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LE MONT DE LA MORT.

LE SENS D'UNE RENCONTRE ENTRE CELAN ET


HEIDEGGER

Jean Bollack

Éditions Hazan | « Lignes »

1996/3 n° 29 | pages 157 à 188


ISSN 0988-5226
ISBN 9782850254611
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lignes0-1996-3-page-157.htm
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PAUL CELAN-MARTIN HEIDEGGER:
LE SENS D'UNE RENCONTRE
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JEAN BOLLACK

LE MONT DE LA MORT
LE SENS D'UNE RENCONTRE ENTRE CELAN ET HEIDEGGER

TODTNAUBERG
Amika, Augentrost, der
Trunk aus dem Brunnen mit dem
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Sternwürfel drauf,
in der
Hütte,
die in das Buch
- wessen Namen nahms auf
vor dem meinen ? -,
die in dies Buch
geschriebene Zeile von
einer Hoffnung, heute,
auf eines Denkenden
kommendes
Wort
imHerzen,
Waldwasen, uneingeebnet,
Orchis und Orchis, einzeln,
Krudes, spater im Fahren,
deutlich,

159
der uns fahrt, der Mensch,
der's mit anhort,
die halb-
beschrittenen Knüppel-
pfade im Hochmoor,
Feuchtes,
viel.

Le poème
Le nom de« Todtnauberg »,l'endroit de la Forêt Noire qui donne son titre
au poème, doit être décomposé dans ses syllabes. L'analyse peut donner
« Toten-Au »,le« pré des morts», et la« montagne»,« Berg», être rappro-
chée du verbe« bergen» qui se réfère ici plutôt à l'action de mettre à l'abri et
de préserver que de cacher seulement. La lecture n'exclut pas non plus que la
première syllabe« Todt-» soit mise en relation avec l'organisation nazie de ce
nom dont les parents de Celan ont probablement été les victimes', et que la
syllabe« -au-» restitue la présence du camp d'extermination d'Auschwitz.
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Les noms sont parlants pour peu qu'on entende ce qu'ils disent, et que, de
mots, on en fasse des« noms». Le lieu, repris en titre, annonce l'ouverture qui
s'accomplit dans le langage. La montagne (« -berg ») garde, elle produit et
cache, protège et conserve le « pré aux morts » d'une Descente aux Enfers
(« Todtnau >>, « Totenau >> ), le lieu d'un destin incontournable, celui d'une
ca ta base moderne. C'est en ce lieu infernal que l'hôte de la chaumière sera
conduit par son visiteur, déchiffreur des marécages. Il a les titres qu'il faut pour
l'y conduire; tout est prêt, jusqu'au passeur, le guide et témoin, chargé de les
faire passer ensemble. On sera monté dans l'automobile pour cela.

L'entrée
Arnica, luminet, les
gorgées puisées à la source et le

1. Du nom de son fondateur Fritz Todt (1891-1942), qui fut ensuite ministre de l'Armement du
Reich, l'<< Organisation Todt » effectuait notamment les travaux de génie civil d'importance stra-
tégique dans les pays occupés par les Allemands. Cf. aussi Israël Chalfen, Paul Celan. Eine
Biographie seiner ]ugend, Francfort-sur-le-Main, 1983, p. 124.

160
dé astre dessus,
à la
chaumière,

La première strophe peut être considérée comme le prologue de l'aventure


lyrique. Il s'agit bien d'une petite épopée: un étranger arrive dans une cabane
solitaire, comme Ulysse chez Eumée; un voyage conduit ensuite aux Enfers.
Comme dans un poème homérique, les préalables de l'événement narratif sont
énoncés d'abord. Le passé historique vient en premier, avec l'étoile de la fleur
jaune qui désigne la macule de la judéité. À côté de cette référence, un autre
nom de fleur incarne la langue de la poésie, celle qui s'est rendue capable de
tenir compte de ces événements. Le mot de « Augentrost >> (solacium oculo-
rum2) se laisse en effet analyser : les yeux, comme instance du sens, ont
imprimé dans la matière verbale une réplique à l'expérience de la disparition.
C'est un don d'yeux. La consolation ne leur est pas accordée ; c'est eux qui
savent la répandre (la relation entre les deux termes est analogue dans un mot
comme « Augenweide >>, «festin des yeux>>). Avec ces instruments d'une
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vision abstraite, on a les moyens de puiser l'eau dans la profondeur du puits.
La gorgée bue à la fontaine cerne l'afflux d'une matière obscure; dans le coup
de dés, elle s'organise suivant l'ordre qu'il faut, orientée par l'étoile. Le dé est
stellaire. Les profondeurs de l'abîme ont pour contre-point ce sommet d'une
verticale, qu'elles-mêmes elles lancent dans les hauteurs. La langue se retrouve
en ce lieu, s'y déchiffre et se lit.
La montagne a livré son secret au visiteur, envoyant ses signes, dès les pre-
miers mots. Les fleurs sont les messagères des profondeurs chthoniennes,
l'étoile jaune d'abord du côté de l'histoire, la sienne, l'histoire des juifs, et
ensuite, du côté de la mort, l'euphraise, salutaire à l'œil, où la poésie est revi-
vifiée à la lumière d'un regard neuf. Elle peut dire ce que cette histoire a été. La
marque d'une couleur, la fleur jaune, a pour contrepoids les bienfaits apportés

2. Le choix d'une désignation plus littérale du nom botanique allemand commun par << délice-des-
yeux» (Bertrand Badiou) illustre un problème général de la traduction. Le travail de reconstruc-
tion du sens, dans beaucoup de cas plus subtil, que demande au lecteur la distance entre deux
niveaux de précision ne subsiste pas.

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dans le mot. L'œil défriche, loin des hymnes hérités et en leur sein, les sens
ajustés à la tache de l'infamie. Le baume d'une autre lumière, montée des prai-
ries mortuaires,« Totenau »,se mue en« luminet >> (« Augentrost >>).La langue
s'empare de la topographie, elle refait le lieu, le recouvre, montre qu'elle le
couvre ou le découvre, le laissant couvert aussi de son opacité initiale.
Le problème du biographisme, de la référence, anecdotique d'abord -la
réalité rencontrée, laissée en place, puis interprétée, rendue à son sens -trouve
sa solution esthétique dans le double mouvement d'une reconstitution et d'un
dépassement, qui se croisent et se chassent. Le pays de Heidegger, c'est la ter-
reur de la Forêt Noire. La célébration de cette nature pangermanique devant
les étudiants en 1933 noircit à jamais la pseudo-poésie ; un poète est venu pré-
senter au philosophe sa forêt, plus que cela : lui imposer la vérité d'un lieu, en
la refaisant de profondis. Le sensible se dissipe à la vérité des mots. Le « dé »
sera la figure ornant le puits, mais elle sera devenue l'étoile qui guide le poète
continûment, d'un poème à l'autre, façonnant le hasard biographique, ses
coups de dé, un nouvel ajustement. On sera en pays connu. La fontaine est la
bonne, celle du poème... bruit la fontainé. La première fleur était la bonne
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aussi, de bon augure, familière : « Arnika >>, la fleur, perpétue la présence des
victimes, le malheur contre l'oubli des morts.
L'eau qui coule et que l'on boit est faite des mots. Le poème puise à une
autre source. Le geste se laisse interpréter ; il se prête à l'interprétation : « Ce
que vous me voyez faire a un sens propre, il vous échappe peut-être ; pour-
tant, ce que je viens demander, en acceptant de boire à cette eau, la vôtre, est
clair. La réponse attendue me sera refusée, sans doute. On peut le craindre.
Mais il ne faut pas s'y tromper: je l'aurai déjà obtenue, au cours de cette visite.
J'aurai détourné le refus à mon avantage>>. Les interprètes se sont trompés ou
n'ont pas voulu le lire, n'acceptant pas de faire de la visite une chose aussi mor-
tuaire, la réponse à une négation du meurtre.
Comme dans les autres poèmes, la relation de l'organisation linguistique
avec la réalité externe transférée, moins reproduite que reconstituée, fait pro-
blème. Le puits existe près de la cabane de Heidegger, et la figure taillée dans

3.... rauscht der Brunnen, GW I (=Paul Celan, Gesammelte Werke in fünf Biinden, Francfort-sur-
le-Main, 1983, vol. 1), p. 237.

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le bois de la fontaine est celle d'un cube inscrit dans une étoile. Aucune préci-
sion dans l'évocation des objets ne fait obstacle au refaçonnage intégral. La
deuxième scène se déroule dans la maison, on est dans la« cabane», la« Hütte ».
Le tour prépositionnel a une puissance expressive particulière dans un entou-
rage purement substantif, au long des huit strophes du candélabre. L'emphase
des deux syllabes répétées : « in der/Hütte » enveloppe tout le prologue
d'une ambiance propre, et signifie que Celan avec sa langue, introduite en ce
lieu, s'est emparé de l'installation domestique. Il dispose d'un levier magique
qui lui permet de soulever les plus vastes lointains. Les puissances nommées
dans le prologue se logent tout entières en ce lieu, dans le domaine nocturne
de la cabane.

elle, au livre
- quels noms consigna-t-il
avant le mien ? -,
elle, à ce livre,
la ligne inscrite et son
espoir, à présent, dans le cœur:
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la venue
d'un mot-
d'un pensant,

La sphère interne à la demeure, pour cette raison aussi, peut être représen-
tée par un livre. Et d'abord il s'agit bien du livre en tant que tel, comme lieu et
comme objet où ce qui est écrit est reçu, comme on parle de la Bible, comme
Mallarmé parle de son projet inachevable. Mais en un deuxième temps, qui se
précise dans la parenthèse, le livre se mue en un autre, très particulier, qui n'est
ouvert que dans ce poème-ci. Dans la réalité anecdotique, c'est un album où
Celan a porté son nom. La phrase inscrite est connue4• Celan y fait une dis-
tinction entre les lignes qu'il a écrites, et celles d'autres hôtes de la maison,
auprès de qui en un autre lieu il n'aurait pas accepté de laisser sa signature. En
ce lieu-ci, sa présence était importante et signifante ; elle délimitait un horizon
intellectuel et politique.

