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Pamuk Apt.

: Mémoires stambouliotes et montage


littéraire
Muriel Pic, Emmanuel Zwenger
Dans Critique 2008/5 (n° 732), pages 410 à 421
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707320469
DOI 10.3917/criti.732.0410
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Pamuk Apt. :
Mémoires stambouliotes
et montage littéraire

}
Orhan Pamuk
Istanbul.
Souvenirs d’une ville Paris, Gallimard, 2007, 445 p.
trad. du turc par Savas Demirel,
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Valérie-Gay-Aksoy,
Jean-François Pérouse

À présent qu’il fait de plus en plus sombre


en bordure de mon champ de vision, je me
demande parfois si je parviendrai jamais à
achever ma construction et si tout ce que j’ai
fait jusqu’à présent n’est pas qu’un misérable
bricolage 1.

Istanbul est le premier récit autobiographique d’Orhan


Pamuk. C’est également le premier ouvrage où il insère des
photographies, tantôt de la ville, tantôt de sa famille, aux-
quelles s’ajoutent des reproductions d’œuvres de quelques
singuliers personnages stambouliotes. Chroniqueurs, mémo-
rialistes et encyclopédistes sont les principales figures d’écri-
vains qui viennent soutenir une remémoration subjective,
s’articulant elle-même sur l’histoire de la ville. Istanbul
raconte la naissance d’un regard sur soi depuis ce lieu du
grand Orient déchu où flotte le hüzün, singulière mélancolie
à l’origine d’une écriture qui « bricole des fictions » (p. 34) avec
ce qui reste du passé ; mais plus qu’un bricolage, Istanbul

1. W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne (1995), trad. P. Char-


bonneau, Paris, Gallimard, 1999, p. 319.
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s’impose comme un montage de la mémoire qui épouse le


modèle cinématographique. Centre de gravité de l’écriture, la
ville est moins une image fantasmatique qu’une réalité
« objective et concrète » (p. 420) dont l’auteur extrait les maté-
riaux pour son ouvrage. Car ce que nous présente Istanbul,
c’est une formidable collection de souvenirs sur la ville,
conservés dans l’immeuble éponyme, « Pamuk Apt. », et amas-
sés depuis des années en vue d’« un grand projet » (p. 420)
que nous tenons à présent entre nos mains.

Le modèle autobiographique
On sait le décalage propre à l’autobiographie entre le nar-
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rateur et son personnage – l’enfant qu’il fut dont la destinée
sera celle d’un écrivain. « Ici, votre mémorialiste va quelque
peu éloigner son récit de la conscience du petit enfant et se
rapprocher de celle de l’écrivain de cinquante ans, qui croit
parvenir à se raconter en s’efforçant de comprendre ce petit
enfant » (p. 181). Si les topoï du double (Enfance, Sarraute) et
du récit de la découverte d’une vocation d’écrivain (Les Mots,
Sartre) sont présents dans Istanbul, Pamuk en inverse la logi-
que spatio-temporelle : ce n’est pas parce qu’il écrit ses
mémoires que le double apparaît, mais parce que le double a
toujours été en lui qu’il est devenu un écrivain se livrant à
l’exercice du récit de soi. « Pour moi, être écrivain, c’est décou-
vrir patiemment, au fil des années, la seconde personne,
cachée, qui vit en nous, et un monde qui secrète notre
seconde vie [...] ; assis à ma table, je me sentais bâtir ce nou-
veau monde [...] et découvrir en moi comme une autre per-
sonne 2 » affirme-t-il dans la conférence de Stockholm, inti-
tulée « La valise de mon papa », prononcée lors de la remise
du prix Nobel en 2006. Ce double, c’est, dès les premières
pages, « l’autre Orhan » : « Dès mon enfance, et pendant de
nombreuses années, j’ai toujours eu, dans un coin de l’esprit,
l’idée qu’il existait, dans un appartement ressemblant au
nôtre, situé quelque part dans les rues d’Istanbul, un autre
Orhan qui était mon semblable, mon jumeau, voire mon dou-
ble » (p. 11). Autrement dit, Orhan porte en lui Pamuk, cet

