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QUELQUES HÉRITAGES DE LA JUSTICE COLONIALE EN AFRIQUE NOIRE

Joseph John-Nambo

Éditions juridiques associées | « Droit et société »

2002/2 n°51-52 | pages 325 à 343


ISSN 0769-3362
ISBN 2275022104
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2002-2-page-325.htm
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Droit et Société 51/52-2002
Quelques héritages (p. 325-344)

de la Justice coloniale
en Afrique noire

Joseph John-Nambo *

Résumé L’auteur

Gabonais. Professeur d’histoire


La colonisation qui a si profondément bouleversé les structures sociales du droit et des institutions à la
en Afrique noire francophone ne pouvait épargner les institutions judi- Faculté de droit de Libreville,
ciaires. C’est dans une logique emprunte d’ambiguïté – respecter les insti- actuellement professeur invité à
tutions traditionnelles au nom de l’ordre public et inscrire autoritaire- l’Université Paris I Panthéon-
Sorbonne où il enseigne
ment les populations autochtones dans un ordre juridique importé – que
l’histoire des droits africains au
le pouvoir colonial avait progressivement institué une justice dite indi- XXe siècle. Ses recherches
gène ménageant les intérêts supérieurs coloniaux. D’origine étrangère, actuelles portent sur la
cette justice coloniale était autoritaire, imposée, hiérarchisée, centralisée
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construction de l’État au Gabon.
et inégalitaire. Mais comment se défaire de ce qui, au fil de l’histoire, est Parmi ses publications :
devenu l’héritage commun des Africains ? La bonne lisibilité de la justice – « Jalons pour une histoire de
en Afrique, donc son efficacité, passe avant tout par une rupture avec la l’État au Gabon », Les
logique institutionnelle coloniale. Épisodiques, 8, 1997 ;
– « Le contrat de vente
immobilière entre citoyens
Afrique noire – Droit coutumier – Justice coloniale – Réforme de la Justice.
français et indigènes en Afrique
noire coloniale (Sénégal, Gabon,
Cameroun) », Penant, 829, 1999
Summary et 832, 2000 ;
– « Religion et droit traditionnel
africain », in É. et J. Le Roy (sous
The Legacy of Colonial Justice in Black Africa la dir.), Un passeur entre les
Colonisation which turned upside down social structures in Black French- mondes. Le livre des
speaking Africa couldn’t spare judicial institutions. Colonial power had Anthropologues du Droit
disciples et amis du Recteur
progressively put into place a so called « indigenous justice » attending to
Michel Alliot, Paris, Publications
superior colonial interests. It was based on an ambiguous system which de la Sorbonne, 2000.
would respect traditional institutions in the name of public order and
integrate in an authoritarian way indigenous people into an imported
judicial order. Of foreign origin, this colonial justice was imposed, author-
itarian, organised into a centralised hierarchy and based on inequality.
But how to get rid of what has become with the passing of history a
common legacy for Africans ? Clarity of Justice in Africa and therefore its
* Université de Libreville,
effectiveness necessarily involves the breaking away from institutional Faculté de Droit et des Sciences
colonial logic. Économiques,
BP 3886,
Black Africa – Colonial Justice – Customary law – Judicial system reform. Libreville, Gabon.
<johnk@wanadoo.fr>

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J. John-Nambo L’évolution contemporaine de la justice en Afrique noire
Quelques héritages francophone reste encore marquée par la colonisation moderne,
de la Justice coloniale celle du second empire colonial constitué par la France au XIXe
en Afrique noire
siècle. Pour l’Afrique, ce second empire colonial a une signification
bien particulière par rapport à l’ancien dont l’arrêt de mort fut le
traité de Paris de 1763. L’ancienne colonisation n’intéresse que
très peu le juriste dans la mesure où elle ne s’était concrétisée que
par des comptoirs commerciaux le long des côtes occidentales du
continent, notamment au Sénégal avec les îles de Gorée et Saint
Louis. La colonisation moderne, quant à elle, se caractérise, d’une
part, par une emprise territoriale sans précédent et, d’autre part,
par l’assujettissement des populations autochtones désormais
soumises à la souveraineté française, donc aux juridictions mises
en place par l’État colonisateur français.
La justice coloniale est donc le produit d’une longue histoire
qui s’inscrit dans les cadres de l’histoire du droit et des institu-
tions de l’État colonisateur français et de celle des territoires afri-
cains colonisés. Cette longue histoire est d’abord et avant tout
celle des liens éternels, en Occident comme en Afrique noire, entre
le pouvoir de juger (jurisdictio) et le pouvoir de commander
(imperium), dont les rois et les chefs traditionnels n’étaient eux-
mêmes que l’incarnation.
Un inventaire exhaustif de l’action de cette justice coloniale
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mériterait d’être dressé, car, à sa manière, elle a contribué non
seulement à la formation des droits positifs africains, mais aussi à
celle des institutions judiciaires des États africains contemporains
et elle fait déjà intégralement partie de leur patrimoine commun.
Et c’est dans cette perspective que se situe la présente étude dont
l’objectif n’est pas de faire le procès en sorcellerie de la justice
coloniale, encore moins de faire intégralement cet inventaire, mais
simplement d’apporter une modeste contribution à ce bilan en
montrant par exemple qu’aux indépendances, les États africains
sortis de la colonisation française, s’ils n’ont pas ressuscité
l’ancienne justice traditionnelle ou recopié intégralement la justice
européenne, se sont essentiellement fondés sur les principes
élaborés en Europe et pour l’Europe. Or ces principes ne pouvaient
être appliqués en Afrique ni intégralement ni de façon satisfai-
sante car, malgré les apparences historiques, les institutions impli-
quent toujours des structures sociales et une conception qui ne se
transfèrent pas d’une société à une autre.
La réflexion doit porter d’abord sur ce qui se cache derrière ce
patrimoine judiciaire, c’est-à-dire qu’au-delà de la simple lecture
des institutions judiciaires, il faut percevoir la vision du monde
qui sous-tend l’infrastructure judiciaire coloniale reprise par les
États africains indépendants. Pour comprendre sa cohérence
interne, donc celle du système judiciaire africain actuel, l’approche
institutionnelle seule ne suffit pas ; encore faut-il la combiner avec

