Vous êtes sur la page 1sur 15

La « belle mort » ou la mort du corps mort

Laurie Laufer
Dans Figures de la psychanalyse 2006/1 (n o 13), pages 143 à 156
Éditions Érès
ISSN 1623-3883
ISBN 2-7492-0414-3
DOI 10.3917/fp.013.0143
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2006-1-page-143.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 143

La « belle mort »
ou la mort du corps mort
• Laurie Laufer •

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,


Ce beau matin si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés 1 !
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


« Si la vie vous excite, son opposé, telle une ombre, la mort, doit vous exciter 2. »

C’est au visible caché, à la pudeur et à la honte que se noue la question de voir le corps
du mort, d’aller voir du côté du fantasme lié au mort. C’est dans cette perspective que la
mort de l’objet aimé peut provoquer l’exploration de l’archaïque et du primitif. Le surgis-
sement de la douleur est en lien avec la perte de l’objet et de ce qu’il était, de ce qu’il
inscrivait dans la vie infantile. Alors que perd l’endeuillé ? La possibilité de réaliser ses
désirs liés aux fantasmes de la sexualité infantile ne serait-elle pas alors au centre de la
question qui articule fantasme, deuil et désir ? L’expérience du voir est une des expé-
riences au cœur de l’expérience infantile : N’a-t-on pas entendu que « la curiosité est un
vilain défaut » ? La formule produit le fantasme de ce qu’il y a à voir : du corps dans ce
qu’il a de plus dévoilé, son rapport à la mort et au sexe.

1. C. Baudelaire, 1861, « Une charogne », Les fleurs du mal, Paris, Gallimard, coll. « La pléiade »,
1975, p. 31.
2. G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Éditions de La différence, p. 42.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 144

144 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 13 •

Cette visibilité de la mort, du corps du mort participe de la « mortalité de la mort ».


La mort est mortelle parce qu’elle est bruyante, visible, en mouvement, parce qu’elle
fabrique du fantasme, en tant qu’empreinte corporelle de la vie psychique. L’immortalité
de la mort la rend mortifère. Or, la maladie du deuil est une croyance en l’immortalité, en
un corps immortel. Le mélancolique est immortel parce que ce qu’il sait, il n’y croit pas, il
ne joue pas avec son savoir. Lorsqu’il se pose la question d’un « pourquoi la mort ? », il
s’évide, se consume à vouloir répondre. La question vidée de sa fonction d’énigme, la
question rabattue sur la réponse ouvre à la mélancolie.
La mort, la visibilité du corps mort, n’existe plus aujourd’hui et, depuis qu’elle s’est
« inversée », c’est-à-dire depuis qu’elle est cachée, voilée, repoussée, aseptisée, tout se
passe comme si la fabrique du fantasme qu’elle génère n’était plus productive. Non pas
que la mort ne se voie pas : les images banalisant les charniers, les morts violentes, les
meurtres, les attentats défilent avant et après les rubriques sportives ou météorologiques,
mais le langage et l’espace de construction fantasmatique sont supprimés : on ne parle pas
de la mort, elle nous est projetée, et l’image qui vient de l’extérieur immobilise et le
langage et le fantasme. La sidération du vu abrase le mouvement du visible.
À cet égard, l’ouvrage de Geoffroy Gorer, Pornographie de la mort 3, est éclairant. La
montée de la bourgeoisie et la libération sexuelle semblent avoir permis le passage d’un
tabou à un autre. Si la sexualité semble moins voilée qu’à l’époque classique, la mort, elle,
est devenue taboue et se replie dans la sphère privée, l’intimité psychologique, ce que
Philippe Ariès appelle « l’ensauvagement de la mort ». Le travail de deuil devient une
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


affaire de soi à soi, une « masse à deux » entre le mort et le survivant, comme si le tiers
(parole, collectif, communauté) avait été exclu de ce rapport duel. C’est ce glissement que
déplie Gorer qui analyse que depuis deux cents ans les trois expériences humaines fonda-
mentales à savoir copulation, naissance et mort étaient sans mystère : « Les enfants
étaient invités à penser à la mort, à leur propre mort, et aux édifiants et prémonitoires lits
de mort des autres. Rares durent être ceux qui, dans ce XIXe siècle où la mortalité était
importante, ne furent pas témoins, au moins une fois, d’une véritable agonie, ou qui
n’avaient pas eu à rendre hommage à de “belles dépouilles mortelles”. Les funérailles
étaient l’occasion de plus grand étalage dans la classe ouvrière, la classe moyenne et l’aris-
tocratie. Le cimetière était le centre de chaque vieux village et ceux de la plupart des villes
avaient une position privilégiée. Ce fut assez tard au XIXe siècle que l’exécution des crimi-
nels cessa d’être un divertissement au même titre qu’un avertissement public 4. »

3. Geoffrey Gorer (1965), Ni pleurs, ni couronnes, trad. fr., Paris, EPEL, 1995.
4. Ibid., p. 22.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 145

