir et il était
encore plus difficile d’arrêter les gens vivants. Pour que l’Aktion
suivante soit couronnée de succès, les Allemands ont commencé à
employer des ruses. Les équipes qui venaient dans notre secteur
amenaient avec elles des Polonais et un mouchard juif. En général, le
mouchard se promenait dans les cours en appelant différents prénoms
juifs et en criant en yiddish : « Les Juifs, sortez ! La guerre est finie ! ».
Les Polonais servaient d’appâts. Ils prétendaient vouloir entrer en
contact avec les Juifs pour les aider. Comme nous nous trouvions à l’in-
térieur des immeubles incendiés, d’où nous pouvions voir l’escorte alle-
mande et entendre précisément les ordres qui étaient donnés, non
seulement nous ne nous sommes pas laissés duper par cette ruse, mais
nous avons aussi prévenu tous ceux qui se trouvaient autour.
590 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Les Allemands étaient furieux de n’avoir pu attraper personne dans
le secteur pendant plusieurs jours. Ils ont commencé à faire sauter systé-
matiquement tous les trottoirs en asphalte dans les cours et toutes les
voûtes de caves auxquelles ils avaient accès, parce que dans certains
immeubles de Varsovie, il y avait des caves sous les trottoirs des cours.
Cette nuit-là, nous avons eu le cas d’une personne qui a utilisé une
arme pour obtenir de l’argent. Ce fut la seule fois pendant tout le temps
que nous avons passé dans le ghetto au cours de l’insurrection. La nuit,
en revenant avec de l’eau, nous avons entendu des cris qui provenaient
de la cour de l’immeuble du 36 rue Swietojerska. Quand nous sommes
arrivés sur place, on a su qu’un jeune garçon, inconnu dans le secteur,
avait agressé Kanalowna avec un pistolet pour la détrousser. Kanalowna

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était la sœur d’Izrael Kanal, un militant de la ZOB. Elle avait réussi à
survivre à la découverte de l’abri de Wajsbrot. C’était la petite-fille du
rabbin Kanal de Varsovie. Kanalowna s’était cachée toute seule pendant
plusieurs jours et, devant son insistance, nous l’avons prise dans notre
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groupe. Elle nous a raconté que des archives importantes avaient été
enterrées dans l’abri de Wajsbrot et qu’il y avait soi-disant beaucoup de
munitions. L’abri avait été dynamité. Nous avons réussi à pénétrer à l’in-
térieur, mais nous n’avons trouvé aucune munition à l’endroit indiqué
par Kanalowna.
Nous nous sommes préservés des mouchards en décidant de contrôler
les papiers de chaque personne rencontrée la nuit et de la ramener à
l’endroit où elle était censée se cacher. Nous avons fixé des mots de
passe avec les gens de notre secteur.
Toute la journée du mercredi 26 mai a été mouvementée dans notre
secteur. Les bombes aboyaient. Les erkaems hurlaient et les bandits
couraient comme des fous dans la cour. À 7 heures du soir, nous avons
entendu des Allemands crier. Une bande de bandits allemands est entrée
dans la cour du 4 rue Walowa, avec des traîtres sanguinaires de la police
bleu marine qui conduisaient de nouvelles victimes juives. Les bandits
ont emmené cinq hommes au milieu de la cour, entourée de SS avec des
« pulvérisateurs ». Les fascistes ont tiré avec des brownings jusqu’à ce
que les victimes tombent dans le sang en agonisant dans de grandes
souffrances. Cela ne suffisait pas à ces bêtes sauvages. Un officier SS
s’est approché des mourants, a donné un coup de pied dans le visage de
chacun et les a achevés avec son pistolet. Chaque cadavre a reçu un tir
supplémentaire dans la tête. Trois minutes plus tard, les bandits ont
amené les cinq hommes suivants. Les policiers bleu marine se sont jetés
sur ces gens désorientés et terrorisés et les ont fusillés. Ensuite, les
bandits ont fait entrer les trois dernières victimes. J’ai reconnu
Ajzenberg, Weinberg et Fugman. Ils marchaient calmement, sereins et
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 591

résignés. Quand Fugman a vu les brownings braqués sur lui dans les
mains des policiers bleu marine, il leur a lancé ces dernières paroles :
« Serviteurs allemands, je serai vengé ! ». Les canons d’acier dans les
mains des policiers ont tiré leurs dernières salves aux vivants. Les SS,
contents de leur « plein succès », ont généreusement offert aux victimes
un dernier tir dans la tête. Le chef de la bande a demandé « ob diese
ganze Scheisse ist kaput35 ». Ayant obtenu une réponse affirmative, il est
parti avec sa suite. Puis, pendant une demi-heure, nous avons entendu
des gémissements d’enfants, des lamentations de femmes et des malé-
dictions en yiddish. Les forces infernales ont recommencé leur œuvre de
meurtre. Cette fois-ci, les erkaems fonctionnaient juste à côté, les
« pulvérisateurs » crachaient et les tirs arrivaient tout près de nous… À

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8 heures du soir, les bandits, enivrés par leur succès, ont quitté le lieu
de l’exécution en chantant l’hymne des meurtriers : « Wir wollen nicht,
wir brauchen nicht eine Judenrepublik36 ».
Sans attendre, nous sommes allés sur le lieu des événements. Le
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bunker du groupe de Drykier, dans lequel vivaient soixante et une


personnes, avait été découvert. Au 2a de la rue Walowa, nous sommes
tombés sur Rapaport, qui avait survécu en restant caché dans le sable,
sous les lits. Nous avons appris qu’à 10 heures du matin, les bandits
avaient accédé au bunker du côté du 2 de la rue Walowa, où se trouvait
l’entrée d’un tunnel qui menait à un autre bunker, au 14 rue Nalewki
(« le terrain sauvage »). Après avoir percé un trou dans le sol de la cave,
les bandits sont tombés sur le tunnel dans lequel ils ont introduit du gaz.
Aucun Juif n’est sorti, bien que les gens aient étouffé. Les bandits ont
cassé un bout du mur et pénétré à l’intérieur. Avec une arme, ils ont
frappé ceux qui résistaient jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance.
Ensuite, ils ont fait sortir les Juifs du bunker et leur ont volé les objets
de valeur qu’ils possédaient. Un instant après, Rapaport nous a emmenés
au 2 de la rue Walowa. La vision d’une tuerie bestiale est apparue devant
nos yeux. Près du mur, à l’extrémité de l’immeuble du 38 de la rue
Swietojerska, à côté des poubelles, les femmes, les jeunes filles et les
enfants étaient étendus dans une mer de sang, comme un tas de vieux
torchons inutiles. Les cadavres étaient empilés les uns sur les autres. Une
pyramide de 42 cadavres. Nous avons reconnu leurs visages à la lumière
de nos lampes de poche. Un sang chaud coulait encore lentement des
ventres transpercés, des mains, des jambes, des poitrines et des têtes.
Certaines victimes avaient les yeux bandés avec un foulard. Nous regar-
dions cette image cauchemardesque et des ruisseaux de larmes coulaient
de nos yeux. À voix basse, nous parlions de ce nouveau maillon dans la
35. Si toute cette merde était liquidée.
36. Nous ne voulons pas d’une République juive, nous n’en avons pas besoin.
592 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
chaîne impressionnante des crimes allemands. Quelque chose bougeait
au milieu des cadavres. Quelqu’un essayait de se lever… Nous nous
sommes approchés en courant… Une petite fille de dix ans, les yeux
bandés avec un mouchoir, nous dit en yiddish : « Les Juifs, n’ayez pas
peur, donnez-nous de l’eau… ». Un instant plus tard, une enfant de cinq
ans s’est levée en disant : « Elle aussi est vivante. Elle n’est même pas
blessée. » Après avoir étanché sa soif, elle dit : « Je m’appelle Irka
Rubinsztajn, et l’autre fille, c’est Halina Ajzenberg. » Ensuite, Irka nous
a raconté ce qu’elle avait vécu :
« Les Allemands nous ont fait sortir du bunker et ont fait aligner tout
le monde au 2 rue Walowa. Ensuite, ils ont commencé à fouiller les Juifs
totalement déshabillés, à piller leurs affaires, leurs montres, leurs bijoux,

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etc. Ma grande sœur a refusé de se déshabiller complètement. Les
Allemands l’ont tuée à coups de fouets et lui ont arraché ses vêtements.
Nous avons tous été obligés de rester nus debout de 3 heures de l’après-
midi jusqu’à 6 heures et demie du soir. L’un des SS a dit que nous allions
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être fusillés et que seul celui qui indiquerait où se trouvaient des Juifs
resterait en vie et travaillerait à la Befehlstelle. Mundek, le charretier, s’est
porté volontaire et les Allemands l’ont emmené tout de suite. Ensuite, ils
ont fait sortir tous les hommes dans la rue. À nous les enfants, nos mères
nous ont bandé les yeux, avant de se bander aussi les leurs. Elles nous
ont expliqué qu’il faudrait tomber dès qu’ils commenceraient à tirer.
Ensuite, on nous a fait faire un demi-tour de la cour vers le couloir, d’où
ils nous faisaient sortir par cinq. Moi, je marchais avec maman. Elle me
tenait par la main. J’ai entendu derrière moi le bruit des tirs, je suis
tombée, quelqu’un m’a écrasé avec son poids, le sang coulait sur mon
visage. Je ne savais pas si j’étais blessée ou mourante. Mon cœur battait
très fort, dans la tête j’avais le désordre, le noir, dans mes oreilles quelque
chose rugissait et le poids qui était allongé sur moi me pesait très lourd.
Les Allemands venaient et nous donnaient des coups de pied – ils tiraient
avec un petit revolver sur tous ceux qui criaient ou bougeaient. Moi, j’ai
retenu ma respiration et je restais allongée silencieuse. Après un certain
temps, je les ai entendus partir en chantant… Je suis restée allongée
encore un peu. J’ai enlevé le cadavre qui était sur moi et là j’ai vu que le
cadavre qui me couvrait c’était maman… (Irka est en pleurs) C’était son
sang qui coulait sur moi. Maman était déjà morte. J’ai embrassé son
corps qui refroidissait et j’ai commencé à chercher au milieu des
cadavres. Je croyais que ma sœur avait survécu comme moi. Mais elles
étaient toutes étendues mortes. J’ai marché sur le petit pied d’Halinka
Ajzenberg et elle a bougé… J’ai pris son pouls, il battait faiblement. Je
croyais qu’Halinka était seulement blessée et s’était évanouie. J’ai enlevé
le cadavre qui la recouvrait et j’ai vu que c’était celui de la mère
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 593

d’Halinka… J’ai dénoué le foulard qui cachait les yeux d’Halinka. Je lui
ai apporté de l’eau du bunker et je l’ai réveillée. C’est à cet instant que
j’ai entendu des bruits de pas. Halinka et moi nous sommes à nouveau
placées parmi les cadavres, en faisant semblant d’être mortes. Je croyais
que j’allais à nouveau entendre des tirs. J’ai entendu la langue juive. Je
savais que c’étaient les nôtres ! », a terminé Irka. Puis, après un instant,
elle a demandé en pleurant : « Je vous en supplie, dites-moi où les tueurs
ont emmené nos pères ? » La petite Halinka restait à côté et syllabait
monotonement en pleurant : « Maman est morte. Papa a été emmené par
les Allemands. Il n’y a plus de bunker. Je ne veux plus vivre ! »
Nous n’avons même pas pu pleurer cette bestiale tuerie collective
commise par des hyènes sauvages, des dégénérés à croix gammée… Dans

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la cour, quarante-deux êtres humains dormaient d’un sommeil éternel.
Je n’oublierai jamais la vision de cette pyramide de corps de femmes.
Pourtant, dans la jungle du ghetto, le rythme de notre vie devait être
dur. Ne pas désespérer, ne pas s’attendrir, ne pas se décourager, telle était
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la consigne du moment. Notre conscience nous enjoignait de prendre


soin des enfants qui avaient miraculeusement survécu.
Au 4 de la rue Walowa, treize hommes étaient étendus au milieu de
la cour. Ils étaient entrés là une heure auparavant pour ne plus jamais
en ressortir. Ils avaient tous les poings fermés, une expression de déses-
poir sur leur visage noyé de sang, le corps troué de balles et des impacts
de tirs supplémentaires dans la tête. Certains gisaient le visage contre le
sol, comme s’ils dormaient, mais une flaque de sang trahissait le fait
qu’ils étaient déjà morts. Seul Ajzenberg appelait de temps en temps :
« Zemsz, au secours ! ». Après l’avoir examiné en détail, le médecin a
indiqué qu’il était impossible de le soigner dans notre situation. Klojnski
l’a achevé. C’était le seul moyen radical d’éviter qu’il ne parle, incons-
ciemment, des bunkers autour de lui.
Les enfants, vous demandez où sont vos pères : regardez, ils sont
là-bas…
Cinquante-cinq personnes avaient été exécutées seulement parce
qu’elles étaient nées juives. J’étais déjà un roc. Avant la guerre, mon
cœur aurait explosé de douleur. À présent, balloté par la tempête d’une
vague à l’autre, sans répit, sans repos, j’essaie de ne pas prêter attention
à ceux qui se noient, mais je lutte contre les assauts de la tempête pour
ne pas couler. Le cœur, cet instrument délicat, meurt en moi doucement,
mais les yeux voient, le cerveau note tout et la logique démontre :
« Regarde ! Toi aussi, tu finiras comme eux, les cadavres… La même fin
t’attend puisque toi aussi, tu es juif. »… J’essaie de ne pas réfléchir, de ne
pas regarder, je veux persister. Je veux survivre et raconter ce que j’ai vu,
mais les visions cauchemardesques de cadavres reviennent à nouveau. Je
594 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
vois des Juifs brûlés, poignardés, écrasés sous les chenilles des chars,
gazés, tués à coups de matraques, déchiquetés par des balles. Je vois mes
frères fouettés, asphyxiés, agoniser dans des souffrances terribles dans les
abris souterrains, étouffer dans des wagons, mourir de faim, je vois les
cadavres d’enfants juifs à qui les barbares ont brisé le crâne d’un coup
contre un mur. Je vois des Juifs sauter des immeubles en flammes, des
filles de Sion torturées qui n’ont pas permis aux assassins de salir leurs
corps, et de courageux combattants juifs morts en héros.
Je vous vois, enfants juifs, avec vos lèvres déformées, vos petits
poings fermés, avec une terrible grimace de douleur et votre désespoir
muet. Je vois comme vous agonisez dans des souffrances terribles. Pour
quoi êtes-vous morts ?

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Jeudi 27 mai. Ce n’était pas assez pour nos « concitoyens », les
« courageux » assistants du meurtre, la police bleu marine. Après la
tuerie, ils sont arrivés pour le pillage. Les policiers des 17e et
18e commissariats de la police polonaise de Varsovie (PP) sont arrivés
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dans la cour du 4, rue Walowa pour retirer aux corps humains encore
chauds leurs vêtements, leurs sous-vêtements et leurs chaussures, lais-
sant la « charogne » nue. Ils ont fait de même avec les cadavres des
femmes au numéro 2. Les pilleurs ont mis les vêtements dans des sacs
et, à 5 heures du matin, ils ont tout emporté dans le quartier polonais.
Pendant qu’on les dévêtaient, les cadavres étaient traités comme de la
charogne animale. Vingt-cinq hyènes, armées d’armes automatiques et
de grenades, ont participé à ce sacrilège.

Juin
1er juin. Deux jeunes gens sont arrivés dans notre secteur. Ils nous ont
raconté la tragédie qu’ils ont vécue dans leur abri, rue Gesia, près de la
rue Okopowa. Il y avait là-bas un abri d’employés des ateliers de Nuus.
C’était un groupe de gens qui ramassaient les chiffons et les plumes. Ils
avaient passé cinq semaines dans cet abri, dans des conditions relative-
ment bonnes. Leur immeuble avait pris feu au début du mois de mai. Ils
avaient fui vers un autre immeuble, mais une fois l’incendie éteint, ils
avaient regagné leur place. À la fin du mois de mai, ils avaient été
découverts par une division allemande qui fouillait le secteur. Les habi-
tants de l’abri étaient armés, alors ils avaient accepté le combat. Une
dizaine de personnes étaient mortes pendant l’affrontement. Les autres
avaient été arrêtées par les Allemands et fusillées sur place. Eux avaient
réussi à s’échapper de l’encerclement allemand. Dans notre secteur, des
gens qu’ils connaissaient avaient pris soin d’eux et les avaient emmenés
dans un abri qui résistait.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 595

Cette nuit-là, Heniek Zemsz et sa famille, Szymek Kac et sa famille,


les frères Blumsztajn, ainsi que les frères et sœurs Lewinson nous ont
laissés : ils ont quitté la « zone sauvage » pour une autre cachette. Ils
considéraient que rester encore dans la zone des brosseurs ne présentait
aucun intérêt, car les Allemands connaissaient déjà bien ce secteur.
2 juin. Cette nuit, nous avons appris par des militants du groupe Pika
qui se trouvaient place Muranowski (il me semble que c’était un groupe
de l’Unterwelt qui combattait très courageusement) qu’ils avaient été
découverts dans la journée par les Allemands et que beaucoup des leurs
étaient morts. Les autres avaient rejoint le groupe de « Mojsze le
Bolchevique » (je ne sais pas qui c’était) qui opérait au 11/13 rue
Bonifraterska. Ils nous ont dit qu’il y avait là-bas un égoutier polonais

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qui était arrivé du quartier polonais. Il proposait de faire sortir les gens
en exigeant 5 600 zlotys par tête.
Après avoir discuté, nous avons décidé d’envoyer trois personnes de
notre groupe dans le quartier polonais pour entrer en contact avec les
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membres de la résistance, afin qu’ils nous viennent en aide et nous


permettent de rejoindre les maquis. Nous avons envoyé Melon, Lolek
Lebensold et son frère. Szmul Melon avait un bon contact avec les
Polonais. Nous avons rassemblé la somme nécessaire. Ils ont emporté
des armes avec eux. Nous les avons accompagnés jusqu’à l’entrée des
canalisations, au coin des rues Gesia et Smocza, et avons convenu qu’ils
devaient revenir trois jours plus tard.
Un groupe d’une dizaine de personnes a pris le chemin du quartier
polonais : deux garçons du groupe de Mojsze le Bolchevique, trois
membres de notre groupe, une dentiste qui s’appelait Korbrynerowna et
d’autres personnes que je ne connaissais pas.
3 juin. Notre détachement a vécu ce jour-là son baptême du feu. À
10 heures du matin, les Allemands ont réussi à pénétrer soudainement
dans notre immeuble, 4 rue Walowa (qu’on appelait « l’hôtel » parce que
cent cinquante Juifs s’y cachaient), en passant par le 38 de la rue
Swietojerska. Au rythme d’un air de danse qui venait du jardin des
Krasinski, les Ukrainiens et les soldats de la Wehrmacht sont montés au
quatrième étage en sifflant Horst Wessel Lied37. Quand ils se sont
retrouvés au milieu des pièces incendiées, ils ont remarqué les grabats,
les sacs à dos abandonnés et les ouvertures de tir mal masquées… Nous
avons eu le temps de nous échapper vers le 34, rue Swietojerska en
emmenant une partie des Juifs avec nous. Une dizaine de familles sont
restées dans les pièces incendiées, dispersées à différents étages. Elles se
sont cachées provisoirement. Les Allemands ont ouvert le feu avec leurs
lance-flammes et ont crié : « Alle Jude raus. » Personne ne s’est montré.
37. Le Horst Wessel Lied est l’hymne officiel nazi.
596 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
D’un coup, ils ont remarqué une ouverture qui menait au 34, rue
Swietojerska, l’immeuble où nous nous étions retirés. Ne se doutant de
rien, ils ont commencé à s’approcher de nous. Nos garçons ont retenu
leur souffle et sont restés en position avec leurs armes prêtes à faire feu.
Lorsque les bourreaux ont été très près, une grêle de tirs s’est abattue :
trois tortionnaires sont restés cloués aux voûtes de l’immeuble. Trois
autres, qui les suivaient, se sont retirés en tirant autour d’eux. Pendant
un court moment, le succès a été extraordinaire, mais une heure plus
tard, une division de bourreaux composée de cent cinquante soldats
environ a entamé un vrai siège. Nous nous sommes défendus avec
quelques tirs et en jetant de temps à autre des grenades dans la cour du
4, rue Walowa. Les sapeurs allemands ont réussi à pénétrer dans la cave

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de l’immeuble et ont fait sauter le mur de façade avec de la dynamite.
Ils ont ainsi obtenu un champ de tir par le bas, loin de nous. Ils ont
commencé à tirer de tous les côtés. Une grêle de fer et de feu s’est
abattue sur nous. Czarnoczapkowna et Szerman ont été blessés, mais
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notre groupe a résisté.


Puis les événements se sont enchaînés à la vitesse de l’éclair. Les
Allemands sont entrés dans « l’hôtel » avec des échelles. Nos munitions
étant presque épuisées, nous avons décidé de nous retirer. Nous avons
fui vers la rue Franciszkanska en passant par des ouvertures percées en
haut du mur. Les Allemands surveillaient là-bas aussi, mais nous avons
réussi à les semer dans le « secteur sauvage ». Le soir, quand nous nous
sommes de nouveau rassemblés, nous nous sommes rendus compte que
Pierocki était tombé pendant le combat. Les Allemands avaient fait
sortir soixante-dix personnes environ de l’immeuble situé 4, rue
Walowa, parmi lesquelles les familles Nysenholc, Szwarc, Szerman,
Wajdenfelf, ainsi qu’Halinka Ajzenberg et Irka Rubinsztajn. Les blessés,
Czarnoczapkowna et Szerman, avaient été achevés par les Allemands. Le
groupe des nouvelles victimes du jour avait été fusillé par les Allemands
sur la place Muranowski. Parmi elles, Heniek Szerman, qui avait
quatorze ans, était revenu blessé. Il vivait encore après l’exécution et
quand les malfaiteurs avaient quitté le lieu du crime, il avait rampé
jusqu’à nous. Il n’y avait aucune chance de le maintenir en vie.
À minuit, nous avons trouvé une nouvelle cachette, 27 rue Nalewki,
dans la cour, à l’étage d’un immeuble incendié. Dès le lendemain, nous
avons commencé à nous protéger. Nous avons réussi à entrer en contact
avec le groupe de Zachariasz, dont le siège se trouvait au 34 de la
même rue. Ils nous ont appris que leur commandant, Zachariasz, était
parti avec Lopata dans la rue Mylna pour nouer le contact avec le quar-
tier « aryen » et qu’ils étaient morts là-bas. Le groupe de Zachariasz
cherchait un moyen de passer dans le quartier « aryen » par les égouts.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 597

Nous nous sommes mis d’accord sur un mot de passe commun et, à
partir de ce moment-là, nous devions rester continuellement en
contact. Au-dessus de notre cachette, à l’étage, dix corps étaient en
train de se décomposer. Qui étaient ces gens ? D’où venaient-ils ?
C’était un mystère pour nous.
6 juin. Un autre homme a rejoint notre groupe : Leon Grynbaum.
Pendant plusieurs jours, il s’était caché tout seul au 27, rue Nalewki. Cet
immeuble était voisin du 24 de la rue Zamenhof. Sa famille, avec
quelques autres, y avait aménagé son abri dans les caves de la façade.
Depuis 1942, ces caves leur servaient d’entrepôts parce qu’ils avaient
des magasins qui ouvraient sur la façade. Ensuite, l’immeuble a appar-
tenu au « terrain sauvage », mais les gens avaient construit leurs abris

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là quelques semaines avant l’action, mettant ainsi leur vie en danger,
parce qu’ils croyaient que la zone « sauvage », non habitée par les Juifs,
ne serait pas soumise aux « actions ». La nuit, ils déposaient donc dans
leurs abris des affaires, de la nourriture, du matériel pour les lits de
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camp, des combustibles et beaucoup d’autres objets, indispensables


pour vivre. Outre les Grynbaum, quelques familles de commerçants se
cachaient aussi là.
À la fin du mois de mai, un détachement de « fouilleurs » s’en est pris
à leur abri. Les Allemands ne savaient pas que quelqu’un s’y cachait,
parce que tout le monde avait fui par un petit tunnel dans les caves de
l’immeuble vers le 31, rue Nalewki et le 1, rue Gesia. Les habitants de
l’abri, induits en erreur par le fait que les Allemands n’avaient pas fait
exploser l’ouverture et les voûtes, sont rentrés le soir à l’endroit qu’ils
occupaient auparavant. Mais le lendemain, les Allemands ont bloqué
toutes les sorties et ont introduit un gaz inconnu à l’intérieur. Les gens
ont commencé à étouffer et à sortir de l’abri. La sœur de Leon Grynberg
s’est empoisonnée et a perdu connaissance. Leon et son beau-frère l’ont
tirée dans une autre toilette de cave, où ils ont décidé de rester tant que
les Allemands ne les découvraient pas. Après plusieurs heures, ils ont
entendu les pas des bourreaux s’éloigner et emmener avec eux les Juifs
arrêtés dans l’abri. Leon a même entendu les pleurs de sa mère.
Son beau-frère et lui ont décidé de sauver sa sœur. La nuit, ils se
sont rendus dans les caves du 24, rue Zamenhof, où ils ont décidé de
se cacher quelque temps. L’état de santé de sa sœur s’est amélioré. Une
nuit, le beau-frère de Leon s’était rendu dans l’abri des médecins de
l’hôpital de Czyste pour organiser le séjour de sa femme, mais il n’était
pas revenu. Il n’était pas revenu non plus la nuit suivante. Depuis lors,
toute trace de lui avait disparu. Pendant la nuit, Leon quittait la cave
et se rendait dans son abri, d’où il ramenait de l’eau et des biscuits secs
pour sa sœur. Quand la malade restait seule dans la cave, elle était
598 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
attaquée par les rats. Avec ses dernières forces, elle essayait de se
défendre, en leur jetant de la terre. Manquant d’aide médicale, elle est
morte. Nous sommes allés l’enterrer cette nuit avec Leon.
Notre nouvelle cachette, au 27 de la rue Nalewki, avait ses bons
côtés. Côté façade se trouvait l’abri de Grynbaum, qui était très bien
approvisionné en nourriture, en sous-vêtements, en vêtements et en
linge. Dans cet immeuble, il y avait encore l’eau courante, et dans l’abri,
une pompe artésienne. Nous en avons emporté toute la nourriture, un
peu de linge, et de temps en temps, nous allions là-bas pour changer de
sous-vêtements. Nous avons trouvé aussi beaucoup de livres et nous les
avons emportés pour lire.
En nous appuyant sur le constat de Léon selon lequel les Allemands

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n’étaient pas entrés dans l’abri le jour où ils l’avaient découvert et en
sachant que depuis ce jour-là, ils n’y étaient pas entrés, nous pouvions
nous permettre de venir chercher des affaires sans avoir peur que cela
ne puisse conduire les Allemands sur nos traces. Nous faisions seule-
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ment attention à ne pas piétiner le chemin et à ne laisser aucune trace


qui pourrait indiquer la présence d’êtres vivants dans ce secteur. Nous
enveloppions nos chaussures dans des chaussons spéciaux, faits avec
des couvertures en coton. Le plus difficile était de traverser toutes les
cours la nuit pour sortir dans la rue et pour retourner de la rue à notre
cachette. Notre imagination malade nous faisait croire que les
Allemands se souvenaient de tout et que n’importe quel changement
pourrait les mettre sur nos traces. Pendant tout le temps que nous avons
passé là, les cours des cachettes sont restées telles qu’elles étaient le
premier jour, après que l’extinction des incendies.
Dans la journée, nous restions allongés sur nos lits. En face se
trouvait un hôpital juif qui avait été bombardé, et, dans les chambres
détruites par les bombes, des lits cassés et des tables de nuit en métal.
Autour de nous régnait un silence de mort, brisé seulement par le
bruit de la marche d’une division de « fouilleurs » qui se rendaient
dans le ghetto central ou dans le secteur des brosseurs pour l’Aktion.
Nous voyions marcher un groupe de condamnés conduits vers
l’Umschlagplatz.
Autour, à perte de vue, des centaines de cheminées, les carcasses
d’anciens immeubles, des tas de gravats et, de temps en temps, les
canonnades des tirs parvenaient à nos oreilles.
Dans des caves situées sous la troisième cour de notre immeuble se
trouvait une usine d’eau gazeuse complètement aménagée, un entrepôt
de broches, des sacs de peinture, ainsi que différentes cachettes et des
fosses dans lesquels les gens se cachaient pendant l’action de juillet. Au
23/25 rue Nalewki, une propriété avait échappé aux flammes dans la
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 599

quatrième cour, ainsi qu’un bâtiment sur la droite et une aile transver-
sale. Dans ces immeubles se trouvaient les entrepôts de meubles de la
Werterfassung, une partie des meubles volés dans les appartements des
Juifs pendant l’Aktion de juillet. Nous avons percé une ouverture dans
le mur pour créer un passage par le haut avec cet immeuble. Nous avons
ramené de l’entrepôt des chaises et une table, afin d’essayer de donner
un aspect « normal » à notre vie végétative. Nous avons masqué l’ou-
verture après l’incident arrivé à Salek Wislicki. Il a été surpris dans l’en-
trepôt par des Polonais escortés par des Allemands, qui, comme il s’en
est rendu compte, étaient venus récupérer des meubles. Salek a réussi à
se cacher dans l’un des placards, et n’est revenu qu’après la sortie de ce
groupe d’ouvriers.