2. O. Pamuk, « La valise de mon papa », http://nobelprize.org/


nobel_prizes/literature/laureates/2006/pamuk-lecture_fr.html.
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autre soi qu’est le mémorialiste de cinquante ans. L’écrivain


est alors tout autant dans la quête de celui qu’il fut que de
celui qu’il est devenu. La question du double n’est pas seu-
lement posée en termes d’espace mais de temps, au prix d’un
jeu anachronique qui, à n’en point douter, consonne avec le
« jeu de la disparition » dont Istanbul nous offre une illustra-
tion. L’enfant se tient devant le miroir à double battant, donc
à trois faces, de la coiffeuse de sa mère et joue à démultiplier
son image à l’infini, « ce qui me faisait penser avec effroi que
je transportais avec moi, depuis des années, un étranger »
(p. 101). Ce jeu, « dont [il] ne savait évidemment pas qu’il allait
le répéter des années après dans ses romans », c’est celui de
la disparition du sujet dans l’écriture et la prolifération des
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doubles. « J’approchai ma tête du centre du miroir, et, en
ouvrant d’un coup les deux ailes de telle sorte que je me tinsse
au milieu, je voyais des milliers d’Orhan bouger dans l’infini
profond, froid et vitreux que formaient les glaces dans ce face-
à-face démultiplicateur. » Le sujet qui se tient au milieu des
reflets finit alors par ne plus pouvoir localiser le centre où il
se trouve, « comme s’il l’avait [...] oublié » (p. 102).
Cet oubli de soi est constant dans un récit qui met en
œuvre une série de dédoublements : l’autre Orhan, les mon-
des parallèles, la ville comme double de l’auteur, les figures
familiales, en particulier le père auquel Istanbul, rédigé
immédiatement après sa mort, est dédié. Grâce à eux, l’auto-
biographie ne cesse de quitter le sujet dont elle s’occupe, le
« je », pour errer dans d’autres livres, d’autres vies. Outre les
références à sa propre œuvre, Pamuk convoque les traditions
littéraires : des écrivains occidentaux, particulièrement ceux
qui ont décrit Istanbul-Constantinople en leur temps, Nerval,
Gautier, Flaubert et Du Camp, puis Gide et Loti, mais aussi
les écrivains chroniqueurs stambouliotes – Resat Ekrem
Koçu, Ahmet Hamdi Tanpinar, Abdülhak Sinasi Hisar, Yahya
Kemal. Cette trame textuelle élabore un réseau de correspon-
dances littéraires sous la forme de portraits et de citations
qui désignent les rapports tantôt exotiques, tantôt déceptifs
des écrivains à Istanbul. Ces choix intertextuels trahissent
la posture revendiquée par l’auteur : celle de qui raconte des
mémoires historiques.
Et en effet, le récit de soi est parasité par le travail du
mémorialiste. Si Istanbul suit une certaine chronologie,
PAMUK APT. 413

puisque le récit se déplace d’Orhan enfant à Orhan jeune


adulte, la continuité narrative autobiographique est inter-
rompue par la fragmentation de l’ensemble en trente-sept
chapitres où alternent souvenirs personnels et biographies
historiques. Pamuk opère ainsi un montage narratif qui
nous livre davantage le portrait d’une mémoire, avec
l’ensemble des matériaux la constituant, qu’un récit de soi.
Le thème du double devient un principe d’interruption : à
chaque figure littéraire, artistique, familiale et topologique
est consacré un chapitre. Manière d’inventaire où se joue
l’invention d’un ordre de la mémoire, « tout cela parce
qu’entre ces choses, ces réminiscences, ces sensations,
existe une évidente communauté de qualité, autrement dit
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une certaine harmonie qui, dans ces exemples [Proust et
Joyce], est le fait d’associations, d’assonances, mais peut
aussi résulter comme en musique, de contrastes, d’opposi-
tion ou de dissonances 3 ». Et Pamuk d’affirmer : « Ce qui est
important pour un peintre, ce n’est pas la réalité des objets,
mais leurs formes, pour un romancier, pas la chronologie
des événements, mais leur articulation, et pour un écrivain
qui écrit ses souvenirs, ce qui importe, ce n’est pas la réalité
du passé, mais sa symétrie » (p. 351). Cette symétrie, Pamuk
l’établit grâce au thème du double, mais aussi et surtout
grâce à un montage qui, actif dans la fragmentation des
chapitres, juxtaposant souvenirs personnels et biographies
historiques, confond les temps et lieux de l’enfance avec
ceux d’autrui, et qui, de surcroît, incorpore dans la trame
narrative des photographies. L’autre de l’écriture, son miroir
ou son double, c’est l’image.