L A « BELLE MORT » OU LA MORT DU CORPS MORT 145

Le spectacle de la mort était donc cet événement qui permettait de poser un regard
sur la mort, sur le corps du mort, et qui, par la vision de l’irreprésentable, pouvait
permettre une ouverture et un jeu avec la mort elle-même. Voir des images pour créer de
l’imaginaire, et non pas être fixé à une image, ce qui reviendrait à figer la vie psychique.
Un enfant qui ne peut assister à l’enterrement de son parent, à qui l’on « interdit » d’y
assister se voit exposé à l’arrêt sur image : qu’est-ce donc que l’on m’interdit là ? L’irre-
présentable reste irreprésentable et devient peut-être alors innommable et impensable.
Quelles formes prennent l’innommable, l’impensable et l’irreprésentable dans la vie
psychique ? Gorer constate qu’au XXe siècle un changement a lieu « tandis que l’on
commençait à pouvoir parler de la copulation, en particulier dans les sociétés anglo-
saxonnes, il devenait de plus en plus choquant de parler de la mort en tant que phéno-
mène naturel 5 » et Ariès de commenter : « Les processus naturels de putréfaction et de
décomposition sont devenus répugnants, aussi répugnants que les processus naturels de
l’accouchement ou de la copulation pouvaient l’être il y a un siècle. L’intérêt pour ces
phénomènes était morbide et malsain, au point d’être désapprouvé chez tous et puni chez
les jeunes. Nos grands-parents ont appris que les bébés se trouvaient sous les feuilles de
groseilliers ou de choux ; nos enfants apprennent probablement que ceux qui sont
“passés” sont changés en fleurs ou reposent dans d’agréables jardins. Les horreurs sont
implacablement camouflées ; l’art des embaumeurs est celui du déni total 6. »
Ainsi naît la « belle mort » romantique. Camoufler les horreurs, effacer les traces de
souffrance, faire disparaître jusqu’aux traces des corps, des morts. Que voit le vivant s’il ne
porte pas les traces de ses morts ? Et que se passe-t-il lorsque le vivant est confronté à la
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


mort déniée ?
Le sociologue anglais montre que la mort est devenue aussi honteuse et interdite que
le sexe à l’époque victorienne. Un interdit s’articule à un autre, l’interdit modélise des
comportements, rigidifie des modes de pensée et permet contrôle et répression des
conduites sexuelles et « morbides ». Totems autant que tabous, la mort et le sexe devien-
nent, à l’apogée de l’idéologie bourgeoise, les axes selon lesquels on peut « classifier » les
« désaxés », ou les « anormaux 7 ».
La censure opérée sur la mort et le chagrin qu’elle peut provoquer reposent, pour
Gorer et Ariès, sur les mêmes mécanismes qui sont mis en place pour réprimer la sexualité.
« Aujourd’hui, la mort et le deuil sont traités avec la même pruderie que les pulsions

5. Ibid., p. 22.
6. Ph. Ariès, dans un commentaire sur l’étude de Gorer, L’homme devant la mort, t. II, Paris, Le
Seuil, 1979, p. 285.
7. Cf. l’extraordinaire cours de M. Foucault, Les anormaux (1974-1975), Paris, Le Seuil-Gallimard,
1999.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 146

146 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 13 •

sexuelles il y a un siècle […] Aujourd’hui, on admet, semble-t-il, comme tout à fait normal
que des hommes et des femmes sensibles et raisonnables puissent parfaitement se domi-
ner pendant leur deuil à force de volonté et caractère. Ils n’ont donc plus besoin de le
manifester publiquement, tout juste était-il toléré qu’ils le fissent en privé et furtivement
comme un équivalent de la masturbation 8. »
Ainsi ce que Gorer avance et qui est repris par Ariès, c’est que l’image de l’endeuillé soli-
taire et affligé participe d’un effacement du deuil et d’une disparition sociétale de la visibi-
lité de la mort : « Je soutiens que le travail du deuil est favorisé ou entravé et son évolution
facilitée, ou rendue périlleuse, selon la façon dont la société en général traite l’endeuillé 9. »
Cet isolement de l’endeuillé face à son « travail » est pour Ariès l’écueil romantique
contre lequel le XXe siècle à buté quant à la question du deuil et du rapport à la mort, ainsi
que de sa visibilité.
Cette peur du cadavre annonce son effacement. Le voile est donc jeté et le regard exclu.
La « vision », voir le mort, telle serait l’expérience du deuil, traverser cette expérience de
vision, comme condition de possibilité de rendre à l’irreprésentable un statut de discours.
Mais qu’est-ce que voir le mort ? À quelle condition sait-on que l’on a vu le mort ?
La douleur romantique a jeté un voile pudique sur cette expérience du voir, sur cette
expérience de désir du voir. Une fois le mort érigé en icône, l’image ne se meut plus parce
qu’elle n’émeut pas. Il y a fixation sur l’image. C’est l’idée de la mort qui émeut. L’intellect
est là qui fige. Rien du corps n’est traversé. J’ai insisté sur le nouage nécessaire
corps/image/processus de pensée que propose Freud pour le « traitement psychique ». En
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


dehors de ce nouage, l’endeuillé conserve en lui l’image figée du mort.
D’une certaine façon que l’on pourrait penser paradoxale, l’image du mort en tant
qu’icône est l’irreprésentable de sa mort. Le mouvement psychique s’arrête au seuil de
cette vision, qui, en fait, est l’insupportable psychique du représentable. L’icône est un
support figé de la représentation. Une icône est image sans ombre, sans mouvement.
« On comprend alors ce qui se passe sous nos yeux. Nous avons tous été, de gré ou de
force, transformés par la grande révolution romantique du sentiment. Elle a créé entre
nous et les autres des liens dont la rupture nous paraît impensable et intolérable. C’est
donc cette première génération romantique qui a la première refusé la mort. Elle l’a
exaltée, hypostasiée et en même temps, elle a fait, non pas de n’importe qui, mais de
l’être aimé un immortel inséparable.
Cet attachement dure toujours malgré quelque apparence de relâchement qui tient
surtout à un langage plus discret, à plus de pudeur […] Et en même temps, pour d’autres

