Vous êtes sur la page 1sur 17

DE L'ARRANGEMENT AU DIVORCE

Une pratique de justice islamique au Burkina Faso


Maud Saint-Lary

P.U.F. | Diogène

2012/3 - n° 239-240
pages 194 à 209

ISSN 0419-1633

Article disponible en ligne à l'adresse:


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-diogene-2012-3-page-194.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Saint-Lary Maud, « De l'arrangement au divorce » Une pratique de justice islamique au Burkina Faso,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


Diogène, 2012/3 n° 239-240, p. 194-209. DOI : 10.3917/dio.239.0194
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..


© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
DE L’ARRANGEMENT AU DIVORCE.
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE
AU BURKINA FASO
par

MAUD SAINT-LARY

État laïque, le Burkina Faso est doté d’un système judiciaire


fondé sur le droit positif dont le fonctionnement révèle de nom-
breuses difficultés d’accès, laissant ainsi une large place aux ins-
tances informelles de règlement des litiges : chefs de quartiers,
doyens de lignages, prêtres, imams, travailleurs sociaux et gen-
darmes sont autant d’acteurs impliqués quotidiennement dans la
résolution de conflits. Aussi, dans ce pays où 60% de la population
est musulmane, les espaces islamiques de conciliation occupent-ils
une place non négligeable mais paradoxalement peu visible. L’exis-
tence de tels lieux tient au charisme d’élites islamiques perçues
comme « de grands musulmans » et à ce titre consultées dans leur
quartier pour servir de médiateurs dans des conflits de famille.
Régulièrement, ils sont amenés à se prononcer sur des questions
d’héritage, de garde d’enfant, de divorce. Ces derniers cas donnent
lieu à des demandes fréquentes. Les analyser est un extraordinaire
révélateur des mutations de la conjugalité au sud du Sahara et des
manières de résoudre les conflits de famille en milieu musulman.
On se demandera donc de quels usages la « loi islamique » est
l’objet dans ces espaces de conciliation. Comment s’y opère la réso-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

lution des conflits conjugaux ? Comment y sont envisagées les pro-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


cédures de divorce ?
Après avoir présenté quelques spécificités du contexte juridique
et religieux au Burkina Faso, l’étude procèdera en trois temps.
Nous verrons d’abord comment l’« arrangement », sulh, constitue la
clé de voûte des pratiques de conciliation islamique dans un
contexte burkinabè fortement ancré dans une culture du pardon.
Puis un examen de cas de conflits conjugaux permettra de mettre
en évidence la pluralité des formes d’arbitrage coranique, pour
montrer enfin leurs limites s’agissant de la question du divorce.
D’un point de vue méthodologique, il faut préciser qu’enquêter
dans les espaces islamiques de conciliation est une entreprise diffi-
cile dont les résultats sont trop souvent partiels. Véritable « terrain
sensible » (Bouillon, Frésia et Talliot 2005), ce type de lieu pose à
l’ethnographe une réelle difficulté d’accès au terrain et le confronte
à un sentiment d’embarras permanent. Les situations qui s’y ob-
servent s’ancrent dans le domaine de l’intimité, rendant difficile
Diogène n° 239-240, juillet-octobre 2012.
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE AU BURKINA FASO 195

l’observation directe. D’une part, les couples ou les familles qui


sollicitent des consultations ne souhaitent pas que leurs problèmes
intimes soient entendus par une personne extérieure. D’autre part,
les autorités islamiques qui les reçoivent souhaitent respecter un
principe de discrétion qui est un gage de leur crédibilité. De plus,
les difficultés d’accès sont liées au caractère labile et officieux de
ces espaces. Ce sont concrètement les domiciles des autorités isla-
miques, les mosquées ou les locaux des associations islamiques. En
somme, il s’agit de lieux qui ne sont pas exclusivement destinés à
la résolution des conflits, mais socialement construits par des indi-
vidus qui y interagissent et sont tenus de se conformer à un rôle
déterminé (Gofmann 1973). Il faut donc avoir la chance d’être là au
bon moment : quand une consultation a été sollicitée.
Cette chance, que Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995) qualifie
d’« heureux hasard », s’est présentée à moi grâce à des séjours de
plusieurs mois à la cour du chef de Todiam. Cette « immersion »
m’a permis de prendre la mesure de ce flux quotidien de visiteurs
souhaitant le consulter. Souvent présente à ses côtés au moment
de leur requête, j’ai eu l’opportunité de les observer exposer leur
problème. Et quand ils prenaient rendez-vous pour un jour ulté-
rieur, ma présence me permettait de demander au chef d’y assister.
Avec sa caution, j’ai donc pu observer quelques situations de réso-
lution de conflit et, quand cela n’était pas possible, j’ai bénéficié de
comptes rendus précis et circonstanciés de sa part.
Ces difficultés d’accès suggèrent toutefois à l’anthropologue de
mettre en place un dispositif d’enquête permettant de les contour-
ner. Au-delà de l’observation directe, j’ai également beaucoup tra-
vaillé à partir de cas racontés a posteriori par l’un des protagonis-
tes ou par l’autorité islamique en charge de résoudre le litige. Ce
travail s’appuie donc sur des entretiens conduits auprès de chefs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


musulmans, issus de tendances différentes, qui m’ont présenté
avec précision de nombreux cas concrets. Ce type de témoignage
est évidemment d’une autre nature que l’observation in situ, mais
il offre des indications intéressantes sur les usages que les média-
teurs font du droit islamique. À travers leur commentaire sur la
manière de traiter l’affaire, c’est leur pragmatisme ou au contraire
leur légalisme qui se donne à voir.

