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ÉTERNITÉ ET HISTORICITÉ
1946-1948
Le mot du cobaye
Il s’agit pour nous de diffuser des ouvrages intéressants et utiles ou rares sans
aucun autre but que de faire de nous des cobayes lettrés et critiques, dans un sens différent de la pseudo-
critique circulaire émanant des analyses d’une « littérature » qui rôde autour de nos cages, et qui ne fait rien
de plus que nous enfermer en nous faisant croire que nous sommes dehors.
Cette édition consiste en un simple scan de l’édition de référence (voir ci-dessous). Le résultat final
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Edition de référence :
Écrit en 1946-1948.
Jan Patocka
,,.
Eternité et historicité
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Parmi ces derniers, Patocka lui-même, qui note, dans les dernières
lignes d'un des trois articles qu'il consacre à l'ouvrage en 1946 et 1947,
que« la conviction philosophique de Radl se prête à devenir le sujet
d'une méditation sur l'orientation de la philosophie morale aussi
bien dans toute l'histoire de la pensée que, plus particulièrement,
chez nous 1 ,>. C'est définir le propos de la première mouture d'Éter-
nité et historicité, essai de quarante-quatre feuillets dactylographiés
sous-titré« Sur la perspective historique de l'humanisme tchèque»
et articulé en dix chapitres, où le dialogue avec Radl fournissait à
Patocka, dans l'optique annoncée par le titre et dans l'esprit de son
cours du semestre d'été 1947 sur Socratel, l'occasion d'un survol de
la tradition humaniste depuis les Grecs jusqu'à T. G. Masaryk, axé
Je fais [raturé: J'ai fait] une brochure sur le philosophe tchèque Radl,
[... ] qui a essayé de renouveler les conceptions classiques de la méta-
physique au moyen d'un vitalisme platonisant et moralisant, avec
certains accents qui rappellent la philos[ophie] de l'existence. Je
fais une comparaison des motifs existencialistes et des motifs plato-
nisants chez ce penseur et [chez] d'autres qui ont essayé q[uelque]
ch[ose] d'analogue, et je tente une critique des différentes formes
d'existentialisme. Au commencement, j'ai senti un grand élan, mais
il s'est brisé en chemin et je finis presque à contrecœur. Peut-être
laisserai-je la chose se reposer dans un tiroir'.
1. J. Patocka, •Lettres à Robert Campbell (1946-1950) •, Lts Temps motkrnts, vol. XLVIII,
n• jj4, septembre 1992, p. 39.
9
en ces premières années de l'après-guerre, à côté de L'existentialisme
est un humanisme de Sartre (1946), de la Lettre sur l'humanisme
de Heidegger (1947) et d'Existentialisme ou marxisme? de Lukacs
(traduit en français en 1948). Les éditeurs samizdat de Patocka, en
redécouvrant ce texte dans les années quatre-vingt, y seront si peu
sensibles au contexte local du propos initial qu'ils verront dans la
discussion avec Radl le simple prétexte à une réflexion plus vaste,
sur le rôle de l'historicité dans différentes concepcions philoso-
phiques de l'homme, à rattacher au système de« platonisme négatif»
auquel le philosophe travaillait au début des années cinquante. Si
la conception négative de !'Idée comme symbole de la liberté que
Patocka développe dans l'essai qui porte ce titre' est, de fait, absente
d'Éternité et historicité et paraît de prime abord peu compatible avec
la critique des existentialismes négatifs qui y prélude à l'exposé de
l'idée que, en 1947, il se faisait de l'homme comme existence histo-
rique, on peut aussi, en lisant le second texte dans le prolongement
des questions laissées sans réponse à la fin du premier, comprendre
que les deux aient été réunis en 1990, par les futurs responsables des
Œuvres complètes, dans une des premières publications patockiennes
réalisées à Prague après la chute du communisme, comme « les
mieux à même d'éclairer la toile de fond et l'évolution des réflexions
sur l'historicité qui culmineront dans les Essais hérétiques». De quoi
conclure sur encore une pensée empruntée au journal du philo-
sophe, à la date du 15 novembre 1947:
1. J.Pacocka, • Negacivnl placonismus '" in: Sehra11é spisy, r. 1: Péée o duli l, Prague,
ÛIKOYMENH, 1996, p. 303-336; trad. fr. • Le platonisme négatif•, in: Liberté et sacrifice,
Grenoble, Millon, 1990, p. 53-98.
IO
(SOMMAIRE]
Éternité et historicité
Emanuel Rddlface à la conception
de l'homme à travers l'histoire
r. E. Radl, Üti<ha zfilmofie, Prague, Cin, 1946; "f éd. (fac-similé de la première), Olomouc,
Votobia, 2000. Le lecteur français pourra consulter la traduction anglaise d'Erazim
Kohak: Consolation/rom Phi/osophy, Boston, Boston University Press, 1980. (Sauf indi-
cation contraire, les notes de bas de page ont été établies par la uaduccrice.)
II
subjectivisme des Temps modernes jette progressivement les
bases d'une compréhension de l'historicité de notre vie. L'his-
toricisme. Les périls du subjectivisme et sa critique humaniste.
vu. Masaryk critique du subjectivisme « outré ». Le programme de
Masaryk dans Le Suicide': vers un but « catholique » (relevant
de la métaphysique classique) par des moyens « protestants »
(relevant de la science empirique). Composante classique de
l'humanisme masarykien. Le problème, resté sans solution, est
repris par Râdl.
vm. La Consolation de la philosophie de Râdl mène à son terme une
progression fondée dans l'essence de l'humanisme moderne: si
celui-ci n'est ni un naturalisme ni un subjectivisme ni un hisro-
ricisme, il sera nécessairement un platonisme. Critique de la
critique du subjectivisme chez Radl: le subjectivisme n'est pas
forcément un naturalisme, comme le montre déjà la présence
de Socrate aux commencements de toute conception « subjec-
tive» de l'homme•. - La notion de la nature qu'on trouve chez
Radl n'est pas isolée dans le contexte actuel : Raymond Ruyer.
IX. Autres tentatives récentes en vue d'un renouveau du plato-
nisme: Max Scheler et sa théorie d'une éthique matériale
des valeurs. Difficultés de cette conception notamment dans
la question de la destination personnelle et du sens de la vie.
Scheler ne peut ici maintenir son objectivisme.
x. Recours au sujet: la théorie husserlienne de l'intentionnalité,
de la réduction, du sujet pur.
XI. Critique des existentialistes: le sujet pur, c'est derechef la subs-
tance pensante de Descartes. Il faut poser la question du mode
d'être subjectif. Orientation chez Kierkegaard: l'homme
comme ce qui n'est pas présent-donné. Pascal, Voltaire et
Hume. Tentative heideggérienne d'une ontologie nouvelle,
1. Patocka pense sans doute nocammem au mot de Max Scheler, dans l'ouvrage de 1928
auquel il reviendra au chapirre IX d'Éternité et historicité; voir La Situation de l'homme
dans le monde, Paris, Aubier, 1951, p. 2.0.
2.. Le lecteur aura reconnu la référence à l'ouvrage de Sartre cité aussi plus bas, au
chapitre 1v d'Éternité et historicité.
16
de l'humanisme central aujourd'hui, en a fait son grand thème
pour 1948 ; on pourrait multiplier à volonté les preuves de cette
actualité. Chez nous, c'est surtout le petit livre posthume de Radl,
La Comolation de la philosophie, avec la polémique qui s'est engagée
à son sujet, qui a à nouveau soulevé la question de l'humanisme, la
question des fondements de la philosophie de l'homme.
Cette polémique a mis en évidence la ligne de clivage qui traverse
l'humanisme tchèque; presque cous nos penseurs marquants sont
humanistes en ce sens que l'objet fondamental de la réflexion
philosophique est, à leurs yeux, l'homme, la vie humaine; ils se
partagent toutefois en deux grands camps, ceux qui attribuent à la
vie humaine un fondement et un sens métaphysiques, qui recon-
naissent en conséquence une composante religieuse de l'humain
qu'ils tiennent pour quelque chose de positif, voire d'indispensable
à notre vie, s'opposant à ceux qui prennent au principe une position
non métaphysique, radicalement laïque, quel que soit par ailleurs
le monde de pensée dont ils se réclament, qu'ils soient positivistes,
protagonistes d'une éthique laïque ou socialistes marxistes. Il est
caractéristique que ces deux courants invoquent à l'envi celui qui
fut le plus grand représentant de l'humanisme tchèque moderne,
Tomas Garrigue Masaryk'; l'humanisme de Masaryk incite au
radicalisme dans la manière de poser les questions humaines, il est
animé d'une véritable impulsion humaniste, mais en même temps
d'une force née de la sensibilité et de la conviction religieuse, si bien
qu'on peut dire que se concentre dans la personne de Masaryk toute
la problématique humaniste moderne, luttant sur le plan des idées
avec la même tension interne qui s'est ici incarnée individuellement.
Objectivement, il est donc logique que le mouvement conduit
d'abord par Masaryk se soit scindé en deux camps qu'oppose
intérieurement une dissension aiguë, encore qu'on ne puisse pas y
distinguer (selon la nomenclature appliquée à juste titre à d'autres
dissidences philosophiques) une droite et une gauche: au point de
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vue politique, en effet, les vues des deux camps se situent résolu-
ment à gauche, et si les socialistes radicaux tiennent certains des
« métaphysiciens »pour suspects (témoin la brochure de Koutnik sur
Radl 1), il s'agit bien d'une simple méfiance, nourrie plutôt d'idées
philosophiques générales que de la critique de prises de position
sociales ou politiques.
Dans cette situation globale de schisme, l'on observe un phéno-
mène curieux. La supériorité numérique, comme celle qui tient à la
solidité de la doctrine et à la mise au point du programme politique,
est nettement du côté de l'humanisme laïque; qu'il nous suffise
d'évoquer l'influence de Frantisek Krejci sur nos enseignants, les
échos très larges qu'éveille Zdenek N ejedly dans les couches les plus
diverses de notre population et l'autorité dont jouit dans les cercles
pédagogiques Otakar Chlup 1 • En revanche, c'est l'autre branche de
notre humanisme qui, sans dogme établi, l'emporte à la fois pour
la largeur d'esprit et, si paradoxal que cela puisse paraître à ceux
qui tiennent les questions religieuses pour caduques, par son plus
de souplesse et de suggestivité: il y a là à l'œuvre une plus grande
tension interne, une plus grande intensité, une charge de vie plus
lourde et plus douloureuse. Masaryk lui-même, comme Emanuel
Radl après lui, est un initiateur-né; Radl en particulier se signale
par une telle richesse de thèmes de pensée qu'on a souvent l'im-
pression que lélaboration, distancée par l'invention, n'arrive pas
1. Bohuslav Koutn!k, Emanuel Rdd/: kfesiamkj jilosof, videc, politik, moralista [E. R.,
moralilu, homme politique, savant, phiwsophe rhrltien}, Prague, Éditions de la Libre
Pensée, 1934. (Bibliothécaire à l 'universicé de Prague, Bohuslav Koutnfk [1891-1965] s'esi
fait connaitre comme commentateur acerbe de l'actualité de la Première République
tchécoslovaque du point de vue du parti social-démocrate; c'esc dans cette optique qu'il
s'en prend à R:idl comme au • plus grand et plus dangereux prophète de la réaction à la
fois sociale et culturelle chez nous •.)
2. Frantisek Krejcl (1858-1934), philosophe er psychologue, chef de file du positivisme
tchèque, cofondateur et, de 1900 à 1931, directeur de la revue Ctskd mys/ (La Pensée
tch~que}, policiquemem proche de Masaryk; Zdenek Nejedly (1878-1962), historien,
musicologue cc homme politique, membre du parti communiste tchèque depuis 1929,
minime de !'Éducation nationale de 1945 à 1946 cc de 1948 à 1953, regardait les commu-
nistes comme les héritiers des traditions • progressistes 11 de la renaissance nationale
tchèque; Otakar Chlup (1875-1965), professeur de pédagogie à l'université de Brno,
formé par un proche collaborateur de Masaryk dans un esprit de réforme sociale, se
ralliera par la suite au marxisme et jouera un rôle-clef dans la mise en place de l'Institut
pédagogique de l'Académie tchèque et l'édition des Œuvm de Comenius à laquelle
Patoèka participera à partir de 1956.
18
à suivre. J. L. Hromadka' aussi, dont l'adhésion à la théologie de
Barth se veut pourtant un dépassement radical de l'humanisme, a
été fortement influencé par ce courant; c'est cette branche de notre
humanisme qui imprime à sa pensée son cachet éthique et poli-
tique, qui, en le poussant à élargir au possible son horizon, explique
l'attraction exercée par son discours. Tous les représentants de ce
camp ne sont pas d'une force et d'une originalité égales, mais tous
ou presque font preuve d'une même aspiration à sortir du rang, à
résoudre de façon personnelle une question personnelle. C'est aussi
ce qui rend ce courant plus intéressant et plus novateur intcllec-
cuellement, soit dit sans en rien mésestimer les grands accomplisse-
ments que l'on rencontre dans l'œuvre et la vie de nos humanistes
laïques et auxquels les métaphysiciens ne peuvent opposer que
peu de chose d'une ampleur comparable. On l'aura compris, nous
employons le terme « novateur >1 en un sens tout relatif; aucun
thème ou problème philosophique révolutionnaire n'a vu id le jour;
reste qu'on y a porté le regard dans des profondeurs que la pensée
tchèque n'a, sinon, que rarement atteintes.
Jointe à l'absence de dogmes philosophiques, l'accentuation de
la tension interne fait de notre humanisme, dans sa branche méta-
physique, bien plutôt une quête et une mise en question que la
construction d'un système de réponses aux interrogations philoso-
phiques. L'autre camp est à cet égard moins remuant, malgré son
radicalisme: l'expérience historique montre, de fait, que le radica-
lisme verse souvent, face à la tradition, dans un dogmatisme du
refus. Emanuel Rad! est l'héritier de Masaryk précisément dans
cette mise en question, dans l'inquiétude perpétuelle qui le retient
toujours d'arrêter le bilan de sa pensée et qui fait qu'on ne trouve
pas chez lui de doctrine d'ensemble, mais seulement une ou plutôt
des prises de position qui évoluent, tout au long de sa vie, dans
une cohérence organique. Il part d'une aversion prononcée pour le
mécanisme, d'un penchant pour une conception organique de la
1. Sur l'évolution de la pensée de Rad! et son inRuence sur Patoèka, voir aussi J. Zumr,
• Entrerien avec Jan Patoèka sur la philosophie et les philosophes •, in: E. Tassin et
M. Richir (sous la direction de), fan Patolka. Philosophie, phinominologie, politique,
Grenoble, Millon, 1991, pp. 10-11, 18-19 et ptDsim.
20
chez Aristote, c'est, aux yeux de Rad!, Socrate, dont la pensée, dit-il,
sauvera un jour le monde1 •
Ce rejet en bloc de la science et de la philosophie modernes
(atlention ! seulement dans la question du sens moral de la vie,
déterminante pour l'humanisme) paraît de prime abord paradoxal,
impossible: on dirait la simple lubie d'un individu en retard sur son
temps, qui se retourne donc vers le passé et l'accommode à sa façon.
L'humanisme au sens plein n'esc-il pas, après tout, une question
propre à notre époque, aux Temps modernes? L'idée primitive que
s'en faisaient autrefois les Grecs, sans se douter des possibilités de
la vie moderne, qu'a-t-elle à nous dire dans les conditions changées
que sont désormais les nôtres, étant donné l'approfondissement de
notre percée au cœur de la nature et de la maîtrise de ses forces,
notre capacité et notre besoin d'organiser la vie humaine? Qu'y
a-c-il de commun entre Socrate, Ford et l'énergie atomique? Je
pense néanmoins que Râdl a parfaitement raison de chercher les
fondements de tout humanisme dans la philosophie antique, auprès
de Socrate, et de tenir la pensée européenne pour déterminée, dans
sa ligne principale, par cet humanisme. Qu'est-ce que l'humanisme
dans son principe? La doctrine selon laquelle la question fonda-
mentale de la philosophie, celle par laquelle l'on y fait son entrée
et qui commande à toutes les autres, c'est la question de l'homme,
plus précisément la question morale de l'homme: question qui se
met en quêce de ce qu'est humainement le bien, de ce qui est bon
pour l'homme.
La question du bien pose nécessairement la question de
l'homme. Le bien ouvre l'essence de l'homme, ce fond de l'homme
dont fait partie la question de ce qui est bon; le fait que cette ques-
tion recèle la clef de la compréhension de l'homme a conduit deux
grands penseurs de ! 'Antiquité à trouver dans le bien la clef de coute
compréhension en général. C'est sur ce fondement, essentiellement
anthropologique, que repose toute la tradition de pensée millénaire
qui prend son départ chez Platon et Aristote. Pour cette tradition, le
Bien est la clef de la vérité, la clef de l'être. Cela dit, le Bien est tout
d'abord un but, une orientation, une fin. Tout ce courant puissant
1. E. Radl, op. cit., p. 16: «Socrate esc celui qui nous enseigne véritablement la métaphy-
sique, et il sera un jour le salut du monde noyé dans la sophistique=. "
21
a donc une vision « téléologique » de la réalité. Le monde a une
finalité, autrement dit un sens. Il est vrai que, dans la formalisation
médiévale d'une telle doccrine téléologique de 1' être, qui présente les
concepts de l'être, de l'Un, du vrai et du bien comme coextensifs, le
caraccère fondamental du bien est quelque peu occulté. Sa préémi-
nence deviendra cependant d'emblée manifeste pour peu qu'on se
rende compte que, pour !'Antiquité classique, y compris son prolon-
gement au Moyen Âge, c'est l'ens perfictissimum, Dieu, qui est le
fondement de toute réalité. Le fondement de toute réalité, dans la
pensée chrétienne, en tant, bien sûr, que créateur, mais également
à titre de but universel. On voit donc que toute la métaphysique
classique européenne est édifiée sur des assises anthropologiques.
Or, l'Europe a connu aussi une autre sorte de philosophie. La
métaphysique classique est venue prendre la relève d'un penser plus
ancien qui s'était si bien épuisé au cours du v1• et du V° siècle avant
notre ère que même le talent spéculatif des Grecs anciens n'a pas
su lui donner une suite. En pensant le tout du monde, cette philo-
sophie première, qui commence chez Anaximandre et atteint son
apogée chez Héraclite et Parménide, ne pose aucunement la ques-
tion sous l'angle du bien et de l'homme. Elle ne s'intéresse pas au
bien, du monde ou de l'homme, mais plutôt à la vérité, c'est au nom
de la vérité du monde qu'elle condamne la dissipation et l'aveu-
glement courants des hommes. Ces premiers penseurs mettent
l'homme au service du monde, laissent le monde venir à son sens
en l'homme, au lieu d'expliquer le tout du monde du point de vue
du bien humain, érigé en but universel.
Entre ces deux expressions imposantes de la pensée grecque se
tient celui qui, le premier, a posé la question du bien humain. C'est
Socrate. Socrate est donc également le fondateur de l'humanisme.
C'est à sa question que répond la métaphysique classique euro-
péenne qui est, partant, dans son fond, une métaphysique huma-
niste. Emanuel Radl voyait bien tout cela; c'est ce qui l'amène déjà
dans son Histoire de la philosophie' à critiquer âprement la période
présocratique de la pensée grecque où il prétend (à tort) ne voir
2.2
qu'une reprise du mythe oriental, la philosophie proprement dite ne
commençant, d'après lui, qu'avec celle que nous qualifions d'huma-
nisme. Socrate, Radl le rattache sans réserve à cette lignée huma-
niste: il le tient pour le fondateur de la métaphysique européenne,
c'est-à-dire non seulement de la question à laquelle la métaphy-
sique répond, mais encore du noyau doctrinal de cette philosophie
comme telle. Radl est persuadé de trouver d'ores et déjà présente
chez Socrate la doctrine qui se trouve au fondement de toute cette
tradition, à savoir la croyance en un monde moral que l'homme
ne crée pas, mais reconnaît simplement et qui donne sens à sa vie.
C'est cela qui, d'après Radl, donne sens à la lutte de Socrate contre
les sophistes et leur doctrine de l'aretê-vertu comme chose qui pour-
rait s'enseigner, doctrine selon laquelle la loi morale et le monde
moral seraient l'œuvre de l'homme au même titre que n'importe
quelle réalisation de nos mains et de notre esprit. Conformément
à cette interprétation, Rad! prêche alors le retour à Socrate tel qu'il
le comprend; il affirme même, comme nous l'avons déjà indiqué,
qu'un jour - au terme d'un long égarement - cette doctrine sauvera
le monde.
Reste à savoir si, oui ou non, Radl a raison dans son interpré-
tation de Socrate. Socrate, fondateur de l'humanisme, est-il égale-
ment un témoin à l'appui de la métaphysique humaniste? Cette
métaphysique est-elle le véritable fondement ultime, nécessaire,
de cout humanisme qui ne s'abolit pas, qui ne se dissout pas de
l'intérieur?
Quoi qu'il en soit, il est clair que l'entreprise de Rad! n'est
pas dictée par le conservatisme lunatique d'un malade, mais par
le propos, objectivement justifié, de mettre à nu les racines, de
ramener le problème de l'humanisme à son expression de principe,
fondamentale. Ce qui y sera déterminant n'est pas une position
ou une acquisition historique, telle ou telle, mais uniquement la
situation métaphysique fondamentale de l'homme - et il se peut,
cela étant, que la nature de l'humanisme se laisse saisir plus en
profondeur là où ses questions sont énoncées de façon plus simple,
moins savante, en un mot: plus humaine que ce n'est d'ordinaire le
cas aujourd'hui.
23
[ÉTERNITÉ ET HISTORICITÉ)
(III)
[... ]' ne peut être construit ni compris par la simple raison, mais
exige qu'on s'abandonne à lui, qu'on croie en lui et qu'on lui
obéisse. Radl aurait pu arguer que Platon est, de ce point de vue
précisément, irréfutable, que la version logico-métaphysique de sa
doctrine, telle qu'Aristote la présente pour ensuite théoriquement
la renverser, est d'ores et déjà un corps étranger sur la souche
primitive, le reflet d'un malentendu qui, pour être compréhen-
sible, n'en est pas moins certain. La philosophie platonicienne
a, certes, fondé la logique et la métaphysique, mais elle ne peut
elle-même recevoir de preuve logique, pas plus que sa méta-
physique n'est celle, dont rêvait Kant, « qui pourra se présenter
comme science• ». Mais il s'agit là de Platon, non pas de Socrate,
et quand bien même Radl aurait cent fois raison en montrant
que la métaphysique classique européenne est un humanisme, la
question demeure: Socrate rend-il témoignage pour cet huma-
nisme? La doctrine du monde moral des Idées, entendue ainsi
dans une optique large, est-elle la seule interprétation possible des
premières questions humanistes, celles qu'elles se font jour et cris-
tallisent dans la personne de Socrate? En d'autres termes: Socrate
est-il simplement, comme toute la grande tradition classique
s'accorde dans l'ensemble pour l'admettre, le premier chapitre du
platonisme, ou serait-ce plutôt Platon qui n'est qu'un socratique
parmi d'autres?
2.5
Il est certain que l'intensité, l'efficace singulière du Socrate
des écrits platoniciens tient à ce que le passage de Socrate à Platon
s'effectue progressivement et de façon tellement naturelle que
le lecteur, notamment celui qui se laisse fasciner par la totalité
platonicienne, c'est-à-dire téléologique, ne s'en aperçoit même
pas. La doctrine des Idées (dans sa version morale, mais aussi,
conséquemment, métaphysico-logique) est, selon l'expression de
Werner Jaeger', l'entéléchie qui détermine d'emblée les premières
questions du Socrate de Platon (sur la nature de la vertu), ce
dans quoi tout ce monde de pensée se déploie et se déverse
naturellement. En même temps, pourtant, la philologie et la
philosophie modernes nous apprennent à distinguer rigoureu-
sement entre la question socratique et la réponse platonicienne.
Si la réponse est bien naturelle au point de vue de la pensée
antique, le fait que Socrate lui-même n'ait vraisemblablement
pas fait cette réponse naturelle, mais s'en soit tenu à la question,
donnera forcément à réfléchir. Pourquoi Socrate lui-même ne
s'est-il pas engagé dans la voie qu'il a ouverte à Platon? N'a-
t-on pas l'impression qu'il laisse ouverte une autre possibilité
encore, ou même plusieurs, au sujet desquelles il ne pouvait ou
ne voulait pas trancher? Si Emanuel Radl nous invite à revenir à
la philosophie antique, à nous pencher derechef sur les questions
et les énigmes qu'elle nous pose, pouvons-nous ne pas interroger
cette retenue de Socrate? Certes, il y a une école philosophique
qui défend aujourd'hui encore la réalité historique du Socrate
platonicien, c'est-à-dire, concrètement, de Socrate tel que Platon
le dépeint dans le Phédon, Le Banquet et le Phèdre: c'est l'école
écossaise de St. Andrews, représentée par les noms de Burnet et
Taylor•. Ce Socrate-là est cependant une construction philolo-
gique tellement téméraire, qui violente à tel point la vision tant
de la pensée présocratique (la question pythagoricienne) que du
platonisme dans l'évolution des idées (il ne serait resté alors, à
Platon, que bien peu de chose à faire) que ses auteurs demeurent
isolés au sein de la philologie mondiale, seuls ou presque à la
1. Werner Jaeger, Paideia. Die Formung des griechischm Menschm {Paiedeia. La Formatio11
de L'homme grec], Berlin, W. de Gruyter, t. Il, 1944, p. 143 sqq.
2. Cf. A. E. Taylor, Varia Socratica, First Series, Oxford, J. Parker & Co., 1911; etJ. Burnet,
Gruk Phiiosophy, t. I: 7hales to Plato, Londres, MacMillan, 1914.
26
soutenir. D'autres philologues, depuis Heinrich Maier' jusqu'à
Werner Jaeger aujourd'hui, attirent au contraire notre attention
sur les distances que Platon lui-même prend à l'égard de Socrate,
nous font remarquer comment, dans le Ménon, Le Banquet et
La République, il trace les limites de celui-ci, comment il met
en avant, lentement mais avec insistance, sa propre positivité
idéale à l'encontre de la négative de Socrate, faisant surgir des
ténèbres du non-savoir socratique un monde nouveau de réalités
resplendissantes - << gloire du long désir, Idées'! » La question est
encore compliquée par le fait que Socrate lui aussi cherche sans
nul doute - et découvre - un être vrai, si bien que le mouvement
accompli par l'un et par l'autre, maître et élève, dans leur philo-
sophie, paraît un seul et même mouvement de pensée: pour-
tant, ce sont en réalité deux mouvements distincts, dont l'un vise
l'être authentique de l'homme, l'autre l'ultime fondement vrai
de l'univers en général.
Pourquoi donc Socrate ne s'est-il pas, pour sa parc, engagé
dans la voie de Platon? Qu'esc-ce qui l'en a empêché? Était-ce un
manque de force spéculative? Pourtant, si l'on peut retenir quoi que
ce soit de l'image de Socrate brossée par Burnet et Taylor, c'est sans
doute leur conviction qu'il étaie malgré tout, au départ, un maître
à penser spéculatif du genre de celui dont Aristophane brosse un
portrait caricatural 1• Reprocher à un tel homme la faiblesse spécu-
lative serait absurde, pour ne rien dire de l'extrême virtuosité intel-
lectuelle dont il nous offre le spectacle chez Platon. Force nous est
de conclure que le sens du personnage de Socrate était au moins
partiellement différent de celui que présente Platon, que le maître
sort donc transformé de l'exposé de ce plus grand de ses disciples
- chose, au demeurant, inéluctable, vu le caractère créateur du
processus de formation et d'instruction. Or, c'est dire que l'huma-
nisme primitif recelait nécessairement d'autres possibilités encore
que le seul platonisme; que le platonisme lui-même présuppose
1. Cf. Heinrich Maier, Sokratts. Sein Werk und uine geschicht!icht Stel!ung [Socrau. Son
auvre et sa position dans l'histoire/, Tübingen, Mohr, 1913.
2. Cf. Paul Valéry, Eupalinos ou l'Archium (in: Œuvm, Paris, Gallimard, coll.• Biblio-
thèque de la Pléiade •, t. Il, r960, p. 88), où ces macs sont amibués à Étienne de
Byzance.
3. Cf. Aristophane, Les Nuées, trad. fr. Paris, Les Belles Lemes, 1948.
27
quelque chose de plus originaire et de plus fondamental que sa
métaphysique, cette métaphysique humaniste classique qui est la
toile de fond historique de la pensée européenne jusqu'au x1x• siècle
et que Radl se propose de restaurer.
L'humanisme trouve là derechef une confirmation puissante,
car on y voit que le chemin qui conduit à la métaphysique clas-
sique part d'une question ayant trait à l'homme, de la question
de l'être vrai de l'homme, que ce n'est pas, inversement, la méta-
physique qui mettrait pour la première fois en lumière la véritable
nature humaine.
Comment Socrate nous apparaît-il dans cette perspective?
Si Socrate est à l'origine de la question du bien, il n'a pas pour
autant inventé cette question comme cela se fait pour la plupart
des questions théoriques : en se mettant en quête de quelque
chose dont personne ne se serait aperçu jusque-là, dont la ques-
tion n'a d'autre sens que de ménager une réponse, si bien que
plus vite elle fera place à celle-ci et mieux cela vaudra. Quand
un scientifique moderne demande pourquoi au juste on ne peut
pas constater de mouvement absolu, quelle est la pénétrance d'un
rayonnement cosmique ou la cause exacte de la mort des bactéries
dans ses cultures souillées, ces questions visent quelque chose de
nouveau, ignoré ou jamais observé jusque-là; la question est tout
ensemble une sorte de préconstruction de la réponse qui seule lui
prête un sens. Il en va autrement de la question socratique: ce
dont elle se met en quête est quelque chose qui paraît connu, ce
qu'il y a de plus connu. Y a-t-il en effet un homme qui ne pense
pas connaître de toute évidence, depuis toujours, par nature, ce
qui est bon pour lui? Socrate montre cependant qu'il ne s'agit
pas tant de répondre à la question que, plutôt, d'y persévérer,
de comprendre ce dom il y va proprement dans cette question.
Quant à y apporter une réponse concrète, positive, au sens plein,
c'est ce qu'il ne fera jamais - à tel point la question l'emporte
chez lui sur la réponse.
