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Joseph John-Nambo
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de la Justice coloniale
en Afrique noire
Joseph John-Nambo *
Résumé L’auteur
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J. John-Nambo L’évolution contemporaine de la justice en Afrique noire
Quelques héritages francophone reste encore marquée par la colonisation moderne,
de la Justice coloniale celle du second empire colonial constitué par la France au XIXe
en Afrique noire
siècle. Pour l’Afrique, ce second empire colonial a une signification
bien particulière par rapport à l’ancien dont l’arrêt de mort fut le
traité de Paris de 1763. L’ancienne colonisation n’intéresse que
très peu le juriste dans la mesure où elle ne s’était concrétisée que
par des comptoirs commerciaux le long des côtes occidentales du
continent, notamment au Sénégal avec les îles de Gorée et Saint
Louis. La colonisation moderne, quant à elle, se caractérise, d’une
part, par une emprise territoriale sans précédent et, d’autre part,
par l’assujettissement des populations autochtones désormais
soumises à la souveraineté française, donc aux juridictions mises
en place par l’État colonisateur français.
La justice coloniale est donc le produit d’une longue histoire
qui s’inscrit dans les cadres de l’histoire du droit et des institu-
tions de l’État colonisateur français et de celle des territoires afri-
cains colonisés. Cette longue histoire est d’abord et avant tout
celle des liens éternels, en Occident comme en Afrique noire, entre
le pouvoir de juger (jurisdictio) et le pouvoir de commander
(imperium), dont les rois et les chefs traditionnels n’étaient eux-
mêmes que l’incarnation.
Un inventaire exhaustif de l’action de cette justice coloniale
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la démarche anthropologique qui, elle, a le mérite d’aller au-delà Droit et Société 51/52-2002
des référents idéologiques coloniaux.
Le phénomène colonial qui a si profondément bouleversé les
structures sociales africaines ne pouvait pas épargner les institu-
tions judiciaires. Il s’agissait d’abord de déterminer si l’État
colonisateur devait, ou bien maintenir les juridictions qui exis-
taient précédemment, ou bien confier à des magistrats européens
le soin d’appliquer la législation traditionnelle africaine. Pour des
raisons d’ordre historique, pratique et psychologique, l’attitude du
législateur colonial français avait d’abord été de reconnaître « le
principe du maintien des juridictions spéciales indigènes » 1. Mais
parler du maintien des juridictions spéciales indigènes, ce n’est
pas déclarer maintenues les juridictions traditionnelles existant
antérieurement dans la colonie, sans intervention (indispensable)
de l’autorité coloniale. Il s’agit plutôt ici d’un maintien contrôlé et
surtout sous condition du respect scrupuleux de l’ordre public
colonial.
C’est donc dans ce cadre non dénué d’ambiguïté que le pou-
voir colonial a procédé par touches successives à l’institution
d’une justice dite indigène dans le souci de veiller au mieux aux
intérêts supérieurs coloniaux.
Le premier enseignement à tirer de cette ambiguïté, c’est que
dès le départ la justice a représenté pour le pouvoir colonial un
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J. John-Nambo sophie du droit, c’est non seulement appréhender le droit à
Quelques héritages travers une conception générale du monde, mais également le
de la Justice coloniale concevoir comme une donnée inséparable de l’éthique et de la
en Afrique noire
morale. Dans ce contexte, la morale et le droit, qui ne sont pas des
données abstraites, dépendent étroitement des structures écono-
miques et sociales.