8. G. Gorer, Ni pleurs, ni couronnes, op. cit., p. 26.


9. Ph. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 168.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 147

L A « BELLE MORT » OU LA MORT DU CORPS MORT 147

raisons, la société ne supporte plus la vue des choses de la mort et par conséquent ni celle
du corps mort, ni celle des proches qui le pleurent 10. »
L’expérience du deuil est une expérience du visible, du pathique et de la catharsis,
pour reprendre des coordonnées aristotéliciennes commentées par Marie-José Mondzain.
« Il faut donc, pour mouvoir l’intellect, qu’il y ait du désir et de la même façon pour
mouvoir autrui, s’adresser à son désir. »
« Qui dit purgation dit expulsion d’un déchet excrémentiel et il paraît invraisemblable
qu’Aristote considère les passions comme une chose dont il faudrait se débarrasser et qu’il
use brutalement un mot tiré du vocabulaire médical sans en signifier la portée métapho-
rique. Comment l’imaginer alors qu’il a considéré la passion comme moteur du juge-
ment ? C’est que par le mot katharsis comme une opération euphorisante de l’art, on
perd toute la puissance de l’expression perainein katharsin. Aristote ne dit donc pas katha-
rein, il n’emploie pas le verbe, mais il unit l’opération cathartique à un autre verbe qui
signifie “traverser de part en part, parcourir jusqu’au bout”. Ce terme semble tout à fait
proche de l’allemand durcharbeiten que les traducteurs de Freud ont rendu par “perla-
borer” […] L’ordre de la katharsis est visuel 11. »
L’opération cathartique consiste à être traversé de part en part. Elle permet la perla-
boration de la souffrance et du traumatisme. On ne se débarrasse pas de la douleur, de la
peine que la mort de l’autre provoque, uniquement par un effet de discours, on la
travaille par la vue et la parole, par le regard et la voix. La parole est cathartique lors-
qu’elle traverse le corps. Or les conditions qui rendent possible cette traversée du corps
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


sont données par le visuel. Une image qui n’émeut pas ne se meut pas. « L’image a pour
spécificité d’émouvoir donc de mouvoir : les images ne disent rien, elles font dire 12. »
L’image est l’articulation possible entre le corps et la parole.
Pourtant c’est cette image du corps que l’on veut cacher, c’est l’image du corps
que l’on veut lisser, harmoniser, nettoyer de tous les déchets et de toutes les horreurs de la chair.
Après la fermeture de la morgue, qui offrait la contemplation des cadavres morts de
mort violente, sordide, l’iconographie (peinture et photographie) veut montrer dans leurs
derniers portraits des morts paisibles, des morts naturelles, sereines, belles.
À l’occasion de l’exposition « Le dernier portrait » au musée d’Orsay à Paris, au prin-
temps 2002, j’ai pu me rendre compte à quel point toute trace de violence, d’érotisme,
voire de comique, avait disparu dans la représentation de la mort au XIXe siècle.

10. Ph. Ariès, L’Homme devant la mort, op. cit. t. II, p. 292.
11. J.-M. Mondzain, Le Commerce des regards, Paris, Le Seuil, 2000, p. 117 et 119.
12. Ibid., p. 27.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 148

148 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 13 •

« Généralement le lit de mort est arrangé pour assurer une digne exposition et effa-
cer les traces de l’agonie : le dernier portrait est autorisé quand tout est en ordre […] la
mort doit être belle… Lorsque la mort a été accidentelle ou criminelle, le transfert sur un
lit bien fait, entre les draps, minimise les circonstances de la mort 13. »
Voici un exemple qui est tout à fait emblématique du travail de refoulement du carac-
tère érotique du corps mort et de la mort.
« Lors de son voyage en Italie en 1834, Paul Delaroche rencontra Louise Vernet, fille
du peintre Horace Vernet, alors directeur de la Villa Médicis. Ils se marièrent et Louise
mourut dix ans plus tard à l’âge de trente et un ans. Éperdu de douleur (nous dit le cata-
logue), son mari la peignit sur son lit de mort, la tête en arrière, les cheveux épars, la
bouche entrouverte, le teint vert (nous dirions davantage cireux, incarné), la poitrine
couverte mais les épaules magnifiquement dénudées. »
Je peux rajouter les yeux mi-clos, révulsés, et la poitrine couverte, disons voilée, par
une immense chevelure, chevelure faisant fonction de voile, le corps couvrant le corps.
« Image ambiguë (continue le catalogue), nourrie de références baroques romaines
– on songe à Caravage et surtout à sainte Thérèse du Bernin – où Éros et Thanatos se
mêlent – on peut y voir la mort, mais aussi la petite mort. C’est sans doute pour brouiller
le caractère intime de cette œuvre que le peintre a rajouté une auréole, transformant sa
femme en une sainte 14. »
Selon moi, il ne s’agit pas véritablement d’un « brouillage », il faudrait une naïveté
suspecte ou un extraordinaire déni du regardeur pour se laisser « brouiller » par l’auréole.
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