La question socratique: qu'est-ce que le bien? signifie: quel est
le but un, général, fondamental de la vie humaine? C'est depuis
Socrate, dit Jaeger, qu'on a pris l'habitude de parler du sens de la
vie, c'est lui qui a forgé ce concept (sous les métaphores de la fin
- telos -, du terme du chemin, ou bien du but - skopos - que vise un
28
archer)'. Depuis lors, parler du but et du sens de la vie est devenu
quelque chose de banal, qui va de soi, si bien que nous ne ressentons
plus ce que cette question signifie à vrai dire, ni quel immense para-
doxe, quelle exigence inattendue elle renferme. Dans sa première
intensité socratique, la question signifie: quel est dans la vie le but,
la fin qui ne sert pas à son tour de moyen en vue d'une autre fin?
Où est l'unité à laquelle la vie entière peut être subordonnée, sans
exception et sans réserve? Socrate lui-même n'a pas de réponse posi-
tive à donner à cette question, il s'avoue ignorant. Il croit néan-
moins pouvoir affirmer avec certitude qu'aucun des divers buts de
la vie, aucun « bien » que nous ayons pu rencontrer dans la vie
antérieurement à cette question ne peut, sans une enquête plus
poussée, être tenu pour le Bien visé. Socrate n'a rencontré personne
qui possède un savoir sur le Bien et bien peu de gens qui aient du
moins compris le sens de sa question. On ne la comprend pas parce
qu'y font obstacle les multiples « biens », les buts immédiats de la
vie naïve, qui sont là avant toute question et font croire à tort que
la vie posséderait de tout temps son but suprême, érigé et consolidé
en elle-même.
Mais - pourrait-on objecter - c'est là reconnaître que la question
de Socrate se mec malgré tout en quête de quelque chose de nouveau,
d'un but qui jusque-là manquait à la vie. Ce qui oblige, bien sûr, à
demander où se trouve la justification d'une telle question, si tant
est qu'elle en ait une. D'où Socrate tient-il sa certitude qu'il n'y a
pas dans la vie que des biens « relatifs », mais aussi, plus haut, un
Bien fondamental, un, qui seul donne sens à tous les autres? Toute
question qui n'est pas une simple question d'obscurité et de confu-
sion mentale doit avoir au bout du compte une assise effective dans
l'optique de laquelle elle puisse être motivée, justifiée. La supposi-
tion platonicienne du monde des Idées ou, selon le mot de Radl, du
monde moral qui pénètre notre vie afin de la refondre en l'unité
qu'elle n'est pas en elle-même, cette supposition n'est-elle pas, dans
ce sens, un présupposé nécessaire du sens de la question socratique?
Une telle réponse est trop abstraite pour Socrate. Elle passe à
côté de ce qu'il veut réellement et à quoi il consacre son activité
inlassable. La question de Socrate ne prend son sens véritable qu'en
r. Chapitre entièrement remanié par Patoèka lors de la refonte de son étude; seul le dernier
alinéa sera conservé de la première mouture dactylographiée.
32
l'armature conceptuelle qui permet de discuter de toutes ces ques-
tions, nous ne pourrons nous dispenser de quelques mots d'expli-
cation à son sujet.
L'ontologie traditionnelle distingue entre l'essence, le fond des
choses, ce qu'elles sont, et l'existence, autrement dit le fait qu'elles
sont. La question de savoir si l'essence et l'existence diffèrent réelle-
ment ou seulement dans le concept fait l'objet d'une vieille contro-
verse métaphysique: cette distinction comme telle possède+elle une
signification réelle, qui nous renseigne sur la structure des choses,
ou s'agit-il d'un simple expédient de notre entendement humain,
dépourvu de sens si l'on considère l'être en lui-même? La plupart
des philosophies modernes, y compris celles qui continuent à faire
état de cette distinction, la tiennent pour purement conceptuelle;
ainsi Spinoza a beau admettre, en apparence, une certaine différence,
c'est une différence dont la validité se borne au seul point de vue de
l'imagination et ne s'étend nullement au point de vue intellectuel,
absolu, où toutes les singularités du monde sont absorbées par la
nécessité de l'essence de Dieu; ainsi, de nos jours encore, la diffé-
rence de l'essence et de l'existence est liée, chez Nicolaï Hartmann,
au regard fini, c'est-à-dire partiel, qui caractérise notre vision de la
réalité - dans une vision globale, la distinction disparaîtrait néces-
sairement. En revanche, certaines philosophies contemporaines
assignent à cette différence une importance fondamentale, au point
de parler, dans le cas de l'homme, de la primauté de l'existence sur
l'essence. Quel est le sens de ces distinctions? Quel est leur rapport
à l'historicité humaine que nous soulignons pour notre part?
La vieille ontologie scolastique (la tradition de saint Thomas
d'Aquin) distingue deux aspects de la réalité, l'un par lequel les
réalités singulières s'accordent, la valeur absolue d'être, dite aussi
l'existence, l'autre par lequel elles diffèrent (plus ou moins), l'aspect
de leur déterminité, de leur quiddité, de leur essence. On le voit,
l'essence en ce sens large recouvre tout être déterminé, qu'il soit
substantiel ou accidentel, essentiel et fondamental ou contingent et
relatif. Toutes les déterminations d'essence sont de nature fonciè-
rement positive, matérielle; la diversité tient aux déterminités, à
leur contenu positif. Un concept plus restreint de l'essence, c'est la
détermination de l'étant sans égard aux contingences (par exemple,
au lieu, au temps, aux relations extérieures, à l'état, etc.).
33
Dans la métaphysique traditionnelle, la primauté de l'essence
sur l'existence vaut pour toutes les choses finies, car leur« Idée» (ou
essence) préexiste dans l'esprit du créateur. Le seul être tout à fait
simple, non composé d'un acte d'existence et d'une détermination
d'essence, c'est le créateur lui-même.
La détermination d'essence de chaque chose est donc déjà là,
achevée et immuable, à l'instant où advient sa réalisation. Ce que la
chose a d '« essentiel » - sa détermination fondamentale - est perma-
nent et toujours déjà présent quelque part (par exemple, dans ses
causes). Détermination, essence, permanence, présence, tout cela
revient au même. L'essence de chaque chose est donc permanente
et positive. Comme elle est permanente, éternelle, elle pourrait en
principe être saisie d'un coup, grâce à un regard aussi suprarempo-
rellement définitif qu'elle l'est elle-même. Bien qu'une telle intui-
tion ne soit pas donnée à l'homme, notre connaissance s'y rapporte
toujours comme à son terme idéal.
On pourrait à présent (après la critique de cette métaphysique
créationniste) poser une question de principe (à tant faire que de
distinguer entre l'existence des choses et leur essence, leur détermi-
nation): n'y a-t-il pas, malgré tout, des déterminations d'essence qui
ne sont et, au principe et pour des raisons essentielles, ne peuvent
être données ni d'avance, ni d'un seul coup dans leur ensemble, ni
positivement en tant que contenu déterminé (et non pas comme
manque de contenu) ?
On le sait, Hegel, dans sa Phénoménologie de l'esprit, est le
premier à poser une telle question par rapport à l'homme. Selon
Hegel, il n'y a pas de « nature humaine », pas de loi qui gouverne
la réalité humaine de façon supratemporelle; cette réalité est, au
contraire, foncièrement historique, c'est-à-dire temporelle et mobile,
et sa donation est tout d'abord négative - sinon intégralement, du
moins en partie, dans l'un ou l'autre de ses moments. Hegel cepen-
dant neutralise sa compréhension de l'historicité humaine en tirant,
par un processus dialectique, des figures de la conscience qui se
succèdent au cours de l'histoire, un tour nécessaire qui a derechef
un caractère atemporel - le temps est ici à nouveau transformé en
éternité. De telles « essences historiques » ne peuvent être affirmées
qu'à condition qu'il y ait un étant (par exemple, l'homme) qui n'est
pas non plus donné par un processus de ce genre, saisissable dans
34
son ensemble et, dès lors, épuisé et fixé de façon supratemporelle.
L'essence historique est donc celle qui n'est pas donnée originel-
lement en une guise positive, mais, tout au plus, négativement
(sous la forme d'une intention, d'une exigence, le cas échéant, d'un
manque caché, etc.), et qui, pour des raisons de principe, ne peut
être donnée tout entière et sans égard au temps.
Or, celui qui affirme l'historicité de l'essence humaine affirme
en même temps que notre essence, au sens des déterminations
positives qui nous caractérisent, dépend de notre existence, du fait
que nous sommes là, et qu'elle découle de la manière dont nous
nous décidons et déterminons nous-mêmes. S'il y a une essence
authentiquement historique, une essence qui n'est pas, en quelque
façon et en quelque endroit, déjà donnée et achevée dans ses causes,
il s'ensuit que l'être auquel cette essence appartient ne peut pas
dépendre de quelque chose d'étranger et d'extérieur, du moins pas
entièrement, mais doit être (au moins partiellement) libre. L'idée de
l'essence historique implique, comme un de ses momems, la ques-
tion de la liberté.
On pourrait avancer à l'encontre de cela que tout processus
historique, en tant qu'il est un processus d'évolution, un processus
qui n'est pas un simple changement chaotique, présuppose pourtant
quelque chose qui dure à l'intérieur du devenir historique, si bien
que l'idée de l'historicité comme telle conduit nécessairement à une
essence durable de l'homme. Nous pensons en effet que certains
philosophes actuels, de ceux qui se désignent comme « existentia-
listes », one tort de s'exprimer comme s'il n'y avait chez l'homme
rien de durable en ce sens, aucune essence humaine existant origi-
nellement. Cela vient en partie de leur idée comme telle, en partie
d'un certain laxisme de l'expression. Quand Sartre, par exemple,
affirme que dans la conscience humaine l'existence précède l'es-
sence', il veut dire que la structure constante de la conscience est
plutôt la négativité, le néant en elle, que l'être positif. D'un autre
côté, il est clair qu'ici aussi nous avons malgré toue affaire à quelque
chose qui dure, car il y a une différence entre la vie de la conscience
1. J.-P. Sarcre, L'existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 26, passage
commenté par Patoèka également dans son journal, à la date du 2 janvier 1947, ainsi
que dans une lettre du 20 janvier 1947 à Robert Campbell (voir l'édition déjà citée dans
les Temps modernes, p. 16).
35
et sa cessation ou sa dissolution (le sommeil, la mort, la folie). Le
fait humain possède une structure d'essence en même temps que
l'existence et, dans cette acception, on ne peut pas dire alors que
l'existence précède l'essence même dans le cas d'une essence histo-
rique. Par exemple, l'historicité d'un être, ou d'une essence, déter-
miné est elle-même quelque chose de définitif, de supratemporel.
Seulement l'essence historique n'est pas originellement donnée
dans des déterminations positives; ses moments constants sont, au
contraire, négatifs, absents, non donnés. La structure constante de
l'essence historique est au fond la structure d'une absence.
Pour nous, dans le contexte qui nous intéresse, il s'agit surtout
de savoir quel est le rapport de ces deux sortes d'ontologie à l'ex-
périence morale de l'homme. La première, l'ontologie de l'éternité,
des essences durables, mettra de toute évidence l'accent sur ce qui
dans l'expérience morale est durable et objectif: l'objectivité de la loi,
son immuabilité, la morale comme quelque chose dont il serait déjà
décidé à l'avance. En revanche, ne s'y fera pas suffisamment valoir
le moment de la quête morale et de la lutte, de l'invention et de l'in-
certitude, bref, tout le sérieux, la souffrance, la peine et le labeur du
principe négatif - tout cela n'est, dans la conception éterniste, que
l'aspect privé d'un processus déterminé en réalité objectivement,
quelque chose qui ne concerne que notre vécu de la morale, non
pas un moment de l'essence la plus propre de celle-ci. Certes, il y a
des tenants de l' éternisme - Platon, les stoïciens, Kant - qui discer-
nent et cherchent à justifier le caractère dramatique, la tension et
la lutte qui font partie de la vie éthique; pourtant, le trait du choix,
de l'irrésolution dramatique que l'on relève, par exemple, dans le
choix mythique du destin chez Platon', ou bien dans la détermina-
tion du caractère intelligible du moi chez Kant2, la lutte engagée
par la nature raisonnable contre la nature sensible, etc., sont en
partie des inconséquences, en partie des combats décidés à l'avance,
dans toute leur portée comme dans le détail. I.:entreprise des éter-
nismes de ce genre ne tarde pas à se désagréger en ses deux sources,
composantes dom il est difficile d'assurer la cohésion: d'un côté, le
drame moral de la vie dont l'origine se perd dans le sol nourricier
39
Chez ces deux penseurs, la différence prise en vue par Socrate,
ce qui mec l'homme à part et que nous avons désigné comme l'his-
toricité de l'essence humaine, est ainsi résorbée par l'éternité ec
l'universalité du monde des Idées. Ce monde des fins est éternel,
car indépendant de !'homme et de son drame interne, qui en sont,
au contraire, toujours déjà conditionnés; ec l'homme n'est aucune-
ment seul à subir ce conditionnement, car le monde des fins condi-
tionne cout ce qui est sans exception.
Cela étant, on voit comment le christianisme a pu reprendre
cette métaphysique et s'en servir à ses propres fins, utiliser les
concepts antiques pour élaborer des problèmes relevant de la théo-
logie chrétienne. Dans le monde de vie chrétien, le thème spirituel
le plus important me semble être (conformément à l'avis de Radl,
de Kara.fiat' ec de Bultmann) celui de l'obéissance absolue à Dieu,
de la remise de soi entre les mains de Dieu. Bultmann parle même
de renoncer à touce volonté propre, pour autant qu'elle s'écarte
de la volonté divine. Ici, Radl a sans nul douce raison de penser
qu'une telle attitude spirituelle a pu tout naturellement renouer
avec la représentation antique d'un monde plus haut des modèles
et des fins et que « dans la pratique », comme il dit', la différence
n'était pas bien grande. La métaphysique axiologique de l'être,
qui dans le platonisme déjà conditionne l'être par le Bien, est
renforcée alors dans le christianisme par un autre rhème, celui
de la création, que la philosophie ignorait jusque-là. L'existence
octroyée aux choses finies de ce monde n'est pas seulement une
valeur, dérivée en dernière analyse de la Valeur en général, du
Bien sis au-delà de l'étant; elle est en même temps le don d'un
être qui est la perfection même, c'est-à-dire le Bien absolu. L'être
en général, c'est l'ordre divin, au sein duquel chaque singularité
trouve sa place, sa valeur et sa fin. Tel est l'axe autour duquel
tournent la métaphysique médiévale et la pensée chrétienne en
général dans sa ligne classique (jusqu'à la Réforme). Et lorsque la
1. Jan Kara6at (1846-1929), théologien protestant tchèque, connu surtout comme auteur
de livres pour enfants, extrêmement populaires avant 1948 (la série des Vers luisants),
donc Rad! se souvient au chapitre IV de la Consolation dt la philosophie (éd. cic., p. 64):
"J'aimais le conte de Kara6ac sur les Vers luisants, où se répète à tout bout de champ le
commandement: Obéir, obéir!"
2. E. Radl, Ütlcha z ftloso.fie, p. 49.
40
pensée protestante tentera de se dégager théologiquement de tout
héritage de !'Antiquité, on ne tardera pas à rappeler au secours
l'aristotélisme, à entériner derechef la scolastique, fût-ce sous sa
forme ibérique.
La réunion métaphysique de l'humanisme classique avec le
christianisme a été réalisée en greffant tout le système de la foi
chrétienne sur la souche antique pour ensuite souder ensemble
ces deux éléments. La souche classique est, dans sa méthode,
humanistico-rationaliste: l'accès au monde moral est, à ses yeux,
à la portée de l'homme et, partant, quelque chose de général, la
lumière de l'Idée est universellement humaine. En revanche, le
chrétien et le christianisme avec son intimissimum, l'histoire du
salut, la corrélation de la foi et de la révélation, lors de laquelle
l'homme se tait et Dieu est seul à se faire entendre, sont quelque
chose d'exclusif, dont la prétention à l'universalité se réclame, non
pas de l'humanité comme telle, mais de l'absoluité du commande-
ment divin. C'est ce qui explique que ce monde de pensée, afférent
à l'ensemble des rapports qui régissent la vie de l'homme médiéval,
à l'organisation de l'Église comme à celle de la société profane, est
à considérer et à juger en bloc*. Quand, dans un lent processus
de rénovation et de sécularisation de la vie, l'homme moderne dit
adieu à cette pensée ancienne, c'est en général de même, en bloc*,
qu'il s'en défait.
Il semble dès lors que les assises antiques et le couronnement
chrétien soient parfaitement solidaires: la croyance chrétienne pâtit
elle aussi des attaques menées contre les bases téléologiques de la
vision de la nature, souffre de l'indifférence foncière des sciences
modernes de la nature pour les questions du sens, de même que,
inversement, l'aspiration de l'homme moderne à l'autonomie intel-
lectuelle et morale inspire une profonde méfiance à l'égard de la
métaphysique classique dans son ensemble. Et pourtant demeure
vivante dans l'humanisme moderne, en dépit de certaines diffé-
rences profondes, la situation fondamentale de l'humanisme
antique. Bien qu'endormi, celui-ci n'est pas mort.
• Les mots et phrases en italique suivis d'un astérisque sont en français dans le texte.
VI
1. Cf. Galilée, Il Saggiatore (1623), § 6; rrad. fr. L'Essayeur, Paris, Les Belles Lemes, 1980,
p. 195.
2. Cf. Pensées, éd. Brunschwicg, n• 206.
à la nature animée; chez Hobbes, l'homme est vu pour la première
fois comme un être qui ressortit intégralement à la nature, et ce
point de vue est ici appliqué dans toutes ses conséquences, il n'y a
point de but suprasensible - la vie, la puissance, le bonheur sont
les principales valeurs, la peur et le désir, les premiers mobiles de
! 'action humaine - le regard sur l'homme renouvelle la lucidité des
sophistes (Hobbes se réclame d'ailleurs de Thucydide comme de
son maître). Spinoza lui-même range l'homme dans le tiroir de la
nature, mais, si objectif qu'il soit par ailleurs, la natura est encore,
pour lui, Deus. Pourtant, l'empirisme anglais en la personne de
Hume formulera expressément le programme d'une analyse scien-
tifique de l'homme intérieur, en appliquant la méthode de la méca-
nique newtonienne; et le mouvement français des Lumières tendra
de plus en plus clairement à insérer l'homme ainsi analysé, compris
grâce aux lois du mécanisme psychique, dans la nature mécanique.
Bien sûr, l'on vise aussi, en parallèle, une refondation de la morale,
qui devra être, de même, totalement détachée du système médiéval,
en regardant la nature humaine cout à fait objectivement, sans rien
présupposer qui ne s'y trouve pas dès l'origine, rien de surhumain,
rien qui ressortisse à un au-delà ni à un mouvement de la vie dans
ses profondeurs; plus la morale sera fondée et justifiée de façon
« naturelle » et mieux cela vaudra, plus elle sera exacte. Hume et
Smith parlent d'un instinct naturel de sympathie; les utilitaristes
croient le simple intérêt égoïste naturel, appuyé des calculs de la
raison, suffisant pour, de là, déduire progressivement même les
maximes éthiques les moins égoïstes, enjoignant dans certaines
circonstances une abnégation poussée à l'extrême. Cela dit, si nous
nous accordons avec Platon pour considérer comme l'essence du
mouvement sophiste le fait de regarder le problème humain, moral,
comme celui d'une technique du comportement réciproque des
hommes, comme un problème dont les éléments seraient simple-
ment donnés (si bien que les sophistes ne soupçonnent pas la régé-
nération profonde de l'âme qui y donne accès ou, pour autant
qu'ils s'en doutent, la refusent par principe), nous pourrons dire
avec Radl que l'éthique moderne, naturaliste et purement laïque,
renouvelle cette attitude « sophistique », Elle aussi veut « ensei-
gner la vertu », mais directement et de façon abstraite, comme on
enseigne le calcul ou un métier manuel; tout en l'homme est clair
43
à ses yeux, et elle est pleine des meilleures intentions, de nobles
résolutions, voire souvent de projets titanesques.
Bien sûr, ce processus naturaliste ne révèle sa ligne continue qu'à
un regard rétrospectif; en avançant, il est à tout bout de champ
contrecarré par des tendances contraires, conservatrices. On tente
encore et toujours de sauvegarder, de rendre à nouveau possible, de
justifier la vision platonico-chrétienne de l'homme; cela dit, on fait
de moins en moins appel aux arguments de la foi et de la théologie,
car ceux-là même qui défendent ces positions acceptent l'exigence
naturaliste d'une éthique« naturelle», et c'est donc tout naturelle-
ment qu'on rencontre chez eux - dans l'école de Cambridge, chez
Leibniz, Shaftesbury, Herder - du platonisme (ou de ce néopla-
tonisme qui a absorbé l'aristotélisme) dans la conception des choses
humaines. Cette tendance freine jusqu'à un certain point la dissolu-
tion de l'ancien système de pensée, tout en lui donnant, d'autre part,
un aspect moins radical et moins dangereux, en en arrondissant les
angles; Voltaire lui-même, avant l'ébranlement de la catastrophe de
Lisbonne, est prêt à souscrire à l'ancienne idée de l'harmonie de la
nature, et le jeune Diderot se passionne pour Shaftesbury. On peut
donc avoir l'impression de voir se reproduire, dans une certaine
mesure, le vieil affrontement entre platonisme ec Lumières dans la
lutte pour l'homme.
Il y a pourtant un facteur de la situation morale qui est bien
nouveau et qui commence à se faire valoir avec une force crois-
sante. C'est le subjectivisme de la pensée moderne. Le subjecti-
visme aussi est, jusqu'à un certain point, lié au retournement du
regard qu'opère la science moderne. On peut dire grosso modo
que }'Antiquité fixe toute son attention sur l'être qui se dévoile
au devenir intime, la métaphysique classique en particulier déve-
loppant amplement l'idée de l'harmonie objective de l'être qui,
supérieure aux singularités finies de ! 'univers, à nous comme
aux choses que nous comprenons, nous porte là partout où nous
parvenons à la vérité. L'époque moderne abandonne cette concep-
tion harmonique; l'homme est seul face au monde, il n'y a plus,
entre lui et les objets, la commune mesure dans laquelle l'objec-
tité lui était garantie autrefois; force lui est de chercher dans son
propre fond de quoi la remplacer. Le nouveau critère sur lequel
l'attention vient dès lors se fixer, c'est l'idée de certitude; nous
44
voulons que notre savoir soit certain, qu'il nous soie assuré, alors
que le pont entre nous-mêmes et les choses est chose qu'il nous
faut encore chercher. Ceci est confirmé par le principe de la certi-
tude de soi dont Descartes fait le point de départ de coute philo-
sophie, soit, à cerce époque encore, de coute science. La certitude
de soi de la conscience devient le modèle et la mesure de toute
certitude: la certitude est ici absolue, mais purement subjective,
et toutes les autres certitudes doivent ou bien se réduire à, ou bien
reposer sur celle-ci, être portées par elle. Émerge le concept de
conscience comme être subjectif dos sur soi, inconnu de !'Anti-
quité et du Moyen Âge, où l'âme (même considérée, dans le plato-
nisme, comme une « substance » particulière, simple) était pensée
toujours de manière biologique et cosmique. Tout cela débouche
sur un problème noétique: la question dü rapport de cette sphère
subjective fermée à ce qui se trouve en dehors d'elle, et vice versa.
En réfléchissant sur cette question, on se rend compte que le
contenu du savoir est de loin plus « subjectif» qu'on ne le croyait:
il y a des concepts éminemment importants, dont la connaissance,
selon une longue tradition, ne saurait se passer, auxquels il est
impossible de garantir une origine objective. Il s'ensuit une tenta-
tive pour asseoir tout le système de la connaissance objective sur
un fondement subjectif, et il devient de plus en plus évident que la
pensée objective, généralement contraignante et fondée de façon
critique, est autre chose que la pensée d'un être absolu. Ainsi le
concept même d'objet est« subjectivé »,et la pensée philosophante
se déshabitue de plus en plus de penser l'homme dans un rapport
à l'absolu, à un être suprême, ce qui ne peut rester au bouc du
compte sans influence sur la sphère morale.
En effet, si le problème socratique proprement dit est resté en
suspens pendant deux mille ans, neutralisé par la métaphysique
classique, qui empêchait de comprendre l'homme avant tout à
partir de lui-même, le subjectivisme moderne conduit en revanche,
lentement mais inéluctablement, à poser aussi le problème moral,
le problème de notre vie intérieure en général (au sens profond
indiqué ci-dessus), en dehors du cadre de la tradition jusque-là, et
cela sans préjudice de sa profondeur essentielle. Or, cela exige que
la question de la subjectivité quitte le terrain exclusif de la critique
de la connaissance, ne s'intéressant qu'à l'ancrage des concepts
45
objectifs dans les fonctions subjectives, pour aborder I' investiga-
tion de ce qui constitue l'essence de la subjectivité en général et
l'essence de l'humain, pour approfondir le mode d'être de l'homme
et entreprendre son analyse ontologique. Au fond, malgré tous les
discours modernes sur la subjectivité, le problème de la subjectivité,
de l'égoïté, ainsi que des formes essentielles - tel précisément l'être
humain - qui s' édifient autour de la subjectivité en tant que leur
noyau, est resté longtemps sans être expressément posé et, à dire
vrai, en est toujours à chercher sa philosophie.
Il y a encore un autre tournant singulier dans la vision de
l'homme qui se prépare dès l'époque humaniste, éclatant spora-
diquement chez plusieurs figures de la pensée du xvne siècle
pour gagner en puissance dans le courant du xvme et prendre de
l'ampleur à partir du début du XIX°. C'est le courant où émerge
la compréhension du fait que, comme Hegel le dira par la suite,
nous devenons ce que nous sommes; la compréhension des diffé-
rences partagées que nous donne la perspective historique; du fait
quel'« homme» n'est pas un individu isolé, coupé de tout ce qui
peut être qualifié métaphoriquement de son « époque », c'est-à-dire
de tout le système de relations sociales concrètes, et que le drame
qui se joue avec nous n'est pas un simple accident, mais relève de
l'essentiel. Les premières conceptions d'ensemble véritablement
historiques de l'histoire en tant que processus dans lequel l'homme
tâche de donner sens à sa vie apparaissent au xvut" siècle, dans la
voie défrichée par Vico. C'est à bon droit que ce mode de pensée
est désigné par le concept de philosophie de l'histoire; quand bien
même la construction factice y prédomine, demeure présente à
l'arrière-plan l'idée de l'homme en tant qu'être historique, être
pour qui le devenir et le temps ont un sens essentiel (et non pas
purement accidentel), pour qui il y va de quelque chose, qui se
décide et porte une responsabilité. Cette idée sera ensuite poussée
trop loin chez ceux qui en concluent que le « sens » de l'histoire et
son déroulement factuel sont identiques, que l'histoire universelle
est un tribunal universel• - notion qui peut valoir comme postulat,
en aucune façon comme constatation de fait, mais qui témoigne en
1. Moc de Schiller (dans le po~me Risignation. 1784, vers 85), cité par Hegel dans ses Prin-
cipes de la philosophie du droit, § 340 (trad. fr. Paris, Vrin, 1993. p. 333).
tout état de cause d'une vision nouvelle, autonome, à la fois subjec-
tive et historique, de l'homme.
I..:intérêt qui s'attache à la pensée philosophique du XIX" siècle
commençant tient précisément au fait qu'elle aborde ces questions
nouvelles, relatives aux fondements nouveaux à donner à la pensée,
une fois brisé le cadre de la métaphysique classique: le problème de
l'homme au sein de la nature, le problème de la subjectivité et de ses
assises, une conception autonome de l'homme, qui ne le dépouille
pas, à l'instar du naturalisme des Lumières, de sa profondeur essen-
tielle, mais qui mette ces profondeurs en rapport avec l'historicité
de la vie et avec une construction de l'histoire. C'est un bouillonne-
ment qui, en tant que tel, est pour la plupart chaotique; l'idéalisme,
le positivisme de Comte, le romantisme, le matérialisme historique
participent, chacun à sa manière, en dosant diversement les motifs,
au travail sur ces questions qui représentent autant de problèmes
vivaces, non encore résolus, qui demeurent les nôtres.
Ce combat pour l'homme moral est un combat ardu, hérissé des
plus extrêmes périls. Les périls ne sauraient être passés sous silence,
nous venons d'ailleurs d'en faire une expérience cuisante. Il ne s'agit
pas ici d'une transformation théorique qui laisserait en place les
vieux principes de la vie morale, mais, au contraire, de changements
qui révolutionnent cette vie comme telle. Le système des valeurs et
des règles de vie jusque-là en cours a été ébranlé dans son ensemble
et s'est en grande partie effondré. On n'a pas scrupule à substituer,
à l'autorité morale qui fait désormais défaut, une autorité extérieure,
sociale ou politique. Comme si le subjectivisme était intégralement
un titanisme, une violence intellectuelle qui s'étend également au
moral, comme si le sujet qui aspire à l'autonomie procédait selon
la maxime sic vo/o, sic iubeo, stet pro ratione voluntas1. Comme si,
dès lors que tombe le système traditionnel des conceptions et des
règles de vie héritées de la métaphysique classique et du christia-
nisme, l'homme, abandonné à lui-même, n'avait d'autre choix
que de chercher son plaisir dans la vie instinctive. De nombreuses
observations de la vie moderne, notamment sous le rapport de la
morale sexuelle, semblent confirmer ce point de vue: témoin les
1. • Je le veux ainsi, j'ordonne ainsi, que ma volonté tienne lieu de raison • - Juvénal,
S111ius, VI, 223.
47
érotismes romantiques, les pansexualismes, les incursions dans les
supposées profondeurs de l'« inconscient collecrif » dont la pensée
contemporaine revêt son intérêt morbide. Le peu de vie effective-
ment morale qui reste se manifeste bien souvent comme une simple
survivance de l'ancien système, que seul un hasard aurait sauvée de
la dissolution.
