Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Céline Béraud
Dans Archives de sciences sociales des religions 2021/4 (n° 196), pages 75 à 82
Éditions Éditions de l'EHESS
ISSN 0335-5985
ISBN 9782713228735
DOI 10.4000/assr.59948
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
Céline Béraud
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/assr/59948
DOI : 10.4000/assr.59948
ISSN : 1777-5825
Éditeur
Éditions de l’EHESS
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
Édition imprimée
Date de publication : 4 décembre 2021
Pagination : 75-82
ISBN : 9782713228735
ISSN : 0335-5985
Référence électronique
Céline Béraud, « Penser ensemble religion et sexualité », Archives de sciences sociales des religions [En
ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 14 février 2022. URL :
http://journals.openedition.org/assr/59948 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.59948
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
À propos de :
Page Sarah-Jane, Pilcher Kathy (eds), Embodying Religion, Gender
and Sexuality, Londres, New York, Routledge, 2020, 252 p
Page Sarah-Jane, Shipley Heather, Religion and Sexualities: Theories,
Themes and Methodologies, Londres, New York, Routledge,
2020, 242 p
Page Sarah-Jane, Yip Andrew Kam-Tuck (eds), Intersecting Religion
and Sexuality: Sociological Perspectives, Leyde, Brill, 2020, 264 p
Ces trois ouvrages développent une approche sociologique des relations entre
religion et sexualité(s) Parus à quelques semaines d’intervalle en 2020, ils ont
pour autre point commun d’avoir comme cheville ouvrière Sarah-Jane Page,
sociologue britannique de la religion en poste à Aston University (Birmingham)
et spécialiste des questions de genre et de sexualité Après avoir consacré sa
thèse aux femmes prêtres de l’Église anglicane en s’intéressant tout parti-
culièrement à celles qui sont mères (Page, 2012), elle a conduit différentes
recherches : sur les attitudes et pratiques en matière de sexualité des jeunes
de 18 à 25 ans issus de divers milieux religieux (avec Andrew Yip et Michael
Keenan), sur le militantisme anti-avortement dans les communautés catho-
liques, et actuellement, dans le cadre d’une commission indépendante, sur
les violences sexuelles exercées sur des enfants dans l’Église anglicane Les
livres dont il est ici question et au sein desquels Sara-Jane Page rend compte
de plusieurs de ses travaux présentent une forte intertextualité sans être pour
autant redondants et forment ainsi un ensemble cohérent qui mérite d’être
lu ensemble Il faut idéalement commencer la lecture par l’ouvrage qu’elle a
co-écrit avec Heather Shipley de l’Université d’Ottawa Ce dernier constitue un
manuel qui traite tant des théories sur la religion et la sexualité que des enjeux
et questions méthodologiques Il présente en outre les grandes thématiques
Archives de sciences sociales des religions, 196 (octobre-décembre 2021), p 75-82
76 – Archives de sciences sociales des religions
que couvrent ces recherches Comme son titre l’indique, c’est à la question des
corps, centrale dans les trois volumes, qu’est tout particulièrement consacré
Embodying Religion, Gender et Sexuality, dirigé par Sarah-Jane Page et
Kathy Pilcher, spécialiste de la sociologie de la sexualité en poste, elle aussi,
à Aston University Pour comprendre les relations entre sexualité et religion,
l’approche intersectionnelle est privilégiée dans les trois ouvrages Elle est au
cœur de l’un d’entre eux, celui que dirigent Sarah-Jane Page et Andrew Yip,
sociologue britannique, pionnier des travaux croisant religion et sexualité 1
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
Le point de départ est en effet celui d’une ignorance réciproque entre socio-
logie de la religion et sociologie de la sexualité La première, marquée par un
relatif isolement au sein même du reste de la sociologie (Beckford, 2003), a
privilégié d’autres thématiques, comme celle de la sécularisation (théories de
la sécularisation elles-mêmes longtemps aveugles aux rapports de genre – voir
Scott, 2018) Quant à la sociologie de la sexualité qui s’est trouvée redynamisée
par les approches féministes et queer, elle a fort peu intégré la religion à ses