C’est l’auréole qui, dans ce geste dénégatif, « accuse » le trait érotique du corps. « Non, non,
ne pensez surtout pas, regardeur du tableau, que j’ai voulu érotiser le corps de ma femme au
moment de sa mort, tenez, voici même une auréole, c’est une sainte »… « Ne pensez surtout
pas qu’il s’agit de ma mère 15 ! » À force de vouloir évacuer l’érotisme, la violence, le comique
de la représentation de la mort, du corps du mort, il revient – dans ce cas – sous le trait de
l’auréole qui agit là, selon moi, comme un trait d’esprit – inconscient – de son auteur.
La belle mort donc, nettoyée de ses chairs, de ses puanteurs, de ses derniers mots
comiques, de la violence du corps, occupe l’espace collectif et rituel de la fin du XIXe siècle,
évacuant les rituels et leurs cohortes de férocités et de salacités à l’endroit du mort.
Avec Flaubert écrivant la mort d’Emma, les images de la décomposition du corps et de
la mort font survivre une iconographie refoulée, « auréolée ». Le procès en censure contre

13. Le Dernier Portrait, catalogue d’exposition, Paris, éd. de la Réunion des musées nationaux,
2002, p. 40.
14. Ibid., p. 62.
15. Cf. ce patient que Freud évoque dans son article « La dénégation ».
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 149

L A « BELLE MORT » OU LA MORT DU CORPS MORT 149

Madame Bovary est à cet égard emblématique de la répression de la société sur la repré-
sentation de la mort, au point que notre grand poète romantique Lamartine dit à Flaubert :
« Vous m’avez fait mal, vous m’avez fait littéralement souffrir ! L’expiation est hors de
proportion avec le crime ; vous avez créé une mort affreuse, effroyable […] c’est un supplice
comme on en a jamais vu. Vous avez été trop loin, vous m’avez fait mal aux nerfs. »
Extraordinaire aveu du plus romantique des poètes français qui ne peut supporter
l’image flaubertienne de la mort, de l’exposition du corps de la morte. Une mort dont la
violence, l’érotisme et le comique en font un morceau de bravoure de la littérature, une
des raisons pour lesquelles Proust aimait tant Madame Bovary.
« Emma avait la tête penchée sur l’épaule droite. Le coin de sa bouche, qui se tenait
ouverte, faisait comme un trou noir au bas du visage, les deux pouces restaient infléchis dans
la paume des mains ; une sorte de poussière blanche lui parsemait les cils, et ses yeux
commençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse qui ressemblait à une toile mince,
comme si des araignées avaient filé dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses
genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils ; et il semblait à Charles que des masses
infinies, qu’un poids énorme pesait sur elle.
Félicité sanglotait :
– Ah, ma pauvre maîtresse ! Ma pauvre maîtresse !
– Regardez-la, disait en soupirant l’aubergiste, comme elle est mignonne encore ! Si
l’on ne jugerait pas qu’elle va se lever tout à l’heure.
Puis elles se penchèrent pour lui mettre sa couronne. Il fallut soulever un peu la tête,
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche.
– Ah, mon Dieu ! La robe, prenez garde ! s’écria madame Lefrançois. Aidez-nous donc !
disait-elle au pharmacien. Est-ce que vous avez peur, par hasard ?
– Moi, peur ? répliqua-t-il en haussant les épaules. Ah bien, oui ! J’en ai vu d’autres à
l’Hôtel-Dieu, quand j’étudiais la pharmacie ! Nous faisions du punch dans l’amphithéâtre
aux dissections ! Le néant n’épouvante pas un philosophe ; et même, je le dis souvent, j’ai
l’intention de léguer mon corps aux hôpitaux, afin de servir plus tard à la Science 16. »
Dans le mouvement où se mêlent violence du cadavre vomissant et comique de la
bêtise de Homais, Flaubert met en scène la mort d’Emma en dérogeant à l’esprit de la
belle mort romantique.
Puis il y a Charles Bovary, que Flaubert érige au rang de comique de situation, non
dans une certaine provocation à l’encontre de la morale bourgeoise. Dans la mort, par la
mort, Charles est assailli de sensations, qu’elles soient d’horreur mêlée de curiosité ou
d’excitation sexuelle.

