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Phénoménologie de la pauvreté

Natalie Depraz
Université de la Sorbonne (Paris)
Université de Rouen (Mont Saint-Aignan)

Conférence donnée à l’Université d’Aix-Marseille, Colloque organisé par P. Livet,


18 septembre 2006, intitulé : Philosophies de la pauvreté

Introduction

« Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra ‘une fois en sa vie’ se


replier sur lui-même et, au dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises
jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La philosophie — la sagesse — est en quelque
sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que science,
être sa sagesse, son savoir qui, bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et
qu'il doit pouvoir justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur ses
intuitions absolues. Du moment que j'ai pris la décision de tendre vers cette fin, décision
qui seule peut m'amener à la vie et au développement philosophique, j'ai donc fait par là
même le vœu de pauvreté en matière de connaissance. Dès lors il est manifeste qu'il
faudra d'abord me demander comment je pourrai trouver une méthode qui me donnerait
la marche à suivre pour arriver au savoir véritable. »
Edmund Husserl nous propose ici, en ce tout début des Méditations
cartésiennes,1 le cœur de sa méthode d'observation et de description des phénomènes, à
savoir ce qui m'est donné dans sa modalité singulière d'apparaître (objet, événement,
situation, personne). En quoi consiste cette méthode ? De façon remarquable, le
phénoménologue nous en donne à l'orée de ces méditations une formulation pratique et
concrète, dont la résonance tout à la fois éthique et spirituelle, bref, transformative, est
évidente : il s'agit de « faire vœu de pauvreté en matière de connaissance ». Quelle est
cette pauvreté ? Tout à la fois abandon de la volonté de connaître et détachement par
rapport aux multiples sources d'information, la pauvreté phénoménologique est
disposition de l'esprit à la sobriété vis-à-vis du donné.
Comment pratiquer une telle pauvreté, laquelle possède tous les traits d'une
forme d'ascèse spirituelle ? Husserl forge un terme plus technique pour en rendre
compte, l'épochè, terme grec hérité des sceptiques (Pyrrhon, puis Sextus Empiricus) et
des stoïciens (Sénèque, Plutarque), et qui renvoie à l'expérience d'une suspension du
jugement. En ce sens, pauvreté résonne ici avec discipline, exercice, c'est-à-dire aussi
avec renoncement et patience.
En prenant appui sur la force de la méthode phénoménologique de l'épochè et,
comme nous invite d’ailleurs Husserl par cette expression issue lato sensu de la
spiritualité franciscaine, en mettant à profit les pratiques déposées dans le scepticisme et
le stoïcisme de l’Antiquité, mais aussi dans le Christianisme oriental des Pères du désert
et dans les sagesses extrême-orientales, je me donne ici pour tâche de mettre au jour les
composantes structurelles d'une phénoménologie de la pauvreté. Pourquoi ces pratiques
plus que d’autres : celles, par exemple, qui sont déposées dans le soufisme ou dans la
Kabbale pratique ? Parce que, d’une part, Husserl, quoique par simples allusions et
références lâches, indique l’importance de ces trois champs à titre de possibles ré-
innervants pratiques de sa phénoménologie transcendantale.2 Parce que, d’autre part et

1 E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1986, trad. fr. par E. Levinas, §1, p. 2.
2 Pour des références plus précises sur ce point, cf. N. Depraz, Comprendre la phénoménologie comme
pratique concrète, Paris, A. Colin, septembre 2006.
corrélativement, ce sont ces trois champs que j’ai pour ma part commencé d’explorer : il
y a là pour la phénoménologie un enjeu méthodique de taille, qui consiste à ne parler
que de ce qui a pu être expérimenté en première personne. S’il y a une validité
conséquente de l’analyse phénoménologique, au delà des références textuelles qui n’en
sont que l’étayage herméneutique subséquent, c’est bien cette auto-référence
expérientielle du sujet à lui-même, seule base possible d’une objectivation en dernière
instance intersubjective de l’analyse.

Mon propos se déploie en quatre temps : 1) faire droit à la source immédiate de


l’épochè husserlienne entendue comme « pauvreté cognitive » : la pratique de la
suspension du jugement déposée dans le scepticisme et dans le stoïcisme ; 2) explorer
les racines de la « pauvreté affective » dans l’événement de la kénôse du Christ, laquelle
ressortit à une expérience passive d’évidement intérieur ; 3) découvrir le sens de la
« pauvreté ontologique » à travers les expériences du rien (wu) taoïste et de shunyata
bouddhiste comme phénomène du vide de soi ; 4) revenir à l’épochè husserlienne,
enrichie de ces pratiques concrètes et de ces expériences fondamentales, pour y faire
jouer les éclairages reçus et en faire bénéficier cette méthode expérientielle et
descriptive de relation à soi-même.

I. Suspension du jugement et pauvreté cognitive

La mise en pratique de l’épochè qui ressort immédiatement de ce vœu de


pauvreté en matière de connaissance fait spontanément écho à la racine antique de cette
méthode, thématisée de façon centrale dans les écoles stoïciennes et sceptiques.3

A. L’épochè sceptique : une suspension du jugement

Au gré de son parcours philosophique, Husserl ponctue ses analyses de


références plus ou moins précises à la tradition sceptique4, ancienne : sophistique
(Gorgias, Protagoras), ou moderne (Hume)5, en l’évaluant tout à la fois négativement
comme une « hydre » « antiphilosophique »6 et positivement comme le
« commencement » radical de « l’impulsion transcendantale ».7 Plus précisément, c’est
le subjectivisme foncier de l’attitude sceptique que Husserl met en question, qu’il soit
antique ou moderne, à savoir le constat de l’impossibilité de la connaissance vraie et
objective, mais c’est la radicalité critique de son interrogation réflexive contre la
prétendue évidence des choses en soi, à savoir « l’énigme d’un monde dont l’être
procède d’une prestation subjective »8 qu’il reprend à son compte, avec Hume en
particulier.
C’est la raison pour laquelle il peut dans la Krisis assumer sa méthode
phénoménologique comme une « épochè quasi-sceptique » : « […] le scepticisme
antique inauguré par Protagoras et Gorgias met en question l’épistémé, c’est-à-dire la
connaissance scientifique de l’étant en soi, et la nie ; mais […] ce scepticisme ne va pas
plus loin qu’un tel agnosticisme, ne dépasse pas la négation des substructions