Le modèle cinématographique
L’abondance des photographies dans Istanbul surprend
d’autant plus que l’auteur n’a pas habitué ses lecteurs à ce
recours à l’image. Elle double les possibilités de remémora-
tion car, comme le souligne Jean-Marie Schaeffer, cette
image-souvenir n’est que « partiellement redondante avec la

3. Cl. Simon, Le Discours de Stockholm, Œuvres Complètes, éd.


A. B. Duncan, J. H. Duffy, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 2006, p. 897.
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mémoire du récepteur 4 ». Si l’autobiographie moderne et


contemporaine insère des images dans ses récits depuis que
celle-ci est reproductible à volonté, le cas de Pamuk n’en
demeure pas moins singulier en raison de l’absence de légen-
des des images. Sur ce point, Istanbul est comparable aux
récits de l’auteur allemand W.G. Sebald, avec lequel le prix
Nobel partage un goût prononcé pour la mélancolie et nombre
de références, de Chatwin à Benjamin. L’absence de légendes
permet de produire un effet cinétique plus important, l’inter-
ruption entre les médiums étant compensée par cette
absence de pause référentielle. Les photographies, les impri-
més – gravures et journaux illustrés – sont des supports par
lesquels s’effectue le montage proprement cinématographi-
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que de la mémoire : « Et quarante ans plus tard, quand je
vois les scènes de rue de ces films en noir et blanc tous redif-
fusés sur les chaînes de télévision [...], je me laisse emparer
par le sentiment que ce que je regarde, parfois, ce n’est pas
le film, mais mes souvenirs, et, pendant un moment, je
m’abandonne à l’étourdissement de la tristesse » (p. 53).
L’ensemble des images que choisit Pamuk se répartit en
trois groupes. Les paysages urbains d’abord, qui occupent une
position centrale, où les rues, places et faubourgs sont en plus
grand nombre, puis le Bosphore, ses bateaux et les maisons,
puis la nuit, les incendies, la neige. Ensuite les photos issues
de l’album de famille, de l’enfance à l’âge adulte, où Pamuk
est le plus souvent représenté, seul ou en compagnie du père,
de la mère, du frère, de la grand-mère. Enfin les images issues
du monde d’avant la photographie, dessins, gravures, du pein-
tre-graveur Melling en particulier. À la différence d’un Sebald,
Pamuk donne les sources de ses documents : les archives
publiques de la municipalité d’Istanbul, les collections privées
d’Ara Güler et de Selahattin Giz ou les archives personnelles
de l’auteur. Il évoque, en annexe, la provenance des images et
leur sélection, effectuée après l’écriture : « En choisissant ces
photos, j’ai revécu une partie de l’enthousiasme et des indé-
cisions que j’avais ressentis en écrivant ce livre ». Si cette affir-
mation peut nous faire supposer que les images sont venues
s’insérer dans un second temps dans le texte, la suite dément