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la démarche anthropologique qui, elle, a le mérite d’aller au-delà Droit et Société 51/52-2002
des référents idéologiques coloniaux.
Le phénomène colonial qui a si profondément bouleversé les
structures sociales africaines ne pouvait pas épargner les institu-
tions judiciaires. Il s’agissait d’abord de déterminer si l’État
colonisateur devait, ou bien maintenir les juridictions qui exis-
taient précédemment, ou bien confier à des magistrats européens
le soin d’appliquer la législation traditionnelle africaine. Pour des
raisons d’ordre historique, pratique et psychologique, l’attitude du
législateur colonial français avait d’abord été de reconnaître « le
principe du maintien des juridictions spéciales indigènes » 1. Mais
parler du maintien des juridictions spéciales indigènes, ce n’est
pas déclarer maintenues les juridictions traditionnelles existant
antérieurement dans la colonie, sans intervention (indispensable)
de l’autorité coloniale. Il s’agit plutôt ici d’un maintien contrôlé et
surtout sous condition du respect scrupuleux de l’ordre public
colonial.
C’est donc dans ce cadre non dénué d’ambiguïté que le pou-
voir colonial a procédé par touches successives à l’institution
d’une justice dite indigène dans le souci de veiller au mieux aux
intérêts supérieurs coloniaux.
Le premier enseignement à tirer de cette ambiguïté, c’est que
dès le départ la justice a représenté pour le pouvoir colonial un
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enjeu important. Il a compris très tôt, comme le feront d’ailleurs
plus tard ses successeurs des États africains indépendants, que la
maîtrise des territoires coloniaux, comme celle des hommes qui y
habitent, passe nécessairement par une bonne maîtrise de l’appa-
reil judiciaire. Comment en effet contrôler les hommes dans ces
espaces lointains si on ne dispose pas des instruments juridiques
coercitifs appropriés ?
Ainsi, au nom de la civilisation qui sert de fondement premier
à l’occupation juridique et politique, l’État colonial français va
dorénavant être le « producteur » officiel de la norme juridique à
travers la maîtrise de l’espace et le contrôle des hommes. Ce
monopole qui s’applique sur le domaine judiciaire ne manquera
pas de poser de multiples problèmes dont les conséquences sont
encore visibles dans les institutions judiciaires africaines en ce
début du XXIe siècle.
Mais le passage d’une justice traditionnelle à une justice
coloniale moderne ne pouvait que heurter profondément la majo-
rité des populations autochtones, tant étaient différentes les
conceptions qui fondent cette importante institution de part et
d’autre ainsi que les fonctions qu’elles jouent dans les deux
univers juridiques.
Le concept de justice lui-même pose déjà problème. On ne 1. Henry SOLUS, Traité de la
condition des indigènes en droit
peut correctement l’appréhender sans se référer à la philosophie privé, Paris, Sirey, 1927, p. 436 et
du droit propre à chaque peuple. Et en Afrique, parler de philo- suiv.

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J. John-Nambo sophie du droit, c’est non seulement appréhender le droit à
Quelques héritages travers une conception générale du monde, mais également le
de la Justice coloniale concevoir comme une donnée inséparable de l’éthique et de la
en Afrique noire
morale. Dans ce contexte, la morale et le droit, qui ne sont pas des
données abstraites, dépendent étroitement des structures écono-
miques et sociales.
Chez les Miènè du Gabon, par exemple, le concept de justice
auquel s’oppose celui d’injustice repose sur les notions d’équilibre
et de déséquilibre (Ogoré/Orègo = droit/penché). L’équilibre dont il
s’agit ici est celui des structures culturelles, économiques, poli-
tiques et sociales. Respecter la propriété foncière d’un groupe
parental étranger à son clan, c’est respecter l’équilibre économique
quant à la répartition des terres, l’équilibre social quant à l’appar-
tenance à un groupe de parenté au sein de la société tribale,
l’équilibre culturel quant aux rapports des humains avec les dieux
de la terre, avec les esprits des ancêtres attachés aux cimetières et
à divers centres culturels et cultuels. Dans le premier cas, l’acte est
dit droit – Goré – ; dans le second cas il est dit penché – Règo –, il
est donc injuste ou contraire à la justice.
Par ailleurs, la justice dans le cadre traditionnel africain était
liée à l’organisation et à la mentalité des sociétés. C’était essentiel-
lement une justice de chefs qui privilégiait la conciliation.
Dans les sociétés lignagères comme les Diola au Sénégal où on
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ne pouvait parler d’organisation judiciaire à proprement parler, la
justice était assurée par la décision commune des chefs de lignage
intéressés. Tandis que dans les sociétés à chefferie comme les
Orungu (sous groupe des Miènè), dire le droit était la prérogative
du chef : la fonction judiciaire était si liée au commandement que
celui-ci était rarement délégué sans celle-là et que la plupart des
chefs préféraient rendre la justice eux-mêmes plutôt que d’en
confier le soin à des juges spécialisés. Enfin, dans les sociétés
religieuses, la justice était liée au pouvoir et au culte : la mission
du cadi musulman au Sénégal, par exemple, était à la fois judi-
ciaire et religieuse.
D’une manière générale, en Afrique noire, la justice tradition-
nelle, avant la colonisation, était l’apanage des autorités dotées du
pouvoir de commandement. Les chefs de village qui rendaient la
justice étaient assistés des anciens et, à un niveau plus élevé, les
chefs étaient entourés de notables ou d’un conseil formé par les
chefs de famille.
Il en allait de même dans les royaumes et les empires rassem-
blant sous une autorité politique commune les peuples de vastes
régions, comme dans la zone soudanaise. Mais la justice du chef
politique se superposait alors à celle des autorités placées à la tête
des villages ou des cantons. Ainsi, l’empereur du Ghana rendait
personnellement la justice et parcourait chaque jour sa capitale
pour recevoir les plaintes et trancher les différends. Au royaume

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d’Abomey, les affaires étaient soumises aux chefs de village ou de Droit et Société 51/52-2002
province. Si elles étaient trop importantes, le roi seul les réglait.
Dans l’empire Mossi de Ouagadougou, la justice était rendue par
les chefs de village assistés de quelques anciens, par le chef de
canton assisté des dignitaires de sa cour, par le Mogho-Naba pour
les affaires d’ordre général. Et le damel du Cayor était le juge le
plus élevé dans ce royaume sénégalais.
Chez les populations très islamisées, existaient aussi des juges
religieux qui réglaient les conflits entre musulmans. Au Fouta
Toro, par exemple, certains al mamys confiaient à un cadi le soin
de connaître des affaires civiles suivant le rite malékite. Une
fonction de cadi avait été créée également dans le Cayor. Malgré
cette situation, subsistait toujours le mode traditionnel d’adminis-
tration de la justice. Comme on peut le constater à travers ces
quelques exemples africains, la jurisdictio allait toujours de pair
avec l’imperium.
À la différence de l’expérience occidentale où ces deux pou-
voirs restent étroitement liés à une sacralité religieuse (chrétien-
ne), la justice en Afrique est intimement liée à la sacralité ani-
miste. En effet, à chaque fois qu’éclate un conflit, conçu comme
une maladie sociale, diverses forces entrent en jeu : les forces du
visible, les vivants qui souffriront nécessairement de ce malaise,
lequel malaise se répercute sur les forces de l’invisible et les
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ancêtres qui animent activement la société globale.
C’est faute de l’avoir compris et intégré que les décideurs de
l’époque coloniale sont passés à côté de l’essentiel du système
judiciaire africain. Face à ce qui leur apparaissait comme un ordre
judiciaire imparfait, ils n’ont pu voir dans les sociétés colonisées
que l’envers d’eux-mêmes. Ils ont alors prôné en matière de
justice, comme dans les autres domaines d’ailleurs, un double
discours évolutionniste et diffusionniste.
Et ce que l’on remarque surtout dans les analyses des systèmes
institutionnels à l’époque, c’est le recours constant à la comparai-
son. Pour comprendre les systèmes autochtones qu’elle voulait
transformer, l’autorité coloniale, inspirée par les auteurs coloniaux
et leurs héritiers, a toujours procédé par comparaison, en mettant
en présence un système judiciaire de référence, celui de l’État
français colonial, dominant et supérieur ou supposé tel, auquel
elle devait toujours ramener le système autochtone observé, donc
dominé et inférieur ou supposé tel. C’est à partir de cette vision
que s’est structurée toute l’histoire de la justice coloniale en
Afrique noire.
La justice était également liée à la mentalité des sociétés.
D’une part, elle se différenciait difficilement des conceptions reli-
gieuses, notamment de la pensée islamique en Afrique de l’Ouest.
D’autre part, cette justice du chef était plus une justice de conci-
liation que l’application impersonnelle d’une loi ; la mentalité