Chez les Miènè du Gabon, par exemple, le concept de justice
auquel s’oppose celui d’injustice repose sur les notions d’équilibre
et de déséquilibre (Ogoré/Orègo = droit/penché). L’équilibre dont il
s’agit ici est celui des structures culturelles, économiques, poli-
tiques et sociales. Respecter la propriété foncière d’un groupe
parental étranger à son clan, c’est respecter l’équilibre économique
quant à la répartition des terres, l’équilibre social quant à l’appar-
tenance à un groupe de parenté au sein de la société tribale,
l’équilibre culturel quant aux rapports des humains avec les dieux
de la terre, avec les esprits des ancêtres attachés aux cimetières et
à divers centres culturels et cultuels. Dans le premier cas, l’acte est
dit droit – Goré – ; dans le second cas il est dit penché – Règo –, il
est donc injuste ou contraire à la justice.
Par ailleurs, la justice dans le cadre traditionnel africain était
liée à l’organisation et à la mentalité des sociétés. C’était essentiel-
lement une justice de chefs qui privilégiait la conciliation.
Dans les sociétés lignagères comme les Diola au Sénégal où on
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d’Abomey, les affaires étaient soumises aux chefs de village ou de Droit et Société 51/52-2002
province. Si elles étaient trop importantes, le roi seul les réglait.
Dans l’empire Mossi de Ouagadougou, la justice était rendue par
les chefs de village assistés de quelques anciens, par le chef de
canton assisté des dignitaires de sa cour, par le Mogho-Naba pour
les affaires d’ordre général. Et le damel du Cayor était le juge le
plus élevé dans ce royaume sénégalais.
Chez les populations très islamisées, existaient aussi des juges
religieux qui réglaient les conflits entre musulmans. Au Fouta
Toro, par exemple, certains al mamys confiaient à un cadi le soin
de connaître des affaires civiles suivant le rite malékite. Une
fonction de cadi avait été créée également dans le Cayor. Malgré
cette situation, subsistait toujours le mode traditionnel d’adminis-
tration de la justice. Comme on peut le constater à travers ces
quelques exemples africains, la jurisdictio allait toujours de pair
avec l’imperium.
À la différence de l’expérience occidentale où ces deux pou-
voirs restent étroitement liés à une sacralité religieuse (chrétien-
ne), la justice en Afrique est intimement liée à la sacralité ani-
miste. En effet, à chaque fois qu’éclate un conflit, conçu comme
une maladie sociale, diverses forces entrent en jeu : les forces du
visible, les vivants qui souffriront nécessairement de ce malaise,
lequel malaise se répercute sur les forces de l’invisible et les
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J. John-Nambo traditionnelle africaine ne s’accommode pas du jugement au sens
Quelques héritages occidental du terme ; plutôt que de trancher un litige, on préfère
de la Justice coloniale utiliser le temps (la palabre) et finalement trouver une solution
en Afrique noire
équilibrée acceptable par tous, parties intéressées et autres
membres du groupe.
En monopolisant l’appareil judiciaire, le pouvoir colonial ne
faisait que consacrer la contradiction totale entre deux univers aux
logiques diamétralement opposées. L’univers traditionnel est un
univers où l’avenir est créé par la société elle-même. L’univers
colonial, moderne, est un univers où c’est l’État qui crée par la loi
et les codes. La préoccupation de l’institution judiciaire dans
l’univers traditionnel, c’est d’éviter les déchirures sociales, tandis
que celle de la justice inspirée de la France, c’est d’écraser ceux
qui vont contre l’intérêt général, même si ça provoque des déchi-
rures puisque c’est l’État qui assure l’avenir. Dans l’univers
traditionnel, quand survient un problème, il est d’abord débattu
au sein des instances parentales (village, lignage, clan et éventuel-
lement tribu) et, finalement, on prend la solution qu’on estime la
meilleure pour la cohésion et l’avenir du groupe, c’est la coutume.
