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Natalie Depraz
Université de la Sorbonne (Paris)
Université de Rouen (Mont Saint-Aignan)
Introduction
1 E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1986, trad. fr. par E. Levinas, §1, p. 2.
2 Pour des références plus précises sur ce point, cf. N. Depraz, Comprendre la phénoménologie comme
pratique concrète, Paris, A. Colin, septembre 2006.
corrélativement, ce sont ces trois champs que j’ai pour ma part commencé d’explorer : il
y a là pour la phénoménologie un enjeu méthodique de taille, qui consiste à ne parler
que de ce qui a pu être expérimenté en première personne. S’il y a une validité
conséquente de l’analyse phénoménologique, au delà des références textuelles qui n’en
sont que l’étayage herméneutique subséquent, c’est bien cette auto-référence
expérientielle du sujet à lui-même, seule base possible d’une objectivation en dernière
instance intersubjective de l’analyse.
3 A propos de ce double enracinement, cf. N. Depraz, « Epokhè », article paru dans le Vocabulaire
européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, B. Cassin éd. Paris, Seuil, 2004, pp. 366-367.
4 A ce propos, cf. F. Dastur, « Husserl et le scepticisme », Alter N°11, Paris, Alter, 2003, pp. 13-23. Et,
de façon plus générale, A. Aguirre, Genetische Phänomenologie und Reduktion. Zur Letztbegründung der
Wissenschaft aus der radikalen Skepsis im Denken E. Husserls, Den Haag, M. Nijhoff, 1970.
5 Erste Philosophie, Hua VIII, trad. fr. p. 84-86.
6 Hua VII, p. 81 et p. 209.
7 Hua VII, pp. 84-85 et p. 225.
8 Krisis, Hua VI, trad. fr. Paris, Gallimard, 1976, p. 112.
rationnelles d’une philosophie qui croit avoir atteint et pouvoir atteindre, avec les
prétendues vérités-en-soi qui sont les siennes, en En-soi rationnel. Selon ce scepticisme,
‘le’ monde serait inconnaissable rationnellement et la connaissance humaine ne pourrait
dépasser les apparences subjectives-relatives. Il y aurait bien à partir de là une
possibilité (comme par exemple celle qu’offre la phrase ambiguë de Gorgias : ‘il n’y a
rien’) de pousser plus loin le radicalisme, mais en réalité le scepticisme antique ne l’a
jamais fait. A ce scepticisme négateur d’orientation pratico-éthique (politique), il
manquait dans l’Antiquité ce qui lui manquera aussi dans les époques postérieures, à
savoir le motif cartésien original. Ce motif original, c’est la traversée de l’enfer, qui
permet, par une épochè quasi-sceptique que plus rien ne peut dépasser, de forcer le seuil
céleste d’une philosophie absolument rationnelle, et de construire celle-ci même dans la
systématicité. »9
Du coup, le scepticisme de l’épochè que Husserl reprend en charge correspond
en réalité à une synthèse radicale de l’apparaître subjectif antique et du doute
méthodique moderne, ce qui peut expliquer le privilège accordé en fin de compte par le
phénoménologue au scepticisme moderne de Hume. Pourtant, c’est au scepticisme
antique qu’il emprunte le nom de sa méthode, l’épochè, tout en refusant de considérer
que son épochè phénoménologique est une épochè sceptique.10 C’est pourquoi, au delà
de la caractéristique générale de la méthode phénoménologique comme « mise hors
circuit de toute position existentielle », laquelle renvoie bel et bien à la méthode même
de l’épochè antique par laquelle nous devenons indifférents à l’existence de l’objet pour
nous ouvrir à la contemplation de son pur apparaître, il est approprié d’explorer plus
avant la compréhension sceptique de l’épochè grecque.