4. Elle a été reproduite avec le poème dans l'ouvrage de Bemd Martin (Éd.), Martin Heidegger
und das 'Dritte Reich', Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1989, p. 143-144.

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Où se trouve-t-on à présent ? Dans le chalet du philosophe, qui était appelé
« hutte » ( « Hütte5 ») ou en un autre lieu, dans la chaumière des utopies («paix
aux chaumières ») auxquelles Celan se réfère après Büchner ? Le passage par
l'utopie conduit sûrement à cet « espoir >> du poète, inscrit dans le livre, avant
l'imposition des morts, un avenir que façonnera la fidélité à la mémoire des
victimes. Le livre ne sera pas l'objet où les visiteurs inscrivent leur nom, il aura
été transformé par la ligne que le poète y a tracée. Il a le pouvoir de le trans-
former, tel qu'il est, en dépit de tout ce qu'il contient, - « ce livre-là >> : celui-
là même qui doit s'ouvrir sur son propre passé intégré, et sur un avenir de
liberté qui se fondera sur cette mémoire. Que fait-il, le poète, depuis toujours,
sinon reconvertir l'allemand en le judaïsant? L'autre, le penseur, aura beau ne
pas dire ce qu'on attend de lui; la chose aura été dite pour lui et pour une
attente. L'avenir se formule et s'inscrit à jamais dans une« pensée>> qui ne
se soustrait pas au souvenir (« Gedenken >>) si elle aspire à être « pensée >>
(« Denken >>) et « parole >> (« W ort >> ), à la demande d'un « cœu~ >>. La parole
de l'horreur surgit; elle est conduite jusqu'à cet avènement que porte l'attente.
Le texte poétique à commenter s'écrit en clair, sans ambages ni ambiguïtés,
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sans échappatoire possible. L'espoir, à l'instant de l'écriture(« aujourd'hui>>),
vit d'une attente. Ce que la pensée ne devrait pouvoir se refuser d'être se réalise
avec elle dans un circuit tracé. L'accompagnateur, conduisant la voiture, se
double comme le livre du rôle de témoin que le contexte lui assigne. Chauffeur,
à l'heure de la promenade, il devient le guide involontaire d'un voyage infer-
nal. La paronomase« Namen/nahms >>(«des noms/il accueillit>>) ne souligne

5. Il semble qu'il ne faille pas pour autant en français rendre le mot par << hutte >>.
6. Les traducteurs (passim) n'ont pas rattaché, comme ille faut pour le sens et comme la syntaxe
l'exige,« dans le cœur» à« espoir»:« von einer Hoffnung [... ] im Herzen» forme malgré la
séparation une seule expression unitaire, s'ouvrant à l'objet d'une attente (« auf... »).La mauvaise
analyse syntaxique n'est d'ailleurs pas réservée aux traducteurs; elle s'est comme par nécessité
imposée aussi en Allemagne, par exemple chez Otto Poggeler (Spur des Worts, p. 264-265).
Poggeler discute les deux possiblités de construction syntaxique et invoque comme argument
principal en faveur de la solution qu'il retient, la place qui revient dans la tradition théologique à
la« parole dans le cœur». Heidegger aurait transféré ce tour à sa propre philosophie et Celan,
selon lui, l'aurait suivi par hommage. Mais Celan écrit dans sa propre langue et avec ses mots à lui.
D'ailleurs, la surdétermination de « W ort » à la fin paraît invraisemblable, en comparaison avec la
boucle que le lecteur établit naturellement entre « espoir» et « cœur ''·

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pas la réalité des signatures, elle se rapporte au transfert de ce monde d'inscrits
dans le livre, des brigades de la persécution, dans le registre du Jugement
Dernier, dont la rédaction ici se poursuit. Les noms doivent figurer avant le
sien, parce que, lui, par le sens donné à l'inscription du sien, fait contre-poids.
Un acte de résistance réelle se rattache à une personne. Le nom:« le mien» (à
côté de quels autres ?) implique un voisinage compromettant. La question
adressée au livre désigne aussi le lieu même de la poésie, un lieu habituel et
constant, constitutif de l'affranchissement. La cohabitation est vécue comme
toujours imposée - impossible mais imposée.
Les vers qui suivent reproduisent, avec quelques différences significatives,
la phrase du livre, écrite huit jours avant le poème. Elle se dérobe et se révèle.
Apremière vue, un lecteur superficiel y lirait un hommage amical à son hôte.
C'est ainsi qu'on a souvent voulu l'interpréter. Mais une lecture de ce genre
suppose que l'on fasse entièrement abstraction de la valeur des mots. En vérité
la relation entre les deux niveaux de langage est comparable à celle qui peut
exister entre le cube stellaire sculpté et la fonction qu'il revêt dans le contexte.
Ainsi, le mot de « pensant » peut faire penser à Heidegger le penseur ; seule-
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ment Celan, dans son œuvre, n'en fait usage qu'à propos de la remémoration
et de la commémoration ; de même le mot « cœur >> est régulièrement conçu
comme un organe du souvenir, et cette direction sémantique détermine le sens
des autres mots :l'espoir, si l'on s'en tient à l'instant constitué, s'appuie sur
une prise de distance à l'égard de tout ce que représentent les noms de l'album ;
il reste rattaché à l'aujourd'hui; le présent à son tour se ramène à ce que le livre
est devenu dans ce texte : ce livre écrit, réécrit.
Enfin l'épithète « à venir >> (« kommendes >>) concerne moins la parole de
l'avenir qu'un énoncé qui va s'actualiser, «advenir>>, et aller à son destina-
taire. L'attente formulée par Celan ne s'accomplira pas, mais il n'est pas
moins important pour la compréhension de l'ensemble de considérer le fait
qu'elle a été exprimée. Par ce moyen le poète retient le défaut: le philosophe
ne dira pas ce que le poète pourrait être venu lui demander de dire, qu'il lui
suggère de dire, mais il sait qu'il ne le fera pas. A l'absence répondra dans la
deuxième partie du texte une confirmation des raisons qui l'empêchent de le
faire. La parole s'actualise dans l'aveu ouvert, révélant la continuité d'un atta-
chement au passé.

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gazon forestier, inaplani,
orchis et orchis, esseulé,
du rude, après, en route,
clairement,
qui nous voiture, l'homme, là,
et le reçoit aussi,
les chemins de rondins à-moitié
foulés
au haut plateau marécageux,
embué
en masse/

L'épisode suivant se déroule au dehors, à l'extérieur de la maison. La pro-


menade à travers la Forêt Noire répondait à un scénario précis et préparé
d'avance. Un jeune homme, Gerhard Neumann, alors assistant d'un profes-
seur de littérature allemande à Fribourg, conduisait, au volant de sa voiture,
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les deux hommes. Le circuit était organisé de telle sorte qu'il fait déjà partie
du poème avant qu'il n'ait été écrit. La perception prend cette forme sélective.
Les cinq stations de l'excursion composent une descente aux Enfers. On
visite d'abord en pleine Forêt Noire les lieux de torture, et leurs tombes.
L'aveu arraché au penseur suit le retour en arrière. On se sera rendu d'abord
dans le royaume des morts. Il fallait un témoin pour entendre l'inavouable
avoué, la chose que le poète est arrivé à faire dire au penseur. Après le jugement
infernal, on remonte à la surface de la terre, et l'aveu se fait offrande aux vic-
times des camps d'extermination. Il ne restera qu'à montrer la scène rituelle
du deuil dans les pleurs.
Le rite iniatique de l'imprégnation sous la contrainte (strophes 5 et 6) com-
porte le mouvement d'un départ et d'un emportement, peut-être tourbillon-
naire. Les cercles s'ouvrent sur l'abîme. La scène est entourée par deux autres
visions plus horizontales, aux lignes d'une stagnation égale. L'ouverture
(strophe 4) prépare au voyage. Les appelés sont là : l'âme de chacun des morts

7. Les extraits cités ont été traduits par François Turner.

166
fleurit pour soi, individuellement, avec son propre petit candélabre ; chacun a
son pouvoir de résistance, une force virile concentrée dans les tubercules de
l'orchis(« l'herbe des garçons»,« Knabenkraut »)à la forme de testicules. Une
légion se soulève, innombrable ; chacun a son sexe. La domination apparaît
irrépressible. Le voyage donc se fera, il a des chances d'aboutir.
Le contenu du texte justifierait l'hypothèse d'une transposition, dans le
titre de Celan, du titre du roman La Montagne magique de Thomas Mann, du
moins par le mot: il s'agit bien sous une forme subvertie d'un Zauberberg, du
lieu obscur d'un « dévoilement », pour une opération de magie noire - aussi
noire que la Forêt célébrée par Heidegger. On connaît des gens qui n'y sont
jamais retournés.