Dans le système moderne, l’État a déjà pris des décisions, ce
sont les codes, et c’est en fonction de la décision passée qu’on va
régler les problèmes du présent. On a un problème d’accident, on
le règle en fonction du code civil qui ne l’avait pas prévu, on ne
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« sabotage » des coutumes locales, coutumes qui, par la magie du Droit et Société 51/52-2002
verbe judiciaire de l’époque, étaient transformées en droit coutu-
mier (les universitaires coloniaux et post-coloniaux parleront plus
tard de droit traditionnel). Le droit coutumier, dans ce cadre
colonial policé, était exclusivement réservé à une catégorie de
justiciables clairement identifiée, les indigènes, qui avaient vu leur
justice aménagée et clairement structurée : la justice indigène avec
ses tribunaux et son personnel judiciaire, les juges coutumiers.
Ce droit coutumier, applicable dans ces tribunaux indigènes,
se caractérise par son oralité, donc son instabilité structurelle.
C’est un droit inférieur que le législateur colonial, par les autorités
judiciaires interposées, devait progressivement élever au rang
supérieur de droit commun (comme un), copié sur celui de la
métropole et donc seul susceptible de civiliser les indigènes. Mais
cette justice coloniale est de même nature que le droit colonial
qu’elle est appelée à promouvoir ; elle est d’origine étrangère,
extérieure à la société indigène et d’ailleurs reçue comme telle par
les « justiciables » indigènes eux-mêmes qui, pour la plupart,
fuyaient ces juridictions dont les procédures et les sanctions
comportaient des concepts non seulement différents, mais surtout
bien éloignés de leur mentalité juridique. La justice coloniale est
autoritaire, centralisée, inégalitaire et hiérarchisée. Elle est enfin
imposée d’en haut par le pouvoir colonial et ce ne sont pas les
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J. John-Nambo C’est de cette conception que découlent d’ailleurs les choix
Quelques héritages irrationnels d’une colonisation judiciaire dont l’inventaire n’est
de la Justice coloniale pas totalement achevé. Et exercer le droit d’inventaire, c’est aussi
en Afrique noire
et surtout, pour l’historien du droit, mettre en relief les quelques
tendances lourdes de cet héritage qui influencent encore considé-
rablement la vision institutionnelle des Africains.
Mais pour bien saisir la dimension de l’héritage de la justice
coloniale en Afrique, il faut partir de la logique qui justifie
structurellement l’institution en Europe. C’est peut-être là que l’on
peut comprendre les véritables enjeux de cette institution indis-
pensable à la construction de l’État de droit tant proclamé par les
uns et sans cesse souhaité par les autres.
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roi allât s’asseoir au bois de Vincennes après la messe, et il s’ados- Droit et Société 51/52-2002
sait au chêne et nous faisait asseoir autour de lui et tous ceux qui
avaient une affaire venaient lui parler sans être empêché par
l’huissier ou autres. Alors il leur demandait de sa bouche : “Y a-t-il
ici quelqu’un qui ait un litige ?” Et se levaient ceux qui en
avaient… »
Cette symbolique du chêne est une survivance de l’Ancien
Testament (Isaïe 63.1) et le chêne de Vincennes rappelle les liens
essentiels et sempiternels entre pouvoir et justice qui font que le
roi est source de toute justice et qu’il le restera pendant long-
temps 7.
Pour pousser plus loin la réflexion, nous allons nous inté-
resser particulièrement à un personnage pas comme les autres,
celui-là même qui, de tout temps, a eu pour vocation d’exercer le
sacerdoce des fonctions de justice. L’évêque Fléchier, dans son
oraison funèbre pour le premier président Guillaume de
Lamoignon prononcée en 1677, ne disait-il pas que « la judicature
est une espèce de sacerdoce où il n’est pas permis de s’engager
sans l’ordre du ciel ! » Plus qu’un personnage, il s’agit d’une
véritable institution, une institution si importante pour la régu-
lation de la société et pour le maintien de l’ordre public, qu’elle ne
pouvait rester en marge de l’entreprise coloniale.