On reconnaît généralement que Sextus Empiricus est celui qui, dans ses
Esquisses pyrrhoniennes notamment, nous a transmis la vision la plus systématique et la
plus complète du scepticisme issu du fondateur de la doctrine, Pyrrhon d’Elis.11
Quoique Husserl ne se réfère pas explicitement à Sextus, le motif de l’épochè est
tellement central chez le successeur de Pyrrhon, et ce, dans les termes mêmes de
Husserl, à savoir comme « suspension du jugement », qu’il paraît s’imposer de mener
une enquête plus précise sur le sens de cette méthode chez cet auteur : la « voie
sceptique », ou « voie suspensive » y est présentée comme « la faculté de mettre face à
face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque
manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les
objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension [epokhê] de
l’assentiment [sugkatathesis], et après cela à la tranquillité [ataraxia]. »12
L’indifférence à l’objet quel qu’il soit, c’est-à-dire l’impossibilité assumée de trancher
fait ressortir comme première l’ouverture de l’apparaître des choses avant toute
position à leur endroit, ce qui serait à nouveau l’amorce d’une forme de dogmatisme :
c’est dans le scepticisme qu’apparaît la portée véritablement universelle de l’épochè, car
le sceptique ne pose rien, pas même qu’il ne pose rien : il y a là l’épure la plus
authentique de cette « pauvreté en matière de connaissances » que Husserl, au début des
Méditations cartésiennes, appelle de ses vœux.
Seule une relecture dogmatisante du scepticisme a pu chercher à y relever une
contradiction interne (seule en jeu chez certains néoacadémiciens comme Clitomaque et
Carnéade, qui affirment que le vrai ne saurait être atteint). Mais une telle auto-
C’est d’ailleurs une telle attention suspensive qui forme le noyau commun de
l’attitude sceptique et de l’attitude stoïcienne, où le marquage éthique, en termes de
vertu du sage, de force intérieure, est souvent davantage souligné que dans le
scepticisme, aperçu qu’il est du point de vue de la critique radicale de la connaissance
qui s’y joue. En fait, il y a pourtant dans cette attitude critique suspensive une éthique
pratique, qui est la matrice propre à ces deux sagesses, et qui se double d’une visée
eudémoniste : l’ataraxie, « l’absence de trouble », seule source de bonheur.
Or, quoique Husserl ne s’intéresse pas au stoïcisme en tant que source de sa
méthode, vraisemblablement du fait de l’attitude quelque peu volontariste de la figure
du sage stoïcien, il est de fait que les sceptiques empruntent eux-mêmes leur suspension
de l’assentiment aux stoïciens.14 Par exemple, Epictète, dans ses Entretiens (I, 4, 11),
distingue trois thèmes, désignés comme topoi, qui sont les domaines dans lesquels se
situe la pratique des exercices spirituels : le troisième correspond justement à
l’assentiment (prosthesis) et à la suspension (épokhè) de cet assentiment, tandis que le
premier se situe dans le désir et l’aversion, et le second dans les tendances positives et
négatives.15 Très proche de lui, Marc-Aurèle, dans ses Pensées, ayant d’ailleurs
conservé un fragment d’Epictète qui énonce ses trois pensées, mais sans établir un ordre
comme lui, confère une place centrale à ce schéma ternaire : « (3) Il faut trouver une
méthode au sujet de l’assentiment. (2) Et dans le lieu (topos) concernant les tendances
(hormai), il faut garder son attention éveillée afin que ces tendances opèrent ‘sous
réserve’, au service de la communauté et en conformité avec la valeur des objets. (1) Et
finalement il faut s’abstenir totalement du désir (orexis) et ignorer l’aversion pour les
choses qui ne dépendent pas de nous. »16 A cet égard, P. Hadot montre comment les
trois topoi renvoient aux trois parties de la philosophie stoïcienne, non pas en tant que
parties d’un système théorique de pensée, mais comme les gestes d’une pratique de
transformation de soi.17
Pourtant, on peut noter une inflexion sémantique d’une épochè à l’autre : alors
que les sceptiques soulignent dans l’expression « suspension de l’assentiment » le
premier terme, les stoïciens font davantage droit au second. A l’apparaître non-
positionnel des premiers, les seconds adjoignent une relation de confiance au
phénomène, qui les placent en position d’adhérer à ce qui se donne à eux, bref, de
consentir à ce qui se présente. Il y a là une attitude de réceptivité ouverte au donné, qui
se reconnaît comme une façon d’être en relation avec l’événement.