3 A propos de ce double enracinement, cf. N. Depraz, « Epokhè », article paru dans le Vocabulaire
européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, B. Cassin éd. Paris, Seuil, 2004, pp. 366-367.
4 A ce propos, cf. F. Dastur, « Husserl et le scepticisme », Alter N°11, Paris, Alter, 2003, pp. 13-23. Et,
de façon plus générale, A. Aguirre, Genetische Phänomenologie und Reduktion. Zur Letztbegründung der
Wissenschaft aus der radikalen Skepsis im Denken E. Husserls, Den Haag, M. Nijhoff, 1970.
5 Erste Philosophie, Hua VIII, trad. fr. p. 84-86.
6 Hua VII, p. 81 et p. 209.
7 Hua VII, pp. 84-85 et p. 225.
8 Krisis, Hua VI, trad. fr. Paris, Gallimard, 1976, p. 112.
rationnelles d’une philosophie qui croit avoir atteint et pouvoir atteindre, avec les
prétendues vérités-en-soi qui sont les siennes, en En-soi rationnel. Selon ce scepticisme,
‘le’ monde serait inconnaissable rationnellement et la connaissance humaine ne pourrait
dépasser les apparences subjectives-relatives. Il y aurait bien à partir de là une
possibilité (comme par exemple celle qu’offre la phrase ambiguë de Gorgias : ‘il n’y a
rien’) de pousser plus loin le radicalisme, mais en réalité le scepticisme antique ne l’a
jamais fait. A ce scepticisme négateur d’orientation pratico-éthique (politique), il
manquait dans l’Antiquité ce qui lui manquera aussi dans les époques postérieures, à
savoir le motif cartésien original. Ce motif original, c’est la traversée de l’enfer, qui
permet, par une épochè quasi-sceptique que plus rien ne peut dépasser, de forcer le seuil
céleste d’une philosophie absolument rationnelle, et de construire celle-ci même dans la
systématicité. »9
Du coup, le scepticisme de l’épochè que Husserl reprend en charge correspond
en réalité à une synthèse radicale de l’apparaître subjectif antique et du doute
méthodique moderne, ce qui peut expliquer le privilège accordé en fin de compte par le
phénoménologue au scepticisme moderne de Hume. Pourtant, c’est au scepticisme
antique qu’il emprunte le nom de sa méthode, l’épochè, tout en refusant de considérer
que son épochè phénoménologique est une épochè sceptique.10 C’est pourquoi, au delà
de la caractéristique générale de la méthode phénoménologique comme « mise hors
circuit de toute position existentielle », laquelle renvoie bel et bien à la méthode même
de l’épochè antique par laquelle nous devenons indifférents à l’existence de l’objet pour
nous ouvrir à la contemplation de son pur apparaître, il est approprié d’explorer plus
avant la compréhension sceptique de l’épochè grecque.
On reconnaît généralement que Sextus Empiricus est celui qui, dans ses
Esquisses pyrrhoniennes notamment, nous a transmis la vision la plus systématique et la
plus complète du scepticisme issu du fondateur de la doctrine, Pyrrhon d’Elis.11
Quoique Husserl ne se réfère pas explicitement à Sextus, le motif de l’épochè est
tellement central chez le successeur de Pyrrhon, et ce, dans les termes mêmes de
Husserl, à savoir comme « suspension du jugement », qu’il paraît s’imposer de mener
une enquête plus précise sur le sens de cette méthode chez cet auteur : la « voie
sceptique », ou « voie suspensive » y est présentée comme « la faculté de mettre face à
face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque
manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les
objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension [epokhê] de
l’assentiment [sugkatathesis], et après cela à la tranquillité [ataraxia]. »12
L’indifférence à l’objet quel qu’il soit, c’est-à-dire l’impossibilité assumée de trancher
fait ressortir comme première l’ouverture de l’apparaître des choses avant toute
position à leur endroit, ce qui serait à nouveau l’amorce d’une forme de dogmatisme :
c’est dans le scepticisme qu’apparaît la portée véritablement universelle de l’épochè, car
le sceptique ne pose rien, pas même qu’il ne pose rien : il y a là l’épure la plus
authentique de cette « pauvreté en matière de connaissances » que Husserl, au début des
Méditations cartésiennes, appelle de ses vœux.
Seule une relecture dogmatisante du scepticisme a pu chercher à y relever une
contradiction interne (seule en jeu chez certains néoacadémiciens comme Clitomaque et
Carnéade, qui affirment que le vrai ne saurait être atteint). Mais une telle auto-

9 Hua VI, §17, p. 88-89.


10 Hua VIII, p. 109 et Hua IX, p. 462.
11 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, introduit, traduit et commenté par P. Pellegrin, Paris, Seuil
1997, p. 15. M. Conche, a contrario, voit dans le scepticisme de Sextus une vision édulcorée du
pyrrhonisme initial. Cf. M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, P.U.F., 1994.
12 Op. cit., LI, 4 [8].
contradiction ne répond en rien à l’attitude radicale du sceptique.13 Pour autant, le
sceptique n’est pas adonné passivement à une telle ouverture originaire du monde, ce
qui reviendrait à faire de l’indétermination une indécision velléitaire synonyme
d’impuissance. La réceptivité du sceptique à ce qui advient, son attention au seul
phénomène sensible, à l’apparaître de la sensation comme tel est une activité à part
entière qui le place dans une attitude assumée de « paupérisation du donné » via son
interrogation incessante.