VII
r. Le Suicide comme phénom~ne social de m111u de /11 civilisation moderne; voir rnpra, p. 12,
noce 1.
le but« catholique» d'un monde unitaire, doté de sens, fondé dans
l'absolu de l'amour et de la bonté infinis, par une méthode« protes-
tante», relevant pour l'essentiel de la science empirique. Ce projet
du jeune Masaryk, qui fait fortement penser à Brentano, l'oblige à
s'expliquer tour à tour avec tout le travail de la pensée tant antique
que moderne et, au premier chef, avec les efforts de l'humanisme
moderne. Le but« catholique» comme tel implique déjà {à quel degré
d'explicitation, cela est moins clair) des éléments d'une conception
platonico-aristotélicienne de l'être et du monde; le choix même
du problème du suicide - que Masaryk, de toute évidence, ne
considère pas seulement, comme il sied au sociologue, hygiéniste et
diagnoscicien de la santé collective, en tant que maladie, mais, selon
une lecture clairement religieuse, en tant que révolte, infraction
à l'ordre ontologique divin - contient peut-être, en sus ec au-delà
du développement d'un thème comtien, une adhésion à un sens
suprahumain transcendant de la vie, correspondant au platonisme
fondamental de la tradition de la métaphysique classique. Vu ce bue
et cette méthode, on comprend que Masaryk sympathise, parmi
les humanistes modernes, avec l'objectiviste qu'est Comte, ou avec
Mill, cout en tournant le dos aux projets philosophiques qui visent
à justifier la thèse selon laquelle, le principe du sens de la vie étant
purement interne, le fossé encre le monde et l'intériorité pourrait
être comblé sans faire entrer en jeu de principe autre, transcendant,
supérieur. En effet, l'essence du subjectivisme moderne réside dans
le fait de chercher la conciliation exclusivement dans quelque chose
d'interne, dans le fondement même de la subjectivité; et cela se
rattache, bien sûr, à la vision de l'homme comme l'être chez qui se
produit toute création du sens, site et source de la donation de sens
sous tous les rapports, notamment au point de vue moral. Voilà
pourquoi Masaryk critique vivement Kant et ne veut rien savoir de
ses successeurs. Tout en sympathisant avec Marx à plus d'un égard,
il ne peut prendre son parti de ce qui chez lui porte encore l'em-
preinte de Hegel. Par la suite, dans La Russie et l'Europe', il décla-
rera que l'étude des Russes lui aura appris à apprécier davantage
1. T. G. Masaryk, Ru/land und Europa. Studien über die geiltige11 Stromungen in Ru/land
{La R11.ssie et l'Europe. Études sur les courants spirituels en Russie), t. I-II, Iéna, Diederic:hs,
1913.
49
aussi bien Hegel que Kant. Ses principaux maîtres philosophiques
n'en demeurent pas moins les empiristes modernes, plus particuliè-
rement Hume et Mill, et c'est grâce à la méthode empirique qu'il
entend percer à jour le « sens » du monde et de la vie individuelle,
aussi bien que de l'évolution historique: se mettre en quête d'une
finalité, d'un plan d'ensemble dont l'homme ne soit pas l'auteur
ou, du moins, pas seul responsable. (Relève aussi de ce contexte sa
conception de la philosophie de l'histoire, où il est nettement plus
proche de Herder que de Hegel ou de Marx.) Vieillard, il confessera
encore, dans ses souvenirs, avoir été et être resté platonicien, en ce
sens qu'il croit à l'idée de la vie qui se réalise dans les êtres vivants;
il est certain qu'il s'est occupé intensément de Platon au début de sa
carrière philosophique et qu'il s'est intéressé plus particulièrement
à la théorie platonicienne de l'âme (peut-être surtout à sa doctrine
de l'immortalité)'; parmi les citations de Dostoïevski qu'il met en
exergue à la deuxième édition tchèque du Suicide (1926), on est
frappé par celle qui affirme qu'il n'y a qu'une seule idée réellement
grande, qui élève l'homme, à savoir l'idée de l'âme immortelle>. Or,
il n'y a rien qui, aussi nettement que le mythe de l'âme et la doctrine
de son immortalité, cimente et exprime la conception platonicienne
de l'être, ancrée de part en part dans le Bien: c'est cela qui met le
sceau au lien de l'homme avec le monde supérieur, qui justifie l'in-
térêt infini que nous portons à ce plus-haut tout en illuminant la
vie ici-bas, placée à la fois sous la protection du « monde moral » et
en sentinelle sur lui, vie qui nous est confiée à titre de mission, que
nous ne nous donnons pas à nous-mêmes et dont nous ne sommes
pas les maîtres. L'intérêr de Masaryk pour l'immortalité, qu'il dit à
un moment plus profond encore que celui qu'il porte à l'existence
de Dieu, serait ainsi une preuve supplémentaire du platonisme
fondamental qu'il ne renie jamais, malgré sa méthode empirico-
positiviste. Au point de vue méthodique, Platon lui paraît, bien
l. Voir K. ëapek, Hovory s T. G. Masaryktm, Londres, Allen & Unwin, 1936, pp. 48, 64,
227, 277 et paJsim; trad. fr. partielle Entretiens avec MaJaryk, La Tourd 'Aigues, Éditions
de l'Aube, 1991, pp. 63 et 86.
2. Cf. F.M. Dostoïevski, Journal d'un écrivain, Paris, Gallimard, 1951, p. 420 (décembre
1876, «Assenions mal fondées »): « L'individu pas plus que la nation ne peut vivre sans
une idée supérieure. Or il n'est ici-bas qu'une seule idée supérieure, c'est l'idée de l'im-
monalicé de l'âme, car wu tes les aucres idées supérieures à la vie, qui font que l'homme
peut rester vivant, découlent de cette idée unique. »
sûr, primitif, tributaire du mythe, mais Masaryk lui-même, dans sa
quête du sens au sein de la nature et de l'histoire, en reste aux hypo-
thèses et aux demi-mots. En général, cette tâche philosophique n'est
guère chez lui qu'esquissée, nullement menée à bien. La philosophie
de Masaryk est, comme on l'a tant de fois souligné, une orienta-
tion toujours recommencée: dans les possibilités méthodiques de
la science, dans la maladie morale de l'époque, dans les problèmes
de la société et de la nation, dans les questions de la guerre et de
la révolution, multiplicité de tâches qui ne lui fait jamais perdre
de vue le but d'unité morale de la vie; dans cette œuvre d'orienta-
tion morale, il semble d'ailleurs appliquer la méthode de l'elenchus
socratique, l'orientation négative, l'exclusion critique de ce qui ne
s'accorde pas avec le sens propre et unitaire - c'est à ce point que
la critique l'emporte ici sur la construction positive d'idéaux et de
principes. Ce socratisme pratique - ne jamais perdre de vue l'unité
de la vie dans l'examen critique et la maîtrise des impulsions aussi
bien de la culture que de la vie, tenir bon dans le sens de la vie que
l'on a choisi - est ce qui nous impressionne le plus chez Masaryk,
ce qui fait que, sans avoir donné à son programme philosophique
une réalisation systématique sur le plan théorique (ce que guère
personne ne conteste), il n'en incarne pas moins l'idée d'humanité.
La conception que nous esquissons id n'apporte rien de nouveau
en regard des opinions exposées par J. L. Hrom:idka au chapitre
de son ouvrage qu'il consacre à Masaryk-philosophe'; c'est ce
point de vue que nous cherchons à justifier à partir de la structure
d'ensemble de l'humanisme en tant que problème philosophique.
L'humanisme qui refuse de poser l'homme sur une base purement
interne et qui rejette le problème subjectiviste ne pourra être qu'un
naturalisme ou un avatar de la métaphysique classique, en dernière
analyse, platonicienne. Masaryk, qui tente de concilier naturalisme
et métaphysique, a par ailleurs conscience des questions brûlantes
qui se posent également dans le subjectivisme moderne. Hromadka
lui-même reconnaît qu'il n'a pas résolu son problème fondamental
- la question de l'humanisme. Mais qui donc y réussira? Il a déve-
loppé en tout état de cause une problématique pressante, sincère et
douloureuse, complexe et moderne, et il est certain aussi que Radl,
51
dans son platonisme désormais bien plus marqué et plus univoque,
ne lui est pas infidèle.
Je pense en général que la conception de Masaryk, telle que
nous l'avons retracée ici, permet de comprendre et de résoudre deux
questions, importantes pour 1'histoire de notre pensée, qui ont fait
couler beaucoup d'encre. Tout d'abord, la question de l'ambiguïté
de Masaryk - était-il positiviste ou penseur religieux? En fait, il
n'est ni l'un ni l'autre, mais plutôt humaniste, aux prises avec toute
la tradition humaniste, aussi longue qu'ardue, avec ses dichotomies
et ses incohérences. L'autre question est celle de savoir si Rad! est
bien en droit de se réclamer de lui. Les questions de ce genre sont
toujours sujettes à controverse, car tout dépend de ce que chacun
considère comme essentiel chez le penseur dont il s'agit. S'il est vrai
qu'appartient au fond même de la pensée de Masaryk une tranche
de la métaphysique classique dont nous avons traité plus en détail
dans ce qui précède, il s'ensuit que l'entreprise de Radl, visant un
renouveau de cette métaphysique, une explication de sa significa-
tion pour la vie qui tienne compte également de la situation des
sciences modernes, se situe dans le prolongement de ce qui, pour
Masaryk lui-même, avait une importance majeure.
Bien que sa pensée soit elle aussi, au premier chef, une orientation
morale (tous ses écrits postérieurs à !'Histoire des théories biologiques'
sont à vrai dire polémiques, et même cette histoire est à sa manière
un ouvrage engagé), Rad! fait preuve d'une plus grande constance
spéculative que Masaryk dans l'idée qu'il se fait de la mission du
philosophe. Il est plus porté sur la spéculation, il a un tempérament
plus métaphysique. Cela dit, ce qui l'intéresse dans la philosophie
de la nature est aussi la question du sens dont parlait Masaryk,
c'est-à-dire la question de la téléologie, et le problème d'ensemble de
la philosophie est à ses yeux, comme à ceux de Masaryk, le problème
moral del' homme. Radl est ainsi foncièrement humaniste, et même
s'il croit devoir compléter et dépasser en quelque façon ces assises
de son activité philosophique, il ne s'écarte pourtant jamais tout à
fait du cadre de la pensée humaniste classique - témoin justement
1. E. Rad!, Geschichu der biulogischm 7htorim, t. 1: Stit dtm Ende dtr IJ. jahrhunderû
[Hirtoirt des thluries bio/ugiques depuis la fin du XVII' siècle] et r. li: Geschichtt der
Entwickelungstheorim in der Biologie des XIX jahrhunderts [Histoire dts thlorits évo/u-
tionnirtts dans la biologie du XIX' siècle}, Leipzig, W. Engelmann, 1905-1909.
52.
sa Consolation. Il arrive que sa méthode elle-même ne soit pas
distincte de celle de Masaryk. Certes, il n'est pas un empiriste aussi
exclusif que Masaryk semble l'être parfois ; il a subi à cet égard
l'influence de Hans Driesch, dont la logique comporte une bonne
dose de rationalisme a priori. Mais pour ce qui est des problèmes les
plus importants, des questions téléologiques, des questions du sens,
pour autant qu'elles touchent à la nature, Radl enrend les résoudre
de façon tout aussi empirique que l'aurait voulu Masaryk - s'il y
a chez lui du rationalisme, c'est un rationalisme des plus modérés,
sans rien de dogmatique (Radl défend avec obstination certaines de
ses convictions scientifiques, ainsi sa défiance à l'égard d'Einstein,
mais la cause en est moins l'apriorisme dogmatique dans la question
de l'espace qui sert à Driesch, par exemple, à justifier une attitude
semblable, que, bien plutôt, une prévention contre le positivisme
d'Einstein). En revanche, Radl est de loin plus radical que Masaryk
pour ce qui est de tirer les conséquences de son platonisme dans la
conception des affaires humaines, encore qu'il mette longtemps à
chercher sa voie et semble ne l'avoir définie tout à fait clairement
qu'au soir de sa vie. Même ici cependant, c'est manifestement
Masaryk qui lui montre le chemin. En tant que jeune savant biolo-
giste, Radl est puissamment attiré par l'esprit romantique avec son
vitalisme et sa conception subjective vivante du travail scientifique:
le romantisme est partout présent dans ses Réflexiom scientifiques
et philosophiques', de 1914, où l'on voit à l'œuvre une pensée d'une
ardeur et d'une inventivité exceptionnelles, un bouillonnement et
un ferment philosophique qui, jeune encore, se présente tel quel,
en toute bonne foi. La Grande Guerre apporte ensuite la décep-
tion avec, pour R:idl, l'étude de la philosophie allemande dont il
publie les conclusions dans La Science romantique'; il tourne alors
le dos à ces parages, et s'il lui arrive encore, à plus d'une reprise,
de parler de Kant en termes positifs, il est symptomatique que
son testament philosophique ne contient qu'une seule remarque,
critique, à son sujet. Kant lui a été d'un réel secours, notamment
dans la question de l'absoluité du commandement moral, mais il
trouve vraisemblablement sa subjectivité embarrassante, et sans
53
doute est-ce pour cette raison qu'il parle, dans La Consoltztion, de
« l'incertitude philosophique de Kant' ». À tant faire que de s'en
prendre à la subjectivité, il juge au demeurant celle de Kant moins
critiquable que la subjectivité naturaliste instinctive de Hume;
celle-ci, approuvée par Masaryk, qui va jusqu'à la recommander
à l'encontre de Kant, représente pour Radl le fondement même de
la sophistique morale moderne, l'expression la plus parfaite de la
méconnaissance moderne du « monde moral >> dans son essence
vraie. Peut-être la conversion qui fait passer Radl de la philosophie
moderne au commandement absolu de la théologie est-elle, en défi-
nitive, tout entière dictée par l'aversion que lui inspire le subjecti-
visme « excessif», ou plutôt fondamental, de cette philosophie; en
tout état de cause, le commandement dont il y va a de plus en plus
le caractère de !'Idée, le caractère de !'Être qui« meut sans être mû
comme objet de l'amour' », comme ce qui donne sens et exauce
ainsi le désir secret de toute la création. On notera la positivité frap-
pante de la « théologie » de Rad!, qui n'assigne aucun rôle à la culpa-
bilité essentielle de l'homme avec tout ce qui s'y rattache. C'est, là
encore, la marque du platonisme qui détermine le fond même de
sa doctrine. Ainsi s'accomplit ouvertement, dans l'ultime petit livre
de Rad!, ce qui chez Masaryk n'est que sous-entendu: l'humanisme,
s'il ne peut être ni un naturalisme ni un subjectivisme pur, devra
nécessairement rester ancré dans la métaphysique classique euro-
péenne. C'est à cette métaphysique que Masaryk pensait en disant,
dans ses Entretiens avec éapek, que << nous ne nous en tirerons pas
sans un peu de métaphysique 3 » - chez Rad!, nous en avons une
pleine mesure, et elle est déclarée le fondement, indémontrable
mais nécessaire, de route philosophie.
VIII
54
également, d'ores et déjà, le« sens >l qui gouverne le monde. Malheu-
reusement, le testament de R:idl est trop concis, trop sommaire
pour que ces deux thèses y soient soutenues avec toute la force qui
serait de mise. R:idl les présente avec la franche désinvolture qui
contribue tant au charme de ses écrits, toujours un modèle d'hon-
nêteté et de bonne foi, alors même que le travail dont ils rendent
compte est des plus hasardeux. La première - sa vision du monde
moral supérieur qui, de temps immémorial, ou plutôt depuis les
rudiments de la première civilisation primitive, règne toujours
déjà sur l'homme de manière au fond identique - est néanmoins
justifiée grosso modo par une critique des vues modernes sur la
genèse de la morale. À la base de toutes ces conceptions se trouve
un même malentendu dont la racine est double, à la fois intellec-
tuelle et morale. La racine morale, c'est la révolte de la Renaissance
contre l'ordre du monde, la libération de l'individu instinctif, que
plus rien ne lie: ce processus se poursuit jusqu'à nos jours. Le
complément intellectuel en est ce que R:idl nomme la méthode des
« concepts construits l>, propre aux sciences modernes de la nature,
soit l'analyse essentiellement conceptuelle de l'expérience sensible
sans laquelle ces sciences seraient impensables: la méthode a beau
remporter des succès dans les sciences de la nature et la technique,
elle démolit la métaphysique et fausse le regard porté sur la vie
humaine. Au lieu de s'ouvrir à l'influence et à la domination du
plus-haut, l'homme cherche alors à construire théoriquement cet
autre monde comme s'il s'agissait d'un fait de la nature, et l'on en
vient ainsi aux théories modernes selon lesquelles les « lois morales »
seraient l'œuvre de l'homme, qu'elles doivent leur naissance à la
réflexion rationnelle ou plutôt à un pacte, à l'habitude, à l'action de
personnalités d'exception, etc. Cette vision du caractère subjectif,
humain, du monde moral est, selon R:idl, erronée dans la mesure
où toutes les théories de ce genre présupposent d'ores et déjà les lois
morales qu'elles prétendent expliquer; de surcroît, elles négligent
une circonstance à laquelle R:idl accorde une grande importance:
le fait que la morale est une sphère où nous ne construisons pas,
où notre activité se borne à prendre acte, en nous abandonnant à
quelque chose qui, déjà donné, nous précède et nous dépasse.
Le défaut de toute cette thèse me semble être que, hormis le
naturalisme, R:idl ne voit aucune autre possibilité de justification
H
subjective d'un sens moral dans la vie. À ses yeux, cout subjecti-
visme est au fond un naturalisme ou ouvre la porte au naturalisme.
Pourra ne, même en admettant que la raison ne puisse par elle-même
créer ni l'amitié ni la justice, que tout pacte présuppose d'ores et déjà
la responsabilité morale, que l'habitude n'apporte pas de solutions,
surtout dans les questions des origines, et qu'il ne soit au pouvoir
d'aucune personnalité de nous donner ce dont nous n'aurions pas
nous-mêmes le sentiment et l'expérience, reste toujours la possibi-
lité fondamentale que la vie morale soit fondée dans l'essence histo-
rique même de l'humain en tant qu'exigence du souci de soi, du
gnôthi sauton [connais-toi toi-même] socratique, qui n'est pas un
simple instinct, mais quelque chose qu'il faut faire jaillir, telle une
étincelle, sous la surface de la vie immédiate, afin que, loin de four-
voyer, il détermine consciemment la vie humaine. Radl n'envisage
pas une telle possibilité, il a trop écouté le point de vue qui réduit
tout subjectivisme, en définitive, à l'arbitraire et à l'instinct, vision
dont il croit trouver une confirmation dans ses propres analyses de
la situation morale moderne. De ce fait, il incline à sous-estimer
toute la modernité ou presque sous le rapport moral et - ce qui
me paraît plus grave - à surestimer l'importance de la tradition
et de l'action qui a sa source dans une pression collective. Loin de
moi de dénier toute signification profonde aux pressions morales
exercées de l'extérieur, à la moralité collective: je pense que Socrate
lui-même mettait la morale collective naturelle, encore intacte, telle
qu'il l'avait connue dans sa jeunesse, au-dessus de l'individualisme
de son temps. Mais il y a là un danger: un risque que la vie morale
ne se fige en autant de dogmes arrêtés qui fassent alors figure de
formules magiques intouchables, que la morale ne devienne une
affaire de superstitions ritualisées. Cerces, il ne s'agit pas d'attenter
grossièrement aux règles morales acceptées, la lutte contre elles ne
peut être derechef que morale, non pas le duel du simple instinct
avec la norme (selon la compréhension courante du conflit qui
oppose le commandement à la« vie 11) ; il faut reconnaître cependant,
d'un autre côté, si notre conception est bien juste, qu'il n'y a pas de
formules morales salvatrices, valables de tout temps, dont le respect
garantirait la vie morale. Il est certain, par exemple, que l'amitié est
une haute valeur morale. Qui douterait toutefois que la vie morale
puisse se déployer également en dehors du cadre de l'amitié? De
56
notre point de vue, même les lois de la fidélité, considérées généra-
lemenr comme les plus rigoureuses, peuvent être enfreintes le cas
échéant, si cela se fait au nom d'une tâche, d'une obligation plus
impérative encore, j'entends celle sans laquelle il nous serait impos-
sible d'être au sens plus élevé qui est le sens propre de ce terme,
impossible de remplir la mission à laquelle nous nous dévouons
tout entiers et qui nous parachève. Aucun système de règles et de
lois morales ne saurait forger la personne morale, aucun n'est assez
détaillé et dépourvu d'équivoque pour suffire dans les situations
concrètes. Chaque doctrine admet différentes possibilités, chaque
loi doit résoudre la qu4Stio facti, la question de l'applicabilité. Ainsi,
le légalisme éthique doit toujours à nouveau laisser là ses règles et
ses lois pour en appeler à la personne vivante et à ses décisions, c'est
elle qui se révèle la source imprescriptible de la vie, non pas pure-
ment et simplement instinctive, mais morale.
Le subjectiviste ne sera pas non plus dans l'embarras pour expli-
quer l'impression d'objectivité que nous éprouvons d'abord vis-à-vis
des<< lois morales», comme face à une chose d'emblée extérieure à
nous. Il n'aura qu'à demander si le fait de rencontrer quelque chose
objectivement, en tant qu'op-posé, là-devant nous, le fait donc de
le constater dans une orientation non pas réflexive, mais objective
en ce sens, prouve pour autant que le phénomène constaté n'est
pas une manifestation de nous-mêmes, qu'il n'y a pas en lui, à cout
le moins, une composante subjective. Il lui sera alors très facile
de montrer qu'il y a de très nombreux phénomènes subjectifs que
nous n'en constatons pas moins de façon objective, sans qu'il soit
aucunement question de la << projection » subséquente de processus
subjectifs dans l'objet. Qu'on pense seulement à la manière dont
notre propre vie affective se manifeste à nous: dans certains traits
des objets ou apparaissant à même les objets, si bien que la tristesse,
par exemple, est aussi et originellement un trait du paysage, de
notre environnement, ou, au contraire, que les choses, dans la joie,
se mettent à jubiler ec à danser, jusqu'à nous entraîner dans leur
ronde. Une chose est-elle « étrange », cette « étrangeté >> n'est pas
notre propriété ou un processus se déroulant dans notre esprit; loin
de là, elle est pour nous un traie propre à la chose - trait qui, pour
autant, ne procède évidemment pas de la constitution d'essence de
la chose même. Ainsi, notre être propre vient à notre rencontre tout
57
d'abord à partir des choses, du fait, plus précisément, que les choses
nous adressent la parole et dialoguent avec nous, qu'elles ont un
sens pour nous, qu'elles dirigent nos prestations et nos actes, nous
invitent à nous décider, nous offrent un miroir de notre « disposi-
tion ». Étant donné cette situation générale, on comprend aussi que
cela même à quoi nous aspirons au bout du compte, cela même qui
régit notre vie, les grandes forces et puissances de la vie se mani-
festent à nous initialement du côté des objets, comme puissances
ou principes objectifs. L'homme primitif rencontre réellement (sans
« projection » ou « anthropomorphisme >>) les grandes forces qui
dominent sa vie à titre de puissances cosmiques. Il nous est difficile
de prendre conscience de ceux de nos aspects qui ne se sont pas
manifestés à nous d'abord ainsi, en une guise objective, qui n'ont
aucun lien avec le dehors: la réflexion, l'introspection, etc., sont
toujours des actes qui viennent après, prenant pour point de départ
un obstacle contre lequel bute la vie naïvement non réfléchie, mais
cette vie naïve elle-même est, de toute évidence, imprégnée d'élé-
ments subjectifs.
Qu'il nous soit permis aussi de contester les accusations portées
par Rad! contre la Renaissance'. Sa diabolisation de l'homme de
la Renaissance, qui se serait soudain révolté contre l'ordre moral
du monde, est liée à la conception de Burckhardt', pour qui cette
période est celle de l'éveil subit de l'individualisme et, par consé-
quent, des valeurs qui deviendront chères à la civilisation moderne.
Or, cette conception, que certains, il est vrai, persistent à défendre,
est considérée généralement comme dépassée. La Renaissance n'est
pas la césure profonde dans lhistoire universelle que, depuis un
1. Cf. E. R:ldl, Ütécha z filosofie, p. 71-72: • La Renaissance n'a pas compris, reconnu,
repris une seule des a:uvres illuscres de l'Antiquité (et du Moyen Âge). [...] C'est le
faste au lieu de la simplicité, l'or, la puissance, la gloire au lieu du royaume qui n'est pas
de ce monde, les contÛ!ttüri au lieu de la constitution grecque et romaine, les moqueries
à l'adresse d'Aristote au lieu de la philosophie grecque, les amusettes avec les amourettes
des dieux au lieu de la véritable soumission antique aux divinités. La Renaissance n'est
pas un retour à !'Antiquité, mais un mouvement mondain qui rente (avec succès) de
couper court au courant de civilisation qui va des commencements de la vie morale en
Égypte et à Sumer jusqu'à la mon de Thomas d'Aquin. La grande césure de l'histoire est
le fait non pas du développement du christianisme, mais de celui de la Renaissance, qui
creuse un abime séparant l'Anriqui1é cc le christianisme, d'un cô1é, des temps nouveaux
où nous vivons encore aujourd'hui.•
2. Voir Jacob Burckhardt, Dit Cultur der Renaissance in Italien, Bâle, Schweighauser,
1R60; trad. fr. La Civilisation dt la Renaissanct en Italie, Paris, Pion, 195R.
certain temps, on avait pris l'habitude d'y voir (au fond, c'est la
philosophie libérale de l'histoire qui cherche ici ses racines): entre
le Moyen Âge et la Renaissance, la transition est graduelle. On
pourrait, en analysant la pensée de la Renaissance, soutenir qu'il
s'agit moins d'un nouveau départ que, plutôt, de la période qui clôt
la thématique médiévale. Ce qui ici induit en erreur est l'art de la
Renaissance, que notre époque veut à toute force revendiquer pour
elle en dépit des faits qui devraient inciter à plus de prudence, ainsi
le mot de Rodin, affirmant voir dans la sculpture de Michel-Ange
le principe gothique'. L'athéisme dit « de la Renaissance » a sa source
dans l'averroïsme du Moyen Âge. Le flou qui règne dans la concep-
tion de la Renaissance est bien illustré par les figures de l'empereur
Frédéric II et de Dante, que l'on prétend y rattacher, encore qu'elles
soient à considérer, d'un autre côté, comme profondément médié-
vales. Je pense qu'il y a une plus profonde ligne de partage à relever
dans le schisme de la Réforme, qui brise effectivement l'unité de
l'Europe et introduit le programme (non réalisé) de rompre une fois
pour toutes avec la pensée classique. Ce n'est qu'avec la Réforme
que la vieille idée d'unité politique disparaît et qu'émergent les
questions modernes du rapport entre l'autorité de l'État et la liberté
de la personne; c'est alors seulement que la pensée tente pour la
première fois d'être (dans la théologie) une pure pensée de Dieu et
de l'homme, sans faire intervenir la cosmologie antique; et point
n'est besoin d'insister sur l'influence du calvinisme en particulier
sur la naissance de l'esprit du capitalisme, etc. On touche là à l'une
des causes principales du phénomène, déploré par Radl, de la disso-
lution accélérée frappant en son entier la forme de vie qui s'était
pliée à une discipline au service d'un ordre plus haut.
Le second pilier de la conception de Radl est l'accent mis sur
la téléologie naturelle : toue dans la nature est en vue de quelque
chose, plus précisément l'ensemble du visible, matériel, accessible
aux sens, est au service des « Idées », du sens qui se manifeste dans
la nature vivante en tant qu'entéléchie; certes, la nature tout entière
ressortit en quelque manière à l'unité du sens (comme l'indique,
me semble-t-il, l'idée de Radl sur le lien de « consanguinité » qui
unit tout ce qui fait partie de l'univers et dont témoigne notre
1. Cf. A. Rodin, Lîirt. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911, p. 200.
59
sensorialité, plus particulièrement les sens du toucher, de la vue et
de la gravitation'), mais ce sont en définitive les fins qui la donnent
à comprendre. Cela dit, ce second pilier ne pourra s'intégrer à l'ar-
chitecture d'un renouveau de la métaphysique classique que réuni
à l'idée du monde moral objectif. S'il n'y a pas de sens d'emblée
présent dans la vie morale, celui que l'on prête aux faits naturels ne
nous sera d'aucun secours. Au bout du compte, ce sens présumé ne
peut être que la participation au Bien en soi, pour autant qu'une
réalité donnée en soit capable à son niveau ontologique ; or, comme
il n'y a pas de Bien en soi déterminé matériellement, c'est toute
l'analogie morale de la nature qui s'écroule. (Au fond, c'est aussi
pourquoi, dès que les nominalistes s'en rendent compte, c'en est fait
de la philosophie classique, et l'on assiste alors, à la fin du Moyen
Âge, aux commencements de quelque chose de nouveau et d'inat-
tendu. Ce n'est pas pour rien qu'il y a un rapport encre Luther et
Gabriel Biel. D'un autre côté, l'empirisme de la pensée expérimen-
tale se rattache jusqu'à un certain point à la Réforme.)
Il est vrai, bien sûr, que les sciences modernes de la nature ne
sont plus mécanistes, que la biologie moderne a cessé de fermer
les yeux sur le problème du sens des processus. Le siècle présent a
connu la renaissance vitaliste de Driesch, dont l'influence sur Rad!
est considérable. De nombreux autres courants encore prennent part
à ce mouvement; on parle de morphologie renouvelée (chez Fried-
mann, qui se réclame pour cette tendance de Rad! et de sa théorie
du système nerveux central•), et il y a aussi le gestaltisme, le holisme,
la théorie de l'environnement vital (chez Uexküll), la théorie de l'ex-
pression et de son exégèse, les analyses ontologiques de l'organisme,
etc. Les disciplines les plus diverses - la mécanique de l'évolution,
la neurologie, la psychiatrie, la psychologie au sens le plus large -
commencent à utiliser, comme choses allant de soi, les concepts de
tout et de compréhension. D'un tout et d'une compréhension, cela
dit, qui cessent de plus en plus d'être un élément métaphysique au
60
sens d'autrefois et ne renvoient pas, comme dans l'ancienne téléo-
logie, hors de l'univers, hors de soi. La théorie de la forme est, sous
ce rapport, particulièrement caractéristique; dans son cadre, le sens
signifie le simple fait d'une totalité qui, de surcroît, ne se limite
nullement à la nature biologique, mais intègre au même titre les
processus physiques. C'est frayer les voies à une véritable unification
des domaines sans que les caractères des domaines « supérieurs »
soient tronqués par une réduction à des processus « inférieurs ».