4. J.-M. Schaeffer, L’Image précaire, Paris, Éd. du Seuil, 1987,


p. 89.
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ce procédé : « En observant la magnifique photographie [le


paysage enneigé du pont de Galata] qui ressemblait à un sou-
venir très ancien et récurrent, je me hâtais, comme dans un
rêve, de retenir chaque réminiscence » (p. 439). Pamuk semble
donc avoir eu à sa disposition un ensemble d’images qui ont
participé de l’écriture en intensifiant les retours de mémoire,
et avoir, dans un second temps, conservé seulement certaines
d’entre elles.
À ces matériaux photographiques s’ajoutent des maté-
riaux textuels : les citations. Si Pamuk pratique « l’art de citer
sans guillemets 5 », par exemple lorsqu’il se souvient de cette
époque proustienne où « longtemps je m’étais couché de
bonne heure » (p. 45), il défend également à travers son héros
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chroniqueur dans Le Livre noir la thèse du palimpseste litté-
raire : « Djelal déclarait qu’il avait écrit un grand nombre de
ses chroniques – toutes peut-être – avec l’aide d’autres écri-
vains ; l’important, ajoutait-il, ce n’est pas de “créer”, mais de
pouvoir dire quelque chose d’entièrement nouveau, à partir
de chefs-d’œuvre merveilleux créés au cours des siècles par
des milliers de cerveaux, en les modifiant légèrement, et il
affirmait à nouveau qu’il avait toujours emprunté à d’autres
les sujets de ses articles 6. » Photographies et citations sont
alors les principaux éléments d’un montage où elles ont une
fonction matérielle et mnémonique égale. C’est également par
les images que Pamuk produit des signes d’intertextualité,
notamment internes à son œuvre : on pense au paysage de
neige, élément éponyme de l’ouvrage précédant Istanbul, dont
la qualité atmosphérique et la blancheur aisément métapho-
rique livrent la vision de l’écrivain qui se tient chaque jour
dans le silence blanc-mélancolie de la page. De la même
façon, les citations ont une valeur de visibilité qui prend toute
son ampleur dans le montage du chapitre 16, « On ne marche
pas la bouche ouverte dans la rue », dont la dimension ciné-
matographique est exemplaire.
Ce chapitre se présente comme une succession de cita-
tions entre guillemets et sans référence et de photographies
sans légendes. Dans les deux cas, on constate une suspen-

5. W. Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Le Livre des pas-


sages, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 474.
6. O. Pamuk, Le Livre noir, Paris, Gallimard, 1995, p. 272.
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sion du régime référentiel des citations et des images, comme


toujours dans l’ouvrage pour ces dernières. Ces documents
sont alors moins l’expression d’une érudition que des frag-
ments matériels de la ville : documents pris sur le vif que
Pamuk définit, pour les citations, comme les « séquences les
plus amusantes de l’histoire du journalisme à Istanbul » rédi-
gées depuis un siècle et demi par les « épistoliers urbains ».
L’un d’eux, Ahmet Rasim, celui qui a « décrit sans relâche,
pendant un demi-siècle, tous les aspects d’Istanbul », fait
l’objet du chapitre précédent. Ces textes, écrits quotidienne-
ment entre 1895 et 1903, se présentent donc comme un pro-
digieux matériau de montage, que Pamuk complète par les
photographies de paysages urbains. L’ensemble offre une
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sorte de documentaire sur la ville d’Istanbul qui évoque les
grands classiques du montage cinématographique. Et là
peut-être se tient la référence fondamentale du chapitre en
termes d’intertextualité. Du film de René Clair, Paris qui dort
(1925), à Berlin, die Symphonie der Großstadt de Walter Rutt-
mann (1927), en passant par Dziga Vertov, L’homme à la
caméra (1928, consacré à Moscou), ces œuvres, les premières
à maîtriser le montage, ont une capitale pour sujet. Istanbul
s’inscrit alors dans une tradition cinématographique et litté-
raire – pour ne citer que Le Paysan de Paris d’Aragon (1925)
et Berlin, Alexanderplatz de Döblin (1929) – où la ville n’est
pas seulement un thème, mais la figure du progrès : espace
de destruction que contemple le mélancolique au désir
entravé par le temps : « Paris change ! mais rien dans ma
mélancolie / N’a bougé 7 ». Ville photogénique, cinématogra-
phique et mélancolique, telle est l’Istanbul de Pamuk, en son
« noir et blanc vespéral » (p. 52) qui se confond avec le visage
de la mère : seule, elle attend le mari infidèle en se tirant les
cartes, en jouant avec ce qui reste de temps, beauté déchue
qui hante le regard de l’enfant.