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Pour le moment, dans notre cachette, le feu n’avait pas tout brûlé.
Des pièces, qui avaient en partie résisté, étaient complètement vides. Une
partie des immeubles de notre cour avait complètement brûlé, mais dans
notre cachette, seules la porte et les fenêtres avaient brûlé, ainsi qu’une
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partie des planchers et de l’escalier. Un pan de toit avait résisté. Dans


l’une des pièces, l’encadrement d’une fenêtre avec sa vitre avait résisté.
Une partie des murs était noircie et fissurée, mais les autres étaient
intacts et avaient conservé leur fraîcheur. Tous les autres bâtiments de
cette cour avaient brûlé jusqu’aux caves.
Dans le grenier, outre les cadavres que nous avons trouvés là, les
mouches foisonnaient et nous attaquaient. À côté des corps, nous avons
trouvé de petits sacs de biscuits secs et des bouteilles d’eau. Du grenier,
nous avons vu des traces de chaussures ferrées et en avons conclu que
les Juifs avaient été tués par des Ukrainiens. Nous n’avons pas réussi à
définir qui étaient ces gens qui avaient été tués.
Dans notre nouvelle cachette, pour le moment, nous nous reposions
en lisant des livres, en jouant aux cartes et en discutant de différents
sujets. Un non-initié aurait pu penser qu’il s’agissait d’un groupe de
gens qui s’étaient cachés là pour survivre à une période de calamités. De
l’extérieur, rien n’indiquait que notre sort était déjà scellé et que nous
reculions seulement le jour de l’exécution de la peine de mort. Un obser-
vateur attentif aurait tout de même remarqué des reflets inquiets dans
nos yeux, des mouvements nerveux, des visages conscients d’une situa-
tion désespérée. Les hommes avaient énormément vieilli, et les visages
non rasés, les cheveux non coupés donnaient l’impression d’hommes
primitifs. Ces gens portaient le poids des survivants qui aurait pu servir
à écrire des volumes entiers. Qui étaient-ils ?
Voici le profil de quelques-uns de mes compagnons.
Klojnski : un homme de 37 ans environ, diplômé en droit. Il avait
appartenu au Service d’ordre et participé activement aux premiers jours
600 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
de l’Aktion de juillet. Il s’était vite détourné de cette route, parce que le
destin avait fait que le sort des siens avait été identique à celui des
autres familles juives qui habitaient dans le ghetto. Ses parents avaient
été emmenés en août 1942 et il avait perdu sa femme et son fils en
septembre. Il avait vendu tous ses objets de valeur et acheté un pistolet.
Son seul but dans la vie était de venger ses parents, sa femme et son
enfant. Il donnait l’impression d’un homme décidé, qui n’aimait pas que
l’on s’oppose à lui, mais il était en même temps très posé et, comme nous
nous en sommes rendus compte par la suite, il aimait aider les autres.
De temps en temps, il sortait la photo de sa femme et racontait comment
ses « collègues » de travail les avaient pris, elle et son enfant, et les
avaient conduits à l’Umschlagplatz. Il donnait l’impression de ne jamais

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trouver de calme, d’être poursuivi par des remords à cause de sa parti-
cipation à l’Aktion et parce qu’il n’était pas à la maison quand on avait
enlevé sa femme et son enfant. On avait parfois l’impression que c’était
un homme complètement désespéré.
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Szmul Melon, lui, avait terminé les sept classes de l’école élémentaire
et venait d’une famille d’industriels de la fourrure. Il avait environ
22 ans, était bien bâti, plein d’énergie et plein de vie. Il avait acheté une
arme avec de l’argent qu’il avait gagné tout seul et il avait déménagé
dans le ghetto. Il avait également convaincu ses amis d’acheter une arme.
Son premier conflit avec ses parents s’était produit parce qu’ils refusaient
de le laisser quitter l’abri où ils se cachaient. Ils ne voulaient en aucune
façon admettre l’idée que leur fils puisse tomber au combat alors qu’il
pouvait rester caché dans son lit. Sa volonté inextinguible de se battre
l’avait emporté. Melon croyait fermement que nous allions sortir de cette
« boîte de la mort » et que nous allions encore infliger de nombreux coups
à nos ennemis en combattant dans les maquis polonais.
Lejzor Szerszen était un type très intéressant. C’était le futur rempla-
çant de Melon. Il avait été emmené du ghetto le jour du Nouvel An juif
194238, pendant la période la plus « chaude ». Il s’était retrouvé à
Treblinka. Là, il avait été affecté aux entrepôts de vêtements, où il avait
travaillé pendant plusieurs semaines. Ensuite, on l’avait affecté au trans-
port des cadavres. Une fois que les chambres à gaz étaient ouvertes et
que les Juifs tombaient sur la rampe, il était forcé, lui comme d’autres
Juifs, d’emporter les corps vers des fosses communes. Szerszen venait
d’une famille de la petite bourgeoisie hassidique. Ses parents avaient un
entrepôt d’articles de fer dans la région de Varsovie. Lui travaillait
comme agent. Il livrait les métaux et d’autres articles aux usines. Il avait
36 ans. C’était un Juif croyant et pratiquant, attaché à la culture et à la
tradition juives. Jusqu’à l’Aktion de juillet, il travaillait dans l’atelier de
38. C’est-à-dire en septembre 1942. (N.d.l.R.)
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 601

Nuss et continuait en partie à livrer des articles dans de petites usines.


Il avait été emmené avec toute sa famille pendant l’Aktion. À Treblinka,
son attitude avait changé. C’était toujours un homme croyant, mais un
élément de lutte avait commencé à dominer en lui. C’était un homme
intelligent, perspicace, qui avait très bon caractère.
Dans les moments libres, il racontait en murmurant Treblinka et sa
fuite du camp. Il était plein d’amertume vis-à-vis des Juifs qui ne
voulaient pas le croire quand il était rentré de Treblinka et qu’il parlait
de l’enfer qui se déroulait là-bas. En effet, ses histoires étaient plus ou
moins macabres. Nous n’allions pas le croire sans avoir vu de nos yeux
des scènes semblables. Les histoires de Szerszen se concentraient d’ha-
bitude sur la personne d’un Allemand, Dolfie, sur Treblinka et sur la

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chambre à gaz. Il racontait qu’il y avait souvent dans les chambres à gaz
des corps de personnes gazées plusieurs fois qui avaient enflées jusqu’à
une taille colossale. Cela arrivait parfois parce que les Allemands
faisaient entrer précipitamment des gens dans les chambres où se trou-
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vaient encore quelques corps qui n’avaient pas été enlevés. Les
chambres à gaz étaient des pièces étroites avec une petite ouverture, le
judas. Les condamnés étaient debout l’un à côté de l’autre. Après l’ou-
verture des portes, quand le phosgène avait accompli son œuvre, les
cadavres tombaient. Une équipe de Juifs vivants, les porteurs, entrait et
enlevait les cadavres. De l’autre côté, les Allemands ouvraient les portes
et faisaient entrer leurs nouvelles victimes.
Les porteurs juifs qui travaillaient sur la rampe essayaient d’éviter les
corps enflés, parce qu’ils étaient trop grands pour pouvoir être déplacés
rapidement et que les porteurs prenaient une bonne raclée pour le retard.
Szerszen parlait aussi des cris qui sortaient de la chambre à gaz, des
exécutions des porteurs qui tombaient avec les cadavres dans les
fosses communes, des sélections quotidiennes et des exécutions par
balles des « travailleurs » juifs de Treblinka. Quand il racontait tout
cela, on pouvait lire un désir de vengeance sur les visages des gens qui
l’écoutaient.
Szerszen terminait toujours ses histoires par un avertissement : il ne
fallait pas se laisser prendre vivant par les Allemands. On disait qu’il
était parmi les plus combatifs et les plus courageux. Ses conseils étaient
écoutés avec empressement parce que ses paroles étaient chargées d’un
sens grave.
Lolek Lebensold avait 19-20 ans. Il avait terminé les quatre classes
du lycée. Il venait d’une famille progressiste de la petite bourgeoisie. En
1940, il avait adhéré au scoutisme juif à Varsovie. Il avait vécu les
Aktions de juillet et de janvier auprès de ses parents. Il avait travaillé
avec son frère à l’Ostbahn, en entretenant sa famille par un petit trafic.
602 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Il était l’un de ceux qui avaient lancé l’idée de s’armer parmi les
travailleurs de l’Ostbahn. Avec Melon, il avait constitué autour de lui un
groupe de jeunes fidèles de son âge en les préparant à l’affrontement
final. C’était un garçon courageux, sincère, amical et très dévoué à son
groupe. Au fond de son cœur, il rêvait de quitter la « cité des morts »
pour rejoindre les maquis.
Felek Rozeberg avait 27 ans. Il venait d’une famille ouvrière. Il
avait un niveau d’études secondaires. Dans le ghetto, il avait d’abord
travaillé dans la zinguerie, puis dans l’atelier des brosseurs, 4 rue
Walowa. Il se trouvait toujours dans une mauvaise situation financière
et n’était pas en mesure de s’acheter une arme. Lorsqu’il avait perdu sa
femme, la lutte était devenue le seul but de sa vie. Ses traits caracté-

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ristiques étaient la vivacité d’esprit, le dévouement et la capacité à
vivre en groupe.
Janek Jankowski avait environ 37-38 ans. Il venait d’une famille
bourgeoise. Il avait un niveau d’études secondaires. C’était un homme
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fade, médiocre et un grand égoïste. Il s’était attaché à ses affaires avec


son cœur et son esprit et voulait seulement s’enrichir. Pendant que nous
cherchions des armes dans l’abri des hajmans, lui, il cherchait des
bijoux. Il n’était pas amical, mais antipathique dans ses rapports avec
les autres.
Leon Grynbaum avait 25 ans. Il venait d’une famille de commerçants
juifs de la rue Nalewki. Il avait un niveau d’études secondaires. Avant
l’insurrection, il s’occupait du trafic des armes. Il s’était procuré des
armes, pour lui et l’abri de ses parents. Il était très amical, sincère,
dévoué à ses compagnons et c’était un Juif conscient. Il se différenciait
de sa famille par ses idées de gauche. C’était un observateur perspicace
et un bon conseiller. Il connaissait bien le « terrain sauvage » et la zone
du ghetto.
Salek Wislicki avait environ 32 ans. Il appartenait à une célèbre
famille de fabricants de Lodz. Il avait un niveau d’études secondaire.
C’était un homme assez intelligent, mais un grand lâche. Il était arrivé
dans notre groupe par hasard. Il était dévoué au groupe parce qu’il
croyait qu’avec lui, il réussirait à passer dans le quartier polonais, où il
avait un appartement assuré grâce à des amis auxquels il avait envoyé
tous ses biens, ses vêtements, ses bijoux et des devises.
Mosze Halbersztadt avait 19 ans. Issu d’une famille commerçante
de la petite bourgeoisie, il avait terminé l’école élémentaire et avait
ensuite étudié seul. Jusqu’à l’Aktion de juillet, il avait travaillé dans un
atelier de menuiserie, puis dans un atelier de l’Ostbahn. Il s’orientait
rapidement. Il était courageux, amical et le groupe l’aimait bien. Il
avait une intelligence de naissance qui se manifestait dans les discus-
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 603

sions. On avait l’impression qu’après l’Aktion de juillet, il était devenu


sentimental. Parfois, il semblait que son sentimentalisme était à la
limite de la mélancolie. Durant son temps libre, il lisait volontiers des
livres. Son seul objectif était de rejoindre les maquis.
Mietek Lizawer avait 25-26 ans. Il venait d’une famille hassidique
riche, propriétaire de l’usine de boutons de la rue Mlawska, à Varsovie.
Il avait reçu une éducation hassidique, mais dès son plus jeune âge, il
s’était libéré des influences de sa famille et s’était laissé emporter par la
vague du progrès. Il était amical, pas très intelligent. Les habitudes bour-
geoises de sa maison étaient ancrées en lui. Il était volontiers d’accord
avec les idées des autres. Il s’enflammait souvent pour différents projets,
mais il était rarement catégorique dans ses actions.

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Festinger, je n’arrive pas à l’imaginer autrement que toujours
souriant, avec un visage serein et bon, et des yeux typiquement juifs et
tristes. Il avait le teint foncé et les cheveux noirs. Il était de taille
moyenne. Il avait environ 28 ans. Il me semblait qu’il avait été élevé
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dans un esprit d’assimilation, mais il aimait viscéralement sa nation, la


tradition juive et il adorait les blagues juives. C’était un homme droit,
sincère et un ami dévoué.
Pepi Kanalowna venait d’une famille hassidique. Elle avait environ
24-25 ans. Elle avait acquis une formation d’infirmière à l’hôpital de
Czyste. Elle était d’une nature sereine, bonne et sensible à la douleur
humaine. Elle avait été marquée par ce à quoi elle avait survécu. Elle
était devenue plus mélancolique. Elle pleurait tout le temps la mort de
son mari, un médecin de l’hôpital de Czyste qu’elle avait épousé dans le
ghetto. Elle était appréciée et aimée par le groupe. Elle possédait l’une
des plus belles qualités humaines : la foi et l’amour de l’homme.
Quand je me souviens de Heniek Zemsz (32 ans), un proverbe me
vient à l’esprit, qui lui convient parfaitement : « Ce que les yeux voient,
les mains le feront ». C’était un homme particulièrement doué, avec des
mains en or. Il fabriquait tout seul des machines diverses dans son
atelier, 10 place Grzybowski, et a ensuite continué dans le quartier des
brosseurs, 4 rue Walowa. Il venait d’une famille d’artisans et de
commerçants. Grâce au travail de ses mains, il avait gagné une modeste
fortune avec laquelle il avait pu devenir indépendant. C’était un homme
avec un caractère en or, très débrouillard, qui s’orientait très vite, avec
une certaine sagesse juive. Après 1942, c’était un mari et un père exem-
plaire. Il se caractérisait par sa compréhension et son côté direct dans
les contacts humains. Dans notre groupe, c’était un compagnon sincère,
bon et dévoué. Plusieurs fois déjà, sa débrouillardise l’avait sauvé.
C’était, de notre groupe, le membre le plus obstiné, le plus combatif et
le plus courageux.
604 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Les frères Blumsztajn, Aron (20 ans) et Berek (22 ans), venaient d’une
famille d’artisans. Ils fréquentaient le heder39 et avaient acquis une partie
de leur éducation en autodidactes. C’était de bons spécialistes, appréciés
dans leur métier, et des maçons de confiance dans le ghetto. Ils s’occu-
paient de la construction des abris. C’était des gens très travailleurs. Ils
étaient dévoués de toute leur âme à Zemsz (parce qu’ils leur avaient
appris beaucoup de choses, il me semble), et ils étaient, pourrait-on dire,
ses lieutenants.
Czarnoczapka avait 25 ans. Il venait des environs de Plock. Ses parents
avaient une petite ferme agricole. Czarnoczapka allait au heder. Il avait
suivi quelques classes de l’école élémentaire. C’était un homme travailleur,
avec un comportement droit. Il avait en lui beaucoup de choses qui

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venaient de son éducation paysanne. Tout seul, il n’aimait pas trop réflé-
chir, mais il écoutait volontiers les ordres et les exécutait. Parfois, il mani-
festait un certain égoïsme, parce que son organisme en bonne santé
réclamait de la nourriture et qu’il n’arrivait pas à maîtriser sa faim.
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Lolek Lewinson, qui venait d’une famille de fabricants de carreaux,


était un type intéressant. À la maison, il avait reçu une éducation
soignée. Il avait terminé le lycée. Il avait participé à la campagne de
septembre et avait été envoyé dans un camp de prisonniers, d’où il avait
été libéré au printemps 1940. Dans le secteur des brosseurs, il faisait
partie de la Werkschutz40. Il était en général apprécié pour son attitude
positive envers les gens. Son expérience du combat nous servait parfois
pendant les affrontements.
Mosze Trinket était le fils d’un carrossier installé 4 rue Rynkowa. Il
avait été élevé dans la tradition juive. Après l’école élémentaire, il avait
reçu une éducation professionnelle. Il était courageux. C’était un obser-
vateur perspicace et un bon compagnon.
Il m’est difficile de décrire les autres, parce que certains d’entre eux
ne jouaient aucun rôle particulier et que leurs silhouettes se sont effa-
cées de ma mémoire. La grande majorité venait de familles bourgeoises
ou artisano-prolétaires. Ils avaient été élevés dans un esprit progres-
siste, aimaient les idéaux du progrès et de la démocratie. Il me paraît
important d’ajouter que la plupart des compagnons de notre groupe
étaient des fils de Varsovie, des enfants élevés dans le quartier juif de
cette ville. Objectivement, ces conditions ont joué un rôle dans la
formation de leur caractère.
Le lundi le 6 juin, de 5 à 7 heures du soir, je montais la garde et j’ob-
servais la quatrième cour du 27 rue Nalewki. Tout à coup, j’ai entendu

39. École élémentaire traditionnelle juive.


40. Service de sécurité chargé de la surveillance des ateliers de travail forcé dans le ghetto de
Varsovie.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 605

des gravats tomber des paliers et des pas silencieux monter l’escalier.
Avant que j’aie eu le temps de transmettre mes observations, un
« fantôme » au visage en sang s’est effondré dans la chambre. Le visage
couvert d’une gelée de sang séché, la tête et les vêtements tachés de sang.
Je n’arrivais pas à voir ses yeux. Sa main droite affreusement blessée
pendait sans vie et toute sa silhouette le faisait ressembler à « un mort
vivant ». Tout de suite, le fantôme a lancé : « Vous savez que je ne vous
ai pas trahis. Les garçons, si c’est possible, sauvez-moi, sinon, achevez-
moi tout de suite pour que je ne souffre pas. » Il s’est évanoui et est tombé
par terre. Immédiatement, Kanalowna l’a réveillé, l’a lavé, a désinfecté ses
blessures et lui a mis des pansements. À ce moment-là seulement, je me
suis rendu compte qu’il s’agissait de Lolek qui était parti samedi avec

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Melon pour rejoindre le quartier « aryen » en passant par les égouts.
Quand il a repris connaissance, nous lui avons donné un peu de soupe
avec du sucre et de l’eau, ou plutôt une gelée avec du sable parce que
c’est à ça que notre eau ressemblait. Il s’est reposé quelques minutes, puis
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il nous a raconté qu’il avait été fusillé un quart d’heure plus tôt avec
Kobrynerowna au 13 de la rue Zamenhof. Kobrynerowna avait été tué et
lui il avait fait semblant d’être mort. Il avait rampé vers nous après le
départ des bandits pour nous dire : « Je ne peux pas mourir sans vous
avertir que le frère est à la Befehlstelle. Je sais qu’il a mon caractère, mais
pendant les interrogatoires, il peut craquer et nous trahir s’il est torturé
de façon inhumaine. Fuyez d’ici tout de suite. Sur le chemin, de la rue
Zamenhof à la cachette, il y a plein de traces de sang. Sauvez votre vie,
laissez-moi parce qu’à chaque moment, les bandits peuvent arriver ici. »
Nous avons installé Lolek dans des draps. Nous avons laissé un peu
de sucre, de la soupe et de l’eau près de lui et à 5 h 45 de l’après-midi,
neuf personnes sont descendues silencieusement par la cour jusqu’à
l’extrémité du mur, près du deuxième portail, à côté duquel il y avait
une ouverture d’un mètre sur 45 centimètres. Par là, nous avons réussi
à passer au 5 rue Gesia, et ensuite au 7 et à atteindre la cave où nous
devions rester jusqu’à 10 heures du soir. Depuis trois semaines, c’était
la première fois que je descendais dans la cour de mon plein gré. En
traversant la rue, mon cœur battait à tout rompre par inquiétude, par
peur d’être vus par les bandits et qu’une rafale de tirs ne tombe d’une
cachette des Allemands. Poussés par la peur de la mort, nous n’avons
pas prêté attention au danger éventuel, caché derrière un coin. Nous
sommes restés dans l’abri et pensions en tremblant à ce nouvel événe-
ment en attendant qu’il soit 10 heures du soir pour pouvoir nous
déplacer dans le secteur des brosseurs. Avec dans la gorge l’enfer de la
soif, l’homme somnolait, fatigué, résigné et prêt à tout. Pour mieux
entendre, nous arrêtions de respirer. Nous avions l’impression qu’il y
606 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
avait neuf cadavres dans la cave. Seuls le battement du cœur et le pouls
prouvaient la présence de la vie. Soudain, nous avons entendu de loin
« Wir wollen nicht41 ». Pour nous, c’était le signe que les bandits avaient
terminé leur journée de travail, et que ce jour-là, nous pouvions nous
compter parmi les vivants. Nous parlions en silence de Lolek.
Kanalowna affirmait que Lolek ne vivrait plus longtemps, parce qu’il
avait reçu quatre balles : à la main, au ventre, à la poitrine et dans le
cou. Nous avons passé une heure et demie sur ce débat.
Nous sommes revenus dans notre cachette. Lolek se sentait mieux et,
après avoir bu du thé chaud, il nous a raconté son histoire. Ils étaient
partis de la « zone sauvage » dans la nuit de samedi à dimanche, en
direction des rues Smocza et Gesia, en passant par la bouche d’égout qui

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avait été ouverte par le guide catholique. Ils avaient marché deux heures
et demie dans les canaux en barbotant dans l’eau jusqu’aux chevilles.
Par endroits, les canaux étaient tellement ensablés qu’ils devaient
ramper sur les genoux. Le dimanche, à 4 h 30 du matin, le guide les a
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fait sortir par une bouche d’égout dans une impasse près du cimetière
évangélique. Tout le monde est sorti près du cimetière. Six personnes
sont immédiatement parties en tramway vers leurs destinations. Szymon
Melon est parti avec le passeur. Ils ont acheté de la nourriture pour toute
la journée. Lolek, son frère et Kobrynerowna devaient attendre dans le
cimetière, parce qu’il était plus facile de circuler dans le quartier polo-
nais le soir. Ils attendaient Melon, qui devait chercher un lieu pour ses
parents à Powisle et entrer en contact avec les maquis pour notre groupe
« des ruines ». Le soir, ils devaient revenir dans le ghetto pour nous faire
sortir avec tous les autres grâce à l’aide des « aryens ».
À 6 heures du matin, des individus douteux sont arrivés dans le cime-
tière et, quand ils ont remarqué « Moszek », ils ont réclamé de l’argent.
En réponse, Lolek et son frère ont chargé leurs armes et ont répondu
qu’ils pouvaient leur donner… une balle à chacun. Ils ont fait fuir les
pillards, se sont rendus au cimetière juif et se sont cachés dans le caveau
d’un rabbin. Les heures passaient, le cimetière était vide et sombre. Ils ont
glissé leur arme sous leur coupe-vent et après 32 heures de fatigue et de
stress, ils se sont endormis. Tout à coup, ils ont été réveillés par un cri :
« Hände hoch !42 ». Ils ont vu les carabines pointées sur eux. L’un des SS
s’est approché d’eux précipitamment et les a désarmés avant qu’ils remar-
quent quoi que ce soit. Quand ils sont sortis de la grotte, ils ont vu à côté
des SS les mêmes pillards que tout à l’heure. Ils croyaient qu’ils seraient
tués là, dans le cimetière juif, mais ce n’était pas cela qui leur été destiné.
Ils ont été conduits à la Befehlstelle, et là bas seulement a commencé pour
41. Nous ne voulons pas.
42. Haut les mains !
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 607

eux l’enfer d’avant la mort ; mais sur le chemin, ils se sont mis d’accord
sur leurs aveux et se sont jurés de ne rien trahir. Les SS ont déclaré l’ar-
restation des Juifs dans le quartier polonais et ont déposé les deux armes
chargées des individus arrêtés. L’enquête a commencé. On les a conduits
dans des cellules, puis on les a interrogés séparément. À Lolek, les SS ont
demandé comment il était arrivé dans le cimetière.
– J’ai sauté par-dessus le mur, a-t-il répondu.
– D’où vient ton arme ?
– Je l’ai prise à un cadavre dans le ghetto.
– Pourquoi l’as tu emportée dans le quartier polonais ?
– Pour me défendre des agressions des Polonais.
On lui a posé ensuite de nombreuses questions : « De quel bunker