Le contexte burkinabè :
pluralité des instances juridiques et dynamiques de l’islam
Au Burkina Faso, comme dans de nombreux pays d’Afrique de
l’ouest, le système judiciaire est fondé sur une pluralité d’instances
formelles et informelles qui sont le produit d’une histoire étalée
dans la longue durée (Alliot 2003 ; Le Roy 1990). Si les dysfonc-
tionnements du système judiciaire ont bien été étudiés (Tidjani
196 MAUD SAINT-LARY

Alou 2001), une multiplicité de facteurs explique le découragement


des citoyens à se rendre au tribunal. Qu’il s’agisse des difficultés
d’accès pour les habitants des localités reculées, des longs délais
d’attente, du coût de la justice ou du langage juridique dissuasif,
tous ces aspects constituent des freins au système formel. À cela
s’ajoute le fait que le recours à la justice est souvent perçu comme
une solution par la « force », alors que bien souvent la conciliation à
l’amiable est préférée. Pour toutes ces raisons, les citoyens
n’hésitent pas à mobiliser des instances autres que le tribunal. Le
simple terme de « médiation traditionnelle » (Cavin 1999) définit
mal la pluralité des instances existantes. Certains services de
l’État occupent un véritable rôle de médiateur dans les conflits de
famille. C’est le cas de l’action sociale, qualifiée par ses employés
de « petits frères de la justice », qui constitue, grâce à ces centres
disséminés dans toutes les moyennes et grandes villes, un recours
bien connu des populations. La gendarmerie et la police sont éga-
lement des services auxquels les justiciables recourent largement,
quand bien même leur fonction première est différente.
Dans les campagnes, les tribunaux départementaux regroupent
des notables locaux qui sont autant de représentants de l’État (pré-
fet, sous-préfet) que d’autorités traditionnelles (chefs de village, de
quartier, etc.). Ces tribunaux sont implantés dans les chefs-lieux
de département et ont pour objectif de désenclaver la justice. Géné-
ralement présidés par le préfet, ils comptent également des asses-
seurs choisis le plus souvent dans l’entourage du « chef de canton »,
ce dernier étant souvent nommé « premier assesseur. » Il assure
une certaine continuité entre la justice dite traditionnelle et la
justice moderne. Enfin, les chefs de lignage, de quartier et de villa-
ge sont également des personnes-ressource consultées dans la réso-
lution de conflits. Pour régler les différends ils se réfèrent à la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


« culture », un ensemble de normes et de pratiques sociales mou-
vantes, issues des cultures locales et étroitement liées aux identi-
tés « ethniques. » Si le pays compte un grand nombre d’« ethnies »
(peules, moose, gourmanche, bisa, diula, lobi, dagara, etc.), en ter-
mes de résolution des conflits, il faut noter l’existence d’un substrat
commun fondé sur un grand attachement à la recherche du
consensus et du pardon. Enfin, le système judiciaire compte égale-
ment les chefs religieux (musulmans et chrétiens). Ce panorama
des instances existantes dans le pays révèle à la fois la pluralité
des modes de résolution des conflits et l’importance accordée au
principe de médiation, qui se décline sur différents registres.
Les autorités islamiques représentent à ce titre un recours pour
les individus qui souhaitent traiter leur différend dans le respect
des préceptes islamiques. Leur influence n’est pas étrangère au fait
qu’en cinquante ans, l’islam a pris une ampleur progressivement
croissante dans le pays. Démographiquement, les musulmans sont
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE AU BURKINA FASO 197

aujourd’hui majoritaires. Si en 1954, ils ne comptaient que 27% de


la population (Barbier 1999), en 2006 ils en représentent 60%1. Ces
chiffres s’accompagnent d’une nette transformation du paysage
urbain, que les mosquées quadrillent parfaitement. À Ouagadou-
gou, on compte aujourd’hui plus de 600 mosquées, contre une seule
en 1954. Cela révèle une forte augmentation du nombre de musul-
mans, mais aussi une importante segmentation de l’islam. Comme
le suggère un prédicateur commentant ces chiffres, « le fait qu’il y
ait 600 mosquées, ça prouve que nous sommes divisés, alors que
tout le monde devrait aller prier dans une seule mosquée. »
En effet, au Burkina Faso, l’islam est segmenté en plusieurs
tendances : aux groupes soufis anciennement implantés (qadiriyya,
tijaniyya) et caractérisés par leurs pratiques cérémonielles et ma-
giques, s’ajoutent des tendances dites « réformistes » (Wahhabite,
Chi‘ite, Ahmadi) et de nombreuses associations islamiques. Toute
cette effervescence suscite des phénomènes de concurrence pour le
leadership. La sphère islamique offre un potentiel de débats inter-
nes, les usages des préceptes islamiques pouvant varier selon les
mouvances.
Le droit islamique, dont les principales sources sont le Coran et
les Hadith (traditions prophétiques), sert d’appui aux prédicateurs
pour prendre position sur des questions de société dans des dis-
cours publics et dans des situations privées de résolution de
conflits. Ainsi, leaders islamiques et petits « marabouts » de quar-
tier sont-ils consultés à leur domicile pour « faire la part des cho-
ses » dans un conflit de famille. Leur rôle dans la résolution des
conflits invite à considérer l’existence de ces multiples « juri-
dictions musulmanes de proximité » (Saint-Lary 2008, 2009) qui
participent, elles aussi, de ce système judiciaire composite.
La résolution des conflits par les acteurs islamiques constitue
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


un thème peu abordé dans les études africaines. Si de nombreuses
études ont, depuis longtemps, démontré la pluralité des normes de
droit et des instances juridiques en Afrique (Le Roy 2004 ; Le Roy
et Hesseling 1990 ; Alliot 2003), la place du droit islamique
n’apparaît souvent qu’au détour de brefs passages (Meyer 1990 ;
Vanderlinden 1983). Certes, la récente bibliographie sur l’islam en
Afrique subsaharienne, compilée par Paul Schrijver (2006), révèle
qu’une entrée par le terme « shari‘a » permet d’accéder à 284 réfé-
rences produites entre 1960 et 2005 sur le droit islamique en Afri-
que subsaharienne. Toutefois, il ressort de ce tri que la grande
majorité des publications sur le thème sont de littérature anglo-
phone et se réfèrent, pour 75% d’entre elles, au Nigéria ou au Sou-
dan, pays dotés de cours islamiques mettant en application un
droit décrié par les instances internationales de défense des droits

