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Un cinéma hors de lui

Jean-Louis Comolli
Dans Multitudes 2006/1 (n o 24), pages 203 à 207
Éditions Association Multitudes
ISSN 0292-0107
DOI 10.3917/mult.024.0203
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un.
Nous pourrions commencer par citer quelques phrases de Fernand
Deligny, qui a écrit — rarement — à propos du lien essentiel entre lan-
gage, pensée et action. Deligny écriveur, terme qu’à son propos je pré-
fère au normal écrivain. De même qu’il préfère camérer à filmer :
« Reste donc camérer et c’est délibérément que j’ai esquivé filmer pour
inscrire cet infinitif qui ne veut — encore ? — rien dire...
Dans la caméra on y met de la pellicule et il en sort un film, ce film
passe dans une boîte plus grande qui ne s’appelle plus caméra mais ci-
néma ; cette chambre-là est une salle où des gens viennent s’asseoir dans
le noir ou quasiment. Il fut une époque de mon existence où, dans une
de ces salles, j’y passais le plus clair de mon temps.
Qu’un être humain puisse avoir un œil qui soit huître au point que
l’image, sur l’écran, propose à voir “quelque chose” de réel dont ON
peut se dire : “— Mais c’est la mer ou quoi ?” est sans doute le plus clair
de camérer. » 1
La pensée-Deligny est une pensée ouvrière. Sa question est d’abord
celle d’œuvrer à ouvri r. Non seulement l’huître, ou la mer, ou l’œil. C’est
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qu’il ne s’agit pas de faire œuvre mais de faire ouvrage pour ouvri r. Quoi,
au juste ? Eh bien ouvrir les mots pour les appliquer au corps, au
souffle, aux épaules, aux articulations, bref les faire revenir au geste d’où,
peut-être, ils sont issus et auquel, sans doute, ils renvoient. Car pour
parler du cinéma-Deligny il faudrait commencer par parler du langage
et du lien ô combien mystérieux entre mots et images.

deux.
L’hypothèse centrale de Deligny penseur de cinéma serait que les
images relèveraient d’un registre de mémoire inconsciente bien anté-
rieur dans la formation de l’infans à l’acquisition du langage. Et même,
antérieur à la naissance du nourrisson. Une mémoire de l’espèce, mys-
térieusement transmise de génération en génération. Une origine per-
due, une résurgence impérative. Je dis tout cela en termes standards
que Deligny aurait évidemment récusés. La difficulté première est bien
celle-ci : que pour dire à propos du cinéma des choses inédites, il a fallu
à Deligny forger un nouveau langage dont le terme-manifeste est celui
de « camérer ».
Comme cette hypothèse n’est pas aisément vérifiable et qu’elle est
peu susceptible d’être empiriquement expérimentée, Deligny la constru i t
à partir de la fréquentation quotidienne des enfants autistes qu’il a re-
cueillis dans sa ferme des Cévennes. Là, jour après jour, vivant avec ces
enfants « hors » du langage, partageant avec eux une vie en commun,
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Deligny est conduit à s’interroger sur l’errance de ces autistes, l e u rslignes


d’erre, comme il les nomme, qui dessinent à même la terre la trace ob-
sessionnelle d’un désir de tourner autour d’un centre absent, car ces
lignes tournent et retournent, font des nœuds, nouent et renouent in-
lassablement les mêmes fils cheminés à longueur de journée. Qu’est-
ce qui apparaît alors ? Qu’il y a bien un système formel : un langage hors
les mots. Que ces parcours — au sens strict : des révolutions — disent
une approche, une insistance, mais la disent à travers les tracés d’un
ensemble de dessins.Images, donc. À la place des mots et peut-être avant
les mots. Renaud Victor a filmé l’un de ces enfants, Janmari (« Ce
gamin-là »). Pourquoi filmer cela, ces corps qui probablement n’en sa-
vent rien ? À quoi sert le cinéma ? À revoir pour voir.