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viens-tu ? », « Où sont les Juifs ? », « Combien reste-t-il encore de Juifs ? »,
etc. Quand Lolek donnait des réponses évasives, il était frappé au visage,
puis battu avec un fouet sur tout le corps. Il s’est évanoui. Quand il a
repris conscience, il était seul dans une cellule sombre et des centaines
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de vers rampaient sur lui. Une heure est passée ainsi. Un SS est arrivé et
lui a annoncé qu’il pourrait rester en vie, avoir un travail et être bien
nourri s’il montrait l’emplacement d’un bunker de Juifs. Il a offert à Lolek
une cigarette, l’a pris par la main et l’a emmené sur une petite place, au
101, rue Zelazna. Il y avait là des baraquements avec soixante Juifs,
hommes et femmes. Le SS a fait entrer Lolek à l’intérieur d’une baraque
et a ordonné qu’on lui serve un déjeuner à la cuisine. Lolek a vu dans la
baraque des gens de différents bunkers et de différents groupes, et il en
a conclu que les bandits gardaient en vie une personne de chaque groupe
fusillé pour essayer de lui extorquer des aveux. Dans la baraque, il y avait
une cantine avec des gâteaux et des sucreries. Parmi les Juifs qui se trou-
vaient dans la baraque, Lolek a reconnu Moniek Furman, Halina
Szapirowna et Tyszler. Le SS a fait sortir Lolek et lui a parlé de l’oppor-
tunité qui se présentait à lui de faire partie de ses Juifs heureux qui
avaient le droit de survivre à la guerre en travaillant avec la SS. Le SS a
souligné que Lolek pouvait recevoir une carte de vie, signée par le
gouverneur Frank. Il pouvait obtenir tout cela uniquement en échange de
vrais aveux. En revanche, s’il persistait dans ses dépositions absurdes, il
serait fusillé dans la nuit. Enfin, il lui a demandé quel était son dernier
souhait. Lolek a voulu échanger sa cellule sombre contre une claire et
d’avoir la possibilité de dire adieu à son frère. Le dimanche, à 6 heures
du matin, il a obtenu une cellule claire et un paquet de cigarettes, mais
ils ne l’ont plus jamais laissé voir son frère.
La journée s’est déroulée calmement. À 9 heures du soir, le SS a
apporté à dîner à Lolek, en lui demandant s’il était prêt à faire sa dépo-
sition. Lolek a répondu qu’il l’avait déjà faite une fois et qu’il n’avait
608 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
rien de nouveau à ajouter. Le SS a juré : « Verfluchte Jude !43 ». Il a
enlevé la nourriture à Lolek et l’a ramené dans une cellule aveugle. On
l’a laissé là une heure, puis on l’a conduit dans un « bureau » où deux
SS l’ont torturé à tour de rôle avec un fouet. Quand il s’évanouissait, on
lui faisait reprendre conscience et on recommençait à le torturer. Cet
« examen » a duré une heure. La tentation était très forte, mais sa
volonté était invincible : tomber comme un Juif anonyme et silencieux,
sans lâcher la vérité sur ses frères.
Une fois « l’examen » terminé, l’Haupsturmführer Brand a annoncé à
Lolek : « Heute wirst du getötet44. » Ce n’était pas une nouveauté pour
Lolek. Il s’était familiarisé avec la mort depuis déjà onze mois – ou
plutôt, cela faisait déjà quatre an que l’hitlérisme régnait en Pologne. Les

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heures traînaient sans fin. Il a passé toute la nuit sans dormir. Les bles-
sures causées par les coups de fouet le piquaient impitoyablement. Il se
creusait la tête sur le genre de tortures que les bandits allaient encore lui
infliger avant de mourir. La nuit est passée, la matinée, le midi. La soif
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le faisait souffrir et la faim commençait à se faire ressentir. À 4 heures


de l’après-midi, les bandits l’ont fait sortir du bunker. Lolek croyait
qu’un instant après son cœur serait transpercé par une rafale de tirs,
mais on l’a emmené sur un parvis, où attendaient deux voitures. On l’a
fait monter dans l’une d’elles et, après un instant, on a fait monter à côté
de lui Korbrynerowna. Une escorte de quatre SS a pris place dans la
même voiture. L’Haupsturmführer Brand, Konrad et deux SS sont
montés dans la deuxième voiture. Elles ont démarré. Kobrynerowna
avait le visage défoncé par les coups et les mains en lambeaux : des
morceaux de viande et d’os pendaient sans vie. Il a chuchoté : « Je n’ai
pas pu résister. Je leur ai dit par quelle bouche d’égout j’étais entrée et
sortie, et maintenant ils nous emmènent pour que je leur montre cet
endroit. » Ils n’ont pas parlé plus, parce que les fouets des SS sont entrés
en mouvement. La voiture est arrivée à la bouche de la rue Okopowa.
Les SS ont noté quelque chose et les autos sont reparties vers le ghetto.
Au coin des rues Gesia et Smocza, ils ont à nouveau vérifié le canal et
la bouche d’égout et pris des notes. L’auto de Lolek et Kobrynerowna a
pris la direction du 13, rue Zamenhofa et s’est arrêtée là. Tous deux ont
reçu l’ordre de chercher un câble dans la cour, mais dès qu’ils en ont
franchi l’entrée, ils ont entendu des tirs derrière eux et ils sont tombés
en sang. Kobrynerowna hurlait terriblement. Un SS lui a tiré sept fois
dessus. Lolek était conscient. Il faisait semblant d’être mort. Malgré cela,
le SS l’a achevé de deux balles. La première l’a atteint à la poitrine,
l’autre a transpercé sa main droite, qui tenait son ventre, et s’est logée
43. Maudit Juif !
44. Tu seras exécuté aujourd’hui.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 609

dans son ventre. Il n’a pourtant pas perdu connaissance. Quand il a


entendu le bruit des voitures des bandits qui s’éloignaient, il s’est levé
en vitesse, a vérifié que Kobrynerowna était morte et s’est rendu du
13 rue Zamenhof au 24, d’où il est passé au 27 rue Nalewki par un trou
percé dans le mur de la troisième cour. Il est arrivé ainsi jusqu’à nous
avant d’avoir perdu tout son sang.
Sur le conseil de Lolek, à 2 heures du matin, nous avons quitté la
« zone sauvage » pour aller dans le secteur des brosseurs. Sur ce terrain,
il n’y avait pas eu de changements particuliers. Tous les jours, des divi-
sions de « fouilleurs » venaient démolir les bunkers et les tunnels déjà
découverts. De temps en temps, ils arrivaient à y arrêter et à en emmener
quelques Juifs. Ils n’avaient pas trouvé d’abris qui avaient résisté. Ils

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n’avaient même pas pu le faire après avoir démoli toutes les voûtes de
caves, qui se trouvaient à la surface des anciens immeubles et dans les
caves, sous les cours.
Les gens qui se trouvaient dans les abris avaient terriblement maigri
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et ils étaient devenus complètement sauvages. Après six semaines


passées dans les abris-tombeaux, ils ressemblaient plus à des squelettes
humains qu’à des êtres vivants. Chaque bruissement, chaque coup,
chaque mot prononcé plus fort leur faisaient peur. Leurs nerfs étaient
tendus à l’extrême. Ils n’arrivaient pas à comprendre comment on
pouvait rester à la surface, dans les immeubles incendiés, et voir tous les
jours les vagues meurtrières d’Allemands, contempler leur œuvre. Presque
tous les habitants des abris souffraient de conjonctivite et l’inaction
provoquait une inertie des muscles du corps.
Les travailleurs polonais des centrales électriques, du téléphone, du
gaz et des canalisations ont commencé à venir sur l’ancien terrain du
ghetto. Ces travailleurs étaient toujours escortés par des Allemands. Ils
effectuaient leurs travaux de façon autonome. Il me semble que c’est à
ce moment qu’a commencé le blocage technique complet du ghetto. Par
l’intermédiaire des ouvriers polonais, les Allemands essayaient de priver
les Juifs d’eau, de lumière, de gaz et de connexions téléphoniques
(secrètes, bien entendu). Ils voulaient de cette façon détruire tout ce qui
pouvait aider les Juifs à se cacher, et briser la résistance des derniers
combattants, armés ou non, qu’il restait encore dans les abris. Ils
tentaient d’isoler complètement les Juifs du quartier polonais. Ils ont
demandé aux employés des canalisations de fermer [certains accès aux]
égouts avec des portes massives, pour empêcher absolument tout
passage par ce chemin de l’ancien ghetto vers le quartier polonais. Dans
toute la zone, comme je j’ai déjà mentionné, toutes les bouches d’égout
avaient été dynamitées. Les employés des canalisations « bouchaient »
les ouvertures laissées par les explosions à l’emplacement des bouches
610 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
avec des objets métalliques de toute sorte, des briques et des gravats,
pour qu’on ne puisse pas pénétrer dans les égouts du côté du ghetto. Il
me semble aussi que les Allemands avaient un plan détaillé de toutes les
cachettes déjà découvertes, parce que dans les moments libres que leur
laissait leur « travail », ils détruisaient les réserves de nourriture qui se
trouvaient encore dans ces abris.
Grâce à ce blocage technique, les Allemands ont uniquement réussi
à couper l’approvisionnement en eau du ghetto. Le jour où je m’en suis
enfui, ils n’étaient pas parvenus à couper le gaz et l’électricité. Les
spécialistes de notre groupe disaient que l’électricité ne pouvait pas
être coupée, parce que les transformateurs qui se trouvaient dans les
caves des immeubles incendiés de l’ancien ghetto fournissaient de

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l’électricité aux immeubles qui se trouvaient dans le quartier polonais,
en face du ghetto.
Le 8 juin, nous avons aperçu dans le secteur des Polonais qui
fouillaient les abris restés vides après l’arrestation des Juifs sans être
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escortés par des Allemands. Au début, nous avons cru que les
Allemands avaient terminé l’Aktion et qu’ils avaient retiré leurs gardes
de la zone du ghetto incendié, mais un regard nous a suffi pour
comprendre que les gardes étaient toujours à leurs postes. Ces Polonais
ramassaient toutes sortes d’affaires abandonnées dans les cours et
fouillaient méticuleusement les caves et les anciens abris, récupérant
tout ce qui représentait une valeur « de l’autre côté » pour les gens
vivants. Ils rentraient chargés de sacs dans le quartier « aryen » par un
passage qu’ils étaient seuls à connaître.
Le jour suivant, ces gens-là sont arrivés dans la cour du 2 rue
Walowa, où Lutek Prywes et sa femme, l’ingénieur Kramsztyk, l’ingé-
nieur Moszkiewicz et d’autres personnes avaient leur planque.
Kramsztyk était terriblement brûlé. Ses blessures, qui ne cicatrisaient
pas, le faisaient affreusement souffrir. Ces douleurs étaient tellement
fortes que, bien que conscient du danger que représentaient les
fouilleurs allemands, il gémissait et sanglotait à voix basse. Même si,
dans ces conditions, il pesait sur les bras de sa femme et de ses amis
dévoués, ceux-ci l’entouraient de leurs soins. Quand les Polonais sont
apparus dans la cour, Moszkiewicz en a surpris deux dans la cave de la
maison. En voyant un homme-fantôme, un pistolet à la main, les
Polonais ont crié « Jésus, Marie » et sont tombés à genoux devant lui en
l’implorant d’épargner leurs vies, parce qu’ils avaient des femmes et des
enfants. Moszkowicz a finalement réussi à leur expliquer qu’il n’avait
pas de mauvaises intentions à leur encontre et qu’il avait seulement
besoin d’avoir des informations « de l’extérieur » et de recevoir de l’aide
médicale. Ces gens-là, en le regardant avec incertitude, lui ont répondu
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 611

que depuis trois jours les « meilleurs » gardes en faction près du mur
avaient accepté leurs pots-de-vin et les avaient laissés sauter par-dessus
un muret pour qu’ils puissent prendre des choses dans les abris. Les
gardes les avaient prévenus que s’ils trouvaient un enfant juif dans l’un
de leurs sacs, ou si un Juif essayait de sortir avec eux, tous seraient
fusillés. Les Polonais s’étonnaient qu’il se trouve dans les immeubles
incendiés des gens vivants, normaux, sachant encore parler.
Moszkowicz a convenu avec eux qu’il leur préparerait beaucoup de
vêtements en bon état, en échange de médicaments et éventuellement de
pain qu’ils devaient apporter le lendemain. Effectivement, le lendemain
ils ont apporté des médicaments et des petits bouts de pain. Ils les ont
laissés dans un endroit défini la veille, en emmenant les vêtements

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promis. Ils ont également laissé une petite feuille indiquant qu’ils
reviendraient quelques jours plus tard et qu’ils feraient sortir trois Juifs
en échange de dollars. Nous n’avons pas pris cette note au sérieux. Le
médicament n’a pas beaucoup aidé Kramsztyk, car une terrible tragédie
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s’est déroulée le matin du 10 juin.


Des Juifs cachés ont été dénoncés par le mouchard Mundek, qui avait
signalé une cachette au 2, rue Walowa. Là se dissimulaient sept
personnes, dont entre autres l’avocat Kirszenbaum.
Les Allemands ont bloqué de tous les côtés l’immeuble du 2, rue
Walowa et ont commencé à tirer. Un instant plus tard, ils ont ordonné
aux Juifs de sortir, mais personne n’est apparu. Les Allemands avaient
apporté des échelles avec eux. Sur leur ordre, Mundek a commencé à
monter à l’échelle sous le feu violent tiré en direction des gens cachés.
Il était suivi par les gendarmes. Tous ceux qui se dissimulaient ont
commencé à s’enfuir par des ouvertures dans les murs extérieurs vers
l’immeuble du 38, rue Swietojerska. Moszkowicz les couvraient. En
quelques minutes, une course s’est jouée entre l’habilité des gens et la
justesse des tirs des meurtriers. Une balle a touché la doctoresse Tola
Prywes, qui est tombée du troisième étage sur les pavés de la cour.
Kirszenbaum a été touché par une balle tout près du but et est tombé
sur la palissade dans la cour. Les autres ont fait demi-tour. Lutek
Prywes s’est complètement effondré. La femme de Kramsztyk n’a pas
participé à la fuite pour rester près de son mari jusqu’au dernier instant.
Moszkiewicz a tiré sa dernière munition pendant la fuite pour couvrir
les autres. Dès lors, ils se trouvaient dans leur cachette, sans défense,
complètement perplexes et effondrés, et attendaient l’évolution des
événements.
Les Allemands sont entrés à l’intérieur en tirant pour se couvrir. Ils
ont ordonné à tout le monde de descendre. Voyant que Kramsztyk ne
bougeait pas, ils l’ont abattu sur place. Sa femme désespérée s’est jetée
612 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
sur les Allemands avec ses poings. Elle a ainsi scellé son sort et est restée
avec son mari… Lutek Prywes a embrassé dans la cour le corps de sa
femme qui était en train de refroidir et a été conduit avec Moszkowicz
vers un lieu de torture.
Une jeune fille qui, pendant la fuite, s’était cachée dans une autre
pièce incendiée, où elle était restée pour la nuit, a pu s’échapper. Il me
semble que c’était la sœur de Moszkowicz. Elle était effondrée morale-
ment et épuisée physiquement par les événements du jour. Avec notre
aide, elle a pu gagner l’abri des cordonniers, au 34 de la rue
Swietojerska, dans la quatrième cour.
Dans notre cachette, au 27, rue Nalewki, aucun changement n’a eu
lieu. Le frère de Lolek a été à la hauteur de sa mission et a probablement

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emporté dans sa tombe le secret de notre groupe.
Le lendemain, après avoir quitté notre cachette, nous avons décidé
que chaque nuit, l’un de nous se irait monter la garde auprès de Lolek
malade. Il devait en être ainsi jusqu’au jour où nous considérerions que
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nous pourrions retourner dans notre cachette.


Habituellement, nous organisions les nuits de la façon suivante. Nous
nous séparions en trois groupes. L’un partait sur le terrain pour nouer
des contacts avec les Juifs survivants et éventuellement trouver une
fissure par laquelle on pourrait quitter le ghetto-cimetière. Le deuxième
se chargeait de rapporter de l’eau, du bois et des produits d’alimentation,
que nous cachions en différents endroits dans les ruines pour que, si la
cachette serait découverte, les survivants puissent en profiter. Les
membres du groupe postés autour de la cachette surveillaient qu’aucun
étranger ne s’approche. Pendant ce temps, le troisième groupe, le plus
petit, dirigé par Pepia Kanal, nous préparait un repas avec les réserves
que nous avions déjà accumulées.
La nuit, nous préparions en général de la soupe aux haricots ou à la
farine, et le jour, du gruau que nous mangions dans les moments calmes.
Pendant « les jours chauds », nous prenions nos repas en retard, parfois
même 24 heures plus tard que prévu. Après avoir vécu « une journée
chaude », nos larynx étaient serrés. La fatigue physique et l’épuisement
nous coupaient l’appétit.
Dans la cachette, l’état de santé de Lolek s’est amélioré. Nous avons
réussi à arrêter l’hémorragie, mais apparemment il n’y avait aucun
espoir de le garder en vie.
Nous n’avions plus d’armes ni de munitions, et nous avons appris
qu’au 22, rue Franciszkanska se trouvait l’abri des hajmans morts
asphyxiés au phosgène. Après deux heures d’un travail très dur, nous
avons creusé une sortie et nous avons rampé à l’intérieur de l’abri. La
terrible puanteur des cadavres, que recouvrait un essaim de mouches,
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 613

nous a submergés. Avec une petite lumière, nous avons aperçu les tas de
cadavres en décomposition totale. C’étaient des héros anonymes qui
avaient préféré mourir dans leur abri plutôt que de se rendre vivants aux
Allemands. Nous avons couvert notre bouche et notre nez avec des
mouchoirs et nous sommes arrêtés, paralysés par une douleur muette.
Dans le couloir, par terre, gisait un tas de corps, baignant dans une gelée
collante de chair et de sang. Il était impossible de reconnaître les
visages. C’était une vue terrible, un tombeau-abri collectif, mais nous
n’étions pas venu pour désespérer : il nous fallait des armes !
Soldat de la Pologne clandestine ! Que tu as de la chance d’avoir une
arme… Toi, tu peux répondre à la violence par la violence ! Pas comme
nous, qu’animent la volonté de lutter et qui avons un cœur de combat-

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tants, mais qui n’avons ni armes, ni munitions !...
« Nous, les Juifs, les fils de Varsovie, nous supplions qu’on nous
donne des armes et des munitions pour pouvoir continuer la lutte contre
les Allemands ». Cette résolution a été votée par la jeunesse juive, soit
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une cinquantaine de personnes rassemblées au 34, rue Swietojerska dans


la nuit du 14 juin 1943.
Ce n’était rien de s’évanouir devant la puanteur des cadavres et de
tomber de fatigue. Jusqu’à 3 heures du matin, nous avons fouillé
quarante-cinq cadavres et notre butin a été le suivant : trois Vis, un FN
et sept chargeurs. Le matin, dans notre cachette, il a été décidé quels
seraient les nouveaux combattants qui recevraient des armes. J’en
faisais partie. Nous avons juré que seule la mort pourrait nous séparer
de notre arme.
Le 15 juin, nous avons résolu de retourner au 27, rue Nalewki, parce
nous nous sommes rendus compte que les Allemands n’avaient pas
découvert cette cachette pendant les huit jours que nous avions passés
dans le secteur des brosseurs. Deux jours plus tard, un accident très
dangereux est arrivé dans notre cachette, surtout dans notre situation. Le
plancher s’est effondré sous Czarnoczapka qui était monté au grenier
pour observer la cour du 23/25 de la rue Nalewki. Le malheureux est
tombé du cinquième étage jusqu’au fond des caves, en défonçant dans sa
chute les planchers de tous les étages inférieurs. Le bruit du corps et des
gravats qui tombaient aurait pu mettre les Allemands sur notre trace.
Nous avons regardé en bas, dans le gouffre, mais nous n’avons vu qu’un
tas de briques. En bas, il régnait un silence total. Nous étions convaincus
que Czarnoczapka était mort. Pourtant, quelques minutes plus tard, nous
avons entendu un gémissement provenant de la cave où il se trouvait.
L’extraire du tas de gravats n’était pas facile. L’accident s’est produit
dans la journée, au moment où il ne fallait pas rompre le silence du
ghetto mort au risque de faire venir les Allemands. Quand nous avons
614 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
enfin sorti Czarnoczapka, choqué et en sang, incapable de bouger seul,
les imprévus ont commencé. Il fallait le faire monter dans notre planque,
mais on ne pouvait pas le faire à la lumière du jour, parce que le bâti-
ment en fond de cour dans lequel nous nous trouvions faisait face au
portail qui menait à la rue Nalewki. Nous avons donc laissé
Czarnoczapka dans le vestibule avec trois personnes et, au crépuscule,
nous avons installé le blessé sur une planche et l’avons monté jusqu’à
la cachette à l’aide de cordes.
Depuis quelques jours, il n’y avait plus d’eau dans la « zone
sauvage ». En revanche, il tombait de fortes pluies et nous avons décidé
de les utiliser. Jusqu’à maintenant, nous profitions de la pluie pour
prendre des « douches », mais il s’avérait désormais nécessaire de l’uti-

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liser pour boire. Nous avons rapporté du carton de l’abri de Grynbaum
et fabriqué un petit toit au-dessus de notre cachette. Nous avons installé
sur le bord un tube provisoire fait de tôle spéciale, que nous avons dirigé
sur le balcon qui se trouvait à côté de notre cachette. Nous avons posé
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de nombreux récipients à moitié brûlés, dans lesquels nous récupérions


l’eau. Le premier essai ayant échoué, toutes les personnes de notre
groupe se sont laissées envahir par l’idée fixe de vouloir récolter de
l’eau. Pour réussir, ils rivalisaient d’idées d’installation. Nous avons
constitué d’importantes réserves d’eau pendant les jours de pluie qui ont
suivi. Nous l’avons stockée dans des cuves en zinc brûlées et dans les
autres récipients que nous avions à portée de main.
Le 18 juin, nous avons appris qu’un groupe important de l’Ostbahn
se trouvait dans la rue Zamenhof. Les membres de ce groupe avaient
beaucoup de combats à leur actif, mais ils étaient maintenant dans les
ruines des immeubles incendiés et, comme nous, ils cherchaient un
moyen de sortir. Ils affirmaient qu’ils avaient réussi à abattre Mundek le
mouchard au cours de l’une de leurs échauffourées.
Le soir du 22 juin, nous sommes sortis de notre cachette avec l’in-
tention d’aller dans le secteur des brosseurs et, de loin, nous avons vu
les flammes d’un bûcher au coin des rues Nalewki et Franciszkanska. Il
y avait là-bas un terrain de jeux pour les enfants, qui avait été aménagé
par les Juifs allemands en 1942 à la place de celui qui avait brûlé en
1939. Un tas brûlait à cet endroit. Cela nous a paru étrange parce que
nous savions que ce jardin était toujours vide. Nous nous sommes
aperçus que ce qui brûlait, c’étaient les corps des gens qui avaient été
arrêtés et fusillés.
Nous avons réussi à reprendre contact avec Jozek le Roux, avec qui
nous étions déjà en rapport depuis la fin du mois de mai, au moment où
il avait reçu l’autorisation de retourner dans son appartement. Les
Polonais qui habitaient à une dizaine de mètres des limites du ghetto
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 615

avaient dû quitter leurs appartements pendant l’insurrection. Ils étaient


revenus seulement après un certain temps. Jozek le Roux nous a fait
savoir qu’il cherchait un moyen de nous rejoindre et qu’il essaierait de
venir nous voir dans les jours suivants. Le lendemain, il a jeté par-dessus
le mur du ghetto un petit mot par lequel il informait Szymek Kac qu’il
était en contact avec son frère. Le frère de Szymek travaillait dans les
chemins de fer à Otwock, en se faisant probablement passer pour un
Volksdeutsch. Il disait dans le petit mot qu’il faisait tout son possible
pour le faire sortir.
À partir de ce jour, nous venions toutes les nuits dans le secteur des
brosseurs et nous nous installions devant le muret de la rue
Swietojerska, en face de la maison de Jozek le Roux, pour savoir quand

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il allait venir. La situation se dégradait de jour en jour. Les gens arrêtés
n’étaient plus emmenés à l’Umschlagplatz, mais fusillés à l’intérieur de
l’ancien ghetto.
Le 24 juin, dans l’après-midi, nous avons entendu des tirs venant du
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portail de notre cour, 27 rue Nalewki. Nous avons cru que les Allemands
étaient nous encerclaient et cherchaient à nous faire peur avec les déto-
nations des tirs – c’était leur vieux truc. Ils étaient au premier portail et
ne sont entrés dans la première cour qu’au bout d’une demi-heure. Nous
étions profondément convaincus qu’ils s’approchaient de notre planque.
Szerszen nous a ordonné de nous préparer au combat. Nous avons
occupé les positions définies à l’avance, puis nous avons attendu la suite
des événements. Nous avions vécu ce genre d’instants assez souvent,
mais en raison du manque de munitions, nous devions garder notre
sang-froid, ne pas nous laisser provoquer, mais agir seulement en situa-
tion d’auto-défense ou en attaquant par surprise, pour utiliser efficace-
ment nos dernières munitions. Cette fois aussi, nous avons attendu.
Les Allemands sont entrés dans la deuxième cour et ont commencé
à ramasser des bouts de bois brûlés, des châssis de fenêtres. Ils portaient
ce bois dans l’entrée où ils faisaient brûler un tas. Le soir, des cadavres
humains qui finissaient de brûler en dépassaient. Le matin, quand nous
sommes revenus, des morceaux de corps qui ne s’étaient pas totalement
consumés se trouvaient devant la porte : un pied avec une chaussure,
des crânes, des bras et des jambes. Ces « débris » sont restés devant l’en-
trée de l’immeuble.
Vers la fin du mois de juin, notre situation s’est encore détériorée,
parce que les Allemands ont commencé à envoyer des patrouilles la nuit.
Notre vie végétative s’est emplie de couleurs et d’émotions. En sortant
de notre planque le soir, aucun de nous ne savait s’il reviendrait. Dans
le secteur, nous essayions de surprendre les patrouilles allemandes et de
leur faire peur pour qu’elles ne reviennent plus dans le ghetto. Dans la
616 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
journée, nous renforcions notre surveillance et envoyions des espions
aussi près que possible des rues jouxtant notre planque, Nalewki, Gesia,
et Zamenhof. Nous voulions savoir de cette façon à quelle heure les
patrouilles venaient la nuit dans le secteur, leur trajet et leur nombre.
Jusque-là, les bruits de « l’hymne des fouilleurs » étaient pour nous le
signal que leur « journée de travail » était terminée. Ce changement de
conditions nous a obligés à essayer de comprendre quelle était leur
nouvelle tactique. Nous avons ainsi repéré que les patrouilles étaient
composées de trois ou de cinq hommes, qu’elles emmenaient toujours un
mouchard avec elles et que, la plupart du temps, elles venaient dans le
secteur entre 9 heures du soir et minuit. Ensuite, nous nous sommes
aperçus qu’ils utilisaient aussi une nouvelle tactique : ils renversaient de