«Il s’est vidé lui-même, prenant la forme d’esclave ...», nous dit Saint-Paul dans
l’Epître aux Philippiens (2, 7), parlant ainsi de l’expérience d’anéantissement volontaire
du Christ, de son dépouillement dans l’Incarnation, lequel trouve son paroxysme dans la
mort sur la croix. Du grec kenos, qui signifie « vide », « creux », « sans contenu »,
kenoô (le verbe) se trouve transformé par Paul dans ce deuxième chapitre de l’Epître
aux Philippiens jusqu’à signifier, dans le participe passé ekenosen, celui qui s’est
dépouillé et abaissé en s’incarnant. 19
Mais il ne convient pas d’entendre dans kenos un vide qui s’opposerait à un plein
synonyme de force et de puissance positives, ce qui ferait du don de soi un
appauvrissement négatif. Bien au contraire : il s'agit de l’expérience radicale de
l’évidement que connaît le Christ en venant au monde comme un être humain fragile et
18 Cf. à ce propos P. Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle, Paris,
Fayard, 1997, pp. 119 et sq.
19 Philippiens 2, 6-8.
limité : prenant ainsi la condition passible et mortelle de l’homme, puis, sur un mode
paroxystique, s’abandonnant sur la croix, il devient source d’un accomplissement sans
mesure : « Lui étant dans la forme de Dieu [en morphé theou iparchon] n’a pas usé de
son droit d’être traité comme un Dieu [to ine isa theou] mais il s’est dépouillé/anéanti
[heauton ekenosen] en prenant la forme d’esclave [morphin doulou lavon]. Devenant
semblable aux hommes [en omoiomati anthropon] et reconnu à son aspect comme à un
homme il s’est abaissé [etapinosen] devenant obéissant jusqu’à la mort sur une croix ».
La kénôse répond bien, dans ce témoignage de Paul, à une mort à la divinité (étant dans
la forme de Dieu, il a pris la forme d’esclave) jointe à une naissance à l’humanité
(devenant semblable aux hommes, reconnu à son aspect comme à un homme).
Kénôse désigne ainsi, à titre de radicalisation de l’Incarnation, l’épreuve radicale de
l’humanité souffrante que vit le Christ lorsqu’il renonce absolument à tout, c’est-à-dire
en première et en dernière instance à lui-même sur la Croix. Cette vulnérabilité abyssale
de celui qui n’a plus rien à quoi se raccrocher s’exprime par cette angoisse suprême
qu'on lit dans l’interrogation bien connue: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné (Eli, Eli, lema sabachtani)? » (Mt, 27, 46 ; Mc, 15, 34). Le sentiment d’être
entièrement seul et nu face à ce qui arrive, c’est-à-dire de n’être plus soutenu par rien ni
personne, c’est précisément la Passion du Christ : alors que l’épisode de la mort de
Jésus relaté par Marc est relativement succinct et ne rapporte rien de nouveau par
rapport à Matthieu, le témoignage de ce dernier est troublant d’acuité : « à partir de la
sixième heure, l’obscurité se fit sur tout le pays, jusqu’à la neuvième heure. Et vers la
neuvième heure, Jésus clama en un grand cri : ‘Eli, Eli, lama sabachtani’ c’est-à-dire :
‘Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?’ Certains de ceux qui se tenaient
là dirent en l’entendant : ‘Il appelle Elie, celui-ci !’ Et aussitôt l’un d’eux courut prendre
une éponge qu’il imbiba de vinaigre et, l’ayant mise au bout d’un roseau, il lui donnait à
boire. Mais les autres lui dirent : ‘Attends, que nous voyons si Elie va venir le sauver’ !