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J. John-Nambo traditionnelle africaine ne s’accommode pas du jugement au sens
Quelques héritages occidental du terme ; plutôt que de trancher un litige, on préfère
de la Justice coloniale utiliser le temps (la palabre) et finalement trouver une solution
en Afrique noire
équilibrée acceptable par tous, parties intéressées et autres
membres du groupe.
En monopolisant l’appareil judiciaire, le pouvoir colonial ne
faisait que consacrer la contradiction totale entre deux univers aux
logiques diamétralement opposées. L’univers traditionnel est un
univers où l’avenir est créé par la société elle-même. L’univers
colonial, moderne, est un univers où c’est l’État qui crée par la loi
et les codes. La préoccupation de l’institution judiciaire dans
l’univers traditionnel, c’est d’éviter les déchirures sociales, tandis
que celle de la justice inspirée de la France, c’est d’écraser ceux
qui vont contre l’intérêt général, même si ça provoque des déchi-
rures puisque c’est l’État qui assure l’avenir. Dans l’univers
traditionnel, quand survient un problème, il est d’abord débattu
au sein des instances parentales (village, lignage, clan et éventuel-
lement tribu) et, finalement, on prend la solution qu’on estime la
meilleure pour la cohésion et l’avenir du groupe, c’est la coutume.
Dans le système moderne, l’État a déjà pris des décisions, ce
sont les codes, et c’est en fonction de la décision passée qu’on va
régler les problèmes du présent. On a un problème d’accident, on
le règle en fonction du code civil qui ne l’avait pas prévu, on ne
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part pas du concret. Dans le contexte colonial, on est dans un
système tout à fait abstrait qui rattache le présent au passé, tandis
que dans le cadre traditionnel, le présent engendre l’avenir. Que se
passe-t-il alors quand on essaie d’introduire la coutume dans les
codes ? Elle devient loi et cela supprime la responsabilité du
groupe face aux problèmes de société qu’il réglait en son sein. On
devra demander à un technicien (le juriste spécialisé) quelle loi
s’applique. En établissant son emprise sur l’appareil judiciaire,
l’État colonial a déresponsabilisé le groupe et c’est d’ailleurs là que
se situe l’opposition fondamentale entre la coutume et la loi.
Lorsque les Européens sont arrivés, ils n’ont pas vu tout cela
et ils ont cru que la coutume n’était que des lois un peu avortées.
Ils se sont dit qu’ils allaient rédiger par écrit les coutumes pour
leur donner plus de force et consigner par écrit l’institution judi-
ciaire chargée de rendre la justice. Ils n’avaient pas compris que la
force est plutôt dans les individus ; que les déresponsabiliser en
mettant par écrit ce qu’ils ont à faire, donnerait moins d’efficacité
à l’action judiciaire, ce qui est une évidence. Et le processus de la
colonisation de la justice africaine par le législateur colonial en est
la parfaite illustration.
Les adaptations successives observées dans ce processus
n’étaient en réalité que le reflet, en partie, de l’embarras de l’auto-
rité coloniale face à la résistance permanente des populations
autochtones qui n’adhéraient pas toujours à cette œuvre de

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« sabotage » des coutumes locales, coutumes qui, par la magie du Droit et Société 51/52-2002
verbe judiciaire de l’époque, étaient transformées en droit coutu-
mier (les universitaires coloniaux et post-coloniaux parleront plus
tard de droit traditionnel). Le droit coutumier, dans ce cadre
colonial policé, était exclusivement réservé à une catégorie de
justiciables clairement identifiée, les indigènes, qui avaient vu leur
justice aménagée et clairement structurée : la justice indigène avec
ses tribunaux et son personnel judiciaire, les juges coutumiers.
Ce droit coutumier, applicable dans ces tribunaux indigènes,
se caractérise par son oralité, donc son instabilité structurelle.
C’est un droit inférieur que le législateur colonial, par les autorités
judiciaires interposées, devait progressivement élever au rang
supérieur de droit commun (comme un), copié sur celui de la
métropole et donc seul susceptible de civiliser les indigènes. Mais
cette justice coloniale est de même nature que le droit colonial
qu’elle est appelée à promouvoir ; elle est d’origine étrangère,
extérieure à la société indigène et d’ailleurs reçue comme telle par
les « justiciables » indigènes eux-mêmes qui, pour la plupart,
fuyaient ces juridictions dont les procédures et les sanctions
comportaient des concepts non seulement différents, mais surtout
bien éloignés de leur mentalité juridique. La justice coloniale est
autoritaire, centralisée, inégalitaire et hiérarchisée. Elle est enfin
imposée d’en haut par le pouvoir colonial et ce ne sont pas les
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quelques assesseurs indigènes associés progressivement à son
fonctionnement qui devaient changer cette vision.
La reconnaissance officielle du pluralisme judiciaire en écho
au pluralisme juridique se faisait sur une base inégalitaire quand
on sait que les tribunaux indigènes ne constituaient qu’une justice
d’exception par rapport à la justice de droit commun exercée par
les tribunaux français statuant selon les codes et la législation
coloniale français 2. Ce que l’on observe surtout ici, c’est non
seulement la survivance du lien entre pouvoir politique et justice,
mais encore la subordination de celle-ci au pouvoir colonial. En
effet, « malgré l’étendue de leurs ressorts et le nombre de leurs
justiciables potentiels, ces juridictions indigènes étaient étroite-
ment subordonnées au système judiciaire français, et plus encore 2. Jean CHABAS, « La justice
à l’administration coloniale. Les tribunaux étaient non seulement indigène en Afrique occidentale
présidés par des administrateurs coloniaux, mais les assesseurs française », Annales africaines,
1954, p. 101.
étaient choisis sur des listes de notables établies par les gouver- 3. Jacques POUMARÈDE,
neurs des différents territoires » 3. Ces assesseurs ne pouvaient « Exploitation coloniale et droits
être choisis que sur proposition des chefs traditionnels qui, eux- traditionnels », in Pouvoirs
publics et développement en
mêmes, étaient déjà inféodés au pouvoir colonial. Et lorsqu’on Afrique, Toulouse, éd. de
connaît la politique générale menée à l’égard des chefferies tradi- l’Université des sciences sociales,
tionnelles, on ne peut que douter de la réelle indépendance de ces 1992, p. 141-147 (p. 114).
4. Robert CORNEVIN, « L’évolution
assesseurs vis-à-vis de ce pouvoir 4. Le moins que l’on puisse affir- des chefferies dans l’Afrique
mer, c’est que ces juridictions indigènes avaient été instituées noire d’expression française »,
pour être au service des intérêts coloniaux. Recueil Penant, 1961, p. 385.

331
J. John-Nambo C’est de cette conception que découlent d’ailleurs les choix
Quelques héritages irrationnels d’une colonisation judiciaire dont l’inventaire n’est
de la Justice coloniale pas totalement achevé. Et exercer le droit d’inventaire, c’est aussi
en Afrique noire
et surtout, pour l’historien du droit, mettre en relief les quelques
tendances lourdes de cet héritage qui influencent encore considé-
rablement la vision institutionnelle des Africains.
Mais pour bien saisir la dimension de l’héritage de la justice
coloniale en Afrique, il faut partir de la logique qui justifie
structurellement l’institution en Europe. C’est peut-être là que l’on
peut comprendre les véritables enjeux de cette institution indis-
pensable à la construction de l’État de droit tant proclamé par les
uns et sans cesse souhaité par les autres.