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la farine ou de la craie en pleine nuit sur les chemins les plus fréquentés
pour trouver les endroits où les Juifs se cachaient en suivant les traces.
Nous avons également découvert qu’ils laissaient d’autres repères : ils
plaçaient des tas de bois brûlé ou de briques près des abris découverts
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pour essayer de vérifier si des gens y venaient encore. Pour toutes ces
raisons, il nous fallait accroître notre vigilance la nuit et redoubler d’at-
tention. Il est arrivé que des gens qui revenaient avec des seaux d’eau
de l’abri des cordonniers soient surpris et fusillés au 6 de la rue Walowa.
Parmi les Juifs encore vivants, des rumeurs couraient que la nuit, les
mouchards venaient et guettaient le moindre de leurs mouvements et les
endroits où ils se cachaient, pour que les Allemands attaquent ces lieux
et liquident leurs derniers points de résistance.
Dans les derniers jours de juin, à minuit, Jozek le Roux, son beau-
frère Jozek Szladkowski (un ingénieur en textile juif) et les cheminots
Janek et Stasiek de la Vieille Ville sont venus du quartier polonais dans
le secteur des brosseurs en passant par les égouts, aux environs de la
côte Kosciuszko. Ils sont passés sous la Vieille Ville par la rue
Franciszkanska et sont sortis par la bouche d’égout effondrée qui se
trouvait dans la rue Franciszkanska, près du mur du ghetto qui entou-
rait la rue Bonifraterska. Les passeurs ont nettoyé le passage et sont
sortis en surface. Sous forte escorte, notre groupe a transporté Szymek
Kac, sa femme, sa mère et son enfant au 11 rue Walowa, dans la « zone
sauvage ». Ce jour-là, les passeurs n’ont voulu prendre personne d’autre.
Szymek Kac nous a promis qu’il s’activerait immédiatement pour sauver
d’autres personnes de notre groupe.
Après être sortis des canaux, lui et sa famille se sont rendus dans un
appartement qui avait été préparé pour lui dans la rue Leszno. Il y a été
conduit par Jozek le Roux. Le jour même, le gardien de la maison dans
laquelle ils se sont arrêtés les a avertis que s’ils ne partaient pas immé-
diatement, il les dénoncerait à la Gestapo. Le lendemain, Szymek Kac a
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 617

donc dû quitter l’appartement et déplacer toute sa famille à l’hôtel


Polski. Quelques jours plus tard, il a envoyé à Heniek Zemsz une lettre
dans laquelle il nous conseillait de quitter le ghetto et de nous rendre à
l’hôtel, parce qu’il y avait une possibilité de partir pour Vittel45, moyen-
nant quelques milliers de zlotys par personne. Il racontait dans cette
lettre son premier fiasco avec l’appartement et nous informait que l’ac-
tion de sauvetage des Juifs de l’hôtel Polski était aux mains des militants
juifs reconnus. Il écrivait ensuite que dans cet hôtel, les Juifs circulaient
tout à fait librement, qu’ils étaient en sécurité, qu’ils n’étaient surveillés
par personne, qu’ils étaient traités comme des étrangers et que, comme
tels, ils devaient être internés dans le camp pour les étrangers à Vittel.
Je dois expliquer que quand l’Aktion de juillet avait commencé, les

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Juifs qui séjournaient à l’étranger achetaient des terrains au Paraguay
ou en Uruguay au nom de leurs familles qui se trouvaient dans le ghetto
de Varsovie. Ainsi, les gens qui se trouvaient dans le ghetto recevaient
des permissions de sortie du pays et la citoyenneté du pays dans lequel
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ils possédaient un terrain. Il me semble que c’est aussi ce que faisaient


des institutions sociales à l’étranger. D’autres Juifs de l’étranger
envoyaient des permissions de sortie en Pologne et les certificats pales-
tiniens pour sauver ainsi leurs familles. Au même moment, les gens aux
noms desquels arrivaient les documents avaient déjà été envoyés dans
le camp de la mort. Les gestapistes ont utilisé ces documents en les
revendant à d’autres Juifs. De cette façon, ils ont réussi à faire venir à
l’hôtel Polski un très grand nombre de Juifs qui se cachaient.
Szymek Kac écrivait dans sa lettre qu’il avait réussi à s’entendre avec
le directeur Guzik, qui lui avait promis une aide financière pour notre
groupe quand nous arriverions dans le quartier polonais. Nous avons
décidé que quelques jours plus tard, après une bonne préparation, nous
quitterions le ghetto pour l’hôtel Polski. Heniek Zemsz et Szerszen s’y
sont opposés. Ils ne voulaient en aucun cas se rendre aux Allemands de
leur plein gré, même pour un moment. Comme la grande majorité était
favorable à un départ pour le quartier « aryen », nous avons dû trouver
une solution de compromis. Elle consistait à envoyer trois personnes à
l’hôtel Polski avec mission de se renseigner sur les conditions de séjour
et sur la situation aux alentours de l’hôtel. Si nous ne nous rendions
finalement pas à l’hôtel, ce petit groupe devait entrer en contact avec la
résistance polonaise pour nous diriger vers les maquis.

45. C’est à Vittel, dans les Vosges, que se situait un camp où les Allemands avaient interné les
ressortissants d’États ennemis (en particulier les Britanniques). Munis de faux passeports sud-
américains, quelques Juifs du ghetto de Varsovie purent aussi échapper à la mort à Treblinka en
se faisant transférer en France. Parmi eux, le poète Itzhak Katzenelson et son fils, ainsi que le
responsable des archives de la communauté juive de Varsovie, Hillel Seidman (voir Du fond de
l’abîme. Journal du ghetto de Varsovie, Paris, Plon, collection Terre Humaine, 1998).
618 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Samedi 26 juin. Pendant le conseil du jour, nous avons décidé de
nous séparer en deux groupes : le premier devait se rendre à Schultz et
au « petit » Toebbens, c’est-à-dire dans le quadrilatère formé par les rues
Nowolipki, Smocza, Leszno et Karmelicka, dans le but d’entrer en
contact avec les gens de ces ateliers, le deuxième devait continuer le
travail dans le petit tunnel au 30, rue Swietojerska. Moi, je suis parti
avec le premier groupe. Nous allions chercher nos frères juifs, mais peut-
être allions-nous trouver la mort… Pourtant, nous ne faisions pas atten-
tion au danger qui nous menaçait et, de toute façon, la nuit nous
appartenait. À 10 heures du soir, après avoir consommé un petit repas,
nous avons mis des chaussons sur nos chaussures pour feutrer le bruit
de nos pas. On pouvait entendre le bruit du chargement des armes ; puis,

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en silence, nous avons fait un exercice acrobatique : descendre du troi-
sième étage dans la cour. En passant par une ouverture dans le mur,
nous nous sommes rendus au 24, rue Zamenhof, d’où nous sommes
sortis dans la rue. Le ciel était brumeux. Le vent sifflait dans la rue
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déserte. Le vent courait rapidement sur les carcasses de pierre, soulevant


des nuages de poussière et arrachant des morceaux d’enduit qui
tombaient avec un grondement. Le vent n’épargnait pas non plus les
portes, les fenêtres, les châssis, les planches qui n’avaient pas complète-
ment brûlé, en les agitant ou en les forçant à un mouvement incessant.
Les portes ouvertes, les fenêtres ou les planches suspendues au-dessus
du vide, n’arrivaient pas à résister à leur agresseur. Elles bougeaient
paresseusement, puis hésitaient, et, attrapées enfin par les pinces du vent
fringant, remuaient très rapidement en un va-et-vient gémissant et
geignant. Ces objets morts s’indignaient eux aussi de la violence dont ils
étaient victimes et commençaient à taper fort contre les châssis ou
contre le mur, et les vitres tombaient en éclats avec un fracas bruyant.
C’était une nuit sombre et sourde. Le cimetière juif endormi s’était
réveillé et pleurait la mort de ses habitants. Il pleurait avec une voix
cassée, enrouée, fatiguée… Le sens de ses paroles n’était connu que de
nous, les Juifs, qui marchions dans la nuit, qui cheminions à l’intérieur
de la cage hermétiquement fermée du ghetto, à la recherche de frères
dispersés, pour trouver une possibilité de secours en mettant nos forces
en commun.
Nous sommes arrivés dans la rue Pawia. Le projecteur de Pawiak
éclairait toute la rue, jusqu’à la rue Zamenhof. Dans ce désert sans
hommes, la lumière avertissait de ne pas s’avancer plus loin, car on ne
pouvait pas passer impunément ! Mais nous ne voulions pas voir de
lumières rouges, seulement des lumières vertes… Alors, nous avons
avancé, en avant, en avant ! Nous avons franchi rapidement et en
silence le coin de la rue Pawia. Seules les ombres nous suivaient. Nous
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 619

sommes arrivés au bout de la rue Dzielna, et là, de nouveau, le projec-


teur nous regardait sévèrement, illuminant toute la rue Dzielna et en
interdisant l’accès. Pendant un instant, des ombres sur les ruines des
immeubles au 12 de la rue Zamenhof nous ont accompagnés. Nous
avons tout laissé derrière nous et sommes arrivés à Nowolipie. Derrière
les murs, des patrouilles de bandits attendaient. L’immeuble, au
numéro 5, n’était qu’un tas de ruines. Des barres métalliques s’étaient
retournées et restaient immobiles dans un tas de briques. Nous nous
sommes arrêtés. En silence, nous sommes montés sur les ruines de
l’immeuble pour observer la position des tueurs qui montaient la
garde. Une série de tirs est partie de derrière le mur. Le tireur a vrai-
ment raté son coup, mais nous avons aussitôt repris conscience que le

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blocus continuait. Tout de suite, les patrouilles de bandits ont
commencé à répondre de tous les côtés, lançant une multitude de
balles ardentes. Nous connaissions trop bien leur tactique pour avoir
peur… Nous avons avancé. À première vue, on discernait seulement les
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contours des immeubles et les squelettes nus des cheminées. Nous


sommes arrivés dans la rue Karmelicka. Tout autour, des immeubles
incendiés. La sortie, au coin des rues Nowolipki et Karmelicka, avait
été murée. Nous nous sommes rendus dans la zone de l’atelier de
Schultz. Nous avons dirigé nos pas vers la cour du 15, rue Karmelicka.
Au milieu de la cour, il y avait des trous énormes, un tas de corps, de
cadavres de Juifs en décomposition, des squelettes d’immeubles et des
ruines… Nous avons écouté, mais aucun son digne d’attention n’est
arrivé à nos oreilles, les oreilles expérimentées des « hommes des
ruines ». La cour et ses habitants dormaient d’un sommeil éternel… La
rue Karmelicka était ensevelie sous les gravats jusqu’à la rue
Nowilipie. Nous sommes passés l’un derrière l’autre.
Le vent grognait dans la rue Nowolipie. Il fuyait et soulevait des
nuages de poussière qui nous aveuglaient. Pourtant, il semblait que le
vent était de notre côté. Il nous cachait comme il le pouvait la vue
tragique des résultats de la sauvagerie bestiale des bandits allemands,
des bourreaux raffinés ! Les mots ne sont rien face à cette horreur et à
la tragédie qui s’étalait sous nos yeux ! Je ne suis pas assez à l’aise avec
l’art d’écrire et mon langage n’est pas assez riche pour restituer ce que
j’ai vu cette nuit pendant notre ronde dans ce gigantesque cimetière juif.
À chaque pas, on heurtait des cadavres qui traînaient dans les rues, les
caniveaux, les cours. Des cadavres d’enfants juifs étaient étendus près
des poubelles, dans la cour du 23, rue Nowolipie, les bras et les jambes
entortillées, les yeux ouverts, les lèvres grimaçantes. Le tout donnait
l’impression d’un jeu d’enfant raté. Seuls des trous dans les crânes et le
sang séché sur les visages nous dévoilaient leur secret… Le pire était que
620 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
les yeux étaient déjà desséchés et qu’il n’y avait plus de larmes. On
aurait eu envie de pleurer à haute voix et de crier : « Assassins ! Bandits
à croix gammée, regardez votre œuvre de destruction ! La vérité sur ces
enfants est là encore ! Vous pouvez effacer vos traces derrière vous.
Vous pouvez brûler le corps d’un officier, mais vous n’effacerez pas
derrière vous les traces sanglantes de vos crimes ! Regardez comme les
cadavres des gens assassinés rampent vers vous ! Regardez la marche
des hommes, des femmes et des enfants juifs ! Des centaines de milliers
de Juifs de Varsovie assassinés ! Des millions de Juifs polonais ! Des
millions de Juifs d’Europe ! Ils rampent tous vers vous pour vous
traduire en justice pour votre œuvre de meurtre de masse idéalement
organisée… Les cadavres réclament justice et vengeance pour le sang

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innocent versé. »
Mais existe-t-il une peine suffisante pour donner satisfaction aux
millions de Juifs d’Europe assassinés, une peine qui vengerait la destruc-
tion de notre grand héritage culturel ? Est-ce possible ?
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Nous avons cherché dans tout Nowolipie et dans les cours, mais nous
n’avons trouvé aucune trace de Juifs vivants. Nous avons vérifié aussi le
secteur de Toebbens à Leszno, et toutes les cours, et partout, il n’y avait
que des squelettes d’immeubles incendiés, des tas de cadavres et des
cratères, traces laissées par les bandits dans leur recherche d’abris juifs.
La puanteur des corps en décomposition traînant comme des déchets
dans les rues et les cours nous parvenait de tous les côtés. Sur les terrains
de Schultz et de Toebbens, nous n’avons même pas trouvé la trace d’un
être vivant, et pourtant, le 19 avril, 12 000 Juifs, surtout des jeunes, se
trouvaient là. Les bandits avaient emmené ces gens pour le carnage dans
la région de Lublin, ou alors ils les avaient ignoblement tués sur place.
Le fait est qu’ils étaient morts. Et seuls les arbres, les tilleuls sauvés de
l’incendie, fleurissaient normalement dans le jardin de la rue Karmelicka,
parmi les ruines et les gravats, sur le gigantesque cimetière du ghetto.
Sur le chemin du retour, nous avons remarqué qu’on avait fait sauter
toutes les bouches d’égout et qu’elles étaient couvertes de vieille
ferraille. Après cette escapade, il était clair que nos chances de survie
étaient réduites au minimum. Nous sommes revenus dans notre cachette
sans prononcer un mot. Les paroles étaient inutiles face à la terrible
réalité. Seule une nouvelle blessure est apparue dans nos cœurs gonflés
de douleur. Jusque-là, nous ne croyions pas encore à l’immensité de la
tragédie. Nous ne croyions pas que nous ne trouverions personne dans
ces secteurs. La déception était trop douloureuse pour que nous puis-
sions réagir avec des paroles. Nos cœurs saignaient encore. Nous nous
débattions comme au milieu d’une fièvre, et nous sommes rentrés dans
notre cachette en accélérant le pas.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 621

Il était 3 heures du matin. C’était l’aube dans le ciel. Le ciel était


recouvert d’une couche d’acier de nuages. La pluie allait tomber. C’était
une chose dont nous nous réjouissions encore : la pluie, ou plutôt l’eau
de pluie, était pour nous un liquide béni, qui nous aidait à nous main-
tenir en vie.
À 3 h 30 du matin, nous avons franchi le seuil de la cachette. Et là
encore, de nouvelles déceptions sont tombées sur nous comme d’une
corne d’abondance. Le deuxième groupe a ramené du terrain des bros-
seurs la nouvelle que la veille, à 4 h 30 du matin, les Allemands avaient
découvert et avaient fait exploser le tunnel du 30 rue Swietojerska. Au
34, dans la troisième cour du troisième étage, ils avaient découvert une
cachette avec six personnes. Après les avoir pillés, ils les avaient fusillés,

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avaient versé de l’essence sur leurs corps et y avaient mis le feu. Au
34 de la rue Swietojerska se trouvaient les os et les crânes calcinés des
victimes du jour, parmi lesquels la famille Winogrono.
À partir de ce jour, la direction de notre cachette a décidé que les
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guetteurs sortiraient dès 3 heures du matin.


Mercredi 30 juin. À 5 heures du matin, notre guetteur a remarqué
une équipe de bandits qui marchait dans la rue Gesia. Ils étaient
accompagnés par deux Juifs, des mouchards de la Befehlstelle. D’un
coup, tout ce groupe s’est arrêté à l’emplacement de l’immeuble détruit
pendant les opérations militaires de 1939, 3 rue Gesia. On a entendu
des voix, en yiddish, qui appelaient les Juifs à sortir du bunker. Une
fois encore, ils ont recouru à la ruse de crier : « Les Juifs, sortez ! C’est
la fin de la guerre. » Pourtant, personne n’est apparu. Alors les bandits
ont commencé à retirer des gravats et à percer des trous dans les
ruines. Ce boulot leur a pris quatre heures, mais ils n’ont pas aban-
donné leurs recherches. À 10 heures du matin, ils ont percé un trou
quelque part. Dans les rangs des bandits, on a perçu une agitation
générale et joyeuse. Les cris de « Judenbunker » se sont fait entendre.
Nous nous sommes tous mis debout à la fenêtre qui donnait de notre
cachette sur l’immeuble du 5 rue Gesia. Du numéro 1 au numéro 5,
tous les immeubles avaient brûlé et il ne restait qu’une place vide. À
cet endroit, le mur de notre cachette ne touchait à aucun autre
immeuble. Les bandits se sont tout de suite espacés, en bloquant la
deuxième partie de la rue Gesia (un mur passait au milieu) et en
postant des patrouilles de l’angle des rues Nalewki et Gesia à l’angle
des rues Zamenhof et Gesia. Il y avait un gendarme dans chaque cour,
et sous notre fenêtre, il est venu s’installer un fantassin habillé en
blanc avec un lance-flammes. Notre garde s’est dès lors limitée à deux
personnes. J’ai pris un poste d’observation avec Festinger. Nous
sentions le souffle de notre « voisin » Allemand et faisions attention de
622 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
ne pas éternuer, de ne pas tousser ou de ne pas respirer trop fort, car
autrement, le « jeu » se serait terminé très vite et aurait pris une autre
tournure : notre cachette aurait été découverte.
Nos jumelles, grâce auxquelles on pouvait par la fenêtre capter le
moindre mouvement des Allemands, se sont avérées d’une aide inesti-
mable. Grâce à mon oreille bien entraînée, je pouvais entendre le
moindre bruit provenant du lieu de la tragédie, au 3 rue Gesia. Les résul-
tats ne se sont pas fait attendre. À 10 h 30, les premières silhouettes de
squelettes ont commencé à sortir de dessous la terre. Ils toussaient terri-
blement, râlaient et s’étouffaient visiblement sous l’effet du gaz. Une joie
générale a gagné les assassins. Les salves incessantes de rires et de cris
« Jude halt » ont duré quinze minutes. Vingt-cinq personnes, des

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hommes, des femmes et des enfants, sont sorties du terrier souterrain. Les
bandits les ont encerclées complètement et les ont placées en deux rangs
près du mur. Une fois passée l’attaque de joie rageuse des bandits, et
lorsque les Juifs ont cessé de suffoquer, l’un des SS est entré dans le
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cercle et s’est adressé aux victimes : « Ihr alle Manner kommt zur Arbeit
nach Poniatowo in ein Werk von W. C. Toebbens ! Es ist erlaubt mitzu-
nehmen : Geld, Gepäck und Koffer mit Wasche, Schuhe und Anzuge ! Ihr
alle kommt nocht einmal ins Bunker zu Drei Mann unter der Schutz von
zwei Gendarmen, um die Sachen zu holen. Wenn jemand auszurücken
versucht, wird er sofort getötet sein46. » Après ce discours, les bandits ont
conduit les gens par trois dans le bunker. La plupart revenaient avec les
mains complètement vides, ou tenant à la main une petite valise ou une
sacoche. Seuls quelques-uns portaient de grandes valises. Apparemment,
ce type de discours opérait un certain charme, sous l’influence duquel les
gens se laissaient emporter par des illusions et pensaient : « Peut-être… ».
Peut-être essaient-ils simplement de nous faire peur, de tester notre
résistance ? De toute façon, les Allemands ne vont pas me tuer alors que
je n’ai commis aucune faute, moi qui suis vivant et en bonne santé.
Chacun réfléchissait jusqu’au dernier moment, se faisait des illusions
jusqu’à la fin, jusqu’à ce que son corps soit transpercé par une rafale de
tirs, jusqu’à ce qu’il rende l’âme dans le sang… Et même sur le lieu
d’exécution, en observant les préparatifs, ils pensaient : « Ce n’est pas
pour nous. Ils ne me tueront pas sans raison. Peut-être survivrons-nous
encore. » Ce n’est qu’après avoir été touchés par les premières balles que
tous, même les enfants, prenaient conscience : « Ils me tuent parce que
je suis juif ! »
46. Vous tous, les hommes, vous allez travailler dans une usine de W. C. Toebbens ! Vous avez
l’autorisation d’emporter : de l’argent, un bagage et une valise avec du linge, des chaussures et des
costumes ! Vous vous rendrez tous, trois par trois, au bunker pour prendre vos affaires, sous la
surveillance de deux gendarmes. Si l’un de vous cherche à s’enfuir, il sera abattu aussitôt.
Nous conservons ici l’orthographe de l’auteur en allemand. (N.d.l.R.)
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 623

Les bandits ont à nouveau mis leurs victimes en ordre, cette fois-ci
sur un seul rang, et leur ont ordonné de déposer tous leurs bagages en
tas au même endroit. Après cela, un ordre en allemand est tombé :
« Tout le monde doit se déshabiller complètement en cinq minutes ! »
Les gens ont commencé à se déshabiller en prenant leur temps, mais
les coups de crosse de carabine et de fusil à baïonnettes les ont obligés
à se dépêcher. Les hommes sont restés en caleçons et les femmes en
culotte et en soutien-gorge. L’un des SS s’est approché d’un homme et
lui a violemment arraché son caleçon avec un grand coup de pied. Un
autre a pris son sexe dans sa main gantée et a commencé à tirer fort.
Quand le Juif s’est mis à hurler, les SS ont rigolé. Le Juif s’est évanoui
de douleur, mais des coups de fouet lui ont fait reprendre conscience.

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Il s’est relevé et a repris sa place dans le rang, complètement nu. Après
cela, ils s’en sont pris à une femme. Ils lui ont arraché ses sous-vête-
ments et l’ont frappée. Ils faisaient ainsi se déshabiller une personne
après l’autre, en distribuant généreusement des coups de poing dans
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les yeux, des coups de fouet ou de fusil à baïonnette, en blessant et en


défigurant. Une jeune fille avait honte de se dénuder devant ces
barbares. Quand les SS se sont approchés d’elle pour lui arracher sa
culotte, elle a soulevé désespérément une brique qui était posée par
terre. Avant qu’elle ne puisse la lancer sur le SS, il y a eu une rafale
de tirs et la fille est tombée morte. Après ce meurtre, tout le monde
s’est déshabillé complètement. Quatre SS, qui apparemment avaient le
droit de faire une fouille, ont ordonné aux victimes de poser leurs
vêtements à trois mètres devant elles et ont effectué une fouille corpo-
relle. Les SS soulevaient les seins des femmes, regardaient dans la
bouche et vérifiaient les organes sexuels des femmes. Ils introduisaient
leurs doigts dans l’anus, en palpant comme les bonnes maîtresses de
maison, qui cherchent une oie bien grasse sur un marché… Ensuite, ils
leur ont ordonné de sauter en agitant les jambes, au cas où tomberait
un diamant caché, et de faire des exercices. Ils utilisaient une méthode
radicale contre ceux qui résistaient : ils les frappaient jusqu’au sang.
Tout le monde a subi cette fouille d’un genre nouveau : les hommes,
les femmes et les enfants. Les ruines, les gravats, la rue vide, les pierres
des rues salies par le sang et nous, malheureux spectateurs, avons tous
été témoins de cela.
J’ai voulu fuir cette scène tragique, en pensant qu’il était inutile de
l’observer puisque de toute façon, je mourrais moi aussi de la même
mort de martyre en emportant dans la tombe la vérité sur les crimes alle-
mands. Mon cœur pleurait en moi comme jamais, parce que les larmes
me manquaient déjà dans les yeux, mais une force mystérieuse m’a
retenu sur les lieux jusqu’à la fin.
624 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Les SS se moquaient et prenaient plaisir au spectacle des souffrances
inhumaines de leurs victimes. Ensuite, ils se sont mis à scruter attenti-
vement le contenu des porte-monnaie, des portefeuilles, des sacs et à
fouiller minutieusement les vêtements, centimètre par centimètre, en
examinant chaque bout de tissu. Ils trouvaient, en décousant certains
vêtements, des objets de valeur et prenaient tout : plumes, montres,
bijoux et devises. Pendant la fouille, l’Hauptsturmführer Konrad est
arrivé. Il a tendrement souri aux bandits, a encaissé les objets que les SS
avaient déjà dérobés, puis il est reparti avec un sourire doux et gentil en
saluant ses subordonnés.
La fouille générale s’est terminée à 4 heures de l’après-midi. Les
Allemands ont ordonné à leurs victimes de secouer leurs vêtements, de

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se lever (jusque-là, les malheureux étaient assis nus, appuyés contre les
murs du ghetto) et de se rhabiller. Après cela, ils ont annoncé que les
Juifs, sans leurs bagages, iraient à l’Umschlagplatz, d’où ils partiraient
travailler à Poniatowa, et que quiconque oserait sortir du rang pendant
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la marche serait tué comme un chien. Les bagages, disaient-ils, seraient


emmenés à l’Umschlagplatz sur des chariots.
J’ai oublié d’ajouter qu’ils interrogeaient aussi les Juifs sur le
Judenbunker, mais que tout le monde répondait évasivement.
À 4 h 30, un groupe de 25 Juifs est parti à pied vers le lieu de son
exécution, se mettant une dernière fois en route, vers le lieu de son
supplice. Ensuite, des gens habillés en civils sont arrivés avec des
chariots à bras, ont chargé les bagages et sont partis. Une demi-heure
plus tard, on a entendu le bruit des tirs, l’un après l’autre, pendant
15 minutes, qui venaient du centre de Zamenhof. C’était sûrement
l’exécution des 25 nouvelles victimes. Au bout d’une heure, le vent a
apporté à nos narines l’odeur de la viande brûlée. Les cadavres étaient
déjà en train de brûler, de se transformer en cendres. Les sanglots
retenus depuis longtemps sont sortis des poitrines des trente-
neuf personnes cachées. Des torrents de larmes ont coulé sur les visages
transpirants de fatigue et de tension, et les larmes murmuraient :
« POURQUOI ? ». Ce seul mot résumait toute notre souffrance. Nous ne
tenions pas compte du danger qui nous menaçait, nous pleurions tous
et ces pleurs étaient si forts, si sincères, qu’ils auraient pu émouvoir un
cœur dur comme de la pierre.
Certains ont dit le kaddish pour les âmes des personnes assassinées
tragiquement, en se lamentant et en pleurant plaintivement. Cette
explosion d’amertume depuis longtemps retenue a été interrompue par
un bruit de verre cassé dans la cour : quelqu’un bougeait. À cet instant,
notre guetteur nous a avertis qu’un homme s’approchait de notre cage
d’escalier. « Un mouchard ! », avons-nous tous immédiatement pensé.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 625

Les bandits nous avaient sûrement remarqués pendant que nous les
observions de la fenêtre, et ils envoyaient un homme dans notre cage
d’escalier pour qu’il en examine l’accès. Nous nous sommes aussitôt
métamorphosés en tigres vigilants, prêts à étrangler leur victime et à la
vaincre, avant qu’elle n’ait eu le temps de bouger. Des bruits d’armes
chargées se sont fait entendre, et nos garçons se sont transformés en
défenseurs forts et fermes. Nous nous sommes placés debout à côté de
la fenêtre qui donnait sur la cour du 27 de la rue Nalewki, et nous obser-
vions en cachette les mouvements du passant hasardeux.
L’homme avançait d’un pas hésitant. Il avait l’air très nerveux. Ses
cheveux se dressaient sur sa tête. Il n’était vêtu que d’un pantalon, d’une
chemise et d’une paire de chaussures. Il était en sang. À chacun de ses

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pas, il regardait autour de lui, et il est entré dans la cage d’escalier de
l’immeuble d’en face. Soit il examinait attentivement le plan d’accès de
notre cachette, soit il cherchait un endroit pour s’abriter. Au milieu des
immeubles incendiés, cet individu donnait l’impression d’être sorti du
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film L’An 2000 : cet homme avait survécu par miracle à un grand cata-
clysme qui avait frappé l’humanité, mais la destruction continuait son
œuvre. Il est resté dans cette cage d’escalier comme s’il était résigné et
fatigué de vivre. Il s’est appuyé contre le mur brûlé et s’est mis à pleurer.
Il est resté ainsi immobile, la tête penchée dans les mains. N’était-il pas
un comédien, un dénonciateur ? Cette pensée nous a traversé l’esprit,
mais de toute façon, il fallait arrêter vivant ce personnage tragique et
l’amener dans notre cachette au quatrième étage. Festinger, Trinker et
Z. Asenheim se sont chargés de cette mission. Ils sont descendus silen-
cieusement, comme des chats, et ont surpris l’homme de trois côtés. On
a entendu un cri : « Ne bouge pas ! ». L’individu mystérieux a désespé-
rément tenté de s’enfuir, mais trois canons de revolver lui ont montré
l’inutilité de son geste. Il s’est arrêté et s’est laissé faire par nos cama-
rades. Nous avons déroulé les passerelles spéciales, comme celles qu’uti-
lisent les maçons, et les quatre hommes sont entrés dans la cachette.
Après eux, les passerelles ont été retirées et cachées. Quelle stupéfaction
quand l’homme s’est jeté dans les bras de Z. Grynbaum avec des pleurs
de joie. Nous avons découvert qu’il s’agissait de Lipski, un beau-frère de
Grynbaum. À notre demande, il nous a raconté ses aventures depuis le
début de l’Aktion. Il avait quitté le secteur des brosseurs, où il habitait,
dans la nuit du 30 avril et avait traversé la « zone sauvage » pour
rejoindre un bunker familial, préparé à l’avance, au 27 de la rue
Nalewki. Vers la mi-mai leur bunker avait été découvert, et il avait fui
avec Leon Grynbaum au 24 rue Zamenhof ; il était resté là jusqu’à la
tombée du jour. Durant la nuit, il était parti à la recherche du bunker des
médecins, au 6 rue Gesia. Là-bas, il avait été arrêté comme indicateur et
626 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
placé sous une stricte surveillance. Il ne pouvait pas sortir. Il avait
survécu également à la destruction du bunker des médecins. Celui-ci
était composé de vingt-deux toilettes de caves bétonnées, qui couraient
sous l’immeuble du 6 rue Gesia et sous les ruines des immeubles aux
numéros 1 et 3. Le tout était relié par un tunnel qui passait sous la rue.
Quand les bandits ont découvert le bunker au numéro 6, Lipski se trou-
vait avec vingt-sept autres personnes sous les ruines des immeubles de
la rue Gesia, aux numéros 1 et 3. Après avoir fait sortir le groupe du
numéro 6, les bandits ont fait exploser le bunker, en ignorant tout de la
deuxième partie et du tunnel. Vingt-sept personnes avaient survécu. Des
jours critiques passaient dans l’attente et la crainte d’avoir été dénoncés
par l’un de ceux qui avaient été arrêtés. Dans le même temps, la faim et

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la soif se faisaient de plus en plus sentir. Il n’y avait pas de temps pour
les réflexions et les plaintes. Personne n’avait trahi leur lieu de séjour, il
fallait donc se façonner des conditions de vie correctes. Les frères
Klajnbajer, des garçons de 16 et 18 ans, qui allaient encore à l’école
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avant la guerre, sortaient à la surface.