Le tribunal des morts


Un grand nombre de camps était aménagé dans des régions marécageuses.
Les prés (« Wasen ») ne sont pas seulement des terres humides, ce sont aussi
des cimetières où se voient des parties rehaussées, autant de tombes qui survi-
vent dans la mémoire, l'une à côté de l'autre8• Chacune a son repère sous la
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forme d'un candélabre d'orchidées. Les fleurs sont des feux qui brûlent. La
nature se transforme en intelligence, elle est forcée à se souvenir.
Un lecteur averti, conduit par sa mémoire ou le hasard, découvrira en même
temps, à l'horizon d'une intertextualité insoupçonnée, la négation très audible,
sinon explicite, d'un aplanissement classique des cimetières, qui peut être lu
comme une préfiguration terrible, une parabole des destructions futures de
cimetières. Dans les Affinités électives, Charlotte décide de substituer à l'inéga-
lité des tombes un parterre de trèfles et supprime ainsi les distinctions que créent
entre les morts la terre surélevée, les bordures et les pierres. L'épisode de la
controverse au début (chapitre 1) de la seconde partie du roman est rappelé ici.
En un sens, l'entretien permet à Celan de prendre parti contre le parti auquel
l'architecte qui arbitre dans le roman, et peut-être Gœthe, accordent leur préfé-
rence. « Non aplani» pour« aplani » oppose un non: ce n'est pas comme le veut
et l'impose Charlotte (contre le voisin et son avocat : « ailleurs [tout autour des

8. Le sens mortuaire est attesté dans le dictionnaire de Grimm (vol. 27, col. 2282).

167
murs de l'église] l'espace était aplani9 ». La vision historique extraite de la réa-
lité, réécrite par un gazon naturel(<< Wasen»), dit le contraire. L'effacement
d'une unification violente dans l'anonymat n'aura pas lieu(<< non, ce n'est pas
cette égalisation-là >>, << un-ein-ge-ebnet >> ).
Le dialogue rappelé se reconstitue, il prend la tournure d'une révolte tra-
gique. Celan relit les mots ; ce sont les siens, dans Gœthe. Il les retrouve, dans
la bouche du jeune savant, juriste lettré, défenseur du cimetière: d'abord<< per-
sonne>>, que l'on connaît par le Méridien et qui lui a permis de réinterpréter
semblablement un<< lui-même >> (<< er selbst >>)de La Naissance de la tragédie de
Nietzsche, puis aussi << présence » (<< Gegenwart >>) des disparus. La présence
est transférée dans l'ordre du langage. Chez Gœthe, les survivants se réunis-
sent<< comme autour d'une borne>> (l'allemand est très éloquent: << wie um
einen Markstein >>) ; ils écartent les ennemis de ce signe de ralliement. S'il fallait
une preuve de la légitimité (ou nécessité) du rapprochement, il serait fourni par
l'importance accordée à l'enceinte qui distingue, et par la reprise, dans la pre-
mière version du poème, de l'adjectif << ungesaumt10 >>. Le lecteur de Celan passe
spontanément du sens d'<< incessant >>à celui de« sans bordure >>. La lecture des
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Affinités où le mot est employé dans l'entretien par l'architecte(<< ... ungesaumt
vergleiche >> : une comparaison dans l'égalité et la non-distinction) offre la pos-
sibilité d'y rejoindre le fond de l'effacement nihiliste dans la parole du philo-
sophe. Gœthe en tout cas est présenté comme un ancêtre de cette déperson-
nalisation. On devine l'intérêt et l'ironie de l'interlocuteur, qui savait « faire
parler>>, devant les professions de foi gœthéennes du germaniste de Fribourg11 •
Lorsqu'on lit les deux vers de la strophe 4 à travers la grille des matériaux
que l'on a, on rencontre, d'une part, l'humide, signe de l'abondance verbale,
préstructurée dans la larme (voir le poème Fleur 12 ), et, face à la matière, avec
l'orchidée, l'herbe mâle, la fleur des testicules, figurant la révolte qui reste à
chacun des morts. Chacun dans la mort est pour soi, et combat, dans son

9. «Der übrige Raum war geebnet »,Gœthe, Samtliche Werke, vol. 1,8, Francfort-sur-le Main:
Deutscher K.lassiker Verlag, 1994, p. 395.
10. Ibid., p. 397. Voir ci-dessous la présentation des variantes.
11. Voir Gerhart Baumann, Erinnerungen an Paul Celan, Francfort-sur-le Main, 1986, p. 102, et
ci-dessous, p. 12.
12. Blume, GW 1, p. 164.

168
anéantissement encore, pour soi seulement, en dehors des croyances et des
conventions qui l'ont fait mourir.
En creusant sous les tombes, on découvre la racine de ces croyances. Les
proclamations ont conduit au meurtre. S'entretenant dans la voiture avec le
philosophe, Celan, après cette visite rendue aux morts, remonte jusqu'à l' ori-
gine. Le voyage conduit au fond de l'abîme. Le mot de« tard» sinie, dans la
langue de Celan, une parole, à l'horizon d'une vérité, dans la proximité des
ombres et de la mort13 • La violence des mots proférés« plus tard», au plus près
d'une justesse sanguinaire et abyssale, indique l'objet choquant de la conver-
sation au cours de laquelle Heidegger avait été amené par le poète à parler « en
clair » des meurtres parce que ses propos étaient aussi précis que pouvait le
souhaiter son interlocuteur.
Je pense que le mot« clairement»(« deutlich »)doit également être ana-
lysé. Ce n'est pas « distinctement » seulement, le mot allemand inclut dans ce
lieu le caractère de l'éxégèse (« deuten »).Le suffixe« -lich >>pouvait prendre
une valeur sinistre comme ailleurs 14 et être rapproché du mot qui en allemand
dit le cadavre (« Leiche 15 »). Les détours cernaient cet objet. Le chemin du dis-
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cours philosophique s'interprète, et se « dévoile » donc.
Dans les prés, parmi les étangs, le poète initie ses hôtes, et les amène de la
spiritualité terrestre aux tonalités des vérités tardives (voir le tour« sept roses
plus tard» dans le poème Crista/16 ), sachant, dans l'accélération du circuit
infernal, tirer des profondeurs les accents distincts de la cruauté. La transmis-
sion a opéré. Les signes étaient clairs, l'hôte n'a pas pu ne pas les reconnaître;
il n'a pas pu ne pas être marqué par l'évidence qui lui était offerte autour de lui.
Le tiers, conduisant le véhicule, « l'homme >>, investi d'une autorité suprême
par sa présence au milieu des tombes, porte un témoignage quasi-juridique et
compulsif. Le guide écoute ce qu'il faut qu'il ait entendu au cours du voyage
initiatique. Il est le garant, par la force magique d'un rituel, de ce que l'autre,
interrogé, ne pourra jamais nier sans se rendre parjure.

13. Cf.« Spater Ffeil, der von der Seele schnellte »,dans le poème Unter ein Bild, GW 1, p. 155.
14. Je pense par exemple à« blaulich ,, dans le poème Einiges Handiihnliche, GW 1, p. 236.
15. Cf.« Konig-/liche »,dans le poème Chymisch, GW 1, p. 227-228.
16. Kristall, GW 1, p. 52.

169
La rencontre avec la « poésie >> (« Dichtung >>) si souvent célébr.ée a ce pouvoir
et ces effets inéluctables, comme les eaux du Styx de la mythologie 17• Plus rien
jamais ne le protègera s'il ne reconnaît avoir proféré ces mots devant témoin.
Selon les termes exprès du poème, il reste voué à la malédiction, livré à l'initiateur
de la parole. L'ordalie s'accomplit devant l'accompagnateur, homme en terre
d'inhumanité. Le conducteur représente dans le voyage une communauté de sur-
vivants à laquelle le message de l'aveu est destiné. Le témoin entend ce qui est dit
(« anhort >>)«avec>>(« mit>>:« en même temps que>>) les autres. L'adverbe a ce
poids particulier. Il a pour charge d'enregistrer la parole monstrueuse.

La descente
Dans la situation concrète, « celui qui nous conduit » serait cette personne,
le chauffeur de la voiture, l'accompagnateur dont on connaît l'identité. On ne
peut pas s'en satisfaire, évidemment. Le point de départ réel a été maintenu, et
transféré dans un autre domaine, s'ouvrant dans la dimension de la parole.
Voyage pour voyage, le tour qu'on fait s'est vite éloigné des plateaux de la
Forêt. L'habitant de la chaumière a été entraîné par son hôte dans le royaume
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des ténèbres. Tous deux sont escortés dans leur descente ou voyage (« voyage
dans l'Hadès>>,« Hadesfahrt >>,ou« voyage aux Enfers>>,« Vnterweltsfahrt >>,
etc.) et leur exploration par un être qui a nom d'homme. Ni prêtre ni dieu, ni
poète, mais homme, une figure de l'humanité ordinaire, montrant la voie parmi
les victimes de l'inhumanité.
L'emploi transitif de « fuhr >> (« conduisit >>) ne décrit pas la situation
concrète de l'automobile conduite par G. Neumann, mais le voyage, selon les
termes de la transposition poétique. La différence entre« Fahrer >> et « der uns
fahrt >> (qui suit « im Fahren >> de la strophe précédente) est importante.
L'accent est mis sur la charge qui est transportée (on songe au substantif« die
Fuhre >> ), la cargaison emportée par un cocher ou un nocher merveilleux. Celan
a expliqué à André du Bouchet que « voiturer >> en serait un équivalent18 ; le sens

17. Révélant le parjure des dieux. Voir l'épisode de la Théogonie d'Hésiode, v. 775-806.
18. Selon une note à la fin de Poèmes de Paul Celan, traduits par André du Bouchet, Paris :
Clivages, 1978: <<La traduction de Todtnauberg a été effectuée d'après la première version du
poème, datée "Frankfurt am Main, 1. August 1967". D'un mot-à-mot proposé par Paul Celan, je
retiens le françai: "qui nous voiture" pour "der uns fahrt">>.