I. La justice coloniale et sa logique


Dans toutes les sociétés humaines, les institutions ne peuvent
être parfaitement compréhensibles que si on les ramène aux
logiques qui les produisent et les sous-tendent dans le temps et
dans l’espace. Les éléments structurels qui configurent la justice
des pays africains ont été en partie construits à partir d’une
logique européenne sans laquelle il n’est pas possible de compren-
dre cette institution chargée de dire le droit, le bon droit, celui qui
remet la société dans le bon ordre. Et pour appréhender la logique
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de la justice que le pouvoir colonial français met en place en
Afrique noire, il faut quelque peu revisiter l’histoire de cette
importante institution.
Rappelons brièvement pour mémoire qu’en Occident, au
commencement, était l’État de justice 5. En dépit des multiples
significations que le terme a pu prendre au cours des siècles, l’État
et la religion ont toujours été liés à la justice.
Déjà à la fin du XIe siècle, c’est le pape Grégoire le Grand qui
enseigne aux princes mérovingiens que « le souverain bien pour
les rois est de cultiver la justice ». Et la première grande théorie de
l’État, qui remonte à l’époque carolingienne, c’est la fonction
royale, celle de « défendre la chrétienté contre les ennemis de
l’extérieur, mais aussi lutter à l’intérieur contre les ferments de
discorde, donc faire régner la paix et la justice » 6. L’évêque
d’Orléans, Jonas, dira au début du IXe siècle : « La fonction royale
est essentiellement de gouverner et régir le peuple de Dieu avec
équité et justice. » Et le concile de Paris de 828 d’affirmer : « La
justice du roi, c’est de n’opprimer injustement personne […],
5. Albert RIGAUDIÈRE, Pouvoirs et
d’être le défenseur des étrangers, des orphelins et des veuves, de
institutions dans la France réprimer les vols, punir les adultères, défendre les églises, nourrir
médiévale, Paris, Armand Colin, les pauvres […], vivre en Dieu à travers toutes choses. » Rappelons
1998, p. 187-230.
enfin cette image, encore fortement ancrée dans les esprits, que
6. Norbert ROULAND, Introduction
historique au droit, Paris, PUF, Joinville nous a transmise dans son Histoire de Saint Louis et que
1998, p. 337 et suiv. les siècles n’ont pas effacée : « Maintes fois il advint qu’en été le

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roi allât s’asseoir au bois de Vincennes après la messe, et il s’ados- Droit et Société 51/52-2002
sait au chêne et nous faisait asseoir autour de lui et tous ceux qui
avaient une affaire venaient lui parler sans être empêché par
l’huissier ou autres. Alors il leur demandait de sa bouche : “Y a-t-il
ici quelqu’un qui ait un litige ?” Et se levaient ceux qui en
avaient… »
Cette symbolique du chêne est une survivance de l’Ancien
Testament (Isaïe 63.1) et le chêne de Vincennes rappelle les liens
essentiels et sempiternels entre pouvoir et justice qui font que le
roi est source de toute justice et qu’il le restera pendant long-
temps 7.
Pour pousser plus loin la réflexion, nous allons nous inté-
resser particulièrement à un personnage pas comme les autres,
celui-là même qui, de tout temps, a eu pour vocation d’exercer le
sacerdoce des fonctions de justice. L’évêque Fléchier, dans son
oraison funèbre pour le premier président Guillaume de
Lamoignon prononcée en 1677, ne disait-il pas que « la judicature
est une espèce de sacerdoce où il n’est pas permis de s’engager
sans l’ordre du ciel ! » Plus qu’un personnage, il s’agit d’une
véritable institution, une institution si importante pour la régu-
lation de la société et pour le maintien de l’ordre public, qu’elle ne
pouvait rester en marge de l’entreprise coloniale.
Mais alors, quelle est la logique qui fonde la justice dans
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l’histoire institutionnelle de la France ? Introduire cette interro-
gation à propos de la justice, c’est se poser aussi la question de sa
conception qui, en réalité, n’est que l’expression d’une vision de la
société que l’autorité coloniale cherche à promouvoir et à gérer
dans ses territoires outre-mer. C’est surtout contribuer à l’écriture
de l’histoire politique de la justice coloniale en se plaçant dans la
perspective des rapports entre la société coloniale et la justice.
Quelle place occupe-t-elle et lui est-elle faite dans l’empire
colonial que la France constitue au XXe siècle ? Une certaine litté-
rature de l’époque, relayée par d’autres émules contemporains, a
toujours suggéré que le projet colonial fut de reproduire à l’iden-
tique, dans les colonies, la société métropolitaine. Cette concep-
tion caricaturale qui n’était pas dénuée d’ethnocentrisme nous
paraît trop facile à soutenir. En effet, dans le contexte historique
de l’époque, il était difficile de parler de projet. La société
coloniale est de la même nature que le phénomène qui lui a donné
naissance, une société non seulement ambiguë, mais fondamenta-
lement dominée et soumise.
Revenons à cette institution du juge qui nous permet d’appro-
fondir la phase actuelle de l’étude. Dans le contexte qui nous 7. Jean-Pierre ROYER, Histoire de
intéresse, cette institution s’est vu en réalité confier la double la justice en France : de la
mission de « réparateur » social et de « lieur » de plusieurs monarchie absolue à la
République, Paris, PUF, coll.
mondes : « réparateur » d’une société dont la majeure partie de « Droit fondamental », 1995,
ses composantes avait été fortement bouleversée par des conquêtes p. 23.

333
J. John-Nambo souvent trop violentes et « lieur » de plusieurs mondes forcés de
Quelques héritages cohabiter malgré tout mais dont les visions demeuraient diamé-
de la Justice coloniale tralement opposées. Or, pour mener à bien une telle mission, il
en Afrique noire
fallait non seulement se munir des outils nécessaires à son accom-
plissement (le droit, les coutumes, le langage juridique, les
procédures, etc.), mais aussi avoir une idée claire de l’univers
juridique producteur de la norme, donc du milieu dans lequel on
était appelé à intervenir, avoir par conséquent une connaissance
aussi complète que possible de la nature des droits applicables
dans la société coloniale et une connaissance approfondie des
mondes qu’on était sensé lier, c’est-à-dire de la société coloniale
dans sa complexité comme dans sa pluralité.
Se posent alors les questions de sa compétence et de sa
légitimité. Le juge colonial est-il compétent pour réparer, le cas
échéant, cette société coloniale si complexe ? De quelles attribu-
tions dispose-t-il pour le faire ? Ce même juge colonial a-t-il la
légitimité nécessaire et suffisante pour lier des mondes si diffé-
rents et divers dans un espace qui est lui-même plural et diver-
sifié ? A-t-il seulement pris la mesure des enjeux et du rôle qu’on
lui demande de jouer ici ?
En ce qui concerne sa compétence, le magistrat appelé à
exercer aux colonies a été formé à l’école coloniale qui n’est autre
que celle de la France coloniale. Le droit qu’il connaît le mieux,
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c’est le droit français applicable dans les tribunaux et cours de la
métropole. La jurisprudence sur laquelle il s’appuie est essentiel-
lement celle de la Cour de cassation de Paris. Et il ne peut
comprendre le système juridique colonial qu’en se référant au
système qu’il connaît le mieux, le sien, car chacun de nous trans-
porte toujours avec lui, dans ses pérégrinations, son univers
mental. Dans l’esprit du magistrat colonial européen, la coutume
par exemple n’est que l’envers de la loi, il ne s’agit que de
pratiques non écrites, incertaines, dépourvues de toute rationalité
et qui ne peuvent donc pas s’adapter aux innovations souhaitées.
Voilà pourquoi les coutumes africaines n’étaient pas consi-
dérées comme des droits originaux, mais comme de simples pré-
droits qui devaient, par une sorte d’évolution naturelle ou suggé-
rée, devenir de véritables droits comme ceux de l’Occident. Et en
cela les coutumiers juridiques, rédigés par des auteurs coloniaux,
n’ont pas beaucoup aidé à la compréhension de ces coutumes
dans un milieu où le culte des codes et de la loi de l’État tout-
puissant n’accorde que peu de place aux droits traditionnels
africains, originaux ou islamisés.
La jurisprudence des tribunaux indigènes n’est pas en reste.
8. Dominique SARR, « Les causes Les décisions des tribunaux coutumiers n’étaient pas seulement,
de rupture du lien matrimonial comme l’affirme Dominique Sarr, « une sorte de compromis entre
dans la jurisprudence des
tribunaux indigènes », Annales les coutumes ancestrales, certains principes français et les pré-
africaines, 1979. ceptes coraniques » 8, elles ne constituaient que de simples aména-