Mais alors, quelle est la logique qui fonde la justice dans
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J. John-Nambo souvent trop violentes et « lieur » de plusieurs mondes forcés de
Quelques héritages cohabiter malgré tout mais dont les visions demeuraient diamé-
de la Justice coloniale tralement opposées. Or, pour mener à bien une telle mission, il
en Afrique noire
fallait non seulement se munir des outils nécessaires à son accom-
plissement (le droit, les coutumes, le langage juridique, les
procédures, etc.), mais aussi avoir une idée claire de l’univers
juridique producteur de la norme, donc du milieu dans lequel on
était appelé à intervenir, avoir par conséquent une connaissance
aussi complète que possible de la nature des droits applicables
dans la société coloniale et une connaissance approfondie des
mondes qu’on était sensé lier, c’est-à-dire de la société coloniale
dans sa complexité comme dans sa pluralité.
Se posent alors les questions de sa compétence et de sa
légitimité. Le juge colonial est-il compétent pour réparer, le cas
échéant, cette société coloniale si complexe ? De quelles attribu-
tions dispose-t-il pour le faire ? Ce même juge colonial a-t-il la
légitimité nécessaire et suffisante pour lier des mondes si diffé-
rents et divers dans un espace qui est lui-même plural et diver-
sifié ? A-t-il seulement pris la mesure des enjeux et du rôle qu’on
lui demande de jouer ici ?
En ce qui concerne sa compétence, le magistrat appelé à
exercer aux colonies a été formé à l’école coloniale qui n’est autre
que celle de la France coloniale. Le droit qu’il connaît le mieux,
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gements, au mieux des concessions faites par le législateur Droit et Société 51/52-2002
colonial aux coutumes. Bref, le juge colonial qui n’était que le
produit de son époque ne pouvait que travailler avec les outils de
son temps en se situant dans la logique du contexte dans lequel il
évoluait.
Quant à sa légitimité, elle renvoie à la double question de sa
reconnaissance et de son acceptation, sinon par tous les habitants
de la colonie, du moins par la majorité des justiciables constitués
par les indigènes. Le juge colonial était-il légitime aux yeux de ces
derniers ? Rien ne permet en tout cas de répondre positivement à
cette question. Ce que l’on sait, c’est que les justiciables indigènes
se détournaient souvent de ces juridictions dont les règles
procédurales et les sanctions comportaient des concepts diffé-
rents bien éloignés de leur conception du monde et de la vie. Les
archives rapportent les propos d’un administrateur colonial qui
constatait avec prudence :
« À mesure que l’œuvre de colonisation se développait, les colo-
niaux s’apercevaient sur place que ces différences étaient plus
profondes et plus résistantes qu’ils ne le pensaient ; que les institu-
tions et les coutumes des groupements indigènes n’étaient nullement
informelles, qu’ils y tenaient comme au plus précieux de leurs biens
et qu’on risquait, en y apportant des changements trop brusques, de
les désorganiser, de les démoraliser, en un mot d’aller à l’encontre du
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J. John-Nambo Dans une circulaire sur la justice traditionnelle datée de 1913,
Quelques héritages le gouverneur général Ponty, de Dakar, constate :
de la Justice coloniale
en Afrique noire « La coutume, produit naturel et immédiat de rapports sociaux,
est l’expression unanime de la volonté des populations, de leur
volonté vraie et profonde, celle qui se manifeste par des actes
répétés. Elle est le suffrage universel des actes sociaux ; grâce à elle,
les intéressés se font eux-mêmes leur droit. »
Par ailleurs, le processus colonial appliqué à la justice était
surtout matérialisé par l’introduction progressive par la France de
principes qui allaient à l’encontre de ceux de la justice tradition-
nelle : la séparation des pouvoirs et l’idéal du juge serviteur
exclusif de la règle – idéal en vertu duquel la justice consiste
moins à concilier qu’à appliquer à une situation particulière une
règle générale préétablie par la loi qui prime la jurisprudence.
