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Il faut mener une petite enquête pour découvrir qu’en vérité, une
certaine tradition d’auteurs philosophes a bien proposé des analyses
ou du moins quelques réflexions sur l’attention : Augustin dans les
Confessions3, Descartes4, Leibniz5, Malebranche6, mais aussi Locke,
Hume, Condillac, Christian Wolff, Maine de Biran7, Johann Gottlieb
Fichte, Henry Bergson, Edmund Husserl8 et quelques autres… Cela ne
revient dans Réflexion faite (Esprit, 1995) sur son itinéraire, il qualifie sa première étape, sa Philosophie de la
volonté, d’« anthropologie philosophique » (op. cit., p. 24).
3 Saint Augustin, Confessions, Paris, Flammarion, 1993, Livre IX, chap. 28, pp. 397-400. L’attention y est « le
présent du présent » et se relie étymologiquement à l’attente (attentio-attendere) : « l’esprit attend, il est attentif
et il se souvient. » Notons que dès l’Antiquité est relevée la capacité à se concentrer sur le moment présent,
relativement à ce qui dépend de nous, sur quoi nous avons prise, face à ce qui ne dépend pas de nous et éveille
nos désirs en nous faisant souffrir. Cf. Philon d’Alexandrie, De la Création, in Œuvres, Paris, Cerf, dir. R.
Arnaldez, J. Pouilloux, Cl. Montdésert, 1961, p. 73, où l’attention comme présence à soi (prosochè) est une
orientation générale des pratiques de soi et une technique particulière, et où la méditation (mélètè), exercice
spirituel par excellence, signifie le soin, le fait de s’occuper attentivement de quelqu’un ou de quelque chose. Cf.
aussi P. Hadot, Philosophie antique et exercices spirituels, Paris, A. Michel, 2002, et M. Foucault, Le souci de
soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 90, mais aussi L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard, 2001 : le « souci de »
(epimeleia heautou ou cura sui) y est non pas état d’esprit mais technique et pratique de soi supposant
entraînement et exercice (askèsis/exercitium).
4 R. Descartes, Méditations métaphysiques, 2ème méditation, Œuvres philosophiques II, Paris, Garnier, 1967, p.
426 ; Passions de l’âme, Paris, Vrin, 1994, art. 53-70. Au delà de la situation de l’attention cartésienne sur la
carte d’une théorie intellectualiste de l’esprit dont maîtrise, volonté, jugement et effort forment les points
cardinaux, l’attention apparaît chez Descartes comme un opérateur modal de gradation axiologique de ma
connaissance des objets: « (ma perception) peut être imparfaite et confuse, comme elle l’était auparavant, ou
bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses
(...) » Ou : « l’admiration est une subite surprise de l’âme qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les
objets qui lui semblent rares et extraordinaires. » (Je souligne.)
5 G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Paris, Garnier Flammarion, chap. IX, « La
perception », §1-4, pp. 111-112 : « La pensée signifie souvent l’opération de l’esprit sur ses propres idées,
lorsqu’il agit et considère une chose avec un certain degré d’attention volontaire : mais, dans ce qu’on nomme
perception, l’esprit est pour l’ordinaire purement passif, ne pouvant éviter d’apercevoir ce qu’il aperçoit
actuellement. » Sur le fond d’une carte de la pensée définie comme un mouvement de réflexion ou d’aperception
distinct de la perception passive, l’attention apparaît comme une fonction modale d’application de la pensée.
6 N. de Malebranche, Traité de morale (1648), Partie 1, chapitre V, article 4 et sq., Œuvres, Paris, Gallimard,
Pléiade, volume 2, 1992, pp. 462 et sq. : « l’attention de l’esprit est (...) une prière naturelle, par laquelle nous
obtenons que la raison nous éclaire ». Tout en étant un travail et un exercice, l’attention est ici aussi une attente
sans expectative, selon le fil augustinien de l’attention-attente. A propos de cette double postulation de l’histoire
philosophique de l’attention distribuée en attention-attente (Augustin-Malebranche) et en attention-fonction
modale (Descartes-Leibniz), cf. N. Depraz, Attention et vigilance, Paris, P.U.F., Epiméthée, pp. 24-30.