Or Jésus, poussant de nouveau un grand cri, rendit l’esprit.
Et voilà que le rideau du Temple se déchira en deux, de haut en bas ; la terre
trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent, et de nombreux corps de
saints trépassés ressuscitèrent : ils sortirent des tombeaux après sa Résurrection,
entrèrent dans la Ville Sainte et se firent voir à bien des gens. Quant au centurion et aux
hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils
furent saisis d’une grande frayeur et dirent : ‘Vraiment, celui-là était Fils de Dieu’. »
L’ « appel » du Christ s’exprime par un grand cri, noté deux fois par Matthieu.
L’interprétation des gardes romains les amène à faire l’hypothèse que le Christ appelle
quelqu’un (Elie). En fait, le Christ n’appelle personne. Littéralement, il ne s’agit pas
d’un appel mais d’un cri, d’une expression absolue de détresse, de vide intérieur que
personne, pas même Dieu (=Lui-même) ne saurait combler. Alors que l’attitude et
l’être-au-monde catholique insiste sur cette détresse abyssale de la Passion et de la mort,
l’attitude orthodoxe relève la Passion dans la Résurrection : « par la mort il a vaincu la
mort » est en effet un chant central de la liturgie orthodoxe de Pâques, au centre,
d’ailleurs, du témoignage de Paul dans ses Epîtres aux Hébreux : « Puis donc que les
enfants avaient en commun le sang et la chair, lui aussi y participa pareillement afin de
réduire à l’impuissance, par sa mort, celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le
diable […] il a dû devenir en tout semblable à ses frères […] ».20
20 Hébreux 2, 10-17.
B. Une expérience négative de passivité
28 Lao Tseu, Tao te king, Paris, Editions Mille et une nuits, 1996 ; on trouve également dans la Baghavad
Gîtâ (Paris, Seuil, 1976) une telle conception de l’action non-agissante (nishkama karma), préconisée par
Krishna à Arjuna, mais elle revêt un sens plus spéculatif, moins pragmatique. Cf. aussi D. Loy, Non-
duality, Yale Univ. Press, 1998, chapitre 3, « Non-dual action, Wei-wuwei ».
29 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1983, p. 165 ; à propos de ce lien, cf. L.
Landgrebe, qui a mis en relation cette conception du non-agir et la Gelassenheit heideggerienne dans
l’introduction qu’il a rédigée à Kah Kyung Cho, Bewußtsein und Natursein. Phänomenologischer West-
Ost-Diwan (Freiburg/München, Alber, 1987, p. 14 : « [...] die Bedeutung der Gelassenheit, die Heidegger
zuletzt fordert [...] ist das Prinzip des Nicht-tuns, wonach der Mensch nicht mehr sich selbst zur Mass
nimmt, sondern sich nach dem Tao richtet und so die Natur sein lässt. Es ist ein Prinzip, dem zu folgen
dem aktivistischen Westen schwerfallen wird. »
30 Cf. K. K. Cho, «Das Absolute in der taoïstischen Philosophie », in Bewusstsein und Natursein.
Phänomenologischer West-Ost Diwan (Freiburg/München, Alber, pp. 168-198), recommande de traduire
wu par Nichts. En effet, wu n'implique dans son radical aucune détermination d'être.
31 E. Fink, Alles und Nichts, Den Haag, M. Nijhoff, 1959, pp. 30-31 : « (…) la question demeure ouverte,
encore sans réponse, et c’est même une question non encore posée, de savoir si une compréhension
philosophique du rien peut être obtenue à partir des phénomènes ontiques du ‘néantissement’ (Nichtung)
— ou si, à l’inverse, le rien du monde (das welthafte Nichts) précède tous les phénomènes intramondains
de néantissement. »