334
gements, au mieux des concessions faites par le législateur Droit et Société 51/52-2002
colonial aux coutumes. Bref, le juge colonial qui n’était que le
produit de son époque ne pouvait que travailler avec les outils de
son temps en se situant dans la logique du contexte dans lequel il
évoluait.
Quant à sa légitimité, elle renvoie à la double question de sa
reconnaissance et de son acceptation, sinon par tous les habitants
de la colonie, du moins par la majorité des justiciables constitués
par les indigènes. Le juge colonial était-il légitime aux yeux de ces
derniers ? Rien ne permet en tout cas de répondre positivement à
cette question. Ce que l’on sait, c’est que les justiciables indigènes
se détournaient souvent de ces juridictions dont les règles
procédurales et les sanctions comportaient des concepts diffé-
rents bien éloignés de leur conception du monde et de la vie. Les
archives rapportent les propos d’un administrateur colonial qui
constatait avec prudence :
« À mesure que l’œuvre de colonisation se développait, les colo-
niaux s’apercevaient sur place que ces différences étaient plus
profondes et plus résistantes qu’ils ne le pensaient ; que les institu-
tions et les coutumes des groupements indigènes n’étaient nullement
informelles, qu’ils y tenaient comme au plus précieux de leurs biens
et qu’on risquait, en y apportant des changements trop brusques, de
les désorganiser, de les démoraliser, en un mot d’aller à l’encontre du
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but qu’on visait 9. »
Ceci explique d’ailleurs en partie le changement de stratégie
de l’administration coloniale vis-à-vis des coutumes indigènes, qui
va désormais passer de l’abolition absolue à la tolérance relative. Il
s’agissait de créer une justice indigène sous contrôle colonial. Mais
la création par le législateur colonial des tribunaux coutumiers lui
a surtout permis de consolider la scission entre des communautés
relevant pourtant du même univers traditionnel. À côté des caté-
gories sociales préexistantes (citoyens et indigènes), on a créé des
justiciables « évolués » soumis aux principes du droit commun
français et des justiciables indigènes qui, eux, relèvent du droit
coutumier en évolution.
Cette nouvelle orientation conceptuelle va dominer toute
l’organisation de la justice indigène ainsi mise en place, mais ne
changera pas fondamentalement l’esprit de l’époque. Les premières
tentatives du gouverneur Roume, dès 1905, relative à l’application
du décret de 1903 sur la justice indigène, restées lettre morte,
puis celles de Brévié (sur la rédaction privée puis officielle) qui ont
débouché sur la rédaction des coutumiers, ne se situaient que
dans la seule logique juridique française. On remarque, par
exemple, que le décret du 12 juin 1910, créant un tribunal
d’homologation au Gabon ne constituera qu’une étape dans le 9. Jean SALIS, Essai sur l’évolution
de l’organisation judiciaire et de
souci d’organisation d’une justice indigène acceptable pour l’auto- la législation applicable au
rité coloniale. Gabon-Congo, Paris, p. 249.

335
J. John-Nambo Dans une circulaire sur la justice traditionnelle datée de 1913,
Quelques héritages le gouverneur général Ponty, de Dakar, constate :
de la Justice coloniale
en Afrique noire « La coutume, produit naturel et immédiat de rapports sociaux,
est l’expression unanime de la volonté des populations, de leur
volonté vraie et profonde, celle qui se manifeste par des actes
répétés. Elle est le suffrage universel des actes sociaux ; grâce à elle,
les intéressés se font eux-mêmes leur droit. »
Par ailleurs, le processus colonial appliqué à la justice était
surtout matérialisé par l’introduction progressive par la France de
principes qui allaient à l’encontre de ceux de la justice tradition-
nelle : la séparation des pouvoirs et l’idéal du juge serviteur
exclusif de la règle – idéal en vertu duquel la justice consiste
moins à concilier qu’à appliquer à une situation particulière une
règle générale préétablie par la loi qui prime la jurisprudence.
Ces touches institutionnelles cachaient mal, en réalité, un
enjeu fondamental. À travers la création d’une justice dite indi-
gène, l’autorité coloniale transfusait consciemment ou inconsciem-
ment une certaine représentation juridico-judiciaire qui se moule
dans la trame judéo-chrétienne et qui est dominée par la neutralité
et l’impartialité, les deux piliers de la « bonne justice » dans l’idéo-
logie occidentale.
Pour bien comprendre ce qui se jouait alors dans cet espace-
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temps colonial, il faut par conséquent creuser davantage ces deux
concepts fondamentaux qui déterminent en réalité la fonctionna-
lité de la conception de la justice qu’on tentait de transposer en
Afrique et qui restent encore en vigueur aujourd’hui. Que signifie
en effet cette (requête permanente de la) neutralité du juge ? En
transposant la neutralité dans la structure judiciaire indigène, on
transposait ipso facto la conception française du droit, un droit
qui, lui aussi, doit autant que possible être neutre.
D’où le juge et le droit tirent-ils cette double neutralité ? Celle-
ci est fondée sur une certaine conception religieuse du monde à
travers la représentation de Dieu dans le volume de la Sainte Loi
(la Bible). Gérard Timsit en explore parfaitement les implications
quand il écrit :
« Quand les hommes ont remplacé Dieu par l’État, ils n’ont
cependant pas, renonçant à Dieu, renoncé à la conception d’une loi
qui fût la Parole de Dieu, d’un dieu laïcisé certes, mais qui restât dans
la position suprême […], et omnipotent et omniscient et souverain.
[…] Il n’y a que Dieu – et l’État substitué à Dieu dans ses attributs… –
qui puisse modérer, de sa propre volonté, l’exercice de sa propre
puissance… De telles prémisses résultent nécessairement ce que j’ai
cru pouvoir appeler le monologisme du système normatif, l’existence
d’une logique unique, unitaire, verticale et hiérarchique à l’œuvre au
sein des systèmes normatifs 10. »
10. Gérard TIMSIT, Archipel de la
norme, Paris, PUF, coll. « Les
voies du droit », 1997, p. 10-11.