Le' holisme aussi, l'organicisme de Goldstein 1 et d'autres courants
proches de ceux-ci reculent devant la métaphysique vitaliste surtout
parce qu'ils n'entendent pas admettre de facteurs trans-spatiaux et
transénergétiques qui couperaient autant dire la réalité en deux et
instaureraient au bout du compte le règne d'agents idéaux du moins
dans les réalités vitales, comme Aristote l'a tenté dans !'Antiquité.
Ce nonobstant, Radl n'est pas cout à fait isolé parmi les philoso-
phes contemporains dans sa tentative de renouveau de la métaphy-
sique ancienne. Les ouvrages de Raymond Ruyer, notamment ses
Éléments de psycho-biologie 3, montrent une tendance analogue à celle
que nous avons relevée chez Radl, mais plus élaborée et qui tient
davantage compte des derniers acquis de la science. Qe préciserai
d'emblée qu'il ne s'agit pas chez Ruyer d'une métaphysique confes-
sionnelle, au sens de l'aristotélisme thomiste.) Il partage notamment
avec Râdl l'aspiration à approfondir jusqu'au fondement de toute
finalité, de toutes les valeurs et de toutes les normes, le vitalisme qui
chez Oriesch se bornait en substance à construire un nouvel étage
de la réalité, un facteur nouveau, encore que non spatial et finaliste,
indifférent donc au point de vue moral ; selon Ruyer aussi, ce fonde-
ment ne peut être essentiellement différent du monde platonico-
aristotélicien des Idées. Ruyer voit bien que si la biologie déjà admet
une possibilité de compréhension, au-delà de la simple explication,
il doit y avoir, dans le fondement de la vie comprise, ce que, sinon,
nous comprenons d'ordinaire dans la vie, c'est-à-dire quelque chose
IX
1. M. Scheler, Dit Su/lung des Mmschtn im Kosmos, Darrnscadr, Otto Reich! Verlag, 1928.
d'un passé récent, l'homme instinctif a joué un rôle fondamental:
Lawrence avec son néopaganisme vital, le surréalisme français avec
ses allures de nouvel ésotérisme vital, son magnétisme, son ritua-
lisme et l'ardeur nouvelle dont il investit la vie, le pansexualisme de
certains écrivains américains, tout cela serait à mettre en parallèle
avec le mysticisme irrationaliste à la Klages; il n'y a pas jusqu'au
couple animus-anima chez Claudel, reprenant l'ancienne polarité
mystique que l'on trouve au haut Moyen Âge chez Guillaume de
Saint-Thierry et d'autres, qui ne dote le pôle animal de la spiritua-
lité d'une nouvelle sensibilité vitaliste, d'une immédiateté, d'une
instinctivité, d'un magnétisme du contact avec l'univers (égale-
ment vital), absents de cette première version mystique. La psycho-
logie contemporaine elle aussi demeure ouverte notamment aux
influences d'une conception instinctive de l'homme qui subordonne
le psychique à un principe vital : à côté de Freud, le plus écouté est
Jung avec son « inconscient collectif», si fortement inspiré de Scho-
penhauer et d'Eduard Hartmann. Notre époque est donc toujours
sensible aux distinctions entre l'aspect pragmatique de l'homme et
son aspect purement vital et irrationnel. Dans l'ensemble cepen-
dant, il est évident qu' homo fober, homo vitalis (avec sa sous-espèce
homo pelasgi.cus) et homo decadens sont au fond une même image de
l'homme à l'aune de trois échelles de valeurs différentes: l'homme
est ici la composante de la nature, l'être foncièrement instinctif qui
fabrique les instruments de sa vie, travaille et, en connexion avec
cela, invente; le positivisme classique, le marxisme, le pragmatisme
confèrent une haute valeur à l'inventivité rationnelle, considérée
comme le point culminant de la vie, où l'homme est éminemment
maître chez lui; le vitalisme de Bergson, de Nietzsche et de Freud
distingue aussi des ombres à ce tableau de la domestication de
l'homme par lui-même; le pessimisme de Klages enfin projette ces
ombres dans un principe ennemi de la vie, principe qui a d'ores
et déjà brisé l'intégrité de la vie qu'il met en péril chez l'homme
comme dans tout le reste de la nature. Au fond, Klages ne fait qu'as-
socier la valorisation nietzschéenne de la vie avec la conception clas-
sique (ou plutôt une conception classicisante) de l'animal rationale:
la conception classique de l'esprit comme une force particulière est
réunie à la valorisation moderne de la vie et, par conséquent, au
rejet de l'esprit. C'est dire que domine encore dans la réflexion sur
64
l'homme, au moment où Scheler prend la plume, la question de
savoir si l'insertion de l'homme dans la nature est à concevoir de
façon mécaniste ou plutôt vitaliste et, en connexion avec cela, s'il
faut conférer plus de valeur au moment rationnellement technique
ou plutôt au vécu et au contenu immédiat de la vie. Que la problé-
matique est en réalité plus vaste, on ne commence à bien s'en rendre
compte qu'au lendemain de la Première Guerre mondiale, avec le
retour en force, éphémère mais parfois intense, des religions (Scheler
lui-même se convertira au catholicisme), amenant un renouveau de
la conception de l'homme fondée dans la métaphysique classique.
Cela dit, Scheler néglige complètement, dans sa classification, ce
que nous avons désigné par le terme de subjectivisme: la question
de savoir si l'homme, malgré son insertion dans la nature, n'est pas
à définir comme quelque chose de foncièrement sui generis, comme
un degré ontologique spécifique, qui ne se laisse déterminer ni à
partir d'un absolu au-delà du monde, ni à partir des réalités incra-
mondaines - bref, si, en considérant l'homme du point de vue ou
d'un surhumain ou du sous-humain, nous ne nous condamnons pas
à n'en voir toujours qu'un aspect, partiel et accessoire. Pour Scheler,
comme pour Rad!, léthique se réduit à l'alternative de l'absolu et
du naturalisme; c'est autour de cette opposition qu'il concentre
tout son travail philosophique, pour autant qu'il touche à l'idée de
l'homme. En ce sens, il y a une affinité encre Scheler et Radl, et
leurs doctrines respectives, quelles que soient leurs divergences par
ailleurs, s'achoppent aussi aux mêmes difficultés, donc la solution
viendra peut-être des tendances philosophiques contemporaines qui
continuent à se pencher sur la question de l'homme.
Tout l'intérêt de Scheler, comme celui de Radl, se porte sur cette
question: selon les termes d'un de ses amis, connaisseur de son
œuvre, le problème de l'homme est au centre de ses préoccupations
philosophiques'. Scheler tente de justifier l'autonomie métaphysique
de l'homme. Il se sert à cette fin des concepts fondamentaux de la
phénoménologie, alors en passe de percer: les concepts d'essence
et d'acte intentionnel, l'idée de la personne comme unité non
objective d'une hiérarchie d'actes. Tous ces fondements, Scheler les
1. Nicolaï Hanmann, • Max Scheler t » (1928), in: Kleinere Schriften Ill. Von Neukantia-
nismus zur Ontologie, Berlin, W. de Gruyter, p. 357.
65
emprunte à Husserl, mais en leur donnant une application et un
axe nouveaux; chez Husserl, ils restent toujours au voisinage des
problèmes de la logique et de l'épistémologie, tandis que Scheler
vise à saisir par leur moyen l'unité concrète de la vie humaine.
Scheler devient ainsi le fondateur de l'anthropologie philosophique
qui veut, sans sacrifier l'ancrage dans l'absolu au concret, ni le
concret à l'absolu, trouver la base philosophique unitaire de toutes
les disciplines qui étudient l'homme sous les rapports biologique,
pathologique, psychologique et caractérologique, sociologique et
historique. Or, la phénoménologie de Husserl dans sa première
phase peut être interprétée comme une sorte de platonisme. À l'en-
contre du psychologisme, qui ne différencie pas le déroulement
des processus psychiques et leur objet et se propose de reconduire
les lois de l'objectité à celles des processus psychiques, elle affirme
l'indépendance matérielle de l'objet vis-à-vis du déroulement réel,
effectif, des processus psychiques. De ce fait, les lois et dépendances
logiques, par exemple, deviennent des objets irréels. Dans le cadre
de ces études logiques, Husserl constate que l'empirisme d'autre-
fois, point de départ du psychologisme, ne porte pas un regard
impartial sur la corrélation du contenu objectif et du déroulement
subjectif réel de la vie psychique, mais, conformément à ses prin-
cipes constructifs, aménage et reconstruit ce rapport. Cela aboutira
à l'exigence d'une nouvelle étude approfondie et systématique de la
vie psychique sous l'angle de l'objectité qu'elle« vise», du point de
vue de la« polarisation objective». C'est ainsi que Husserl lui-même
découvre, par exemple, la conscience du général comme moment
fondamental et irréductible, appartenant aux « objets abstraits ».
Ainsi que l'on commence à prendre à nouveau au sérieux l'étude
des « essences 11, des structures objectives générales qui ne peuvent
être obtenues de manière empirique inductive, mais où doit régner,
au contraire, une nécessité matérielle. Émerge, d'autre parc, l'ana-
lyse intentionnelle, analyse de la conscience selon le sens d'objet
qui lui est donné, et il se dessine ainsi, au début du xx• siècle, une
philosophie nouvelle, dépassant la vieille opposition de l'empirisme
naturaliste (et, de ce fait, objectiviste) et de l'apriorisme subjecti-
viste grâce au regard nouveau d'un apriorisme objectiviste, qui ne
renonce pas à la validité supratemporelle des connaissances ration-
nelles, mais, ne la comprenant pas comme notre propre ouvrage
66
constructif, échappe à la nécessité de déduire constructivement tout
un système de la raison. Dans cet apriorisme objectif, dans cette
conception de la raison comme une espèce particulière d'expérience,
une intuition spécifique, il y a une analogie avec le platonisme;
comme si la philosophie en revenait à l'étude des purs possibles, des
idéalités, des essences - scientia possibilium quatenus esse possunt'.
Et la philosophie ainsi conçue porte en même temps des fruits
humains, manifeste une signification amhropologique proche du
platonisme classique: de même que le platonisme était, de l'avis
de certains historiens de la philosophie d'alors, un dépassement de
la crise sceptique que représentait le relativisme des sophistes, de
même on semble ici aussi garantir à l'homme l'idéal de la raison,
une possibilité de surmonter le scepticisme, une issue au relati-
visme, l'idée d'une vérité ferme et effective. Scheler rendra cette
tendance platonisante plus explicite encore en entreprenant énergi-
quement une étude des valeurs qui ressortit à ses yeux à l' écude des
idéalités. Non que les valeurs soient en elles-mêmes quelque chose
d'irréel; loin de là, elles sont pour Scheler des propriétés objectives
des choses; c'est la saveur d'une pêche, la noblesse d'un animal, la
bonté, l'amabilité d'un homme, la justice d'un régime politique; il
croit néanmoins possible de déterminer l'essence idéale, objective,
de ces valeurs, ainsi que les relations essentielles entre elles. Sur la
base de ces déterminations de valeurs idéales, Scheler projette alors
une éthique d'un autre ordre que l'éthique positiviste, matérielle
mais relative, ou l'éthique formelle de Kant, doctrine a priori et
qui prétend à l'immuabilité, mais vide; c'est un projet qui, de fait,
évoque puissamment le platonisme, visant à tirer parti de l'intui-
tion de ce qui vaut toujours, de ce qui est éternel, à des fins de
compréhension et de régulation de la vie humaine. Scheler, pour
sa part, en reste à la critique et au programme, sans élaborer cette
éthique dans le détail. Il est clair, pour qui le lit, qu'elle n'aurait
guère brillé par l'originalité du contenu moral; son ouvrage' retient
1. Cf. Franz Brentano, Yom Ursprung sittlkher Erkenntnis, Leipzig, Dunckcr & Humbloc,
1889; trad. fr. L'Origine de la connais1anu morale, Paris, Gallimacd, 2003.
l. M. Scheler, Le Formalisme en ithique et l'!thique maririale des valeur1, p. 394.
68
externe, l'être psychique, celui de l'expérience interne, il doit y avoir
en nous encore un tiers, pense Scheler, qui se place au-dessus des
deux et, seul, les saisit et les insère l'un et l'autre dans le tout unitaire
de la réalité, pour autant qu'elle nous soit accessible. L'expérience,
externe et interne, ne fournie que des données chosiques, non pas
une conception concrète des réalités, des objets qui nous apparais-
sent dans des qualités aussi bien subjectives qu'objectives et qui sont
pour nous toujours originellement objets de valeur. Les choses ne
sont pas seulement perçues, elles sont aussi un objet d'intérêt ou de
non-intérêt, d'amour ou de haine, d'émotions et d'évaluations. La
possibilité de tous ces actes est comme un habitacle idéal que chaque
personne, chaque être spirituel porte partout avec lui : cet habitade,
composé de toutes les possibilités que nous avons de comprendre la
réalité, dessine notre monde. Le monde est donc la réalité en tant
que corrélat de la personne, un choix personnel effectué au sein du
réel ou une perspective personnelle sur le grand tout. Cela die, il est
clair que la personne est davantage que notre moi empirique, notre
âme ou notre vécu subjectif, c'est-à-dire notre expérience vécue de
nous-mêmes: Je moi est chez Scheler dans le monde, tandis que la
personne se place au-dessus du monde dont elle est le corrélat.
Selon Scheler, la personne est ancrée dans le monde par un acte
fondamental qui, supérieur aux autres, ne saurait être mis simple-
menc sur un même plan avec eux. Cet acte fondamental, c'est
l'amour. De nature, par une nécessité essentielle, nous aimons la
réa1ité, nous nous attachons à ses valeurs et nous nous efforçons
d'élargir l'horizon des nôtres: cette aspiration naturelle à l'élargis-
sement et à l'approfondissement de l'horizon des valeurs constitue
le sens le plus propre de l'amour. On le voit, il s'agit là d'un avatar
personnel de l'idée platonicienne de l'Éros universel. L'amour a
ainsi une fonction révélatrice, c'est l'amour seulement qui découvre
le monde en tant que monde des valeurs. Le système de valeurs, tel
qu'un individu déterminé le comprend, est au fond une concré-
tisation, une expression de son amour, de son ordo amoris. Celui
qui tient l'ordo amoris d'un homme, tient cet homme, dit Scheler'.
1. Cf. M. Scheler, Schrifttn aus dem Nachlaf. (1, Berlin, Der Neuc Gcisr Ycrlag, 1933].
p. 228 [trad. fr. in: Six essais dt philotophit et de religion, Fribourg, Éditions Universi-
taires, 1996, p. 55). (Nou dt l'Auuur.}
Lordo amoris englobe aussi bien notre environnement moral que
notre destin: tout ce qui va avec nous comme tout ce qui peut nous
arriver. eordo amoris a une orientation initialement objective: il
veut saisir les valeurs dans leur nature objective vraie et dans leurs
relations originelles, objectives, de hiérarchie et de subordination;
l'ordo amoris se rapporte à la variété de valeurs du monde tout aussi
objectivement que, par exemple, l'ordre de notre perception à la
nature chosique. Et pourtant, l'ordo amoris n'est pas le même chez
tout le monde! Loin de là, l'ethos variable de différentes familles, de
différencs peuples, tribus ou aires de culture tient aux différences de
l'ordo amoris tant des collectivités que des individus. Non seulement
l'amour originaire, qui découvre les valeurs, a un regard dont la
portée et l'ampleur varient, mais il peut y avoir aussi une corruption
essentielle de ce regard, un « désordre du cœur' », une perversion
de l'ordo normal, et les différences s'expliquent aussi par l'existence
de valeurs purement personnelles, d'une essence personnelle, d'une
mission, d'une destination qui n'appartient qu'à moi - destination
réservée, dans l'ultime fond idéal des choses, à chacun individuel-
lement, et que nul autre ne peut ni découvrir ni réaliser: pour cette
raison, l'univers des valeurs ne peut pas ne pas se manifester de
façon personnelle à chaque personnalité, individuelle ou collective
(Scheler connaît aussi des personnes collectives}, être orienté, centré
différemment pour chacune - cela, sans compromettre la validité
objective et le caractère contraignant de toutes les valeurs, sans
mettre en doute l'absoluité des lois et des relations morales.
Scheler fait ainsi culminer sa métaphysique des valeurs objec-
tives dans une métaphysique de la personne et de son ordre
d'amour. Pourtant, on conçoit sans peine que sa réflexion se
heurte à des difficultés précisément en opérant cette transition
de l'impersonnel ou du suprapersonnel. L'ordo amoris caracté-
rise l'ethos personnel: il détermine ce que nous aimons, ce qui
nous intéresse, ce à quoi nous accordons de la valeur et selon
quelle hiérarchie, bref il nous définit. Cela posé, on pourrait se
demander si coutes les valeurs qui apparaissent effectivement
dans une optique objective sont autre chose qu'une définition de
notre ordo amoris personnel, des documents témoignant de notre
1. Mot attribué par Scheler à Pascal. Cf. P~mées, éd. Brunschwicg, n" 283.
manière d'aimer, de ce qui pour nous est important dans la vie,
de ce dont il y va pour nous. Notre être même pourrait être consi-
déré comme un ordo amoris, un ordre qui ne peut être originelle-
ment donné de manière subjective et réflexive, au contraire - qui
se donne à lire à partir de la manière dont les choses, la nature,
les autres, la société, l'histoire nous interpellent et à partir de ce
qu'ils réclament de nous. L'ordo amoris, au lieu d'être le reflet
d'un ordre de valeurs objectif, se refléterait lui-même dans ces
valeurs objectivement données, et il faudrait donc désigner les
valeurs plutôt comme objectivement données que comme effec-
tivement objectives, absolues. Les différences d'ethos ne seraient
pas à mettre sur le compte des insuffisances de notre regard sur
la morale et les valeurs, d'un dérèglement de notre vision des
valeurs, mais refléteraient plutôt des différences dans notre struc-
ture intime, les différences de notre être subjectif. La nécessité
et le caractère contraignant que l'on recherche dans le domaine
moral seraient à chercher dans notre être, et non pas dans l'uni-
vers axiologique en lui-même.
La sphère des valeurs purement personnelles, sphère de la
« destination propre » que Scheler s'applique tout particulièrement
à découvrir et à caractériser, tient un discours qui témoigne avec
force à l'encontre de sa conception. Ici mieux qu'ailleurs, on voit à
quel point Scheler est un penseur concret, doté d'une vive sensibilité
pour la vie effective de l'esprit, se déroulant en majeure partie préci-
sément dans une mise au point avec soi-même (qui, pour autant,
n'est ni un narcissisme à la façon d'Amiel ni une autojustification
à la manière de Rousseau, mais bien un combat pour soi en lutte
avec le monde et au travers du monde) : la sphère, la valeur de la
destination personnelle est inséparable du système de valeurs dans
son ensemble, c'est autour d'elle que tout notre monde de valeurs
est disposé en perspective. Or, c'est précisément ici, dans sa tenta-
tive pour expliquer cette sphère de la destination personnelle, que la
théorie schelérienne de la connaissance des valeurs échoue. En effet,
les valeurs sont naturellement celles des choses : nous les percevons
par le sentiment, en nous tournant vers les réalités à travers notre
affectivité. Nous avons dans le monde l'« illumination» des valeurs
grâce à l'union avec le monde que réalise l'amour. Les valeurs doivent
être données d'abord à une intuition immédiate de cette espèce, de
71
même que les couleurs et autres qualités sensibles ne peuvent être
originellement données qu'à même les réalités; leurs relations, leurs
lois fondamentales pourront être établies ensuite par une intuition
idéale des essences, mais celle-ci vient toujours au second rang,
après l'expérience immédiate des choses ou des biens. Or, la desti-
nation propre, notre personne en tant qu'« entité de valeur », ne
peut être donnée de cette manière; elle n'est pas quelque chose que
nous pouvons rencontrer ainsi, car elle n'est pas encore réalisée - sa
réalisation est précisément la tâche qui nous incombe.
Scheler sent qu'il y a là une difficulté, il admet que la valeur
personnelle, la valeur de la destination personnelle ne peut être
connue aussi simplement que d'autres valeurs dans le cadre de son
intuitionnisme émotionnel. Pour se tirer d'affaire, il se réclame
de Socrate, de son démon et de sa connaissance de soi négative.
Il n'y a, dit-il, aucune image positive, bien définie, de cette desti-
nation, de cette entité de valeur individuelle qui prend la forme
d'une personnalité, ni, à plus forte raison, de loi qui puisse être
formulée en ce qui la concerne. Ce n'est qu'en sentant toujours
à nouveau où et quand nous nous en écartons, où et quand nous
nous laissons entraîner, selon le mot de Goethe, par de « fausses
tendances' », que se dégage l'image de notre destination, pour
ainsi dire dans les contours qui relient ensuite ces points sensibles
en l'image de la personne Comme toujours, Scheler a ici aussi en
2
•
73
X
81
cette fin, il faut donc partir de l'objet dans la plénitude de ses déter-
minations (le noème) pour, de là, trouver le filigrane interne propre
de l'intentionnalité fonctionnante (la noèse).
On le voit (et Eugen Fink l'a bien souligné), la réflexion phéno-
ménologique ne conduit donc nullement à la constatation d'un
connu, «déjà donné »et qui irait de soi. L'intentionnalité et son être
sont tout autre chose que l'objectité chosique massivement donnée.
Loin d'être un simple sujet de réflexion psychologique, elle devient
le lieu où pourra s' élucider, par une saisie réflexive, la dynamique
même du sens des« choses» de toute espèce, avec lequel, à la diffé-
rence d'autres districts de l'étant, nous acquérons un milieu qui est
celui de la vérité universelle, c'est-à-dire du dévoilement universel
de tout ce qui est; et cela, nullement par une simple adjonction
extrinsèque, laissant sans réponse la question de la signification et,
avec elle, celle de la vérité, mais en vertu de la nature interne de
l'<< être» intentionnel lui-même. La philosophie de Husserl peut être
comprise comme une lutte toujours approfondie contre le psycho-
logisme, pour l'universalité toujours plus grande de la philosophie
de la signification, du sens. Husserl voit clairement que la psycho-
logie peut tout au plus constater les conditions fonctionnelles du
processus psychique, mais que tous ses « mécanismes» et ceux de la
physiologie sont impuissants à en expliquer le fonctionnement, que,
loin d'aider à dégager le sens interne des vécus, ils l'occultent plutôt
par leurs structures et modèles grossiers. Ainsi, par exemple, le fait
que les choses et les processus, naturels, physiologiques et aussi
psychiques, sont dans le temps ne pourra pas expliquer, en dernière
instance, mon vécu de la conscience intime du temps. La géomé-
trie projective « éclaircira », cerces, quelques traits généraux de la
perception visuelle, comme l'intégrité de la dynamique nerveuse
physiologique « explique » la constance des formes, des couleurs,
etc., dans des conditions qui varient: mais qui ne voit pas que ces
« explications » arrivent ex post et n'élucident pas l'essence de la
perception et son fonctionnement vivant, au sein duquel la pers-
pective, la constance, la structure de la figure et de l'arrière-plan,
la zonalité, etc., ne sont qu'autant de composantes singulières de la
fonction vivante intégrale, qui ne peut être comprise que par l'ana-
lyse du vécu? Seule cette analyse nous dira ce qu'est la vision, tandis
que l'explication psychologique ne pourra, avec ses mécanismes,
82
qu'en insérer fonctionnellement certains traits typiques dans les
ordres causaux de la nature objective.
Nous voyons donc que la question philosophique du rapport du
sujet et de l'objet prend chez Husserl une forme particulièrement
tranchée - et le sujet et l'objet sont reconduits au plan fondamental
de la signification: ce qui intéresse Husserl, c'est la signification, le
sens, et l'étant - quel qu'il soit - uniquement sur le plan de la
signification, en tant que composante de ce niveau. Sa philoso-
phie donne à la question du rapport de l'étant et de la signification
différentes réponses dans ses différentes périodes, mais toujours en
s'attaquant nettement à la solution causaliste et, partant, natura-
liste de la psychologie, qui subordonne la signification à l'étant à
titre d'espèce particulière, comme un certain effet causal objectif,
une structure d'éléments et de relations qui se suffit à elle-même,
comme dans les choses dépourvues de centre, de signification, de
sens en général. On comprend donc que son attention se porte à
plus force raison vers les deux autres formes de réponse - le trans-
cendantalisme et aussi, pendant sa dernière période surtout, la
métaphysique idéaliste, qui fait de l'étant une simple composante
d'un règne du sens conçu comme clos sur soi et autosuffisant. La
« réduction phénoménologique » devient la porte d'accès à un idéa-
lisme métaphysique où tout ce qu'il y a de purement objectif se
ramène simplement aux« intersections» des intentionnalités. C'est
un idéalisme auquel le problème du solipsisme pourra, certes, ne
pas se révéler aussi fatal qu'à l'idéalisme subjectif d'un Berkeley (car
la signifiance de I'« alter ego », du prochain, est ici garantie, alors
que, chez Berkeley, seul est donné à la conscience ce qui en est une
composante réelle); reste néanmoins à savoir si l'étant peut, de fait,
être défini exclusivement comme signification, si le problème de
l'étant et celui de la signification de l'étant, le problème de l'étant
et celui de l'être sont identiques, comme c'est en effet le cas dans
l'idéalisme phénoménologique de Husserl, qui fait penser un peu à
la monadologie de Leibniz.
Pour la question particulière qui nous intéresse, la question des
valeurs, des normes et des jugements de valeur, une telle philoso-
phie entraînerait une subjectivation radicale, même en supposant
conservée la validité universelle qui est la leur dans le platonisme et
le kantisme. Si toute objectité est une simple structure noématique,
83
il est bien entendu qu'il en ira de même des objets de la théorie des
valeurs et des quasi-objets éthiques, ainsi que des légalités qui y
sont ancrées. Que ces lois et objets ne soient pas anthropologique-
ment subjectifs, conditionnés biologiquement ou par la structure
psychique factuelle, cela ne change rien à l'affaire. Les lois axiolo-
giques et, parmi elles, celles qui régissent la sphère morale, seraient
données en définitive par le fond intime de la conscience. Dans
un sens, elles ne seraient donc pas au-dessus de nous, comme le
voudraient les « platoniciens » du type de Radl ou de Scheler; au
contraire, il s'agirait de nos lois, données par nous et pour nous,
grosso modo de même façon que les lois de la logique et des mathé-
matiques. Le sens de l'expérience morale serait à nouveau perdu ou
du moins menacé, fût-ce d'une manière exactement opposée à ce
qui se passe chez nos deux platoniciens modernes: chez ceux-ci, c'est
le rapport au sujet, l'enracinement de la vie morale en nous, qui se
perd au bénéfice de l'appel sommant l'homme, sujet de l'expérience,
de s'élever « au-dessus de soi >> ; ici, au contraire, toute « transcen-
dance » de cette espèce se noie derechef dans une subjectivité qui,
pour être plus subtile, n'en demeure pas moins ce qu'elle est.
XI
1. J. A. Komenskj, Labyririt svita a rdj srdce (1623), in: Dilo fana Amou Komenskiho, t. 3,
Prague, Academia, 1978, p. 267 sqq.; trad. fr. Le Labyrinthe du monM et le paradis
du cœur, Paris, Desclée, 1991. Sur les personnages d 'Illusion (Mdmenl) et de Je-sais-
tout-Passe-parcouc (VIevM-V!udybud), guides cc compagnons du pèlerin qui parcoure
le monde afin de choisir un état, voir aussi J. Pato~ka. « Comenius et l'âme ouverte•,
in: L'Écrivain, son« objet., Paris, P.0.L, 1990, p. 112 sqq.
2. Cf. D. Diderot, • Addition aux pensées philosophiques ou objeclions diverses concre
les écrits de différents théologiens • (1762), in: Œuvm complètes, éd. J. Assézat, Paris,
Garnier Frères, 1875, t. 1, p. 158-170.
3. Voltaire, • Remarques (premières) sur les pensées de M. Pascal. 1728 •, in: Œuvres,
éd. Beuchot, t. XXXVII: Mélanges [, Paris, Lefèvre, 1829, p. 36-85. Dans ce qui suit,
l'attention morose que l'un et l'autre portent à Pascal indique clai-
rement qu'ils sont sensibles à la force de cette conception et à son
influence possible. Pascal pense que l'homme se divertie pour
oublier (en tchèque aussi, le mot zdbava, « divertissement », signifie
à toue prendre le contraire de l'évocation [vybavenf}, du ressouvenir)
« son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son
impuissance, son vide' », tout ce qui s'impose à nous lorsque nous
nous trouvons « dans un plein repos, sans passions, sans affaires,
sans divertissement, sans application•». Voltaire veut, au contraire,
faire l'apologie du divertissement; il tente de transposer la question
hors du terrain de la nature essentielle de l'homme, dans les termes
de l'opposition optimisme-pessimisme, des circonstances de la vie
humaine, de la condition humaine au sens cout extérieur. Il dit ne
voir aucune raison de désespérer en considérant l'une quelconque
des villes policées, opulences et peuplées, où la vie ne ressemble en
rien au séjour d'une île déserte, et l'instinct de divertissement
signifie à ses yeux, non point une malédiction, mais une bénédic-
tion. L'exigence de Pascal, que l'homme sache demeurer chez soi,
qu'il se satisfasse de lui-même, est, d'après Voltaire, absurde - que
verrait-il, que vivrait-il sans jamais quitter sa chambre? Le vide et le
néant, d'après Pascal lui-même - l'homme qui recherche les dissipa-
tions mondaines est donc dans le vrai. Ici aussi, Voltaire prend l'ex-
périence du vide pour une simple privation contingence, une
incomplétude, une déficience dont le mode positif est le monde
avec sa bigarrure et ses divertissements; il refuse d'en voir le rôle
structurel, la place essentielle que cette expérience occupe dans la
constitution de l'être humain. Telle est la solution du xvm• siècle:
Hume, de même, pris de spleen métaphysique, allait dans le monde,
se promener ou faire un trictrac, en attendant de recouvrer son
équanimicé 3• Mais Pascal aussi a des héritiers au xvm• siècle: quand
Hamann décrit dans son autobiographie la solitude et l'horreur de
la vie à l'étranger, où il s'est rendu avec l'enthousiasme aventureux
de la jeunesse, dans l'idée de conquérir le monde, il comprend tout
l'atoèka se réfère notamment aux n°' v1 et xxm (pp. 46-47 et 58), commentant les
pensées 693 er 139 de l'édition Brunschwicg.