7
A propos de l’attention sensualiste et automatique, cf. Y. Citton, L’écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014,
pp. 182-184 et N. Depraz, op. cit., p. 30-36.
8 E. Husserl, Hua XXXVIII, Wahrnehmung und Aufmerksamkeit (T. Vongehr und R. Giuliani hrsg.), Dordrecht,
Kluwer, 2004, trad. française par N. Depraz de la partie du Cours consacré à l’attention sous le titre
Phénoménologie de l’attention, Paris, Vrin, 2009. Une histoire philosophique de l’attention est l’horizon de mes
présentes préoccupations dans le cadre d’une édition collective en cours de construction.
fait pas pour autant de l’attention un concept ni le thème-phare d’une
philosophie.
deux moments de l’attention, incomplète et complète (= réflexive). Cf. aussi Marc Maesschalck, « Attention et
réflexivité dans la Logique de 1812 et la dernière philosophie de Fichte », Fichte-Studien 31:267-276 (2007).
19 Cet enjeu dépasse le cadre du présent article. Ce dernier se contente, à la lumière du traitement de ces
questions par Ricœur dans son anthropologie philosophique, d’offrir quelques pistes en direction d’une
philosophie de la dynamique interne de l’attention et de la surprise, sur le fond d’une re-compréhension de la
phénoménologie comme empirisme transcendantal.
20 G. Moruzzi & H. W. Magoun, « Brain stem reticular formation and activation of the EEG », EEG Clinical
Neurophysiology, 1-1, 1949, pp. 455-473.
même, la voie royale de l’étude de la surprise est celle du startle, que
l’on traduit de façon standard par « sursaut », objet de mesures
physiologiques cutanées, cardiaques, respiratoires et cérébrales, et qui
renvoie clairement à un réflexe corporel provoqué par un stimulus
visuel, sonore ou tactile.21 C’est typiquement le mouvement de fuite
de la biche effarouchée à la vision de l’ombre d’un rapace sur le sol,
ce qui a pu conduire un psychologue comme Paul Ekman dès les
années 70 à souligner la proximité troublante entre la surprise et la
peur… Si l’attention et la surprise ont quelque légitimité scientifique,
ce sera semble-t-il dans le champ expérimental des sciences du vivant,
et principalement de l’éthologie.
21 Par exemple, J. T. Winslow, L. A. Parr & M. Davis, « Acoustic startle, prepulse inhibition, and fear-
potentiated startle measured in rhesus monkeys » in Biological Psychiatry, 2002, Volume 51, Issue 11, pp. 859–
866.
s’attendre à ce que la philosophie qui a fait du Zu den Sachen selbst
son mot d’ordre, avec la volonté de mettre au premier plan
l’expérience du sujet dans sa dimension corporelle vécue ou dans sa
portée existentielle, à savoir la phénoménologie, accorde à ces
phénomènes un statut sinon central du moins notable.