336
Donc, quand les Occidentaux ont substitué l’État à Dieu (dans Droit et Société 51/52-2002
ses attributs du moins) après l’avoir renvoyé au ciel d’où il entend
tout et voit tout, ils n’ont pas changé pour autant la structure de la
pensée qui est restée intacte.
Dans leur univers mental, la figure occidentale du juge s’inscrit
dans la représentation d’un Dieu créant à partir du néant et par la
force de sa parole un monde qu’il nomme, donc qu’il s’approprie.
Et le droit, comme la justice, est conçu à l’image du Dieu unique et
extérieur à sa créature, voilà pourquoi, comme le juge, il a
toujours besoin de cette neutralité qui fait sa force et légitime en
quelque sorte son autorité. C’est justement parce que le juge est
ontologiquement neutre et impartial, donc extérieur ou étranger
aux justiciables, qu’il garantit mieux l’égalité des parties devant la
loi. Nous trouvons ici l’origine de ce principe tant proclamé (en
réalité réclamé) de nos jours dans tous les États de droit réels ou
supposés : l’indépendance de la justice.
Mais le juge neutre n’est pas seulement étranger ou extérieur,
il est également supérieur aux parties qui s’affrontent devant lui.
La supériorité du juge n’est pas que dans les esprits, elle est en
permanence mise en évidence à travers le décorum de l’institution
judiciaire elle-même 11 et le costume judiciaire participe de la
même symbolique 12. Et cette supériorité, dans le registre de la
justice, doit constamment être rappelée par le rituel de l’insti-
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tution 13.
Enfin, le Dieu est « omniscient et omnipotent », et le juge qui
l’incarne ici, en mettant en œuvre les principes de qualification
des faits au regard de la loi, s’approprie le monde, tout au moins
le champ du conflit et son règlement. Il est donc bien le gardien de
la paix, cette paix si indispensable à l’autorité coloniale. Ainsi se
trouve justifiée par ailleurs l’institution de tribunaux de paix à
compétence étendue que la France n’abolira qu’en 1958.
C’est l’ensemble de ces représentations qui constitue la logique
du système judiciaire occidental que le pouvoir colonial a institué
en Afrique. Ces représentations sont profondément ancrées dans
la conception occidentale de la justice et le juriste africain les a
tellement intériorisées que bien stupide serait celui qui prétendrait
s’en émanciper. Seulement est-on sûr que cette logique a aussi été
11. Robert JACOB, Images de la
transposée en même temps que l’institution judiciaire ? L’organi- justice : essai sur l’iconographie
sation et le fonctionnement actuel de la justice en Afrique, tels judiciaire du Moyen Âge à l’âge
que légués par la colonisation, ne permettent pas de répondre par classique, Paris, Le Léopard d’or,
1994.
l’affirmative. Depuis la colonisation jusqu’aux indépendances
12. Ernest Désiré GLASSON,
africaines, la justice a toujours été une institution au service de Costume de la magistrature. Ses
l’État quand elle n’a pas purement et simplement été le reflet de origines dans la France judiciaire,
l’État lui-même. tome 7, 1882-1883, 1ère partie.
13. Antoine GARAPON, L’âne
portant des reliques. Essai sur le
rituel judiciaire, Paris Centurion,
1985, rééd. O. Jacob, 1997.

337
J. John-Nambo
Quelques héritages
II. La justice au service de l’État :
de la Justice coloniale de la colonisation aux indépendances
en Afrique noire
La France avait élaboré pour ses colonies d’Afrique noire une
organisation judiciaire aussi proche que possible du système
métropolitain et qui maintenait en France les plus hautes ins-
tances juridictionnelles. Cette nouvelle organisation judiciaire était
incapable de se substituer aux justices traditionnelles qui demeu-
raient très actives, mais y ajoutait de nombreux tribunaux créés
par l’État colonial, tribunaux transposés de métropole et très
souvent destinés au règlement des affaires de caractère moderne,
ou tribunaux aussi proches que possible de la tradition africaine
pour régler les affaires de caractère traditionnel.
Dès le début du XXe siècle, une série de textes, parmi lesquels
le très élaboré décret du 10 novembre 1903, inaugurent cette
colonisation judiciaire très mouvementée. Ce texte, qui concerne
en réalité l’Afrique occidentale, contribue à l’aménagement des
tribunaux indigènes en introduisant des originalités de taille. Les
chefs coutumiers sont dépossédés de leur pouvoir juridictionnel
et ne sont seulement investis que d’un pouvoir de conciliation. La
composition et le fonctionnement des juridictions sont désormais
réglés par les textes, mais surtout ces organes de jugement sont
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présidés par les administrateurs coloniaux assistés d’assesseurs
choisis parmi les notables de statut coutumier 14.
À plusieurs reprises ces textes vont être remaniés. Avant la fin
de la colonisation, l’appareil juridictionnel ainsi institué trouve sa
base dans les décrets du 31 juillet 1927 pour le Cameroun, du
3 décembre 1931 pour l’Afrique occidentale, du 21 avril 1933 pour
le Togo, du 29 mai 1936 pour l’Afrique équatoriale. Ce dernier
décret, portant réorganisation de la justice en Afrique équatoriale
française a une importance capitale et mérite qu’on s’y arrête
quelque peu. Il a en effet constitué pour le Gabon, par exemple,
une étape décisive dans son organisation judiciaire indigène. Il
disposait dans son article 1er :
« Sur toute l’étendue du territoire relevant du Gouverneur
général de l’A.E.F., la justice est administrée, à l’égard des indigènes
tels qu’ils sont définis à l’article suivant, par les juridictions indi-
gènes qui sont : des tribunaux de conciliation, des tribunaux du
premier degré, des tribunaux du deuxième degré, une Chambre
spéciale d’homologation. »
Le décret de 1936 a couvert la presque totalité de la période
coloniale et a même continué à prolonger ses applications seize
ans après l’indépendance de ce pays puisque le glas des tribunaux
coutumiers a été sonné par l’arrêt de la chambre d’homologation
14. Jean CHABAS, « La justice et d’annulation du 19 janvier 1976 dans l’affaire M. Mveh c/M.
indigène en Afrique occidentale
française », op. cit., p. 91 et suiv. Ndong.

338
Dans cet arrêt, la haute juridiction, rappelant l’ordonnance Droit et Société 51/52-2002
22/74 du 4 mars 1974 et les modalités de la loi 15/72 du 29 juillet
1972 portant adoption de la première partie du Code civil, annu-
lait un jugement rendu par le tribunal de second degré de
Libreville le 19 décembre 1974 et précisait :
« […] Les tribunaux coutumiers sont devenus incompétents pour
connaître des instances nées postérieurement à la date du 1er juillet
1974 relative aux matières traitées dans le livre premier du Code
civil, et par voix de conséquence sont nulles les décisions autres que
les jugements déclaratifs d’incompétence qu’ils peuvent être amenés
à rendre à l’occasion de telles instances qui doivent être portées
désormais devant les seuls tribunaux de droit écrit moderne. »
Mais pour mieux apprécier l’esprit et la portée de la réforme
qu’instituait ce décret, il n’est pas inutile de rappeler les disposi-
tions de son article 2 qui éclaire et complète la portée de la
réforme précédente :
« Sont indigènes dans le sens du présent décret et justiciables
des juridictions indigènes, les individus originaires des possessions
françaises de l’A.E.F. et de l’Afrique occidentale, ne possédant pas la
qualité de citoyens français, et ceux qui sont originaires des pays
placés sous mandat, ainsi que des pays étrangers compris entre les
territoires ou pays limitrophes, qui n’ont pas dans leur pays d’origine
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le statut de nationaux européens. Le justiciable qui, dès le début de
l’instance, ne s’est pas prévalu d’un statut susceptible de le
soustraire à la juridiction indigène ne pourra pas attaquer de ce chef
le jugement intervenu […]. »
On le voit, le décret de 1936, qui a été d’une longévité remar-
quable (quarante ans !) dans une matière où, jusque-là, les réfor-
mes parfois improvisées fleurissaient au rythme migratoire des
administrateurs coloniaux, ne s’appliquait pas seulement aux
indigènes au sens colonial du terme, mais aussi aux Français de
nationalité qui, pour certains, avaient un intérêt à voir leurs litiges
trouver une solution devant une juridiction indigène. Pour ce faire,
il leur suffisait de saisir le tribunal ou de s’y défendre, sans se
prévaloir de leur citoyenneté française. C’est ce qui ressort claire-
ment des termes du décret qui réservait au non-indigène une
option juridictionnelle irrévocable. En effet, le choix de la juri-
diction engageait le justiciable et le jugement intervenu lui était
applicable. Le citoyen français qui n’aurait pas fait de réserves en
soulevant l’incompétence du juge indigène ne pouvait plus éluder
une condamnation prononcée de ce chef à son encontre.
Il appartenait naturellement à la personne qui se prévalait
d’une autre citoyenneté, pour échapper à un jugement rendu par
un tribunal coutumier, d’en apporter la preuve dans un délai
imposé par le juge, à l’expiration duquel celui-ci passait outre et
retenait l’affaire qui lui était soumise.