1. Pemies, éd. Brunschwicg, n° 131.
2. Loc. cit.
3. D. Hume, A Tren tise ofH"man Nat11rt, 1, 4, 7.
cela comme un symbole de l'absurdité qu'implique le choix du
monde'. Au xrx< siècle, la continuité est plus frappante encore chez
Kierkegaard, qui ne se laisse pas tromper par l'impression d'immé-
diateté qu'offre la vie tranquillisée dans l'insertion mondaine.
L'école dialectique, qu'il a traversée chez Hegel et les romantiques,
lui a appris comment l'immédiateté se retourne en son propre
contraire (au bout du compte, Voltaire et Hume ne reconnaissenr-
ils pas l'angoisse du fait même qu'ils l'esquivent ou cherchent à la
« guérir » ?). Cela mis à part, Kierkegaard est, bien sûr, le plus
farouche adversaire de Hegel et de son idéalisme métaphysique de
la nécessité. Il refuse de se laisser englober dans un processus néces-
saire étranger, résorber par ce qui n'est pas notre être propre. Or,
qu'est-ce que l'être propre? On peut dire qu'il commence précisé-
ment par une protestation de ce genre. L'être propre est là où un
être n'est pas indifférent à lui-même, mais où il y va pour lui de
lui-même, où il tient à soi par un intérêt infini. (Cela ne signifie pas
un intérêt hédonique ou utilitaire, un intérêt, non pas pour moi-
même, mais pour ce qui me rend heureux ou me profite, un intérêt
qui m'absorbe si bien que, sous son influence, il peut arriver que je
ne m'entrevoie même pas de loin.) L'être propre ne peut être objec-
tivé; il nous échappe à la moindre temacive faite en ce sens. Le moi
le plus propre, l'exiscence, est tout à fait subjectif, et la subjectivité
est existence. Pour cette raison, la vérité elle aussi ne peut être que
subjective: la « vérité » purement objective, qui fait comme si la
subjectivité n'existait pas, est un mensonge. Cela die, la subjectivité
de la vérité n'a rien d'un arbitraire. Vaciller dans l'arbitraire c'est, au
plus, un signe de l'existence qui s'éveille, au stade « esthétique ». Le
stade esthétique est un laisser-aller à l'immédiat, l'on s'y livre à
l'instant, à l'instinct, au caprice. Ce laisser-aller même est toutefois
un choix et présuppose la volonté; cela révèle le désespoir (plus
précisément la perte de l'espoir de se trouver soi-même) qui réside
au fond de l'attitude esthétique. Le stade esthétique est fantoma-
tique, car il y a là une détresse, un choix de l'indécision, un choix
qui s'abdique. La prise de conscience de ce fait peut conduire au
stade éthique: dans l'éthique, on se concentre sur l'essentiel, et
1. J. G. Hamann," Gedanken über meinen Lebenslauf,. [Pensées sur ma vie], in: Schriften,
éd. F. Roth, Berlin,!. I, 1821, p. 149-242.
91
l'essentiel, c'est l'universel, ce qui vaut pour l'homme en général.
L'immédiateté est dépassée par l'universalité du commandement.
Pourcant, si l'universel est en effet davantage que l'immédiat, il
n'est pas pour autant, du fait même de son universalité, !'être propre
qui, lui, est foncièrement unique. L'être propre n'existe que dans le
rapport religieux. L'existence (selon Kierkegaard) est toujours au
sens propre une existence religieuse, un rapport à l'infini qui
possède en lui-même un infini: l'infini de la passion. L'idée de l'im-
mortalité, par exemple, n'a sens que dans la passion, dans l'intérêt
infini qu'elle m'inspire et qui me livre à elle. (Kierkegaard rejoint là
Dostoïevski, lorsque !'écrivain russe affirme qu'il n'y a qu'une seule
<< idée », celle de l'immorcalité.) L'existence est la passion du fini
93
Traditionnellement, la philosophie présuppose que les choses
sont'' données» d'une façon ou d'une autre, que nous avons accès à
l'étant. Cet accès est expliqué différemment par différents courants:
les uns le cherchent du côté de la « raison », d'autres du côté des
" sens '" d'autres encore dans une " intuition » ou une illumina-
tion. Revient partout ici l'image de la lumière ou d'une projection
(impliquant derechefla lumière). D'après toutes ces représentations,
la donation des choses serait elle-même quelque chose de chosique,
d' étant: une correspondance, une relation entre différents domaines
de l'étant. Périodiquement, l'on tente de dépasser ce point de vue
en posant la question de sa possibilité: qu'est-ce qui rend une telle
relation possible, quels en sont les présupposés? On cherche alors
la réponse dans le concept de conscience, de sujet, qu'on présente
comme le fondement de l'objectif en totalité, et on est amené ainsi
à construire une distinction entre le sujet empirique, fini, et un
sujet « transcendantal », au-dessus de l'opposition du sujet fini et de
l'objet. Pourtant, le sujet transcendantal n'est toujours qu'un étant,
si sublimé soit-il. Que faut-il pour que les choses soient « données '"
pour qu'elles « apparaissent »? Si nous voulons répondre, nous
devrons penser la réalité de la façon la plus simple et la plus consé-
quente possible. La question n'est pas: de quelle manière les choses
se reflètent-elles dans l'« esprit »? Il ne s'agit pas non plus de l'adé-
quation entre nos pensées et représentations et leurs archétypes, ni
du mécanisme qui engendre des copies et répliques psychiques des
choses. La question est, plus simplement, celle de la possibilité de
l'apparition de quoi que ce soit en général. Elle n'admet qu'une
seule réponse: quelque chose ne peut apparaître que s'il est laissé
tel qu'il est, si rien n'y change, s'il reste en lui-même ce qu'il est
- mais qu'il s'y adjoigne autre chose, incapable de modifier l'étant,
car lui-même n'est rien <l'étant. Ce non-étant, qui laisse être l'étant
tel qu'il est, c'est précisément le « il y a'' en énonçant lequel nous
sommes, vis-à-vis de toutes choses, à la fois infinimem proches et
infiniment loin. Infiniment proches, car les choses n'en sont pas
affectées; infiniment loin, car l'univers de l'étant en est, du coup,
dépassé, transcendé. Cet « il y a » est un transcendantale. L'être est
transcendantal, les aristotéliciens le savaient. Mais il est difficile
de se rendre pleinement compte de ce que cela signifie. Toujours à
nouveau on a tenté de réduire l '« être >1 à quelque chose d 'étant. La
94
réduction est impossible, car aucun étant ne peut ni apparaître de
lui-même, ni fonder !'apparaître, en être la condition de possibilité.
Seule une transcendance radicale peut être en même temps ce qui
« laisse être >> les choses comme elles sont. I.: être ne peut, par prin-
cipe, jamais être quelque chose <l'étant.
Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'il soie possible isolément en
lui-même; au contraire, la transcendance de l'être n'est possible que
dès lors que, dans un étant, dans une existence quelconque, il y va
de l'être, dès lors qu'un être fait de l'être, de cette non-existence, sa
propre affaire. Pour un tel être, « se rapporter à soi » aura le sens
d'un rapporc à l'être qui en est le centre. Et comme le rapport à
l'être est un rapporc à un non-étant, un tel être devra lui-même
transcender. À lui-même aussi, il ne peut se rapporter qu'à travers
l'être. C'esc dire qu'il a dû, dès lors qu'il est, toujours déjà trans-
cender l'univers de !'étant en totalité. Mais cela signifie également
que, dans sa compréhension, dans son œuvre de dévoilement, il
se heurte toujours à quelque chose d'extérieur, d'étranger à cette
mise-à-découvert. La connaissance n'est pas un étant, composé de
la matière de la conscience, rapporté à un étant autre; au contraire,
son fondement esc un rapport fini à soi, c'est-à-dire un rapport
renvoyé au et dépendant du « dehors », de l'étant étranger qui est
transcendé. I.:apparition de l'étant n'est possible que pour un être
fini, qui se rient au milieu de ce qui est, ayant pour destination de
le transcender. Qu'est-ce donc que l'homme, au premier chef? Il est
le « là» - c'est-à-dire qu'en lui a lieu« tout d'un coup », sans préa-
lable, le dévoilement de l'être et, par là, l'irruption dans l'univers
des choses. I.:existence signifie cette irruption transcendante au sein
des choses étantes. C'est une « ouverture » qui est au fondement de
toute notre vie, de tout comportement; notre comportement est un
comportement ouvert, un comportement caractérisé par le fait qu'il
s'y maintient une ouverture pour les choses. Les choses dont nous
nous occupons ensuite dans la vie, dans la science comme dans nos
divers savoir-faire, nous sont accessibles en vertu de nocre ouverture,
de nocre comportement ouvert. Le sens de l'existence, son but, c'est
la transcendance: l'irruption illuminante, édaircissante au sein
de !'étant en totalité, de l'univers. La philosophie de l'<< existence »
ne désignera plus la simple question '' omique » de la nacure, de
la structure, de l'essence d'un étant, mais avant tout la question
95
« ontologique » de la nature de I'« être » même, la question de la
signification du verbe « être », telle qu'elle se montre à nous dans
le jugement et, davantage encore, dans l'acte originaire d'ouverture
que présupposent toutes nos représentations et tous nos jugements.
L'existence en ce sens est plus fondamentale que n'importe quelle
« essence »; les questions de l'essence, comme toute question en
général, ne peuvent se poser que sur sa base. L'existence ne s'oppose
pas à l'essence comme la réalisation à ce qui est réalisé; au contraire,
l'existence même est la« réalisation» de toute essence, pour autant
que celle-ci réside finalement dans 1'« être ». L'existence, le noyau de
l'homme, est un être-auprès de l'essence, du fondamental, de ce qui
met à découvert tout étant, quel qu'il soir.
Il en découle deux questions philosophiques étroitement liées
l'une à l'autre. La première est la question de la manière dont l'étant
se découvre à nous; nous venons de voir l'ébauche d'une réponse,
selon laquelle cela ne serait possible que par la transcendance vers
un non-étant, vers l'être, autrement dit par la compréhension de
l'être. L'autre question, plus positive, interroge cette compréhension
de l'être, se met en quête de ses fondements. Cette compréhension
est comme telle ce qui se passe de plus fondamental en l'homme,
ce qui fait de l'homme l'étant éveillé, fulgurant, vif, qui se nomme
I>asein (zivo-byti}.
Au cœur de l'intérêt philosophique se trouvent donc les ques-
tions du dévoilement et de l'être-à-découvert; l'être-à-découvert
ou, pour mieux dire, le non-voilement se nomme en grec a-lêtheia.
A-lêtheia se traduit par« vérité». La question philosophique fonda-
mentale est la question de la vérité. Le mot « vérité » tend cependant
à occulter la nature de la question. Il empêche de voir que la vérité
(pravda) n'est pas d'abord le dire de celui qui a pouvoir de décider
(d'« énoncer » [praviti} le « droit » {prdvo}); il empêche de voir que
l'acte originaire de la vérité est de nature négative, que c'est une
sorte d'arrachement, plus précisément un arrachement à tout ce qui
est - par un pas au-delà de l'étant en totalité, acte qui énonce à son
sujet et nous fait éprouver « la merveille des merveilles' », qu'il y a
de l'existant. Cet « il y a », par lequel l'étant est dévoilé, est l'être-
l. Cf. M. Heidegger, Postface de• Qu'est-ce que la métaphysique? '" in: Questions!, Paris,
Gallimard, r968, p. 78.
à-découvert même. Jean Beaufret' compare cet « acte » au larcin
commis par Prométhée. C'est un larcin qui a lieu dans notre vie,
dans notre existence, depuis toujours, et pourtant cet événement
éminemment étonnant, fondement de toute « conscience », est pour
nous ce qu'il y a de plus ordinaire et pour ainsi dire de plus banal.
Arrivé là, l'on commence enfin à comprendre ce que signifie la lutte
contre le Cogito cartésien. La conscience n'est pas le sol originaire,
la « substance » primitive qui rendrait possible que l'étant se dessine,
se reflète dans de l'étant (comme le veut le concept dérivé de vérité,
selon lequel veritas est ad~quatio intellectus et rei); loin de là, elle est
la fulguration qui met un terme au règne de l'étant en général, qui
fait apparaître l'étant comme pouvant être dépassé. Ce n'est donc
pas le Cogito qui est la condition de la transcendance, comme le
pense Husserl avec son concept de « réduction » transcendantale
à la conscience pure; au contraire, la transcendance de )'étant vers
l'être, vers le radicalement non-étant, est la condition de possibilité
de la conscience. Ce qui vient en premier dans la philosophie n'est
ni le Cogito ni le Sum, mais plutôt le Est qui, sans être lui-même
rien d 'étant, seul nous fait ce que nous sommes. Ce n'est qu'en nous
laissant guider par cette idée de l'être qui se dévoile de concert avec
la vie humaine qu'il deviendra possible de mettre parallèlement
en évidence aussi bien le ~< sens » de la vie humaine que, d'autre
part, le dévoilement même de l'être. Ce sera proposer à la philoso-
phie son problème spécifique - à la différence de toutes les sciences
mondaines, positives -, découvrir un domaine qui ne pourra être
maîtrisé par aucune de ces sciences, encore que toutes le présup-
posent: en effet, toutes partent du monde d'ores et déjà manifeste,
sans élucider la manifestation comme telle.
Le passage de la science et de la philosophie mondaines à la
philosophie autonome, au sens propre, ne pourra s'effectuer que
par l'analyse progressive de la constitution essentielle de l'homme,
par le dévoilement et l'élucidation du sens de la finitude en lui. La
philosophie en tant qu'ontologie s'appuie sur la finitude en tant que
fondement: l'analytique de l'existence humaine conduit à l'onto-
logie fondamentale. Cela dit, cette analytique ne pourra être une
97
simple description, anodine et qui n'apporte rien, de ce qui déjà
saute aux yeux. L'acheminement vers le fondement de l'ontologie
n'est pas le chemin des évidences. Il lui faut une idée directrice, un
soupçon directeur, qui devra ensuite se démontrer dans le détail
dans la réalisation de la construction ontologique. Ce premier tracé
du fondement, c'est le fait que la finitude, tout en rendant possible
toute vie humaine, est elle-même oubliée et incomprise. Il s'agit,
par une construction philosophique, de l'arracher à cet oubli; il
s'agit d'un ressouvenir, d'une anamnèse.
C'est pourquoi l'analytique de l'existence commence auprès
d'une modalité de la vie qui, profondément dominée par l'oubli,
est fondée, en tout ce qu'elle est, de telle façon que la finitude n'y
prenne jamais la parole, à savoir la quotidienneté. L'analyse de
la quotidienneté n'est pas une simple description psychologico-
anthropologique de ce que nous vivons tous les jours. La question
n'est pas de savoir ce que nous faisons tous les jours, mais plutôt ce
que « tous les jours » font de nous. Le trait principal du quotidien,
c'est que nous y faisons quelque chose: faire, c'est faire usage de
quelque chose, avoir commerce avec la plume et le papier, l'établi, le
tramway, nos collègues et nos chefs. Or, comment 1'« objet» que j'ai
en main se définit-il en tant que plume? Il est une plume parce qu'il
me sert d'une manière qui m'est familière. Cet ustensilité n'est pas
suspendue dans le vide; au contraire, elle fait partie d'un complexe
où une« chose» renvoie à une autre, puis encore et encore à d'autres,
et cela toujours autrement. La plume a à voir avec le papier, le sous-
main, mon bureau, mes études, l'histoire spirituelle et technique,
la nature matérielle et la structure économique de la société. Ce
complexe de renvois, qui seul fait des« choses» ce qu'elles sont avant
tout (pour nous) - une plume, une table, une salle d'études-, c'est
le « monde ». En disant que nous sommes au monde, nous visons
tout d'abord cette connexion. Ce n'est pas un complexe d'objets
purs et simples, ni de leurs relations purement internes, mais la
connexion des <c choses» avec notre vie. Toutes les cc choses» servent
à quelque chose au Dasein. C'est seulement pour lui, en vue de lui
qu'elles sont dotées de signification. Le Dasein est donc la condi-
tion de la signifiance, du sens des choses. Les choses ne peuvent
s'investir d'un sens pour nous, c'est-à-dire se manifester à nous, que
sur le fondement de notre propre « mondanéité ». Cela n'est pas un
98
« pragmatisme », cela ne veut pas dire que les choses soient ce que
nous voulons ou ce dont nous avons besoin qu'elles soient, mais
plutôt que nos« besoins» sont une approche des choses.
Cela dit, nous ne voyons pas d'abord que nous-mêmes sommes,
ou plutôt que notre Dasein est à la source du sens des choses. La
quotidienneté est tellement accaparée par les cc choses » qu'elle s'y
perd tout à fait. Nous vivons selon une orientation qui ne mène
pas d'abord au-dedans de nous-mêmes, mais vers le dehors. Notre
rapport à autrui y est particulièrement important. Nous ne sommes
pas seuls au monde, mais avec d'autres, « mondains » au même
titre que nous, d'autres qui eux aussi comprennent la signification
de ce qui les entoure et se comportent pareillement à son égard.
L'autre n'est pas originellement une «chose », mais un participant,
auxiliaire ou percurbateur des connexions à l'intérieur desquelles
je me meus. Il n'appelle pas la préoccupation, mais la sollicitude;
j'ai égard à lui et j'en tiens compte. La vie quotidienne se déroule
ainsi dans une préoccupation constante qui pourvoit aux besoins
en ayant égard aux uns et aux autres. Dans cette « activité », nous
sommes ce que nous faisons, chacun coïncide avec la fonction qui le
« préoccupe ». En même temps, nous n'échappons pas au souci des
autres: nous ne cessons ou de les distancer ou de leur courir après,
montrant par là notre dépendance à leur égard. Nous ne vivons
jamais à partir de nous-mêmes et pour nous-mêmes; les autres nous
ont ôté notre vie propre avant même qu'elle n'ait pu s'éveiller. Les
autres sont pour nous davantage que nous-mêmes. Nos parents,
nos proches, leurs proches, etc., ont déterminé nos habitudes, nos
valeurs, nos conventions et préjugés. Nous ne sommes pas de prime
abord nous-mêmes, mais <c un quelconque», le « on ». Le <c on »veut
par essence la médiocrité, le nivellement, l'évidence publique, à la
portée de tous, de ce qui va de soi. Il peut toujours se réclamer de
« tout un chacun », ce qui permet de se décharger de la responsabi-
lité et de cous les fardeaux. Le « on », fondé dans l'essence de notre
être, est le grand moyen de nous illusionner et de nous faciliter la
vie. C'est ainsi que nous vivons originellement au monde: non pas
en tant que nous-mêmes, à partir de notre propre fond, mais sous
l'emprise du monde et des autres, aliénés à notre propre égard. Le
thème de l'aliénation, caractéristique aussi de Hegel et de Marx,
est traité par Heidegger à la manière de Kierkegaard: comme une
99
protestation contre les forces intérieures qui ne nous laissent pas
être un individu, nous-mêmes, et nous poussent vers le « divertisse-
ment » au sens de Pascal.
Nous savons maintenant qui est au monde dans les faits et gestes
de l'affairement quotidien, de la préoccupation qui va de soi. Il
faudrait cependant nous garder, dans la locution « être au monde »,
de prendre la préposition en un sens massivement spatial, comme le
rapport de deux réalités qui prennent place, se situent dans l'espace.
Bien sûr, la « situation » fait foncièrement partie de la vie, mais
autrement qu'il ne le semble de prime abord: en effet, la vie dispose,
« situe » par toute sa nature, c'est grâce à elle qu'il y a en général
des lieux déterminés dans l'espace, qu'il y a proximité et distance.
Le proche et le lointain ne sont pas originellement des détermina-
tions purement métriques. Ce sont des déterminations vitales, les
déterminations de notre rapport aux choses. Comme toutes les rela-
tions originaires, ce rapport en est un de signification, il réside donc
dans notre compréhension. Or, la compréhension, elle, ne dépend
pas de notre bon vouloir, elle n'est pas un jeu qui nous donnerait
toute liberté de nous lier et de nous délier à volonté. La compré-
hension tient à comment nous allons, à la tonalité d'humeur. La
tonalité ouvre et ferme certaines possibilités de notre action et de
notre comportement; elle fait que nous « sommes » ou « ne sommes
pas d'humeur » à plaisanter, à travailler, à nous divertir, et c'est
seulement à partir de cette disposition, dans laquelle nous nous
trouvons toujours déjà placés ou, selon un terme plus fort, jetés, que
part, pour ainsi dire en réaction à elle, notre compréhension de nos
possibilités propres. Bien sûr, la compréhension des possibilités n'est
pas le fait d'un spectateur passif; nos possibilités se manifestent
d'emblée dans l'activité, elles sont toujours dans un « projet )) qui
n'est pas devant nous, mais que nous sommes nous-mêmes. Il appa-
raît ainsi que l'être du« monde »1 qui donne tout d'abord à toutes
choses leur signification, n'est pas un « donné >), mais un projet: le
projet jeté des possibilités de la vie propre. La tonalité d'humeur, y
compris la mauvaise humeur et la fadeur du quotidien, révèle ce
qu'il en est,« comment ça va», nous montre l'ensemble de ce qu'il
y a là à notre disposition; et nous réagissons à cette monstration
par notre compréhension, qui ou bien s'abandonne à ce qui s'offre
et se montre autour de nous, à ce que la sphère des réalités dévoilées
100
apporte - aux occasions qui se présentent -, ou bien se concentre
sur la question centrale de l'« en vue de quoi », du « pour quoi ». Ce
« pour quoi », ce « en vue de quoi », ce ne sont pas des « choses », des
« occasions »; au contraire, cela procède de la vie même, c'est la vie
même qui est là. Il y a donc deux espèces fondamentales de compré-
hension, deux projets foncièrement différents: à partir du monde
et de ses occasions ou à partir de soi-même. La compréhension et
le projet à partir du monde, des « choses » qui en relèvent, sont ce
qui sous-tend la quotidienneté. Selon cette analyse, l'inconscience
et la non-problématicité de la vie quotidienne, l'oubli où sombre la
question du « pourquoi » (que nous avons vu Socrate dégager avec
tant de force créatrice contre les puissances de la tradition et de la
torpeur), tout cela tient au projet originel, mondain, qui pourvoit,
s'affaire et se préoccupe pour ne pas poser, ne pas pouvoir se poser
la question centrale.
Bref, l'analytique de la quotidienneté cherche à montrer qu'être
au monde ne signifie pas un emplacement passif au milieu des
objets, une complexion objective, que c'est, au contraire, essentiel-
lement un « projet », non pas absolu, cerces, comme le croyaient
les idéalistes, depuis Fichte jusqu'à Husserl, mais « jeté », c'est-à-
dire fini. La finitude gouverne le projet non seulement à l'instant
de notre naissance (en ce sens que notre entrée dans le monde est
contingente), mais continue à le pénétrer à tout instant, car chaque
projet part de la « disposition », de notre être-renvoyé à l'étant
en totalité, dévoilé par la tonalité d'humeur. Cela dit, il y a une
« disposition fondamentale » qui montre en elle-même que notre
finitude est davantage que l'insertion parmi les choses et la dépen-
dance qui nous y renvoie. L'angoisse nous révèle que les choses
peuvent, inversement, perdre toute signification pour nous, que
nous pouvons cesser de prendre chez elles nos mesures, sans pour
autant que les choses soient oubliées ou « néantisées », Ce qui nous
apparaît dans l'angoisse, ce ne sont donc pas, comme dans d'autres
tonalités d'humeur, les possibilités de notre commerce et de notre
préoccupation avec les choses présentes, c'est le fait même que nous
sommes au monde, dans toute son« étrangeté», tout ce qu'il a d'in-
solite et de déroutant. Dans les angoisses, la réalité paraît étrangère,
car nous ne nous y reconnaissons plus; nous n'y sommes plus chez
nous, parce qu'est devenu manifeste quelque chose qui jusque-là ne
101
nous reliait aux choses qu'à notre insu, sans être présent, demeurant
comme tel en retrait: le monde. Ce n'est que dans ses angoisses
que l'homme a pleinement le sentiment d'« être au monde ». Dans
l'angoisse, c'est de cela qu'il s'agit: être au monde. Et il est clair en
même temps qu'« être au monde » est quelque chose de délimité, de
fini, qui balance au bord d'un abîme. Celui qui connaît l'angoisse
connaît la finitude du Dasein humain. Il sait cependant en même
temps que ce n'est pas seulement le « là » qui est fini: avec lui, la
finitude affecte 1'existence, l'irruption au sein du tout de l'étant,
et aussi, par conséquent, le sens de l'existence, la transcendance
de l'étant vers 1' être. La transcendance ne peut être que finie. Or,
qu'est-ce que la transcendance? La vérité originaire, l'être en tant
que dévoilé. Dès lors que la transcendance est finie, l'être dévoilé
sera également un être fini, l'être d'une transcendance finie.
Ce nonobstant, il se révèle dans l'angoisse quelque chose de
positif: le sens de la « disposition », de notre « situation », de
l '« être-jeté » en général. L'étrangeté en est un mode plus origi-
naire, au lieu que, là où nous nous sentons chez nous, nous vivons
selon un mode dérivé. Ici seulement s'annonce la possibilité de
comprendre aussi la quotidienneté avec son « autocompréhension »
à partir de l'univers, des choses qui nous entourent: elle est une
fuite devant l'étrangeté, l'étranger, l'angoisse et la finitude, vers
les choses solides qui ne sont pas transies, dans tout leur être, de la
puissance imminente de la limite, de la fin. Et comme elle est donc
une fuite devant ce qui nous caractérise au plus profond, ce qui
constitue notre privilège au sein de tout ce qui est, devant la possi-
bilité d'être clairs en nous-mêmes (aucune autre créature, aucun
autre être n'a cette possibilité), la quotidienneté est caractérisée
comme une fuite devant soi-même. Cela dit, on voit enfin pour-
quoi elle est un oubli, pourquoi elle ne veut ni ne peut connaître
la question de la fin dernière, pourquoi elle esquive la justifica-
tion propre de la vie. On pourrait dire que telle est la raison pour
laquelle Socrate n'a pas pu ne pas se heurter à des oreilles sourdes
à la question de l'anthrôpinon agathon [bien humain]. Mais c'est
aussi la raison pour laquelle la philosophie ne pourra se trouver
elle-même qu'à travers un combat et au terme d'une recherche qui
plus d'une fois fera fausse route. La philosophie, en effet, est indis-
solublement liée à la question de la vérité, mais d'une vérité autre
102
que celle qui saute aux yeux et court les rues. La philosophie ne
devient possible qu'avec la possibilité de dévoiler la vérité qui est
en retrait, voilà pourquoi elle est problématique et difficultueuse à
ce point, pourquoi elle est aussi, du moins en apparence, quelque
chose dont on peut aussi aisément se passer. Ce n'est que là où
l'on perce à jour le piège que tend notre oubli de nous-mêmes, là
où l'on réussie le projet d'une existence vraie, authentique, réelle-
ment ouverte à notre possibilité propre, qu'il devient possible aussi
de poser véritablement la question de l'être en totalité. En effet, le
projet sur l'existence authentique arrache l'homme à sa situation de
chose parmi les choses, à l'indifférence de la « réalité» universelle,
pour le confronter à sa possibilité la plus propre et la plus profonde:
celle qui en lui rend possible que l'être se dévoile et que l'étant se
découvre à lui en ce qu'il est et tel qu'il est. Le projet sur l'existence
authentique rend possible un rapport explicite, non pas aux étants
(au milieu desquels nous sommes et auxquels nous nous rapportons
expressément à tout instant), mais à l'être, à ce qui en nous rend
possible toute vérité et clarté. Comme on ne peut parler ici d'une
simple quantité inconnue, qui serait pourtant là déjà en quelque
façon, sans nous et indépendamment de nous, et comme il s'agit
tout aussi peu d'une fonction de notre bon vouloir privé, on peut
dire que la philosophie se tient devant, voire sur un abîme.
Bien sûr, ce n'est pas dire que la philosophie doive rendre les
armes ; au contraire, elle devra chercher à saisir, par les moyens
finis qui sont les siens, ce sans-fond qui nous porte et nous rend
possibles, et à l'élucider de façon exhaustive. Après avoir dévoilé
la mondanéité du monde et procédé à l'analyse de l'angoisse, elle
pourra à présent déterminer, dans un premier élan, l'essence du
Dasein, de l'être de lhomme: cette essence, c'est le « souci ». Le
souci, ce n'est ni la sollicicude ni le tracas. C'est ce qui en nous
a toujours déjà « pris soin » que nous puissions travailler, nous
occuper, vivre au monde en « nous y entendant ))' ce qui, en nous,
nous a éclairé le monde. Relève de cela un triple aspect: le projet
des possibilités (notamment de la possibilité la plus essentielle, celle
de l'existence propre ou impropre, authentique ou inauthentique)
par lequel nous sommes toujours « en avant de nous-mêmes »,
qui nous fait devancer ce que nous sommes « facticiellement » ;
la facticité qui nous place dans le monde non seulement où nous
l03
sommes dans l'instant, mais auquel nous sommes « déjà », où
chaque << présent » comporte également un « passé »; enfin, l'in-
térêt qui nous attache aux choses de notre entourage, qui nous
fait« déchoir», tomber sous la coupe des choses pour jeter l'ancre
auprès d'elles en répudiant notre statut originel d'étrangers en leur
sein. Le souci est la structure unitaire de !'existence, de la facticité
et de la déchéance.
Il s'agit alors de pénétrer plus profond, jusqu'à la racine de cette
structure. Jusque-là, le Dasein a été thématisé de façon incomplète,
principalement sur le mode de l'inauthenticité, du non-origi-
naire. Sans doute, la possibilité de l'authenticité et de l'entièreté
a été entrevue, mais on ne l'a pas menée à son terme. Il faudra
expliciter d'abord ce que signifie l'entièreté, puis l'authenticité du
Dasein. Cela veut dire une explication de la mort, de la conscience
morale et de la faute. Cet exposé n'est pas une fin en soi, il sert à
élucider non seulement ces phénomènes, mais encore l'unité du
<<souci » qui n'a été encore que donnée à entendre et demande à
être comprise. Il semble bien pourtant que le Dasein en tant que
souci soit toujours essentiellement « inachevé », incomplet: peut-il
jamais être entier dès lors qu'il est continuellement en avant de lui-
même, emporté sur les ailes de son projet des possibles, derrière
lequel le poids de sa facticité le fait en même temps s'attarder?
