Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Laurie Laufer - "La Belle Mort Ou La Mort Du Corps Mort"
Laurie Laufer - "La Belle Mort Ou La Mort Du Corps Mort"
Laurie Laufer
Dans Figures de la psychanalyse 2006/1 (n o 13), pages 143 à 156
Éditions Érès
ISSN 1623-3883
ISBN 2-7492-0414-3
DOI 10.3917/fp.013.0143
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
La « belle mort »
ou la mort du corps mort
• Laurie Laufer •
C’est au visible caché, à la pudeur et à la honte que se noue la question de voir le corps
du mort, d’aller voir du côté du fantasme lié au mort. C’est dans cette perspective que la
mort de l’objet aimé peut provoquer l’exploration de l’archaïque et du primitif. Le surgis-
sement de la douleur est en lien avec la perte de l’objet et de ce qu’il était, de ce qu’il
inscrivait dans la vie infantile. Alors que perd l’endeuillé ? La possibilité de réaliser ses
désirs liés aux fantasmes de la sexualité infantile ne serait-elle pas alors au centre de la
question qui articule fantasme, deuil et désir ? L’expérience du voir est une des expé-
riences au cœur de l’expérience infantile : N’a-t-on pas entendu que « la curiosité est un
vilain défaut » ? La formule produit le fantasme de ce qu’il y a à voir : du corps dans ce
qu’il a de plus dévoilé, son rapport à la mort et au sexe.
1. C. Baudelaire, 1861, « Une charogne », Les fleurs du mal, Paris, Gallimard, coll. « La pléiade »,
1975, p. 31.
2. G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Éditions de La différence, p. 42.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 144
3. Geoffrey Gorer (1965), Ni pleurs, ni couronnes, trad. fr., Paris, EPEL, 1995.
4. Ibid., p. 22.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 145
Le spectacle de la mort était donc cet événement qui permettait de poser un regard
sur la mort, sur le corps du mort, et qui, par la vision de l’irreprésentable, pouvait
permettre une ouverture et un jeu avec la mort elle-même. Voir des images pour créer de
l’imaginaire, et non pas être fixé à une image, ce qui reviendrait à figer la vie psychique.
Un enfant qui ne peut assister à l’enterrement de son parent, à qui l’on « interdit » d’y
assister se voit exposé à l’arrêt sur image : qu’est-ce donc que l’on m’interdit là ? L’irre-
présentable reste irreprésentable et devient peut-être alors innommable et impensable.
Quelles formes prennent l’innommable, l’impensable et l’irreprésentable dans la vie
psychique ? Gorer constate qu’au XXe siècle un changement a lieu « tandis que l’on
commençait à pouvoir parler de la copulation, en particulier dans les sociétés anglo-
saxonnes, il devenait de plus en plus choquant de parler de la mort en tant que phéno-
mène naturel 5 » et Ariès de commenter : « Les processus naturels de putréfaction et de
décomposition sont devenus répugnants, aussi répugnants que les processus naturels de
l’accouchement ou de la copulation pouvaient l’être il y a un siècle. L’intérêt pour ces
phénomènes était morbide et malsain, au point d’être désapprouvé chez tous et puni chez
les jeunes. Nos grands-parents ont appris que les bébés se trouvaient sous les feuilles de
groseilliers ou de choux ; nos enfants apprennent probablement que ceux qui sont
“passés” sont changés en fleurs ou reposent dans d’agréables jardins. Les horreurs sont
implacablement camouflées ; l’art des embaumeurs est celui du déni total 6. »
Ainsi naît la « belle mort » romantique. Camoufler les horreurs, effacer les traces de
souffrance, faire disparaître jusqu’aux traces des corps, des morts. Que voit le vivant s’il ne
porte pas les traces de ses morts ? Et que se passe-t-il lorsque le vivant est confronté à la
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
5. Ibid., p. 22.
6. Ph. Ariès, dans un commentaire sur l’étude de Gorer, L’homme devant la mort, t. II, Paris, Le
Seuil, 1979, p. 285.