32 M. Heidegger, Etre et temps, Paris, Authentica, 1985, §41.
Rien, le même »33 ; d’ailleurs, il fait état de ces liens profonds avec la pensée
japonaise.34
Pour pouvoir situer la vacuité dans le bouddhisme par rapport au « rien » taoïste,
je voudrais commencer par citer le témoignage d'un moine tibétain du XIXième siècle,
Shabkar (1781-1851), qui s'exprime ainsi sur l'expérience de la vacuité : « Now come
up close and listen. When you look carefully, you won’t find the merest speck of real
mind you can put your finger on and say “this is it !” And not finding anything is an
incredible find. Friends ! To start with, mind doesn’t emerge from anything. It’s
primordially open : there’s nothing there to hold on to. It isn’t anywhere ; it has no
shape or color. And in the end nowhere to go. There's no trace of its having been by. In
the beginning mind itself is not created by causes. And finally not destroyed by external
conditions. »35
Un des traits fondamentaux de l'expérience bouddhiste (en particulier tibétaine)
de la vacuité, par rapport à l'expérience taoïste du rien, réside dans l'accent porté sur la
nature de l'esprit. Dans l'extrait cité, Shabkar insiste sur le caractère vide de l'esprit : il
n'y a rien à quoi l'on puisse s'attacher dans l'esprit, il émerge, surgit de rien, et ne va
nulle part, il est fondamentalement ouvert. D'autres textes soulignent aussi sa luminosité
jaillissante. Aussi l'accent n'est-il pas porté sur la nature entendue comme rien ou néant,
mais sur l'esprit en sa nature même, qui, en tant que tel, se relie essentiellement à la
nature autour de nous, mais depuis sa naturalité propre. Par ailleurs, il ne s'agit pas pour
autant d'une expérience de la conscience au sens vécu ou intentionnel du terme, puisque
toute dimension réflexive ou pré-réflexive est mise hors-jeu au profit de l'expérience
ontologique de la nature jaillissante et sans prise, spontanée, de l'esprit. Aussi parlera-t-
on en ce sens d'une critique de toute expérience égologique, au sens où l'ego reste un
pôle d'attachement, d'action et d'affection. L'expérience de la nature de l'esprit offre
ainsi une charnière essentielle entre l'expérience radicale du rien de la nature et
l'expérience existentielle de la kénose divino-humaine.
Porter son attention sur la nature de l'esprit est un acte qui prend sens à partir
d'une expérience primordiale, que le bouddhisme a placé au centre de toute sa
méditation et de sa pratique, et qui est le constat de la souffrance (dukka) universelle,
propre à tous les êtres vivants, et qui se relie au thème du samsara (le naître et le
mourir, le cycle des renaissances). La pratique de la méditation, qui est censée nous
permettre de nous affranchir de cette souffrance, se décline à trois niveaux corrélatifs.
C'est dire que l'approche bouddhiste (ici tibétaine) est éminemment pratique, voire
pragmatique:
la première étape de la méditation, shamatha, permet de développer une forme
de « présence attentive »36via une attitude de lâcher-prise, au fil conducteur de la
33 M. Heidegger, Séminaire du Thor (1969), dans Vier Seminare, 1977, p. 101: « Rien est la
caractéristique de l’Etre », ou encore, p. 99 : « Etre: Rien, le même ».
34 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, troisième texte: Conversation avec un Japonais : Kuki
Shuzo, japonais du 19ème siècle, par lequel Heidegger dit expressément avoir eu accès au bouddhisme.
Pour les correspondances termes à terme entre le Tao et ces extraits de Heidegger, cf. R. May, Ex oriente
lux — Heidegger's Werk unter ostasiatischen Einfluss, Stuttgart, Franz Steiner, 1989.
35 The Flight of the Garuda, Chapter 4, « Introduction to the Fundamental Way the Mind is » (1807),
traduit par S. Batchelor, manuscrit inédit, 1996.
