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Muriel Pic, Emmanuel Zwenger - "Pamuk Apt. Mémoires Stambouliotes Et Montage Littéraire"
Muriel Pic, Emmanuel Zwenger - "Pamuk Apt. Mémoires Stambouliotes Et Montage Littéraire"
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Orhan Pamuk
Istanbul.
Souvenirs d’une ville Paris, Gallimard, 2007, 445 p.
trad. du turc par Savas Demirel,
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Valérie-Gay-Aksoy,
Jean-François Pérouse
Le modèle autobiographique
On sait le décalage propre à l’autobiographie entre le nar-
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rateur et son personnage – l’enfant qu’il fut dont la destinée
sera celle d’un écrivain. « Ici, votre mémorialiste va quelque
peu éloigner son récit de la conscience du petit enfant et se
rapprocher de celle de l’écrivain de cinquante ans, qui croit
parvenir à se raconter en s’efforçant de comprendre ce petit
enfant » (p. 181). Si les topoï du double (Enfance, Sarraute) et
du récit de la découverte d’une vocation d’écrivain (Les Mots,
Sartre) sont présents dans Istanbul, Pamuk en inverse la logi-
que spatio-temporelle : ce n’est pas parce qu’il écrit ses
mémoires que le double apparaît, mais parce que le double a
toujours été en lui qu’il est devenu un écrivain se livrant à
l’exercice du récit de soi. « Pour moi, être écrivain, c’est décou-
vrir patiemment, au fil des années, la seconde personne,
cachée, qui vit en nous, et un monde qui secrète notre
seconde vie [...] ; assis à ma table, je me sentais bâtir ce nou-
veau monde [...] et découvrir en moi comme une autre per-
sonne 2 » affirme-t-il dans la conférence de Stockholm, inti-
tulée « La valise de mon papa », prononcée lors de la remise
du prix Nobel en 2006. Ce double, c’est, dès les premières
pages, « l’autre Orhan » : « Dès mon enfance, et pendant de
nombreuses années, j’ai toujours eu, dans un coin de l’esprit,
l’idée qu’il existait, dans un appartement ressemblant au
nôtre, situé quelque part dans les rues d’Istanbul, un autre
Orhan qui était mon semblable, mon jumeau, voire mon dou-
ble » (p. 11). Autrement dit, Orhan porte en lui Pamuk, cet
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doubles. « J’approchai ma tête du centre du miroir, et, en
ouvrant d’un coup les deux ailes de telle sorte que je me tinsse
au milieu, je voyais des milliers d’Orhan bouger dans l’infini
profond, froid et vitreux que formaient les glaces dans ce face-
à-face démultiplicateur. » Le sujet qui se tient au milieu des
reflets finit alors par ne plus pouvoir localiser le centre où il
se trouve, « comme s’il l’avait [...] oublié » (p. 102).
Cet oubli de soi est constant dans un récit qui met en
œuvre une série de dédoublements : l’autre Orhan, les mon-
des parallèles, la ville comme double de l’auteur, les figures
familiales, en particulier le père auquel Istanbul, rédigé
immédiatement après sa mort, est dédié. Grâce à eux, l’auto-
biographie ne cesse de quitter le sujet dont elle s’occupe, le
« je », pour errer dans d’autres livres, d’autres vies. Outre les
références à sa propre œuvre, Pamuk convoque les traditions
littéraires : des écrivains occidentaux, particulièrement ceux
qui ont décrit Istanbul-Constantinople en leur temps, Nerval,
Gautier, Flaubert et Du Camp, puis Gide et Loti, mais aussi
les écrivains chroniqueurs stambouliotes – Resat Ekrem
Koçu, Ahmet Hamdi Tanpinar, Abdülhak Sinasi Hisar, Yahya
Kemal. Cette trame textuelle élabore un réseau de correspon-
dances littéraires sous la forme de portraits et de citations
qui désignent les rapports tantôt exotiques, tantôt déceptifs
des écrivains à Istanbul. Ces choix intertextuels trahissent
la posture revendiquée par l’auteur : celle de qui raconte des
mémoires historiques.