7. Cf. l’extraordinaire cours de M. Foucault, Les anormaux (1974-1975), Paris, Le Seuil-Gallimard,
1999.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 146
sexuelles il y a un siècle […] Aujourd’hui, on admet, semble-t-il, comme tout à fait normal
que des hommes et des femmes sensibles et raisonnables puissent parfaitement se domi-
ner pendant leur deuil à force de volonté et caractère. Ils n’ont donc plus besoin de le
manifester publiquement, tout juste était-il toléré qu’ils le fissent en privé et furtivement
comme un équivalent de la masturbation 8. »
Ainsi ce que Gorer avance et qui est repris par Ariès, c’est que l’image de l’endeuillé soli-
taire et affligé participe d’un effacement du deuil et d’une disparition sociétale de la visibi-
lité de la mort : « Je soutiens que le travail du deuil est favorisé ou entravé et son évolution
facilitée, ou rendue périlleuse, selon la façon dont la société en général traite l’endeuillé 9. »
Cet isolement de l’endeuillé face à son « travail » est pour Ariès l’écueil romantique
contre lequel le XXe siècle à buté quant à la question du deuil et du rapport à la mort, ainsi
que de sa visibilité.
Cette peur du cadavre annonce son effacement. Le voile est donc jeté et le regard exclu.
La « vision », voir le mort, telle serait l’expérience du deuil, traverser cette expérience de
vision, comme condition de possibilité de rendre à l’irreprésentable un statut de discours.
Mais qu’est-ce que voir le mort ? À quelle condition sait-on que l’on a vu le mort ?
La douleur romantique a jeté un voile pudique sur cette expérience du voir, sur cette
expérience de désir du voir. Une fois le mort érigé en icône, l’image ne se meut plus parce
qu’elle n’émeut pas. Il y a fixation sur l’image. C’est l’idée de la mort qui émeut. L’intellect
est là qui fige. Rien du corps n’est traversé. J’ai insisté sur le nouage nécessaire
corps/image/processus de pensée que propose Freud pour le « traitement psychique ». En
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
raisons, la société ne supporte plus la vue des choses de la mort et par conséquent ni celle
du corps mort, ni celle des proches qui le pleurent 10. »
L’expérience du deuil est une expérience du visible, du pathique et de la catharsis,
pour reprendre des coordonnées aristotéliciennes commentées par Marie-José Mondzain.
« Il faut donc, pour mouvoir l’intellect, qu’il y ait du désir et de la même façon pour
mouvoir autrui, s’adresser à son désir. »
« Qui dit purgation dit expulsion d’un déchet excrémentiel et il paraît invraisemblable
qu’Aristote considère les passions comme une chose dont il faudrait se débarrasser et qu’il
use brutalement un mot tiré du vocabulaire médical sans en signifier la portée métapho-
rique. Comment l’imaginer alors qu’il a considéré la passion comme moteur du juge-
ment ? C’est que par le mot katharsis comme une opération euphorisante de l’art, on
perd toute la puissance de l’expression perainein katharsin. Aristote ne dit donc pas katha-
rein, il n’emploie pas le verbe, mais il unit l’opération cathartique à un autre verbe qui
signifie “traverser de part en part, parcourir jusqu’au bout”. Ce terme semble tout à fait
proche de l’allemand durcharbeiten que les traducteurs de Freud ont rendu par “perla-
borer” […] L’ordre de la katharsis est visuel 11. »
L’opération cathartique consiste à être traversé de part en part. Elle permet la perla-
boration de la souffrance et du traumatisme. On ne se débarrasse pas de la douleur, de la
peine que la mort de l’autre provoque, uniquement par un effet de discours, on la
travaille par la vue et la parole, par le regard et la voix. La parole est cathartique lors-
qu’elle traverse le corps. Or les conditions qui rendent possible cette traversée du corps
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
10. Ph. Ariès, L’Homme devant la mort, op. cit. t. II, p. 292.
11. J.-M. Mondzain, Le Commerce des regards, Paris, Le Seuil, 2000, p. 117 et 119.
12. Ibid., p. 27.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 148
« Généralement le lit de mort est arrangé pour assurer une digne exposition et effa-
cer les traces de l’agonie : le dernier portrait est autorisé quand tout est en ordre […] la
mort doit être belle… Lorsque la mort a été accidentelle ou criminelle, le transfert sur un
lit bien fait, entre les draps, minimise les circonstances de la mort 13. »
Voici un exemple qui est tout à fait emblématique du travail de refoulement du carac-
tère érotique du corps mort et de la mort.