170
et l'orientation de l'indication apparaissent. Le voiturier a la charge d'amener au
loin, jusqu'au point où il est porté, le poids que suscite l'entretien des deux pas-
sagers. En même temps il maintient le contact avec l'autre rive: il est homme.
Son rôle est de le rester dans le domaine de l'inhumain. Le pronom « nous » se
détache dans cette aventure, produisant un lui et un moi, aussi inconciliable-
ment séparés que les orchidées (« einzeln » ). Celan parle de son côté ; il entend
ce que l'interlocuteur lui dit, du côté où il se trouve et où il s'est mis; ill' a fait
en ma présence devant Martin Buber en 1960, lors d'une visite commune que
nous lui avons faite dans un hôtel à Paris, ou encore devant Nelly Sachs, la
même année 19• Le même procédé est trois fois repris. On parle sans ménage-
ment, pour faire dire et enregistrer la réponse. Que ce soit dit.
Dans la première occurrence (« im Fahren » ), le dynamisme de l'interlangue
-interne comme l'intertextualité- fait aller les grands mouvements de migra-
tion, des astres ou des oiseaux. Un départ, dans l'ordre de l'imagination ver-
bale, l'élan d'une accélération sans frein20 • Rien ne résiste, tout vient au jour,
sort de la nuit dans cette envolée. C'est le contraire de ce que le plus souvent on
a écrit. Hans-Georg Gadamer notamment ne peut s'imaginer que les mots trop
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brutaux du maître visaient une évidence inadmissible: il devait s'agir d'une pro-
fondeur que Celan n'avait commencé à comprendre que plus tard,« en reve-
nant chez lui21 ».Il fallait que la scène entrât dans la tradition du pèlerinage.
Or, le magicien est Celan; il opère en mission, la sienne. Il se l'est fixée, et
il produit avec l'art d'un magicien la confirmation qu'il attendait.

Le retour aux visions de la mémoire


Aux prairies forestières répondent à présent les tourbières de la montagne.
Ce sont les lieux du meurtre. Dans la composition circulaire de la deuxième
partie (strophes 4 à 8), le poète, après l'entretien infernal, recouvre son langage
à lui ; les « sentiers » ( « Pfade » ), ce sont les chemins qui s'ouvrent dans ses

19. Cf. J. Bollack, «Histoire d'une lutte,,, Lignes no 21 (janvier 1994), p. 205-220.
20. Le mot a bien cette valeur et cette tonalité extatiques, comme dans Flimmerbaum
(<< Offen!lagst du mir vor/der fahrenden Seele ,,, GW I, p. 234) ou dans Kolon (<< für/wieviel
Vonsammengeschiedenes/rüstest du's wieder zur Fahrt >>, GW I, p. 265).
21. H.-G. Gadamer, « Le rayonnement de Heidegger», in Martin Heidegger, Cahiers de l'Herne,
1983, p. 138-144, voir p. 143.

171
propres poèmes. Ils conduisent aux chemins de triques ; les prisonniers furent
battus avec ces gourdins-là. On reste dans l'enceinte de la constitution de
l'idiome. Les mots portent la trace des coups.
Quand la descente a eu lieu, on s'arrête à une station qui ne reconduit pas au
monde des morts, mais plus en arrière aux lieux de la souffrance et des tortures,
aux pays de marécage où les camps avaient été aménagés. Les gourdins sur les-
quels on avance pour ne pas enfoncer rappellent la brutalité des traitements
subis; on pose ses pieds sur la souffrance, la foulant « à mi-pas »,pour lui lais-
ser son poids, comme un drapeau qui est en berne, « à mi-mât » (« auf Halb-
mast »). C'est abandonner l'heure, la laisser à la vérité des larmes (strophe 8).
Ils sont quatre maintenant (Gerhart Baumann avait rejoint le groupe); ils
ont fait quelques pas sur un layon de bâtons, à la bordure Est du marais. Celan
n'était pas assez bien chaussé pour l'humidité qui montait du sol. Ils ont inter-
rompu leur promenade22 • Pourtant, on y était allé. Le détail concret répond
avec précision à l'événement, tel qu'il s'est produit et qu'il a été lu, poétique-
ment, à savoir nouvellement arrangé pour être lu. Il revêt son sens ; il est trans-
féré avec exactitude dans l'univers sémantique qui convient.
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L'éternelle question du biographisme, soulevée par Gadamer et d'autres her-
méneutes, dans la ligne des présupposés phénoménologiques, combattant il y a
vingt ans l'interprétation de Peter Szondi du poème Tu es couchP, resurgit tou-
jours. On sait que la promenade sur les layons du marécage a été arrêtée par la
pluie. «À moitié foulé» s'explique ainsi, mais on n'a nul besoin de ce savoir
(savoir inessentiel, «de coulisses», pour Otto Poggeler, non moins heidegge-
rien24). Pourtant la transposition, si elle repose sur un fait, suppose un autre fait
déjà transposé. Il n'y a pas de différence, pour le principe, entre la pension Eden
de Berlin dans le poème Tu es couché ou la reprise d'un passage de Maître
Eckhart dans Toi sois comme tor5, ou ici l'interruption d'une randonnée. Une
signification première, serait-elle factuelle, prend un sens autrement premier ;

22. G. Baumann, op. cit., p. 70.


23. Cf. J. Bollack, « Eden, encore », dans : Mayotte Bollack (éd.), L 'ac.te critique. Sur l'œuvre de Peter
Szondi, Lille: P.U.L., 1985, p. 267-290. rtrad. ali. par Béatrice Schulz: <<<<Eden,, nach Szondi »,
dans: Celan-Jahrbuch 2, éd. par Hans-Michael Speier, Heidelberg: Winter, 1988, p. 81-105.]
24. Otto Poggeler, « Kontroverses zur Âsthetik Paul Celans (1920-1970) », Zeitschrift für Asthe-
tik und Allgemeine Kunstwissenschaft 25, 1980, p. 255 ( << Hintergrundwissen »).
25. Cf. Jean Bollack, « La pointe en hébreu »,Dédale, 1996, n° 3-4, p. 533-553.

172
c'est le cas pour « à moitié » (« à mi-pas »), élevé au statut de signe de rallie-
ment et d'une signification nouvellement donnée, et non encore admise. C'est
le jeu sérieux de l'énigme.
La précision est reconnue chez les interprètes, tant qu'elle contribue à
l'inventaire de la réalité, elle ne l'est plus lorsqu'elle permet de saisir une réfé-
rence que suscite la réflexion en poésie. On préfère donc passer au« sym-
bole», que l'on connaît universellement: les marais, c'est de l'eau; on dira
que chez Celan, elle est poétiquement « l'eau vitale26 >>. Aucune divergence ne
doit subsister entre l'attente et la lecture. Les horizons« se fondent>>. Le pro-
blème de la relation des éléments événementiels avec leur interprétation par le
texte se pose toujours de la même manière. La promenade a pu être inter-
rompue à cause de la pluie. Mais le « à demi >> fait comprendre que les pas ont
été transportés du côté de l'ombre tout comme « haut >> marque un point sur
une ligne ascensionnelle : plus les fonds auxquels le voyage a conduit sont
lointains, plus puissante est la force d'une nouvelle représentation de ce qui
eut lieu. Le marécage se soulève vers le haut. Ainsi les larmes font croître les
mots, comme dans le poème « Fleur >>, elles sont inépuisables. Leur masse est
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contenue dans l'élément compact de l'humide. L'eau des prés et des marais a
été transférée dans ce neutre(« de l'humide>>).

Le dossier
Je note ici avec émotion le contenu du dossier des photocopies que Gisèle
Celan a eu la gentillesse de composer pour moi en 1981 sur ce poème et
de compléter par la suite, après une conversation sur les appropriations abusives
de ce texte que je découvrais. C'était au moment où je commençais à
travailler sur l'œuvre de Paul Celan (lettres d'accompagnement de G.C.
du 14 et 23 janvier 1981):

26. C'est aussi le rôle attribué à l'eau du fleuve Neckar dans Tübingen,]iinner, analysé dans une
étude à paraître sur cet autre poème-clé de l'interprétation heideggerienne en France et en
Allemagne. Une représentation semblablement vitaliste guide l'interprétation de Sieghild Bogurnil
( « Todtnauberg », Celan-]ahrbuch 2, 1988, p. 37-51 ). L'auteur se libère allègrement des contraintes
de la logique verbale pour passer à une conception proprement métaphysique de l'eau, symbole
d'une origine indifférenciée qui permet de résoudre toutes les contradictions. L'indistinct ne se
distingue pas, ni donc l'histoire, ni la nature. Le parti de l'ouverture illimitée permet de recon-
naître, comme par obligation, l'engagement de Celan du côté de la mémoire, et d'abolir assez sour-
noisement les conséquences dans une structure ontologique contraire. On dit et on ne dit pas.