1. Source : INSD (Institut National de Statistique et Démographie), 2006.


198 MAUD SAINT-LARY

de l’homme. Dans d’autres pays d’Afrique de l’ouest, où les musul-


mans représentent une majorité importante de la population, les
références répertoriées sont peu nombreuses (6%). Tout se passe
comme si le droit islamique ne pouvait s’envisager que dans une
perspective de montée du fondamentalisme. Pourtant, la shari‘a,
loin d’être un ensemble figé de normes, propose des réponses va-
riables selon les contextes.
Objet d’une attention timide dans le champ des études africai-
nes, et plutôt le fait de juristes que d’anthropologues, le droit isla-
mique est traité par ces derniers de façon ponctuelle sur des ques-
tions de droit successoral (Gast 1987 ; Hamès 2004) ou de droit
foncier (Bonte 1987). Or des travaux récents démontrent largement
« l’adaptabilité du droit musulman » (Fortier 2010a), tant dans le
domaine de la bioéthique que du divorce, de l’adoption, etc. Ainsi
Élise Guillermet (2009) porte son attention sur les usages combi-
nés du droit islamique et des normes internationales dans la re-
constitution d’une filiation pour les orphelins susceptibles de béné-
ficier d’une aide. En dépit de ces quelques études récentes, les tra-
vaux sur les usages du droit islamique au sud du Sahara consti-
tuent toujours un champ en friche. Si, pour reprendre l’expression
de Jean-Louis Triaud, « l’islam d’Afrique noire fait un peu figure
provinciale par rapport à ses aînés proche-orientaux ou maghré-
bins » (Kane et Triaud 1998 : 6), ceci est d’autant plus vrai concer-
nant les études sur le droit islamique, largement plus nombreuses
dans le monde arabe (Botiveau 1993 ; Hill 1987) et valorisant sou-
vent la nécessité d’une approche anthropologique des systèmes
juridiques islamiques (Böetsch et al. 1997 ; Starr 2001 ; Botiveau
2006 ; Dupret 2000).

L’arrangement (sulh), la clé de voûte


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


des pratiques de conciliation par l’islam
Mes premières recherches menées en milieu rural peul, au nord
du Burkina Faso, m’ont conduite à Todiam, une localité dont le
chef traditionnel cumule ce statut avec celui de cheikh de la Tija-
niyya, une place importante dans la hiérarchie soufie. En séjour-
nant là-bas, j’ai découvert combien son quotidien était fait de va-et-
vient dans sa cour, les visiteurs arrivant des villages environnants
pour lui demander conseil ou pour résoudre des litiges liés à des
divorces, des problèmes d’héritage, des accusations de sorcellerie,
des conflits de cohabitation ou encore des vols (Saint-Lary 2004).
Ce chef en charge de la résolution de nombreux conflits travaille
en collaboration avec d’autres notables qu’il considère comme ses
assistants. Bien qu’ayant fait un long parcours dans les écoles co-
raniques, il tranche les conflits en tenant compte d’une pluralité de
registres normatifs : l’islam certes, mais aussi la « coutume » et le
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE AU BURKINA FASO 199

droit positif qu’il définit sous le terme générique de « l’administra-


tion. » Il considère que son rôle est de réconcilier et non d’infliger
des sentences. Quand bien même il l’aurait voulu, dans un pays
laïque comme le Burkina Faso, aucun dispositif ne lui permettrait
d’exercer un quelconque pouvoir de prononcer une peine.
En interrogeant les conceptions que ces personnes en charge de
la résolution des conflits ont de leur pratique, le terme de « sulufu »
revenait régulièrement 2 . Cette notion est rapidement apparue
comme la clé de voûte pour exprimer tous les accommodements qui
fondent la pratique quotidienne du droit. Voici la définition qu’en
donne le cheikh en charge de résoudre les conflits :
Dieu a dit que le sulufu, c’est mieux que la shari‘a. Dans la shari‘a,
il y a plein de choses qui ne sont pas bonnes. Avec la shari‘a, si tu enle-
vais l’œil de quelqu’un, on t’enlevait ton œil, un bras, ton bras […]
Maintenant il y a des amendes ou on t’emprisonne, ça fait partie des
sulufu. Dieu a même conseillé de faire des sulufu. C’est dans le Coran,
ça veut dire arrangement (Cheikh de Todiam, août 2002).
En questionnant cette notion de sulufu auprès de maîtres cora-
niques peuls de la région, j’ai obtenu des explications complémen-
taires :
Sulufu, c’est quand il y a mésentente entre deux parties. Concer-
nant les limites d’un champ, celui-là a dit que la limite est ici, l’autre a
dit que la limite est là. Ils partent ensemble pour expliquer à celui qui
se charge d’appliquer la shari‘a. Ce dernier leur dit : « Je ne peux pas
retirer toute la portion pour l’un de vous. Pour qu’il y ait entente et to-
lérance, vous allez partager la portion en deux parties égales. La limite
sera au milieu. » C’est un exemple de sulufu. Concernant des juge-
ments, si on fait avec la shari‘a, on cherche la Vérité. En cherchant la
Vérité, ça va déranger la cohabitation. Donc, pour ne pas déranger la
cohabitation, on cherche un arrangement. Le vrai sens de sulufu, c’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

arrangement (Tall I., maître coranique tooroobe, Dingri, septembre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


2002).