travaux ou alors de manière secondaire, voire anecdotique Sociologie de la
religion et sociologie du genre ont pourtant pour point commun d’étudier
des rapports de pouvoir Il s’agit ainsi de mieux comprendre, comme appelait
à le faire Linda Woodhead dans un article fondateur de 2007, le rôle de la
religion dans la légitimation ou, au contraire, dans la contestation des normes
de genre et de sexualité
Sarah-Jane Page et Heather Shipley commencent par interroger les repré-
sentations dominantes relatives aux liens entre religion et sexualité, et d’abord
celle d’une opposition frontale entre traditions religieuses d’une part, égalité
de genre et de sexualité d’autre part :
Religion is commonly understood as a mechanism for the control of sexuality, with
the decreasing influence of religion (in particular Christianity) in many Western
societies deemed a good thing in relation to sexual and reproductive rights. However,
the association of religion with regulation, and conversely secularity with freedom,
is oversimplified, especially given the role other societal institutions play in the
regulation of sexuality (Page, Shipley, 2020 : 29)
1 Il a notamment travaillé avec Martine Gross, l’une des pionnières en France ; Gross, Yip,
2010
Penser ensemble religion et sexualité – 77
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
face à un magistère romain qui réaffirmait sa désapprobation du recours à
la contraception : « Increasing dissatisfaction with institutionnal Christian
discourse about sex was a key impetus for dissafiliation following the sexual
revolution of the 1960s » (Page, Shipley, 2020 : 31) Il n’est guère surprenant
non plus, comme le rappellent Pamela Dickey Young et Heather Shipley,
que dans un pays comme les États-Unis les personnes LGBT+ se déclarent
sans-religion plus souvent que le reste de la population Les autrices, analysant
les données recueillies au cours d’entretiens auprès de 32 jeunes adultes au
Canada sur leurs représentations et expérience en matière de religion, genre
et sexualité, insistent cependant sur le fait que beaucoup des personnes se
déclarant sans affiliation confessionnelle mentionnent le poids persistant de
la religion : « Many […] still acknowledge the effect of religion on their lives
even when it is not something they actively pursue, especially the influence
of their childhood religion/their parents’ religion and the effect of forms of
Christianity on Canadian society » (in Page, Yipp, 2020 : 79)
Si la religion est une contrainte, elle peut aussi être une ressource indivi-
duelle pour contester d’autres formes d’oppression Des identités peuvent aussi
se trouver « réconciliées » comme le montre l’étude d’Emmanuele Lazzara
en contexte confucéen : « To some degree, Chinese and Taiwanese queer
individuals find ways to reconcile their queerness with their Chineseness by
using coming out as a means to become closer to their families » (ibid. : 205)
le regard des appareils religieux et de leurs clergés (sans pour autant négliger
les normes promues, les rituels et les agents qui les accomplissent), une telle
approche bottom-up permet de comprendre « how this engagement with
something called religion is often negotiated in complex ways » (Page, Shipley,
2020 : 194) Les autrices donnent aussi à voir la pluralité interne aux mondes
religieux, en reprenant à leur compte la critique de James Beckford : « all too
often theorists have taken religion as a relatively unproblematic unitary and
homogeneous phenomenon that can be analysed and compared across time
and space » (Beckford, 2003 : 15)
La définition donnée de la sexualité est elle aussi large, bien au-delà des
seules pratiques génitales Elle inclut notamment la question du mariage et celle
de « la famille » Il s’agit aussi de saisir les hiérarchies internes aux sexualités,
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
qui ne se limitent pas à celle entre hétérosexualité et homosexualité Au sein
même de l’ensemble que désigne l’acronyme LGBT (les personnes lesbiennes,
gay, bi-sexuelles et transgenres), le groupe des hommes gay est prédominant et
d’autres identités – intersexe et queer – ont été longtemps ignorées Le choix