339
J. John-Nambo Les tribunaux coutumiers étaient aussi compétents pour
Quelques héritages connaître les différends qui leur étaient soumis par les ressortis-
de la Justice coloniale sants d’autres pays non francophones, vivant au Gabon à l’épo-
en Afrique noire
que ; c’est en tout cas ce qui ressort des termes de l’article 2
susvisé, quand il parle de « pays étrangers compris entre les terri-
toires ou pays limitrophes, qui n’ont pas dans leur pays d’origine
le statut de nationaux européens ». Le texte visait certainement les
territoires des pays comme le Nigeria ou le Ghana qui compor-
taient déjà à l’époque une forte colonie au Gabon. Tous ces Noirs
anglophones étaient péjorativement qualifiés d’indigènes et par
voie de conséquence justiciables des juridictions traditionnelles.
L’intérêt de la nationalité n’était pas purement théorique et ne
visait pas seulement les Blancs métropolitains vivant en colonie,
mais aussi et surtout de nombreux Gabonais qui avaient acquis la
nationalité française, soit en raison des services militaires rendus,
soit en raison de leur métissage 15.
Mais ce qu’il faut surtout retenir, c’est tout d’abord qu’à la
veille de la décolonisation, la justice quasi étatique dépendait
complètement du pouvoir exécutif : elle était souvent rendue par
des chefs traditionnels nommés et soumis à l’autorité politique,
ou confiée à des administrateurs coloniaux. En second lieu, cette
justice étatique était le reflet de l’État colonial aux territoires
immenses et à l’organisation d’autant plus savante qu’elle ajoutait
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à la complexité du colonisateur les diversités des colonisés : les
procès jugés à Libreville pouvaient aller à Brazzaville en appel et à
Paris en cassation et les justiciables souvent impuissants ne
pouvaient que s’étonner de tant d’ordres de juridiction (pénal,
civil, social et administratif, venus de France ; musulman et
coutumier, à l’image des sociétés africaines.) Comme on peut le
constater, l’application en Afrique de principes et de systèmes
européens ne pouvait se traduire que par une grande compli-
cation, complication à laquelle les États africains indépendants à
leur tour vont être confrontés.
Indépendants, les États africains, dans le souci de réorganiser
leur justice, allaient-ils revenir à la justice traditionnelle, celle des
chefs ? Allaient-ils opter pour la justice française, justice de l’État
mais indépendante du pouvoir « exécutif » ?
Tous ont fait le choix d’une justice au service de l’État. Mais,
pour la plupart d’entre eux, cette justice de l’État ne devait pas
être toujours indépendante du pouvoir exécutif. Laissant à la
justice « indépendante » les affaires de peu d’importance, ils se
sont méfiés d’elle quand il s’agissait d’affaires particulièrement
« sensibles », celles qui touchent à la sécurité du pays, et ont
préféré soumettre ces affaires à des tribunaux d’exception entière-
15. Joseph JOHN-NAMBO, ment dépendants du pouvoir exécutif ou à des procédures excep-
« Comprendre le métissage au
Gabon », Penant, 821, 1996, tionnelles. C’est le sens de tout l’arsenal législatif adopté dès les
p. 137-161.

340
premières années de l’indépendance par la majorité des pays afri- Droit et Société 51/52-2002
cains, et qu’il serait fastidieux de reproduire ici.
Il s’agissait tout d’abord d’un ensemble de textes portant sur
l’organisation judiciaire de droit commun et qui reprenait pour la
plupart l’organisation judiciaire coloniale. De ces diverses législa-
tions se dégagent quelques orientations communes :
— Garantie constitutionnelle de l’indépendance de la justice (point
n’est besoin de relever le caractère purement théorique de cette
première orientation).
— Mise en place, sur le territoire de chaque État, d’instances jadis
expérimentées en Europe. C’est ainsi qu’en matière civile et
commerciale comme en matière pénale, tous ces États possèdent
désormais sur leur territoire une hiérarchie complète de juridic-
tions (cassation, appel, jugement). La cassation, confiée à un
Tribunal supérieur de cassation en Guinée (Conakry), relève
ailleurs de Cours suprêmes dont l’institution semble une origina-
lité africaine. Notons par ailleurs que ces Cours suprêmes ne sont
pas seulement des juridictions de cassation ; la plupart d’entre
elles jouent un rôle dans l’élaboration de la loi et parfois elles sont
constitutionnellement investies du pouvoir de trancher certains
conflits de compétence entre le pouvoir exécutif et le pouvoir
législatif 16.
— Rapprochement de la justice et du justiciable : beaucoup d’États
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ont essayé, ce qui a conduit à la multiplication des juridictions de
première instance à compétence pleine. Quelques-uns ont multi-
plié aussi des juridictions à compétence limitée 17, justices de paix
(Sénégal, Côte d’Ivoire, Niger), tribunaux d’instance (Gabon), tribu-
naux de simple police (Togo), tribunaux populaires (Guinée).
La mise en œuvre de toutes ces orientations ne s’est pas
réalisée sans difficultés. Dans la plupart des cas, elles n’ont fait
que rééditer la complexité vécue pendant la période coloniale.
C’est d’ailleurs dans un souci de simplification que certains États,
comme le Cameroun, la Guinée et le Togo, ont essayé de diminuer
le nombre des ordres de juridiction en supprimant leur juridiction
du travail au profit des juridictions civiles et commerciales. De
même la République centrafricaine, la Côte d’Ivoire, la Mauritanie,
le Niger et le Sénégal ont supprimé leurs juridictions adminis-
tratives. Les litiges étant portés, selon leur gravité, soit devant les 16. Ce que font dorénavant les
cours constitutionnelles.
tribunaux de première instance, soit devant la Cour d’appel, soit 17. Ces juridictions étaient
devant la Cour suprême 18. compétentes pour trancher
D’autres difficultés étaient celles liées à l’intégration des juri- certaines causes mineures, à
charge d’appel devant la
dictions coutumières et des juridictions de droit civil et commer- juridiction à compétence pleine.
cial. Pourtant, la plupart des États ont réalisé la fusion des deux 18. Pierre LAMPUÉ, « La justice
ordres de juridiction : c’est le cas du Cameroun, de la Côte administrative dans les États
d’Afrique francophone », Revue
d’Ivoire, du Bénin, du Gabon, du Burkina Faso, du Mali, de la juridique et politique.
Mauritanie, du Sénégal et du Togo. Les États qui avaient réinstitué Indépendance et coopération, XIX,
des justices de paix les ont en général rendues compétentes pour 1965, p. 1-3.