Ces conceptions révèlent que sulufu repose sur un double prin-


cipe. D’abord celui de mener les parties en conflit à la réconcilia-
tion en privilégiant la solution qui ménagera chacune des parties
pour conduire à l’entente, « wum taaba », valeur importante évo-
quée également par Pierre-Joseph Laurent (2003) dans son travail
sur les pentecôtistes. Cette approche est préférée à une recherche
minutieuse de la « Vérité » qui conduirait les juristes à enquêter
dans la généalogie des protagonistes pour identifier les propriétés
foncières. Comme l’affirme ce maître coranique, une autre inter-
prétation de la shari‘a aurait pu conduire à cette méthode, mais
pour sa part c’est le principe de sulufu qui prime et ce en vertu

2. Cette notion est bien connue dans d’autres villages peuls du Yatenga où
j’ai séjourné (Todiam, Banh, Dingri).
200 MAUD SAINT-LARY

d’un registre de justification qui est l’entente, wum taaba. Une


analyse plus approfondie permet de comprendre que sulufu est la
version en langue peule d’une notion importante dans la jurispru-
dence islamique : « sulh » que l’Encyclopédie de l’islam définit
comme un « nom abstrait tiré du verbe saluha, être juste, droit,
traduisant l’idée de paix et de réconciliation dans le droit et la pra-
tique islamiques. L’objectif du sulh est de mettre fin aux hostilités
entre les croyants de sorte qu’ils entretiennent des relations paisi-
bles et amicales » (Khadduri 1996 : 88).
De plus, comme l’indique l’extrait de cet entretien, le deuxième
principe inhérent à sulufu est l’intégration dans la procédure des
normes de la justice d’État telles que l’emprisonnement ou l’amen-
de, pouvant conduire à des formes de collaboration avec l’admi-
nistration. C’est en référence à ce principe que le chef de Todiam a
pu, à plusieurs reprises, aider à résoudre des litiges en collaborant
avec le commissaire de Titao, chef-lieu du département. Quand le
chef de Todiam ne parvient pas à réconcilier des parties, il dirige
les protagonistes au commissariat et sert éventuellement d’inter-
médiaire en exposant son analyse des faits au fonctionnaire en
charge de l’affaire. Son avis est alors pris en considération. Ceci
illustre le caractère banal des collaborations s’opérant entre un
chef religieux et un fonctionnaire soucieux de rendre justice et de
concilier.
De manière assez systématique, sulh suppose l’idée de combi-
naison entre les trois registres normatifs que sont les traditions
locales, la shari‘a et le droit émanant de l’État ou des pouvoirs pu-
blics. C’est ce que montre notamment Isik Tamdogan (2008) qui,
dans un article publié dans Islamic Law and Society, explore les
cas de sulh, qualifiés d’« amical agreement », dans les cours de
justice ottomanes au XVIIIe siècle. Elle montre que sulh est, pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


les juristes ottomans, un véritable type de contrat destiné à régler
les conflits à l’amiable, qui donne lieu à une procédure judiciaire au
sein de laquelle s’interpénètrent les registres de la législation ot-
tomane, de la shari‘a, et des coutumes locales, urf. On voit à tra-
vers cette pratique de justice combien la loi islamique autorise,
voire encourage, les compromis basés sur les règlements à
l’amiable.
Dans une perspective wéberienne, où le droit est envisagé com-
me une activité sociale à part entière, il est important de considé-
rer les usages de la shari‘a. Comme l’indique Bernard Botiveau
(1993), le fiqh (la jurisprudence islamique), appelé à tort par les
orientalistes « droit musulman », a été essentialisé et étudié par
ces derniers comme un objet isolé des rapports sociaux et des
contextes dans lesquels il prend corps. Pour reprendre une expres-
sion de Baudouin Dupret (2004), « le droit islamique n’existe que
par la lecture que l’on en fait. » Dans un récent travail intitulé « Le
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE AU BURKINA FASO 201

droit musulman en pratique : genre, filiation et bioéthique », Co-


rinne Fortier (2010a : 16) précise que « la référence à la shari‛a,
dont le terme même est devenu synonyme de régression et d’obscu-
rantisme en Occident, après l’application stricte et intransigeante
qu’en ont faite les Talibans en Afghanistan, n’est pas toujours aus-
si sclérosée et immuable qu’on a tendance à le croire mais porte en
elle une certaine plasticité ainsi qu’une logique pragmatique. »
À ce titre, il est intéressant de constater que la définition que le
chef de Todiam fait de la shari‘a, comme contenant « plein de cho-
ses qui ne sont pas bonnes », reprend cette vision étriquée du sens
commun, alors que sa pratique atteste une grande logique pragma-
tique. L’usage fréquent de la notion de sulufu dans ses propres
pratiques de justice, et l’existence dans le droit islamique du
concept de sulh, illustrent bien cette plasticité d’un droit particu-
lièrement attaché aux valeurs de conciliation et de prise en compte
des contextes juridiques locaux.
Les investigations menées au Burkina Faso dans les campagnes
du Yatenga et dans la ville de Ouagadougou montrent que cette
notion de sulh, bien que largement partagée dans différents villa-
ges peuls du Yatenga, n’a de sens en ville que pour ceux qui ont
fait des études islamiques relativement poussées, notamment dans
les pays arabes. Toutefois, pour les acteurs islamiques consultés à
Ouagadougou pour résoudre des conflits, l’arrangement et l’accom-
modement restent des catégories pratiques importantes. Les cas de
divorce l’illustrent particulièrement bien.