trois.
Il y a un premier usage du camérer qui est en effet de pouvoir revoir,
en boucle et à l’infini, ce qui a été enregistré sur la bande de pellicule.
L’expérience cinématographique est peut-être tout simplement de re-
doubler le système de répétitions dans quoi sont pris les enfants autis-
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tes, par un système de répétition mécanique qui est celui du cinéma.
La place du spectateur comme celle de la re-vision. Re-vo i r.Autrement
dit, l’image ne se voit pas du premier coup. Il convient de voir plusieurs
fois pour voir une fois. Camérer c’est déjà re-voir. Il y a ce qu’on voit
de ses yeux et ce qu’on re-voit par le jeu de la caméra.
Ce qui lasse le langage, le précède peut-être et sans doute le dépasse,
c’est la répétition. Visuelle (nous parlerons du son plus tard), la répé-
tition fait sens. Verbale ou écrite, elle fait opacité (Ionesco, Beckett).
Dans les films réalisés dans l’aire Deligny (ceux de Renaud Victor et
Le Moindre Geste), ça répète beaucoup. La vie matérielle, nous le sa-
vons, est faite de répétitions, et camérer fait partie de la vie matérielle :
la vie réelle vécue tous les jours en compagnie.
Avançons que le cinéma de Deligny est un cinéma matérialisant le
monde (plutôt que « matérialiste »). L’enfant autiste, tout comme Yves,
le « débile profond » du Moindre Geste, et comme la caméra elle-même,
matérialisent le monde. Matérialiser ? Faire passer du stade du langage
au stade de l’innommé. Le monde qui est en définitive filmable est bien
celui qui s’est départi, qui s’est débarrassé des mots qui jusque-là le di-
sent, oui, mais à coup sûr l’enseve l i s s e n t . Les répétitions deve n u e s
corps — incarnées-jouées — dans Ja n m a ri ouYves, et devenues images
— enregistrées-reproduites — dans la caméra, sont tout un trava i l
amoureux de caresses répétées, de gestes caressants, de tactilité retrouvée
ou exaltée par quoi le monde sort de la gangue langagière et devient
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chose, tangible, nouable et dénouable, cassable, réparable, manipulable.


Au monde objet répond le geste humain. Et le geste de camérer vient
alors à sa place : geste en écho ou en réponse aux gestes filmés. Cinéma
comme rythme et chorégraphie des corps filmés et des corps filmeurs.
Le monde n’est qu’une longue histoire de corps frottés à des pierres.
Il est demandé au cinéaste de camérer ces frottements sans autre but
que de vérifier la consistance du monde et de l’homme, la douceur et
la dureté des êtres et des choses.

quatre.
Le cinéma de Deligny se présente à nous comme un cinéma d’avant
le cinéma. Non seulement d’avant le langage, mais d’avant le cinéma
lui-même. Il faudrait dire ur-kino, archéo-cinéma. Deligny croit — il
s’agit bien d’une croya n c e , motif aussi du cinéma — qu’il y a une
mémoire des images, que les images font trace dans les corps, au-delà
ou en deçà des prises de conscience : un chemin direct des prises de
vues aux prises de corps. L’image fait geste comme, plus tard, le geste
fait image. Janmari par exemple, au bord d’un ruisseau, lui dont je sais
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pertinemment, affirme Deligny, qu’il n’a jamais rien vu de tel, se met
à nouer ensemble des bouts de bois et construit un radeau. L’image du
radeau, venue du fond des temps, s’est déposée dans la mémoire im-
m é m o riale des générations et revient, resurgit au bord de l’eau, appelée
par l’eau. Cette image préalable l’est donc aussi de celles que fabrique
la caméra. En tant qu’outil à fabriquer des images, la caméra appar-
tient à un monde préalable. Ensuite, on a inventé le cinématographe
et les images se sont trouvé définies par des mots et interrogées sur le
modèle des mots. C’était les réduire. Elles portent avec elles une force
étrangère au langage, une altérité que le langage ne peut que trahir.