Et en effet, le récit de soi est parasité par le travail du
mémorialiste. Si Istanbul suit une certaine chronologie,
PAMUK APT. 413
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une certaine harmonie qui, dans ces exemples [Proust et
Joyce], est le fait d’associations, d’assonances, mais peut
aussi résulter comme en musique, de contrastes, d’opposi-
tion ou de dissonances 3 ». Et Pamuk d’affirmer : « Ce qui est
important pour un peintre, ce n’est pas la réalité des objets,
mais leurs formes, pour un romancier, pas la chronologie
des événements, mais leur articulation, et pour un écrivain
qui écrit ses souvenirs, ce qui importe, ce n’est pas la réalité
du passé, mais sa symétrie » (p. 351). Cette symétrie, Pamuk
l’établit grâce au thème du double, mais aussi et surtout
grâce à un montage qui, actif dans la fragmentation des
chapitres, juxtaposant souvenirs personnels et biographies
historiques, confond les temps et lieux de l’enfance avec
ceux d’autrui, et qui, de surcroît, incorpore dans la trame
narrative des photographies. L’autre de l’écriture, son miroir
ou son double, c’est l’image.
Le modèle cinématographique
L’abondance des photographies dans Istanbul surprend
d’autant plus que l’auteur n’a pas habitué ses lecteurs à ce
recours à l’image. Elle double les possibilités de remémora-
tion car, comme le souligne Jean-Marie Schaeffer, cette
image-souvenir n’est que « partiellement redondante avec la
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que de la mémoire : « Et quarante ans plus tard, quand je
vois les scènes de rue de ces films en noir et blanc tous redif-
fusés sur les chaînes de télévision [...], je me laisse emparer
par le sentiment que ce que je regarde, parfois, ce n’est pas
le film, mais mes souvenirs, et, pendant un moment, je
m’abandonne à l’étourdissement de la tristesse » (p. 53).
L’ensemble des images que choisit Pamuk se répartit en
trois groupes. Les paysages urbains d’abord, qui occupent une
position centrale, où les rues, places et faubourgs sont en plus
grand nombre, puis le Bosphore, ses bateaux et les maisons,
puis la nuit, les incendies, la neige. Ensuite les photos issues
de l’album de famille, de l’enfance à l’âge adulte, où Pamuk
est le plus souvent représenté, seul ou en compagnie du père,
de la mère, du frère, de la grand-mère. Enfin les images issues
du monde d’avant la photographie, dessins, gravures, du pein-
tre-graveur Melling en particulier. À la différence d’un Sebald,
Pamuk donne les sources de ses documents : les archives
publiques de la municipalité d’Istanbul, les collections privées
d’Ara Güler et de Selahattin Giz ou les archives personnelles
de l’auteur. Il évoque, en annexe, la provenance des images et
leur sélection, effectuée après l’écriture : « En choisissant ces
photos, j’ai revécu une partie de l’enthousiasme et des indé-
cisions que j’avais ressentis en écrivant ce livre ». Si cette affir-
mation peut nous faire supposer que les images sont venues
s’insérer dans un second temps dans le texte, la suite dément
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chroniqueur dans Le Livre noir la thèse du palimpseste litté-
raire : « Djelal déclarait qu’il avait écrit un grand nombre de
ses chroniques – toutes peut-être – avec l’aide d’autres écri-
vains ; l’important, ajoutait-il, ce n’est pas de “créer”, mais de
pouvoir dire quelque chose d’entièrement nouveau, à partir
de chefs-d’œuvre merveilleux créés au cours des siècles par
des milliers de cerveaux, en les modifiant légèrement, et il
affirmait à nouveau qu’il avait toujours emprunté à d’autres
les sujets de ses articles 6. » Photographies et citations sont
alors les principaux éléments d’un montage où elles ont une
fonction matérielle et mnémonique égale. C’est également par
les images que Pamuk produit des signes d’intertextualité,
notamment internes à son œuvre : on pense au paysage de
neige, élément éponyme de l’ouvrage précédant Istanbul, dont
la qualité atmosphérique et la blancheur aisément métapho-
rique livrent la vision de l’écrivain qui se tient chaque jour
dans le silence blanc-mélancolie de la page. De la même
façon, les citations ont une valeur de visibilité qui prend toute
son ampleur dans le montage du chapitre 16, « On ne marche
pas la bouche ouverte dans la rue », dont la dimension ciné-
matographique est exemplaire.