Un cas de divorce en milieu rural


L’examen des phénomènes d’arbitrage coranique par l’obser-
vation directe dans les espaces islamiques de conciliation ou grâce
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

à des entretiens menés auprès d’autorités islamiques révèle que,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


autant à la ville qu’à la campagne, la plupart des conflits pour les-
quels sont consultés les leaders islamiques sont des problèmes de
couple, et plus largement des questions liées au droit de la famille
(héritage, garde d’enfant). Certes, le droit de la famille est généra-
lement considéré comme le bastion du fiqh, la jurisprudence isla-
mique, mais surtout, dans une société où la très grande majorité de
la population est mariée exclusivement sous le sceau de la religion,
on comprend mieux que les conflits de famille fassent légitimement
l’objet de recours auprès des autorités religieuses.
L’observation des pratiques de conciliation par l’islam et de ré-
solution des conflits conjugaux est révélatrice des problèmes que
pose le phénomène du divorce aux élites islamiques et à la société
burkinabè dans son ensemble. Entre 2001 et 2004, déjà, lors de
mes premiers séjours dans la chefferie de Todiam, je découvrais
l’acuité de ce problème : le chef de Todiam recevait nombre de
202 MAUD SAINT-LARY

femmes lui faisant part de leur souhait de se séparer de leur


époux. Ainsi, lors d’un séjour en 2003, pas moins de cinq conflits
conjugaux en dix jours avaient été traités par le chef. Face à la
récurrence de ce type d’affaire, celui-ci me révélait sa crainte d’être
perçu comme l’ultime recours pour des femmes souhaitant divor-
cer. Cette pratique risquait de mettre sa réputation d’autorité
islamique en péril. Un cas de demande de divorce observé à To-
diam en 2004 illustre le rôle qu’un chef musulman peut jouer en
matière de divorce.
Un matin, une femme se rend chez le cheikh de Todiam accom-
pagnée de deux hommes dont l’un est son mari. Je les découvre en
consultation avec le chef dans l’un des vestibules de sa demeure3.
Les deux hommes sont assis sur une natte près du chef et la femme
leur tournant le dos, patiente en retrait, assise sur une chaise, la
tête baissée, son voile masquant partiellement son visage. Quel-
ques minutes plus tard, le chef, qui ne parle pas français, sollicite
mon interprète pour traduire une note qu’il souhaite remettre à
chacun des deux époux et dont voici le contenu :
Samedi 24 janvier 2004. A. Tall est venue pour la troisième fois
chez moi, c’est-à-dire le chef de Todiam. Elle est venue trois fois en
larmes en disant qu’elle ne veut pas de son mari. Ces trois fois j’ai es-
sayé de la raisonner pour qu’elle retourne chez son mari. Mais cette
fois-ci, elle m’a dit que les fois précédentes je ne l’ai pas aidée parce
qu’elle est orpheline et pauvre. Je la raisonnais parce qu’elle a eu trois
enfants avec son mari et j’ai pitié de ces enfants-là. Sinon, je n’ai pas
pris parti pour le mari. Il ne m’a rien donné pour me corrompre. Dieu
seul est témoin que je n’ai rien pris pour aider le mari. Mais je veux di-
re à la femme de retourner encore chez son mari, et si toutefois il y
avait encore des mésententes entre elle et son mari, qu’elle ne revienne
pas chez moi, elle sera libre de chercher un autre mari. Le mari ne doit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

pas non plus revenir chez moi. Le Cheikh de Todiam.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


Bien que les litiges conjugaux soient monnaie courante, cette af-
faire n’est pas aisée car ce n’est pas la première fois que la femme
se rend à Todiam. Le chef décide donc de remettre à chacun des
époux la lettre, traduite du moore et rédigée en français, qui sera
conservée par les époux jusqu’à leur prochaine et dernière querelle.
La note n’a rien de légal, sa nature est purement informative, mais
sa pertinence est d’autant plus forte qu’elle est signée d’un Cheikh.
Même si le chef se refuse à intervenir directement dans le divorce
du couple, son courrier révèle que son avis rendu est susceptible de
faire autorité, particulièrement dans les cercles familiaux dont les
membres sont attachés au respect des préceptes de l’islam.
En outre, la lettre indique aussi qu’en cas de nouveau conflit, la

3. Sur l’usage des espaces dans les pratiques de conciliation, on se reporte-


ra à Saint-Lary (2009).
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE AU BURKINA FASO 203

femme est libre « de chercher un autre mari » et donc de divorcer.


Cette idée de liberté, donnée à la femme qui divorce, correspond à
ce qui est qualifié dans certains contextes musulmans de « divorce
féminin. » Nommée khul‛ en arabe, cette forme de divorce « renvoie
à l’idée de retirer, en l’occurrence de défaire, le lien matrimonial »
(Fortier 2010b : 62). On voit ainsi, dans ce contexte d’une localité
peule, que le divorce féminin est toléré par le responsable religieux
consulté, bien que celui-ci ne soit pas réellement favorable à re-
nouveler trop souvent ce type de décision. Il reconnaît le caractère
risqué de sa prise de position, susceptible de nuire à sa réputation.
En effet, bien que le divorce sur l’initiative de l’épouse soit bel et
bien prévu par les textes islamiques, la pratique l’admet peu et le
chef musulman qui le tolère met en péril sa crédibilité, son rôle de
« sage » chargé en toute circonstance de privilégier la conciliation.
Les investigations menées par la suite sur la question du divorce
en ville confirment le caractère exceptionnel de cette décision.
Cette situation observée en 2004, dans une campagne peule du
nord du pays, avait suscité ma curiosité sur la possibilité pour un
chef musulman, non pas de prononcer un divorce au sens juridique
du terme, mais tout de même de rendre un avis, en l’occurrence
écrit, en faveur d’une séparation. Dans un contexte où le mariage
est le plus souvent religieux, comment les situations de rupture
sont-elles gérées ? Les élites religieuses donnent-elles en dernier
recours une autorisation de divorce ? Prononcent-elles des divor-
ces ? Après ces observations faites à Todiam, la question se devait
d’être posée.