Le modèle archéologique
Si, dans Istanbul, les photographies sont omniprésen-
tes, l’auteur ne cesse pas non plus d’évoquer la pratique du

7. Ch. Baudelaire, « Le Cygne », Les Fleurs du mal, Œuvres complè-


tes, dir. Y.-G. Le Dantec et Cl. Pichois, Paris, Gallimard, 1961, p. 82.
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dessin et de la peinture chère au jeune Orhan : « dessiner,


c’était entrer en possession d’un deuxième monde dont
l’existence ne générait aucun sentiment de culpabilité »
(p. 182). À cette pratique, Pamuk consacre le chapitre 17
(qui, justement, est le seul à ne contenir aucune image).
Elle est cardinale dans la naissance de la vocation d’écrivain
en raison de l’apprentissage de la mémoire et de l’imagina-
tion qu’elle met en œuvre : « Je ne dessinais pas en regar-
dant la nature, les objets et les rues : je dessinais en regar-
dant les images que j’avais dans la tête ». Et Pamuk
d’affirmer dans « La valise de mon papa » : « Écrire, c’est
traduire en mots ce regard intérieur, passer à l’intérieur de
soi, et jouir du bonheur d’explorer patiemment, et obstiné-
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ment, un monde nouveau ». Des talents de Pamuk dessina-
teur, le lecteur ne saura rien dans Istanbul, aucun de ses
dessins n’apparaissant dans le texte, comme relayés par
l’ensemble considérable des photographies. Ce choix trahit
un déplacement significatif du médium du dessin à celui de
la photographie : c’est à travers les images de la ville pro-
duite par d’autres et dont la vocation documentaire est
appuyée par le postulat d’objectivité de la photographie que
l’écrivain trouve son propre regard intérieur sur la ville. Ce
décentrement est lisible dans « le jeu de la disparition »
auquel s’adonne Ohran devant les miroirs de la coiffeuse de
sa mère, et commande le montage du biographique et de
l’historique. Il participe de la construction d’un point de vue
sur soi et sur le monde qui a été l’un des apprentissages
les plus importants de l’écrivain en raison, notamment, de
la situation orientale d’Istanbul :

J’avais d’une part une curiosité insatiable et universelle, et une


soif d’apprendre excessive et naïve. D’autre part je sentais que
ma vie était vouée à rester insatisfaite, privée de certaines choses
qui sont données aux autres. Ce sentiment relevait en partie de
celui d’être loin du centre, en province, qui nous gagnait à force
de vivre à Istanbul ou rien qu’à regarder la bibliothèque de mon
père. Mon autre souci était que j’habitais en Turquie, dans un
pays qui n’attache pas grande importance à ses artistes, qu’ils
pratiquent la peinture ou la littérature, et les laisse vivre sans
espoir. [...]
Quant à ma place dans l’univers, mon sentiment était que
de toute façon, j’étais à l’écart, et bien loin de tout centre, que
418 CRITIQUE