16. G. Flaubert (1856), Madame Bovary, Paris, Le Club du meilleur livre, 1957, p. 380.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 150

150 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 13 •

« Charles […] venait lui faire ses adieux. […] La cire des cierges tombait par grosses
larmes sur les draps du lit. […] Des moires frissonnaient sur la robe de satin blanche
comme un clair de lune […]. Il fut longtemps à se rappeler ainsi toutes les félicités dispa-
rues, ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix 17. »
Flaubert décrit ensuite les scènes joyeuses, légères, fleuries qu’évoque Charles en
pensée, comme pour l’accuser de se souvenir béatement, communément, d’un quotidien
sucré, échappant à tout érotisme mais plongeant dans l’imagerie bien-pensante du petit
bourgeois de province.
« Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur le banc, contre la haie
d’épines, ou bien à Rouen, dans les rues, sur le seuil de leur maison […]. Il entendait
encore le rire des garçons en gaîté qui dansaient sous les pommiers ; la chambre était
pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit
d’étincelles. C’était la même, celle-là ! 18 »
Évocation qui pourrait être celle d’un rêve de Charles. Rêve, lieu de toutes les images
interdites, des images dont le mouvement creuse le lit du deuil.
L’ironie de Flaubert à l’endroit du style fleuri romantique est manifeste à la chute du
paragraphe. Le retour du refoulé est dans la phrase courte, fonction de trait d’esprit. Le
souvenir auréolé d’Emma tournoyante, belle, parfumée ; ce souvenir qui agit sur la mélan-
colie du romantique lamartinien est ridiculisé (entendons de rire), mise en scène comique
par la chute : « C’était la même, celle-là ! » Le cadavre, là, dont les chairs pourrissent, le
flot noir vomissant sur la robe.
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


Aussi, deux paragraphes plus loin, après ces souvenirs mièvres, Charles « eut une curio-
sité terrible : lentement, du bout des doigts, en palpitant, il releva son voile. Mais il poussa
un cri d’horreur qui réveilla les deux autres ».
Le tour stylistique de Flaubert est ici tout à fait emblématique d’une mise en scène
masquée. Le cadavre est voilé, mais, sans dire, Flaubert nous fait entendre l’affect de Charles
Bovary. C’est la figure même de l’ellipse qu’utilise Flaubert, c’est-à-dire une figure qui
décentre l’objet, qui expose l’image à l’affect comme c’est le cas ici. L’ellipse est la figure de
style du masque qui expose, suggère, délivre des images, présente une absence 19.

17. Ibid., p. 384.


18. Ibid., p. 384. C’est moi qui souligne.
19. L’ellipse (Étymologie : latin ellipsis, grec elleipsis, proprement « MANQUE », de l’elleipseine
« laisser de côté » nous dit le dictionnaire Robert) est une figure de rhétorique, un procédé de
discours consistant à ne pas exprimer un ou plusieurs mots que l’esprit doit suppléer. L’ellipse
peut être le fait soit de l’image, soit d’une forme de langage. L’ellipse intervient dans la
formation de certains mots et expression (abrègement : « cit »), ellipse du sujet (fais ce que dois),
du verbe (à quand votre visite ?), du sujet et du verbe à la fois (loin des yeux, loin du cœur).
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 151

L A « BELLE MORT » OU LA MORT DU CORPS MORT 151

L’ellipse est dans la continuité du langage, un raccourcissement qui renvoie à un sens


implicite : « Il releva le voile. Mais il poussa un cri d’horreur. » Entre les deux propositions,
une absence de mots qui rend la présence de l’image du corps au langage lui-même de
celui qui lit.
L’ellipse, en suggérant au lieu de démontrer, crée une connivence et une ouverture sur
l’imaginaire. Elle organise entre deux termes, ou groupes de termes, une rupture. Cette
rupture n’est pas un vide, mais un manque, selon d’ailleurs l’étymologie grecque du
terme. Elle révèle de l’enfoui.
L’ellipse engendre, suppose ou révèle une profondeur, une épaisseur de sens masquée
par la surface lisse et ordonnée de l’explicite et du lexicalisé qu’elle abandonne aux
dictionnaires. Labyrinthe de l’inconscient, nouveau paradigme ou système, autre vision du
monde : en faisant jouer et craquer le masque, l’ellipse ouvre sur ce qui est en jeu et fut
jusqu’alors éclipse.
L’ellipse est la forme rhétorique qui expose sans dire, elle ressortit au domaine de
l’image et de l’affect, du symptôme.
Flaubert masque la vue du lecteur, mais, la masquant, il montre le cadavre pourrissant
d’Emma. C’est dans l’affect de Charles que le lecteur voit Emma. Par l’affect de Charles, le
lecteur peut voir ce qu’il ne peut pas voir, puisque le narrateur le cache. Par l’affect, l’ana-
lyste verrait-il ce que l’inconscient masque à l’analysant ?
Pour conclure sur la mort d’Emma Bovary, autre style de figure masquée, Flaubert
érotise le désir « nécrophile » de Charles.
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