173
1. Plusieurs états du manuscrit (avec aussi les pages préparatoires de l'édi-
tion critique), envoyées alors par Rolf Bücher et Stefan Reiche~7).
2. La correspondance de G. C. avec Hermann Heidegger, le fils, au sujet
de la phrase de l'album, la demande adressée le 8 (ou 10) novembre, et la
réponse du 10 décembre 1980).
3. Une liste dressée par P.C. de quatorze personnes à qui il a donné un
exemplaire de l'édition séparée de ce poème, parue à Vaduz (Brunidor), en
1968, avec quelques réponses (Kostas Axelos, Heidegger).
4. Lettres de Gerhard Neumann (17 octobre 1967 et 16 janvier 1968) et de
Robert Altmann (5 février 1968). Altmann est l'éditeur de la publication non
commercialisée de Vaduz en cinquante exemplaires (d'Altmann, en outre, une
réplique à Beda Allemann, publiée le 17 avril 1977 dans un journal de la
Principauté du Liechtensteirr8).
5. Les traductions françaises de Jean Daive, dans Etudes Germaniques, 25,
1970, p. 246s. et dans Terriers, 1979, p. 9s. ; d'André du Bouchet, Poèmes de
Paul Celan, Ouvrages, 1978 [depuis dans Poèmes, Mercure de France, 1986,
p. 28s.] ; voir aussi Marc B. de Launay, ci-dessous.
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6. Quelques études, parues plus tard en français, du côté des heideggeriens :
Philippe Lacoue-Labarthe, Misère de la littérature, Bourgois, 1978,
p. 67-69; une plaquette: Todtnauberg, par Truinas [non du lieu où se trouve
la maison de du Bouchet]; Les fleurs, par Jean-Michel Reynard, A Losne,
chez Thierry Bouchard, 1982 (4 pages, 11-14, entre le texte allemand et la tra-
duction de du Bouchet) ; Hans-Georg Gadamer, « Le rayonnement de
Heidegger », avec le poème traduit par Marc B. de Launay, dans le Cahier de
L'Herne consacré à Heidegger (Paris, 1983, n° 45, p. 138-144).

L'aporie en vue de sa solution


j'ai bien fait d'attendre une quinzaine d'années avant de publier mon
interprétation. Ce n'est pas que je n'aie vu tout de suite qu'il fallait interpré-
ter et rendre à leur signification intellectuelle les éléments de l'environnement,

27. La publication du volume Lichtzwang de l'édition critique de Bonn, qui contiendra les
variantes du poème, est annoncée pour 1997 chez l'éditeur Suhrkamp à Francfort.
28. Liechtensteinisches Volksblatt, reproduit aussi dans Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie
comme expérience, Paris 1986, p. 150-153.

174
ni comment le faire. Mais je n'avais pas dépassé avant la fin des années 80 l'idée
que Celan, comme il nous l'avait un peu laissé croire ou dire, attendait une
prise de position de la part de Heidegger. Il fallait, pour mieux comprendre,
avoir été jusqu'au centre d'une analyse de la constitution et du pouvoir de la
langue. La présente compréhension, revue en 1991, a été exposée dans le sémi-
naire dirigé par Gerald Stieg, à l'Institut Autrichien de Paris, le 8 janvier 1992.
Celan était venu me voir avant son départ pour Fribourg. Il m'apprit qu'il
allait rencontrer Heidegger lors d'une lecture. Il pensait que je serais déçu ou
étonné, après toutes les conversations que nous avions eues à son sujet, les
mois et les semaines précédentes.« Il sera obligé de (ou: je l'obligerai à?) me
parler.» Je lui disais qu'.il n'en ferait rien. Je pensais à une explication sur son
comportement pendant la période nazie comme d'autres ont tenté d'en obte-
nir. Celan devait partager mon scepticisme, mais il ne me dévoilait pas son stra-
tagème. Je n'imaginais pas la voie qu'il avait choisie pour le faire parler. A son
retour d'Allemagne, il est très vite venu me dire qu'ill' avait bien vu, et qu'en
effet il n'avait« rien fait», entendant: de ce que je pouvais penser; il ne me
disait pas qu'il avait fait autre chose. J'ai mis du temps à comprendre ce qui
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s'était passé, malgré les précédents que je pouvais connaître. Il fallait prendre
la magie de l'art à la lettre. Faire parler la parole procure une force terrible. Je
savais qu'il n'était d'aucune manière allé pour lui rendre hommage-29•

Les circonstances de la rencontre


G. Baumann donne tous les éléments de la stratégie dans sa chronique du
séjour. Il faut avoir compris le texte pour reconnaître le jeu qui s'est joué en
partie à l'insu du protagoniste et des témoins complices. On n'extrapole rien,
ni du poème ni de la chronique semi-inconsciente, qui dévoile et masque.
Celan, en remettant à Baumann à Paris au printemps 1968 un exemplaire de

29. Renate Boschenstein-Schafer m'a rappelé (le 10 octobre 1994) qu'elle a fait la connaissance de
Celan peu après sa visite. Elle se souvient avoir marqué sa surprise, alors qu'elle le voyait si impi-
toyable par ailleurs au sujet du comportement des gens pendant le nazisme. Celan, devant l'éton-
nement et sans doute l'indignation de son interlocutrice, ajoutait: <<Je voulais simplement voir ce
qu'il dit[<< ich wollte ja nur sehen, wie er so redet »]-d'ailleurs, j'ai fait un poème sur ce sujet; je
vous l'enverrai>> (ce qu'il fit). Ce n'était naturellement pas une phrase qui atténuait l'importance de
sa visite ; malgré l'apparence, juste le contraire : la réponse était en parfait accord avec sa stratégie.

175
l'édition de Vaduz, avait ajouté:« Je vous en prie, lisez-le bientôt. Vous serez
surpris30 ». Il savait qu'il ne serait pas lu de si tôt. Baumann n'était pas préparé
à comprendre.
Le chroniqueur rapporte le contenu à un dialogue qui aurait pu se dévelop-
per mais qui n'a pas eu lieu entre deux génies, dont on devait, et surtout à
l'avantage du professeur de Fribourg, respecter les contradictions. Elles leur
appartiennent, témoignent de leur grandeur incommunicable. L'événement n'a
pas de prise dans cette dialectique de l'esprit. Bien pensé, le nihilisme philoso-
phique embrasse l'histoire du nazisme et la situe dans sa nécessité. En plus, on
argue qu'il est malaisé de comprendre aujourd'hui ce qu'a pu être le moment où
les professeurs allemands ont pris leurs décisions regrettables et où les juifs ont
été chassés de leurs chaires. À distance on juge.« A-t-on raison, pour autant31 ? »
L'histoire même, qui dévoile, est dépouillée de sa raison. C'est fort.
La chronique fait état de toutes les manifestations expresses et publiques de
la distance que Celan comptait garder. Il ne voulait pas être pris en photo avec
Heidegger. «Les réticences restaient insurmontables [... ] Il ne pouvait pas
oublier le passé de cet homme >>. Et cela d'autant moins qu'il n'en avait d'abord
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pas été instruit. Il lui reprochait aussi la confiance qu'il lui avait faite autrefois, en
le lisant sans vraiment savoir. La relation entre l'œuvre et son passé lui était
apparue plus tard. Baumann ne peut pas le comprendre. À travers un reproche,
en l'occurrence peut-être mal fondé, il voit de la part de Celan des« résistances>>
et de la « rancœurl2 >>. Il a choisi son côté. L'histoire ne pouvait avoir ce poids.
En même temps, Celan acceptait les hommages du philosophe et il engagea
la conversation sur des sujets qui leur étaient communs, sur le paysage, sur les
plantes et les animaux de la Forêt Noirel3• Il fallait bien qu'il y eût une certaine
liberté et de la confiance, l'apparence d'une convivialité, pour que son propos
pût aboutir. Et après, tout avait été dit. Celan se sentait libre. Il s'était libéré.
Mais en même temps, comme pour situer sa décision, il en exprimait aussitôt le
remords. Il franchissait un interdit et le faisait savoir. Il pouvait aussi avoir eu
quelques doutes sur l'issue de son action. Il y a une parfaite logique dans la

30. Op. cit., p. 73.


31. Op. cit., p. 76.
32. Op. cit., p. 79.
33. Op. cit., p. 70.

176
contradiction des deux mouvements successifs du oui pour le non et du non
pour de bon. Il exprimait en profondeur la dualité de l'entreprise.
Ne faut-il pas entrer dans la psychologie des victimes? La présence du pen-
seur avait pour un temps dissipé les réticences; le poète s'était rendu à l'évi-
dence d'une force, telle que Baumann se la représentait; ces réticences se
réaffirmaient ensuite, reprenaient le dessus. Baumann ne pouvait pas s'expli-
quer les bonnes dispositions passagères, autrement que par l'effet subi, bien que
lui-même en montrât les limites. Le poète, croit-il, avait été rejeté dans ses
épreuves anciennes, n'étant plus confronté à la dureté du granit. « Le chemin
douloureux de la Fugue de la mort à Todtnauberg », écrit-il noir sur blanc,
«combien de fois Celan ne l'a-t-il pas parcouru, sans atteindre le but"'?» Il faut
entendre: des camps d'extermination à la grandeur et à la profondeur germa-
niques. L'errance et l'échec étaient réservés au poète juif. Elles n'étaient pas
l'affaire des Allemands, élus à un autre destin. C'est bien à cette conviction-là
que Celan a succombé en fait.
Le poète a exprimé le souhait de voir les marais proches de la cabane. On lui
proposait celui de Horbach. La visite pouvait être précédée d'un passage par la
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maison légendaire de T odtnauberg. On voit que les deux étapes ont été d'avance
arrêtées dans leur succession par Celan. Il savait où il se rendait et où il allait
ensuite amener Heidegger, sans imprévu. Baumann n'a pas été témoin de la
conversation de la cabane. Il les a rejoints plus tard dans la matinée, pour la visite
du marais; il était venu dans sa propre voiture, ce qui explique qu'il n'ait pas été
témoin de la deuxième conversation, entre Celan et Heidegger, plus décisive,
dans la voiture de Neumann,« qui les conduisait». On a en revanche, grâce à lui,
le récit de la promenade interrompue sur les chemins de bois35 •
Le scénario était programmé. Les brumes germaniques et la nuée noire s'y
sont associées de leur côté, comme par magi~6 • Celan était arrivé à ses fins ; il était
visiblement satisfait du déroulement de son action. Son succès avait le pouvoir
de lui faire quitter sa mélancolie ordinaire. Baumann a été frappé par sa sérénité

34. Op. cit., p. 79. On dispose de peu de phrases aussi explicites de la véritable lecture qui fut faite
en Allemagne. Le rideau de fer était baissé devant toutes les prises de position.
35. Op. cit., p. 70.
36. << Un gris terne et de longues traînées de nuages effilochées » ( « Lichtarmes Grau und lang-
geschwanzte Wolkenschwaden ,, ), op. cit., p. 70.