Peut-il effectivement y avoir là quelque chose comme un tout? Le
Dasein n'est-il pas, au contraire, condamné à manquer à jamais de
quelque chose qu'il n'est pas encore, à demeurer à jamais flottant,
épars? Un tel flottement est inhérent au Dasein aussi longtemps
qu'il vit, qu'il n'a « pas encore » touché à son terme. Ce « pas
encore » au terme est notre conscience humaine de la mort; la
mort, qui ne nous est pas accessible en tant que simple fait objectif,
ni comme événement dont nous restons en attente, l'est pourtant
dans l'angoisse qui, comme nous venons de le voir, saisit le péril
qui nous menace, non pas de l'extérieur, mais à partir de nous-
mêmes, le péril qu'est l'être-au-monde comme tel. Ainsi le souci
est toujours un « être-vers-la-mort », et il peut « être vers la mort »,
c'est-à-dire porter en lui la mort, la fin, sur un mode ou propre
ou impropre. Le mode impropre consiste à imputer la mortalité
au« on», à l'anonyme public: on mourra bien un jour, mais pour
l'instant on est encore vivant et en bonne santé. De cette façon,
104
« on » a toujours devant soi une zone d'avenir sans fin et sans
clôture. L'appel de la conscience morale arrache à cet être-vers-
la-mort impropre, public, tombé dans l'oubli. La conscience n'est
pas l'indice d'un manquement moral, mais un appel qui s'adresse
à nous, engloutis que nous sommes par l'anonymat, du fond de
notre possibilité propre, nous invitant à nous reconnaître, à nous
comprendre nous-mêmes comme étant en faute. Encore une fois,
la faute n'est pas ici à prendre au sens moral, mais plus profondé-
ment, comme ce qui fonde la possibilité de la conscience. La faute
n'est rien d'autre que la négativité primitive, ineffaçable, dans
notre vie: le fait que nous ne pourrons jamais nous rendre maîtres
de notre vie à partir de la base, c'est-à-dire du principe, mais que
reste toujours, quelle que soit la créativité de notre projet, ce que
nous ne nous sommes pas donné, ce que nous n'avons pas créé et
à quoi notre création même est renvoyée. La voix de la conscience
nous invite à reconnaître, à comprendre la négativité qui habite le
noyau même du Dasein. En suivant cet appel, nous comprenons
que nous n'avons pas affaire dans la vie à une multiplicité éparse,
discontinue, de phases déjà écoulées et d'autres dont nous restons
en attente, mais que toutes sont sous-tendues par l'unité profonde
de notre insuffisance, de la finitude que nous ne pouvons esquiver,
car nous la sommes au sens plein du terme. Notre présent n'est
pas une phase isolée, mais une présence auprès de quelque chose
découlant du projet qui, lui-même, est fini: et cela veut dire qu'au
fond du souci il y a la temporalité, soit<< l'avenir étant-été», le tout,
toujours trinitaire, ekstatique, un et entier, du temps originaire,
fini. Ainsi l'unité, l'entièreté du Dasein se dessine à l'homme
<< résolu » qui, écoutant la voix de la conscience morale, veut avoir
de la conscience, c'est-à-dire ne cherche pas à se dissimuler sa fini-
tude, à l'homme qui, de la fuite (utik) loin de l'étrangeté, est passé
à l'attaque (utok) dans laquelle, affrontant l'angoisse, nous assu-
mons notre possibilité la plus propre, la possibilité de notre propre
impossibilité absolue, la mort. Entendons-nous: ce n'est pas un
culte de la mort, une mystique de la fin à la manière des 11 poètes
de la nuit » ou des musiciens romantiques. C'est simplement la
résolution de regarder l'inéluctable bien en face, d'en prendre la
mesure et de comprendre que ce que nous affrontons en lui n'est
pas le comble des horreurs, le mal suprême - de même que Socrate
105
déjà tenait pour l'attitude la moins philosophe qui soit celle qui
conseille d'éviter à tout prix la vue de la mort'.
Ce n'est qu'à présent, après avoir abordé le sens temporel du
souci, que nous pourrons esquisser une réponse au problème du
rapport de l'étant, plus précisément du Dasein, à l'êrre en tant que
non-étant, à l'être transcendantal.
Ce rapport n'est ni le rapport noèse-noème au sens de Husserl, ni
le rapport entre l'essence et les existences, les réalisations de l'essence
au sens de l'ontologie traditionnelle. Il est tout à fait sui generis: on
ne peut le comprendre qu'à partir des questions du temps et de sa
structure originaire. Le caractère ekstatique du temps originaire
montre comment l'horizon temporel, s'il est ici impossible sans un
existant qui se transcende, ne peut pour autant jamais se limiter à
la réalité de celui-ci, c'est-à-dire au présent. Aux yeux de la tradition
et selon sa définition, l'étant, c'est l'ousia, le présenc, ce qui remplit
l'instant; le devenir est l'ensemble de tous les instants, l'étant,
l'ensemble de tout ce qui les remplit. Chaque réel est dans l'instant,
et l'instant lui-même n'est pas quelque chose à part, mais simple-
ment une composante abstraite du réel concret. Telle est la vision
objective du temps - mais ce regard objectif, s'il est bien capable
d'ordonner les choses, de les insérer dans le temps, ne saurait dire
d'où vient le temps lui-même, il est incapable d'en comprendre
l'essence. Il s'efforce toujours à nouveau d'expliquer le temps comme
une réalité, de le réduire donc à l'instant, à une série d'instants. Ou
encore, à l'instar de Bergson, à une réalité qui« dure>» c'est-à-dire,
excluant l'idée même de composition, qui soit un concept réelle-
ment dialectique; l'instant est ici une simple abstraction, quelque
chose apporté de l'extérieur, qui ne convient aucunement à conce-
voir proprement le réel - ce qui, bien sûr, signifie alors la fin du
logos et, avec lui, de toute onto-logie. On pourrait ensuite être tenté
d'expliquer le temps comme une série d'instants reliés entre eux par
la mémoire et l'habitude. Mais mémoire et habitude ne sont que
des manières de réduire le mode d'être de ce qui transcende, qui nie
la choséité, à la choséité niée.
Le devancement n'est qu'un moment du« propre» être vers la
mort, de la cc propre » << temporalisation » du temps. La temporalité
106
se manifeste ou se « temporalise )) au propre dans l'historicité.
L'historicité se« temporalise »à partir de l'avenir - c'est-à-dire que
l'« à-venir )), la fin, est là pour elle, dans l'affrontement du vécu
de l'angoisse. L'historicité est la vie authentique, le contraire de la
quotidienneté avec sa banalité et sa médiocrité. Il est donc carac-
téristique de l'historicité qu'elle va expressément au-devant de la
finitude, sans chercher à l'esquiver. Pour cette raison précisément,
l'historicité ne s'arrête pas auprès des choses étames, indifférentes,
équivalentes, impossibles à embrasser du regard, elle n'avance pas
en trébuchant d'une possibilité de ce genre à une autre, qui revient
au même, mais bien choisit dans la concentration et eu égard au
tout de la vie. L'historicité contient donc une transcendance expli-
cite, un dépassement explicite de tout ce qui est simplement donné
et présent, vers un absent, susceptible de répétition et qui concentre.
L'historique est constant et répétable, mais aucunement parce que
de telles possibilités existeraient déjà avant notre décision, à l'instar
des commandements et des valeurs objectives de Scheler. Au
contraire, le constant et répétable se constitue par la transcendance
du tout de la vie, par le fait de poser expressément la question du
sens qui la traverse de bout en bout, la question de la possibilité de
la dominer en totalité. L'historicité est une singulière connexion
interne, transparente, des phénomènes de la mort, de la faute, de
la conscience morale, de la liberté et de la finitude. La mort et la
finitude sont données toue d'abord dans l'angoisse et l'être-en-faute.
La conscience morale nous invite à nous réclamer expressément de
l'angoisse et de la faute, elle en appelle à notre liberté qui est ainsi
une liberté finie. Or, l'angoisse c'est« se trouver retenu à l'intérieur
du néant'», dans le non-étant; c'est donc un dépassement explicite,
à découvert, de tout étant. Chaque possibilité de la vie historique
est donc une référence explicite à ce qui dépasse l'étant, chacune
est un rapport à !'être. C'est seulement sur la base de tels rapports à
l'être (non pas à l'étant ou aux étants singuliers, mais à ce qui est en
totalité ou, au-delà, à ce qui fait que l'étant en totalité se manifeste)
qu'est possible la vie historique avec sa continuité, avec ses possibi-
lités « essentielles » : car, comme nous l'avons vu, il n'y a jamais eu
d'« essence » en dehors de la transcendance de !'étant vers l'être.
107
D'un côté, l'historicité se rapporte donc à ce qui est déjà. Mais
elle ne l'accepte pas tel quel. Lhomme historique hérite toujours de
sa situation et, avec elle, des tâches qui lui incombenr. C'est ainsi
que nous sommes conditionnés par le fait d'être tchèques, européens,
hommes de la civilisation technique, etc. Tout ce que nous pouvons
être se produit avant le legs qui nous en est fait. La possibilité propre
de chacun est de s'approprier cet héritage, de le faire effectivemenr
sien, de le comprendre à nouveau à sa manière, pour de vrai. Aussi
toute création est-elle en réalité un renouveau. Gluck et Mozart
« renouvellent » l'opéra, Descartes a « renouvelé » la philosophie.
Un tel renouveau est toujours à la fois la reprise d'un héritage (de
certaines tâches) et une critique du présent, plus précisément de ce
qui dans le présent s'étale sous des apparences d'évidence banale,
comme indifférence suffocante pour laquelle les propres possibilités
de vie ont disparu. Toute création humaine fait jaillir des sources
des sables du désert. Mais les possibilités nouvelles ne sont chaque
fois qu'une reprise, un approfondissement, un renouveau des possi-
bilités précédentes. La philosophie renoue avec le mythe, l'arc avec
le culte. La philosophie est, cela dit, un renouveau de ce qui dans
le mythe demeure vivant et possible lorsque le mythe comme tel
se retrouve infirme et sans force. C'est ainsi que se constitue, face
à 1'être, c'est-à-dire face à face avec la vérité (et, partant, avec la
finitude) de notre vie, cout le « sens » qu'elle peut avoir: il n'y a
ni valeurs préexistantes, ni ensemble idéal de relations compréhen-
sibles, données à l'avance, qui régleraient le sens de notre compor-
tement, au contraire, le sens se crée dans une lutte contre le pur et
' simple présent nivelé, à travers le combat pour la vie authentique
qui implique une percée au-dessus de l'étant et une confrontation
avec l'être. Chaque créateur sait qu'il y va, dans sa création, de
quelque chose d'ultime, et nous nous sentons tous frôlés par l'aile
de la mort à nos instants de choix tant historiques que personnels.
Nous pourrions revenir dans ce contexte au concept schelérien
d'ordo amoris. Lordo amoris définit notre être, c'est l'ensemble de
nos valeurs qui, d'après Scheler, ont un caractère singulier, indivi-
duel: en effet, il n'y a pas uniquement des valeurs qui engagent à
titre général, mais aussi, dans leur cadre, d'autres qui s'imposent
individuellement. Lhistoricité au sens de Heidegger est quelque
chose de ce genre, à condition d'ôter à l'ordo amoris cout son côté
108
platonicien, fixe et supratemporel. Comme chez Scheler, ici aussi
notre vie, en décidant de son sens, se règle sur un ir-réel qui est,
pour parler le langage de Platon, epekeina tês ousias'. Mais là où
l'epekeina de Scheler est, comme chez Platon, supratemporel, extra-
temporel, le « par-delà » l'étant est ici précisément du domaine
du temps: la temporalité qui ressorcic à l'être. Le comportement
ne dépend pas, quant à sa valeur, de « valeurs » préexistantes, au
contraire, ce qui est« de valeur» émerge sur la base du comporte-
ment qui transcende de l'étant vers l'être. Ce n'est rien d'autre que
le comportement dans lequel nous sommes libres, dans lequel nous
nous réclamons expressément de notre essence d'êtres qui trans-
cendent, qui pénètrent, en vertu de leur désengagement de l'étant,
dans le tout de la réalité.
XII
109
conçue radicalement, comme fondement de toutes les significations,
n'est pas la conscience réelle, la conscience en tant que composante
du monde), c'est, chez Sarcre, une caractéristique descriptive qui s'ap-
plique à chaque moment conscient, un trait fondamental de toute
notre expérience subjective. Pour Sarcre, le sujet, le" pour-soi», n'est
pas au monde, car il n'est pas du tout: il n'a en soi rien de positif, il
n'est que le manque d'être positif qui se présente en divers points de
l'étant identique, une manière de dégradation en son sein.
Le problème de savoir comment!' étant objectif peut se présenter
là-devant !'étant subjectif, comment le sujet parvient à l'objet, se
résout ensuite tout seul (du moins, de prime abord). Le principe
négatif, le « trou dans !'être' >>, ne peut prendre conscience de sa
négativité, c'est-à-dire être ce qu'il est, que vis-à-vis d'un étant, sur
la base de l'affirmation d'un étant; la forme de son« être», c'est que
la réalité n'est pas le sujet, c'est une négation de la négation. L'affir-
mation des choses est donc une négation de soi, négation du prin-
cipe négatif. Cerce négation de soi est une " négation interne », à la
différence de la« négation externe» d'un jugement comme celui qui
affirme« la montre n'est pas une table »; les termes de la négation
externe sont indifférents l'un à l'égard de l'autre, ce qui n'est pas le
cas dans la négation interne - au contraire, l'un des termes est ici
déterminé justement par le manque de l'autre; « n'être pas beau »,
par exemple, est une telle négation interne. La détermination par
laquelle le sujet s'oppose à l'objet est elle aussi intérieurement néga-
tive en ce sens: le sujet est un manque d'objectité, l'inexrension du
sujet, par exemple, est une négation de létendue, possible seulement
si, auparavant, étendue il y a. Il va de soi qu'il s'agit d'une négation
antérieure à tout acte de jugement explicite, d'une négation qui n'est
pas une opération logique. En effet, la négation logique, la négation
dans le jugement, présuppose d'ores et déjà la compréhension de
la négativité, bien loin de la constituer; et la négativité dont il y va
vient au monde avec le fait même de la conscience.
Cela dit, si l'essence de la conscience est simplement la négation
de !'être positif, pourquoi la conscience existe-t-elle en tant que
processus, en tant que suite de processus au pluriel? Pourquoi une
1. Cf J.-l'. Sarrre, L'Ëtre et le Néant, Paris. Gallimard, coll. «Bibliothèque <les idées'" 1943,
p. 121 et pnnim.
110
seule ec unique négacion générale ne suffie-elle pas? Comment cette
oncologie admet-elle la pluralité des sujets ? La réalité, ce sont des
parties posées les unes à côté des autres in indefinitum; il n'y a « en
soi » aucune totalité de toutes les parties. La totalité n'émerge que
du fair que s'oppose à l'être la négation de l'être. La négation de
l'être est totale; ce n'est que par là que se constitue, à l'encontre de
la négation totale, un être total, une totalité positive. Or, cette tota-
lité positive est représentée toujours par certaines parties concrètes
qui se dessinent sur un fond indifférencié englobant tout le reste;
n'importe quoi peut se détacher de ce fond pour se porter au premier
plan, et inversement - ainsi la totalité, l'univers de l'étant, n'est
originellement possible qu'en tant que monde, c'est-à-dire toile de
fond des composantes concrètes de l'univers. Selon les différences
parties qui forment le centre de ce fond, on pourra distinguer diffé-
rents modes de la négation totale qui devient ainsi déterminée.
Notre essence n'est donc pas une « intériorité », une « vie inté-
rieure », une profondeur inrime, dissimulée aux regards des autres
comme à notre propre apparence superficielle. Le sujet est par
nature sans contenu positif, toutes ses déterminations d'essence
sont négatives. Il pourrait sembler, par exemple, que la détermina-
tion éminemment fondamentale qui fait de la conscience ce qu'elle
est - le Cogito cartésien, la certitude de soi de la conscience, la certi-
tude de la conscience de soi - soit quelque chose de positif. C'est
effectivement ainsi que Descartes regardait la chose, c'est ce qui l'a
conduit à affirmer la substance pensante, la conscience en tant que
chose. En réalité, la conscience de soi précisément est la détermina-
tion qui, selon Sartre, révèle de façon insigne la contradiction et le
néant de la conscience. Il y a en effet une double conscience de soi:
la conscience de soi réflexive, dérivée, qui se prend elle-même pour
objet d'observation, d'étude explicite, qui s'objeccivedonc elle-même,
et la conscience de soi préréflexive, qui appartient à toute conscience
en général, si primitive et obscure soit-elle. Cette conscience de soi
préréflexive est la plus intéressante des deux. Elle réside en ceci que
toute conscience est à la fois conscience d'un objet et conscience
de soi: la conscience a toujours, pour ainsi dire, un témoin. Et le
fait qu'elle soit ainsi« attestée» révèle sa dichotomie singulière, son
unité divisée. En effet, affirme Sartre avec les idéalistes du type de
Fichte (mais Sartre parle ainsi de la conscience antérieurement à
III
toute réflexion, Fichte seulement de la conscience qui réfléchit), la
conscience se court après: la conscience est conscience de soi et la
conscience de soi conscience, la conscience est un reflet reflétant, si
bien que l'un ec l'autre, reflet et réflexion, reviennent au même, et
pourtant il doit y avoir, d'autre part, une différence, pour que l'un
et l'autre ne se confondent pas dans une unité pure et simple, maté-
rielle, massive. Cette différence n'est rien de positif; on ne peut pas
dire ce qui met le réfléchissant à part du réfléchi, il n'y a pas là de
moyen terme. L'acte qui sépare le reflet de la réflexion est un acte de
dégradation, de négation pure, Sartre dit: le néant même. Or, cette
séparation « par rien » est l'essence même de la conscience.
Il s'ensuit directement que le néant joue chez Sartre un tout
autre rôle que chez Heidegger. Chez Heidegger, l'angoisse nous
place devant le rien, devant la possibilité du non-être, coupant ainsi
le lien avec le monde qui nous faisait nous perdre dans la réalité en
nous esquivant nous-mêmes : cela rend alors possible l'émergence
de la vie propre, authentique et positive. Chez Sartre, en revanche,
la positivité de l'être conscient, foyer de la réalité humaine, n'exisce
pas et ne peur pas exister par principe: le « là » positif qui fait que
nous existons de fair, que notre vie a lieu, qu'elle se déroule juste-
ment ici, ce n'est pas la conscience, mais ce que la conscience laisse
continuellement derrière elle, ce que la conscience est toujours en
train de dépasser - notre corps. Le corps est un fait, contingent
comme tout l'univers, ec il apporte avec lui cette contingence dans
notre vie; nacre vie esc ainsi une synthèse de la facticité et de la
transcendance qu'est le rapport conscient à l'écant, et cette synthèse
est à l'origine d'attitudes fondamentales singulièrement faussées à
notre propre égard. En effet, nous prenons toujours une attitude
fondamentale vis-à-vis de nous-mêmes - nous sommes de bonne
ou de mauvaise foi -, et la synthèse que nous sommes nous fournit
le prétexte d'une fausse explication de nous-mêmes (ou d'autrui):
nous prenons le verbe « être » en un double sens que nous nous
empressons de confondre. Il nous arrive souvent d'être témoins
d'une bonhomie ostentatoire, pour la galerie; une telle mansué-
tude affectée, qui se met en avant, est de mauvaise foi, car elle veut
concevoir comme une qualité matérielle, invariante, enracinée dans
une essence humaine que l'on suppose donnée une fois pour toutes,
la bonté, la bienveillance qui ne peut exister que dans l'évidence du
II2
faire non réfléchi. À d'autres moments, nous sommes de mauvaise
foi, au contraire, parce que nous ne voulons pas reconnaître la facti-
cité; est ainsi de mauvaise foi la femme qui, en flirtant, se scinde en
« corps » et « esprit », sans tenir compte du fait que chaque expres-
sion corporelle a un sens dont nous sommes responsables, ni que la
séduction consciente se rapporte à la facticité corporelle: ce qui lui
permet de jouir de sa chair comme si << elle » n'était pas concernée.
La volonté de bonne foi elle-même est de mauvaise foi ; non qu'il
soit foncièrement impossible de se dépêtrer de la mauvaise foi, mais
ce n'est pas en voulant être sincère qu'on y parviendra.
La bonne foi veut que nous soyons ce que nous sommes,
foncièrement et plénièrement, candis que la loi de norre vie est
d'être ce que nous ne sommes pas et de ne pas être ce que nous
sommes. De prime abord, cela paraît absurde: n'y a-t-il donc
pas des « états psychiques » que leurs qualités désignent de façon
univoque comme souffrance, colère ou joie? Or, si la souffrance
existe bel et bien, de même que la colère et la joie, ce n'est pas en
tant qu'« état », mais plutôt comme une dynamique orientée vers
l'extérieur, hors de soi; en y regardant de plus près, d'ailleurs, ces
sentiments ne sont pas pleinement eux-mêmes du simple fait qu'ils
sont en même temps conscience de la souffrance, de la colère, de
la joie. « La souffrance [... ] s'échappe comme souffrance vers la
conscience de souffrir'. » Nous ne pouvons jamais subir la souf-
france à l'instar d'un objet, d'une chose, au contraire, il nous faut
« être souffrants », c'est-à-dire accepter, assumer, exprimer la souf-
france, nous y soumettre - et ainsi la réaliser, non pas, il est vrai,
pour nous-mêmes, mais toujours seulement pour ceux qui nous
regardent: la souffrance aussi souffre d'être ce qu'elle n'est pas et
de ne pas être ce qu'elle est.
I.:impossibilité de la sincérité, l'inéluctable mauvaise foi intrin-
sèque montre non seulement que nous sommes ce que nous ne
sommes pas et ne sommes pas ce que nous sommes, mais encore
que nous voulons échapper à cet intime défaut d'être, que nous
tâchons de réaliser, d'une manière ou d'une autre, I'« être » vide,
manqué, qui est le nôtre. Le néant intime de la conscience peut être
le mieux illustré par l'aporie de la contingence. La conscience est à
XIIJ
1. Ibid., p. 565.
II7
La grande révolution des esprits au x1x• siècle tire les conséquences,
mais la force déterminante du vieux fondement classique continue à
se manifester dans la mesure où l'on fait comme si la métaphysique
classique était la métaphysique en général, comme si son abandon
devait être suivi d'une époque foncièrement amétaphysique, définie
par des forces nouvelles - forces de la praxis économico-politique,
sociale, qui transforme la réalité, forces de la science positive et de
la technique qui la maîtrisent ou, d'un autre côté, par les voies tout
aussi peu philosophiques d'une simple répétition des traditions
religieuses, d'un retour à la force de la pure intériorité religieuse
ou bien à des mystiques de facture diverse, depuis les plus spiri-
tuelles jusqu'à des formes naturalistes, mythiques, primitivistes. Les
actuelles entreprises spéculatives s'insèrent dans ce courant par leur
visée d'une métaphysique de la métaphysique, d'une réflexion de
portée plus ample, qui saurait comprendre aussi la métaphysique
traditionnelle et l'expliquer sur un fondement nouveau, dépasser la
métaphysique sous sa forme particulière par un recours au fonde-
ment qui, lui, n'a peut-être pas été dépassé et pourrait encore se
régénérer. Le problème d'une unité compréhensible de notre vie
en est un dont aucune science spéciale n'apporte la solution, qui
demeure entier après toutes les catastrophes spirituelles que nous
avons traversées et dont nous ne sommes toujours pas sortis. C'est
ce problème que veut poser aussi la philosophie métaphysique de
nos jours, et elle a en cela une importance et un mérite indéniables,
quand bien même les productions des philosophes sont loin d'être
à la hauteur de la tâche, quand même on n'y discerne que trop clai-
rement l'influence de l'instant, de la situation, du rapport des forces
sociales et politiques qui ont concouru à les déterminer, quand même
elles portent la marque de la subjectivité des auteurs, des partis pris
de la mode, des serres chaudes et de la stylisation littéraire. Il est à
noter que, malgré la confusion, le manque de clarté et l'arbitraire
qu'on peur souvent lui reprocher, cette philosophie recommence au
même point d'où était parti l'essor de la métaphysique ancienne
- auprès du problème de l'homme conçu, non pas sous un angle
partiel (psychologique, social, biologique, etc.), mais à la manière de
Socrate, dans l'ensemble de sa vie; si licet parva comparare magnis',
I. Cf. Virgile, Giorgiq11es, IV, 176: "s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes"·
nB
elle recommence auprès de Socrate. Comme Socrate, les philoso-
phes posent aujourd'hui aussi la question de la vie en totalité, du
but unificateur qui seul en fait une vie authentique, une vie qui
ne se cantonne pas dans les apparences, mais est effectivement, et
de même que Socrate répond par son paradoxe du non-savoir, les
philosophes actuels aussi se gardent de donner une réponse posi-
tive, concrète à la question de l'être essentiel de l'homme, de ce
qui constitue notre vouloir, notre but essentiel. La solution du
problème de l'homme devra émaner de la question même, comme
chez Socrate. Nous venons de voir la réponse de ceux que nous
pourrions qualifier d'existentialistes négatifs: pour eux, l'homme
n'est rien de plus qu'une question, ou plutôt il est ce qui sous-tend
toute question, une insatisfaction, un désir, un vide non rempli ec
un manque d'unité, il est, pour cerce raison, foncièrement hors soi,
excentré - incapable de reposer en lui-même, il se réfugie auprès
des choses ou bien cherche avec elles une fusion paradoxale dans
laquelle il serait néanmoins conservé. Passant outre au problème
socratique, ces philosophes entendent d'emblée renouveler la ques-
tion la plus fondamentale, le problème de la métaphysique. I.:exis-
tence de l'homme, d'un être qui n'est pas simplement donné, qui
n'est pas à constater, mais pour lequel il y va à cour instant de son
être, rend invalide la vieille équation antique sur laquelle était bâti
tout le travail tant scientifique que philosophique de plus de deux
millénaires: être= être donné, être objet, être conscacable. Il s'ensuit
que toutes nos conceptions traditionnelles en matière de science et
de philosophie sont à réviser et qu'il faudrait procéder notamment
à une refondation philosophique des sciences de l'esprit.
Pourtant; le privilège qui fait de l'homme le point de départ de
la philosophie nouvelle se fait payer très cher. Certes, l'homme est à
nouveau au monde, et cela autrement qu'en tant que petit fragment,
incorporé dans ec passivement dominé par la réalité dont la nature
propre lui demeure néanmoins inaccessible pour autant qu'elle se
situe hors de lui. Cerces, il est, selon ces penseurs, libre (voire mons-
trueusement libre, sans limites et sans appui). En revanche, il est
dépourvu de cout contenu intérieur propre; tout ce qu'il a de positif
est une simple illusion, le résultat d'un mirage qui, comme par
magie, fait surgir un objet lorsque nos regards avides se tournent
en dedans, à la recherche de nous-mêmes. Ce que nous prenons
Il9
ainsi pour la plénitude de contenu de notre être découle d'une
incapacité à supporter notre négativité essentielle, d'un horror vacui,
d'une aspiration à nous accrocher à quelque chose qui, antérieure
à toute connaissance de soi explicite, y prélude et ne s'efface que
dès lors que nous nous y résolvons par un acre de courage intime.
Cela dit, si la décision résolue vient couper court à nos velléités,
si nous cessons, cette résolution une fois prise, d'être un roseau
qui se balance constamment au vent des circonstances et se reçoit
des mains des choses ou cherche à se consoler en s'accrochant à
l'inessentiel et à l'impossible comme s'il s'agissait de l'essentiel
et du réel, nous n'y gagnons pourtant aucune nécessité positive,
aucun oui, mais seulement un non fondamental. L'homme résolu
de Heidegger qui, passé par l'angoisse, s'attaque à sa possibilité
la plus propre, demeure aussi essentiellement négatif que jamais
- pouvant se rétracter n'importe quand, avec la conscience de son
absolu pouvoir arbitraire-, alors même qu'il refuse tout l'inessen-
ciel et crée sa propre essentialité, ce qui vaut qu'il s'y sacrifie, sur
quoi il parie, à quoi il dépense sa vie. Sartre tente ensuite de substi-
tuer à cet élément nietzschéen le thème de la responsabilité dans la
liberté absolue; la liberté est une responsabilité pour cous, le choix
a une portée pour cout le monde ; mais le sentiment de responsa-
bilité n'est pas en mesure de donner la moindre détermination à
la liberté illimitée - Sartre fait donc la même pirouette que Kant
avant lui, utilisant la liberté non seulement comme moteur, mais
en même temps comme motif, contenu de la volonté, pour passer
du principe métaphysique de la liberté au principe politique qui
enjoint de combattre la non-liberté, en quelque lieu ou temps
qu'elle se présence. Par là, il veut parvenir à l'unité des volontés
humaines, à un humanisme nouveau. Mais cette unité des volontés
demeure, bien sûr, négative. C'est l'unité de la volonté de s'op-
poser à toute réalisation positive de l'homme, de dénoncer chaque
tentative pour donner à l'homme une consistance, une mesure, un
contenu positifs. Dans ce cadre, coutes les morales privées se valent,
de même que vaut toujours, si nous comprenons bien, la possibilité
d'échanger sa morale privée contre une autre.
Ce négativisme de Sartre est lié à son étrange ontologie, où
le pur objet identique « en soi ,, représente l'idéal de l'étant sous
sa figure positive, ce que l'étant subjectif « pour soi », écartelé et
120
désespérément contradictoire, vise sans jamais pouvoir l'atteindre, à
moins de renoncer à soi-même. Au fond, Sartre reste dans la sphère
de l'ontologie classique, car chez lui seul l'objet, idenrique à soi, est
pleinement, tandis que l'autre pôle ontique est caractérisé précisé-
ment par le non-être, le néant, qui réside en son noyau. D'un autre
côté, l'identité en tant que détermination intime de l'étant présup-
pose la non-identité possible; l'identité sans vie del' être objectif est
en quelque sorte menacée de dissolution, d'une possible infirmité
- Sartre considère le mouvement, par exemple, comme une sorte de
maladie de l'être: et cela se comprend parfaitement si l'on consi-
dère que l'intuition métaphysique de l'« être-en-soi » chez Sartre
est une simple extrapolation de l'intentionnalité husserlienne, de
la différence entre la visée et le remplissement, pour le cas de leur
coïncidence parfaite. Il semble donc que l'en-soi pur, intact, soit un
simple concept limite, dépourvu de coute existence réelle, et que
Sartre, avec la meilleure volonté du monde, soit incapable de main-
tenir la dualité dont, d'autre part, ce système, comme système de la
liberté fondée dans la négation de l'en-soi, dans la néantisation, ne
saurait se passer.