Charles Bovary vient de découvrir les lettres des amants d’Emma, notamment celles de
Rodolphe. Loin d’en concevoir une jalousie ambivalente (« sa jalousie incertaine se perdit
dans l’immensité de son chagrin »), il se laisse aller à une rêverie désirante :
« On avait dû, pensait-il, l’adorer. Tous les hommes, à coup sûr, l’avaient convoitée. Elle
lui en parut plus belle ; et il en conçut un désir permanent, furieux, qui enflammait son
désespoir et qui n’avait pas de limite parce qu’il était maintenant irréalisable.
Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prédilections, ses idées ; il
s’acheta des bottines vernies, il prit l’usage des cravates blanches. Il mettait du cosmétique
à ses moustaches […]. Elle le corrompait par delà le tombeau. […]
Une chose étrange, c’est que Bovary, tout en pensant à Emma continuellement, l’ou-
bliait ; et il se désespérait à sentir cette image lui échapper de la mémoire au milieu des
efforts qu’il faisait pour la retenir. Chaque nuit, pourtant, il la rêvait ; c’était toujours le
même rêve : il s’approchait d’elle, mais quand il venait à l’étreindre, elle tombait en pour-
riture dans ses bras 20. »

20. Ibid., p. 395. C’est moi qui souligne.


01 Parties 2/11/06 16:23 Page 152

152 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 13 •

Flaubert insiste : alors qu’Emma est enterrée, alors même que chacun désormais peu à
peu la transforme en souvenir, le corps pourri d’Emma devient le lieu de sépulture
psychique de Charles. Aucune concession à la belle mort douloureuse et romantique, et le
souvenir d’Emma est dans l’inconscient de Charles une pourriture du corps, corps rendu à
une forme d’érotisme. C’est le corps en putréfaction d’Emma qui arrive à « corrompre »
Charles par-delà le tombeau.
On comprend que, devant ces images, la moralité de l’époque ait été choquée et que le
réquisitoire du procès de l’œuvre fut d’une grande violence. Le caractère lascif, voluptueux,
l’éloge de l’adultère et la critique du religieux y sont pour beaucoup dans le réquisitoire,
mais parmi les chefs d’accusation, il y a aussi la mort et la façon dont Flaubert en parle.
Extrait du réquisitoire :
« Un jour, il ouvre le secrétaire et il y trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles
de Léon. Vous croyez que l’amour va tomber alors ? Non, non, il s’excite, au contraire, il
s’exalte pour cette femme que d’autres ont possédée, en raison de ces souvenirs de
volupté qu’elle lui a laissés ; et dès ce moment il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse
aller au vent les dernières parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans
la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs 21. »
Non seulement Charles est corrompu par-delà le tombeau, il « s’excite » pour une
morte, mais il la fétichise et en garde des reliques.
« Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu’il faut respecter par-dessus
tout, c’est le cadavre que l’âme a quitté. Quand le mari est là, à genoux, pleurant sa
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


femme, quand il a étendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrêté, et c’est le moment
où M. Flaubert donna le dernier coup de pinceau : “le drap se creusait depuis ses seins
jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils”. »
Puis, reprend le réquisitoire après la citation :
« Voilà la scène de la mort. Je l’ai abrégée, je l’ai groupée en quelque sorte. C’est à
vous de juger et d’apprécier si c’est là le mélange du sacré au profane, ou si ce ne serait
pas plutôt le mélange du sacré au voluptueux. »
Et le réquisitoire de continuer sur le même mode pour tenter de convaincre le tribu-
nal que le « genre de M. Flaubert est un genre lascif, voluptueux, outrageant ». Comment
le corps sacré du mort peut-il être ainsi pris dans un fantasme voluptueux ? Outrage, donc :
c’est-à-dire qui passe la limite. La limite de quoi ? Celle de l’affect, du nommable et du désir.
L’image du corps mort, là, est une fabrique de désir, et c’est outrepasser la limite que de la
montrer. C’est précisément cette limite que trace la morale bourgeoise du XIXe siècle à l’en-

21. Ibid., p. 423.


01 Parties 2/11/06 16:23 Page 153

L A « BELLE MORT » OU LA MORT DU CORPS MORT 153

droit de la mort et de la sexualité. C’est « l’outrage » (dans son acception de « passer les
limites » tel que Lacan l’utilise pour Antigone) qui fait vaciller l’être, le franchissement, le
passer outre (l’hybris) que condamne le réquisitoire. La visibilité du corps mort dans une mise
en scène érotisée participe de l’excès même, figure corporéisée du fantasme.
La condamnation de Madame Bovary a eu lieu en 1857, quelques années avant le
début de la campagne pour la fermeture de la Morgue. L’idéologie du refoulement est en
train de jeter peu à peu son voile sur les évocations violentes, érotiques et comiques à
propos de la mort, du corps du mort.
La chair, l’incarnation du corps, non pas le souvenir mais la « chair du souvenir », ce
qui fait du fantasme sa pulsionnalité même, sont réprimés de façon manifeste et radicale.
Tout se passe comme si ce refoulement de l’évocation de la mort laissait vivantes, pulsion-
nelles, actives l’érotisation, la violence de la situation.
« Ce que nous appelons aujourd’hui la bonne mort, la belle mort correspond exacte-
ment à la mort maudite d’autrefois, la mors repentita et improvisa, la mort inaperçue. “Il
est mort cette nuit dans son sommeil : il ne s’est pas réveillé. Il a eu la plus belle mort qu’on
peut avoir” 22. »
Cette « mort inaperçue 23 » aujourd’hui prend des formes survivantes actives ; le plus
lointain, le plus violent, le plus pulsionnel ne peut rester inaperçu. Cette mort à bas bruit,
digne, silencieuse, vertueuse, fait de l’endeuillé un « vivant inaperçu ».
Le travail du deuil serait-il alors pour l’analyste de créer les conditions de possibilité,
par le transfert et dans le transfert, pour fabriquer des images qui émeuvent et permet-
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