fait dans l’ouvrage est de désigner comme queer toutes les identités non-
hétérosexuelles Au sein des mondes religieux, c’est le christianisme qui a
suscité le plus grand nombre de travaux Page et Shipley évoquent en outre
à plusieurs reprises le poids persistant des catégories chrétiennes (Christian-
centric categories) pour penser le religieux
Une fois les notions définies, il s’agit de saisir en quoi sexualité et religion
se sont au cours de l’histoire co-construites : « Sexual decision making is often
connected to religious ideas or pratices ; religious life is often regulating sexual
life » (Lofton, 2016 : 19, cité in Page, Shipley, 2020 : 5)
des mosquées en Égypte, les autrices soulignent ici encore que considérer la
religion uniquement comme une forme d’oppression des corps des femmes
est insuffisant : « Religion can enable women to achieve particular goals and
ends, even if those do not fit neatly into dominant constructions of feminist
empowerment » (Page, Pilcher, 2020 : 1)
Prendre en considération les corps, c’est nécessairement porter une attention
à l’espace (safe ou unsafe) et au temps dans lesquels ils se meuvent, au pouvoir,
au sens foucaldien du terme, qui s’exerce sur eux, et enfin aux relations qui les
unissent Les corps, toujours en devenir, font l’objet d’un travail Ils sont des
projets du soi (projects of the self) Ils constituent également des projets des
communautés religieuses qui définissent des corps idéaux et en stigmatisent
d’autres (les femmes qui ont des relations sexuelles avant le mariage, celles
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
qui sont mariées mais n’ont pas d’enfant, des jeunes gens queer, etc)
La première partie de l’ouvrage de Page et Pilcher regroupe des contributions
qui donnent à voir comment le dualisme religieux/séculier prégnant en Europe
de l’Ouest se trouve bousculé à l’échelle des expériences individuelles : corps
en prière protestant contre l’avortement devant des cliniques en Angleterre
(Page et Lowe), place inconfortable des corps pieux dans les programmes
éducatifs de santé sexuelle aux Pays-Bas (Barkelink et Wiering), trajectoire de
conversion de femmes dans le même pays perçue comme renonçant au projet
libéral d’émancipation (Schrijvers), initiatives visant à faire participer de jeunes
femmes musulmanes à la pratique du football promue comme moyen de
cultiver la « bonne » citoyenneté (« good » sexual citizenship) (Van den Bogert)
La seconde partie s’attache aux formes de résistance à l’imposition de normes
de genre et de scripts sexuels : les sorcières contemporaines et leurs techniques
corporelles relatives notamment à la nudité et aux menstruations en Australie
(Quilty), la pratique de la méditation orgasmique à Londres et à New York
(Pilcher), les exégèses queer de la Bible (Henderson-Merrygold), le recours
aux vidéos en ligne par des femmes évangéliques (Winter) La dernière partie
traite des représentations des corps genrés : femmes mormones britanniques
confrontées à des problèmes d’infertilité qui développent une conception
extensive de la maternité (Halford), conception genrée de la transgression
sexuelle – le fait d’avoir des rapports sexuels avant le mariage – qui pèse
sur les mères célibataires et leurs propres mères dans les Églises nigériennes
(Amakor), représentations concurrentes du corps des femmes dans les pays
du Maghreb (Yassine), appropriation par des femmes sikh du turban, attribut
traditionnellement masculin et guerrier, en contexte diasporique italien et
anglais (Bonfanti)
Approche intersectionnelle
Sensibles aux inégalités, Page et Shipley plaident pour une approche inter-
sectionnelle C’est à cette approche qu’est consacré l’ouvrage codirigé avec
Andrew Yip Le concept d’intersectionnalité a été forgé par la juriste afri-
caine-américaine Kimberlé Crenshaw afin de penser ensemble différents
80 – Archives de sciences sociales des religions
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
reste de la discipline mais aussi de son manque d’intérêt pour les expériences
minoritaires au profit d’une focalisation sur les élites Plus largement, la