177
quand il a retrouvé les deux hommes au bourg de St. Blasien, à mi-temps, dans
une vallée de la Forêt Noire. C'était déjà après la visite dans la maison de
Heideggec37• Il a été surpris comme le sera Marie Luise Kaschnitz, à Francfort,
où Celan a écrit le poème quelques jours plus tard ; elle ne le reconnaissait pas,
tant elle le voyait ragaillardi38 • Elle non plus ne savait pas pourquoi- n'imagi-
nant pas que c'était à cause d'une action qui avait réussi, d'une mise en confor-
mité de l'événement avec sa vérité profonde.

Le témoin
Dans la première des lettres envoyées à Celan plus de deux mois après la
rencontre, Gerhard Neumann évoque, un peu conventionnellement, les pro-
pos qui avaient été tenus dans la voiture en sa présence (lettre du 17 octobre
1967). Celan lui avait parlé entre temps au téléphone ; il avait parlé, il semble,
du poème qu'il avait écrit, et donc indirectement aussi du rôle qu'il lui faisait
tenir dans le scénario infernal; c'était une distinction dont le jeune Neumann39
ne pouvait pas comprendre le sens. Il répond emphatiquement : « Je n'oublie-
rai jamais cet entretien; sans doute il ne s'en produit de pareil qu'une fois au
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cours de plusieurs dizaines d'années». Il ajoute quand même une référence
plus précise aux événements du passé, encore qu'elle reste singulièrement
vague- peut-être embarrassée : «J'ai fait un examen de conscience, il était
impliqué dans le fait d'avoir pu assister à cet entretien; croyez-moi, je cherche
à poursuivre cet examen, en moi-même». Il doit s'opérer par transfert, par sa
personne interposée, comme si Celan lui avait demandé de prendre l'accusa-
tion sur lui. Quand, plus tard, il reçoit le livre de Vaduz avec le poème, sa réac-
tion est en un sens plus gênée encore.« J'ai été fortement bouleversé (au sens
propre), et je me rends compte que l'appel formulé dans le poème s'adresse
aussi à moi [ce qui n'est pas le cas, pas de cette façon-là] ; j'ai des raisons qui me
font redouter de ne pas être à la hauteur de cet appel [c'était le cas]. Je vous
demande de l'indulgence; conservez-moi votre bienveillance». Il semble

37. «Von Celan war alle Schwere gewichen "• op. cit., p. 70.
38. Op. dt., p. 72. Un autre trouvait le désespoir (voir ci-dessous les informateurs de Lacoue-
Labarthe). Il montrait la vraie noirceur du fond, ou l'exploit poétique et politique, selon l'heure,
et selon l'interlocuteur.
39. Aujourd'hui professeur de littérature allemande à Munich.

178
demander la permission de se retirer, et de se soustraire aux conséquences d'une
affaire à laquelle il ne tenait pas à être mêlé40 •
Baumann, dans ses souvenirs4 t, rapporte qu'au cours d'une rencontre qui eut
lieu le 24 mars 1970, peu avant sa mort, Celan regrettait de ne pas avoir reçu de
Neumann l'article que celui-ci avait écrit sur la« métaphore absolue42 ». Sa curio-
sité devait être éveillée. On comprend que Celan, plus tard dans la soirée, se soit
mis dans une colère noire, quand il en eut pris connaissance. Il apprenait que
l'éclatement métaphorique dans sa poésie ne parvenait pas à saisir le réel;
l'auteur pensait à une réalité si dépravée qu'elle échappait à la possibilité d'une
saisie signifiante. L'éclatement verbal traduisait la décomposition du monde.
Neumann croyait rencontrer, dans l'une de ses manifestations variées, la doc-
trine de la dégradation technologique, si fortement présente chez Heidegger, et
pouvait s'appuyer sur elle. Elle avait dominé tout un pan des interprétations pro-
posées de l'œuvre de Celan. Les relations entre Celan et Neumann se sont alors
irrémédiablement gâtées. L'incompréhension révélait un manque de solidarité.
«L'homme» du poème n'était donc pas un homme; il n'était pas l'incarnation
du non-inhumain. Baumann, lorsqu'il présente l'incident, prend implicitement
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le parti de son jeune assistant : il avait mis le doigt dans son étude sur le caractère
inintelligible d'un art auquel le pauvre poète restait attaché. La décomposition
qu'il retraduisait était l'expression de son destin absurde. Il fallait conserver le
mystère. C'est là une autre tendance encore de l'histoire de l'accueil réservé à
Celan. Il avait essayé de dire l'indicible avec plus ou moins de bonheur. Sa mala-
die porte le témoignage d'une transgression. Le mystère ne se laisse pas nier.

Variantes
Si Celan est revenu à« pierre » (« Steinwürfel ») au lieu d'« astre » (« Stern-
würfel »), le passage à l'ordre de la poésie devait être marqué plus globalement

40. Il avait assisté à la scène entière, représentant l'homme en tant qu'homme. Le mot revêt ainsi
une valeur qualitative forte, en un sens indépassable. Pour S. Bogumil (art. cité, p. 51), il désigne
le destinataire anonyme, à l'horizon d'une signification ouverte. Pour Celan, il s'était agi d'une
revendication à laquelle il avait pensé que la personne présente et visée ne pouvait pas se dérober.
41. Op. cit., p. 85-86.
42. « Die « absolute >> Metapher. Ein Abgrenzungsversuch am Beispiel Stephane Mallarmés und
Paul Celans », Pœtica 3, 1970, p. 188-225.

179
et clairement (sur cet emploi, voir par exemple le poème Erratique43 ). L'étoile
est un élément du système. Avec« Sten», qu'il avait écrit, sans le r, le choix res-
tait encore à faire.
L'opération conduisant, par l'intégration du crime, à l'avènement d'une
parole d'avenir, était explicitée dans une première version par l'adjonction
d'une parenthèse :

« Kommendes (un-
gesaumt kommendes)
Wort »
Le hic et nunc d'une parole se substituant à la défaillance d'une autre était
accentué. La variante, encore, appuie une interprétation, qu'il faut avoir faite
pour l'apprécier, et que l'on fait sans elle. On suit la voie d'un sens.
L'adverbe « ungesaumt » ( « sans tarder ») ne signifie certainement pas
(comme l'a pensé Baumann44) qu'une prise de position de la part de Heidegger
lui avait paru, à un certain moment, probable ou imminente. En surimpres-
sion à « incessant », on peut entendre : sans bordure - sans clôture, ouverte-
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ment (sur« Saum »,et non sur« saumen »,«tarder»). Il savait ce qu'il allait
faire et obtenir. Ce qu'il méditait n'avait ni fin ni entrave45 •

La phrase inscrite dans le livre et sa recomposition dans le poème


On peut lire la phrase que Celan a effectivement écrite dans l'album présenté
aux hôtes chez Heidegger, le 25 juillet 1967. Il s'y réfère huit jours plus tard,
dans le poème qu'il date de Francfort, le 1er août:« Dans le livre de la cabane,

43. « Der Stein,/ schlafennah einst, tut sich hier auf », Erratisch, GW I, p. 235.
44. Op. cit., p. 75, 77, 78.
45. Voir la traduction d'André du Bouchet:
une attente, aujourd'hu~
de qui méditera (à
venir, in-
cessamment venir)
un mot
du cœur
(ce n'est pas syntaxiquement possible: le cœur est le lieu de l'attente du côté du récipiendaire- et
la variante << ungesaumt » doit se comprendre d'un aveu involontaire qui ne se fera pas attendre,
et n'aura pas de bordure).

180
avec un regard sur l'étoile du puits, avec, dans le cœur, l'espoir d'un mot à
venir. Le 25 juillet 1967, Paul Celan. 46 »
L'écriture poétique est transférée dans la sphère de la misère économique,
de la répression et de l'insurrection. Pour lui,« le livre de la chaumière», c'est
cela (« paix aux chaumières », « Friede den Hütten47 »). La phrase s'inscrit dans
ce livre, c'est son premier mouvement (« ins »), avant l'invocation aux soutiens
de l'art (« mit »). Le regard se porte alors au dehors vers la verticale qui s'élève
des ténèbres du puits et se dresse jusqu'à son autre pôle, issu de la nuit. C'est
déjà le lieu de l'entretien qui va suivre et la lueur de l'étoile sous laquelle il sera
placé. Le poète s'assure de la présence de ce préalable, d'un objet réel, qui est
là, et sert la transposition.
La mémoire fait le reste. Le cœur se souvient. Il en a la force. L'espoir
s'y appuie; il ne peut s'abstraire d'une continuité. La parole monte, elle
surgit à l'horizon de sa langue,« dans son cœur»; elle a la vertu de s'ouvrir à
l'avènement à venir (« ein kommendes ... »). Si l'on s'en tient à cette logique il
ne peut pas s'agir de l'attente d'une prise de position, ou d'une justification
quelconque de la part de son hôte. Elle anticipe plutôt l'aveu qui sera
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arraché. La survie du passé, de l'action première, suscite une contra-
diction implicite, du seul fait d'être proférée. La confession-confirmation
servira de levier à la production d'une terrible dénégation. Rien n'est
simplement décrit. Tout est transféré. Les descriptions impliquent un passage
à l'intérieur de la langue, empêchant la négation des valeurs qui, dans ce lieu,
leur sont associées. La cabane et son puits sont redits comme le livre, le cœur
qui se souvient.
Dans le poème, les temps sont distribués, distincts :le puits d'abord, au
dehors, puis l'espace de la cabane, qui s'organise, au point de se confondre,
avec le livre, et la ligne tracée dans ce livre. L'inscription qui s'y était faite
cède la place maintenant, avec la distance narrative du poème, au geste d'une
présentation et d'un dédoublement. Le livre, c'est toujours le sien, s'écrit d'un

46. « Ins Hüttenbuch, mit dem Blick auf den Brunnenstern, mit einer Hoffnung auf ein kom-
mendes Wort im Herzen. Am 25. Juli 1967/Paul Celan >>.Le texte est ici reproduit d'après la lettre
de Hermann Heidegger du 10 décembre 1980.
47. Voir la fm du poème<< In eins »dans La rose de personne, GW, I, p. 270. La citation de Büchner,
signalée comme telle, fait, à elle seule, la quatrième strophe.