Il ne fallait pas désespérer, disaient-ils, mais prendre des bêches et
des pelles et travailler intensément, pour aménager des conditions de vie
correctes. Ils ont mis tout le monde au travail, ont préparé un plan et
creusé un tunnel spécial jusqu’à un dépôt d’approvisionnement, d’où ils
ont sorti 1 500 kilos de produits.
En travaillant toutes les nuits sans interruption, ils ont également
creusé un puits de six mètres de profondeur où ils puisaient de l’eau.
Une fois la nourriture assurée, ils ont travaillé à sécuriser le bunker. Ils
ont creusé un tunnel de 80 mètres dans trois directions, en créant trois
issues : une sortie au 1 de la rue Gesia, une deuxième au 3, et une troi-
sième au 27 rue Nalewki, dans l’ancien bunker de Grynbaum. Dix-sept
médecins et infirmières de l’hôpital de Czyste se trouvaient dans ce
bunker. Personne n’avait le droit de sortir. Seuls les frères Klajnbajer
quittaient parfois le bunker la nuit, à la recherche de planches pour
renforcer le tunnel ou pour vérifier si la destruction des Juifs conti-
nuait. La musique infernale des tirs de l’extérieur du ghetto indiquait
que l’action se poursuivait. La vie dans le bunker était calme et silen-
cieuse. Ils travaillaient la nuit, à la lumière de lampes à pétrole. Le
jour, ils se reposaient ou dormaient. La chaleur qui régnait dans le
bunker, le manque d’air, la transpiration continue pompaient leurs
dernières forces, mais ils étaient convaincus qu’à l’abri dans ce bunker,
il leur serait donné de survivre à la guerre. Manquer de confort leur
était égal. Ils se rassuraient à l’idée que, s’ils survivaient, les temps
d’après-guerre compenseraient leur effort. Ils ont renoncé à deux
pièces des caves pour se serrer dans les trois autres. Ils retiraient des
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 627

mètres cubes de terre, l’équivalent au total d’environ six wagons de


sable. Ils faisaient tout avec la pensée de survivre et de se sauver ; mais
pour eux aussi, un jour tragique est arrivé.
Ce jour-là, ils préparaient à manger dans leur cuisine vers 5 heures du
matin. La cheminée basse d’un étage, restée debout après la démolition de
la maison, les reliaient à la cuisine. Par hasard, les bandits étaient sortis
plus tôt ce jour-là et ont remarqué la fumée qui s’échappait de la cheminée
du 3 rue Gesia. Le guetteur a entendu des pas au-dessus de lui et la
conversation des Allemands qui disaient que si de la fumée sortait de la
cheminée, c’était certainement qu’il y avait un Judenbunker. L’équipe du
bunker en a été informée à 5 heures du matin, a éteint le feu et a attendu.
En entendant creuser au-dessus de leurs têtes, ils ont pris la fuite par un

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tunnel vers le 1 rue Gesia. Mais à leur grand désespoir, ils ont remarqué
une patrouille allemande dans les alentours. Ils sont alors revenus dans le
bunker et ont décidé d’attendre l’évolution des événements. Le gaz qu’on
avait introduit dans le bunker par le trou a commencé à arriver jusqu’à
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eux et ils se sont mis à étouffer. Perdant le contrôle d’eux-mêmes et leur


clarté d’esprit, ils se sont effondrés. Ils sont sortis du bunker, en pensant :
« De toute façon, rien ne peut plus nous aider. »
Lipski, en revanche, qui une fois déjà avait vécu la découverte d’un
bunker, n’a pas perdu sa lucidité. Immédiatement, il a placé un torchon
mouillé sur son nez pour respirer, et il s’est terré dans les caves en atten-
dant, pendant que tout le monde quittait le bunker. Il entendait que les
Allemands continuaient à faire sortir les gens, puis cherchaient partout
dans toutes les caves et enfin mettaient le feu à la pièce où se trouvaient
le linge et les vêtements et empoisonnaient le puits. Il a commencé à
étouffer sous l’effet de l’oxyde de carbone qui ne pouvait plus sortir.
Heureusement, les bandits ne sont plus revenus. Il est resté comme ça
jusqu’à ce qu’il entende les pas des bandits qui s’éloignaient. Au bout
d’une demi-heure, il a décidé de quitter le bunker. En faisant très vite, il
est passé dans la propriété voisine. Puis, comme il connaissait le trou du
portail du mur du 5 rue Gesia vers le 27 rue Nalewki, il est arrivé par
hasard dans notre propriété et notre cachette.
Lipski nous a expliqué comment retrouver la nourriture et les vête-
ments restés dans le tunnel qui menait au bunker. Il était presque
10 heures du soir quand nous avons quitté notre cachette en direction
du bunker des médecins. Heniek Zemsz était parti lui aussi avec notre
groupe. Quand nous sommes arrivés là-bas, nous avons découvert que
le bunker n’était pas en feu, mais Plonski et Zemsz ont constaté la
présence de phosgène, ce qui signifiait qu’on ne pouvait pas rester à l’in-
térieur. Dans la rue Zamenhof, nous avons trouvé un nombre incalcu-
lable d’os humains et de cendres…
628 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Le sanglot qui sortait de nos cœurs brisés a rompu le silence de la
nuit. Nos larmes tombaient sur les cendres de nos frères. Je regardais
Lipski. Cet homme ne se réjouissait pas de s’être échappé, mais
marchait dans le cimetière et pleurait les médecins, les nouvelles
victimes.

Juillet
Le 2 juillet 1943, un groupe de passeurs est à nouveau arrivé, avec à
sa tête Jozek le Roux et Szladkowski. Notre groupe devait leur ouvrir la
bouche d’égout qui se trouvait dans la rue Franciszkanska. Cette entrée
avait été dynamitée par les Allemands et bouchée avec de la ferraille et de
la tôle. Auparavant, nous avons reçu un message des passeurs (transmis

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depuis la fenêtre de l’appartement de Jozek le Roux) nous avertissant
qu’ils arriveraient à 2 heures du matin. Notre groupe a entouré les sorties
des rues Swietojerska, Bonifraterska, Franciszkanska et Walowa pour les
protéger des patrouilles de nuit allemandes. C’est avec cette sécurité que
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nous nous sommes mis à retirer les gravats de la bouche d’égout.


Avant 2 heures du matin, nous avons entendu des tirs près de nous.
Au bout d’une dizaine de minutes, ils ont cessé. Je croyais qu’il s’agis-
sait de l’un de nos gardes, qui était tombé sur une patrouille allemande
et l’avait mise en fuite. À 2 heures du matin précises, Jozek le Roux,
Wladek, Janek de la Vieille Ville, Jozef Szladkowski et le beau-frère de
Jozek le Roux, le cheminot, sont sortis de la bouche d’égout. Ils avaient
apporté de la nourriture. Nous sommes entrés avec eux dans la cour du
27 rue Franciszkanska, et là, le mystère des tirs s’est éclairci. Mojsze
Treger, le porteur de la Société d’approvisionnement, se tenait près du
corps de son fils, une arme à la main, et, semblant murmurer, comme en
extase, les paroles d’une prière, il répétait la même phrase : « Je te
vengerai mon fils. » Une patrouille allemande s’était approchée depuis le
8 rue Walowa jusqu’au 27 rue Franciszanka sans que nos sentinelles
l’aperçoivent, avec l’intention de nous surprendre près de la bouche
d’égout, constamment surveillée par les Allemands. Mojsze Treger, son
fils et une dizaine d’autres personnes de l’abri du 27 rue Franciszkanska,
avaient barré la route aux Allemands. Son fils était tombé, mais Mojsze
avait forcé les Allemands à faire demi-tour. Comprenant la tragédie
qu’il venait de vivre et voyant son attitude, les passeurs étaient pleins
d’admiration pour les Juifs « gris », anonymes. Mojsze était un homme
de 42-45 ans, costaud et de forte corpulence. Tout le monde aimait bien
son fils. Les passeurs ont proposé à Mojsze de l’emmener gratuitement.
Ils lui ont dit : « Tu as vécu un tel événement. Viens avec nous », mais
il ne voulait pas quitter le ghetto avant d’avoir vengé son fils.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 629

Cette nuit-là, les passeurs sont restés dans notre secteur jusqu’à
4 heures du matin. Outre la nourriture, ils nous ont apporté des bougies,
des allumettes, des piles et des journaux. En échange, nous leur avons
donné quelques sacs que nous avions remplis de vêtements divers
provenant des abris qui avaient été découverts.
Dans les premiers jours de l’insurrection, Jozek Szladkowski avait
été arrêté avec sa femme dans un abri au 28, rue Swietojerska. Après
avoir été emmenés à l’Umschlagplatz, ils avaient été embarqués dans
des wagons et le train avait pris la direction de Majdanek. En chemin,
il avait tenté de s’enfuir à plusieurs reprises. Il avait réussi à sauter du
train non loin de Lublin et était rentré à Varsovie, où il avait cherché
à établir un contact avec les activistes juifs du quartier « aryen ». Il

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n’avait réussi à prendre contact avec personne, à l’exception de Jozek
le Roux. Il avait concentré tous ses efforts pour trouver un moyen de
retourner dans le ghetto et de sauver des gens. C’est lui qui avait orga-
nisé ce groupe de passeurs (il avait des papiers polonais). Au mépris
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du danger, il avait été l’un des premiers à établir avec le ghetto un


contact, qu’il avait maintenu pendant un certain temps. Il nous a
également raconté que son père se cachait à Radosc, non loin de
Varsovie, et que les conditions de vie dans le quartier « aryen » étaient
très dures et exigeaient des moyens financiers importants. Il n’avait
lui-même pas encore de lieu de séjour fixe dans le quartier « aryen »,
mais grâce à ses relations avec les passeurs, il s’installait chaque nuit
chez l’un d’eux. Jozek Szladkowki nous a dit qu’il venait au nom du
parti. Les passeurs qu’il avait choisis étaient connus par tous les Juifs
du secteur des brosseurs pour leur honnêteté, parce qu’ils faisaient de
la contrebande avec le ghetto. Je dois avouer que ces gens faisaient
très bonne impression. Ils nous racontaient beaucoup de choses sur
l’offensive soviétique et l’activité de la Pologne clandestine, et nous
réconfortaient en disant que le jour de la libération approchait. Ils
avaient une influence positive sur nous et nous donnaient confiance.
Le simple fait qu’ils nous traitent comme des humains nous incitait à
vouloir rester en vie et ranimait notre foi en l’homme.
Dès le début de l’insurrection, notre première victoire morale avait
été l’approbation que les passeurs exprimaient à l’égard des Juifs qui se
battaient. Wladek de la Vieille Ville, le sablier de la Vistule, qui devait
avoir 25 ou 26 ans, était particulièrement sympathique.
Cette fois-ci, les passeurs n’ont emmené personne avec eux, parce
qu’ils avaient peur qu’après l’incident qui s’était produit au 27 rue
Franciszkanska, les Allemands n’encerclent toutes les bouches d’égouts
menant au quartier polonais. Ils sont restés dans le ghetto jusqu’au
lever du jour, puis ils sont sortis du canal à la lumière afin de pouvoir
630 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
se rendre compte s’ils étaient suivis. Nous avons convenu avec eux
qu’ils reviendraient trois jours plus tard, à la même heure.
Samedi 3 juillet. À 5 heures du matin, j’ai été réveillé par le bruit des
tirs et des grenades. C’était les semeurs de mort qui étaient venus pour
la moisson du sang. Les ordres rapides, le bruit du chargement des armes
et l’expression de nos visages montraient que nous étions prêts à nous
battre. Le sifflement des balles, le fracas des grenades et les cris des
Allemands annonçaient que le combat avait commencé. Nos guetteurs
nous ont informé que d’importantes divisions allemandes avaient bouclé
les rues Gesia et Nalewki. Nous étions bloqués des deux côtés. Il ne nous
restait que la rue Zamenhof pour nous retirer, mais l’ordre n’avait pas
encore été donné. Une fontaine de feu s’abattait sur nous comme après

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l’explosion d’un cratère. Les Allemands ont tenté à plusieurs reprises de
s’approcher des cages d’escalier de notre cachette, mais à chaque fois, il
a suffit d’un seul tir pour que le Herrenvolk se disperse.
À 10 heures, Klojnski a remarqué que les artificiers allemands prépa-
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raient de la dynamite pour nous faire sauter. L’ordre de nous retirer vers
la rue Zamenhof est alors tombé. Calmes et disciplinés, nous avons
rampé à travers des ouvertures dans les étages des immeubles incendiés
en effectuant des figures acrobatiques pour rejoindre le 24 rue
Zamenhof. En passant, nous sommes sortis dans la rue en file indienne.
Dans nos projets, nous avions l’intention de nous retirer rue Pawia.
Quand la tête de notre cortège y est arrivée, les mitrailleuses des tours
de Pawiak sont entrés en action et Janowski est tombé, blessé.
Nous nous sommes retirés en direction de la rue Gesia, mais là
encore, les Allemands nous ont accueillis avec un tir de barrage.
Kanalowna est tombée. Nous étions piégés. Lolek nous a donné l’ordre
de nous retirer au 24 rue Zamenhof pour livrer notre dernière bataille.
Nous avons pris position dans la cour, derrière les brèches des murs.
Quelques minutes plus tard, la rue a tremblé et les bourreaux sont
entrés dans la cour, en tirant dans tous les sens. Les garçons les ont
laissés s’approcher très près. Une grenade lancée par Mosze
Halberszadt a transformé deux d’entre eux en masses sanguinolentes.
La fusillade a démarré. Nos munitions étaient sur le point de s’épuiser.
Depuis la rue, les Allemands faisaient pleuvoir sur la cour un ouragan
de feu. Notre défaite était certaine. Les garçons ont décidé de passer à
tout prix ou de mourir. Mosze Halbersztadt, Lolek et Trinker ont réussi
à s’approcher du porche et à lancer des grenades trouvées dans le
ghetto où les Allemands les avaient laissées. Ces derniers ont perdu la
tête et se sont enfuis. Cet instant a suffi pour nous permettre de nous
disperser dans la rue Pawia et dans la rue Gesia, en passant par le
13 rue Zamenhof, mais il n’a pas été donné à tout le monde de
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 631

survivre. Lole, Mosze Halbersztadt, Trinker, Irena Rozenberg et Lipski


se sont cachés dans la cour du 13 rue Gesia. Les Allemands les ont
trouvés, les garçons ont accepté le combat et sont tombés après avoir
tiré toutes leurs munitions. La cour du 13 rue Zamenhof est devenue
leur tombeau commun.
Les Allemands sont entrés dans notre cachette, au 27 rue Nalewki, et
ont mis le feu à nos vêtements, nos réserves de nourriture et nos
couchettes. Le feu brûlait et illuminait le noir du ghetto. Il est terrible
que mes meilleurs compagnons soient partis dans l’éternité. Nos rangs
fondaient. Pas de munitions. Nous n’avions ni eau, ni nourriture…
Continuer à survivre ? Mais comment ?
La nuit, nous sommes allés dans le secteur des brosseurs, que les

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Allemands pillaient sans arrêt. Ils connaissaient chaque cachette et
chaque recoin. J’ai appris qu’en revanche, Szladkowski et Jozek le
Roux devaient revenir dans notre secteur. Pour entrer au « paradis »,
les passeurs prenaient 15 000 zlotys par personne. Notre groupe ne
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pouvait même pas y songer, parce que nous n’avions pas la somme
nécessaire pour que tout le monde puisse sortir. Celui qui possédait
autant d’argent ne serait pas sorti seul, parce que nous étions liés par
le sang versé ensemble.
La dernière étape du blocage technique du ghetto par les Allemands
était, selon eux, déjà terminée. Les conduites d’eau qui l’alimentaient
étaient fermées. L’électricité était coupée. Et voilà que les bourreaux
eurent une idée diabolique : comme il était impossible de couper le gaz
d’éclairage, ils ont fait couler de l’eau dans les conduites. Le résultat a
été que l’eau était empoisonnée et qu’il n’y avait pas de gaz.
Heureusement, on comptait encore de bons spécialistes parmi nous.
Heniek Zemsz et un groupe d’ouvriers ont creusé un tunnel sous la
centrale d’eau, qui se trouvait sous la chaussée. Ils ont aussi accédé à un
câble, à partir duquel ils ont volé de l’électricité.
La partie du groupe qui avait survécu s’est installée dans une nouvelle
cachette au 23/25 rue Nalewki, dans la quatrième cour, là où se trouvait
pendant un moment le groupe de Zemsz avant de nous rejoindre.
Dans cette nouvelle cachette, le jour suivant, c’est-à-dire le 4 juillet,
nous a obligés à faire preuve d’un grand contrôle de soi et d’une parfaite
maîtrise de nos nerfs. Dès le matin, les Allemands ont bouclé tout le
secteur environnant et fouillé toutes les caves et les ruines qui leur étaient
accessibles à la recherche des survivants de notre groupe. Ils fouillaient
surtout très minutieusement dans le bâtiment de droite de la quatrième
cour, où se trouvaient les dépôts de la Werterfassung (23/25 rue Nalewki),
explorant toutes les pièces encombrées par des meubles, faisant feu sur
les placards. Dans les pièces où des meubles s’entassaient jusqu’au
632 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
plafond, ils en sortaient une partie pour trouver notre cachette. Pendant
ce temps-là, nous les observions. En regardant d’en bas, on avait l’im-
pression que tout le bâtiment était complètement brûlé, parce que seuls
des morceaux de planchers avaient résisté dans les anciens appartements
de service, aux quatrième et cinquième étages. Avant l’insurrection, il y
avait dans cet immeuble de luxueux appartements de quatre pièces, avec
une cuisine et des chambres de service : tout cela avait complètement
brûlé pendant l’incendie. Seuls les planchers des appartements de service,
encombrés par des gravats, avaient résisté et pendaient au milieu des
murs d’extrémité comme de petits îlots dans une mer de cheminées
brûlées et de ruines. Nous sommes restés allongés sur les planchers (les
voûtes) toute la journée, comme des bouts de bois, épuisés physiquement

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après la journée de la veille. Chaque fois que les Allemands criaient plus
fort ou que retentissaient des tirs, le désespoir et le doute se lisaient sur
le visage des femmes et du seul enfant, Leos Zamsz. Les hommes restaient
indifférents. Ils savaient qu’il n’y avait aucun moyen de s’échapper de
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cette cachette et que si l’on était découvert, il n’y avait qu’une seule issue
envisageable : vendre chèrement sa vie.
Cette journée s’est écoulée sous le signe de la peur, et le soir, nous
nous sommes rendus compte que, pendant la journée, les Allemands
avaient détruit dans notre ancienne cachette, 27 rue Nalewki, un toit
provisoire construit pour récupérer l’eau de pluie, ainsi que tous les réci-
pients d’eau. Ils avaient mis le feu à la cachette. Dans l’une des pièces
incendiées, qui donnait sur le local de stockage, seuls un siddour de
poche et un petit sac avec des tefillins, qui étaient accrochés à un clou
sur un mur, avaient échappé aux flammes.
Les Allemands avaient poussé si loin leur rage de destruction qu’ils
avaient même brûlé notre linge sale, plein de poux. J’aimerais ajouter que
ce jour-là, ils étaient accompagnés par un mouchard qu’ils appelaient par
son nom : Tyszler. La nuit, la situation est devenue assez tragique, car
nous n’avions ni eau, ni vivres. Zemsz, le génie, nous a très rapidement
sortis de cette situation critique. Dans les pièces des immeubles incendiés
– dans la deuxième, la troisième et la quatrième cours –, celles des appar-
tements luxueux à l’aménagement confortable, et dans les entrepôts de la
Werterfassung qui n’avaient pas brûlés et qui se trouvaient dans notre
cour, il y avait des chauffe-eau. Heniek Zemsz était convaincu que les
chauffe-eau qui n’avaient pas éclaté pendant les incendies devaient
contenir des réserves d’eau. Effectivement, quelques dizaines d’entre eux,
seulement un peu noircis par la fumée, contenaient de l’eau. Celle-ci ne
coulait des robinets parce qu’il n’y avait pas de pression, l’adduction ayant
été coupée. Heniek Zemsz a percé les réservoirs avec un clou pour faire
couler l’eau dans nos récipients, mais nous en perdions beaucoup parce
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 633

que nos trous étaient trop proches du chauffe-eau. Aussi Zemsz entreprit-
il de jauger approximativement la contenance de notre seau et de faire
toujours des trous à la bonne hauteur pour que ne coule que la quantité
d’eau dont nous avions besoin. Mais l’eau n’était pas tout. Il fallait à
nouveau trouver des produits d’alimentation.
Heniek Zemsz a préparé un plan pour creuser un tunnel sous la
réserve de l’ancien abri de Szymek Kac. La même nuit, une partie des
gens s’est mise au travail. Les autres patrouillaient le secteur de la
nouvelle cachette, et quelques-uns ont été envoyés spécialement dans
l’ancien abri des médecins, d’où ils ont rapporté des produits de première
nécessité. Nous utilisions l’abri des médecins à contrecœur, parce que
son entrée donnait sur la rue Gesia, empruntée par de nombreuses

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patrouilles de gendarmes qui pouvaient nous surprendre dans ce secteur
désert ou nous enfermer vivants dans l’abri.
Ce jour-là, chez les brosseurs, l’abri des cordonniers a été découvert.
Seule Madame Blajwajs a survécu, et nous l’avons emmenée chez nous
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(c’était la propriétaire d’un immeuble au 6 ou au 8 rue Komitetowa).