Ainsi se dessine petit à petit un regard sur la philosophie de
Sartre que nous ne pouvons ici développer dans le détail, mais
qui la comprend comme une sorte de reductio ad absurdum de la
branche de la philosophie de l'existence qui, dans son négativisme,
tient les déterminations négatives de l'être humain (dont l'analyse
lui sert de point de départ) pour exclusives, essentielles, définitives.
En effet, elle fait retour au point de départ contre lequel le mouve-
ment existentialiste, plus particulièrement la métaphysique existen-
tielle, 1'ontologie existentielle, était d'abord parti en guerre: alors
que cette philosophie étaie censée reposer la question du sens de
!'être, la maintenir à l'état de question, de problématique ouverte, à
approfondir, ici coutes les questions sont au contraire résolues d'un
coup (fût-ce seulement en apparence), et l'antique être éléatique,
l'être disponible, chosique, objectif, fête son suprême triomphe, car
ce qui reste en dehors de lui << est » un pur néant.
Il y a, bien sûr, encore une seconde branche de la philosophie de
l'existence, se réclamant, comme la première, de Kierkegaard, mais
pour laquelle l'existence ne signifie pas la simple enveloppe sans
contenu, la superficie sans profondeur, la fonction sans substance
121
qu'est l'existence négativiste (pour ne pas dire carrément nihiliste
- accent moral à éviter dans ces questions métaphysiques). Pour
cette branche, représentée par les noms de Gabriel Marcel et de Karl
Jaspers, l'existence a une envergure qui lui est propre, elle n'est pas
une simple fonction du monde; ce qu'exprime le passage du simple
vivre végétatif et qui a conscience à l'« existence possible », c'est
pour Jaspers l'insatisfaction vis-à-vis de l'être purement objectif,
l'impossibilité de trouver en lui l'« être-même », la réalité vraie.
À la différence des existentialismes négatifs, il pense que l'« être
vrai » n'est pas l'affaire d'une ontologie nouvelle, à orientation
humaine subjective. On ne le trouvera ni par l'examen objectif que
la science s'est réservé, ni par la transcendance dans le monde que
réalise l'existence vide, dépourvue de contenu. La quête de la réalité
vraie est un processus complexe, qui ne peut être saisi et compris de
façon purement objective, mais que les seules forces humaines ne
sont pas davantage en mesure de résoudre: l'existence ne se suffit
pas à elle-même. L'être vrai ne peut pas résider dans l'univers positif
du savoir contraignant propre aux sciences, car cet univers n'inclut
pas l'existence; toutefois, il ne sera pas non plus dans l'existence,
car celle-ci est, en elle-même, finie, scindée, coupable et non auto-
nome. L'existence est à vrai dire la prise de conscience de cette situa-
tion, situation limite de toute vie humaine; elle est une manière
d'« invocation » de la transcendance, de l'être vrai dont procède
aussi bien le monde que l'existence qui échappe au monde. Ainsi
la réalité vraie « apparaît » d'une manière singulière, paradoxale,
logiquement incompréhensible, là même où prend fin la positivité
supposée, voire célébrée, du monde et de la vie; elle se découvre là
où l'univers, la nature, la pensée et la vie se montrent les chiffres de
quelque chose de plus fondamental, de la transcendance, origine
dont cout procède et dont notre être aussi tire sa vie dans son oppo-
sition à la mondanité pure, où il possède un contenu positif, insai-
sissable à l'avance, mais déterminé à partir d'une source plus haute
que nous.
Il est clair d'emblée que la conception de Jaspers est bien plus
proche de la tradition de la métaphysique européenne que la philo-
sophie des existentialistes négatifs. La métaphysique au sens clas-
sique, les problèmes du transcendant, de Dieu, de l'immortalité,
n'ont rien perdu de leur importance pour lui. Sous le rapport moral,
122
certes, il n'affirme pas l'existence de valeurs, de lois ou de normes
éthiques objectives qui nous serviraient d'appuis; il regarde plutôt
la question morale, à l'instar de tous les existentialistes, comme
identique à l'existence même, à son devenir, à son « historicicé »;
cela dit, l'existence vit face à la transcendance et à partir d'elle en
cant que son origine, il s'ensuit donc que, si nous nous décidons
bien librement sous le rapport moral, nous ne sommes pas seuls à
choisir et nos choix ne sont pas arbitraires. La différence principale
en regard du monde moral de Rad! tiendrait ici à ce qu'il n'y a pas
pour Jaspers de code moral commun de l'humain; la morale selon
Jaspers n'est pas sans combat, sans contradictions, sans dimension
tragique, là où Rad! s'applique à faire ressortir la continuité des
principales lois et idées morales tout au long de l'évolution histo-
rique. Pour Jaspers, même ceux qui vivent au point de vue moral
selon des principes divergents, voire opposés, peuvent, au sein
de leur contradiction humainement et rationnellement insoluble,
vouloir en définitive, au point de vue métaphysique, la même chose.
Jaspers accorde donc plus de poids que Rad! à l'histoire et à l'his-
toricité humaine.
XIV
•
Husserl a montré qu'appartient à la conscience naïve, comme son
horizon fondamental, la « thèse générale du monde », la thèse de la
totalité de toute réalité. Il s'agit à présent de montrer que cette thèse
générale est, à vrai dire, une protestation générale contre l'univers
objectif. Soit donc, acte fondamental de la conscience, la thèse géné-
rale, l'affirmation générale de la totalité de l'étant objectif; celui-ci
est posé tout entier d'un seul coup, encore que seule une petite
partie nous soit présente en original, le reste seulement esquissé à
titre de possible voie d'approche. C'est dire que la thèse générale
contient les réalités et les possibilités; il concerne aussi bien ce qui
est potentiellement donné que ce qui l'est actuellement et, au sein
du donné potentiel, aussi bien ce qui en est actuellement effectif,
réel, que ce qui pourrait l'être. L'actuellement donné, l'objet en
original, n'est donc pas tout; ce « pas tout >•, qui n'est pas là en
original, dans sa nature et son être propre, est présent par le pouvoir
d'un acte subjectif qui dépasse ce qui est originairement donné, le
renferme dans son cadre et en abolit l'exclusivité. Appartient ainsi
à chaque perception - et la perception est une composante indis-
pensable, sans laquelle la conscience serait impossible (même le rêve,
étant une quasi-perception, n'est pas sans s'y référer) - le dépasse-
ment de l'actualité, de la pure et simple présence chosique. Bien sûr,
ce dépassement n'est pas pour autant un jugement sur l'actualité
et la potentialité; il n'en a pas moins un caractère négatif vis-à-vis
130
de l'actualité pure, il n'est pas le simple rajout d'une qualité autre,
mais une conscience de la différence, conscience que le présent ne
se borne pas à ce qui est donné en original.
Et il y a autre chose encore. Le dépassement de l'actualité dans
la perception signifie simplement que d'autres objets pourraient à
chaque instant être actuellement présents, qu'on pourrait passer de
façon continue des objets actuels à ceux qui ne le sont pas, et vice
versa. En revanche, il y a quelque chose d'actuel qui non seulement
n'est pas, mais ne peut pas être perçu, quelque chose qui cesse d'être
actuel, dès lors qu'il est perçu: c'est la thèse elle-même, l'acte de
conscience proprement dit. On a beaucoup discuté de la conscience
«secondaire», à laquelle la conscience primaire, orientée sur l'objet
au sens plein du terme, l'objet extérieur, serait à son tour donnée;
la métaphysique autrefois comprenait déjà la conscience comme un
cercle essentiel, comme conscience de soi, et l'idéalisme allemand
en a déduit que la conscience serait essentiellement infinie. Sartre,
pour sa part, en conclut, comme la conscience se court après et
jamais ne pourra franchir la « distance zéro » qui la sépare d'elle-
même, que son « essence » est précisément la distance, la disjonc-
tion au cœur même de l'être conscient qui seule rend possible
que la conscience soit conscience. En réalité, la conscience de soi
préréRexive que Brentano nomme la « conscience secondaire » n'est
pas qu'une copie diluée de la conscience primaire, orientée sur
l'objet; cela, tout simplement parce qu'elle est de nature, non pas
positivement, mais négativement thétique. Ce qui fait son contenu,
ce n'est pas d'affirmer un contenu saisi, mais originellement de certi-
fier qu'il y a là autre chose, au-delà des contenus saisis. Sans doute,
je pourrai faire ex post, du « fait que les objets étaient là pour moi »,
« qu'ils étaient là dans une atmosphère de telle ou telle coloration
émotionnelle », etc., l'objet d'une étude ou d'une réflexion expli-
cite; ce que je saisis dans cette attitude réflexive, c'est cependant,
clairement, mon histoire, mon non-actuel. Les deux mots « pour
moi » recèlent tout le problème du non-donné. La conscience ne
dépasse donc pas seulement la contingence de la donation objective
en passant de !'actuellement au potentiellement donné; elle trans-
cende également, dans la conscience de soi, la donation actuelle
en général. Cela indique la voie à s~ivre pour résoudre aussi le
problème de l'égoïré qui a une si longue tradition en philosophie
et qui a toujours achoppé au fait que la conscience était comprise
exclusivement ou pour l'essentiel comme un contenu positif, c'est-à-
dire objectivement, et non pas du point de vue de la transcendance,
dans la négativité et la protestation contre l'objectité. On le sait,
l'empirisme de Hume, ne parvenant pas à constater le moi en tant
que contenu psychique positif, a commencé par le nier. Pour Kant,
l'erreur de Hume était de chercher le moi parmi les faits de l'expé-
rience intérieure, plutôt que d'y voir la condition fondamentale de
la conscience de la synthèse en général. Le moi est la condition de
possibilité de l'unité de la pensée, ce sans quoi différents contenus
conscients resteraient sans liaison; il est une représentation qui
doit pouvoir accompagner toutes nos représentations. Husserl fait
de l'ego une « transcendance dans l'immanence», le pôle subjectif
unitaire auquel est rapporté chaque acte de conscience, de même
que les multiples aspects d'une chose sont rapportés à l'unité objec-
tive. Toutes ces affirmations et assurances quant au fait du moi
demeurent impuissantes à en faire un donné, un contenu défini
avec précision et distinct des autres donnés; en cela, Hume a raison,
mais sa thèse est plus faible là où il refuse de voir dans le « moi »
autre chose qu'un amas de contenus empiriques, davantage que les
sensations et souvenirs du corps propre et de l'histoire personnelle.
De fait, il y a assurément, outre ce moi empirique, ce qui au prin-
cipe le rend possible, - là, il faut donner raison à Kant et à Husserl;
cette condition existe, non pas comme donnée, mais précisément
en tant que transcendance, négation et dépassement de tout donné,
et cette transcendance est, selon le mot de Kant, la condition de
la possibilité qu'il y ait du donné en général, ce qui rend possible
l'émergence de la conscience et, partant, l'apparition de l'objectité.
Il n'est donc pas possible d'amener tout ce qui est à la donation
objective en original, à l'actualité objective. La conscience est une
protestation là-contre. Cela veut dire qu'elle a en vue l'idée d'un
étant autre que l'actuellement présent, donné une fois pour toutes;
la transcendance, dépassement de l'objectité, est en même temps
transcendance d'une certaine conception, d'une certaine idée de
ce qui est. Dès lors que l'actualité donnée se situe dans un horizon
non actuel, dès lors qu'appartient à l'actualité ce qui ne peut pas
à la fois être et être donné, ,nous nous acheminons vers un étant
autre que l'objet pur, lequel est affecté du signe moins, de faiblesse
ontique, d'un moindre degré d'être. Nous sommes en chemin:
cela veut dire qu'appartient à ce dépassement de l'objectif, comme
composante inséparable, un horizon temporel, conscience qui elle-
même dépasse tout actuel, tout pur présent, et l'insère dans une
perspective plus large. Être ainsi en chemin, c'est n'être pas encore,
ne point encore disposer de l'être vrai, ontôs on. Chorizon du temps
intime dans lequel nous plaçons l'actuel a, en connexion avec cela,
deux: dimensions non actuelles fondamentalement différentes
- une dimension d'un «plus-haut» postulé, de ce que nous atten-
dons, à quoi nous aspirons et pour quoi nous luttons, et une autre
où sombre nécessairement tout l'actuel; une dimension qui accroît
l'être, l'autre qui l'affaiblit et le défait. En effet, chaque phase réelle
se retire de l'actualité dans le non-actuel, la réalité objectives' écoule
en se défaisant; ainsi le temps intime dans sa structure d'horizon
est une image de notre mouvement fondamental vers l'étant vrai,
vers 1' être dans son acception pure - avec, d'un côté, la dépréciation
et l'évacuation de l'objet, affecté du signe moins, et, de l'autre, un
projet et un élan vers la positivité pure. Or, l'horizon temporel est le
présupposé de tout passage de l'actuel au non-actuel et inversement,
il est donc le présupposé aussi de l'horizon sparial, de la continuité
de la personne et des actes propres, pour autant qu'ils se déploient
dans le temps; ainsi le combat pour l'être est le présupposé de la
donation même de l'être objectif.
•
Nous parlons d'un combat; on aurait tort de croire que le
mouvement de transcendance, tel que nous l'avons décrit ci-dessus,
soit déjà en lui-même le nouveau degré antique qu'il vise et qui
lui donne sens. La dialectique de l'affection négative et de l'étant
pleinement positif ne se résout pas par la simple constatation de
différents paysages du réel, comme chez Heidegger et Sartre. Il faut
bien comprendre cette dialectique; il s'agit ici, pour l'homme, de
ne pas la retourner contre lui, mais de s'en servir à l'encontre de ce
qui l'entrave et lui fait obstacle. La dialectique de l'affection néga-
tive n'est pas une simple dialectique objective, se déroulant dans des
processus de pensée aux lois entièrement indépendantes du devenir
subjectif. Elle rend possibles différentes solutions, différents modes
133
et stades de la compréhension de nocre propre rapport à l'objectité;
nous ne pouvons pas nous en réclamer comme d'un critère objectif
qui nous aiderait à parvenir à la compréhension de nous-mêmes
- car elle est cette compréhension.
Son fondement réside dans le fait que force nous est de recon-
naître simplement l'étant objectif comme donné. Alors même que
nous nous y entendons, que nous phrasons ce donné, que nous
le comprenons, nous nous tenons face à lui comme vis-à-vis d'un
fait qui nous est foncièrement étranger. Et pourtant, dès que nous
voulons appréhender sérieusement cette étrangeté, dès que nous
tentons de nous représenter et de penser cet étant dans son auto-
nomie, sans aucun rapport à la vie qui le reflète, qui l'accueille dans
ses connexions et, de ce fait, lui donne sens, nous nous trouvons
devant un non-être, un vide, une mort absolus. Nous sommes
incapables de reconnaître comme étant au sens plein ce qui est
dépourvu de toute intériorité, de tout centre et de toute vie compré-
hensible. On peut dire qu'une telle extériorité sans plus est une pure
abstraction, qu'elle n'existe pas dans la réalité; même la matière
pure peut avoir une certaine intériorité, n'eût-elle qu'une analogie
lointaine avec la nôtre propre. Il est intéressant sous ce rapport de
suivre les efforts de certains matérialistes pour penser la réalité
matérielle en tant que telle; le résultat est presque toujours ou bien
un hylozoïsme, un psychomatérialisme, ou bien un agnosticisme
qui reconnaît à la fois qu'un objet sans intériorité est impossible,
mais que nous ne saurons, bien sûr, jamais ce qu'est l'intériorité
de la matière L'extériorité est à la fois irrévocable - et incompré-
1
•
r. Voir par exemple R. W. Sellars, [• Positivism and Materialism »], Philosophy and Pheno-
menological Rmarch, vol. VII (1946-1947], n• 1, p. 38 sq. (Nou de lîluteur.}
134
est réglée et orientée sur l'articulation qui effectue une sélection de
composantes au sein de cet entourage, il n'en demeure pas moins,
au bout du compte, dépendant de et renvoyé à sa donation. La
même chose vaut pour la vie qui donne forme à sa base matérielle:
elle aboutit nécessairement à quelque chose de simplement donné
qui, s'il est peut-être une manifestation ou une face externe de la vie
(qui peut assurer qu'il n'en est rien?), n'est du moins pas la vie même.
L'irrévocabilité, l'urgence de l'être objectif est l'argument le plus
puissant, argument invaincu, en sa faveur; mais, quelque néces-
saire que soit sa présence, le fait demeure que même cet argument
ne supprime pas l'indifférence de l'extériorité absolue. L'argument
doit être présenté par quelqu'un qui se fait l'avocat de l'objectité,
c'est à nous de le faire valoir; la vie, la vie psychique, la conscience
sont la partie de la réalité actuelle du monde qui est déléguée pour
prendre la parole au procès de l'étant, et cette délégation défend
même l'étant dont la suprématie la révolte intimement et contre
lequel elle est une protestation: cet étant est, de fait, attesté d'em-
blée par l'acte même de protestation qui le transcende. Cela veut
dire qu'il nous incombe- à nous qui, par notre être, par toute notre
structure fondamentale, tendons à outrepasser ses limites - d'as-
sumer ce que cette indifférence néglige, afin de suppléer, par notre
vie, son manque essentiel: en nous, les choses viennent à « soi >>, à
un centre vivant, ce n'est qu'en nous que leur indifférence devient
un acte, un vécu.
Cela veut dire encore que nous devrons trouver, en bonne
place parmi nos vécus, certains qui attestent cette indifférence, le
grand silence sans vie de l'omni-englobant. Les considérations qui
précèdent relèvent de la philosophie abstraite, mais, si des formula-
tions aussi claires ne voient le jour que dans la réflexion explicite de
penseurs comme Aristote et Plotin, ou encore Leibniz et Berkeley,
il y a, bien auparavant, de profonds vécus d'ordre émotionnel dans
lesquels un tel raisonnement abstrait est ancré. Ce sont notam-
ment les vécus liés au mouvement qui se dirige du centre de notre
environnement réel vers la périphérie. J'entends ici, par le centre
de notre environnement, la sphère dans laquelle nous évoluons
habituellement, le domaine de la praxis de notre vie: de l'occupa-
tion quotidienne avec ses objets familiers, du travail et du métier
avec les accomplissements qui nous attendent et les prochains qui
135
fonctionnent de même que nous, dans des complexes de relations
analogues. Cette sphère cemrale, qui constitue notre séjour ordi-
naire, est tellement chargée de sens humain que tous ses « objets »
en sont imprégnés et assimilés, investis de valeur, non pas par ou
pour eux-mêmes, mais uniquement eu égard aux besoins, aux
exigences, aux ambitions et fonctions humains à l'intérieur desquels
ils nous sont accessibles et évidents. Ce que nous rencontrons dans
cette sphère n'est donc pas la réalité en soi; nous en sommes même
protégés jusqu'à un cerrain point, dans la mesure oi1 elle fonctionne
sans accroc, avec l'évidence de ce qui va de soi, sans provoquer
de mécontentemenr ou d'inquiétude, sans renconrrer de résisrance.
Méconrenrement, inquiétude, résistances, tout cela nous épargne
tant que nous sommes, de tout notre être, auprès de notre occupa-
tion et de notre travail (auprès des plans et des buts que nous nous
proposons, plutôt que des choses mêmes), mais se fait sentir là où les
choses nous accablenc, au point de nous freiner dans narre chemin;
il arrive aussi que notre but, frappé de mutisme, fasse place soudain
à un vide étrange, permettant aux choses de se montrer à nous
dans leur vacuité et leur manque de vie; il arrive que nous éprou-
vions un profond dégoût, une nausée qui s'adresse surtout au fonc-
tionnement, à la prolifération anarchique de la vie nue et, dans un
second temps seulement, indirectement, au vide des choses. Dans
de telles expériences, le monde habituel, proche et familier du chez-
soi tombe en ruine, et l'on se retrouve soudain sans abri, au milieu
des choses dans leur nudité, donc on ne sait que faire. Dans l'ennui,
le dégoût, la nausée, il nous faut assumer le vide, la mort intérieure
des choses qui vient ainsi de se révéler à nous; et la négativité de ces
expériences, la parc de souffrance qu'elles comportent (fût-ce, dans
le cas de l'ennui, une souffrance singulièrement passive, narcotique,
qui arrête tout mouvement comme vain à l'avance) nous les donne
à comprendre comme autant de modalités de l'affection négative,
donnant à l'objectité valeur cl 'opposition vis-à-vis de l'être « vrai ».
Non que la nausée soit un phénomène ontologique au sens plein
du terme, comme Sartre l'affirme; au contraire, elle est la manifes-
tation d'un être amoindri, évacué, dégradé, et pour autant qu'on
puisse dire avec Sartre que la nausée, c'est nous-mêmes', elle se
137
les héritiers de l'étant objectif: nous nous contentons de sa teneur,
dépourvue de signification pour lui, mais qui nous parle d'une infi-
nité de déterminations, de contenus, des consonances inaudibles
d'une polyphonie imaginaire; tout ici exprime quelque chose, tout
semble être une manifestation de beauté, de majesté, de puissance,
de sublimité, de subtilité - et pourtant le simple vécu de toutes ces
extases naturelles recèle déjà comme une amertume, un vide qui
se traduit par le thème de l'expectative - ce qui se manifeste préci-
sément dans la force magnétique qui nous attire vers les profon-
deurs de la nature. Il y a dans cette présence une grande absence,
souvent masquée par le luxe et de l'ensemble et des détails, mais
que nous ressemons puissamment dans certaines circonstances, en
particulier là où l'immensité elle-même se porte à la parole. En
nous réveillant au milieu de la nuit, dans une obscurité où tout se
confond, où nous ne distinguons même pas notre corps de l'envi-
ronnement uniforme qui a tout avalé, car il semble que plus rien de
physique ne s'oppose à cette nuit universelle, omniprésente, nous
aussi nous abîmons dans l'incommensurable, mais en même temps
nous tendons tous nos muscles et tous nos sens dans une vaine
attente: tout est là, mais tout a pour ainsi dire fait retour à soi-
même, comme s'il montrait soudain la vacuité de sa face interne,
comme s'il se mettait à découvert dans son occultation. Les grands
cycles de la nature nous laissent sur une impression analogue, - ces
spectacles qui ne s'adressent pas uniquement aux sens isolés et à
leurs moments intermittents, mais convient toutes nos facultés, nos
rythmes corporels, notre mémoire, notre pensée, notre fantaisie,
à regarder, à voir - ces grands spectacles dans lesquels l'univers
apparaît comme une seule et unique danse rythmique, comme
la dilatation et la contraction du cœur, tout ensemble alternance
- démesurée, répétée et variée à l'infini - et unité des contraires.
La protophilosophie ionienne portait sur le monde un tel regard
(< en grand ». N'entend-on pas percer cependant, dans la sagesse
•
De telles expériences montrent que l'objectité n'est pas donnée
simplement comme l'étant en général, la réalité vraie, mais qu'elle
est au contraire, dans son évidence même, dans son caractère fonda-
mental et autonome, affectée d'un pré-indice négatif et qu'elle doit
lutter, sur un terrain et à l'aide de forces qui ne sont pas les siens,
pour se faire reconnaître.
Non qu'elle n'ait pas en réserve des arguments puissants. Nous
avons déjà vu que le poids de notre insertion dans la choséité, le
poids du vide et de l'indifférence de celle-ci, est un fardeau qu'il
nous faut assumer précisément dans nos efforts pour prendre
position en dehors et au-dessus d'elle. Et l'indifférence de l'être
objectif nous touche plus profondément encore dans la mort et la
souffrance. L'inéluctabilité de la mort est une victoire de l'objet sur
ce qui proteste contre lui. La négativité, dont nous avions fait une
arme pour combattre les pressions de l'extériorité qui nous assaille,
se retourne ici contre nous: car, au bout du compte, toute résis-
tance est vaine, toute protestation, toute révolte au sein de l'étant
est condamnée à faire silence et à revenir à l'indifférence comme
équilibre ultime. La souffrance est, si possible, un argument plus
fort encore - la souffrance où s'annonce encore une autre victoire,
une emprise plus intime de l'objet sur la vie. En effet, chaque souf-
france inclut un moment d'intensité et, par là, une référence à un
possible accroissement; l'accroissement peut aller jusqu'à l' insoute-
nable, et alors la vie elle-même se révèle quelque chose de négatif -
fût-ce en regard de l'indifférence, des ténèbres nues du non-être.
139
Ainsi la vie esr tenue en servitude par sa propre faiblesse intime et
par la souffrance. L'indifférence objective peuc triompher de tout le
présent, de mut ce qui est actuel. Mais sa puissance s'arrête là. La
protestation comme relie peut être déjouée er éradiquée; la vie souf-
frame peut aspirer au silence de la mort comme à son salut. Mais
le sens de la protestation, son intention, dépasse la simple actua-
lité; le résukar atteint, les réalisations engrangées et comptabilisées
perdent ici de leur importance.
Nous abordons là le point essentiel. La protestation qui est à la
base de notre vie ne peut être expliquée simplement comme une
protestation du vivant contre l'inanimé, du conscient contre l'in-
conscient, de ce qui est compréhensible, doté de sens, comre ce qui
en est dépourvu. Ce n'est là qu'un aspect de la chose, aspect, qui
plus est, superficiel, qui empêche <le voir l'essentiel; il est vrai que
certaines idées philosophiques (des idéalismes de facture diverse)
trouvent dans ce point de vue une justification relative, mais il
faut approfondir davantage. La vie die aussi, la conscience, le sens
peuvent êcre simplement là, ils peuvent être donnés (bien que, en ce
qui concerne la conscience, nullement dans sa phase actuelle), voire
ils doivent être donnés en permanence; sans cette donation, la vie
ne saurait croître et se développer. La conscience a des assises vitales,
elle y est incorporée, dominée au suprême degré par les connexions
de la vie; l'homme se crouve dans la société, avec ses traditions et
ses exigences; tout cela, la vie subjective ne le crée pas, loin de là,
elle se découvre elle-même au milieu de ces connexions, elle les
expérimente à titre de situation dans laquelle elle est placée. Bien
sûr, l'idée, la conception de la transcendance au-delà de l'objectif
en rotalité, de tour ce qui est simplement donné, appartient au
fondement même de la conscience. C'est grâce à elle que le sujet
n'est pas un simple fait parmi les faits, qu'il vit toujours à partir
d'un but, de quelque chose qui n'est pas encore actuel. Mais cette
idée, cette possibilité fondamentale de l'homme n'est pas et ne peut
être réalisée d'emblée dans toute sa profondeur. li y a toujours là
quelque chose qui nous donne notre but, qui nous l'instille, nous le
suggère. Si le dépassement du monde, de la choséité, de l'objectité
luit pour chaque conscience, il ne s'ensuit pas qu'elle soit expressé-
ment comprise comme tâche à réaliser. En effet, la conscience qui
transcende route actualité objective se trouve encore placée devant
deux possibilicés. Elle peur, premièrement, se courner vers quelque
chose qui, sans être donné actuellement, est néanmoins déjà là en
quelque sorte, quelque chose qui fut, qui esc en puissance, telle la
force de l'instinct ou celle de la tradicion, de l'habitude et de la
roucine; ainsi oriencée, elle ne dégage sa transcendance que pour un
autre mode de donation, pour une donation plus libre, plus englo-
bame, elle transforme son avenir en passé. Nous procédons ainsi
rrès souvenc, dans la plupart des cas; si cette attitude devient exclu-
sive, le résultat est la chute dans ce que Heidegger appelle le « on
public» et, par là, dans une trêve avec l'objectif, avec la mondanité
pure. Tous les problèmes semblent alors être une simple répétition
de possibilités qui étaient déjà là, la vie se réduit à une technique,
à une routine. Nous nous endormons sur les lauriers de combats
remportés il y a longtemps, auxquels nous n'avons pas pris part.
Nous oublions le caractère foncièremenc négatif et douloureux de
l' êcre-au-monde: nous oublions de nier et de dépasser, de trans-
cender. Du poinc de vue de la libercé ainsi trahie, de cette chute
sous une nouvelle dépendance, la transcendance apparaît comme
une excentricité incompréhensible, une anomalie, une infirmité.
Nous sommes chez nous dans le monde d'ici-bas: le provisoire de
cette domiciliation n'est pas gênant pour autanc qu'il ne se fait pas
sentir de façon aiguë; on peut « jouir de la vie » qui est une grande
évidence, ou bien l'aménager de façon à en tirer le« meilleur» parti,
de façon à vivre le plus pleinement et le plus normalemem possible.
- Ou bien, deuxième possibilité, la conscience se tourne vers ce qui
n'est pas encore et constate qu'il n'y a aucun but donné, tant gue ce
n'esc pas elle-même qui en décide, que même les fins et les fonctions
de la vie qui passent pour astreignantes ec imposées sont, tacitement
et dans le secret, par sa grâce. Elle se convainc que c'est ici précisé-
ment qu'elle doit transcender, qu'il n'y a pas pour elle de cbemin
positif tracé d'avance.
C'est ainsi qu'agit celui qui est attentif à ce que, bravant certains
mots d'ordre de la philosophie contemporaine, on pourrait appeler
l'essence de l'homme. Comme nous l'avons montré au chapi.tre IV,
cette essence n'est pas celle d'un contenu positif, donné un.e fois
pour toutes, au contraire, l'essentiel est précisément ce qu'il y a en
elle d'inachevé, de manquant, voire d'expressément négarif: pour-
tanr, cette négation a une signification positive, ce refus esc, Guam
14r
à la vie et à lêtre, un affirmatif. La réaction de cet étant contre l'ob-
jectiré, affectée du signe moins, est, en effet, un affirmatif essentiel.