181
poème à l'autre, d'une note à l'autre; mais il s'est enrichi une nouvelle fois, en
pays ennemi, des noms et de la langue de l'adversaire, sur les voies d'une
incursion, depuis toujours programmée. Se glisser sous la peau de la bête. Le
livre sera ce livre-là, avec tous les noms des nazis.
La reprise de la phrase de l'album- une forme d'intertextualité auto-inter-
prétative- introduit le temps présent d'une recollection. C'est le présent de ce
jour, «aujourd'hui>>, mis en relief. Ce jour-là s'est écrite la relation de la
rencontre (« ... , heute, ... >>),elle a été étendue aux meurtriers dans le livre, en
pays de mort, si bien que le« penseur>> de la Forêt Noire s'est contre son gré
mis à penser la mémoire qu'il récuse. Plus il récuse, moins il renie, et plus sa
pensée est conduite à puiser en elle la force de se retourner contre elle-même.
Le« penseur» dans la contre-langue, est devenu autre. Le nihilisme s'est mué
en mémoire de l'anéantissement. L'avenir s'ouvrira s'il est dépositaire de
cette histoire-là.

Lectures
Beda Allemann repoussait méthodiquement loin de lui les référ-
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ences politiques ou événementielles. Il voyait dans «l'espoir» une attente
eschatologique, la venue du poète de l'avenir que Kleist évoque dans
une lettre à sa sœur Ulrike du 5 octobre 1803 48 • La positivité doctrinale
triomphait. L'éditeur Robert Altmann a réintroduit la dimension poli-
tique, mais il a pas vu que l'espoir d'une explication exprimait encore une
réaction trop positive, respectueuse, et quasi suppliante49 • Pour lui, la tristesse
des marécages montrait le doute qu'il conservai~0 • La rencontre entre deux
grands esprits, entre deux langages également« absolus>> (!), ne devait pas
cesser de rester au centre du poème, pour le bien de la littérature. Le reste se
surajoutait. Sinon, quel sens la chose avait-elle, en si bel habit ? Le lieu de la
bouteille jetée à la mer, cher à tant de lecteurs et d'interprètes, ne serait-ce
pas le déchiffrement en profondeur, encore à venir ? La distribution des
exemplaires, que Celan avait faite, sans confier le livre à la poste, quand il

48. B. Allemann, «Heidegger und die Pœsie », Neue Zürcher Zeitung du 15 avril1977.
49. Liechtensteinisches Volksblatt, voir ci-dessus.
50. Une position similaire est retenue par Philippe Lacoue-Labarthe, op. cit..

182
le pouvait, réservait le sens à un avenir ouvert. Chaque destinataire en ferait
ce qu'il voulait.
Mon ami Kostas Axelos, dont la pensée a été trés influencée par celle de
Heidegger (il est l'un des destinataires de l'édition de Vaduz), a assisté à
l'Institut Autrichien en 1992 à l'interprétation proposée ici; il m'accorda
qu'elle avait une grande cohérence. Il ne s'est pas moins demandé s'il ne pou-
vait pas en exister d'autres, aussi cohérentes que celle là. L'avenir est ouvert. Il
fallait maintenir la possibilité par principe. La construction dans ce cas n'aurait
pas la même nécessité, ou plus précisément, elle ne serait qu'une « construc-
tion » plus forte qu'une autre. Le problème est bien là. La lecture s'ouvre, elle
est à la recherche d'un sens qui peut toujours être précisé et approfondi mais
non échangé contre un autre, à moins qu'il ne soit erroné. Sinon, ce ne serait
qu'un jeu; il se conçoit qu'on le joue.

Heidegger, comme le montre sa propre lettre (du 30 janvier 1968), n'a soit
rien compris, soit rien voulu comprendre : «Mes propres vœux? Qu'à
l'heure qui sera la bonne vous entendiez la langue dans laquelle la poésie qui
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est à faire s'adressera à vous 51 ». On peut y voir de l'insensibilité, mais aussi
(la différence existe-t-elle ?) de l'impertinence, une réplique à la phrase de
l'album. Celan s'en était par avance vengé. Dans sa conférence d'Athènes de
la même année 196752, Heidegger cite une phrase de Nietzsche: «L'homme
est l'animal non constaté encore53 »;il en tire que l'existence de l'homme n'est
pas assurée. Celan, dans leur entretien, lui a fait dire l'inhumain, devant un
représentant de l'espèce homme.

Philippe Lacoue-Labarthe soutient que le dialogue avec Heidegger,


« ... au moins dans la question de l'essence de la poésie » ( « das Wesen der

51.<< Und meine Wünsche? DaB sie zur gegebenen Stunde die Sprache horen, in der sich Ihnen
das zu Dichtende zusagt. »
52. « Die Herkunft der Kunst und die Bestimmung des Denkens », dans : Distanz und Niihe.
Reflexionen und Analysen zur Kunst der Gegenwart (éd. par Petra Jaeger et Rudolf Lüthe),
Würzburg, 1983,p.11-22;voirp.17.
53. « [ ...] dass der Mensch das noch nicht festgestellte Thier ist », F. Nietzsche,Jenseits von Gut
und Bose, cité d'après Siimtliche Werke, Studienausgabe, éd. par Giorgio Colli et Mazzino
Montinari, vol. 5, Munich, 1980, p. 81.

183
Dichtung >>),a été décisif pour Celan54 , et que c'est la raison pour laquelle la
rencontre« a revêtu ... une telle importancë>>. Mais quand, chez Celan,« la
poésie >> a-t-elle été, dans la moindre syllabe, séparée de la persécution des
juifs ? L'acharnement à gommer l'opposition, le fossé toujours retracé entre
les deux mondes, est aussi infini que le gouffre.
Certains lecteurs parlent de l'attente du poète comme d'une condition de
l'expérience inéluctable d'un échec. Ils ne peuvent pas nier l'existence d'un
appel et on ne peut pas directement, sans le détour d'un vœu non exaucé,
trouver l'hommage que l'on voudrait. On y lit donc une confusion« qui
déchire l'horizon du monde 56 >>. On peut comprendre la douleur du juif -le
mot de juif n'est guère prononcé; on l'évite, on dirait plutôt« étranger>> ou
«venu de loin>>. Le juif ne peut pas comprendre que le penseur allemand
tenait à rester fidèle à son origine et à sa patrië, à porter seul le poids de
son engagement passé, sans en rendre compte devant personne58, et à sauve-
garder la logique de son œuvre qui ne pouvait être mise en question par
sa conduite personnelle. Devant cette mission, les juifs ne pesaient pas
lourd. Heidegger n'avait pas agi au nom de sa personne, mais en service com-
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mandé, pour une raison supérieure et donc transhistorique59• La question
posée par Celan ne pouvait pas trouver de réponse. Il devait le savoir et
donc aussi s'en douter lui-même, obscurément. Elle ne concerne pas le
passé ni donc un avenir, elle doit pointer vers une ouverture ; par essence,

54. De l'essence(<< Wesen >>)on passe au pré («Wasen>>), à<< Waldwasen »-à l'humide forestier,
qui dit à quoi l'invocation des esprits de la Forêt de Bade a conduit. De même Andrea Zanzotto
(<<Ecrire dans la langue de l'ennemi», Le Monde des Livres du 13 juillet 1992) suppose que l'entre-
tien a porté sur des questions de poésie. Peut-être, au contraire, Celan a-t-il évité ce sujet. Il était
venu pour autre chose. Surtout si son interlocuteur s'était fermé,<< presque au bord de l'autisme»,
comme Zanzotto le pense. Le texte de Celan interdit de parler de sa << torture >> personnelle, et
plus encore, d'<< incertitude >>. Sa détermination était entière.
55. Op. cit., p. 150. Il faudrait s'entendre sur ce qui est« décisif>>.
56. La phrase est de Baumann, op. cit., p. 74. L'appréciation générale du poème sur cette page offre
un spécimen de ce que peut être le vague et le creux d'un dithyrambe de germaniste.
57. << À jamais attaché au paysage de ses origines >> (« ... mit der Landschaft seines Herkommens
bleibend verknüpft »), op. cit., p. 75. Il faut savoir ce que le mot de << paysage », et plus encore de
<< Landschaft >>, implique aux yeux des historiens conservateurs.
58. « Sans même en faire état >> ( « Ohne darüber ein Wort zu verlieren >> ), ibid.
59. Op. cit., p. 74. Le credo est ancré là, dans la mission qui excuse tout. L'indulgence plus naïve
d'Aitmann n'est pas très éloignée.