Cependant, on ne peut manquer d’être intrigué : ni le fondateur
de la phénoménologie E. Husserl, ni ses premiers disciples allemands
(Scheler, Heidegger, Fink), ni non plus d’ailleurs leurs homologues
français (Merleau-Ponty, Sartre, Levinas, Henry) n’ont accordé de
prime abord à la surprise et à l’attention la moindre importance. Et ce,
alors même qu’ils ont abondamment fait droit à l’affection (Husserl),
aux tonalités affectives (Heidegger), aux émotions (Scheler, Sartre), à
l’affectivité ou à l’auto-affection (M. Henry), tous termes qui
désignent le régime où l’on situe habituellement la surprise, du moins
en psychologie, depuis que Paul Ekman, déjà cité, en fit dès les années
70 une émotion de base universelle aux côtés de la colère, de la peur,
du dégoût, de la tristesse et de la joie.22 Quant à l’attention, elle ne fait
pas non plus partie des questions topiques ni des actes centraux du
sujet intentionnel, transcendantal, existentiel, ontologique ou éthique,
comme c’est le cas de la perception, du temps, de l’imagination, du
corps ou de l’expérience d’autrui, et ce n’est pas le Cours de 1904-
1905 de Husserl récemment exhumé qui changera fondamentalement
la nature de ce constat. En effet, du moins dans l’édition allemande
qui y donne accès, l’attention y est explicitement abordée depuis
l’activité de la perception, considérée comme majeure et motrice.23 Si
l’on déplace à présent le projecteur éditorial, on découvre des
manuscrits où l’attention sera articulée de façon interne à des actes
affectifs (Gefühlsakte), à l’intentionnalité affective
(Gemütsintentionalität) ou à la disposition affective (Stimmung), à
titre de processus du devenir-attentif à même la générativité affective
22 P. Ekman & W. Friesen, « Constants across cultures in the face and emotion » (1971/1993), Journal of
Personality and Social Psychology, 17, pp. 124-129. Cf. aussi N. Depraz, « Surprise,Valence, Emotion. The
multivectorial integrative cardio-phenomenology of surprise », in « Surprise, an Emotion ? », Colloque organisé
par N. Depraz et A. Steinbock à l’Université de Carbondale (25-26 september, 2013) ; présentation audio-vidéo
disponible à : www.youtube.com/watch?v=KYanpUeuyeQ; publication en préparation chez Springer, soumis et
accepté.
23 E. Husserl, Husserliana XXXVIII, intitulé Wahrnehmung und Aufmerksamkeit, par Th. Vongehr & R.
Guiliani (Heidelberg, Springer, 2004). Ce volume fait apparaître l’articulation interne entre perception et
attention, laquelle prend appui sur un Cours de 1904-1905 qui traite successivement de ces deux expériences : le
texte n°1 de l’édition est intitulé Erstes Hauptstück: Über Wahrnehmung; le texte n°2 porte pour titre Zweites
Hauptstück : Über Aufmerksamkeit, spezielle Meinung.
et émotionnelle.24 Ceci laisse penser que la situation philosophique de
l’attention dans la phénoménologie husserlienne est pour le moins
instable, ou que les éditeurs des volumes des Husserliana, eu égard à
leurs choix textuels, ne lui ont pas accordé un statut clairement et
univocément identifiable.
Une constellation d’arguments à la fois historiques et
métaphysiques peuvent être mis en avant pour tenter de rendre compte
d’une telle absence, qui renvoie aussi à un déficit d’intérêt. J’en
recenserai trois, du plus extrinsèque au plus inhérent à l’enjeu de la
définition de la philosophie. Le premier concerne l’organisation à la
fois sociale et historique des différents savoirs, leur découpage et les
enjeux de constitution des disciplines, le second a trait à ce que la
philosophie revendique comme mode principal de positionnement en
termes de questionnement et de poids métaphysique de son
interrogation, le troisième touche au statut soi-disant trop latéralement
humain de ces expériences.