ce soit dans la vie ou dans la littérature. Au centre du monde


existait une vie plus riche et plus passionnante que celle que
nous vivions, et moi j’en étais exclu, à l’instar de tous mes
compatriotes 8.
Pamuk, à rebours de son père qui multiplie les voyages
en Europe et les liaisons adultères, ne peut écrire qu’à partir
d’un lieu : si « des auteurs comme Conrad, Nabokov, Naipaul
[...] ont réussi à écrire en changeant de langue, de nationalité,
de culture, de patrie, de continent, et même de civilisation »,
il n’en est rien pour lui : « En ce qui les concerne, leur créa-
tivité a puisé ses forces dans l’exil ou la migration. De la même
manière, je sais que mon attachement à la même maison, à
la même rue, au même paysage, et à la ville, a exercé une
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influence sur mon identité. Cet attachement à Istanbul signi-
fie que son destin fait partie désormais de votre caractère »
(p. 15). Au fondement de cet enracinement, il y a le hüzün, la
singulière mélancolie d’Istanbul, présente en son paysage et
échue en partage à ses habitants, qui n’est pas un sentiment
propre à une seule personne : « À ce stade le hüzün se distin-
gue bien du sentiment de mélancolie qui renvoie à l’état men-
tal d’une seule personne, et touche à une signification ana-
logue à celle employée par Lévi-Strauss dans Tristes
tropiques. [...] Ce qui différencie le hüzün de la tristesse [...]
qu’évoque Lévi-Strauss, dans son ouvrage sans égal, est le
sentiment que toutes ces grandes villes pauvres des tropi-
ques, avec leur désarroi et leurs masses humaines, font
éprouver à un Occidental. [...] Le hüzün, pour sa part, est une
réaction que développe non pas une personne qui regarde de
l’extérieur, mais que développent les stambouliotes à partir
de leur propre situation » (p. 129). Point de vue singulier sur
la ville que Pamuk choisit de faire fructifier et d’exploiter, car
il recoupe un autre aspect du rapport entre l’écriture de soi
et l’écriture de la ville dont il rend compte en citant Benjamin,
d’après lequel « chez la majorité des écrivains arrivés de l’exté-
rieur dans une ville, ce qui les enthousiasme la plupart du
temps sont les vues exotiques et pittoresques. Quant à l’inté-
rêt porté à leur propre ville par ceux qui y sont nés et y ont
grandi, il se mélange toujours à leurs propres souvenirs per-
sonnels » (p. 290).

8. O. Pamuk, « La valise de mon papa », op. cit.


PAMUK APT. 419

Mais ce mélange chez Pamuk s’opère selon un modèle


particulier, celui du mémorialiste ou de l’encyclopédiste, figu-
res qui apparaissent dans Istanbul, et dont la démarche suit
celle du collectionneur ou de l’archéologue, ce dernier collec-
tant en vue d’une connaissance du passé là où le premier
s’adonne au plaisir esthétique. C’est à ce double titre que
Benjamin élabora son Livre des passages sur le Paris du
e
XIX siècle. Le montage alors n’est pas seulement employé
pour organiser le récit, mais pour y insérer des matériaux,
des traces et des documents qui font mémoire et suscitent la
mémoire. Il relève d’une démarche matérialiste précise, qui
obéit également à une politique de valorisation du plus petit :
« Méthode de ce travail : le montage littéraire. Je n’ai rien à
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dire. Seulement à montrer. Je ne vais rien dérober de pré-
cieux, ni m’approprier des formules spirituelles. Mais les gue-
nilles, le rebut : je ne veux pas en faire l’inventaire mais leur
rendre justice de la seule façon possible : en les utilisant 9 ».
Les matériaux du montage dans Istanbul, on l’a dit, ce sont
les photographies et les citations amassées à partir des
ouvrages de stambouliotes ou sur Istanbul et des archives de
la municipalité. Recherches et lectures qui sont autant
d’errances intellectuelles comparables aux déambulations
physiques d’Orhan durant lesquelles il amasse des objets,
véritables rebuts de la ville : « Le coin d’un mur de brique
tombé d’un mur millénaire, des billets de la Russie tsariste
qu’on trouvait à l’époque d’abondance chez tous les chiffon-
niers d’Istanbul, le sceau d’une société qui avait fait faillite
trente ans auparavant [...]. Et j’éprouvais ainsi cette dimen-
sion objective et concrète de la ville, non seulement en met-
tant de côté des objets qui en provenaient – des pierres, des
billets, des livres, mais aussi en collectionnant tout ce que je
considérais comme important et intéressant, soit toutes sor-
tes d’informations, de programmes et de descriptifs relatifs à
la ville, qu’il s’agît de livre, de revue ou de prospectus »
(p. 420). Avec ce « matériau », le futur écrivain sait qu’il réa-
lisera « un grand projet », comme l’enfant se « bricole des fic-
tions » (p. 34) avec les images des romans illustrés. Le brico-
lage, selon Lévi-Strauss, est la méthode « scientifique » propre

e
9. W. Benjamin, Paris, Capitale du XIX siècle, Le Livre des pas-
sages, op. cit., p. 476.
420 CRITIQUE