Ce chapitre se présente comme une succession de cita-
tions entre guillemets et sans référence et de photographies
sans légendes. Dans les deux cas, on constate une suspen-
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sorte de documentaire sur la ville d’Istanbul qui évoque les
grands classiques du montage cinématographique. Et là
peut-être se tient la référence fondamentale du chapitre en
termes d’intertextualité. Du film de René Clair, Paris qui dort
(1925), à Berlin, die Symphonie der Großstadt de Walter Rutt-
mann (1927), en passant par Dziga Vertov, L’homme à la
caméra (1928, consacré à Moscou), ces œuvres, les premières
à maîtriser le montage, ont une capitale pour sujet. Istanbul
s’inscrit alors dans une tradition cinématographique et litté-
raire – pour ne citer que Le Paysan de Paris d’Aragon (1925)
et Berlin, Alexanderplatz de Döblin (1929) – où la ville n’est
pas seulement un thème, mais la figure du progrès : espace
de destruction que contemple le mélancolique au désir
entravé par le temps : « Paris change ! mais rien dans ma
mélancolie / N’a bougé 7 ». Ville photogénique, cinématogra-
phique et mélancolique, telle est l’Istanbul de Pamuk, en son
« noir et blanc vespéral » (p. 52) qui se confond avec le visage
de la mère : seule, elle attend le mari infidèle en se tirant les
cartes, en jouant avec ce qui reste de temps, beauté déchue
qui hante le regard de l’enfant.
Le modèle archéologique
Si, dans Istanbul, les photographies sont omniprésen-
tes, l’auteur ne cesse pas non plus d’évoquer la pratique du
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ment, un monde nouveau ». Des talents de Pamuk dessina-
teur, le lecteur ne saura rien dans Istanbul, aucun de ses
dessins n’apparaissant dans le texte, comme relayés par
l’ensemble considérable des photographies. Ce choix trahit
un déplacement significatif du médium du dessin à celui de
la photographie : c’est à travers les images de la ville pro-
duite par d’autres et dont la vocation documentaire est
appuyée par le postulat d’objectivité de la photographie que
l’écrivain trouve son propre regard intérieur sur la ville. Ce
décentrement est lisible dans « le jeu de la disparition »
auquel s’adonne Ohran devant les miroirs de la coiffeuse de
sa mère, et commande le montage du biographique et de
l’historique. Il participe de la construction d’un point de vue
sur soi et sur le monde qui a été l’un des apprentissages
les plus importants de l’écrivain en raison, notamment, de
la situation orientale d’Istanbul :
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influence sur mon identité. Cet attachement à Istanbul signi-
fie que son destin fait partie désormais de votre caractère »
(p. 15). Au fondement de cet enracinement, il y a le hüzün, la
singulière mélancolie d’Istanbul, présente en son paysage et
échue en partage à ses habitants, qui n’est pas un sentiment
propre à une seule personne : « À ce stade le hüzün se distin-
gue bien du sentiment de mélancolie qui renvoie à l’état men-
tal d’une seule personne, et touche à une signification ana-
logue à celle employée par Lévi-Strauss dans Tristes
tropiques. [...] Ce qui différencie le hüzün de la tristesse [...]
qu’évoque Lévi-Strauss, dans son ouvrage sans égal, est le
sentiment que toutes ces grandes villes pauvres des tropi-
ques, avec leur désarroi et leurs masses humaines, font
éprouver à un Occidental. [...] Le hüzün, pour sa part, est une
réaction que développe non pas une personne qui regarde de
l’extérieur, mais que développent les stambouliotes à partir
de leur propre situation » (p. 129). Point de vue singulier sur
la ville que Pamuk choisit de faire fructifier et d’exploiter, car
il recoupe un autre aspect du rapport entre l’écriture de soi
et l’écriture de la ville dont il rend compte en citant Benjamin,
d’après lequel « chez la majorité des écrivains arrivés de l’exté-
rieur dans une ville, ce qui les enthousiasme la plupart du
temps sont les vues exotiques et pittoresques. Quant à l’inté-
rêt porté à leur propre ville par ceux qui y sont nés et y ont
grandi, il se mélange toujours à leurs propres souvenirs per-
sonnels » (p. 290).