Ces touches institutionnelles cachaient mal, en réalité, un
enjeu fondamental. À travers la création d’une justice dite indi-
gène, l’autorité coloniale transfusait consciemment ou inconsciem-
ment une certaine représentation juridico-judiciaire qui se moule
dans la trame judéo-chrétienne et qui est dominée par la neutralité
et l’impartialité, les deux piliers de la « bonne justice » dans l’idéo-
logie occidentale.
Pour bien comprendre ce qui se jouait alors dans cet espace-
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Donc, quand les Occidentaux ont substitué l’État à Dieu (dans Droit et Société 51/52-2002
ses attributs du moins) après l’avoir renvoyé au ciel d’où il entend
tout et voit tout, ils n’ont pas changé pour autant la structure de la
pensée qui est restée intacte.
Dans leur univers mental, la figure occidentale du juge s’inscrit
dans la représentation d’un Dieu créant à partir du néant et par la
force de sa parole un monde qu’il nomme, donc qu’il s’approprie.
Et le droit, comme la justice, est conçu à l’image du Dieu unique et
extérieur à sa créature, voilà pourquoi, comme le juge, il a
toujours besoin de cette neutralité qui fait sa force et légitime en
quelque sorte son autorité. C’est justement parce que le juge est
ontologiquement neutre et impartial, donc extérieur ou étranger
aux justiciables, qu’il garantit mieux l’égalité des parties devant la
loi. Nous trouvons ici l’origine de ce principe tant proclamé (en
réalité réclamé) de nos jours dans tous les États de droit réels ou
supposés : l’indépendance de la justice.
Mais le juge neutre n’est pas seulement étranger ou extérieur,
il est également supérieur aux parties qui s’affrontent devant lui.
La supériorité du juge n’est pas que dans les esprits, elle est en
permanence mise en évidence à travers le décorum de l’institution
judiciaire elle-même 11 et le costume judiciaire participe de la
même symbolique 12. Et cette supériorité, dans le registre de la
justice, doit constamment être rappelée par le rituel de l’insti-
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J. John-Nambo
Quelques héritages
II. La justice au service de l’État :
de la Justice coloniale de la colonisation aux indépendances
en Afrique noire
La France avait élaboré pour ses colonies d’Afrique noire une
organisation judiciaire aussi proche que possible du système
métropolitain et qui maintenait en France les plus hautes ins-
tances juridictionnelles. Cette nouvelle organisation judiciaire était
incapable de se substituer aux justices traditionnelles qui demeu-
raient très actives, mais y ajoutait de nombreux tribunaux créés
par l’État colonial, tribunaux transposés de métropole et très
souvent destinés au règlement des affaires de caractère moderne,
ou tribunaux aussi proches que possible de la tradition africaine
pour régler les affaires de caractère traditionnel.
Dès le début du XXe siècle, une série de textes, parmi lesquels
le très élaboré décret du 10 novembre 1903, inaugurent cette
colonisation judiciaire très mouvementée. Ce texte, qui concerne
en réalité l’Afrique occidentale, contribue à l’aménagement des
tribunaux indigènes en introduisant des originalités de taille. Les
chefs coutumiers sont dépossédés de leur pouvoir juridictionnel
et ne sont seulement investis que d’un pouvoir de conciliation. La
composition et le fonctionnement des juridictions sont désormais
réglés par les textes, mais surtout ces organes de jugement sont
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Dans cet arrêt, la haute juridiction, rappelant l’ordonnance Droit et Société 51/52-2002
22/74 du 4 mars 1974 et les modalités de la loi 15/72 du 29 juillet
1972 portant adoption de la première partie du Code civil, annu-
lait un jugement rendu par le tribunal de second degré de
Libreville le 19 décembre 1974 et précisait :
« […] Les tribunaux coutumiers sont devenus incompétents pour
connaître des instances nées postérieurement à la date du 1er juillet