« Lors de son voyage en Italie en 1834, Paul Delaroche rencontra Louise Vernet, fille
du peintre Horace Vernet, alors directeur de la Villa Médicis. Ils se marièrent et Louise
mourut dix ans plus tard à l’âge de trente et un ans. Éperdu de douleur (nous dit le cata-
logue), son mari la peignit sur son lit de mort, la tête en arrière, les cheveux épars, la
bouche entrouverte, le teint vert (nous dirions davantage cireux, incarné), la poitrine
couverte mais les épaules magnifiquement dénudées. »
Je peux rajouter les yeux mi-clos, révulsés, et la poitrine couverte, disons voilée, par
une immense chevelure, chevelure faisant fonction de voile, le corps couvrant le corps.
« Image ambiguë (continue le catalogue), nourrie de références baroques romaines
– on songe à Caravage et surtout à sainte Thérèse du Bernin – où Éros et Thanatos se
mêlent – on peut y voir la mort, mais aussi la petite mort. C’est sans doute pour brouiller
le caractère intime de cette œuvre que le peintre a rajouté une auréole, transformant sa
femme en une sainte 14. »
Selon moi, il ne s’agit pas véritablement d’un « brouillage », il faudrait une naïveté
suspecte ou un extraordinaire déni du regardeur pour se laisser « brouiller » par l’auréole.
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
13. Le Dernier Portrait, catalogue d’exposition, Paris, éd. de la Réunion des musées nationaux,
2002, p. 40.
14. Ibid., p. 62.
15. Cf. ce patient que Freud évoque dans son article « La dénégation ».
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 149
Madame Bovary est à cet égard emblématique de la répression de la société sur la repré-
sentation de la mort, au point que notre grand poète romantique Lamartine dit à Flaubert :
« Vous m’avez fait mal, vous m’avez fait littéralement souffrir ! L’expiation est hors de
proportion avec le crime ; vous avez créé une mort affreuse, effroyable […] c’est un supplice
comme on en a jamais vu. Vous avez été trop loin, vous m’avez fait mal aux nerfs. »
Extraordinaire aveu du plus romantique des poètes français qui ne peut supporter
l’image flaubertienne de la mort, de l’exposition du corps de la morte. Une mort dont la
violence, l’érotisme et le comique en font un morceau de bravoure de la littérature, une
des raisons pour lesquelles Proust aimait tant Madame Bovary.
« Emma avait la tête penchée sur l’épaule droite. Le coin de sa bouche, qui se tenait
ouverte, faisait comme un trou noir au bas du visage, les deux pouces restaient infléchis dans
la paume des mains ; une sorte de poussière blanche lui parsemait les cils, et ses yeux
commençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse qui ressemblait à une toile mince,
comme si des araignées avaient filé dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses
genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils ; et il semblait à Charles que des masses
infinies, qu’un poids énorme pesait sur elle.
Félicité sanglotait :
– Ah, ma pauvre maîtresse ! Ma pauvre maîtresse !
– Regardez-la, disait en soupirant l’aubergiste, comme elle est mignonne encore ! Si
l’on ne jugerait pas qu’elle va se lever tout à l’heure.
Puis elles se penchèrent pour lui mettre sa couronne. Il fallut soulever un peu la tête,
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
16. G. Flaubert (1856), Madame Bovary, Paris, Le Club du meilleur livre, 1957, p. 380.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 150
« Charles […] venait lui faire ses adieux. […] La cire des cierges tombait par grosses
larmes sur les draps du lit. […] Des moires frissonnaient sur la robe de satin blanche
comme un clair de lune […]. Il fut longtemps à se rappeler ainsi toutes les félicités dispa-
rues, ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix 17. »
Flaubert décrit ensuite les scènes joyeuses, légères, fleuries qu’évoque Charles en
pensée, comme pour l’accuser de se souvenir béatement, communément, d’un quotidien
sucré, échappant à tout érotisme mais plongeant dans l’imagerie bien-pensante du petit
bourgeois de province.
« Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur le banc, contre la haie
d’épines, ou bien à Rouen, dans les rues, sur le seuil de leur maison […]. Il entendait
encore le rire des garçons en gaîté qui dansaient sous les pommiers ; la chambre était
pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit
d’étincelles. C’était la même, celle-là ! 18 »
Évocation qui pourrait être celle d’un rêve de Charles. Rêve, lieu de toutes les images
interdites, des images dont le mouvement creuse le lit du deuil.
L’ironie de Flaubert à l’endroit du style fleuri romantique est manifeste à la chute du
paragraphe. Le retour du refoulé est dans la phrase courte, fonction de trait d’esprit. Le
souvenir auréolé d’Emma tournoyante, belle, parfumée ; ce souvenir qui agit sur la mélan-
colie du romantique lamartinien est ridiculisé (entendons de rire), mise en scène comique
par la chute : « C’était la même, celle-là ! » Le cadavre, là, dont les chairs pourrissent, le
flot noir vomissant sur la robe.
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
Flaubert insiste : alors qu’Emma est enterrée, alors même que chacun désormais peu à
peu la transforme en souvenir, le corps pourri d’Emma devient le lieu de sépulture
psychique de Charles. Aucune concession à la belle mort douloureuse et romantique, et le
souvenir d’Emma est dans l’inconscient de Charles une pourriture du corps, corps rendu à
une forme d’érotisme. C’est le corps en putréfaction d’Emma qui arrive à « corrompre »
Charles par-delà le tombeau.
On comprend que, devant ces images, la moralité de l’époque ait été choquée et que le
réquisitoire du procès de l’œuvre fut d’une grande violence. Le caractère lascif, voluptueux,
l’éloge de l’adultère et la critique du religieux y sont pour beaucoup dans le réquisitoire,
mais parmi les chefs d’accusation, il y a aussi la mort et la façon dont Flaubert en parle.
Extrait du réquisitoire :
« Un jour, il ouvre le secrétaire et il y trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles
de Léon. Vous croyez que l’amour va tomber alors ? Non, non, il s’excite, au contraire, il
s’exalte pour cette femme que d’autres ont possédée, en raison de ces souvenirs de
volupté qu’elle lui a laissés ; et dès ce moment il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse
aller au vent les dernières parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans
la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs 21. »
Non seulement Charles est corrompu par-delà le tombeau, il « s’excite » pour une
morte, mais il la fétichise et en garde des reliques.
« Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu’il faut respecter par-dessus
tout, c’est le cadavre que l’âme a quitté. Quand le mari est là, à genoux, pleurant sa
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
droit de la mort et de la sexualité. C’est « l’outrage » (dans son acception de « passer les
limites » tel que Lacan l’utilise pour Antigone) qui fait vaciller l’être, le franchissement, le
passer outre (l’hybris) que condamne le réquisitoire. La visibilité du corps mort dans une mise
en scène érotisée participe de l’excès même, figure corporéisée du fantasme.
La condamnation de Madame Bovary a eu lieu en 1857, quelques années avant le
début de la campagne pour la fermeture de la Morgue. L’idéologie du refoulement est en
train de jeter peu à peu son voile sur les évocations violentes, érotiques et comiques à
propos de la mort, du corps du mort.
La chair, l’incarnation du corps, non pas le souvenir mais la « chair du souvenir », ce
qui fait du fantasme sa pulsionnalité même, sont réprimés de façon manifeste et radicale.
Tout se passe comme si ce refoulement de l’évocation de la mort laissait vivantes, pulsion-
nelles, actives l’érotisation, la violence de la situation.
« Ce que nous appelons aujourd’hui la bonne mort, la belle mort correspond exacte-
ment à la mort maudite d’autrefois, la mors repentita et improvisa, la mort inaperçue. “Il
est mort cette nuit dans son sommeil : il ne s’est pas réveillé. Il a eu la plus belle mort qu’on
peut avoir” 22. »
Cette « mort inaperçue 23 » aujourd’hui prend des formes survivantes actives ; le plus
lointain, le plus violent, le plus pulsionnel ne peut rester inaperçu. Cette mort à bas bruit,
digne, silencieuse, vertueuse, fait de l’endeuillé un « vivant inaperçu ».