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dire. Seulement à montrer. Je ne vais rien dérober de pré-
cieux, ni m’approprier des formules spirituelles. Mais les gue-
nilles, le rebut : je ne veux pas en faire l’inventaire mais leur
rendre justice de la seule façon possible : en les utilisant 9 ».
Les matériaux du montage dans Istanbul, on l’a dit, ce sont
les photographies et les citations amassées à partir des
ouvrages de stambouliotes ou sur Istanbul et des archives de
la municipalité. Recherches et lectures qui sont autant
d’errances intellectuelles comparables aux déambulations
physiques d’Orhan durant lesquelles il amasse des objets,
véritables rebuts de la ville : « Le coin d’un mur de brique
tombé d’un mur millénaire, des billets de la Russie tsariste
qu’on trouvait à l’époque d’abondance chez tous les chiffon-
niers d’Istanbul, le sceau d’une société qui avait fait faillite
trente ans auparavant [...]. Et j’éprouvais ainsi cette dimen-
sion objective et concrète de la ville, non seulement en met-
tant de côté des objets qui en provenaient – des pierres, des
billets, des livres, mais aussi en collectionnant tout ce que je
considérais comme important et intéressant, soit toutes sor-
tes d’informations, de programmes et de descriptifs relatifs à
la ville, qu’il s’agît de livre, de revue ou de prospectus »
(p. 420). Avec ce « matériau », le futur écrivain sait qu’il réa-
lisera « un grand projet », comme l’enfant se « bricole des fic-
tions » (p. 34) avec les images des romans illustrés. Le brico-
lage, selon Lévi-Strauss, est la méthode « scientifique » propre
e
9. W. Benjamin, Paris, Capitale du XIX siècle, Le Livre des pas-
sages, op. cit., p. 476.
420 CRITIQUE
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occidentaux qui suivent instinctivement ce que leur dicte leur
cœur et n’imaginent pas au départ que leur collection puisse
un jour devenir un musée, Koçu amassait aussi tous les
matériaux, détails et souvenirs personnels présentant un
aspect insolite et en rapport avec la ville, non en vue d’une
encyclopédie qu’il pourrait publier plus tard, mais unique-
ment pour répondre à une nécessité intérieure » (p. 197).
Pamuk s’inscrit là dans la tradition du chiffonnier inaugurée
par Baudelaire et reprise par Benjamin : « Voici un homme
chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale.
Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu,
tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalo-
gue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche,
le capharnaüm des rebuts 11. » Cet homme flâne et collecte,
tandis que la ville devient le lieu de trésors et d’énigmes à
déchiffrer : la ville comme livre 12 est l’aboutissement méta-
phorique et matériel de cette démarche qui est résolument
celle d’Ohran Pamuk dans Istanbul.
Ainsi, plus que n’importe quel récit de soi, le choix et le
montage des matériaux nous renseignent sur l’identité de
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jeu qui, s’il donne la clef de l’économie narrative et iconogra-
phique de l’ouvrage, est comparé à la posture du photographe
modifiant pour chaque image son « point focal » (p. 102). Dans
Istanbul, chaque chapitre focalise sur un thème, et tire au
net une zone seulement du souvenir. Car, ce que nous
apprend l’autobiographie d’Ohran Pamuk, c’est que pour lui
l’écriture relève d’un exercice du regard à l’articulation du lire
et du voir : alors, l’écrivain enfermé dans une chambre pleine
de livres découvre un monde nouveau en une vision qui « res-
semble à ce qu’ont ressenti les voyageurs occidentaux à
l’approche d’Istanbul, par la mer, quand elle émerge du
brouillard de l’aube 13 ».
Muriel PIC
Emmanuel ZWENGER