B. L’épochè stoïcienne comme assentiment

C’est d’ailleurs une telle attention suspensive qui forme le noyau commun de
l’attitude sceptique et de l’attitude stoïcienne, où le marquage éthique, en termes de
vertu du sage, de force intérieure, est souvent davantage souligné que dans le
scepticisme, aperçu qu’il est du point de vue de la critique radicale de la connaissance
qui s’y joue. En fait, il y a pourtant dans cette attitude critique suspensive une éthique
pratique, qui est la matrice propre à ces deux sagesses, et qui se double d’une visée
eudémoniste : l’ataraxie, « l’absence de trouble », seule source de bonheur.
Or, quoique Husserl ne s’intéresse pas au stoïcisme en tant que source de sa
méthode, vraisemblablement du fait de l’attitude quelque peu volontariste de la figure
du sage stoïcien, il est de fait que les sceptiques empruntent eux-mêmes leur suspension
de l’assentiment aux stoïciens.14 Par exemple, Epictète, dans ses Entretiens (I, 4, 11),
distingue trois thèmes, désignés comme topoi, qui sont les domaines dans lesquels se
situe la pratique des exercices spirituels : le troisième correspond justement à
l’assentiment (prosthesis) et à la suspension (épokhè) de cet assentiment, tandis que le
premier se situe dans le désir et l’aversion, et le second dans les tendances positives et
négatives.15 Très proche de lui, Marc-Aurèle, dans ses Pensées, ayant d’ailleurs
conservé un fragment d’Epictète qui énonce ses trois pensées, mais sans établir un ordre
comme lui, confère une place centrale à ce schéma ternaire : « (3) Il faut trouver une
méthode au sujet de l’assentiment. (2) Et dans le lieu (topos) concernant les tendances
(hormai), il faut garder son attention éveillée afin que ces tendances opèrent ‘sous
réserve’, au service de la communauté et en conformité avec la valeur des objets. (1) Et
finalement il faut s’abstenir totalement du désir (orexis) et ignorer l’aversion pour les
choses qui ne dépendent pas de nous. »16 A cet égard, P. Hadot montre comment les
trois topoi renvoient aux trois parties de la philosophie stoïcienne, non pas en tant que
parties d’un système théorique de pensée, mais comme les gestes d’une pratique de
transformation de soi.17
Pourtant, on peut noter une inflexion sémantique d’une épochè à l’autre : alors
que les sceptiques soulignent dans l’expression « suspension de l’assentiment » le
premier terme, les stoïciens font davantage droit au second. A l’apparaître non-
positionnel des premiers, les seconds adjoignent une relation de confiance au
phénomène, qui les placent en position d’adhérer à ce qui se donne à eux, bref, de
consentir à ce qui se présente. Il y a là une attitude de réceptivité ouverte au donné, qui
se reconnaît comme une façon d’être en relation avec l’événement.

13 J.-P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène. Essai sur la signification et les origines du


pyrrhonisme, Paris, Vrin, 1972, p. 143.
14 Sextus Empiricus, op. cit., Introduction de P. Pellegrin, p. 42. Cf. aussi K. Held, « Husserl und die
Griechen », in Phänomenologische Forschungen, Bd. 22, Freiburg/München, 1989, et P. Couissin,
« L’origine et l’évolution de l’épokhê », in : Revue des études grecques, 42, pp. 373-397.
15 Cf. aussi Epictète, Entretiens, III, 2, 1, et Manuel, dont la structure répond aux trois topoi : 1) chapitres
1 à 29 ; 2) chapitres 31-33 ; 3) chapitre 52.
16 Marc-Aurèle, Pensées, XI, 37.
17 Cf. P. Hadot, op. cit., pp. 169-171. Ici, p. 173.
C’est ce critère interne de justesse et de présence à l’apparaître qui définit
l’attitude du sage stoïcien, et qui va lui permettre de discriminer, selon une distinction
expérientielle cardinale, ce qui dépend de moi de ce qui ne dépend pas de moi. Dans son
Manuel, Epictète en fait sa maxime inaugurale, ce qui assure la ligne de partage entre la
nécessité intérieure et la contingence irréductible des phénomènes. La force du sage, sa
« vertu » dit notamment Sénèque dans son essai La constance du sage en résulte, qui lui
assure une forme d’impassibilité au mal (injustice) qu’on lui peut faire. Pourtant, une
telle attitude n’est pas de l’indifférence synonyme de retrait, de distance ou de
repliement sur soi. Bien au contraire : c’est au milieu de l’épreuve, dans le monde, que
le sage exerce son discernement : il est un général en chef et non un poète retiré dans sa
tour d’ivoire, qui combat aux côtés de ses hommes de troupe. Dans le monde, le sage
acquiert et développe sa capacité à s’exposer aux autres, c’est-à-dire à travailler avec la
souffrance qui lui est infligée à leur contact. Aussi, plutôt que de se protéger contre le
mal en se mettant à l’écart ou en le refoulant, ce qui revient à le dénier, le sage
l’affronte et le travaille au corps.
Si l’exercice stoïcien du jugement nous permet de préserver notre impassibilité
en toutes circonstances, c’est parce que la suspension de l’assentiment y réside, par
exemple dans les Pensées de Marc-Aurèle, dans le refus d’une représentation sensible
qui risquerait de déclencher en nous un ensemble de passions. Pour lui faire perdre tout
attrait, il faut ensuite décrire l’objet le plus objectivement possible, tel que nous le
voyons concrètement, sans rien y ajouter, par où l’on trouve par avance cette attention
descriptive au vécu, au voir sans présuppositions propre à l’évidence husserlienne.18 Il y
a là, moins une paupérisation du donné via son interrogation permanente (comme dans
l’épochè sceptique), qu’un apprentissage à se satisfaire de ce que l’on a (sans rien y
ajouter), en portant son attention sur ce qui est inutile (luxueux) et en le distinguant
nettement de ce qui est strictement nécessaire.