En transcendant au-delà de l'objet, au-delà de cour ce qui est donné
une fois pour toutes, celui qui transcende vise la positivité vraie,
« l'être vrai ». Et, bien sûr, la négarivicé, la protestation qui se trouve
aux racines de notre être, n'est pas une simple négation abstraite,
elle naît au contraire dans, voire elle ne fait qu'un avec cet être qui
a à assumer l'indifférence et le silence du monde objectif, la souf-
france et la mort en tant que destin final, dernier mot de chaque
protestation. L'action de celui qui transcende au sens plein du terme
n'a nulle part de recette ou de modèle; c'est une action à l'intérieur
d'une situation changeance, indéterminée jusqu'au bout; comme
il n'y a pas pour cette action de modèle et de recette posirive, elle
n'a pas la certitude que comporte une opération appuyée sur des
calculs et confirmée par mille expériences différentes. Il n'y a pas ici
de modèle positif, mais ce manque même sera le présupposé d'une
positivité nouvelle. L'acte ne s'appuie sur rien qui existe déjà, sur
rien d' étant - et pourtant, son bue et son fruit, c'est l'être au sens
plein du terme. L' êrre qui émerge ainsi est le nôtre; nous mettons la
dernière main à notre êcrc propre, et comme cela se fait au carrefour
de ce qui est déjà ec de ce qui ne dépend que de nous, on peut parler
ici d'autoréalisacion, du choix de soi-même. La « réalisation de soi »
résume la tâche proposée à la vie, tâche essencielle qui est en même
temps une tâche morale. Qu'on n'objecte pas qu'une telle éthique
prêche l'arbitraire pur, qu'elle est sans aucune directive. Sans doute,
on pourrait prendre de prime abord Richard III ou Franz Moor
pour des « réalisateurs de soi » au même titre que Socrate ou un
aucre héros positif, mais ce serait oublier les directives négatives,
bien réelles pourtant, qui empêchent d'absolutiser l'une quelconque
des déterminations empiriques, données, de l'homme et de l'assi-
miler à l'être vrai. En se vengeant du monde encier de l'injustice
dom ils auraient écé victimes lors du parcage des dons, du destin
dont ils croient avoir à se plaindre, Richard et Franz Moor, loin
de transcender, s'identifient à un aspect empirique, donné, d'eux-
mêmes, dont ils font la mesure de tout: c'est leur caprice, leur soif de
pouvoir, leur désir d'être admirés, cajolés, voire aimés - ils s'y iden-
tifient totalement ec l'absolutisent; certes, il y a chez eux aussi une
protestation qui préside à la naissance des acres, et leur méditation
sur la contingence de la condition humaine, ses vicissitudes et ses
rigueurs ne manque pas d'une sombre profondeur, mais leur choix
d'être seul maître est synonyme de désespoir, signifie un retour au
monde mort qu'eux-mêmes condamnent. Ainsi, sans jamais être
déterminée à l'avance par un contenu positif, la transcendance est
néanmoins garantie et guidée par un « savoir » négatif, savoir du
non-savoir - savoir de ce qui n'est pas l'être authemique, qui n'est
pas positif à l'instar du donné, de la propension, de l'instinct, de la
routine, de l'habitude. En tout cela, la transcendance est apparentée
à la question socratique. En tout cela, Socrate est son premier philo-
sophe. Et comme la transcendance est essentiellement un drame,
un tournant dans la vie qui se réclame de son essence, non pas
intemporelle, mais historique, nous devrons regarder Socrate, au
premier chef, comme philosophe de l'historicité, bien plutôt qu'en
penseur de l'essence immuable.
Peur-être est-ce clair à présent qu'est possible, dans cette optique,
une éthique qui, sans en appeler directement à un monde plus haut,
au monde métaphysique transcendant des Idées, n'en est pas moins
une éthique au sens plein du terme, une éthique de commandements,
du devoir, du dépassement de « soi », de la rigueur et du sacrifice,
au même titre, d'autre part, que de la création libre, de l'inventivité,
d'une flexibilité infinie; une éthique qui ne se fie pas aux formes,
aux lois et impératifs tout faits, qui servent aussi de paravents et
autorisent une autosatisfaction pharisaïque; une éthique du risque
et de l'incertitude, ainsi que de la nécessité intime, unissant ces
deux aspects - une éthique réellement historique.
1
XV
1. Dans ce chapicrc et les deux premiers alinéas du suivant, Paroèka reprend, sous une
forme légèrement raccourcie. le texte dactylographié de• ch:1picrcs IX (« Rapport de la
conceprion de l'homme esquissée ici au marxisme et à la religion .. ) cc x (.. RaJI n'est pas
un exis<encialiste ... •)de la première mouture de son étude.
143
Il est clair qu'il s'agit d'une doctrine subjectiviste, pour laquelle
la question décisive, celle du sens de la vie morale, n'est pas résolue
sans nous et au préalable, si bien qu'il suffirait de reprendre à notre
compte, de comprendre et de réaliser un sens tout fait. Pour aurant,
ce n'est pas un subjectivisme au sens de l'arbitraire: on ne prêche
aucunement à l'homme que « tout est permis ». L'être naturel se
transforme en être moral en comprenant les liens qui libèrent. Et
il n'y a pas de recette universelle pour y parvenir. La régénération
implique souvent une révolte, toujours un combat. C'est, au fond,
toujours la même lutte pour le renouveau humain, pour notre
parc d'autoréalisation, qui, se déroulant dans des conditions et des
circonstances toujours différentes, se traduit dans le drame concret
de l'histoire.
Hegel est le premier à concevoir la vie spirituelle de l'homme
et, avec elle, l'histoire comme reposant sur un principe négatif, sur
un manque qui se comble. Chez Hegel, toutefois, ce processus est
un devenir non seulement humain, mais qui culmine à l'échelle
cosmique et donne forme à un tout universel au sein duquel toutes
les négations et tous les manques sont au bout du compte supprimés
et conservés derechef, éternisés dans l'unité de !'Idée universelle. Le
marxisme, ôtant à l'hégélianisme la métaphysique des Idées qu'il
a héritée de !'Antiquité, se trouve devant le problème de conce-
voir l'homme tout ensemble comme chose et comme être histo-
rique. Comme Hegel, Marx demeure persuadé que l'histoire est
un processus qui a un sens, et que la force motrice de ce processus
est la contradiction, le manque, la négation. L'un des traits caracté-
ristiques de la conception du« socialisme scientifique» chez Marx,
c'est qu'elle ne part pas d'une image idéale de l'avenir, mais des
contradictions réelles et insoutenables du présent. Dans les écries de
jeunesse où il fait la critique de Hegel, Marx part du fait que l'es-
sence de l'humain n'est pas réalisée, du fait que l'homme ne repose
toujours pas en lui-même, de la positivité purement supposée et
de la négativité bien réelle de son état présent. Voilà pourquoi son
intérêt se porte sur l'auto-aliénation humaine et les efforts pour la
surmonter. Il y a là une analogie essentielle encre le marxisme et
le socratisme: l'un et l'autre sont, si l'on peut dire, apagogiques,
l'un et l'autre utilisent une méthode négative, l'un et l'autre partent
d'un manque à supprimer, l'un et l'autre sont historiques en ce sens
144
que l'homme essentiel, l'homme dans son essence, n'esr, à leurs
yeux, pas ou du moins pas encore donné. Mais le marxisme croit en
savoir assez sur l'essence de l'homme er le processus historique pour
pouvoir déterminer - de façon quasi naturaliste - en quoi réside
cette essence, ce qui constitue pour ainsi dire la position d'équi-
libre du processus humain, quand bien même il ignore si l'homme
y parviendra effectivement un jour. L'homme esr chez Marx un
être sensuel et social, telle est l'essence qu'il cherche à dégager, à
réaliser à travers le processus historique. En connexion avec cela, les
résultats concrets, les réalisations politiques, les faits accomplis sont
évalués comme autant d'étapes sur le chemin historique. I..:individu
reçoit sa vocation du service du bue global de l'histoire, sans jamais
cesser d'êcre en dehors de cette fin dernière. Le marxisme, qui, cela
mis à part, est un historicisme extrême, touche là à la limite de
son point de vue historique; c'est chez Marx comme un reste de
platonisme (sit venia verbo), un vestige d'une téléologie transcen-
dante. De notre point de vue, cependant, la réalisation de l'homme
est possible n'importe quand, de même que, d'un autre côté, il nous
semble impossible de parler de la fin de l'histoire en général ou d'un
point culminant du processus historique. Pourquoi la réalisation de
l'homme, pour autant qu'elle soit possible, ne serait-elle pas dans
la conscience de soi nouvelle et la supériorité morale que donne au
socialisre révolutionnaire le combat pour une grande cause, plutôt
même, peut-êcre, que dans l'étape où les tensions présentes seront
supprimées et où la contradiction fera place à l'équilibre dans les
affaires humaines?
On répondra que la morale ainsi conçue est essentiellement indi-
vidualiste, qu'elle ignore donc l'inhumanité qui réside dans la néces-
sité du combat qui opposera l'homme à l'homme aussi longtemps
que le but suprême n'aura pas été atteint. Nous pensons en effet
que socialité et moralité ne sont pas synonymes et que la vie morale
a d'autres dimensions encore que celle qui concerne les rela.tions
interhumaines, soie précisément la régénération de la vie propre, sa
maîtrise, le dépassement de cout ce qu'il y a en elle d'immédiat, de
purement instinctif - mais cela ne veut pas dire que la réalis.ation
de l'essence humaine authentique, le parachèvement qui est !'oeuvre
de l'homme lui-même, ne prenne pas en compte la nature origi-
nellement sociale de l'être humain, le fait que la collectivité n'est
145
pas pour nous une simple déterminarion externe, que les hommes
ne se juxtaposent pas comme autant d'atomes, sans liaison interne,
mais que tous les autres appartiennent intimement à chacun de
nous, que l'homme n'est pas seulement un« moi•>, mais en même
temps un « nous ». Nous l'avons vu dans le cas de Socrate: on ne
peut travailler à la régénération du« moi ,., à sa concrétisation, à son
parachèvement, sans travailler au renouveau et au parachèvement
du « nous » auquel le « moi » est essentiellement uni. Mais, ici, ces
quelques indications devront suffire.
XVI
1. Voir K. Kupka, " Filosofic véd lidskych " [Une philosophie des affaires humaines),
Nnie dobn. vol. IX (1944). n" 25, p. 385-389. (Sociologue, disciple de Radl ec de Max
le premier à relever cette analogie et d'avoir ainsi présenté une
interprétation nouvelle du célèbre passage final du deuxième tome
de !'Histoire des théories biologiques' sur la vérité qui n'est ni dans
les livres er les jugements ni dans la raison ou le cœur, mais là Ott
toutes ces choses ne font qu'un, la vérité qui ne se laisse pas dire
tout de go, qu'on ne peut, tour au plus, que partager avec un ami
(existence et communication). D'un autre côté, on a trouvé décon-
certants les propos très critiques de Rad! lui-même sur les existen-
tialistes, le fait qu'il ait à plusieurs reprises fustigé Kierkegaard
en tant que romantique et qu'il n'ait jamais témoigné d'intérêt
parciculier pour tout ce courant philosophique. Peut-être notre
exposé permettra-t-il de concilier ces positions contradictoires. Si
la conception existentialiste de l'homme se fonde effectivement
sur l'idée de l'historicité de l'essence humaine que nous avons
développée ici, il s'ensuit que l'existentialisme est, historiquement
parlant, un recour de Platon à Socrate; comme Radl n'accomplit
pas ce chemin, il n'est pas existentialiste - il se place plutôt à l'an-
tipode, au point de vue de l'idéalisme classique, qu'il s'efforce, par
son interprétation morale, d'épurer et de rapprocher de la vie en
en rejetant le complexe apparat constructif logique er ontologique.
En même temps, cependant, le rapport de Socrate er de Platon
précisément permet de comprendre que des motifs existentialistes
puissent, voire doivent se présenter chez un platonicien, pour peu
qu'il s'agisse d'un philosophe authentique, vivant, qui va jusqu'aux
racines mêmes du mouvement de l'âme qu'est le platonisme - ce
qui est bien le cas de Radl.
Les critiques que Rad! adresse à Kierkegaard ne font que
confirmer ce point de vue. On peut être d'avis, comme nous essaie-
rons encore de le montrer, que, de portée trop courte, elles manquent
leur cible et n'atteignent pas les positions de Kierkegaard; il n'en
demeure pas moins qu'elles définissent très clairement la position
de celui qui les formule.
Weber, Karcl Kupka [1895-1963] était un ami iruime de Paroéka avec qui il avair étudié
en Allemagne dans les années trente. Nommé secrétaire de l'Institut d'études slaves à
Paris en 1945, il choisira l'exil après le coup d'État des communistes tchécoslovaques en
février 1948 er emreprendra avec Robert Campbell une lecmre commune de Heidegger
qui rrouve des reAets dans la correspondance déjà cirée de l'atoéka.)
1. Voir p. 52, nore 1.
147
Selon Radl, Kierkegaard se trompe avant toue dans la mesure où
il dissocie la théologie et la philosophie, c'est-à-dire la philosophie
morale et la métaphysique. Kierkegaard ne comprend pas que l'en-
tendement est au-dessus de la volonté; l'entendement et l'enseigne-
ment des hommes sensés sont la seule voie pour qui veur parvenir
à une volonté juste'.
Kierkegaard renvoie à l'exemple d'Abraham, prêt à sacrifier Isaac
- mais ce « fait » de l'Ancien Testament n'est peut-être qu'un reflet
du paganisme, un souvenir de la superstition qui faisait sacrifier
des enfants sur les autels des divinités de l'Asie antérieure; il faut
donc, dit Radl, rappeler à Kierkegaard, qui met en avant l'autorité
de la Révélation, que le véritable fondement de la théologie est
le Nouveau Testament, l'Évangile. Le Christ a entièrement trans-
formé l'Ancien Testament, ou plus précisément l'esprit de l'Ancien
Testament, tout en professant un respect absolu de la lettre. Dans
l'Évangile, Radl ne trouve pas trace d'une idée où la volonté divine
s'opposerait au sens humain de la vérité, de la justice, de l'amour.
Le Jésus des Évangiles n'a rien de mystique, de mythique, de
romantique. Il est proche de la doctrine platonicienne des Idées
(telle que Radl lui-même la comprend). La volonté divine et le
commandement moral sont toujours identiques. - Kierkegaard est
trop exigeant à l'égard de l'homme, au risque de provoquer des
réactions contraires et de nuire à la spiritualité humaine. Ainsi,
l'impératif de ne pas attendre de récompense pour les bonnes
actions est exagéré: celui qui n'a pas de récompense à attendre s'en
octroiera une de sa propre autorité, c'est-à-dire deviendra radica-
lement mondain. - Kierkegaard prêche la solitude absolue dans le
rapport religieux: l'individu, dit-il, se tient seul face à Dieu, sans
l'appui d'un peuple ou d'une communauté, mais cela est contraire
à Jésus; Jésus, affirme Radl, n'était seul qu'en priant et en dormant;
cela mis à pan, il était constamment avec les autres. La solirude
religieuse de Kierkegaard ferait penser plucôt au bouddhisme avec
sa comparaison de Bouddha au rhinocéros qui erre seul à travers
la jungle.
1. Cf. E. Rad!, Otècha zfilosofie, p. 56. (Nou de /'Auteur.) [Tout ce passage se rapporteà la
section b («Raison et volonté•) du chapitre IV(« La fin de l'ordre moral?») de l'ouvrage
de Rad!.]
Kierkegaard esc, d'après Rad!, partisan d'une obéissance aveugle
au commandement divin, à l'autorité divine - comme les théolo-
giens nominalistes donc il le rapproche. Pour les nominalistes, cela
dit, la vie humaine est aussi foncièrement incompréhensible que le
monde en général; le commandement divin vaut parce qu'il émane
de Dieu, non pas parce qu'il serait accessible à notre entendement,
moral ou autre. Pour les nominalistes, l'humain et le mondain en
totalité sont incompréhensibles au même titre; c'est dire que même
ce qui passe humainement pour impossible, ce qui est impossible
pour la raison humaine, est en réalité, au point de vue divin, possible.
Et, là où la raison et la compréhensibilité sont abolies, l'absurdité
l'est à vrai dire également, car il n'y a plus de critère pour en juger.
Kierkegaard, en revanche, maintient la raison et le sens, c'est-à-dire
la compréhensibilité, dans la vie humaine, avec ceci que, dans sa
pensée dialectique, le sens ne s'arrête pas à la raison: l'absurde aussi
fait partie du sens, voire il est indispensable à la réalisation du sens
de la vie. Non, Kierkegaard ne saurait être classé sans autre forme
de procès parmi les nominalistes.
La position de Kierkegaard est foncièrement différente. Il y va
pour lui précisément de découvrir le sens de la vie, et la découverte
est une manière de compréhension - non pas, certes, une compré-
hension par la contemplation, mais par l'être, par l'existence. Celui
qui pense ainsi est, bien sûr, loin de voir dans l'entendement de
« simples noms ». Ce ne sont pas de simples noms, mais pas davan-
tage des intuitions, des concepts, il ne s'agit pas de la saisie d'idées
étant en soi, mais de l'être propre, de la vie propre et du sang qui
fait battre le cœur. Relève aussi de ce combat pour le sens de la
vie ce qui se nomme le <c dépassement de l'éthique ». Le sens de ce
dépassement est cependant quelque peu différent de ce que Radl
s'imagine. En effet, il ne signifie pas à notre avis, comme le pense
Radl, que Dieu commande des choses contraires à la mor2le; il
réside au com:raire dans le fait que l'homme est prêt à renonce:r à la
souveraineté morale, qu'il est capable d'atteindre grâce à l'héroïsme,
pour se sentir coupable face à Dieu; être face à Dieu, être dans un
rapport immédiat à Dieu, signifie toujours comprendre sa pcopre
culpabilité, ce qui ne peut se faire simplement des lèvres, verbale-
ment, mais seulement par un dépassement effectif de ce qu'LI y a
humainement de plus haut, c'est-à-dire la vie morale.
149
La différence principale entre Kierkegaard et Rad! dans la
conception de la morale tient à cela; tandis que Radl pense que
la morale est ancrée dans une sphère élevée au-dessus de l'homme,
qu'elle n'est pas une œuvre humaine, témoignage ou résultat de
notre nature intelligible, suprasensible (sans cela, sa position serait
identique ou similaire à celle de Kant), Kierkegaard demeure dans la
position prise par Kant et les penseurs qui lui ressemblent. La morale
est chez lui l'œuvre de notre liberté; sa détermination, ainsi que le
milieu dans lequel elle évolue, c'est, comme chez Hegel, l'universa-
lité. Universelle, elle l'est doublement: l'universalité de la morale est
celle de son commandement, valable toujours, pour tout le monde et
en toutes circonstances; mais la communauté, le collectif constitue
également son contenu et son but - vivre selon la morale, c'est vivre
pour l'ensemble, mettre toujours le tout collectif au-dessus de l'indi-
vidu. L'homme peut, voire doit s'élever par ses propres forces au plan
moral, la morale est une possibilité humaine, bien qu'elle contienne
un «mouvement »infini, le mouvement d'une résignation infinie,
du renoncement à toute immédiateté, de la négation de tout ce qui
chez lui n'est que naturellement donné - comme on le voit dans
le cas de Socrate. Pourtant, avec la vie éthique, l'homme n'est pas
encore au cerme de son chemin, il n'est pas encore parvenu, au sens
plein, à lui-même, il ne s'est pas dévoilé pleinement dans sa spécificité
- car la morale est précisément la sphère de l'universel, non pas de la
différence purement individuelle. Certes, nous nous hissons, dans la
morale, au-dessus de la moyenne, jusqu'à l'exception héroïque, mais
l'existence de cette exception comme telle indique seulement que les
autres sont faibles et défaillants, non que nous puisions ici notre sens
pleinement en nous-mêmes - l'universalité et la communauté conti-
nuent à nous guider d'une main ferme. Bien sûr, le commandement
moral est lui aussi une loi divine, loi toutefois qui ne nous met pas
directement en rapport avec Dieu, mais plutôt avec notre prochain,
avec le collectif, la communauté. Le commandement moral vaut
absolument, mais il n'est pas un rapport absolu à l'absolu. Cela veut
dire que l'éthique conserve sa validité alors même qu'on la dépasse.
Elle vaut toujours, rien en elle n'est réfuté, elle n'est elle-même ni
supprimée ni supplantée par autre chose; elle est, chez l'homme,
une étape indispensable sur le chemin de la vie, mais il se fait jour
une sphère où !'éthique prend fin et n'aide plus à avancer, où elle ne
s'applique plus, où son application serait, au contraire, une erreur
fondamentale, consistant à mesurer l'absolu au relatif - en effet, si
l'éthique est bien chose humaine, elle est ici aussi, cela s'entend, rela-
tive, finie mais nullement finale.
Le rapporc absolu à l'absolu aura donc nécessairement un
caractère singulier: d'une parc, il mène à son terme, voire pousse
à l'excès le mouvement infini de résignation absolue qui caracté-
rise l'éthique, conduisant le héros éthique au point où il sacrifie
jusqu'à son héroïsme même - d'autre part, cependant, il engendre
un mouvement diamétralement opposé, de confiance absolue, car
le rapport à l'absolu n'est possible qu'en faisant disparaître tout le
reste, non que cela se révèle dépourvu de poids et de signification
face à l'absolu, mais parce que celui-ci est incommensurable. Ainsi
le mouvement de la foi est comme un mouvement sur place: tout
ensemble une résignation absolue et une confiance absolue, que
rien ne peut justifier - confiance absurde donc, du point de vue
relatif, mais qui a, ce nonobstant, un sens existentiel. Le symbole
de tout ce mouvement de la foi, c'est Abraham, pour qui il n'y a pas
de justification si la sphère éthique est le plan ultime de la vie, s'il
n'y a pas, au-delà de la sphère éthique, un rapporc à l'absolu. Telle
est donc la signification profonde du mythe du sacrifice d'Isaac:
l'existence religieuse est au-dessus de la vie éthique. Ce n'est pas là
une façon d'entériner le fanatisme ou le crime religieux. Le crime
demeure crime, à punir comme tel. Mais l'homme religieux, bien
que le passage par la sphère morale soit pour lui une exigence
imprescriptible, ne pourra jamais s'en tenir là; au contraire, il devra
être prêt à considérer cette sphère elle-même comme une tdtime
tentation sur son chemin - un leurre qui le pousserait à donner à la
vie humaine un sens clos, tiré d'elle-même.
Comme nous l'avons vu, cette même tentation est ce que Rad!
aussi reproche à la philosophie moderne - c'est, d'après lui, en
elle que se trouve la source de l'indigence spirituelle des Temps
modernes, et Kierkegaard exprime une idée semblable en affirmant
que les hommes du xrx< siècle veulent dépasser la sphère de la foi
et<< aller au-delà'», sans comprendre que la foi, en tant que ra_pporc
151
absolu à l'absolu, est ce qu'il y a de superlativement difficile et qu'il
n'y a rien au-delà. Le différend entre Rad! et Kierkegaard n'exclut
donc pas des points d'accord. Tous deux reconnaissent un sens
ultime, au-dessus de l'homme, et qui n'est en aucune façon la créa-
tion de celui-ci; ils divergent surtout en ce qui concerne la délimita-
tion des sphères du sens suprahumain et du sens purement humain
- chez Kierkegaard, la frontière coupe nettement entre la sphère
religieuse et la sphère sociale, tandis que, pour Rad!, les sphères
éthique et religieuse tendent à se confondre comme chez Platon;
on pourrait dire qu'aux yeux de Radl, comme pour le penseur des
Idées, Dieu figure la Fin en soi, l'ultime point de fuite de tout sens
et de toute signification, dont il n'y a d'autre approche que la dialec-
tique éthique, médiatrice. Pour Kierkegaard, en revanche, !'Absolu
est davantage que la Fin dernière, rapportée au bout du compte à
quelque chose qui existe hors d'elle: créateur, fondement originaire
de toue, !'Absolu n'est rapporté à ce monde qu'accessoirement.
L'autonomie de la vie religieuse, la« suspension de l'éthique>) est
alors ce qui seul donne son sens propre à l'individualisme de Kier-
kegaard. Dans la sphère religieuse, nous sommes « seuls )>, nous y
vivons réellement de notre propre fond, car 1'« universel )) en totalité
n'y a plus cours. Lon ne peut y prendre appui sur rien; l'incertitude,
le risque sont entiers. Pourtant, ce « subjectivisme » n'est pas sans
toute ligne de conduite, il n'est pas un fanatisme, un émotionalisme
pur (comme on le dit parfois en renvoyant au concept kierkegaar-
dien de" passion»); son guide, c'est le rapport à l'absolu, l'achemi-
nement vers !'in-fini, l'absolu, et ce chemin a des lois qui le régissent
et une structure qui lui appartient en propre. Ce subjectivisme est
en même temps un objectivisme, car il pose au plus haut point de la
dialectique subjective la foi, c'est-à-dire le rapport absolu à l'absolu,
rapport qui n'est jamais pleinement en notre pouvoir, qui ne peut
pas se transformer en connaissance et en savoir.
On pourrait reprocher en revanche à Rad!, d'un point de vue
proche de Kierkegaard, que l'objectivité de la sphère morale, de ces
lois qui nous dominent, n'est, en tant qu'objectivité idéelle, un être
objectif qu'en apparence: qu'elle est une expression, sinon de notre
aspect naturel, du moins de notre nature d'êtres intelligibles, dotés
d'entendement. - Kierkegaard pourrait avancer à sa décharge, en
réponse à Radl, qu'il n'a jamais incité personne à se désintéresser
de la récompense des mérites, bien au contraire, qu'il n'a cessé de
souligner l'impossibilité, pour l'homme, de renoncer à l'idée de
la félicité éternelle; il pourrait faire remarquer que l'aureur de la
parabole d'Abraham n'est pas Sôren Kierkegaard, mais l'une de ses
inventions littéraires, ['écrivain Johannès de Silentio qui, lui, n'est
pas un homme religieux, mais un esthète réflexif, qui admire la vie
religieuse d'un point de vue analytique; si Radl voit là une réminis-
cence païenne, on peut rétorquer qu'il s'agit de démêler quel pour-
rait être le sens ultime même des pratiques atroces du paganisme;
si Radl affirme que l'Évangile ne connaît point de suspension de
l'éthique, Kierkegaard renvoie à Luc XIV, 26, où Jésus prêche à ses
disciples la haine de leurs plus proches, voire de leur propre vie; et
enfin on peut dire avec certitude que la raison de la « solitude 11 kier-
kegaardienne est non seulement différente, mais tout le contraire de
ce qui motive l'isolement bouddhiste. Le bouddhiste est seul parce
qu'il veut fusionner dans l'essence indifférenciée, non individuée de
l'univers, avec la divinité en tant qu'indifférence de tour: si l'univers
est tout un, celui qui a compris cela est seul, car il s'est fondu dans
ce qui seul existe, l'absolu unique, seul et même, isolé. L'individu
de Kierkegaard, au contraire, ne peut jamais se fondre dans l'absolu,
sa solitude est la solitude de la foi, c'est-à-dire du rapport à un autre
qui n'est jamais en mon pouvoir, rapport, il est vrai, qui a en même
temps la prééminence sur tous les rapports sociaux - l'individu de
Kierkegaard est seul parce que, dans la tâche d 'u être», person.ne ne
peut nous aider ni par son bon vouloir, ni à force de commande-
ments, de lois, de préceptes.
INDEX
155
Kohak, Erazim: n Richard III: 142
Kohler, Wolfgang: 62 Rodin, Auguste: 59
Koumik, Bohuslav: 18 Rousseau, Jean-Jacques: 71
Krejcl, Framisek: 18 Ruyer, Raymond: 12, 61, 62
Kupka, Karel: 146, 147
Sarcrc, Jean-Paul: lJ, 16, 35, 38, 109-117,
Lawrence, David Herbert: 64 120, 121, 131, 133, 136
Leibniz, Wilhelm Gotrfried: 42, 44, 83, Scheler, Max: 12, 16, 38, 63, 65-76, 84,
124, !26, 135 107-109
Lurher, Martin: 60 Schiller, Friedrich von: 46
Schopenhauer, Arthur: 64
Maier, Heinrich: 27 Sellars, Roy Wood: 134
Marcel, Gabriel: 122 Shafresbury, Anthony Ashley Cooper
Marx, Karl: 12, 13, 17, 18, 49, 50, 64, 99, comte de: 44
143-145 Simsa, Jaroslav: 19
Masaryk, Tomas Garrigue: 12, 17-20, Smith, Adam: 43
48-54 Socrate: Il, 12, 21-23, 25-32, 37-40, 45,
Michel-Ange: 59 56, 72, 86, 101, 102, 105, 1I8, II9, 124,
Mill, John Stuart: 49, 50 142-144, 146, 147, 150
Mozart, Wolfgang Amadeus: I08 Spemann, Hans: 62
Spinoza, Baruch: 33, 43, 75, 124, 126
Nejedly, Zdenëk: 18
Newcon, Isaac: 42, 43 Taylor, Alfred Edward: 26, 27
Nierzsche, Friedrich: 31, 38, 63, 64, 93, Thalès: 26
120 Thomas d'Aquin (saine): 3}, 58, 61
Thucydide: 43
Palacky, Frantisek: 15
Parménide: 22, 32 Uexkiill, Jacob von: 60
Pascal, Blaise: 12, 38, 42, 70, 89, 90, 100
Platon: u-13, 21, 25-27, 29, 32, 36-40, Valéry, Paul: 27
43-45, 48-54, 61, 66, 67, 69, 74-76, Vico, Giambatrista: 46
83, 84, 86, I06, 109, 124, 145, 147· Virgile: 118
148, 152 Voltaire: 12, 44, 89-91
Plotin: 135
Prinzhorn, Hans: 38 Weber, Max: 147
Pychagore: 26 Wolff, Christian, baron von: 67
Avertissement ..................................................................... 7
[Sommaire] ..................................................................... 11
[Éternité et historicité]
[1n] ............................................................................ 25
IV .............................................................................. J2
V ............................................................................... 38
VI .............................................................................. 42
VII ............................................................................. 48
VIII ............................................................................ 54
IX .............................................................................. 62
X ............................................................................... 74
XI .............................................................................. 84
XII ........................................................................... I09
XIII ........................................................................... 117
XIV ........................................................................... 123
XV ............................................................................ 143
XVI .......................................................................... 146