La force de l’arrangement ou l’impossible divorce


Les enquêtes menées à Ouagadougou ont montré que les lea-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

ders islamiques en charge de la résolution des conflits conjugaux

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


s’accordent sur le fait que le divorce est toléré dans la loi islami-
que, rappelant systématiquement que « parmi les choses permises,
le divorce est ce que Dieu déteste le plus » et concédant qu’il est un
droit de l’époux comme de l’épouse. Ils admettent que le droit isla-
mique ne s’en tient pas uniquement à la répudiation (talak), com-
me le suppose souvent le sens commun. Le divorce sur l’initiative
de l’épouse est également un droit, « khul‘ », reconnu par nombre
de leaders islamiques rencontrés à Ouagadougou. Comme le suggè-
re une militante islamique du CERFI4 :

4. Le Cercle d’Étude, de Recherche et de Formation Islamique, fondé en


1989. Il s’agit d’une organisation bien connue au Burkina Faso dont les
membres sont généralement des militants formés dans les universités
laïques et ayant forgé leur connaissance de l’islam sur le tas. L’association
regroupe différentes mouvances mais se refuse à en faire la promotion au
nom d’un idéal d’unité (umma).
204 MAUD SAINT-LARY

Les femmes ne savent pas que le divorce est un droit que l’islam
leur donne. La femme aussi a le droit de demander le divorce en islam.
C’est important de les informer de ça pour qu’au moins elles sachent
qu’elles ont une porte de sortie si elles refusent la polygamie (Aïssatou,
décembre 2011, Ouagadougou).

Le propos d’Aïssatou illustre bien cette idée répandue chez un


grand nombre de femmes musulmanes instruites dans leur reli-
gion : l’un des premiers combats à mener pour les femmes est
d’apprendre leur religion afin de connaître leurs droits. Toutefois,
tous les leaders islamiques (hommes et femmes), toutes tendances
confondues, assurent que le divorce est une décision devant arriver
au terme d’un long processus de réconciliation, qui fait intervenir
la médiation des familles, des témoins, trois tentatives de réconci-
liation et une période de viduité de trois mois. En dépit de cela,
aucun des chefs islamiques rencontrés dans la capitale n’a reconnu
avoir, au terme d’un tel processus, déjà prononcé ou même autorisé
un divorce, encore moins par le biais d’un document écrit. Comme
l’explique un imam de l’AEEMB5/CERFI :
D’une manière générale, les imams sont très réticents. Moi je ne l’ai
jamais fait […] même si ça s’impose, ce n’est pas facile de séparer les
gens (Imam Tiemtoré, Ouagadougou, décembre 2009).

Sur cette question, Yahia Paré, docteur en théologie islamique


formé en Syrie, considère que le divorce islamique est un acte juri-
dique qui relève de la compétence d’un juge, qadi, dont la présence
est garantie par un État islamique. Selon lui, dans le contexte d’un
État laïque comme le Burkina Faso où le qadi n’a pas lieu d’être,
aucun marabout de quartier n’est supposé se substituer à lui :
Le marabout ne peut pas séparer, il a les moyens pour conseiller,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

pour lier, faire le mariage, il a le plein droit de faire le mariage, mais il

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


n’a pas le droit de séparer (Docteur Paré, Ouagadougou, décembre
2009).

Dans le prolongement des propos du « docteur Paré », l’imam


Tiendrébéogo estime que l’islam a donné beaucoup d’autonomie
aux croyants. S’ils respectent les préceptes islamiques avant de
divorcer, à savoir les tentatives de réconciliation, les délais de vi-
duité, etc., et que leur couple n’est pas tenable, il est possible pour
les époux de se séparer devant témoins. L’imam ne serait pas une
condition absolue de recours pour le divorce, de même qu’il ne l’est

5. Association des Élèves et Étudiants Musulmans du Burkina Faso. Fon-


dée en 1987, cette association fonctionne de pair avec le CERFI. Générale-
ment c’est au sein de l’AEEMB que les carrières de militant islamique
s’amorcent pour se poursuivre au CERFI, quand les étudiants entrent dans
le monde du travail.
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE AU BURKINA FASO 205

pas pour le mariage. Les élites islamiques déplorent le grand nom-


bre de séparations qui s’opèrent « loin des textes », le plus souvent
au détriment des femmes :
Les messieurs sont très autoritaires. L’époux dit « prends tes baga-
ges » et puis c’est terminé ; alors qu’en réalité le divorce en islam est
très compliqué, le divorce n’est pas donné au premier venu. On a mis
des barrières pour que, quels que soient nos différends, on puisse se ré-
concilier, mais ce que les gens font ici c’est souvent loin des textes
(Imam Tiemtoré, Ouagadougou, décembre 2009).

Le divorce est donc en prise avec cette puissante idée que


l’arrangement doit primer et qu’une réconciliation est toujours
préférable, notamment parce que la femme divorcée s’expose à de
réelles difficultés pour se remarier. Ainsi, l’imam Tiemtoré recon-
naît que « l’on gère mieux les cas de veuves que de divorcées. » Sa-
limata, une femme divorcée, témoigne des difficultés qui jalonnent
le quotidien de la femme divorcée :
Un jour dans mon quartier, il y a une femme qui est venue pour ai-
der à faire la cuisine pour le mariage. Quand elle s’est lavée les mains
pour commencer à pétrir la farine, une tante est venue lui dire que
« non, toi tu ne peux pas toucher la farine », elle dit « ah bon, pour-
quoi », [car] « toi, tu es une femme divorcée, tu vas donner la malédic-
tion à la future épouse. » Donc elle s’est retirée comme ça. On l’a humi-
liée devant tout le monde (Salimata, Ouagadougou, août 2008).

Elle assure que son entourage n’a jamais envisagé le divorce


comme une solution pour elle :
Ici on ne va jamais conseiller à quelqu’un de divorcer, on va te dire,
« bon comme tu as pu supporter jusqu’à maintenant, c’est mieux de
continuer à supporter » et il y en a même qui vont te dire que « mais à
cet âge (45 ans) tu vas divorcer pour faire quoi ? » (Salimata, Ouaga-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

dougou, août 2008).