II. Kénôse et pauvreté affective

L’épochè antique nous propose deux versions de la pauvreté cognitive, soit


comme exténuation interrogatrice du donné, soit comme délimitation sobre au sein du
donné ; l’examen de l’expérience kénotique, par contraste, met l’accent, moins sur la
structure noématique du donné pauvre que sur le versant noétique, subjectif du
phénomène de la pauvreté, en s’intéressant à la racine ultime de la subjectivité : l’affect.

A. De l’Incarnation à la Passion : l’accomplissement kénôtique

«Il s’est vidé lui-même, prenant la forme d’esclave ...», nous dit Saint-Paul dans
l’Epître aux Philippiens (2, 7), parlant ainsi de l’expérience d’anéantissement volontaire
du Christ, de son dépouillement dans l’Incarnation, lequel trouve son paroxysme dans la
mort sur la croix. Du grec kenos, qui signifie « vide », « creux », « sans contenu »,
kenoô (le verbe) se trouve transformé par Paul dans ce deuxième chapitre de l’Epître
aux Philippiens jusqu’à signifier, dans le participe passé ekenosen, celui qui s’est
dépouillé et abaissé en s’incarnant. 19
Mais il ne convient pas d’entendre dans kenos un vide qui s’opposerait à un plein
synonyme de force et de puissance positives, ce qui ferait du don de soi un
appauvrissement négatif. Bien au contraire : il s'agit de l’expérience radicale de
l’évidement que connaît le Christ en venant au monde comme un être humain fragile et

18 Cf. à ce propos P. Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle, Paris,
Fayard, 1997, pp. 119 et sq.
19 Philippiens 2, 6-8.
limité : prenant ainsi la condition passible et mortelle de l’homme, puis, sur un mode
paroxystique, s’abandonnant sur la croix, il devient source d’un accomplissement sans
mesure : « Lui étant dans la forme de Dieu [en morphé theou iparchon] n’a pas usé de
son droit d’être traité comme un Dieu [to ine isa theou] mais il s’est dépouillé/anéanti
[heauton ekenosen] en prenant la forme d’esclave [morphin doulou lavon]. Devenant
semblable aux hommes [en omoiomati anthropon] et reconnu à son aspect comme à un
homme il s’est abaissé [etapinosen] devenant obéissant jusqu’à la mort sur une croix ».
La kénôse répond bien, dans ce témoignage de Paul, à une mort à la divinité (étant dans
la forme de Dieu, il a pris la forme d’esclave) jointe à une naissance à l’humanité
(devenant semblable aux hommes, reconnu à son aspect comme à un homme).
Kénôse désigne ainsi, à titre de radicalisation de l’Incarnation, l’épreuve radicale de
l’humanité souffrante que vit le Christ lorsqu’il renonce absolument à tout, c’est-à-dire
en première et en dernière instance à lui-même sur la Croix. Cette vulnérabilité abyssale
de celui qui n’a plus rien à quoi se raccrocher s’exprime par cette angoisse suprême
qu'on lit dans l’interrogation bien connue: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné (Eli, Eli, lema sabachtani)? » (Mt, 27, 46 ; Mc, 15, 34). Le sentiment d’être
entièrement seul et nu face à ce qui arrive, c’est-à-dire de n’être plus soutenu par rien ni
personne, c’est précisément la Passion du Christ : alors que l’épisode de la mort de
Jésus relaté par Marc est relativement succinct et ne rapporte rien de nouveau par
rapport à Matthieu, le témoignage de ce dernier est troublant d’acuité : « à partir de la
sixième heure, l’obscurité se fit sur tout le pays, jusqu’à la neuvième heure. Et vers la
neuvième heure, Jésus clama en un grand cri : ‘Eli, Eli, lama sabachtani’ c’est-à-dire :
‘Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?’ Certains de ceux qui se tenaient
là dirent en l’entendant : ‘Il appelle Elie, celui-ci !’ Et aussitôt l’un d’eux courut prendre
une éponge qu’il imbiba de vinaigre et, l’ayant mise au bout d’un roseau, il lui donnait à
boire. Mais les autres lui dirent : ‘Attends, que nous voyons si Elie va venir le sauver’ !
Or Jésus, poussant de nouveau un grand cri, rendit l’esprit.
Et voilà que le rideau du Temple se déchira en deux, de haut en bas ; la terre
trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent, et de nombreux corps de
saints trépassés ressuscitèrent : ils sortirent des tombeaux après sa Résurrection,
entrèrent dans la Ville Sainte et se firent voir à bien des gens. Quant au centurion et aux
hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils
furent saisis d’une grande frayeur et dirent : ‘Vraiment, celui-là était Fils de Dieu’. »
L’ « appel » du Christ s’exprime par un grand cri, noté deux fois par Matthieu.
L’interprétation des gardes romains les amène à faire l’hypothèse que le Christ appelle
quelqu’un (Elie). En fait, le Christ n’appelle personne. Littéralement, il ne s’agit pas
d’un appel mais d’un cri, d’une expression absolue de détresse, de vide intérieur que
personne, pas même Dieu (=Lui-même) ne saurait combler. Alors que l’attitude et
l’être-au-monde catholique insiste sur cette détresse abyssale de la Passion et de la mort,
l’attitude orthodoxe relève la Passion dans la Résurrection : « par la mort il a vaincu la
mort » est en effet un chant central de la liturgie orthodoxe de Pâques, au centre,
d’ailleurs, du témoignage de Paul dans ses Epîtres aux Hébreux : « Puis donc que les
enfants avaient en commun le sang et la chair, lui aussi y participa pareillement afin de
réduire à l’impuissance, par sa mort, celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le
diable […] il a dû devenir en tout semblable à ses frères […] ».20

On peut sur cette base rassembler des traits phénoménologiques, structurels et


transversaux, de l’expérience kénôtique, autant de catégories expérientielles invariantes
enracinées dans les expériences confessionnelles spécifiques (catholique et orthodoxe)
et s’en affranchissant pour se déployer indépendamment d’elles.