tent à la vie psychique de se mouvoir, afin que l’endeuillé soit affecté par l’image et
s’ouvre à la parole du deuil, parole érotique, violente, comique s’inscrivant dans le corps
même du fantasme ?
Ouvrir l’image à la possibilité de voir. Voir comme acte de connaissance. Toute image
est un retournement vers soi. L’identification vient aussi de celui qui me regarde. Ce n’est
pas seulement le sujet qui s’identifie à l’objet, mais l’objet qui identifie le sujet. Ce sont à
ces identifications mouvantes qu’à affaire l’opération de voir. Là est le dédoublement d’un
regard qui pour traverser les apparences doit être pris dans un reflet. Ce n’est pas seule-
ment le spectateur qui regarde l’objet, mais le spectateur qui est regardé par l’objet, en
l’occurrence le cadavre.
Le plus refoulé est le plus vivant, le plus ancien est le plus actif, le plus mort est le plus
vivant. La survivance fait retour dans toutes les formes contenues, par toutes les forces de

22. Ph. Ariès, L’Homme devant la mort, op. cit., t. II, p. 297.
23. Selon l’expression de Pierre Fédida, dans Morts inaperçues. « Le fait de l’analyse », Les morts,
n° 7, Paris, Éditions Autrement, automne 1997.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 154

154 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 13 •

l’image en mouvement. Travail de survivance dont parle Georges Didi-Huberman à partir


de sa lecture de Aby Warburg. Survivance du refoulé, survivance des mouvements
psychiques qui agissent comme autant de fossiles en mouvement.
C’est l’expérience de la ressemblance, voire de la semblance du regard, qui crée l’in-
quiétante étrangeté de la survivance, c’est-à-dire la condition de possibilité de l’intrusion
dans l’espace psychique.
La violence de l’image ouvrirait sur un espace psychique qui libérerait par l’angoisse le
fantasme. Un des aspects de l’expérience analytique du deuil serait cette expérience de
violence, dans le sens que l’apparition des figures, des formes, mettrait en mouvement ce
que la défense de la vie psychique, par le clivage, avait figé.
Il s’agirait dans ce retour des formes de déplacer des lignes de fracture, à l’instar d’un
séisme qui ferait bouger des plaques tectoniques séparant des continents dont les
découpes s’emboîtent.
Aussi voir est-ce la violence d’un frayage, par la plasticité que cela engage. Ce que l’on
voit modifie la façon de voir, une violence qui ouvre à autre chose. Cette violence porte la
trace de l’hostile, tel que Warburg le désignait : « On peut supposer que l’œuvre d’art est
quelque chose d’hostile qui bouge vers le spectateur. » Le mot « hostile » a cette étrange
configuration sémantique de signifier à la fois « l’hôte qui reçoit » et « ce qui rejette ».
Voir le mort, pose la question de l’expérience visuelle en ce qu’elle met radicalement
en jeu la position du sujet. Selon Didi-Huberman, pour accéder à l’expérience du voir, il
faut que l’image soit « déchirure ». Que ce soit dans le rêve ou dans un moment de déper-
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


sonnalisation, voir le mort déchire le regard en deux. C’est la « diabolie » du regard : je
vois et je ne reconnais pas. Il y a une présence et une absence. Ce qui se forme sous le
regard procède d’une déformation même (à l’instar du travail du rêve).
« L’image-déchirure » par la déformation qu’elle présente et par l’affect qu’elle
provoque, qu’elle met en scène, est une formation de l’inconscient. Il s’agit pour l’image
de « proposer » à celui qui regarde les conditions de possibilité d’une « scission », accès à
l’inconscient, accès à un décentrement du sujet, formation de symptôme.
Tout se passe comme si l’expérience de « l’image-déchirure » était l’expérience même
de l’angoisse formatrice de fantasme.
« Les images ne conservent leur force agissante que si on les considère comme des frag-
ments se dissolvant en même temps qu’elles agissent, ou dépérissent rapidement à l’instar des
organismes vivants, faibles et mortels. Les images ne possèdent un sens que si on les considère
comme des foyers d’énergie et de croisements d’expériences décisives. Les œuvres d’art n’ac-
quièrent leur véritable sens que grâce à la force insurrectionnelle qu’elles renferment 24. »

24. G. Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Editions de Minuit, 2000, p. 17, citant Carl Einstein.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 155