L’abri des cordonniers a été incendié par les Allemands. Madame
Blajwajs nous a indiqué le chemin par lequel accéder à un tunnel dans
lequel étaient cachés une radio, du cuir et des chaussures. Nous avons
sorti la radio, nous l’avons emmenée dans notre cachette, et nous avons
caché le cuir et les chaussures dans d’autres tas de gravats, parce que
nous les destinions aux passeurs.
Dans la nouvelle cachette, je me suis rendu compte que, sous l’effet
de la vie anormale que nous menions dans le ghetto, Zemsz, homme
pourtant très généreux, vivait un tournant dans les sentiments qu’il
portait à sa femme. Lui qui était un bon mari et un père meilleur
encore, a changé d’attitude envers sa famille. Après l’Aktion de juillet,
il s’est trouvé que celle-ci a habité par hasard avec le frère et la sœur
Lewinson. Zemsz est tombé amoureux d’une jeune bachelière de 20 ans,
c’est-à-dire de 8 ou 10 ans plus jeune que sa femme ; elle, de son côté,
s’est mise à aimer Lolek Lewinson, qui était plus jeune qu’elle. Ce carré
conjugal amoureux a été découvert et s’est encore accentué pendant
notre vie commune dans la nouvelle cachette. Pour nous autres specta-
teurs, tout cela ressemblait à une cruelle plaisanterie : une intrigue
amoureuse entre quatre personnes dans un climat de peur et d’incerti-
tude, une idylle dans un gigantesque cimetière juif. Parfois, il nous
semblait que ces gens voulaient profiter de leur bonheur jusqu’au
dernier jour de leur vie… Cette situation était particulièrement difficile
pour le fils des Zemsz, un garçon très bien. Cet enfant qui, pendant ces
jours difficiles, avait besoin d’encore plus de chaleur, était ignoré par
sa mère et rejeté au second plan par son père, bien que celui-ci ait
634 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
continué à lui porter une grande tendresse. Nous l’aimions bien, ce
garçon, mais dans la journée, nous ne nous parlions jamais, et la nuit,
nous n’avions pas le temps de parler ou de jouer avec lui. L’enfant a
grandi précocement. Il comprenait notre situation comme un adulte.
Selon les habitudes des enfants du ghetto, il essayait de nous aider et
quand son aide nous était inutile, Leos se mettait sur le côté et restait
silencieux jusqu’à ce que quelqu’un s’adresse à lui. D’habitude, nous
jouions avec Leos pour nous détacher de la réalité lorsque notre humeur
était relativement bonne. Dans ces moments, la réalité quotidienne
disparaissait au profit d’un monde d’illusions. Plusieurs fois, nous
avons essayé pendant ces jeux de reproduire des images de notre
enfance, mais un simple regard vers les étoiles et la lune suffisait pour

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nous rappeler la réalité, parce que nous, quand nous étions enfants,
nous ne jouions jamais, la nuit, sous le ciel.
Le 5 juillet 1943, j’ai appris que l’abri que nous appelions le 11, qui
se trouvait 11 rue Walowa, dans le « secteur sauvage », venait d’être
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découvert. Après notre affrontement avec les Allemands rue Nalewki,


Leon Grynberg nous avait quittés et s’était rendu dans cet abri pour
reposer ses nerfs. L’abri était considéré comme « sûr », parce qu’il était
bien masqué et que peu de gens connaissaient son existence. Le fait qu’il
ait tenu si longtemps confirme qu’il était très sûr. Il s’y trouvait une
dizaine de jeunes, et certains d’entre eux avaient une arme. Quand les
Allemands l’ont découvert, les gens qui se trouvaient à l’intérieur sont
tous sortis à leur appel. Au moment de se mettre en rang pour la fouille,
ceux qui avaient des armes en ont fait bon usage. Ils ont réussi à sortir
du cercle des Allemands et à se cacher de nouveau dans l’ancien abri de
Blajmanau, 13 rue Gesia, dans le « secteur sauvage ». Ce groupe a fait
ensuite plusieurs tentatives pour sortir du ghetto, mais il a disparu de
l’horizon vers la fin du mois de juillet.
Notre groupe s’est mis à construire un nouvel abri, dans les caves de
la deuxième cour de cet immeuble. On travaillait avec la pensée d’y
survivre pendant l’hiver, au cas où il nous faudrait rester plus longtemps
dans ces ruines. Un petit groupe approfondissait la hauteur des caves,
parce que les toilettes étaient très basses et que de la sorte, nous
essayions d’obtenir une meilleure arrivée d’air. Après chaque nuit de
travail dans cette cave, nous en cachions soigneusement la sortie pour
que les Allemands ne découvrent pas nos intentions.
Ce jour-là, nous avons remarqué des prisonniers de Pawiak qui
travaillaient dans des immeubles incendiés sous la surveillance
d’Ukrainiens. Ils en sortaient les portes qui n’avaient pas brûlé, les
fenêtres ou tout autre matériau de valeur, et les convoyaient dans la rue
Wiezienna (de la prison) sur des chariots.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 635

Le lendemain, le 6 juillet, il n’y a eu aucun changement dans notre


environnement. Le matin, une forte pluie s’est mise à tomber et nous a
complètement trempés, et l’après-midi, allongés sur nos lits, grelot-
tants, nous nous serrions dans les bras les uns les autres quand soudain,
nous avons entendu un grand bruit. Des briques et gravats nous sont
tombés dessus. C’était un morceau de mur inondé et brûlé qui, en s’ef-
fondrant, avait traversé le sol à côté de nous, tombant avec fracas au
fond des caves.
Certains de notre groupe sont devenus superstitieux et ont
commencé à croire aux miracles. Si un pan de mur plus important était
tombé et s’était effondré sur la partie du sol où nous étions allongés,
notre sort aurait été scellé. Dans la nuit, nous avons monté un petit toit

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avec des planches retirées des placards qui se trouvaient à la
Werterfassung pour nous protéger de la pluie.
Mercredi 7 juillet. Rester plus longtemps au milieu des gravats n’of-
frant aucune garantie de sécurité, nous construisions, depuis une
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semaine, un nouvel abri. L’idée directrice était de nous préparer pour


l’hiver. Quand la première neige tomberait, nous serions complètement
coupés de la lumière du jour, parce qu’un pas sur la surface serait un
vrai danger. Nous travaillions énergiquement, dans la faim, le froid et la
saleté. Nous n’avions pas prévu une chose : il ne faut pas construire sur
un cimetière… Ce manque de clairvoyance s’est brutalement retourné
contre nous.
Nous travaillions des nuits entières pour creuser le sol du tunnel,
parce que le plafond était trop bas. Nous avons creusé un puits et un
petit tunnel qui masquait l’entrée de l’abri. Nous avons retiré plusieurs
wagons de sable, que nous avons cachés en nivelant le sol de toutes les
caves et de tous les couloirs. Nous avions déjà installé un poêle et monté
des lits. Il y avait même déjà de la vaisselle dans notre nouveau foyer.
Nous finissions la dernière étape de notre travail – maçonner l’ouverture
de la cave – quand s’est produit un accident malheureux. Nous descen-
dions les briques au fond de la cave. Elles étaient passées par le feu et
étaient si fragiles qu’elles se brisaient en passant de mains en mains. À
plusieurs reprises, des morceaux sont bruyamment tombés. La lune
brillait. Nous travaillions très vite. Nous ne pensions pas que le murmure
des briques qui tombaient pourrait faire sortir le loup de la forêt. De
toute façon, nos guetteurs veillaient près de la porte, et cela nous appor-
tait une garantie de sécurité.
Mais il en a été autrement. Nous avons été surpris par une patrouille
de nuit allemande (leurs chaussures étaient entourées de coton). Tout à
coup, nous avons entendu : « Hände hoch ! » et quelques tirs en l’air.
Nous étions alors l’un derrière l’autre, en train de descendre les briques.
636 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Zemsz, le plus proche des Allemands, a tiré plusieurs balles dans leur
direction avant de tomber, mort. Tous les autres ont réussi à se retirer au
fond de la cave, qui avait deux sorties. Nous nous sommes dirigés vers
la deuxième issue, et nous sommes sortis rue Nalewki. À la porte, nous
sommes tombés sur le cadavre d’un de nos guetteurs, Heniek Billauer.
La rue Nalewki était infestée de patrouilles allemandes. Elles ont tout
de suite ouvert le feu sur nous. Nous nous sommes défendus en tirant,
rarement mais efficacement. Lolek Lewinson et moi sommes passés de la
rue Nalewki à la rue Walowa. Les frères Blumsztajn se sont retirés dans
la cour du 23/25 rue Walowa et sont tombés sur les Allemands. Ils
n’avaient plus de munitions et se sont fait tuer. Seules trois des sept
personnes de notre groupe de travail ont survécu. Czarnoczapka a réussi

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à se cacher dans une cave.
Il n’est resté de notre groupe de combat qu’un pauvre moignon, de
surcroît paralysé par le manque de munitions. La source ancienne de
notre force morale et de notre énergie était en train de se tarir, car nos
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compagnons de sort, fermes et persévérants, nous avaient quittés.


9 juillet. Une fois sortis de notre torpeur, après les événements de la
nuit, nous avons décidé de regagner notre cachette. Lewinson et moi
nous sommes à nouveau retrouvés dans la cachette du 23/25 rue
Nalewki, où nous avons été accueillis par les larmes des femmes et les
manifestations de joie de nos compagnons. Ils ne pensaient pas que l’un
de ceux qui travaillaient dans la cave avait survécu. Ils croyaient que
tout le monde avait été arrêté par les Allemands.
Le destin des gens est étrange et inexplicable. Des changements
peuvent se produire chez l’homme en l’espace d’une minute. Une expres-
sion de joie, proche du bonheur, est apparue sur le visage de Madame
Zemsz lorsqu’elle a découvert que son amant était en vie, mais elle ne
paraissait pas spécialement contente d’avoir retrouvé son frère. Comme
le petit Leos, elle était folle de désespoir pour Heniek Zemsz, et ce déses-
poir nous a accompagnés jusqu’au dernier jour de sa vie.
14 juillet. Les passeurs, Szladkowski en tête, sont revenus nous voir,
et nous ont annoncés qu’ils ne pourraient emmener cette fois-ci que
cinq personnes, au prix convenu. Après concertation, nous avons décidé
d’envoyer Klojnski, Felek Rozenberg et Lejzor Szerszen, qui a refusé de
quitter le groupe parce qu’e, expliquait-il, il avait « un physique totale-
ment sémite ». Mietek Lizawer a été désigné à sa place. Dans la cachette,
les préparatifs de cette sortie « de l’autre côté » ont commencé dans l’agi-
tation. Les gens se rasaient avec des lames émoussées. Abram
Starowiejski faisait le coiffeur et coupait les cheveux des plus heureux.
Ensuite on s’est mis en devoir de choisir des tenues, pour qu’ils ressem-
blent le plus possible aux « aryens ». Une heure durant, on a eu l’im-
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 637

pression que les gens se préparaient pour un bal masqué. Ils nous
prenaient à chacun une partie de notre garde-robe. Nous avons sélec-
tionné soigneusement parmi nos vêtements les chemises les plus
propres, une cravate, un couvre-chef et des chaussures adaptées.
Klojnski a revêtu une combinaison de travail, pris un tournevis et une
casquette abîmée, avec l’intention de se faire passer de l’autre côté pour
un ouvrier. Quand le défilé a été terminé et après le verdict du jury,
constitué de tous les autres, la « délégation » a rejoint la bouche où
attendaient les passeurs.
Nous avions envoyé cette délégation dans le quartier « aryen » avec
l’objectif de se renseigner sur la situation du mystérieux hôtel Polski, où
nous avions l’intention de nous rendre. Salek Wislicki devait partir ce

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jour-là avec eux. Blessé à la jambe, il s’est traîné à quatre pattes
jusqu’au secteur des brosseurs. Les passeurs ne voulaient pas le prendre
avec eux parce qu’ils disaient qu’ils pourraient le porter dans les égouts
mais pas dans les égouts où il y avait de l’eau, et que tout seul, il se
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noierait. Tout au long de cette période, Wislicki s’était efforcé de sortir


dans le quartier « aryen », parce qu’il avait un dépôt chez Przanowksi,
le directeur de la Banque de Crédit, 18 rue Moniuszki. Avec Lutek
Prywas, il y avait déposé la somme de 2 500 dollars et des bijoux de
valeur. L’argent et les bijoux étaient destinés à acheter des « cartes de
vie » pour Vittel. Salek Wislicki a donné à Felek Rozenberg une procu-
ration à l’attention du directeur Przanowski, pour qu’il puisse retirer de
l’argent dans le quartier « aryen », au cas où nous en aurions besoin pour
trouver un logement. J’ai oublié d’ajouter que Prywes m’avait déjà
donné en mai une procuration de ce genre, parce qu’il était d’avis que,
si je réussissais à m’échapper, il me faudrait de l’argent dans le quartier
« aryen » pour faire face à mes premiers besoins.
Ce soir-là, Madame Blajwajs m’a demandé de sortir avec elle dans le
quartier « aryen », parce qu’elle trouvait que j’avais un physique « très
aryen ». Elle voulait utiliser mes connaissances auprès des « aryens », et
m’a promis en échange de m’entretenir avec son argent. Je n’ai pas
accepté son offre parce que je ne voulais pas quitter Szersen et
Lewinson, mais j’ai proposé qu’elle parte avec notre « délégation ».
Madame Blajwajs n’a pas voulu parce qu’elle n’avait nulle part où aller
dans le quartier « aryen ».
Depuis quelques jours déjà, nous entendions des bruits sourds, la
nuit, en provenance des caves du 21 rue Nalewki. En habitants expéri-
mentés des ruines, nous en avons déduit que quelqu’un creusait un
puits, mais l’emplacement de ce travail restait mystérieux. Le 15 juillet,
au crépuscule, nous avons aperçu plusieurs silhouettes sortir d’une cage
d’escalier incendiée dans la quatrième cour du 21 rue Nalewki. Les
638 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
silhouettes regardaient autour d’elles avec inquiétude, et sont parties en
direction de la rue Nalewki. Pour savoir de qui il s’agissait, nous avons
envoyé notre guet, qui les a approchés rue Nalewki. C’était des gens du
groupe de Kaniel, qui se cachaient dans un abri qui n’avait toujours pas
été découvert, au 21 rue Nalewki. Ils étaient au courant que nous étions
au 23/25, mais ils ne voulaient pas nous rencontrer parce qu’ils ne
savaient pas qui nous étions.
De ce jour-là, nous avons décidé de rester en contact dans le secteur
des brosseurs. Malgré la confiance réciproque, ils ne voulaient pas
montrer où se trouvait leur abri, ni nous notre cachette. Après nous
avoir écoutés, ils n’ont pas accepté notre projet de pénétrer dans le quar-
tier « aryen », parce qu’ils pensaient que leur abri était impossible à

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découvrir. En revanche, ils nous ont demandé de les mettre en contact
avec les passeurs, car ils voulaient se procurer par eux quelques provi-
sions, des bougies, des allumettes et des lampes électriques, dont le
manque leur était pénible. C’était justement dans leur abri que se trou-
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vait le puits mystérieux.


Les jours s’écoulaient sans que les passeurs, après avoir emmené nos
représentants dans le quartier « aryen », ne refassent leur apparition.
Nous avons tenté à plusieurs reprises d’entrer en contact avec Jozek le
Roux en lançant des cailloux sur la fenêtre de son appartement, mais
personne ne répondait. Pourtant, on pouvait voir des gens par les rideaux
tirés. Cette fois, le silence de l’homme qui était notre seul recours nous
paraissait mystérieux. Son silence obstiné et le non-retour des passeurs
nous faisaient penser que tout leur groupe s’était fait arrêté par les
Allemands avec nos compagnons. Dans notre situation, nous devions
décrypter et commenter immédiatement chaque nouvel événement,
chaque tir, chaque bruit, chaque murmure pour réagir au bon moment.
Tous les Juifs cachés étaient hantés par une obsession. Nous discu-
tions du fait que les passeurs avaient brusquement rompu le contact, et
la conclusion de nos discussions disait que nous étions en danger. Nous
étions déjà trop fatigués pour trouver une nouvelle cachette.
Régulièrement, à quelques jours d’intervalle, nous faisions une nouvelle
tentative pour renouer le contact, et des guetteurs se relayaient des nuits
entières près de la sortie en attendant l’arrivée des « sauveurs ».
Les semaines passaient, et aucun « messager de la vie » n’apparais-
sait. À la fin du mois de juillet, en observant la rue Pawia avec des
jumelles depuis notre cachette au 5e étage du 23/25 rue Nalewki, nous
avons remarqué un grand groupe de gens en civil avec des bagages à la
main, conduits par les Allemands. Un instant après, ils ont reçu l’ordre
de poser leurs bagages en formant un seul tas. Ensuite, on les a mis en
rang. Près des sorties de la rue Pawia, des Ukrainiens montaient la garde,
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 639

armés de fusils automatiques. Les Allemands ont commencé à tirer à la


mitrailleuse de tous les côtés au milieu du chaos. Les rangs ont ondulé
comme des blés coupés et sont tombés sur les pavés de la rue, dans le
sang. Il y avait environ cent cinquante personnes. Une fois la fusillade
terminée, [les Allemands] ont apporté une grande quantité de bois et ont
brûlé progressivement les cadavres.
Dans le même temps, j’ai vu que les Allemands faisaient courir une
grande division de soldats soviétiques par la rue Zamenhof du côté de
la rue Stawki, en direction de la rue Pawia. Plus de mille personnes au
total, qui marchaient en galoches, en regardant autour d’eux. Jusque
dans la rue Pawia il est tombé des cadavres de prisonniers soviétiques
sortis du rang par hasard.

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Dans le ghetto, les tirs des gardes ou des patrouilles allemandes et les
explosions de grenades n’avaient pas cessé depuis le 19 avril. À la fin
du mois de juillet, les Allemands ont commencé à démolir systémati-
quement les immeubles incendiés qui se trouvaient dans le ghetto. De
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cette manière, ils voulaient détruire une fois pour toutes les derniers
points de résistance des combattants juifs, des derniers Mohicans du
ghetto de Varsovie.
À partir du jour où les Allemands ont commencé à démolir les
immeubles, la perspective est apparue que nous pouvions de surcroît sauter
avec les ruines de notre cachette. Pour le moment, les Allemands se limi-
taient à dynamiter les immeubles incendiés dans l’ancien ghetto central.
Mercredi 21 juillet. Toute la journée, la nuée d’assassins a bivouaqué
dans la quatrième cour du 23/25 rue Nalewki, où ils cherchaient des
Juifs. Ils se sont également trouvés sous notre cachette, mais notre
maîtrise de soi et le fait que notre abri était bien masqué a réussi à les
duper. Mais les bandits n’ont pas capitulé. Ils passaient d’un apparte-
ment à l’autre, en brisant les vitres qui tombaient avec un bruit aigu et
se cassaient en mille morceaux, ou tiraient n’importe où en hurlant :
« Alles Scheisse, Juden sind hier nicht da47. » Mentalement, nous nous
moquions des « exploits » des bandits et de leur orientation…
Cela faisait déjà trois nuits que personne ne quittait la cachette. Nous
nous nourrissions exclusivement de sucre et de nouilles. Nous nous
affaiblissions d’heure en heure. Nos nerfs nous lâchaient peuu à peu. La
saleté et les poux ne chômaient pas non plus… Le soleil de juillet chauf-
fait sans pitié. Nous nous consolions en pensant : « Encore un jour, et
tout ira bien » …
Nous n’avions pas de munitions. Dans les trois brownings, il ne
restait plus que cinq balles.

47. Tout ça c’est de la merde, il n’y a pas de Juifs ici.


640 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages

Août
Dans les premiers jours du mois d’août, nous avons envoyé deux
personnes dans le secteur vérifier si les passeurs de Jozek Szladkowski
revenaient. Ils ne sont plus jamais rentrés dans notre cachette. Il s’agis-
sait de Salek Wislicki et de Festinger. Le lendemain, nous les avons cher-
chés dans le secteur des brosseurs, dans le tronçon de rue près de l’entrée
et dans tous les endroits connus où ils auraient éventuellement pu s’ar-
rêter, mais nous n’avons trouvé ni vivants ni morts. Une nouvelle
coutume a été instaurée dans notre groupe, qui n’avait jamais été prati-
quée jusque-là : ceux qui sortaient la nuit dans le secteur faisaient leurs
adieux à tous ceux qui restaient dans la cachette. Nous avons réussi à

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creuser un tunnel pour entrer sous le dépôt d’approvisionnement de
Szymek Kac, d’où nous sortions des produits dans des conditions inhu-
maines. Après un dur travail, nous avons creusé un tunnel de 50 centi-
mètres sur 60 sous les toilettes de cave de l’ancien abri de Szymek Kac,
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où se trouvait un dépôt d’approvisionnement recouvert de gravats. Nous


avons posé des piliers de renforcement dans le tunnel et au niveau de
l’ouverture que nous avions percée dans le sol de l’entrepôt. Néanmoins,
il fallait faire de grandes acrobaties pour sortir les produits. Nous nous
y prenions de la manière suivante : l’un de nous était allongé sous l’ou-
verture, le deuxième éclairait avec une lampe. On étalait un bout de tissu
près de la personne allongée et, par l’ouverture, on découpait un trou
avec une lame dans le sac le plus proche. La nourriture qui se trouvait
dans le sac tombait sur le tissu. On le pliait, on le transportait et on le
remontait à la surface par le tunnel. Là, on mettait à nouveau les
produits dans un sac. Notre alimentation dépendait de ce qui se trouvait
dans le sac. La première fois, nous sommes tombés sur un sac de sucre
et pendant plusieurs jours nous avons mangé du sucre en buvant de
l’eau du chauffe-eau. Une autre fois, nous sommes tombés sur un sac de
biscuits secs complètement moisis et sur de la farine durcie que nous
avons cassée avec des briques.
Le 10 août, nous avons reçu un message de Jozek le Roux annonçant
qu’ils nous rendraient visite la nuit même. Nous avons pensé un moment
qu’il s’agissait d’un piège des Allemands. En prenant toutes nos précau-
tions, nous nous sommes approchés le moment venu de la bouche
d’égout, d’où sont sortis cette fois-ci Jozek Szladkowski, Wladek, Janek
et le beau-frère de Jozek le Roux. Jozek le Roux n’était pas avec eux.
Les passeurs n’avaient rien apporté parce que pour l’heure, ils voulaient
simplement rétablir le contact rompu. Jozek Szladkowski nous a raconté
qu’après avoir fait sortir Klojnski, Lizawer et Rozenberg, il les avait
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 641

cachés dans la matinée dans une église en bois de la côte Kosciuszko. Ils
devaient en sortir pendant les heures de travail, se mêler à la foule et se
rendre à l’hôtel Polski, mais juste avant, Jozek le Roux avait pris le
revolver de Klojnski. Après 5 heures du matin, l’heure du couvre-feu
dans le quartier « aryen », les passeurs, étant « aryens », sont rentrés dans
leurs appartements, mais manque de chance, Jozek le Roux s’est fait
arrêter par les gardes qui surveillaient le mur du ghetto du côté « aryen »
de la rue Swietojerska, où il habitait. Après avoir vérifié ses papiers, ils
l’ont fouillé et ont trouvé ce malheureux pistolet. Les Allemands l’ont
emmené à la Gestapo rue Szucha, où il a été torturé. Ils l’ont accusé
d’être un activiste de la Pologne résistante. De la rue Szucha, il a été
conduit à Pawiak, et deux semaines plus tard, il a été envoyé à

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Auschwitz. Pendant ce temps, le groupe de passeurs s’est dispersé.
Chacun se cachait parce qu’il n’était pas sûr que Jozek le Roux ne les
dénonce pas.
Jozek Szladkowski nous a raconté que vers la mi-juillet, les
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Allemands sont arrivés subitement devant l’hôtel Polski et qu’ils ont


fermé tous les accès avec des gardes. Ils ont fait monter tous les Juifs
qui s’y trouvaient dans des camions et les ont emmenés à Pawiak.
Quelques-uns seulement ont réussi à s’enfuir de l’hôtel Polski. Nos trois
hommes ne sont pas arrivés jusqu’à l’hôtel. Le premier jour après être
sortis du ghetto, ils se sont rendus chez des Polonais qu’ils connaissaient
à Nowiniarska, et se sont mis d’accord avec Jozek Szladkowski. Ils
devaient lui donner des instructions pour notre groupe, mais ils ont
disparu sans laisser de trace. Avec Jozek, nous en avons conclu que les
hommes qui avaient été raflés à l’hôtel Polski étaient les mêmes que
ceux qui avaient été fusillés rue Pawia.
Madame Blajwajs acceptait de payer les passeurs pour faire sortir le
reste de notre groupe dans le quartier « aryen » : Lewinson, Czarnoczapka,
Starowiejski, Szerszen, Madame Blajwajs, Madame Lewinson, Madame
Zemsz, Leos Zemsz et moi.
Toutefois, après avoir parlé avec Jozek Szladkowski, il s’est avéré que
nous ne pouvions sortir qu’à la condition qu’aux premières heures de la
matinée, chacun de nous se débrouille pour se rendre immédiatement et
seul chez des « aryens » que nous connaissions. Il voulait seulement se
charger de nous conduire sur la côté Kosciuszko, et nous abandonner là-
bas à notre propre sort. Il nous a immédiatement proposé de prendre le
risque d’envoyer une personne de confiance de notre groupe chercher
avec lui un endroit chez des « aryens » où tout le monde pourrait se
cacher en sortant des égouts. Nous avons accepté sa proposition. Cette
fois, le choix s’est porté sur Lolek Lewinson, parce qu’il était le seul
parmi nous à laisser dans le groupe sa sœur et sa maîtresse, ce qui nous
642 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
donnait la garantie qu’il reviendrait s’il était en vie. Madame Blajwajs a
donné quarante dollars en or pour payer son passage du quartier aryen
et pour un éventuel acompte pour l’appartement. Les passeurs ont pris
vingt dollars pour le faire sortir, et Lolek a gardé les vingt autres. Cette
fois, j’ai pris un risque et j’ai donné à Lewinson l’adresse du capitaine
Müller, à l’usine Oppel, parce que je croyais qu’il était le seul à pouvoir
nous conduire vers les maquis. Je ne voyais pas d’autre issue à notre
situation. Szerszen, Abram Starowiejski et moi ne voulions plus nous
cacher, même à l’extérieur du ghetto.
Cette nuit-là, Lewinson est parti dans le quartier polonais. Nous
avons convenu avec les passeurs qu’ils reviendraient huit jours plus tard
avec Lewinson et qu’ils nous apporteraient de la nourriture.