20 Hébreux 2, 10-17.
B. Une expérience négative de passivité

En premier lieu, kenosis correspond à un processus d’abaissement (Philippiens), au


sens littéral de l’humiliation, c’est-à-dire du mouvement par lequel on touche terre ou
par lequel on reprend pied (humus en latin signifie « terre »). Avec kenosis, on a affaire
à une attitude d’« épuisement » ou d’« exténuation », non pas au sens physique et
empirique de l’évanouissement corporel, mais, de façon plus essentielle, au sens
métaphysique de ce que Boulgakov nomme à juste titre une « exinanition ». Bref, il y va
avec la kénôse d’une expérience radicale de dégonflement de l’enflure de l’ego.
En ce sens, kenosis est une expérience radicalement passive. Une telle passivité
vécue — qui ne correspond pas au sens classique, cartésien, de la passivité, synonyme
du fait de subir un événement qui s’impose à nous de l’extérieur21 — peut faire l’objet
d’une expérience sur deux modes complémentaires mais différents : 1) on peut
l’entendre comme une auto-limitation : en Philippiens, Paul parle d’un dépouillement
volontaire, d’une ascèse annihilatrice ; en Hébreux, c’est l’impuissance qui se trouve
mise au premier plan. Aussi a-t-on affaire à un sentiment intense d’appauvrissement
(Boulgakov), qui est révélateur du processus de finitisation que Hegel soulignait à sa
manière si précisément dans la Phénoménologie de l’esprit ; 2) on peut aussi y voir une
auto-altération : le théologien Cyrille d’Alexandrie mentionne l’expérience de l’auto-
destruction comme un moyen radical de dés-appropriation. A cet égard, Eckhart parle
lui-même de la pauvreté comme d’un trait essentiel de la capacité de déprise ou de
dessaisissement de soi : « L’homme doit être si pauvre qu’il ne soit pas lui-même “un
endroit où Dieu puisse agir” ni même qu’il ne l’ait en rien ! Aussi longtemps que
l’homme garde de l’espace, il garde de la différence ».22
Dans un cas, l’auto-limitation, on retient la dimension restrictive de la kénôse
comme expérience négative ; dans l’autre cas, l’auto-altération, on fait apparaître la
vertu de cette négativité en y voyant un outil pratique possible d’arrachement à soi :
exténuation de soi, auto-limitation, on retrouve ici les deux traits propres à la pauvreté
cognitive dans l’épochè antique, appliqués ici au sujet s’appauvrissant, et non au donné
pauvre.

C. S’effacer pour resplendir : l’émotion de l’accueil

Aussi la négativité contenue dans cette expérience de la dévastation de soi va-t-elle


de pair avec une abnégation positive, qui correspond à une façon éminente d’accueillir
tous les événements, toutes les épreuves rencontrées. On peut donc entendre une telle
abnégation, qui est tout à la fois « humilité » (Philippiens) et « humiliation »
(Boulgakov), comme un authentique détachement (Eckhart) et comme un réel « dés-
intérêt »23 ; on peut aussi y voir un renoncement à soi-même au sens d’une soumission
authentique et absolue à l’autre c’est-à-dire l’apprentissage de l’abandon de toute
volonté propre.24 Or, ces deux sous-catégories ont toutes deux une résonance
émotionnelle forte. De fait, l’expérience kénôtique a un caractère unique, dans la
mesure où il s’agit d’un événement que seul le Christ a traversé. Il entraîne avec lui, on
l’a vu, frémissement, terreur, frissonnement, détresse, angoisse et solitude ; mais il
draîne également avec lui un élan de générosité qui peut déboucher sur un sacrifice
complet de soi, relevé comme un défi éminent, et réinvesti comme un élan vital
21 R. Descartes, Les passions de l’âme, in Œuvres philosophiques III, Paris, Garnier, 1973, Articles 36 et
46.
22 Eckhart, Sermons et Traités, Paris, Gallimard, 1942, rééd. 1987, p. 138.
23 Urs von Balthasar, premier sens de kenosis, op. cit., p. 185.
24 Urs von Balthasar, second sens de kenosis, op. cit., p. 185.
libérateur.25 A cet égard, on est proche de ce que Husserl entend dans la première
Section d’Expérience et jugement par « réceptivité »26, à savoir, cette attitude
d’ouverture absolue à l’autre et aux autres qui correspond à une forme minimale
d’activité mais se trouve être riche de toutes les potentialités de l’action positive.

D. Une antinomie : la pauvreté surabondante

Aussi décrira-t-on antinomiquement la pauvreté affective qu’est la kénôse comme


une « riche pauvreté » ou comme la puissance de l’impuissance. C’est le sentiment de
plénitude que l’on peut ressentir au cœur même de la dévastation. Comme Boulgakov le
remarque avec beaucoup de lucidité : « l’humiliation de Dieu montre la surabondance
de son pouvoir ». Ce que M. Henry nomme dès 1963 dans L’essence de la
manifestation du terme d’auto-affection, cette épreuve de soi par soi où circulent
ensemble et se soutiennent mutuellement souffrance et jouissance, correspond à cette
ambivalence antinomique, laquelle peut être cultivée comme une tension positive, c’est-
à-dire comme un conflit salutaire.27
Bref, l’expérience de pauvreté affective renvoie de façon singulière à un
dessaisissement de soi, radical dans le cas du Christ, vérifiable au quotidien dans des
expériences d'abandon, de renoncement, de vulnérabilité au mal et à sa confession :
expérience d'une précarité, d'une fragilité, que Husserl nomme « affaissement »
(Hinfälligkeit).