Le travail du deuil serait-il alors pour l’analyste de créer les conditions de possibilité,
par le transfert et dans le transfert, pour fabriquer des images qui émeuvent et permet-
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
22. Ph. Ariès, L’Homme devant la mort, op. cit., t. II, p. 297.
23. Selon l’expression de Pierre Fédida, dans Morts inaperçues. « Le fait de l’analyse », Les morts,
n° 7, Paris, Éditions Autrement, automne 1997.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 154
24. G. Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Editions de Minuit, 2000, p. 17, citant Carl Einstein.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 155
Des images qui se dissolvent en même temps qu’elles agissent, n’est-ce pas précisé-
ment l’œuvre imaginale du rêve, l’image plastique, l’image fantasmatique même ?
Ce spectacle de la mort, cette « pornographie de la mort » a été évacuée de toute
représentation. Ce qui était une forme sociale de figurabilité de la mort a été réprimé,
laissant se fixer une image, plutôt que de la laisser dans un mouvement imaginaire qui
ouvre à la narration. Tout se passe comme si le corps réel avait été exclu de l’image du
mort. La nudité et l’horreur mêlées de fascination ouvrent à une cruauté du regard qui
fait effraction et permet ,de ce fait, le mouvement d’une image.
« Les images organiques seraient donc à double face. Alberti le suggère en affirmant
que le corps ouvert, l’écorché, est à un corps nu ce que celui-ci est à un corps drapé.
Goethe le suggère de son côté en affirmant que l’organisme intérieur apparaît comme tel
dans la nature extérieure «éternellement changeante» de son enveloppe visible. De telles
propositions sont à la fois évidentes et difficiles à saisir dans toutes leurs implications : l’in-
térieur peut-être pensé comme la structure sous-jacente-le squelette au premier chef, ce
qui ne change pas et donne à tout le corps sa loi physique d’harmonie ; en ce sens l’inté-
rieur assure la fonction de schéma, c’est-à-dire le pouvoir même de la forme […] Une fois
de plus nous sommes contraints de penser ensemble sans espoir de les unifier jamais l’har-
monie ou la beauté d’une part et l’effraction et la cruauté d’autre part. Toute la question
de la nudité semble suspendue à cette dialectique. Structure ou blessure ? Forme ou
informe ? Convenance ou conflit ? 25 »
« Images à double face », telles celles qui se présentent à Charles Bovary, tout comme
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)
25. G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Nudité, rêve, cruauté, Paris, Gallimard, 1999, p. 41.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 156
« Le regard s’en tient difficilement à la pure constatation des apparences […] Il livre
passage à une sorte de poussée qui ne se relâche pas. C’est peu de dire : intelligence,
cruauté, tendresse. Elles restent inapaisées, inassouvies 26. »
Traversée des apparences, donc, par et dans une pulsion qui ne se relâche pas, telle est
la visée d’une mise en scène de la mort, un espace intermédiaire dans lequel on sent « le
souffle indistinct de l’image 27 ». La pulsionnalité du regard ouvre à un temps libidinal de
nouveau pensable, de nouveau mobilisé par la vie psychique.
Cette violence, cette hostilité qui « va » vers celui qui regarde est selon moi l’expé-
rience même de l’exercice de cruauté que représente le travail de deuil. Quelque chose du
corps se casse là où le regard se pose.
RÉSUMÉ
C’est au visible caché, à la pudeur et à la honte que se noue la question de voir le corps du mort, d’al-
ler voir du côté du fantasme lié au mort. Si la sexualité semble moins voilée qu’à l’époque classique,
la mort, elle, est devenue taboue et se replie dans la sphère privée, l’intimité psychologique, ce que
Philippe Ariès appelle « l’ensauvagement de la mort ». Avec Flaubert écrivant la mort d’Emma Bovary,
les images de la décomposition du corps et de la mort font survivre une iconographie refoulée,
« auréolée ». Le procès en censure contre Madame Bovary est à cet égard emblématique de la répres-
sion de la société sur la représentation de la mort.
MOTS-CLÉS
Mort, visibilité, censure, catharsis, fantasme.
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)