1974 relative aux matières traitées dans le livre premier du Code
civil, et par voix de conséquence sont nulles les décisions autres que
les jugements déclaratifs d’incompétence qu’ils peuvent être amenés
à rendre à l’occasion de telles instances qui doivent être portées
désormais devant les seuls tribunaux de droit écrit moderne. »
Mais pour mieux apprécier l’esprit et la portée de la réforme
qu’instituait ce décret, il n’est pas inutile de rappeler les disposi-
tions de son article 2 qui éclaire et complète la portée de la
réforme précédente :
« Sont indigènes dans le sens du présent décret et justiciables
des juridictions indigènes, les individus originaires des possessions
françaises de l’A.E.F. et de l’Afrique occidentale, ne possédant pas la
qualité de citoyens français, et ceux qui sont originaires des pays
placés sous mandat, ainsi que des pays étrangers compris entre les
territoires ou pays limitrophes, qui n’ont pas dans leur pays d’origine
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J. John-Nambo Les tribunaux coutumiers étaient aussi compétents pour
Quelques héritages connaître les différends qui leur étaient soumis par les ressortis-
de la Justice coloniale sants d’autres pays non francophones, vivant au Gabon à l’épo-
en Afrique noire
que ; c’est en tout cas ce qui ressort des termes de l’article 2
susvisé, quand il parle de « pays étrangers compris entre les terri-
toires ou pays limitrophes, qui n’ont pas dans leur pays d’origine
le statut de nationaux européens ». Le texte visait certainement les
territoires des pays comme le Nigeria ou le Ghana qui compor-
taient déjà à l’époque une forte colonie au Gabon. Tous ces Noirs
anglophones étaient péjorativement qualifiés d’indigènes et par
voie de conséquence justiciables des juridictions traditionnelles.
L’intérêt de la nationalité n’était pas purement théorique et ne
visait pas seulement les Blancs métropolitains vivant en colonie,
mais aussi et surtout de nombreux Gabonais qui avaient acquis la
nationalité française, soit en raison des services militaires rendus,
soit en raison de leur métissage 15.
Mais ce qu’il faut surtout retenir, c’est tout d’abord qu’à la
veille de la décolonisation, la justice quasi étatique dépendait
complètement du pouvoir exécutif : elle était souvent rendue par
des chefs traditionnels nommés et soumis à l’autorité politique,
ou confiée à des administrateurs coloniaux. En second lieu, cette
justice étatique était le reflet de l’État colonial aux territoires
immenses et à l’organisation d’autant plus savante qu’elle ajoutait
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premières années de l’indépendance par la majorité des pays afri- Droit et Société 51/52-2002
cains, et qu’il serait fastidieux de reproduire ici.
Il s’agissait tout d’abord d’un ensemble de textes portant sur
l’organisation judiciaire de droit commun et qui reprenait pour la
plupart l’organisation judiciaire coloniale. De ces diverses législa-
tions se dégagent quelques orientations communes :
— Garantie constitutionnelle de l’indépendance de la justice (point
n’est besoin de relever le caractère purement théorique de cette
première orientation).
— Mise en place, sur le territoire de chaque État, d’instances jadis
expérimentées en Europe. C’est ainsi qu’en matière civile et
commerciale comme en matière pénale, tous ces États possèdent
désormais sur leur territoire une hiérarchie complète de juridic-
tions (cassation, appel, jugement). La cassation, confiée à un
Tribunal supérieur de cassation en Guinée (Conakry), relève
ailleurs de Cours suprêmes dont l’institution semble une origina-
lité africaine. Notons par ailleurs que ces Cours suprêmes ne sont
pas seulement des juridictions de cassation ; la plupart d’entre
elles jouent un rôle dans l’élaboration de la loi et parfois elles sont
constitutionnellement investies du pouvoir de trancher certains
conflits de compétence entre le pouvoir exécutif et le pouvoir
législatif 16.