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Nous avons commencé à préparer fiévreusement notre départ « de
l’autre côté ». Cela consistait à bronzer pendant la journée, si les condi-
tions le permettaient, pour cacher la pâleur de nos visages, et à essayer
de nous débarrasser des parasites qui nous envahissaient. Dans la nuit,
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nous allions dans l’ancien abri des médecins de l’hôpital pour trouver
des vêtements pour les passeurs qui devaient nous faire sortir. Ils consi-
déraient les vêtements comme une monnaie d’échange.
Au cours d’un de nos passages dans l’abri des médecins, un incident
imprévu s’est produit. Alors que nous étions occupés à chercher des
affaires dans l’abri en nous éclairant avec une bougie et en utilisant de
temps en temps une lampe de poche pour économiser la batterie, nous
avons été brutalement aveuglés par la lumière puissante d’un projecteur
qui se dirigeait vers nous. Dans cet abri vide et mort, dont nous pensions
être les seuls à savoir l’existence, l’apparition d’une personne inconnue
signifiait forcément qu’un Allemand arrivait. Szerszen a chargé son
arme, et il était prêt à faire feu quand nous avons entendu un cri : « Ne
tire pas, je suis juif ! ». Obéissant à l’ordre de Szerszen, l’individu mysté-
rieux a éteint son projecteur, et il s’est approché de mes compagnons à
la lumière de la lampe électrique dont se servait Abram Starowiejski. Ils
ont remarqué qu’il portait un casque d’aviateur en cuir souple et des
bottes. Sous le bras, il tenait un paquet de taille moyenne. L’homme
mystérieux a prononcé les paroles suivantes : « Les garçons, n’ayez pas
peur de moi, rangez vos armes. Vous n’êtes pas en danger. Je cherche
des Juifs parce que je veux leur transmettre d’excellentes nouvelles.
Sachez que je travaille à la Befehlstelle et que je m’appelle Tyszler. Je
viens dans cet abri depuis quelques jours, et je cherche des Juifs mais je
n’ai pas réussi à en trouver. Un coup d’État contre le gouvernement de
Mussolini a eu lieu en Italie. La situation est très favorable pour nous,
les Juifs. À la Befehlstelle, il y a eu des changements. Une partie des offi-
ciers a été envoyée en Italie pour contrôler la situation. Les autres prépa-
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 643

rent leur départ. La Befehlstelle doit être fermée. La preuve en est que
jusqu’à maintenant, soixante Juifs ont été arrêtés à la Befehlstelle,
103 rue Zelazna. Ils ont été fusillés il y a quelques jours. Les Allemands
ont seulement gardé les mouchards, parmi lesquels Mundek Furman,
moi et six autres personnes que je ne connaissais pas. »
Tyszler poursuivait son histoire : ils s’attendaient à être fusillés d’un
jour à l’autre, parce qu’ils avaient réussi à fouiller les documents où les
Allemands, paraît-il, notaient scrupuleusement chaque découverte
d’abri, et ils avaient relevé une annotation à côté de l’abri des médecins,
3 rue Gesia : « Gesprengt48 ». Dans cette situation, les mouchards avaient
décidé d’utiliser cette information et de se cacher précisément dans cet
abri, après avoir fui la Befehlstelle comme ils l’avaient planifié. Pour le

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moment, chacun d’eux, quand il était de garde avec les Allemands,
apportait dans cet abri de la nourriture, des bougies, des allumettes et
même des armes. Pour en donner la preuve, il a montré à mes compa-
gnons quelques sachets de sucre qu’il avait apportés de l’ancien abri de
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Kagan, qui avait été découvert rue Nalewki et où se trouvaient beaucoup


de produits. Mes compagnons, qui connaissaient bien le contenu de
l’abri des médecins, ont constaté qu’effectivement il n’y avait pas de
sucre auparavant. Il a déballé le paquet qu’il avait sur lui et a montré
qu’il avait apporté des bougies et des allumettes pour les utiliser dans
cet abri. Tyszler a également donné une information sur les patrouilles
allemandes qui opéraient la nuit dans le périmètre de l’ancien ghetto. Il
a dit que les patrouilles allemandes quittaient la Befehlstelle entre
21 heures et 1 heure, puis entre 2 et 5 heures. Il conseillait de les éviter
dans ces créneaux-là. En outre, il a dévoilé un autre secret : les
patrouilles avaient l’habitude de se cacher à l’intersection des rues pour
observer les mouvements des Juifs qui se cachaient et écouter les bruits
qui éveillaient leurs soupçons, les murmures et les coups qui les condui-
saient jusqu’aux personnes à attraper. Tyszler nous a proposé de nous
installer dès le lendemain dans cet abri. Eux, pour l’instant, nous livre-
raient de la nourriture, des armes et des munitions, mais dans quelques
jours, ils s’enfuiraient tous de là-bas pour venir dans l’abri. Szerszen
s’est mis d’accord avec lui : s’ils venaient tous s’installer dans l’abri,
nous ferions de même dans quatre jours.
À ce moment-là, plusieurs moyens de neutraliser ce mouchard lui
ont traversé l’esprit. Szerszen, avec l’aide de Czarnoczapka, a terrorisé
Tyszler. Ils l’ont immobilisé avec des cordes et l’ont abandonné.
Szerszen lui a expliqué que s’il disait vrai, ses compagnons viendraient
dans l’abri dans deux ou trois jours et le sauveraient. Il comptait bien
dans l’avenir garder le contrôle de ces « oiseaux ». En revanche, si les
48. Forcé.
644 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
paroles de Tyszler n’étaient qu’un mensonge et si sa venue n’était
qu’une ruse, alors il mourrait de faim dans l’abri.
Cette nuit-là, Szerszen n’a rien rapporté de l’abri des médecins. En
sortant, ils ont remarqué de loin les silhouettes de plusieurs gendarmes
qui marchaient dans la rue Gesia en direction de la rue Nalewki. Nous
avons décidé de surveiller attentivement les mouvements des patrouilles
allemandes le lendemain pour vérifier si les informations de Tyszler
étaient justes. En outre, nous avons décidé que quatre jours plus tard,
nous nous approcherions doucement de l’abri des médecins pour voir si
les « oiseaux » étaient déjà assis dans la cage. L’histoire de Tyszler n’était
pas claire pour nous et suscitait des réactions contradictoires. La décep-
tion d’avoir perdu le seul abri accessible qui contenait des vêtements se

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mêlait à la satisfaction de pouvoir témoigner contre lui si l’un de nous
survivait. Et dans le pire des cas, si nous nous faisions arrêter, leur sort
dépendrait de nous.
Quatre jours plus tard, quand nous nous sommes tous les quatre
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approchés de l’abri, nous avons remarqué que tous les accès étaient
recouverts de tas de gravats et qu’en aucun cas on ne pouvait pénétrer
à l’intérieur. Nous avons tapé avec une brique contre la seule cheminée
qui sortait de cet abri pour vérifier s’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Un
instant plus tard, un grand bruit de briques qui s’effondraient est arrivé
à nos oreilles, et nous avons remarqué au loin des silhouettes casquées
qui s’approchaient doucement. Nous avons commencé à nous retirer à
travers les ruines en direction de l’ouverture que nous connaissions,
dans le mur de l’extrémité de l’immeuble du 27 rue Nalewki, d’où nous
pouvions passer au 5 de la rue Gesia. Les Allemands ont dû nous remar-
quer pendant que nous nous retirions, et ont ouvert le feu dans notre
direction. Cependant, grâce à notre connaissance des ruines, nous avons
réussi à nous enfuir du 27 rue Nalewki au 24 rue Zamenhof, et en
traversant les cours, nous avons réussi à regagner notre cachette.
Nous sommes arrivés épuisés dans notre abri et Szerszen n’arrivait
pas à se pardonner de ne pas avoir fusillé Tyszler. Je ne sais pas ce qui
s’était passé avec cet abri durant ces quatre jours. Malgré plusieurs
tentatives, nous n’avons plus jamais réussi à y pénétrer.
Vendredi 16 août. Après une longue attente, le « messager de la vie »
qui allait nous conduire au « paradis » a fait son apparition.
Szladkowski et quelques autres passeurs sont arrivés par les égouts de
la rue Franciszkanska. Ils nous ont apporté des provisions, des jour-
naux, des lampes électriques, des pierres à briquets, de l’alcool à
100 degrés, et d’autres choses que nous avions commandées et que
nous attendions depuis longtemps. Nous avons réglé notre note, qui
s’élevait à 80 000 zlotys, avec des vêtements. Nous avons appris que
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 645

les Alliés avaient débarqué en Sicile et que Mussolini était tombé.


L’espoir a envahi nos cœurs. Peut-être avions-nous encore une chance
de survivre ? Szladkowski nous a promis d’organiser notre entrée dans
les maquis. Il devait venir nous rechercher la semaine suivante. Nous
avons dégusté le pain frais et doré. Le ciel au-dessus de nos têtes nous
paraissait plus clair. Pourtant, nous avions peur du lendemain : le
quartier polonais, les maquis… Nous avions du mal à y croire. De
l’abîme, du cimetière, pouvoir revenir à une vie normale, était-ce
possible ?
Leos Zemsz, qui avait sept ans, pensait : « Si nous avons du pain
blanc, demain une belle journée arrivera pour nous… ».
Samedi 17 août. Les Allemands nous ont probablement aperçus hier,

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alors que nous rentrions, les bras chargés de sacs de nourriture, et ils ont
découvert notre cachette. À 10 heures du matin, un détachement de
trente soldats allemands a débarqué et s’en est pris immédiatement à
notre cachette. Nous avons gardé notre sang-froid en attendant la suite
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des événements. Nous n’avions aucune issue de secours. J’avais installé


un câble en fer de 25 mètres de long au cas où nous serions encerclés,
en pensant que nous pourrions sauter au 21 rue Nalewki. Mes compa-
gnons avaient appelé ce câble « le chemin des suicidés ». Pourtant, il a
sauvé la vie à six personnes. Pour arriver jusqu’à nous, les Allemands
étaient obligés d’aller au quatrième étage et, de là, de monter par des
échelles au cinquième où se trouvait notre abri. Les bourreaux avaient
apporté des échelles de pompiers, et ils ont ordonné à leurs valets ukrai-
niens de monter jusqu’à nous. Nous avions trois pistolets et cinq balles.
Quand le premier Ukrainien a atteint le quatrième étage, une balle de
mon pistolet l’a fait tomber. Au même moment, madame Lewinson, prise
d’une attaque nerveuse, s’est suicidée en sautant dans la cour depuis le
cinquième étage ; Madame Blajwajs et le petit Leos Zemsz, au cri de « Je
n’irai pas chez les Allemands », ont suivi son exemple. Cet événement a
détourné de nous l’attention des Allemands. Nous nous sommes jetés
vers le câble et sommes descendus.
Quand nous nous sommes retrouvés au 21 rue Nalewki, nous avons
couru dans la rue. Des gens étranges en vêtements rayés nous ont
avertis : « Hier sind Deutsche49. » Avec des voix suppliantes, ils nous ont
demandé de fuir. Nous avons réussi à nous rendre au 22 de la rue Pawia
(près du 13 de la rue Zamenhof, en face de Pawiak) ; là, nous sommes
tombés d’épuisement, comme des bouts de bois. Nous étions tous sérieu-
sement blessés parce que le câble nous avait entaillé les mains jusqu’à
l’os. Personne ne remuait la main sans hurler de douleur.
49. Les Allemands sont là.
Des détenus d’Auschwitz ont été amenés dans les ruines du ghetto de Varsovie pour le déblayer.
646 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
À minuit, nous étions au 23/25 rue Nalewki. Une patrouille
d’Allemands entourait la cour, et au milieu brûlaient les corps de nos
compagnons.
Ce jour-là, nous avions pratiquement tout perdu. Il nous restait des
pistolets et quelques balles, que nous nous destinions à nous-mêmes.
Tout le ghetto était fortement encerclé par des patrouilles allemandes.
Nous avons tourné plus d’une heure pour réussir à passer de notre
nouvelle cachette au 28 rue Pawia. Mes compagnons avaient peur de la
proximité de Pawiak, mais selon moi, le mieux à faire était de rester
dans la gueule du loup…
Pour le moment, de toute façon, nous prenions en compte la possibi-
lité de mourir de faim. Pendant toute la nuit, nous avons émis des suppo-

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sitions et fait des commentaires sur l’étonnement des Allemands quand
ils avaient vu le pain frais et les journaux datés du jour précédent.
Nous avons parlé de la fuite de la veille, quand nous avons été
découverts. Szerszen disait que c’était un miracle de Dieu, et ses compa-
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gnons vantaient ses mérites. Quand Abram Starowiejski a jeté le câble


en fer par la fenêtre, il l’a attrapé et a commencé à descendre.
Czarnoczapka descendait juste derrière lui, puis venaient madame Zemsz
et Szerszen. La voix d’Abram s’est fait entendre, il appelait à l’aide parce
qu’il s’était emmêlé dans le câble et qu’il pendait en l’air à la hauteur du
deuxième étage environ. Czarnoczapka qui descendait et ne savait pas
que Starowiejski était pendu en l’air, l’a cogné fortement avec ses
jambes en arrivant à sa hauteur. Quand il s’est rendu compte de la situa-
tion, il s’est immédiatement accroché au mur d’un ancien bâtiment d’un
étage qui dépassait, dans la troisième cour du 21 rue Nalewki, et qui
touchait le mur mitoyen du 23/25, où se trouvait notre cachette. Ensuite,
il a sauté dans la cour, au milieu des ruines. Madame Zemsz s’est arrêtée
en descendant au niveau du mur qui dépassait, mais elle ne savait quoi
faire, car elle avait probablement peur de sauter en bas. Quand je suis
arrivé, j’ai vu Czarnoczapka en bas et, sans réfléchir, j’ai sauté du mur
qui dépassait. D’après ce que mes amis m’ont raconté ensuite, je suis
resté étendu et inconscient, avec un sourcil coupé qui saignait, car
j’avais probablement heurté le rebord d’une brique en sautant. En
descendant, Szerszen a encore une fois fait preuve d’un grand sang-
froid. Il s’est redressé sur le mur avec un flegme britannique, a sorti de
son portefeuille un rasoir, et comme le rasoir ne servait à rien, il a
calmement libéré la jambe de Starowiejski du câble emmêlé. Pendant ce
temps, les balles sifflaient autour de nous, car les Allemands s’étaient
rendus compte de notre fuite. Quand nous nous sommes tous retrouvés
dans la cour, Czarnoczapka et Szerszen m’ont tiré, inconscient, derrière
eux. Je n’ai retrouvé mes esprits qu’après quelques minutes. Le siffle-
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 647

ment des balles m’a rappelé qu’il fallait me sauver par la force de ma
volonté en m’enfuyant avec mes compagnons.
Ce jour-là, au crépuscule, nous avons tous décidé d’aller dans le
secteur des brosseurs, devant l’entrée, pour attendre l’arrivée des
passeurs depuis le quartier « aryen », avec Lolek Lewinson. Cette fois-ci,
nous étions fermement décidés à quitter le ghetto-cimetière.
Gravement blessés, les derniers membres de notre groupe se dépla-
çaient dans le secteur comme un invalide qui se traîne après avoir quitté
le champ de bataille. Starowiejski sautait sur une seule jambe en s’ap-
puyant sur ses compagnons, parce qu’il ne pouvait bouger l’autre. Nous
avions tous les mains ou d’autres parties du corps emballées dans des
chiffons, et nous sifflions de douleur à chaque pas. Mais la douleur que

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nous portions dans nos cœurs blessés était plus forte encore, et les
immeubles connus à côté desquels nous passions rouvraient des bles-
sures saignantes.
À minuit, les passeurs, Szladkowski en tête, sont arrivés avec
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Lewinson. Ils sont sortis de la bouche d’égout, mais nous avons été
obligés de nous cacher parce que nous avons entendu les pas d’une
patrouille allemande du côté de la rue Bonifraterska. Les passeurs
avaient apporté avec eux des tomates, des fruits et de la graisse. Ils nous
avaient apporté ce genre de produits car quelques jours auparavant, ils
nous en avaient livré d’autres que nous avions perdus dans la cachette
du 23/25 rue Nalewki.
Après avoir brièvement échangé quelques phrases avec Lewinson,
notre enthousiasme à l’idée de passer dans le quartier « aryen » s’est
éteint. Lewinson nous a dit que sortir dans le quartier « aryen » équi-
valait à un suicide, tandis que dans notre situation, nous avions encore
la possibilité de végéter. Lewinson nous a raconté qu’il était arrivé
jusqu’au capitaine Müller, mais qu’une fois de plus la malchance nous
poursuivait, car il était en congés. Une fois sorti du ghetto, Lolek a
habité chez un « aryen » qu’il connaissait rue Poznanska, mais deux
jours plus tard, une arrestation a eu lieu dans cet immeuble. Une famille
juive qui se cachait a été arrêtée et fusillée avec les « aryens » qui l’abri-
taient. Tout le mobilier qui se trouvait dans cet appartement avait été
confisqué par les Allemands. Cet événement avait obligé Lolek à quitter
l’appartement des gens qu’il connaissait et qui l’avaient accueilli. Dès
lors, il avait passé toutes ses nuits dans les joncs, au bord de la Vistule.
Il s’adressait à tous les gens qu’il connaissait. Tout le monde le conso-
lait. On l’invitait même à partager des repas, mais obtenir un toit n’était
qu’un rêve. Durant des journées entières, Lolek avait tenté de trouver
un coin pour nous loger, au moins la première nuit, en sortant des
égouts. Malheureusement, il n’avait pas réussi. Il nous a raconté qu’il
648 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
était impensable de circuler dans le quartier sans papiers, et qu’il était
encore plus dur que dans l’ancien ghetto de survivre sans argent. Les
huit jours qu’il avait passés dans le quartier « aryen » n’avaient été pour
lui qu’une cauchemardesque vague de déceptions. Lolek avait aussi
essayé avec Szladkowski de nous trouver un logement le moins cher
possible, en comptant sur l’argent de madame Blajwajs, mais malheu-
reusement il n’avait pas réussi à organiser quoi que ce soit. Szladkowski
avait le projet d’acheter une villa pour nous tous dans la région de
Varsovie, mais moi je savais que nous ne disposions même pas de la
totalité de la somme que nous devions donner aux passeurs pour sortir.
Quand Lolek a fini de raconter tout ce qu’il avait vécu « de l’autre
côté », il a été très étonné que nous soyons tous venus en laissant seuls

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sa sœur, le petit Leos et madame Blajwajs. Mais lorsqu’il a eu une vision
claire de la situation, il a été pris de spasmes. Les passeurs polonais avec
Szladkowski ont accepté de nous emmener, même sans argent, mais
Lolek s’y est opposé parce qu’il pensait que dès notre sortie dans le quar-
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tier « aryen », nous tomberions tous entre les mains des Allemands
Après nous être brièvement concertés – des voix s’élevaient pour dire
que si nous devions mourir, autant mourir avec tous les Juifs –, nous
avons décidé de retourner dans notre cachette. Szladkowski a promis de
poursuivre ses efforts pour nous trouver un endroit où nous installer. Les
passeurs ont aussi promis de nous apporter de la nourriture. Ils ont
quitté le ghetto avant l’aube, et nous nous sommes traînés vers notre
cachette, complètement désespérés, avec Lewinson qui sanglotait. C’était
le 18 août.
L’image que nous cultivions depuis longtemps dans nos esprits,
selon laquelle de « l’autre côté », c’était un paradis, venait de s’effon-
drer. Au lieu du paradis, nous avons à nouveau été projetés au fond de
l’enfer. Pendant notre passage au 22 rue Pawia, j’ai pensé plusieurs fois
à la façon dont les croyances cauchemardesques, les mythes ou les
légendes populaires pouvaient se réaliser dans la vie. Dans notre cas
s’accomplissait une légende entendue dans l’enfance, une légende qui
parlait de sept enfers : chaque cachette était une étape vers l’enfer
suivant. Au 22 rue Pawia, nous nous trouvions en face de Pawiak. Le
mur extérieur du bâtiment où nous étions touchait à la rue Gesia, où se
trouvait une section de Pawiak. Dans la rue Pawia, au coin de la rue
Wiezienna, les Allemands reconstruisaient un immeuble incendié sur
lequel, quelques jours après notre arrivée, est apparue une inscription :
« Cantine des officiers de Pawiak ». Le bâtiment de droite abritait une
synagogue, en partie détruite par le feu, où traînaient des bibles à demi-
brûlées et d’autres livres religieux. Dans la cour, beaucoup de vaisselle
de cuisine était répandue. C’était le résultat du travail de la
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 649

Werterfassung. Le long de la rue Pawia, des gendarmes allemands, des


policiers bleu marine et des gardiens de Pawiak avaient été postés. La
prison était éclairée par des projecteurs installés sur les tours de
surveillance. Ils n’étaient éteints que pendant les attaques aériennes, ce
qui arrivait alors souvent. Dans ce cas, les patrouilles et les SS quit-
taient Pawiak pour se cacher dans les caves des immeubles incendiés.
Quelques jours après notre arrivée, il y a eu une alarme et une dizaine
d’Allemands se sont réfugiés dans les caves de notre bâtiment. Nous
avons été satisfaits de voir que les Allemands, mis sur un pied d’égalité
avec nous, étaient obligés de se cacher. De la rue Gesia nous arrivaient
les voix de gens qui parlaient en russe, en français et dans d’autres
langues que nous n’arrivions pas à comprendre.

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Sur la place où une vente d’objets anciens avait eu lieu en 1942, les
Allemands avaient installé des baraques, et dans ces baraques, entourées
de fil de fer barbelé, se trouvaient des hommes en vêtements rayés et des
prisonniers soviétiques. Tous les jours, des colonnes d’ouvriers du quar-
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tier polonais étaient amenés là sous la surveillance d’Ukrainiens, pour


construire des baraques et entourer la place d’une clôture bétonnée. Il
me semble que ce travail était réalisé par trois équipes qui se relayaient,
parce que la nuit, on entendait des grincements de scie et des coups de
marteau, et que des projecteurs éclairaient tout le terrain.
Nous pensions que ces travaux devaient avoir un lien avec la créa-
tion d’une nouvelle usine de mort mécanisée au cœur de Varsovie. Nous
arrivions parfois à plaisanter, en disant que nous étions protégés tout
autour par des patrouilles, comme une délégation de diplomates étran-
gers. Dans notre cachette, les différents niveaux de dégradation
auxquels la population des pays occupés avait été réduite par les
Allemands s’accentuaient et étaient encore plus visibles. Au niveau le
plus élevé se trouvait un Allemand insolent, mais également lâche, dont
les gardiens polonais de Pawiak avaient peur. Les gens emprisonnés
dans les cellules avaient peur d’eux, et nous, les Juifs, nous avions peur
de tout le monde, mais nous avions découvert que malgré tout, il exis-
tait des êtres qui avaient peur de nous : les souris et les rats qui s’en-
fuyaient quand nous fouillions les caves à la recherche d’eau ou d’un
paquet de nourriture qui s’y serait perdu. L’avantage de notre cachette,
c’est que nous étions en plein dans la gueule du loup, là où l’on pouvait
le moins soupçonner notre présence, mais la proximité des deux prisons
nous obligeait à être sans cesse vigilants. Cette cachette avait également
ses défauts, qui l’ont rapidement fait ressembler aux sept derniers enfers.
Il n’était pas possible d’allumer du feu, et encore moins de couper du
bois ou de faire quoi que ce soit qui provoque le moindre bruit. Nous
avions même peur de parler en chuchotant.
650 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Pendant ces cinq journées durant lesquelles nous attendions l’arrivée
du « messager de la vie », nous nous nourrissions avec de graisse de porc
et de fruits, nous répartissant des portions minimales. Nous prenions de
l’eau la nuit, dans des récipients abandonnés qui se trouvaient dans la
cour et dans lesquels l’eau de pluie s’accumulait depuis des semaines.
L’eau se trouvait dans différents récipients sales. Elle ressemblait plutôt
à un liquide à la consistance de gelée, fait d’eau, de boue et d’autres
saletés collantes. Nous « filtrions » cette eau à travers des torchons et la
buvions ainsi « épurée ». La journée, nous restions allongés par terre en
réchauffant au soleil les blessures de nos mains douloureuses.
Au bout de cinq jours, nous sommes retournés à la bouche d’égout
en emportant un poste de radio, dans le but de nous en servir pour payer

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les vivres qui pouvaient nous être apportés. Nous attendions avec
inquiétude des nouvelles de Szladkowski, qui devait décider de notre
sort. Quand nous sommes arrivés au 27 rue Franciszkanska et que nous
avons regardé en direction de la bouche d’égout, nous avons remarqué
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les silhouettes de plusieurs gendarmes armés. Nous nous sommes cachés


dans les caves, et nous nous approchions de la porte toutes les quinze
minutes, mais la situation n’a pas évolué jusqu’à 3 heures du matin. À
ce moment-là, la patrouille allemande a quitté la bouche d’égout, mais
quand nous nous sommes approchés, nous nous sommes rendus compte
qu’elle était complètement obturée et qu’il faudrait plusieurs jours de
travail pour la nettoyer et pouvoir passer dans les égouts. Ce jour-là, les
passeurs ne sont pas venus, et l’aube nous a trouvés dans le secteur des
brosseurs, complètement déprimés par la nouvelle situation. Nous
sommes restés au 38 rue Swietojerska, dans les ruines de l’immeuble
incendié, toute la journée, parce que nous ne pouvions pas nous
déplacer vers la nouvelle cachette, 22 rue Pawia, à la lumière du jour.
La nuit suivante, nous avons essayé d’entrer en contact avec l’ap-
partement de Jozek le Roux, mais nos tentatives n’ont rien donné. Nous
avons à nouveau dû nous retrousser les manches, et nous mettre au
travail dans le tunnel de l’ex-cachette de Kac pour sortir de la nourri-
ture de l’ancien dépôt. Après un dur travail, nous sommes tombés sur un
sac de sel pétrifié, et, cette nuit-là, nous sommes retournés rue Pawia
sans rien avoir trouvé, en passant à travers les cours.
À ce moment-là, les Allemands ont commencé à brûler tous les
cadavres en décomposition dans les cours et dans les rues. Le rythme de
la démolition des immeubles incendiés s’accélérait. Du côté de la rue
Gesia, des ouvriers polonais ont entrepris de démolir une partie des murs
d’un immeuble incendié, voisin du 22 rue Pawia. Ils emportaient les
briques dans un endroit où se construisaient de mystérieux bâtiments.
Pendant la journée, nous étions inquiets, car des gardiens de prison
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 651

polonais venaient dans notre cour. Ils pénétraient dans les caves et
prenaient de la vaisselle de cuisine, des assiettes et d’autres objets
domestiques. De leur point de vue, ils ne faisaient que s’approprier des
biens, mais pour nous, il s’agissait de moments d’émotion, des moments
qui risquaient de raccourcir notre vie de plusieurs années. C’était une
période au cours de laquelle nous avions peur des gens. Nous ne les
croyions pas. Nous sommes allés plusieurs fois, de nuit, rue Gesia en
passant par un tunnel souterrain à travers les caves. Nous avons laissé
des feuilles avec l’inscription : « Laissez du pain pour des prisonniers
affamés ! », mais elles n’ont donné aucun résultat et il nous semblait
qu’elles attiraient l’attention sur tous les immeubles incendiés environ-
nants, et aussi sur notre cachette. Nous avons décidé de nous préparer à

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l’éventualité d’être découverts. Dans ce secteur, c’était un travail labo-
rieux et très pénible. Nous ne pouvions pas casser de briques parce que
chaque coup pouvait nous faire découvrir. Pour ouvrir un passage par le
haut en direction des immeubles alentours, nous avons été obligés de
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gratter les joints de chaux entre les briques avec des clous brûlés. En
travaillant plusieurs jours, nous avons réussi par ce moyen à créer des
ouvertures satisfaisantes et un passage en direction de la rue Lubecki et
de l’immeuble du 24 rue Pawia.
En dehors de Lewinson et de moi, personne n’était capable de bouger
les mains et ne pouvait effectuer le moindre travail. Pendant quelques
nuits, nous sommes sortis dans le quartier, en allant toujours dans le
secteur des brosseurs, pour entrer en contact avec des gens, avec l’ap-
partement de Jozek le Roux, et pour essayer de trouver de la nourriture.
Une fois, nous avons réussi à trouver un sachet de blé, mais pendant une
longue période, nous n’avons trouvé trace de personne.
À ce moment, la situation par rapport à l’eau est devenue catastro-
phique, parce que les Allemands ont emporté une partie des chauffe-
eau des immeubles au 23/25 rue Nalewki, et qu’ils ont tiré dans les
autres pour faire couler l’eau. Les jours de pluie, lorsque cela était
possible, nous sortions dans les cours ramasser l’eau qui se trouvait
dans de la vaisselle abandonnée, dans des flaques d’eau ou dans de
petits bourbiers.
À la fin du mois d’août, au cours d’un de nos passages à la bouche
d’égout, nous avons rencontré Mojsza Treger et quelques autres qui
attendaient nos passeurs, parce que les réserves de vivre commençaient
à s’épuiser dans leur abri. Cependant, les passeurs ne faisaient toujours
pas leur apparition. Puisqu’il connaissait déjà le chemin, Lolek Lewinson
a décidé avec une autre personne d’aller dans le quartier polonais en
passant par les mêmes égouts pour acheter un peu de nourriture, et de
revenir ensuite dans notre groupe. Nous avons commencé à dégager
652 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
l’entrée et avons découvert qu’elle était bouchée par des gravats sur une
longueur d’une dizaine de mètres. Pendant la nuit, nous avons enlevé les
gravats avec les compagnons de Mojsze Trejger, et, une fois le travail
fini, nous avons dissimulé l’entrée avec un chariot à bras, parce que les
Allemands l’avaient posé comme ça. La nuit suivante, à la place de la
bouche d’égout, s’amoncelait un tas de gravats d’une dizaine de mètres,
avec des barres, de la ferraille et de la tôle. Il était hors de question de
pénétrer un jour dans les égouts en passant par là.
À la fin du mois d’août, nous avons réussi à sortir de la réserve de
l’ancien abri de Szymek Kac un peu de haricots et un paquet de sucre.
Nous avons aussi trouvé le moyen de récupérer d’autres produits qui se
trouvaient encore dans la réserve, mais nous ne les avons pas pris parce

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qu’il était difficile de les transporter jusqu’à notre cachette.
Nous sommes arrivés rue Zamenhof en passant par les brèches des
immeubles incendiés. Nous avons franchi les rues Nalewki et Zamenhof
en rampant, mais nous somme passés du 13 rue Zamenhof au 22 rue
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Pawia par les cours, en zigzaguant dans les caves et les couloirs de
plusieurs immeubles situés entre les rues Pawia et Gesia. Nous ne
pouvions pas non plus monter de vivres dans notre cachette, parce que
les gardiens de Pawiak auraient pu remarquer de loin les sachets de
nourriture en hauteur. Nous accédions à notre abri par la carcasse en fer
qui restait du palier de la cage d’escalier. Nous étions tellement entraînés
que nous montions les paquets sur notre dos.
Enfin, il nous fallait résoudre la question de la préparation des
produits que nous avions trouvés. Nous avons eu l’idée d’installer une
cuisinière métallique que nous avions trouvée dans la cave, à la hauteur
d’une petite ouverture près de la fenêtre et d’une autre près de la porte.
Nous avons caché ces ouvertures avec des chiffons pour qu’aucun reflet
de feu ne sorte à l’extérieur. Trouver du bois pour chauffer était plus
compliqué. Nous avons remarqué un étage plus bas un bout de plancher
qui ne s’était pas complètement consumé et qui s’avançait. Une partie
seulement du plancher avait brûlé et une autre était couverte de gravats.
Nous les avons retirés, avons découvert le plancher, et nous en sommes
servi comme bois de chauffage.
Trouver de quoi allumer le feu était encore plus difficile. Chaque fois,
nous battions le briquet avec un bout de verre de pierre à briquet que
nous avions en réserve. Nous fabriquions aussi beaucoup de cigarettes,
en séchant près du feu différentes herbes et des feuilles cueillies dans un
acacia qui se trouvait au 11, rue Walowa. Nous roulions ces composi-
tions de « tabac » dans du papier trouvé dans des caves.
Nous étions très déprimés : il ne restait plus qu’une petite partie de
notre groupe et qu’elle ne représentait plus la même force de combat
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 653

qu’auparavant. Avec la destruction des immeubles, il devenait de plus


en plus difficile de se cacher sous les ruines des murs qui s’effondraient.
Les cachettes n’étaient pas sûres non plus, parce que les Allemands
détruisaient des blocs entiers, et qu’un moment pouvait arriver où il
deviendrait impossible de se retirer du secteur encerclé par les divisions
de poseurs de mines. Sur le plan de « l’approvisionnement » la situation
ne faisait qu’empirer, et nous n’avions presque plus de munitions.