cinq.
J’avoue que cette thèse, ici schématisée, me laisse dans une grande
perplexité. Mais il y a le film Le Moindre Geste qui vient la conforter.
Là, il est indubitable qu’une connivence essentielle se produit entre le
corps filmé (Yves) et le corps filmant (Jo Manenti munie d’une petite
caméra 16 mm). Cette étroite complicité est faite de dérobements : le
c o rps d’Yves ne se laisse pas enfermer par le cadre cinémat o graphique,
il est toujours au bord d’en sortir, de lui échapper. En même temps, le
cinéma, tournage et montage, ne se laisse pas épuiser ou lasser par le
jeu interminable des répétitions d’Yves. Le film, comme Deligny lui-
même, les affrontent et bien sûr en jouissent, commeYves en jouit, de
ne pas pouvoir lacer ses chaussures, de ne pas pouvoir en finir de traî-
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ner un filin à travers l’herbe sauvage, de n’en pas finir non plus de tou-
cher, tâter, palper, caresser cette fragile statuette de femme estropiée,
dans un geste à la fois, je l’ai dit, aimant et réparateur. La patience sans
limites du camérer filme et enregistre et reproduit toutes ces répétitions
dont le retour donne le vertige d’une saturation. À ce point, les images
sont saturées par le corps d’Yves, les objets touchés parYves, par le tou-
cher même. Ce sens laissé de côté dans le dispositif cinémat o graphique
est ici réinvesti, réinstitué. Le spectateur de cinéma, être du renonce-
ment à la tactilité, retrouve par la force de l’image le pouvoir de sentir
la réalité tangible des corps et du monde.
Reste, qui participe à sa façon aussi du tangible et du corps, le dé-
ploiement des sons — vibrations sur et contre des peaux. On sait que
le tournage a été fait sans que les sons puissent être enregistrés. Mais,
à la différence des enfants autistes,Y ves est dans la parole, il y est même
acteur et narrateur, orateur et rhéteur. La parole d’Yves est donc en-
registrée pendant le tournage, le soir, en famille, à l’aide du seul ma-
gnétophone. Camérer avec un magnétophone. Il faudra attendre quelques
années et l’arrivée de Jean-Pierre Daniel pour que le projet de conjoindre
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la bande image et la bande son se concrétise. Le film est donc clivé.
D’un côté, l’organique et le minéral, le corps et les pierres, l’image
comme puissance haptique. De l’autre, la parole enregistrée comme flot
débordant, associations libres (nouer / dénouer), imitations et citations
(les discours du pouvoir : maître d’école, De Gaulle). D’un côté, un corp s
saisi dans son insaisissable même ; de l’autre, une parole enregistrée non
comme la parole d’un seul, mais celle de toute une culture, d’un temps
historique (la 2 e guerre mondiale, la guerre d’Algérie).
Un corps et une parole h o rs champ. Ce serait cela, le camérer de
Deligny : amener le cinéma à ce qui est hors de lui.

Nous avons reçu pour cette mineure dédiée à Fernand Deligny un texte
d’Émilia Marty qui constitue l’épilogue de son livre Les Enfants de l’oubli
paru aux éditions Dunod en 1969 et réédité en 1996, sous le titre « Garder son
petit chapeau bleu ». Disponible sur : http://multitudes.samizdat.net/IMG/
pdf/24-marty.pdf
L’édition des œuvres complètes de Fernand Deligny est prévue pour octobre
2007, Éditions L’Arachnéen / Sandra Alvarez de Toledo. 109, rue des Dames.
75017 Paris. alvarezdetoledo@wanadoo.fr

(1) Cité dans le dossier « Le Moindre Geste, autour de Fernand Deligny », in L’Image, Le
Monde, n° 2 (automne 2001).

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