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


En outre, le divorce au sens juridique du terme, légal ou islami-
que, reste très faible. Par contre les séparations de fait constituent
des aléas très courants dans la vie des individus. Les couples s’éloi-
gnent les uns des autres en prétextant la recherche de l’emploi
dans une région plus prospère et refont leur vie sans qu’aucun di-
vorce ne soit déclaré. Le divorce est un phénomène à la fois banal
et tabou qui fait difficilement l’objet de statistiques fiables. Les
données démographiques l’indiquent clairement : lors du recense-
ment de 2006 effectué au Burkina Faso, la proportion de personnes
se déclarant comme divorcées dans la population ne dépasse guère
1,5%, la proportion la plus élevée étant observée chez les femmes
entre 40 et 54 ans. Comme le suggèrent les commentaires du re-
censement6, ces chiffres, basés sur des déclarations, sont biaisés

6. www.insd.bf/fr/IMG/pdf/Theme3-Etat_matrimonial_et_nuptialite.pdf
206 MAUD SAINT-LARY

par le fait qu’« une personne divorcée peut, lors du dénombrement,


se déclarer soit célibataire, soit mariée, soit veuve. De même, un
homme marié ou en union libre qui est séparé de son épouse pour-
rait préférer se déclarer célibataire, tandis que son épouse pourrait
toujours se considérer comme étant mariée » (rapport de l’INSD
publié en 2006 : 43). En somme, ces réserves émises par les analys-
tes du recensement illustrent bien la difficulté que représente le
simple fait de se déclarer divorcé.
Comme l’indique la présidente de l’Association des Femmes Di-
vorcées avec Enfants en Difficulté (AFEDI), « le divorce est un tabou
à tel point que le choix de mettre le mot “divorce” dans le nom de
l’association a été tout un problème. » Lors de la création de son
association, Suzanne Ilboudo assure que plusieurs personnes lui
ont formellement déconseillé de faire apparaître le mot « divorce »
dans le nom de l’association. Considérant que c’est en forçant les
choses qu’on les fait changer, Suzanne a conservé son idée, persua-
dée que le rôle de l’association est précisément d’assumer ce choix.
Mais elle reconnaît que les femmes qui osent s’afficher avec ce sta-
tut peu enviable sont celles qui n’ont plus rien à perdre, celles qui,
après leur séparation, se trouvent dans une situation de fragilité
extrême. Dans une société où le mariage est un passeport pour
l’aînesse sociale et la reconnaissance, la femme divorcée est donc
marginalisée. Elle est qualifiée de « wemba », un terme moore péjo-
ratif, qui constitue une catégorie regroupant à la fois les prosti-
tuées, les femmes célibataires de plus de trente ans ou encore les
femmes mariées en visite dans la cour de leur père7. Ces dernières
sont perçues comme susceptibles de pratiquer l’adultère avec leur
premier amour, et à ce titre sont qualifiables de wemba… À la lu-
mière de ces faits, on comprend mieux, à l’instar des travaux de
Fatou Binetou Dial (2008), pourquoi le divorce est loin d’être pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


les femmes une issue leur permettant de retrouver une certaine
autonomie et d’affirmer une volonté d’ascension sociale.
Ce regard porté par la société burkinabè sur la femme divorcée
permet de comprendre l’attitude de la plupart des médiateurs face
au divorce. Qu’ils soient familiaux, religieux, ou employés de
l’action sociale, les médiateurs ne poseront jamais le divorce com-
me solution. La remarque vaut jusqu’au cœur des tribunaux, où les
juges eux-mêmes tentent des procédures de réconciliation en ren-
voyant le justiciable vers des autorités religieuses ou familiales –
comme cela m’a été rapporté par plusieurs informateurs.

7. Au Burkina Faso, un grand nombre de sociétés applique un système


matrimonial virilocal, les épouses rejoignant la cour de leur mari. Lors-
qu’elles rendent visite à leur famille, il est d’usage de dire qu’elles rentrent
dans la « cour de leur père. »
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE AU BURKINA FASO 207

*
Cet article montre de manière empirique que le droit islamique
n’existe pas par essence, mais par la lecture qu’en font les acteurs.
Le principe de l’arrangement est à ce titre une clé de voûte pour
comprendre les manières de négocier ce droit en le conjuguant à
d’autres registres normatifs, comme les « coutumes » et le droit
positif. L’arrangement est un principe fondamental qui renvoie à
une posture pragmatique souvent appréciée. Toutefois, en milieu
urbain, le principe de l’arrangement prend une acuité si forte qu’il
conduit la plupart des élites à refuser de cautionner un divorce.
Contrairement à ce qui a été décrit à la campagne, en ville les éli-
tes islamiques reconnaissent toutes que l’islam autorise le divorce,
tant pour les hommes que pour les femmes, mais dans les faits se
refusent à le cautionner. Ainsi, en dépit de l’existence de cadres
juridiques, tant sur le plan du droit islamique que du droit positif,
les couples en péril ont très peu de moyens pratiques de formaliser
leur divorce, que ce soit par le biais de la loi ou en le déclarant
dans les sphères familiales. Ce dysfonctionnement révèle toute la
fragilité du système judiciaire face à cette puissante injonction
sociale au mariage et à la pérennité du couple.
Maud SAINT-LARY.
(Institut de Recherche pour le Développement.)