36 Cette traduction significative (plus que littérale) fut d'abord avancée en anglais (mindfulness) par C.
Trungpa (cf. Meditation in Action, Boulder, Shambhala, 1972, traduit en français sous le titre Méditation
et action, Paris, Seuil, année). Elle est aujourd'hui largement utilisée. On a aussi couramment rendu
shamatha par quiétude, paix, attention, recueillement. La question n'est pas purement technique, dans la
mesure où chaque inflexion choisie est aussi une option concernant le style de pratique. Cf. A. Wallace,
respiration : observer les pensées et les émotions qui émergent, apparaissant, et ne pas
s'y attacher, les laisser s'évaporer d'elles-mêmes. Ce niveau expérientiel individuel, dit
« hinayana », répond en structure au double mouvement de retrait et d’accueil propre à
l’expérience de la kénôse ; la deuxième étape de la méditation, tonglen, rend compte
d’une expérience de compassion pour autrui, pour tous les autres. Prendre la souffrance
des autres et leur donner tout ce que l'on possède d'émotion positive renvoie à une
pratique très précise, très concrète. Ce deuxième niveau, proprement inter-individuel,
dit « mayahaniste » décrit en structure le mouvement de rédemption de l'humanité par le
Christ, qui prend sur lui le péché des hommes et les rédime par lui ; la troisième étape,
enfin, recoupe l’antinomie de la pauvreté surabondante : l’humilité est gloire,
l’humiliation est glorification : la véritable humanité du Christ implique le maintien de
sa véritable divinité. De même, shunyata est l’expérience d’une vacuité pleine et dense :
elle ressortit à un niveau ontologique trans-individuel.
Shunyata, en sanscrit (en tibétain : stong pa nyid) est traduit d'habitude par
vacuité, ce qui donne l'impression trompeuse du vide. Or, « sunya » vient de la racine
‘su’, que l'on a rendu par « enfler », « gonfler », selon deux acceptions : soit un espace
creux, caverneux, soit, également, le caractère d'être plein, comme le ventre d'une
femme enceinte. Les deux significations sont impliquées à titre égal dans les traditions
bouddhistes, mais, malheureusement pour les lecteurs occidentaux, seul le premier sens
a été conservé dans la traduction initiale, avec le seul sens de « vacuité » connoté en
« vide ».37 Comme l'a fait apparaître de façon on ne peut plus évidente le travail
contemporain de traduction, plusieurs autres options s'avèrent plus pertinentes : la
plénitude ou le caractère de ce qui est plein (fullness), l'interdépendance du champ tout
entier des événements et du sens, l'ouverture (openness) ou bien la dimension
d'ouverture.38
The Bridge of Quiescence: Experiencing Tibetan Buddhist Meditation, Snow Lion, 1998, concernant une
présentation récente de shamatha. En français, l'expression retenue pour traduire mindfulness, « présence
attentive », a été adoptée dans la traduction française de l'ouvrage de F. Varela, E. Thomson et E. Rosch,
L'inscription corporelle de l'esprit, Paris, Seuil, 1991.
37 S. Batchelor, The Awakening of the West, Thoronsons/Harper and Row, 1994 ; R.-Pol Droit, La Peur
du Néant, Pris, PUF, 1997.
38 F. J. Varela, « Pour une phénoménologie de la Sunyata. I, in La gnose, une question philosophique ? »
(N. Depraz et J.-Fr. Marquet eds.), Paris, Cerf, 2000. Plus largement, K. Nishitani, Religion and
Nothingness, Univ. of California Press, 1982.
39 Cf. Boulgakov, op. cit.. p. 142.
40 Cf. à ce propos N. Depraz, Le corps glorieux. Phénoménologie pratique de la Philocalie des Pères du
désert et des Pères de l’Eglise, Bruxelles, Bibliothèque Philosophique de Louvain, chapitre II, sous
presse.
41 Urs von Balthazar, op. cit., p. 183.
y est pensé à partir de la mobilité originaire de la nature, non de la pré-existence de
l'esprit.42
A la lumière des pratiques que nous venons de détailler, on peut pour conclure
ressaisir les traits qui forment la configuration descriptive du phénomène de la pauvreté
entendu comme terrain pratique possible de l’épochè :