Septembre
En septembre, nous avons tenté toutes les nuits d’entrer en contact
avec le groupe de passeurs de Jozek le Roux. Certaines nuits, nous ne
pouvions plus passer entre les patrouilles allemandes pour atteindre la

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bouche. D’autres nuits, nous étions tout près de la bouche d’égout, mais
nous ne pouvions pas nous en approcher parce qu’elle se trouvait en
permanence sous la surveillance des patrouilles. Derrière les fenêtres de
l’appartement de Jozek le Roux, personne ne répondait aux signaux
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convenus. Toutes nos tentatives pour entrer en contact avec les abris
dont nous connaissions encore l’existence, les abris de Kaniol, de Mojsze
Tiger et de Melon (où se trouvaient ses parents), n’ont donné aucun
résultat, parce que nous ne savions pas exactement où était leur entrée.
Nous ne connaissions que l’emplacement de ces abris. Ces bribes d’in-
formations étaient insuffisantes pour pénétrer à l’intérieur de chachette
dont l’entrée était masquée.
À partir du mois d’août, les gens qui avaient survécu en se cachant
dans des abris ne les quittaient qu’à contrecœur par crainte des
patrouilles de nuit allemande. Il était devenu aussi difficile d’entrer en
contact avec quelqu’un pendant nos recherches nocturnes dans le
ghetto, qu’avec un membre de groupe qui continuait à se cacher. Les
gens étaient devenus plus fermés, plus méfiants. Ils avaient peur de leur
ombre. La nuit, pendant que nous marchions dans l’ancien ghetto
central à la recherche d’hommes, de tunnels reliant le ghetto au quartier
polonais ou de bouches d’égout par lesquelles pénétrer dans les canaux,
nous avons croisé à plusieurs reprises des silhouettes humaines qui se
faufilaient ou des gens qui s’échappaient des bouches d’égout, mais
personne ne s’arrêtait ou ne répondait à nos appels.
À partir de septembre, nous étions complètement coupés du quartier
polonais, recherchés le jour et poursuivis la nuit par les Allemands, et
dans une sorte de disgrâce réciproque vis-à-vis de nos frères juifs qui
continuaient à se cacher. Notre situation, jour après jour, était de plus
en plus désespérée, et dans notre petit groupe, nous devenions de plus
en plus sauvages. Il me semblait que seules des forces surnaturelles
654 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
pouvaient encore maintenir de bons rapports entre nous. Un seul chan-
gement est survenu, entre Lewinson et Madame Zemsz. Il n’oubliait pas
la mort de sa sœur, et j’ai l’impression que c’est ce qui générait de sa
part une attitude plus froide envers Madame Zemsz ; elle-même se
consolait de la mort tragique de son fils unique parce qu’elle pressentait
que le destin nous préparait une mort pire encore, et que nous allions
inévitablement mourir de faim dans un avenir proche. Czarnoczapka est
devenu indifférent ; il s’abandonnait à la nouvelle situation. C’était la
conséquence de son épuisement physique et de sa résignation.
Starowiejski faisait encore preuve de vivacité et conservait l’espoir que,
si nous survivions jusqu’à la fin de l’automne, nous réussirions à sortir
du ghetto et à trouver asile chez les Polonais, parce qu’il pensait que

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d’ici là, la situation politique allait mûrir. Pour ma part, j’attendais le
moment où les Allemands commenceraient à détruire les façades de la
rue Bonifraterska, en pensant logiquement que les immeubles, en s’ef-
fondrant, feraient tomber des tas de gravats qui casseraient le mur, ce
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qui ferait disparaître l’obstacle le plus important pour nous.


Szerszen était rempli d’espoir et s’enthousiasmait à l’idée que nous
étions encore en vie, parce qu’il y voyait un signe de la volonté divine.
Seul de notre groupe, il supportait tous les coups qui s’abattaient sur
nous parce qu’il n’avait pas perdu le trésor humain miraculeux de la foi.
Il continuait à croire en Dieu. L’espoir de passer dans le quartier polo-
nais et de rejoindre les maquis était ma profession de foi, mais, d’après
les informations qui nous arrivaient et le récit de Lewinson, là-bas aussi
nous étions inutiles. C’est alors que j’ai commencé à douter. L’espérance
fondée sur l’image que je m’étais construite de « l’autre côté » s’est mise
à vaciller. Ma foi dans mes propres forces était le seul flambeau qui
continuait encore à brûler faiblement. Septembre a été pour nous le pire
des mois que nous avons passés dans le cimetière géant qu’était devenu
l’ancien ghetto. L’écho des combats s’est tu. Tous nos contacts ont été
rompus. Nous avons commencé à souffrir terriblement de la faim, et
nous n’avions plus en perspective qu’une mort bête, qui ne serait utile à
personne. Nous avons encore vécu un moment de douleur inexprimable
en voyant clairement et crûment que la nation juive de Varsovie avait
disparue. Jusque-là nous vivions avec l’illusion que beaucoup de gens
encore se cachaient dans des abris, des groupes de combattants et des
Juifs vivants. En septembre… du vide, partout, et, à la place des anciens
abris, des cratères effrayants avec leurs orbites vides d’où s’échappait la
puanteur des cadavres en décomposition. Pendant les nuits silencieuses,
aucun bruit ne provenait des centaines d’immeubles incendiés, et dans
les dizaines de rues, on ne rencontrait rien d’autre que des tas de ruines,
des cadavres et des patrouilles allemandes.
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 655

Seuls signes que quelques Juifs vivaient encore dans ce cimetière


gigantesque, les gardes allemands, postés le long des murs, qui nous
surveillaient jour et nuit, et les détachements de fouilleurs qui cherchaient
des Juifs. La nuit, le vent qui entrait par les ouvertures des cachettes
apportait avec lui les gémissements des enfants, écrasés sous les ruines, le
désespoir des mères et le cri des pères, qui s’enfonçaient dans nos
cerveaux et chauffaient à blanc notre imagination. Les milliers des chemi-
nées qui se dressaient nous semblaient être les caveaux du cimetière.
Au milieu du mois de septembre, nous avons été obligés de limiter
notre « alimentation » à un seul repas par jour. Nous n’avions nulle part
où trouver à manger parce que le tunnel que nous avions creusé jusqu’à
notre unique réserve dans l’ancien abri de Szymek Kac avait été détruit

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par les Allemands. Nos tentatives répétées pour pénétrer à l’intérieur de
l’ancien abri des médecins n’ont pas donné plus de résultat.
Aux alentours du 15 septembre, comme personne ne nous répondait
derrière les fenêtres de Jozek le Roux, nous avons décidé de les obliger à
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entrer en contact avec nous. Il s’agissait de nos derniers essais désespérés


pour obtenir de l’aide de l’extérieur. Nous avons lancé des cailloux dans
la fenêtre, en cassant les vitres, mais au lieu de la réponse attendue, nous
avons entendu, le long de la rue Swietojerska, le grondement de tirs et
les explosions de grenades qui tombaient sur le secteur des brosseurs.
En errant comme des ombres, nous nous sommes traînés à nouveau
jusqu’à notre cachette. Pendant que nous étions dans la rue Walowa,
nous avons remarqué de loin des flammes et des nuages de fumée
provenant du numéro 10. En nous approchant, nous avons constaté que
l’abri dans lequel se cachaient les parents de Melon brûlait. On ne
pouvait pas accéder à l’intérieur, ni demander à quelqu’un quand et dans
quelles circonstances l’abri avait été découvert. L’endroit où les
Allemands avaient fusillé leurs nouvelles victimes est aussi resté secret.
Avec la faim, la mort a commencé à lorgner vers notre cachette. Nous
avions encore un peu de haricots en réserve, mais nous n’avions pas de
matériel pour faire du feu et pour les cuire. Notre stock de pierres à
briquet était épuisé. Nous avons déterré comme un trésor de vieilles
couennes de lard que nous avions jetées un jour dans les ruines après
les avoir sucées. Ces couennes étaient très desséchées et dures comme du
cuir à semelles, mais nous avons mangé ces restes avec délice. Elles n’ar-
rivaient pourtant pas à étouffer notre faim. La pluie n’est pas tombée
pendant plusieurs jours, et nous n’avions pas d’eau. Tous les récipients
d’eau à notre portée étaient vides.
La faim a étouffé notre conscience et amené l’apathie. Elle titillait et
serrait nos estomacs vides le jour et la nuit. Elle réclamait la pitié et l’au-
mône comme un mendiant misérable et importun. La soif que nous
656 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
ressentions était pire encore. Le jour, le soleil était brûlant, et la nuit, le
vent projetait des tourbillons de poussières sur nos lèvres, dans nos yeux
et sur nos langues qui étaient comme collées à nos palais. Nous errions
alors dans les cours en quête d’eau. Nous marchions en file indienne dans
le noir, et nous tâtions de nos mains la vaisselle qui se trouvait par terre.
La nuit du 20 septembre, j’ai trouvé un bidon rempli d’un liquide.
Instinctivement, je l’ai porté à mes lèvres et j’ai commencé à boire. Le
liquide s’est déversé dans mon corps en un flot tiède, mais une seconde
après, il a commencé à me brûler. Mes compagnons m’ont arraché le
bidon, mais quelle a été leur déception quand je suis tombé par terre et
que le bidon m’a glissé des mains. Le liquide précieux et recherché était
en train de se renverser. Mes compagnons se sont rendus compte qu’il

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ne s’agissait pas d’eau mais de phénol. Starowiejski et Szerszen avaient
conservé leur clarté d’esprit. Ils m’ont tout de suite tiré à l’intérieur d’un
immeuble incendié et ont couru chercher de l’eau. Quelques heures plus
tard, ils sont revenus avec un seau d’eau qu’ils avaient réussi à ramasser
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dans l’ancienne cachette du 23/25 rue Nalewki (habituellement, les


Allemands renversaient les récipients d’eau, mais apparemment, ils
n’avaient pas remarqué celui-ci).
La nuit du lendemain, je suis resté dans la cachette. Mes compagnons
sont allés sur le terrain, mais ils n’ont pas réussi à quitter la cour du
13 rue Zamenhof, car des patrouilles allemandes passaient continuelle-
ment dans cette rue et qu’au coin des rues Zamenhof et Gesia, il y avait
une patrouille d’observation qui montait la garde depuis le matin. Nous
ne passions jamais par la rue Pawia, parce qu’il y avait là-bas de fortes
patrouilles qui surveillaient Pawiak et que les rues étaient illuminées par
des projecteurs. Sur le chemin du retour, mes compagnons ont
commencé à fouiller les caves des immeubles incendiés. Dans l’une
d’elles, ils ont réussi à trouver un peu de blé moisi que nous avons
mâché cru.
Pendant la nuit, la pluie a commencé à tomber. Nous sommes tous
sortis de la cachette et avons posé une rangée de récipients sous les
gouttières qui n’avaient pas brûlé et à différents endroits où l’eau
coulait par les murs. De cette façon, nous avons réussi à remplir
quelques seaux d’eau de pluie, que nous avons décidé d’utiliser pour
faire cuire le blé moisi.
La nuit du 22 septembre, nous avons retiré des pierres des pavés de
la cour pour allumer du feu. Nous en avons fait jaillir des étincelles,
mais nous n’avions rien de facilement inflammable, rien qui aurait pu
prendre feu avec ces étincelles.
Le 23 septembre, dans la journée, nous avons eu l’idée d’utiliser les
lentilles des lampes électriques. Quand le soleil a commencé à briller,
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 657

nous avons allumé nos « cigarettes » à l’aide de la lentille. Les bouts de


papier se sont enflammés d’eux-mêmes et ont mis le feu à un bout de
bois. Toute la journée, nous avons surveillé la flamme pour qu’elle soit
très petite, que la fumée ne sorte pas par la cheminée ou par d’autres
ouvertures, sans pour autant qu’elle s’éteigne. Nous pensions ainsi que
nous réussirions à garder « le feu éternel ».
Le lendemain, le 24 septembre, une forte détonation a fait trembler
notre cachette et des gravats, en tombant, ont éteint le « feu éternel »,
sur lequel, la nuit précédente, nous avions tout de même réussi à faire
cuire un peu de blé.
Nous avons décidé d’envoyer à nouveau deux personnes dans le
secteur pour essayer une fois encore d’entrer en contact avec des gens.

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Cette fois-ci, le sort est tombé sur Abram Starowiejski et Lolek
Lewinson.
Samedi 25 septembre. Troisième jour de faim. Nous sommes tous
affaiblis. Nous avons décidé de manger les haricots crus. Il nous en reste
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encore un kilo. La réserve d’eau de pluie est épuisée. Nous n’avons pas
d’allumettes, ni de pierres à briquet. Au cours des trois derniers jours,
nous avons fouillé dans le ghetto sans trouver trace d’hommes vivants.
Toute la nuit, des patrouilles renforcées arpentent le ghetto. Nous
n’avons aucun espoir de nous procurer des vivres, parce que la bouche
d’égout par laquelle arrivaient les passeurs a été bloquée par les
Allemands avec de la ferraille sur une dizaine de mètres et qu’elle est
surveillée par les patrouilles de nuit. Les Allemands ont fait sauter le
tunnel que nous avions creusé sous le dépôt de provisions de Szymon
Kac pour y puiser des articles d’alimentation.
Les forces nous manquent pour creuser un nouveau tunnel. Les
Allemands ont mis le feu au dépôt de provisions de l’ancien bunker des
médecins. La patrouille de deux personnes que nous avons envoyée hier
dans le secteur des brosseurs n’est jamais revenue. Lolek Lewinson et
Abram Starowiejski nous ont quittés.
Sur notre groupe de 45 personnes, seules quatre sont encore en vie.
Madame Zemsz a le corps enflé par la faim. Elle est complètement déses-
pérée. Czarnoczapka est épuisé physiquement et psychiquement. Il est
devenu indifférent à tout. Szerszen récite des prières et attend un
miracle. La foi le fait tenir.
Moi, je suis épuisé physiquement et mon corps enfle de faim. Je
suis d’avis que nous devrions aller jusqu’au mur et passer dans le
quartier polonais. Si cela ne marche pas, je pense que la balle que nous
avons encore dans notre pistolet peut nous aider à sortir d’une situa-
tion critique. Dans le quartier polonais, je compte sur l’aide du capi-
taine Müller.
658 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
D’après mon plan, nous devrions quitter notre cachette demain à
l’aube, atteindre le mur du côté des rues Bonifraterska et Franciszkanska
et là, à l’aide d’une échelle, observer la fréquence des postes de
gendarmes et leur emplacement. Une corde doit être attachée à l’échelle,
pour là-bas descendre dans la rue sans le moindre bruit, le moment
venu. Nous devrions poser une couverture de coton sur le mur couvert
de verre. S’il y a beaucoup de gendarmes dans la rue Bonifraterska, nous
devrons utiliser une ruse : en réponse à un signal défini à l’avance, l’un
de nous lancera la dernière grenade par-dessus le mur, au coin des rues
Swietojerska et Bonifraterska (nous l’avons trouvée dans le ghetto, dans
l’une des caves de la rue Pawia), ce qui détournera sûrement l’attention
des gendarmes vers le coin des rues Bonifraterska et Franciszkanska.

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Nous sauterons à ce moment-là.
Mon projet a été écouté avec indifférence et n’a pas suscité d’enthou-
siasme. La faim a tout endormi. En outre, la proximité de Pawiak exerce
une influence très négative sur notre état psychique. Tous les jours, on
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entend des cris inhumains et la nuit, des gémissements et des tirs. On voit
les flammes qui sortent des crématoires provisoires (il semble qu’elles
viennent de la rue Dzielna), et on sent l’odeur des corps brûlés.
Une gigantesque usine de la mort se dresse dans la rue Gesia. Des
murs épais avec des tours et des Ukrainiens avec des erkaems surveillent
quelques centaines de prisonniers soviétiques et quelques centaines de
personnes en tenues rayées. De notre cachette, nous voyons des
baraques et une grande cheminée. Szerszen affirme qu’ici – au cœur de
Varsovie – se crée un crématoire.
Le bruit des pics et des haches et le grincement des scies ne cessent
pas un instant. Dans le camp, le travail est réalisé jour et nuit par des
ouvriers polonais qu’on amène tous les jours du quartier « aryen » dans
le ghetto. Les portiers de la prison fouillent la cour tous les jours. Nous
avons peur d’eux, mais en général, ils partent au bout d’une heure de
recherche en emportant une casserole, une marmite ou une poêle. Dans
la cour, il y a un vélo d’enfant, un cheval à bascule, des patins,
vestiges du travail de la Werterfassung, mais leurs propriétaires ont
quitté la vie depuis longtemps. Dans notre cour se trouve une syna-
gogue presque intacte.
La nuit, j’ai des visions bizarres. Je vois la synagogue remplie de
gens, les hommes en blanc, les femmes au balcon en robes noires, les
enfants juifs en vêtements de fête, les visages sérieux, concentrés. Un
seul grand cri s’arrache des lèvres de tous – sur le style de « Kol Nidre » :
« Nous avons été trompés ! Où-est la justice ? ».
Et ensuite ils nous prennent sur leurs épaules et comme Noë, qui a
lâché son pigeon de l’arche, ils nous lâchent sur les vagues déchaînées
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 659

de la vie, dans le quartier polonais. Leur testament non écrit, qui est
en même temps un ordre, dit : « Racontez au monde ce que nous avons
vu. Réclamez vengeance ! ».
Aujourd’hui, nous n’avons pris aucune décision. Rester dans le
ghetto équivaut à mourir de faim.
Dimanche 26 septembre. Le jour de la décision est arrivé. Dès le
matin, la pluie s’est mise à tomber et un brouillard épais a enveloppé le
grand cimetière des Juifs : le ghetto de Varsovie. Les gouttes de pluie, en
tapant contre les tôles brûlées, jouaient le triste prélude du dernier acte
de la tragédie et se posaient comme de lourdes pierres sur nos cœurs
épuisés. La faim ne nous laissait pas de répit. La tristesse, le désespoir et
le doute nous ont entourés d’un cercle de fer dans un enlacement

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d’avant la mort.
Madame Zemsz désire se suicider. Czarnoczapka est prêt à tout.
Szerszen ne lâche pas son livre de prières, comme s’il se concertait avec
Dieu pour savoir ce qu’il devait faire.
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Moi, j’insiste sur mon plan. Le moment du tournant est arrivé. Nous
devons agir. Dans notre situation, il faut même savoir gagner sa mort.
Notre mort doit être digne de nous.
À midi, une décision a été prise. Nous allons rejoindre le mur. Une
« douche » sous le torrent de pluie, la réparation des vêtements déchirés
et la chasse aux poux nous ont pris quelques heures. Le crépuscule est
tombé doucement. La pluie tombait, s’arrêtait pour reprendre juste
après avec une force nouvelle. Derniers préparatifs : vérification de
l’échelle et des armes, décision sur l’ordre des sauts et répartition des
fonctions. Les derniers Mohicans juifs partent du fond de la tombe pour
leur dernier combat.
Nous avons l’air de caricatures falsifiées se rendant à un bal
masqué. Chacun d’entre nous s’efforce de ressembler le plus possible à
un « aryen ».
À 16 h 30, nous avons pris la route. Nous rampons quelques
centaines de mètres et laissons derrière nous les patrouilles de Pawiak.
Excités et énervés, nous franchissons la rue Zamenhof, nous traver-
sons plusieurs cours (sur les ruines des immeubles) et nous arrivons
rue Franciszkanska, au coin de la rue Bonifraterska. Nous sommes
complètement trempés. Près du mur, la peur et l’incertitude laissent la
place à une volonté inébranlable : traverser, ou pendre sur le mur en
signe de protestation.
Différentes pensées et visions tourbillonnent dans nos têtes. Nous
n’arrivons pas à nous concentrer pour parler aux camarades, peut-être
pour la dernière fois. L’échelle est déjà appuyée contre le mur. Je dois
observer les gardes qui surveillent les murs du ghetto du côté « aryen ».
660 Aktion Reinhardt. Chroniques et témoignages
Czarnoczapka doit lancer la grenade. Szerszen doit sauter en premier
dans le « paradis ». Nous avons convenu d’un lieu de rendez-vous dans
le quartier polonais : l’église de la rue Dluga.
Je suis monté à l’échelle. À peine avais-je avancé la tête que mon
regard a rencontré un gendarme en compagnie d’un policier bleu
marine qui montait la garde au coin des rues Franciszkanska et
Bonifraterska. J’ai remarqué une deuxième patrouille au coin des rues
Konwiktorska et Bonifraterska et une troisième au coin des rues
Swietojerska et Bonifraterska. Cela signifiait que le blocage continuait,
mais nous étions arrivés ici avec une conviction inébranlable. Nous ne
pouvions plus faire demi-tour. La rue Bonifraterska, dans le quartier
polonais, vivait. La circulation des voitures, des tramways et des fiacres

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semblait nous attirer, mais le sifflement des fouets, le son des klaxons,
la sonnerie des tramways, les rire et les chants des passants de « l’autre
côté » nous faisaient peur.
L’observation de la rue a pris une heure. Il restait très peu de temps
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jusqu’au couvre-feu dans le quartier polonais. Derniers préparatifs


nerveux. Le moment suprême approchait. L’échelle a été déplacée dans
un renfoncement du mur dans la rue Bonifraterska. Czarnoczapka est
resté au coin des rues Swietojerska et Bonifraterska et serrait nerveuse-
ment la grenade. Le dernier regard sur la rue Franciszkanska, le signe
lumineux de la lampe électrique et une explosion a retenti…
Les gendarmes ont couru vers le lieu de l’accident en tirant fréquem-
ment, souvent à l’aveugle. Les passants ont commencé à fuir dans les
entrées d’immeubles. Pendant un instant, j’ai fait le mort sur le mur,
allongé à plat ventre, parce qu’un tramway passait. Un éclat de lumière
et à nouveau le noir. J’ai attrapé la corde nerveusement et je me suis
retrouvé de l’autre côté. Szerszen a sauté avec moi, les gens ont
commencé à sortir des entrées des immeubles environnants. Dans la rue
Franciszkanska, quelques passants nous ont accueillis avec ces mots :
« Des petits Juifs malins ! ». D’autres lèvres, nous avons entendu : « Des
rats à nouveau ont fui le ghetto ! ». Mais personne ne nous a approchés.
Peut-être que les revolvers dans nos mains effrayaient les gens…
Nous avons enlevé nos chiffons et nos chaussures dans l’entrée d’un
immeuble rue Nowiniarska et là, un incident s’est produit. Un policier
bleu marine est apparu devant nous. Il nous a parlé poliment : « Les
garçons, donnez-moi de l’argent et partez avec Dieu ! ». Nous n’avions
pas le temps de riposter. Nous lui avons donné 1 000 zlotys, en le
menaçant de le payer avec notre pistolet s’il avait l’intention de nous
faire chanter.
Nous sommes restés plusieurs minutes devant l’église. Madame
Zemsz et Czarnoczapka sont arrivés essoufflés. Il nous restait quinze
Témoignage de Leon Najberg. Les derniers insurgés du ghetto 661

minutes jusqu’au couvre-feu. Un par un, à quelques pas de distance,


nous avons marché en direction du 5 rue Twarda. La cave de l’im-
meuble détruit pendant les opérations de guerre en 1939 nous a abrités
et servi de logement. La pluie continuait à tomber. Le brouillard deve-
nait de plus en plus épais.
Pour le moment, nous sommes sauvés. Demain, je dois entrer en
contact avec le capitaine Stefan Müller d’AL, pour qu’il nous aide à
rejoindre les maquis.
C’est une nuit sombre et mouvementée, mais celui qui survivra
jusqu’au lendemain verra aussi l’aurore…

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