III. La pauvreté ontologique : du rien (wu) à la vacuité (shunyata)

Alors que la pauvreté cognitive propre à l’épochè antique vise la paupérisation


du donné (par exténuation ou par délimitation) et que la pauvreté affective relative à la
kénôse du Christ décrit l’appauvrissement de soi comme la disposition du sujet à la
passivité réceptrice (jusqu’à faire de cet appauvrissement une surabondance intérieure),
la pauvreté ontologique que l’on approche dans les expériences taoïste et bouddhiste se
situe en deçà de cette polarité sujet/objet, ou encore affect/donné.
L’expérience orientale de la pauvreté ontologique, qu'il s'agisse du rien taoïste
ou de la vacuité bouddhiste ne retient pas le trait de la descente, abaissement, sortie de
soi, affaissement, comme l'on voudra, propre à l'expérience subjective de la kénose
chrétienne : on ne part pas ici de la condition finie par rapport à la forme divine, qui se
trouve avec la Création, l'engendrement et l'incarnation différemment altérée puis
restituée, dans la mesure où l'expérience du « pauvre ontologique » est constitutive de
l'être de la nature elle-même. La nature est ontologiquement néant. Il n'y a donc pas de
processus, aussi non-chronologique soit-il au sens habituel dans le christianisme, aussi
métaphysique soit-il, mais un état pauvre au cœur de la nature elle-même.
Au sein de cette nature pauvre, on va distinguer à présent l’ontologie du rien
(wu) dans le taoïsme et l’ontophénoménologie du vide (shunya) dans le bouddhisme
tibétain.

A. Ontologie du rien (wu)

25 Urs von Balthasar, kenosis, op. cit., p. 192-194-195.


26 E. Husserl, Expérience et jugement (1939), Paris, P.U.F., 1970, Partie 1, chapitre 1, « Les structures
générales de la réceptivité », §16: « Le champ de prédonation passive et sa structure associative »; §17:
« L’affection et l’orientation-vers du Je. La réceptivité comme degré inférieur de l’activité du Je ».
27 M. Henry, L’essence de la manifestation, Paris, P.U.F., 1963, §§. 52, 53 et 59. A propos de ces traits,
cf. l’analyse développée dans N. Depraz, « En quête d’une métaphysique phénoménologique : la
référence henryenne à Maître Eckhart », in Michel Henry, l’épreuve de la vie (sous la direction de A.
David et J. Greisch), Paris, Cerf, La Nuit surveillée, 2000, p. 255-281.
Dans l'ontologie radicale du taoïsme, on retrouve les deux traits corrélatifs de la
kénôse, à savoir d’une part la négativité d'une expérience foncière de passivité, d’autre
part la positivité d'un retrait qui se fait accueil réceptif.
a. L’expérience du rien se décline premièrement sur le plan pratique voire pragmatique
du non-agir (wuwei) ou de l'action non-agissante (weiwuwei). Lao Tseu, au chapitre 1
du Tao te King28 en fait état de façon centrale : « II. ‘adopte la quiétude du non-agir’/III.
‘pratique le non-agir, tout restera dans l'ordre’/XXXVII. ‘le tao lui-même n'agit pas, et
pourtant tout se fait par lui’/XLVIII. ‘diminue et diminue encore pour arriver à ne plus
agir. Par le non-agir, il n'y rien qui ne se fasse. C'est par le non-agir qu'on gagne
l'univers’/’Le sage (le saint, le spectateur) se met en arrière. Il est donc mis en avant. Il
néglige son moi et son moi se conserve. Parce qu'il est désintéressé, ses propres intérêts
sont préservés.’
Ce non-agir est bien entendu à distinguer de l’inaction : il s’agit d’une action
sans attachement, ni à l'agir, ni a fortiori à son fruit : accomplir des actes sans se les
approprier. Or, une telle expérience proprement factitive est exactement ce que
Heidegger thématise sous le terme de Gelassenheit, puis, littéralement dans la Lettre sur
l'humanisme : « un faire qui surpasse d’emblée toute praxis, [...], [par] l’insignifiance de
son accomplir qui est sans résultat. »29
b. L’expérience du rien se décline deuxièmement sur un plan proprement ontologique :
wu, que l'on traduit habituellement par non-être, n'est pas, à la différence de l'asat
sanscrit dans le vedanta, la négation privative de l'être (yu), mais correspond à un
principe indépendant. Pourtant, il ne s'agit pas d'un néant radical, puisqu'il est dans une
relation de non-dualité avec l'être. Ni non-être, ni néant, il se laisse au mieux désigner
comme rien.30 Le Tao te king, à nouveau, est on ne peut plus clair : « rien et être sortant
d'un fond unique (deux-un) ne se différencient que par leur nom »/ « l'être et le rien
s'engendrent » (II)/ « l'être donne des possibilités, c'est par le rien qu'on les utilisent »
(XI)/ « tous les êtres sont issus de l'être, l'être est issu du rien ».
Or, une telle co-originarité de l'être et du rien est l’intuition centrale du Fink de
Alles und Nichts (1958)31 ; Heidegger, de son côté, note lui-même dans Etre et temps
que « l’être des étants n’est pas lui-même un étant »32 et, dans le Séminaire du Thor
(1969), il indique que « rien est la caractéristique de l’être », ou encore, que « Etre :