sociologie des religions a pris du temps à intégrer les questions de genre et
de race Il s’agit donc d’étendre le cadre intersectionnel à la religion et à la
sexualité Une telle approche ouvre à la complexité des expériences vécues :
Many outside of the field simply do not understand why many queer people and
non-conforming heterosexuals do remain in their religious traditions, also failing
to appreciate that religious spaces are varyingly constituted in relation to sexual
matters: not all disapproving or opposed. Complexity arises in the vast number of
ways that queer individuals live out their religious identities, which may or may not
be connected with a formal religious community. […] Therefore, we have encountered
individuals who would rather amend their sexual orientation than risk losing the
belonging and security that their religious traditions give them (Page, Yip, 2020 : 4)
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
tique de l’approche intersectionnelle :
The concerns of intersectionnal theory helps to guard against the temptation to
oversimply, or to explain a complex and mulitfaceted conflict in terms of a single
axis of domination or contention. […] it is never only about questions of sexuality
[…]. Globally considered, discussions of rights for sexual minorities cannot be
disentangled from the legacy of colonialism, and the ongoing structures of global
inequality and power relations […] (McKinnon, Brittain, in ibid : 100)
Enfin, alors que dans plusieurs pays comme la France c’est « la théorie
du genre » qui s’est trouvée vilipendée, c’est l’approche intersectionnelle qui
est décrite dans des groupes chrétiens conservateurs américains comme une
« idéologie » dangereuse (Barret-Fox, Yip, in ibid)
fait d’être en situation de handicap par exemple, ou encore l’âge – les jeunes
ayant surtout retenu l’attention jusqu’à présent au détriment des personnes plus
âgées) De mon point de vue, ce sont aussi les enjeux éthiques que soulèvent
de telles recherches qui mériteraient de nouveaux travaux
Céline Béraud
CéSor (EHESS-CNRS)
celineberaud@ehessfr
Bibliographie
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.50)
Ammerman Nancy, 2016, “Lived Religion as an Emerging Field: An Assessment of its
Contours and Frontiers”, Nordic Journal of Religion and Society, 29, 2, p 83-99
Asad Talal, 2003, Formations of the Secular: Christianity, Islam, Modernity, Standford,
Standford University Press
Beckford James A, 2003, Social Theory and Religion, Cambridge, Cambridge
University Press
Gross Martine, Yip Andrew, 2010, “Living Spirituality and Sexuality: A Comparison
of Lesbian, Gay and Bisexual Christians in France and Britain”, Social Compass,
57, 1, p 40-59
Lofton Kathryn, 2016, “Religion and Sexuality”, in K L Brintnall (ed), Religion:
Embodied Religion, Farmington Hils, MacMillan
Kuhar Roman, Paternotte David (eds), 2017, Anti-Gender Campaigns in Europe:
Mobilizing Against Equality, New York, Londres, Rowman & Littlefield International
Mahmood Saba, 2009 [2005], Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau
islamique, Paris, La Découverte
McGuire Meredith, 2008, Lived Religion: Faith and Practice in Everyday Life, Oxford,
Oxford University Press
Orsi Robert A, 1997, “Everyday Miracles: The Study of Lived Religion”, in D D Hall
(ed), Lived Religion in America: Toward a History of Practice, Princeton, Princeton
University Press
Page Sarah-Jane, 2012, « Femmes, mères et prêtres dans l’Église d’Angleterre Quels
sacerdoces ! », Travail, genre et sociétés, 27, p 55-71
Page Sarah-Jane, Pilcher Kathy (eds), 2020, Embodying Religion, Gender and Sexuality,
Londres, New York, Routledge
Page Sarah-Jane, Shipley Heather, 2020, Religion and Sexualities: Theories, Themes
and Methodologies, Londres, New York, Routledge
Page Sarah-Jane, Yip Andrew Kam-Tuck (eds), 2020, Intersecting Religion and Sexuality:
Sociological Perspectives, Leyde, Brill
Scott Joan W, 2018, Sex and Secularism, Princeton, Princeton University Press
Woodhead Linda, 2007, “Gender differences in religious practice and significance”,
in J A Beckford, J Demerath (eds), The Sage Handbook of the Sociology of Religion,
Los Angeles, Londres, New Delhi, Singapore, Sage, p 550-570