à « la pensée mythique » : elle « travaille à coups d’analogies


et de rapprochements » et offre « un arrangement nouveau
d’éléments » qui obéit à ce que « les surréalistes ont nommé
avec bonheur le hasard objectif 10 ». Mais, pas plus que l’ency-
clopédiste, le bricoleur mélancolique ne s’en remet au seul
« hasard objectif ». Il suit un ordre sensible dicté par une
« nécessité intérieure propre à la mémoire ». Ainsi, de l’ency-
clopédiste Koçu, qui compte moins parmi les érudits animés
d’une volonté de codification et d’organisation du savoir que
parmi « les véritables collectionneurs à l’âme mélancolique » :
« À la différence des collectionneurs classiques, ce ne sont pas
des objets, mais toutes les connaissances curieuses ayant
trait à Istanbul qu’il collectait. À l’image des collectionneurs
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occidentaux qui suivent instinctivement ce que leur dicte leur
cœur et n’imaginent pas au départ que leur collection puisse
un jour devenir un musée, Koçu amassait aussi tous les
matériaux, détails et souvenirs personnels présentant un
aspect insolite et en rapport avec la ville, non en vue d’une
encyclopédie qu’il pourrait publier plus tard, mais unique-
ment pour répondre à une nécessité intérieure » (p. 197).
Pamuk s’inscrit là dans la tradition du chiffonnier inaugurée
par Baudelaire et reprise par Benjamin : « Voici un homme
chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale.
Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu,
tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalo-
gue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche,
le capharnaüm des rebuts 11. » Cet homme flâne et collecte,
tandis que la ville devient le lieu de trésors et d’énigmes à
déchiffrer : la ville comme livre 12 est l’aboutissement méta-
phorique et matériel de cette démarche qui est résolument
celle d’Ohran Pamuk dans Istanbul.
Ainsi, plus que n’importe quel récit de soi, le choix et le
montage des matériaux nous renseignent sur l’identité de

10. Cl. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage [1962], Paris, Plon,


2004, p. 35.
11. Ch. Baudelaire, Les Paradis artificiels (1860), Paris, Le Livre
de Poche, 1964, p. 74.
12. Sur cette question, voir K. Stierle, La Capitale des signes.
Paris et son discours, trad. M. Rocher-Jacquin, Paris, Éd. de la Maison
des sciences de l’homme, 2001.
PAMUK APT. 421

l’écrivain et sur cette nécessité intérieure, à laquelle ressortit


Istanbul, de tracer un itinéraire dans la mémoire personnelle
de son auteur. À la façon d’un album de voyage dont le par-
cours est déterminé par les décentrements du sujet à partir
du point de gravité qu’est la ville, l’ouvrage s’élabore grâce au
montage des photographies, des récits de soi et ceux du
mémorialiste. Souvenirs d’enfance, anecdotes stambouliotes,
fragments littéraires choisis sont relayés par des photos de
famille, de la ville et des reproductions d’œuvres. Un effet
miroir est produit entre les mediums ainsi qu’entre l’écrivain
et la ville, dont le symbole est le Bosphore. Comme Ohran
dans le « jeu de la disparition », Pamuk joue de la multiplica-
tion des reflets jusqu’à oublier l’origine de ceux-ci, le soi. Un
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jeu qui, s’il donne la clef de l’économie narrative et iconogra-
phique de l’ouvrage, est comparé à la posture du photographe
modifiant pour chaque image son « point focal » (p. 102). Dans
Istanbul, chaque chapitre focalise sur un thème, et tire au
net une zone seulement du souvenir. Car, ce que nous
apprend l’autobiographie d’Ohran Pamuk, c’est que pour lui
l’écriture relève d’un exercice du regard à l’articulation du lire
et du voir : alors, l’écrivain enfermé dans une chambre pleine
de livres découvre un monde nouveau en une vision qui « res-
semble à ce qu’ont ressenti les voyageurs occidentaux à
l’approche d’Istanbul, par la mer, quand elle émerge du
brouillard de l’aube 13 ».

Muriel PIC
Emmanuel ZWENGER

13. O. Pamuk, « La valise de mon papa », op. cit.

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