184
elle ne peut pas aboutii·60 • Le silence de Heidegger témoigne d'une expérience
d'essence supérieure incarnée dans la pensée allemande. C'est une vérité d'un
autre ordre. On ne peut éviter de reconnaître que la rencontre que l'on
célèbre n'a pas eu lieu. En raison d'une divergence fondamentale, qui déter-
mine le statut de l'histoire et de la mémoire, les interprétations resteront
donc condamnées à se mouvoir dans un vide. Celan, dans la confrontation,
apporte le témoignage de son infirmité.

La paix de l'âme
Tout peut être euphémisé et édulcoré61 • Le malheur arrive constamment à
Celan, qui pourtant n'édulcore rien. Il fait de la poésie; on ne s'attend donc
pas à trouver chez lui une chose si peu poétique. Christoph Schwerin a beau
faire état de la déception du poète, éprouvée lors de la visite. Il euphémise
d'un bout à l'autre. Le mot de« juif» n'est pas prononcé, là non plus.
On baigne ici dans la lumière de la réconciliation. Les fleurs, à l'arrivée,
sont l'une pour la santé du corps, l'autre pour la guérison de l'âme. C'est
l'« apaisement », que le poète malade espérait trouver; il est allé le chercher là.
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Les rôles sont renversés. La cabane est La Mecque : il voulait « se réconcilier
avec son propre passé». Il trouvait dans l'eau de la fontaine cet autre« tu»,
à qui il s'adresse si souvent ... C'est le témoignage terrible d'une lecture obli-
gée, dialogique et intériorisée. Un remords conduit au pardon, et le pardon au
salut, mais la tentative a échoué.
Le poète était venu avec de bons sentiments, pour faire la paix. Cela n'avait
rien donné. Dans la voiture, Heidegger s'abandonne, il parle avec enjouement.
Il efface une conversation antérieure, plus sérieuse, dans la cabane. Le poème
pourtant n'en dit mot. Celan, dans la deuxième partie, pendant ce trajet, note
quelques impressions du paysage de la Forêt Noire, se servant d'un antidote
pour vaincre son écœurement devant tant de désinvolture. Ces impressions
resteront fixées, et serviront de refuge, par leur fonction consolatrice. La
bonne volonté du poète a été abusée. Il était venu pour faire la paix.

60. << ••• eine Frage, die ins Offene weist », ibid.
61. << Bitterer Brunnen des Herzens. Erinnerungen au Paul Celan», Der Manat, 1981, 2,
p. 73-81 ; voir p. 80.

185
C'est peut-être le lieu de signaler que, d'après le témoignage de son fils,
Heidegger n'aurait pas su que Celan était juif. La chose est peu croyable, mais
après tout possible et fournit donc vraiment un témoignage de l'insensibilité,
de la non-reconnaissance et du refus d'identité : « Mon père, comme me l'a
raconté ma mère, n'a appris qu'après la mort de votre mari qu'il était juif et
quel destin il avait subi dans sa famille >> (« welches Familienschicksal er erlit-
ten hatte >>,dans sa lettre à Gisèle Celan, citée plus haut).

L'école de la dureté
L'idée de réconciliation est tout à fait étrangère à l'esprit de Celan. Au moins
le projet conserve-t-il un élément de l'histoire, et l'on voit dans l'offense ressen-
tie passer l'ombre d'un échec, sans qu'on l'élève, comme Baumann, au rang d'une
nécessité inéluctable. Tant d'autres ont réhabilité l'hommage et le pèlerinage.
Pour Otto Poggeler- mais c'est vrai aussi pour Lacoue-Labarthe -,Celan
ne fait que développer ou expliciter des affirmations de Heidegger. Ainsi, sui-
vant Poggeler, par une projection facile à analyser, bien qu'incompréhensible
en soi, les chemins de rondins, qui en vérité sont des chemins de triques, mar-
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queraient la voie tracée par le philosophe. Celan la suit. Heidegger lui a appris
à savoir y marcher, à rechercher le péril et à tenir bon. La doctrine en 1980 est
bien vivante : « rechercher >> le péril, on aimerait savoir comment ? « Où est le
péril croît le remède>>(« Wo aber Gefahr ist, wiichst das Rettende auch>>, ce
Holderlin se lit comme de l'Ernst Jünger); je cite:« c'est à cette fin, pour pré-
parer cette résistance, que la pensée de Heidegger s'était mise sur son chemin >>.
Il est vrai que la rencontre a été interrompue à mi-course. La raison maintenant
en est que le poète n'avait pas la force de supporter le langage du philosophe,
qui était trop cru et trop rude pour son chagrin. De la même manière, Poggeler
entend Heidegger donner une forte leçon de philosophie existentielle : « Au
cours de la promenade qui est en même temps (étymologiquement) une expé-
rience commune [on ne croit pas ses yeux], une rudesse bien connue prend
forme»; l'élève entend le maître 62 • «L'eau vitale>>, malgré tout, fait penser

62. <<lm Fahren, das zugleich ein gemeinsames Erfahren ist, wird « Krudes » (wie es aus
Heideggers Veriiffentlichungen bekannt ist) deutlich », Otto Piiggeler, « Kontroverses zur Asthe-
tik Paul Celans », loc. cit., p. 234s.

186
aux marais, et la tonalité du mot « Moor » a quelque chose « de mortel et de
menaçan~ » :ce sera encore ce même péril, auquel Heidegger nous aura appris
à nous exposer sans crainte.
Tout doit baigner dans l'atmosphère que l'on souhaite; tout doit rentrer dans
l'ordre allemand. Les fleurs font partie de l'ermitage du penseur; elles existent
dans les prés. Si les orchidées sont séparées, c'est que l'observation botanique
est précise (pourquoi ne le serait-elle pas ?). Si l'on entend des paroles cho-
quantes dans la bouche du penseur, c'est la rudesse ordinaire de ces écrits- dont
Paul Celan, lors de la conversation dans la voiture« a dû faire l'expérience»,
comme d'autres parmi ses lecteurs et ses interlocuteurs. Rien n'est autorisé à
prendre un sens différent. Rien ne reste à trouver. On connaît tout, « hermé-
neutiquement », les plantes comme les pensées du temps et de tous les temps.
Le cube-étoile au-dessus de la fontaine « unit les contraires », rappelle
Pôggeler. La profondeur est contrôlée. L'idée ne lui vient pas que la figure qui
guide Celan dans ses poèmes puisse rappeler l'étoile de David ou l'étoile jaune
que les Juifs ont été contraints de porter; non, dans ces lieux, ils n'étaient pas ;
ces hauteurs ne les désiraient pas. C'était vrai à côté, là où vivaient les juifs. Ni
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l'idée que la fleur jaune évoque cette réalité. Ni que le cube puisse être autre
chose. Le mot de« Würfel »désigne bien un cube où l'on retrouve le dé mal-
larméen que l'on jette et qui indique le nombre.
Dans un article intitulé« La promenade dans le marais» de 198864, Pôggeler
est revenu sur cette présentation des choses. Il écrivait maintenant plus claire-
ment- c'était après l'explication que j'avais donnée du texte au séminaire-col-
loque qu'il avait organisé à Bochum, le 2 Juillet 1985 - : « Heidegger ne
soupçonnait pas le moins du monde quelles étaient les pensées qui occupaient
Celan quand ils s'enfonçaient dans le marécage». Il ne dit (et ne voit) pas ce
qu'elles représentaient, mais il admet l'existence d'un fossé.« Le mot devait en
même temps [en même temps qu'autre chose] parler de 1933 ».J'avais dit qu'à la
clairière, qui, pour Heidegger, était la figure du non-recèlement de l'Etre, se sub-
stituait, dans« Waldwasen »,le lieu de supplice qui recouvre les restes des morts.

63. << ••• in dunkler und todlicher Bedrohung "• ibid., p. 235.
64. << Der Gang ins Moor. Celans Begegnung mit Heidegger>>, supplément Literatur und Kunst de
la N eue Zürcher Zeitung du 2 Décembre 1988.

187
Dans cet article, Pôggeler a fait un usage partiel et malheureusement partial de
quelques éléments que j'avais alors rassemblés pour m'opposer à son inter-
prétation. Ils ont pu être intégrés;« rien n'obstrue», selon la fin de Tu es cou-
ché65. Sans doute, à ses yeux, on reconnaît le redressement apporté par un autre,
en rapportant et incorporant ses raisons. Cette forme d'« éternité >> n'a pas de
scrupules pour accueillir une autre vérité encore, mieux adaptée.
L'eau était vie; mais elle peut aussi bien être le signe des catastrophes,
pourvu qu'on les englobe toutes dans un grand cataclysme, à l'image de la
nature universelle. La pluie apporte du ciel une humidité supplémentaire. « Le
pays et les tourbières en ont besoin; mais trop d'eau rappelle le déluge, voire
les averses sulfureuses de Sodome et la "marée jaune" >>, Pôggeler a tenu à nous
le préciser lors du séminaire de 198466 • Ainsi tout est noyé, la vie dans la mort,
et la mort dans les menaces cosmiques.
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65. Du liegst, GW Il, p. 334.


66. Le mot de« marée jaune» (Gelbflut) est emprunté à un poème de Tournant du souffle (GW
Il, p. 103). Ailleurs (Spur des Worts, p. 235), Pëggeler le rattache, à juste titre, à l'étoile jaune que
portaient les juifs sous les nazis. Il faudrait ajouter le jaune de la trahison que représentait pour
Celan la non-reconnaissance des événements qui ont eu lieu.

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