28 Lao Tseu, Tao te king, Paris, Editions Mille et une nuits, 1996 ; on trouve également dans la Baghavad
Gîtâ (Paris, Seuil, 1976) une telle conception de l’action non-agissante (nishkama karma), préconisée par
Krishna à Arjuna, mais elle revêt un sens plus spéculatif, moins pragmatique. Cf. aussi D. Loy, Non-
duality, Yale Univ. Press, 1998, chapitre 3, « Non-dual action, Wei-wuwei ».
29 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1983, p. 165 ; à propos de ce lien, cf. L.
Landgrebe, qui a mis en relation cette conception du non-agir et la Gelassenheit heideggerienne dans
l’introduction qu’il a rédigée à Kah Kyung Cho, Bewußtsein und Natursein. Phänomenologischer West-
Ost-Diwan (Freiburg/München, Alber, 1987, p. 14 : « [...] die Bedeutung der Gelassenheit, die Heidegger
zuletzt fordert [...] ist das Prinzip des Nicht-tuns, wonach der Mensch nicht mehr sich selbst zur Mass
nimmt, sondern sich nach dem Tao richtet und so die Natur sein lässt. Es ist ein Prinzip, dem zu folgen
dem aktivistischen Westen schwerfallen wird. »
30 Cf. K. K. Cho, «Das Absolute in der taoïstischen Philosophie », in Bewusstsein und Natursein.
Phänomenologischer West-Ost Diwan (Freiburg/München, Alber, pp. 168-198), recommande de traduire
wu par Nichts. En effet, wu n'implique dans son radical aucune détermination d'être.
31 E. Fink, Alles und Nichts, Den Haag, M. Nijhoff, 1959, pp. 30-31 : « (…) la question demeure ouverte,
encore sans réponse, et c’est même une question non encore posée, de savoir si une compréhension
philosophique du rien peut être obtenue à partir des phénomènes ontiques du ‘néantissement’ (Nichtung)
— ou si, à l’inverse, le rien du monde (das welthafte Nichts) précède tous les phénomènes intramondains
de néantissement. »
32 M. Heidegger, Etre et temps, Paris, Authentica, 1985, §41.
Rien, le même »33 ; d’ailleurs, il fait état de ces liens profonds avec la pensée
japonaise.34

B. Onto-phénoménologie de la vacuité (shunyata)

Pour pouvoir situer la vacuité dans le bouddhisme par rapport au « rien » taoïste,
je voudrais commencer par citer le témoignage d'un moine tibétain du XIXième siècle,
Shabkar (1781-1851), qui s'exprime ainsi sur l'expérience de la vacuité : « Now come
up close and listen. When you look carefully, you won’t find the merest speck of real
mind you can put your finger on and say “this is it !” And not finding anything is an
incredible find. Friends ! To start with, mind doesn’t emerge from anything. It’s
primordially open : there’s nothing there to hold on to. It isn’t anywhere ; it has no
shape or color. And in the end nowhere to go. There's no trace of its having been by. In
the beginning mind itself is not created by causes. And finally not destroyed by external
conditions. »35
Un des traits fondamentaux de l'expérience bouddhiste (en particulier tibétaine)
de la vacuité, par rapport à l'expérience taoïste du rien, réside dans l'accent porté sur la
nature de l'esprit. Dans l'extrait cité, Shabkar insiste sur le caractère vide de l'esprit : il
n'y a rien à quoi l'on puisse s'attacher dans l'esprit, il émerge, surgit de rien, et ne va
nulle part, il est fondamentalement ouvert. D'autres textes soulignent aussi sa luminosité
jaillissante. Aussi l'accent n'est-il pas porté sur la nature entendue comme rien ou néant,
mais sur l'esprit en sa nature même, qui, en tant que tel, se relie essentiellement à la
nature autour de nous, mais depuis sa naturalité propre. Par ailleurs, il ne s'agit pas pour
autant d'une expérience de la conscience au sens vécu ou intentionnel du terme, puisque
toute dimension réflexive ou pré-réflexive est mise hors-jeu au profit de l'expérience
ontologique de la nature jaillissante et sans prise, spontanée, de l'esprit. Aussi parlera-t-
on en ce sens d'une critique de toute expérience égologique, au sens où l'ego reste un
pôle d'attachement, d'action et d'affection. L'expérience de la nature de l'esprit offre
ainsi une charnière essentielle entre l'expérience radicale du rien de la nature et
l'expérience existentielle de la kénose divino-humaine.
Porter son attention sur la nature de l'esprit est un acte qui prend sens à partir
d'une expérience primordiale, que le bouddhisme a placé au centre de toute sa
méditation et de sa pratique, et qui est le constat de la souffrance (dukka) universelle,
propre à tous les êtres vivants, et qui se relie au thème du samsara (le naître et le
mourir, le cycle des renaissances). La pratique de la méditation, qui est censée nous
permettre de nous affranchir de cette souffrance, se décline à trois niveaux corrélatifs.
C'est dire que l'approche bouddhiste (ici tibétaine) est éminemment pratique, voire
pragmatique:
la première étape de la méditation, shamatha, permet de développer une forme
de « présence attentive »36via une attitude de lâcher-prise, au fil conducteur de la

33 M. Heidegger, Séminaire du Thor (1969), dans Vier Seminare, 1977, p. 101: « Rien est la
caractéristique de l’Etre », ou encore, p. 99 : « Etre: Rien, le même ».
34 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, troisième texte: Conversation avec un Japonais : Kuki
Shuzo, japonais du 19ème siècle, par lequel Heidegger dit expressément avoir eu accès au bouddhisme.
Pour les correspondances termes à terme entre le Tao et ces extraits de Heidegger, cf. R. May, Ex oriente
lux — Heidegger's Werk unter ostasiatischen Einfluss, Stuttgart, Franz Steiner, 1989.
35 The Flight of the Garuda, Chapter 4, « Introduction to the Fundamental Way the Mind is » (1807),
traduit par S. Batchelor, manuscrit inédit, 1996.
36 Cette traduction significative (plus que littérale) fut d'abord avancée en anglais (mindfulness) par C.
Trungpa (cf. Meditation in Action, Boulder, Shambhala, 1972, traduit en français sous le titre Méditation
et action, Paris, Seuil, année). Elle est aujourd'hui largement utilisée. On a aussi couramment rendu
shamatha par quiétude, paix, attention, recueillement. La question n'est pas purement technique, dans la
mesure où chaque inflexion choisie est aussi une option concernant le style de pratique. Cf. A. Wallace,
respiration : observer les pensées et les émotions qui émergent, apparaissant, et ne pas
s'y attacher, les laisser s'évaporer d'elles-mêmes. Ce niveau expérientiel individuel, dit
« hinayana », répond en structure au double mouvement de retrait et d’accueil propre à
l’expérience de la kénôse ; la deuxième étape de la méditation, tonglen, rend compte
d’une expérience de compassion pour autrui, pour tous les autres. Prendre la souffrance
des autres et leur donner tout ce que l'on possède d'émotion positive renvoie à une
pratique très précise, très concrète. Ce deuxième niveau, proprement inter-individuel,
dit « mayahaniste » décrit en structure le mouvement de rédemption de l'humanité par le
Christ, qui prend sur lui le péché des hommes et les rédime par lui ; la troisième étape,
enfin, recoupe l’antinomie de la pauvreté surabondante : l’humilité est gloire,
l’humiliation est glorification : la véritable humanité du Christ implique le maintien de
sa véritable divinité. De même, shunyata est l’expérience d’une vacuité pleine et dense :
elle ressortit à un niveau ontologique trans-individuel.
Shunyata, en sanscrit (en tibétain : stong pa nyid) est traduit d'habitude par
vacuité, ce qui donne l'impression trompeuse du vide. Or, « sunya » vient de la racine
‘su’, que l'on a rendu par « enfler », « gonfler », selon deux acceptions : soit un espace
creux, caverneux, soit, également, le caractère d'être plein, comme le ventre d'une
femme enceinte. Les deux significations sont impliquées à titre égal dans les traditions
bouddhistes, mais, malheureusement pour les lecteurs occidentaux, seul le premier sens
a été conservé dans la traduction initiale, avec le seul sens de « vacuité » connoté en
« vide ».37 Comme l'a fait apparaître de façon on ne peut plus évidente le travail
contemporain de traduction, plusieurs autres options s'avèrent plus pertinentes : la
plénitude ou le caractère de ce qui est plein (fullness), l'interdépendance du champ tout
entier des événements et du sens, l'ouverture (openness) ou bien la dimension
d'ouverture.38