— Rapprochement de la justice et du justiciable : beaucoup d’États
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J. John-Nambo juger en premier ressort les affaires de droit traditionnel, alors
Quelques héritages qu’en droit moderne elles ne sont compétentes que pour les
de la Justice coloniale affaires les moins importantes. Comme à l’époque coloniale, la
en Afrique noire
coutume, transformée en droit coutumier, était déclassée par
rapport au droit moderne. L’appel des jugements rendus par les
justices de paix en matière de droit coutumier est porté, selon les
législations et selon les cas, soit devant les tribunaux de première
instance, soit devant les cours d’appel.
Organisée complètement sur le territoire de chaque État,
rapprochée du justiciable, parfois simplifiée par rapport à l’époque
coloniale, la justice africaine, comme à l’époque avec l’autorité
coloniale, semble aussi avoir bénéficié de toute l’attention du
législateur indépendant. Mais il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit
ici que des juridictions de droit commun. À côté d’elles, les
juridictions et les procédures d’exception sont le témoignage
éloquent de la méfiance que les nouveaux gouvernants africains
accordent à la justice dès qu’il s’agit d’affaires dont l’importance
est vitale pour le pays.
Nombreux sont les États africains qui, dans les années 1960,
ont multiplié les tribunaux exceptionnels pour juger les affaires
politiquement délicates (pas seulement les affaires politiques,
mais aussi certains délits gravement préjudiciables aux finances
publiques ou à l’économie). C’était pour eux la meilleure voie pour
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De même, plusieurs États francophones avaient adopté des Droit et Société 51/52-2002
législations d’application permanente autorisant les gouverne-
ments à éloigner, à assigner à résidence ou à interner sans juge-
ment les individus dangereux pour la communauté. Ces législa-
tions s’inspiraient d’anciens textes français dont l’application très
limitée n’avait été prévue qu’au cas exceptionnel de l’état de siège.
Il s’agissait du décret-loi du 18 novembre 1939 et des ordon-
nances du 18 novembre 1943 et du 4 octobre 1944. Mais ces
textes d’application très restreinte, les États africains en avaient
fait des textes d’application permanente ne se référant plus à l’état
de siège. Dans la majorité des cas, une partie non négligeable des
ces dispositions exceptionnelles a été balayée par le vent de
l’ouverture démocratique venu de l’Est via l’Occident, qui a secoué
les cocotiers de la liberté.
À la suite des événements du printemps 1990, on croyait les
États africains définitivement sortis de la conception coloniale de
la justice. Après une dizaine d’années d’expérience de renouveau
institutionnel, force est de constater que la purge n’a été que très
sélective. L’exemple éloquent de l’OHADA 19 est là pour démontrer
que la logique coloniale est encore en œuvre dans ces États. Sans
vouloir jeter le discrédit sur une cette institution certainement
indispensable au bon fonctionnement du droit des affaires en
Afrique, on peut légitimement se demander si les juristes africains
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J. John-Nambo avec la logique institutionnelle coloniale, gage de l’efficacité de la
Quelques héritages justice en Afrique noire, doit être doublement ambitieuse. Elle doit
de la Justice coloniale d’abord recueillir l’assentiment profond des justiciables – ce que le
en Afrique noire
pouvoir colonial n’a pas pu ou voulu faire – en dehors de toute
imposition révolutionnaire. La rupture doit être ambitieuse enfin
parce que par la négociation, elle doit pleinement intégrer la
complémentarité et la diversité. Elle ne se fera jamais en dehors
du pluralisme juridique plus que jamais nécessaire à la régulation
économique et sociale dans un monde aux frontières de plus en
plus élastiques.
Cette rupture-là passe enfin par l’humilité que le juriste
africain et/ou africaniste n’est pas obligé d’accepter. Mais s’il
emprunte courageusement et humblement cette voie, il connaîtra
certainement « les grands éblouissements » qui font la grandeur
des découvreurs et la richesse des grands bâtisseurs.
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