33 P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 2 Finitude et culpabilité, Paris, Seuil, 1960, p. 125.
contente pas du pur, du radical, mais qui demande le total, le
concret ? »34
Ce centre de gravité de l’anthropologie ricœurienne, ainsi
nommée ici de façon condensée à l’aide de ce qui est le foyer le plus
concret de l’affectivité, se trouve décrit dix ans plus tôt, en 1950, dans
le volume 1 de la Philosophie de la volonté intitulé Le volontaire et
l’involontaire. Cette description se déploie au gré d’une déclinaison
patiente des multiples structures de l’involontaire, où l’auteur voit
moins le lieu d’un inconscient organique subpersonnel a priori
inaccessible et située en deçà de toute conscience que la dynamique
même de l’humain unifié entrant dans l’agir réceptif et enté sur une
pleine ouverture à la présence ténue et vive du donné. Ricœur rompt
ainsi avec les découpages duels statiques de l’anthropologie
classique : raison/passion, esprit/corps, activité/passivité, pour faire
ressortir ce qu’il aime à nommer des « polarités » ou des « tensions »
dynamiques, exemplairement celle du volontaire et de l’involontaire.35
C’est une telle tension interne qu’explore justement sous le terme
d’« antinomie de la réalité humaine » la Conférence de 1960 déjà
citée, et qui se décline, c’est selon, en distension du pôle d’infinitude
et de finitude en l’homme, ou encore en antinomie de l’illimitation et
de la limite. 36 Ce sera encore cette tension anthropologique que
nommera la Conférence de 1996, « Le destinataire de la religion :
l’homme capable »,37 sous l’expression éloquence de « corrélation de
la fragilité et de la capacité ».38
Or, dès 1950, une telle tension interne à l’humain, qu’on la
nomme antinomie ou corrélation, fait unité : les nervures de
l’involontaire procèdent de cette pulsation affective du cœur qui
rythme l’humain selon la vibration une de l’affect vécu et du muscle
cardiaque, cette pulsation faite de contractions spontanées qui
impulsent circulation du sang dans tout le corps, rythmique
respiratoire et fluctuations émotionnelles. C’est le lieu propre de
l’auto-mouvement de l’humain, d’une dynamique pré-consciente qui
34 Op. cit., p. 126.
35 P. Ricœur, L’anthropologie philosophique, op. cit., « Présentation », p. 13.
36 P. Ricœur, op. cit., « L’antinomie de la réalité humaine et le problème de l’anthropologie philosophique », pp.
21-47.
37 P. Ricœur, op. cit., « Le destinataire de la religion : l’homme capable », pp. 415-443.
38 Op. cit., pp. 421-422.
se fait en moi sans moi et construit mon humanité au lieu de jonction
de l’organique et du vécu. S’y défait tout à la fois la réflexion
conquérante et volontaire où l’humain se perd dans le formalisme et
l’abstraction d’une raison désincarnée, et le mécanisme automatique
du corps-machine, où l’humain s’absente tout autant dans les rouages
du fonctionnement matériel.
Chez Ricœur, une telle pulsation vitale de l’humain décline en
trois modes d’agir, selon un découpage ternaire que l’auteur
affectionne : 1) motiver, 2) mouvoir, 3) consentir. Dans chaque Partie,
l’auteur articule les aspects volontaires et involontaires de ce segment
d’action de la pulsation humaine. Ainsi, l’aspect volontaire du
motiver, c’est le projet, l’imputation et la valeur, tandis que son aspect
involontaire ressortira au besoin, au plaisir, à la fuite de la douleur et à
l’attrait ; concernant le mouvoir, tandis que l’aspect volontaire renvoie
à l’intentionnalité pratique, la dimension involontaire liée à la
spontanéité corporelle se décline en savoir-faire, émotion et habitude.
Quant au troisième mode d’agir, le consentir, il est d’abord approché
depuis sa dynamique involontaire, signe de l’investissement corporel
de la pulsation, et c’est a) le caractère, b) l’inconscient, c), la vie,
tandis que la reprise volontaire se fait sous le signe de la liberté liée à
la position du refus et de la résistance au donné.
39 Op. cit., p. 422.
l’anthropologie philosophique dans son ensemble. » 40 C’est là
qu’intervient ma proposition interprétative : prendre au sérieux le lieu
qui ancre l’anthropologie ricœurienne, le foyer de pulsation du vital
qui fait l’humain, comme le foyer structurel de ce que je nomme une
« cardio-phénoménologie ». 41 J’y inscris l’attention et la surprise
comme les deux actes qui en articulent la rythmique temporelle de la
capacité/fragilité, soit de l’infinitude attentionnelle, toujours
réactivable en dépit de l’irréversibilité temporelle qui signe l’être fini
d’une part, et de la finitude de l’être surpris, toujours ouvert d’autre
part du sein de l’emprise qui l’aliène.
Conclusion