341
J. John-Nambo juger en premier ressort les affaires de droit traditionnel, alors
Quelques héritages qu’en droit moderne elles ne sont compétentes que pour les
de la Justice coloniale affaires les moins importantes. Comme à l’époque coloniale, la
en Afrique noire
coutume, transformée en droit coutumier, était déclassée par
rapport au droit moderne. L’appel des jugements rendus par les
justices de paix en matière de droit coutumier est porté, selon les
législations et selon les cas, soit devant les tribunaux de première
instance, soit devant les cours d’appel.
Organisée complètement sur le territoire de chaque État,
rapprochée du justiciable, parfois simplifiée par rapport à l’époque
coloniale, la justice africaine, comme à l’époque avec l’autorité
coloniale, semble aussi avoir bénéficié de toute l’attention du
législateur indépendant. Mais il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit
ici que des juridictions de droit commun. À côté d’elles, les
juridictions et les procédures d’exception sont le témoignage
éloquent de la méfiance que les nouveaux gouvernants africains
accordent à la justice dès qu’il s’agit d’affaires dont l’importance
est vitale pour le pays.
Nombreux sont les États africains qui, dans les années 1960,
ont multiplié les tribunaux exceptionnels pour juger les affaires
politiquement délicates (pas seulement les affaires politiques,
mais aussi certains délits gravement préjudiciables aux finances
publiques ou à l’économie). C’était pour eux la meilleure voie pour
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obtenir une justice plus docile et surtout plus rapide, c’est-à-dire
sans appel et souvent sans cassation. On se souvient encore qu’à
cette époque, les responsables de l’Union soudanaise, parti unique
du Mali, s’étaient constitués en tribunal populaire et avaient
condamné à mort des opposants responsables d’émeutes à Bamako.
Le président du Mali rappela alors expressément aux magistrats ce
que beaucoup d’autres chefs d’État africains pourraient dire
mutatis mutandis : « Le magistrat malien ne doit pas perdre de
vue, au nom de l’indépendance de la justice et de la répartition des
pouvoirs, qu’il est avant tout un militant de l’Union soudanaise ;
or, pour tout militant, la justice, institution sociale de l’État, est
nécessairement au service du régime qui l’a institué. » Au Gabon,
les magistrats étaient membres du Parti démocratique gabonais,
parti unique. Autrement dit, le juge africain n’était pas au service
de la loi mais à celui du pouvoir.
Le Sénégal pourrait être cité en exemple en sens inverse. C’est
en effet l’un des rares pays à avoir modifié la composition de sa
Haute Cour de justice présidée par un magistrat pour mieux
marquer son indépendance. Dans la subordination de la justice au
pouvoir, on ne peut s’empêcher de voir un retour au système de la
chefferie dans lequel juger était une des principales prérogatives
du chef, à moins que ce ne soit un héritage du régime colonial de
l’indigénat.

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De même, plusieurs États francophones avaient adopté des Droit et Société 51/52-2002
législations d’application permanente autorisant les gouverne-
ments à éloigner, à assigner à résidence ou à interner sans juge-
ment les individus dangereux pour la communauté. Ces législa-
tions s’inspiraient d’anciens textes français dont l’application très
limitée n’avait été prévue qu’au cas exceptionnel de l’état de siège.
Il s’agissait du décret-loi du 18 novembre 1939 et des ordon-
nances du 18 novembre 1943 et du 4 octobre 1944. Mais ces
textes d’application très restreinte, les États africains en avaient
fait des textes d’application permanente ne se référant plus à l’état
de siège. Dans la majorité des cas, une partie non négligeable des
ces dispositions exceptionnelles a été balayée par le vent de
l’ouverture démocratique venu de l’Est via l’Occident, qui a secoué
les cocotiers de la liberté.
À la suite des événements du printemps 1990, on croyait les
États africains définitivement sortis de la conception coloniale de
la justice. Après une dizaine d’années d’expérience de renouveau
institutionnel, force est de constater que la purge n’a été que très
sélective. L’exemple éloquent de l’OHADA 19 est là pour démontrer
que la logique coloniale est encore en œuvre dans ces États. Sans
vouloir jeter le discrédit sur une cette institution certainement
indispensable au bon fonctionnement du droit des affaires en
Afrique, on peut légitimement se demander si les juristes africains
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et/ou africanistes ne pouvaient pas procéder autrement, c’est-à-
dire partir de la pratique juridique endogène pour élaborer un
droit des affaires qui tienne beaucoup plus compte de la vision
africaine dans ce monde des affaires dominé par l’Occident.
Naïveté ou rêve d’universitaire africain et africaniste ? Peut-être,
mais il fallait quand même essayer. La même observation pourrait
être faite pour les nouvelles constitutions et autres chartes des
partis politiques qui accompagnent le processus démocratique en
cours en Afrique : toutes sont d’inspiration européenne quand
elles ne sont pas simplement des copies conformes aux originaux
de la IVe ou de la Ve République française.
Certes, le monde a évolué, l’Afrique est devenue un quartier
populaire du village planétaire (globalisation oblige !). Et nom-
breux sont ceux qui militent fermement pour une justice mondia-
lisée, c’est-à-dire, pour l’Afrique, une justice structurée à l’image
de l’ancienne puissance coloniale. Mais la mondialisation dans ce
domaine comme dans d’autres ne doit pas être synonyme d’impor-
tation systématique de modèles européens, fussent-ils admirables.
Dans tous les cas, cette étude nous a permis de constater que
l’Afrique noire n’est pas encore sortie de ce schéma colonial qui a
conduit à la création et au fonctionnement de sa justice actuelle.
La bonne efficacité de celle-ci suppose pourtant qu’elle en sorte.
Mais comment en sortir ? Comment se défaire de ce qui, au fil de 19. Organisation d’harmonisation
l’histoire, est devenu un héritage commun ? La rupture nécessaire en Afrique du droit des affaires.

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J. John-Nambo avec la logique institutionnelle coloniale, gage de l’efficacité de la
Quelques héritages justice en Afrique noire, doit être doublement ambitieuse. Elle doit
de la Justice coloniale d’abord recueillir l’assentiment profond des justiciables – ce que le
en Afrique noire
pouvoir colonial n’a pas pu ou voulu faire – en dehors de toute
imposition révolutionnaire. La rupture doit être ambitieuse enfin
parce que par la négociation, elle doit pleinement intégrer la
complémentarité et la diversité. Elle ne se fera jamais en dehors
du pluralisme juridique plus que jamais nécessaire à la régulation
économique et sociale dans un monde aux frontières de plus en
plus élastiques.
Cette rupture-là passe enfin par l’humilité que le juriste
africain et/ou africaniste n’est pas obligé d’accepter. Mais s’il
emprunte courageusement et humblement cette voie, il connaîtra
certainement « les grands éblouissements » qui font la grandeur
des découvreurs et la richesse des grands bâtisseurs.

Pour en savoir plus…

ALLIOT Michel Indépendance et


1970-1971, Les institutions coopération, 1, p. 1-120.
privées africaines et LE ROY Étienne
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malgaches, multigraphié, 1993, « La médiation mode
Paris, les Cours de droit. d’emploi », Droit et Société,
ARNAUD Alain et MÉRAY Henri 29, p. 39-55.
1900, Les colonies MANGIN Gilbert
françaises : organisation 1962, « L’organisation
administrative, judiciaire, judiciaire des États
politique et financière, Paris, d’Afrique et de
A. Challamel. Madagascar », Revue
KOUASSIGAN Guy A. juridique et politique
1974, Quelle est ma loi ? d’Outre-Mer, XVI, p. 77-134.
Paris, Pédone. MASSERON Jean-Paul
LAMPUÉ Pierre 1966, Le pouvoir et la justice
1966, « La justice civile dans en Afrique noire
les États d’Afrique francophone et à
francophone et à Madagascar, Paris, Pédone.
Madagascar », Revue PAGEARD Robert
juridique et politique. 1963, « La réforme des
Indépendance et juridictions coutumières et
coopération, 1, p. 155-182. musulmanes dans les
1979, « La justice nouveaux États de l’Ouest
coutumière dans les pays africain », Penant, 698,
africains francophones », p. 462-493.
Revue juridique et politique.

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