L A « BELLE MORT » OU LA MORT DU CORPS MORT 155

Des images qui se dissolvent en même temps qu’elles agissent, n’est-ce pas précisé-
ment l’œuvre imaginale du rêve, l’image plastique, l’image fantasmatique même ?
Ce spectacle de la mort, cette « pornographie de la mort » a été évacuée de toute
représentation. Ce qui était une forme sociale de figurabilité de la mort a été réprimé,
laissant se fixer une image, plutôt que de la laisser dans un mouvement imaginaire qui
ouvre à la narration. Tout se passe comme si le corps réel avait été exclu de l’image du
mort. La nudité et l’horreur mêlées de fascination ouvrent à une cruauté du regard qui
fait effraction et permet ,de ce fait, le mouvement d’une image.
« Les images organiques seraient donc à double face. Alberti le suggère en affirmant
que le corps ouvert, l’écorché, est à un corps nu ce que celui-ci est à un corps drapé.
Goethe le suggère de son côté en affirmant que l’organisme intérieur apparaît comme tel
dans la nature extérieure «éternellement changeante» de son enveloppe visible. De telles
propositions sont à la fois évidentes et difficiles à saisir dans toutes leurs implications : l’in-
térieur peut-être pensé comme la structure sous-jacente-le squelette au premier chef, ce
qui ne change pas et donne à tout le corps sa loi physique d’harmonie ; en ce sens l’inté-
rieur assure la fonction de schéma, c’est-à-dire le pouvoir même de la forme […] Une fois
de plus nous sommes contraints de penser ensemble sans espoir de les unifier jamais l’har-
monie ou la beauté d’une part et l’effraction et la cruauté d’autre part. Toute la question
de la nudité semble suspendue à cette dialectique. Structure ou blessure ? Forme ou
informe ? Convenance ou conflit ? 25 »
« Images à double face », telles celles qui se présentent à Charles Bovary, tout comme
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


au rêveur ; à double, voire à multiples faces, dont les anamorphoses signifiantes sont
autant de paroles possibles, autant de maillons pour recomposer une position subjective
frappée par le traumatisme.
Georges Didi-Huberman propose au regard les nudités harmonieuses de Botticelli
pour exercer à la cruauté du regard. Les polarités sont dans une même structure, les nudi-
tés horrifiantes des cadavres exposées appellent une polarité harmonieuse, une forme
d’esthétique du « cri » plutôt que celle de l’horreur.
Le cri est à la pliure de l’horreur et de la fascination, de la beauté et de la cruauté.
C’est pourquoi l’image-mouvement du mort s’inscrit selon moi dans cet entre-deux, cet
espace du cri, de l’inarticulation entre l’image et la parole. La représentation (mais le mot
de représentation suffit-il encore ?) du mort, que ce soit dans le rituel, dans sa forme
imagée ou dans sa forme réelle de cadavre, procède d’une expérience du regard qui
déchire un espace visuel propre. Un espace de seuil, de traversée et de passage, traversée
des apparences si l’on suit la leçon de Starobinski.

25. G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Nudité, rêve, cruauté, Paris, Gallimard, 1999, p. 41.
01 Parties 2/11/06 16:23 Page 156

156 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 13 •

« Le regard s’en tient difficilement à la pure constatation des apparences […] Il livre
passage à une sorte de poussée qui ne se relâche pas. C’est peu de dire : intelligence,
cruauté, tendresse. Elles restent inapaisées, inassouvies 26. »
Traversée des apparences, donc, par et dans une pulsion qui ne se relâche pas, telle est
la visée d’une mise en scène de la mort, un espace intermédiaire dans lequel on sent « le
souffle indistinct de l’image 27 ». La pulsionnalité du regard ouvre à un temps libidinal de
nouveau pensable, de nouveau mobilisé par la vie psychique.
Cette violence, cette hostilité qui « va » vers celui qui regarde est selon moi l’expé-
rience même de l’exercice de cruauté que représente le travail de deuil. Quelque chose du
corps se casse là où le regard se pose.

RÉSUMÉ
C’est au visible caché, à la pudeur et à la honte que se noue la question de voir le corps du mort, d’al-
ler voir du côté du fantasme lié au mort. Si la sexualité semble moins voilée qu’à l’époque classique,
la mort, elle, est devenue taboue et se replie dans la sphère privée, l’intimité psychologique, ce que
Philippe Ariès appelle « l’ensauvagement de la mort ». Avec Flaubert écrivant la mort d’Emma Bovary,
les images de la décomposition du corps et de la mort font survivre une iconographie refoulée,
« auréolée ». Le procès en censure contre Madame Bovary est à cet égard emblématique de la répres-
sion de la société sur la représentation de la mort.
MOTS-CLÉS
Mort, visibilité, censure, catharsis, fantasme.
© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

© Érès | Téléchargé le 11/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)


SUMMARY
It is in the hidden visibility, in the modesty and in the shame that the issue of viewing the body of the
dead, takes shape, going towards the phantasmal aspect linked to the dead. If sexuality seems less
veiled as compared to the classical era, death in itself, has become taboo and withdraws itself into
the private sphere, into a psychological intimacy, what Philippe Ariès calls « the barbituromanie of
death ». Concerning Flaubert, writing about the death of Emma Bovary, the imagery of the body’s
decomposition and of death creates a repressed, « halo-ed » imagery. The censor process against
Madame Bovary is, in this respect, symbolic of society’s repression of the representation of death.
KEY-WORDS
Death, visibility, censure, catharsis, fantasy, phantasmal.

26. J. Starobinski, L’Œil vivant, Paris, Gallimard, 1994, p. 10-11.


27. Selon l’expression de Pierre Fedida, « Le souffle indistinct de l’image », dans La Part de l’œil,
n° 9, Arts plastiques et psychanalyse II, 1993.

Vous aimerez peut-être aussi