La pauvreté ontologique, radicale dans l’expérience du rien, se colore d’une


dynamique expérientielle et conscientielle avec shunyata : celle-ci partage avec la
kénôse l’idée d’un dessaisissement qui est décentrement et détachement. Cependant, un
point d'irréductibilité demeure, la temporalité de ce dessaisissement : « événement
céleste accompli dans les profondeurs de la divinité »,39 le temps de la kénôse est auto-
anticipation.40 Ainsi, « le sujet de la kénose ici décrite n'est pas le Fils déjà incarné,
mais le Fils préexistant. »41 Certes, l’expérience du jaillissement lumineux,
ininterrompu de toutes choses à partir de la nature qui est croissance, laquelle n'est rien
d'autre que la nature de l'esprit, ressortit à une temporalité du jaillissement de la nature
qui s'auto-anticipe toujours déjà lui-même dans la nature de l'esprit. Cependant, le temps

The Bridge of Quiescence: Experiencing Tibetan Buddhist Meditation, Snow Lion, 1998, concernant une
présentation récente de shamatha. En français, l'expression retenue pour traduire mindfulness, « présence
attentive », a été adoptée dans la traduction française de l'ouvrage de F. Varela, E. Thomson et E. Rosch,
L'inscription corporelle de l'esprit, Paris, Seuil, 1991.
37 S. Batchelor, The Awakening of the West, Thoronsons/Harper and Row, 1994 ; R.-Pol Droit, La Peur
du Néant, Pris, PUF, 1997.
38 F. J. Varela, « Pour une phénoménologie de la Sunyata. I, in La gnose, une question philosophique ? »
(N. Depraz et J.-Fr. Marquet eds.), Paris, Cerf, 2000. Plus largement, K. Nishitani, Religion and
Nothingness, Univ. of California Press, 1982.
39 Cf. Boulgakov, op. cit.. p. 142.
40 Cf. à ce propos N. Depraz, Le corps glorieux. Phénoménologie pratique de la Philocalie des Pères du
désert et des Pères de l’Eglise, Bruxelles, Bibliothèque Philosophique de Louvain, chapitre II, sous
presse.
41 Urs von Balthazar, op. cit., p. 183.
y est pensé à partir de la mobilité originaire de la nature, non de la pré-existence de
l'esprit.42

IV. Epochè phénoménologique et pratique de la pauvreté

A la lumière des pratiques que nous venons de détailler, on peut pour conclure
ressaisir les traits qui forment la configuration descriptive du phénomène de la pauvreté
entendu comme terrain pratique possible de l’épochè :

A. Pauvreté cognitive : le geste de la suspension de l’assentiment dans


l’épochè antique, sceptique ou stoïcienne livre le trait de la
« paupérisation du donné » : par exténuation ou par interrogation, se
trouve éclairé le geste de la suspension phénoménologique, par où il
s’agit de ne rien accepter comme allant de soi ; par le constat du
contentement de ce que l’on est, c’est-à-dire de la délimitation entre le
nécesaire et le luxueux, il convient de ne rien accepter qui ne soit
indubitable : se trouve réinvesti concrètement le geste de la mise entre
parenthèses du donné qui caractérise l’épochè transcendantale.
B. Pauvreté affective : le mouvement kénôtique de l’appauvrissement de soi
met le doigt sur l’importance du vécu, du mode d’être subjectif,
nourrissant ainsi la conversion du regard qui désigne la réduction
psychologique chez Husserl. En portant l’attention sur le processus
d’intériorisation qui fait émerger une surabondance au cœur de la
dévastation, on décrit par là même une qualité de ce vécu, son mode
d’être antinomique comme affaissement salutaire.
C. Pauvreté ontologique : le mode d’être pauvre ressortit à un détachement,
ou encore à un décentrement qui résonne avec l’attitude de lâcher-prise
ou de laisser-être, abandon du soi qui va de pair avec une indifférence
tout autant à l’objet à connaître qu’au sujet affecté.43

42 Cf. N. Depraz, Corps glorieux et corps arc-en-ciel, La rencontre phénoménologique du bouddhisme et


du christianisme, en préparation.
43 A propos de ces trois gestes de l’épochè, cf. N. Depraz, F. J. Varela et P. Vermersch, On becoming
aware : a pragmatics of experiencing, Amsterdam, Benjamins Press, 2003.

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