Références
Alliot M. (2003) Le droit et le service public au miroir de
l’anthropologie. Paris : Karthala.
Barbier J.-C. (1999) « Citadins et religions au Burkina Faso », dans R.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Otayek (éd.) Dieu dans la cité : dynamiques religieuses en milieu urbain

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


ouagalais, p. 159-172. Talence : Centre d’Études d’Afrique Noire.
Böetsch G., Dupret B. et Ferrié J.-N. (1997) Droit et Sociétés dans le
monde arabe. Aix-en-Provence : Presses de l’Université d’Aix-Marseille III.
Bonte P. (1987) « L’herbe ou le sol ? L’évolution du système foncier pas-
toral en Mauritanie du sud-ouest », dans M. Gast (éd.) Hériter en pays
musulman, habus, « lait vivant », manyahuli, p. 192-214. Paris : CNRS.
Botiveau B. (1993) Loi islamique et droit dans les sociétés arabes. Pa-
ris : Karthala-IREMAM.
Botiveau B. (2006) « Le droit et la justice comme métaphores et mise en
forme du politique dans le monde arabe », dans E. Picard (éd.) La politique
dans le monde arabe, p. 101-125. Paris : Armand Colin.
Bouillon F., Frésia M. et Talliot V. (2006) Terrains sensibles. Expérien-
ces actuelles de l’anthropologie. Paris : EHESS.
Cavin A.-C. (1999) Droit de la famille burkinabè. Le code et ses prati-
ques à Ouagadougou. Paris : L’Harmattan.
Dial Fatou Binetou (2008) Mariage et divorce à Dakar. Itinéraires fé-
minins. Paris : Karthala.
208 MAUD SAINT-LARY

Dupret B. (2000) Au nom de quel droit ? Répertoires juridiques et réfé-


rence religieuse dans la société égyptienne musulmane contemporaine.
Paris : FMSH.
Dupret B. (2004) « L’autorité de la référence : usage de la shari‘a isla-
mique dans le contexte judiciaire égyptien », Archives de Sciences Sociales
des Religions, 125 : 189-209.
Fortier C. (2010a) « Le droit musulman en pratique : genre, filiation et
bioéthique », Droit et cultures, 59 : 15-40 ; droitcultures.revues.org/1923.
Fortier C. (2010b) « Le droit au divorce des femmes (khul‘) en islam :
pratiques différentielles en Mauritanie et en Égypte », Droit et cultures,
59 : 59-83 ; droitcultures.revues.org/1950.
Gast M., éd. (1987) Hériter en pays musulman, habus, « lait vivant »,
manyahuli. Paris : CNRS.
Gofmann E. (1973) La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, La Pré-
sentation de soi. Paris : Minuit.
Guillermet, É. (2009) « Droit islamique et pratiques sociales, la ques-
tion de l’orphelin. Étude de cas à Zinder au Niger », Afrique contemporai-
ne, 231 : 171-185.
Hamès C. (2004) « Parenté, prophétie, confrérie. Écriture : l’islam et le
système tribal », dans H. Dawod (éd.) Tribus et pouvoirs en terre d’Islam,
p. 17-37. Paris : Armand Colin.
Hill E. (1987) Al-Sanhuri and Islamic Law. The Place and Significance
of Islamic Law in the Life and Work of ‘Abd al-Razzaq Ahmad al-Sanhuri,
Egyptian Jurist and Scholar 1895-1971. Le Caire : American University in
Cairo Press.
Kane O. et Triaud J.-L. (1998) Islam et islamisme au sud du Sahara.
Paris : Karthala.
Khadduri M. (1996) Encyclopédie de l’islam, vol. 9. Leiden : Brill.
Laurent P.-J. (2003) Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pou-
voir et guérison. Paris : IRD-Karthala.
Le Roy E. (1990) « Le justiciable africain et la redécouverte d’une voie
négociée de règlement des conflits », Afrique contemporaine, 156 : 111-120.
Le Roy E. (2004) Les Africains et l’Institution de la Justice. Entre mi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

métismes et métissages. Paris : Dalloz.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.


Le Roy E. et Hesseling G. (1990) « Le droit et ses pratiques », Politique
africaine, 40 : 2-11.
Meyer P. (1990) « Burkina Faso : une nouvelle forme de Justice à
l’essai », Afrique contemporaine, 156 : 51-70.
Olivier de Sardan J.-P. (1995) « La politique du terrain », Enquête, 1 :
71-109.
Saint-Lary M. (2004) « Des juges dans l’antre du logis. Pouvoirs judi-
ciaire et religieux dans une chefferie tooroobe du Yatenga (Burkina Fa-
so) », Études rurales, 169-170 : 179-195.
Saint-Lary M. (2008) « ‘S’il ment, que l’accusé soit maudit par la mos-
quée’. Anthropologie d’une épreuve juratoire au Burkina Faso », Archives
de Sciences Sociales des Religions, 144 : 93-108.
Saint-Lary M. (2009) « Autonomie politique et diffusion de valeurs mo-
rales dans l’espace public religieux burkinabè. L’exemple d’une juridiction
musulmane de proximité », dans G. Holder (éd.) L’Islam, nouvel espace
public en Afrique, p. 197-222. Paris : Karthala.
Schrijver P. (2006) Bibliography on Islam in Contemporary Sub-
UNE PRATIQUE DE JUSTICE ISLAMIQUE AU BURKINA FASO 209

Saharan Africa. Leiden : African Studies Centre ; https://openaccess.lei-


denuniv.nl/handle/1887/12922.
Schwartz O. (1993) « L’empirisme irréductible », dans N. Anderson
(éd.), Le Hobo. Sociologie du sans-abri, p. 265-295. Paris : Nathan.
Starr J. (2001) « Law as Metaphor: From Islamic Courts to the Palace
of Justice », Journal of Law and Religion, 15(1/2) : 429-432.
Tamdogan I. (2008) « Sulh: Dispute Resolutions and the Eighteenth
century Ottoman Cadi Courts of Üsküdar and Adana », Islamic Law and
Society, 15(1) : 55-83.
Tidjani Alou M. (2001) « La justice au plus offrant », Politique africai-
ne, 83 : 59-81.
Vanderlinden J. (1983) Les systèmes juridiques africains. Paris : Pres-
ses Universitaires de France.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.179.16.26 - 19/09/2013 10h47. © P.U.F.

Vous aimerez peut-être aussi