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NIETZSCHE
Giuseppe Lissa
In Press | « Pardès »
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PARDÈS N° 38/2005
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par exemple Burckhardt, il ne manqua pas de les critiquer quand ils expri-
maient leurs sentiments antisémites qu’il jugeait tout à fait inexcusables.
Nietzsche, au contraire, s’exprime souvent dans les textes de la maturité
avec respect et admiration pour les Juifs, qu’il n’identifie jamais en tant
que peuple mais en tant que race et qu’il oppose à ses compatriotes et à
leur décadence, soulignant la capacité des Juifs à préfigurer le prototype
du bon Européen de demain. Il est difficile d’évaluer cette évolution de
la pensée de Nietzsche. Les spécialistes sont divisés là-dessus. La raison
en est dans la caractéristique des textes du Nietzsche des dernières années.
Inaccomplie. Ses dernières réflexions ont été consignées dans des cahiers,
sélectionnées par sa sœur Élisabeth, pour arriver, en passant par Karl
Schlectha, jusqu’à mes compatriotes, Colli et Montinari, donnant à ses
éditeurs des possibilités de manipulation, pratiquées tant par ceux qui
cherchaient à livrer sa pensée dans les cadres du national-socialisme, que
par ceux qui, au contraire, ont senti la nécessité de conférer à sa philo-
sophie le trait d’une philosophie libertaire jusqu’au point de la présen-
ter avec les aspects d’un extrême et généreux anarchisme. On connaît
les polémiques suscitées par l’édition Colli et Montinari.
En ce qui concerne la question de l’interprétation du judaïsme, plus
importante et délicate, parce qu’elle concerne un aspect théorique de leur
pensée, je tenterai d’exposer mon point de vue de manière synthétique.
On le sait, son biographe, Karl Rosenkranz, nous l’a signalé, Hegel consi-
dérait le judaïsme comme une « sombre énigme 4 ».
Cette énigme, il a tenté de la pénétrer de deux différentes manières
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mérite pour avoir adoré Dieu comme l’un, parce que l’unité de Dieu est
la source de la subjectivité 10. » Mais puisque Dieu, l’Un, l’Infini, est ici
une essence sans figuration et sans image, ce Dieu, cet Un, cet Infini ne
peut pas être reconnu comme un esprit concret 11. Certes, puisqu’il est
l’esprit qui engendre soi-même, il est puissance absolue. Mais, en tant
qu’absolu, il est séparé de toutes choses, et il n’a pas de rapport avec le
concret. C’est pour cela qu’il crée le monde du néant. Le concept de créa-
tion à partir du néant, «ex nihilo», veut dire que le monde est «prosaïque»,
« dédivinisé » 12. C’est pour cette raison que le rapport entre Dieu et le
monde est exprimé dans la forme du sublime.
Dans ce sublime il y a apparition, rapport, mais dans cette apparition
« le sublime fait disparaître la matière dans laquelle il apparaît ». Le
monde, la nature, inerte, est alors obéissance. De même pour l’homme.
« Dans la religion juive l’homme, par exemple Moïse – dit Hegel – a
seulement la valeur d’un organe 13. » C’est l’emphase de la puissance,
de la pure puissance. Ce Dieu invisible, qui est la réalisation de l’essence,
a un rapport purement négatif avec la réalité. Il n’a pas encore son être
concret. Séparé et loin de l’homme, il le soumet à ses commandements.
L’homme s’identifie en tant qu’autoconscience et il se pose des fins
éthiques. Mais seulement en tant qu’il reçoit tout cela de l’extérieur. La
relation qui s’établit entre lui et ce Dieu est une relation qu’on doit recon-
naître comme relation entre un maître et son serviteur. C’est pour cette
raison qu’elle peut se développer dans les domaines de la famille, de
l’ethnos et non pas dans un État qu’on peut reconnaître comme le lieu
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Ce Dieu, qui est l’Infini, lui paraît comme un trou noir duquel peut prove-
nir ou la menace d’une absolue et irrationnelle puissance ou une attrac-
tion dangereuse qui peut précipiter la pensée dans le vertige d’une chute
irrépressible. Certainement, il pense qu’il faut rester lié à l’Infini, mais
il pense aussi qu’on a besoin de reconnaître cet Infini, de l’identifier
comme un sujet capable de se faire concret, en sortant de soi-même et
en s’épousant avec la réalité du monde et de la nature à laquelle il se doit
de restituer. D’une manière différente des Grecs, le statut de réalité parti-
cipe du divin. Or pour ce faire, il convient de remplir ce vide qu’est
l’Infini du judaïsme avec l’être, tout l’être, l’être du tout, qu’Hegel va
désormais concevoir comme une totalité, comme l’unité de l’être et du
temps, être en tant que temps, et temps en tant qu’être, se développant,
à partir de soi-même, hors de soi-même. Jusqu’à rejoindre la coïncidence
de soi avec soi-même. Universel qui « dans le fini devient quelque chose
de non fini 16 ». L’esprit « qui est ce processus » qui se donne l’aspect
(l’ombre) des choses finies pour les surmonter, les poser en tant que
surmontées, l’esprit qui, dans les deux cas, est « le se manifester, parce
que cet aspect (apparence) qu’il revêt est l’“apparoir” de Dieu – appari-
tion infinie qui n’est pas en dehors de l’aspect (apparence) » 17.
Mais je reviendrai sur ces points. Je veux me demander sur quoi est
fondée cette interprétation du judaïsme et si elle a des rapports avec l’an-
tisémitisme. Les bases qui soutiennent cette interprétation sont tout à fait
minces. Hegel connaît le développement du judaïsme jusqu’à l’âge de
Jésus et de Paul, la destruction du deuxième temple et le commencement
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L’INTERPRÉTATION DE NIETZSCHE
chose d’acquis, et même donné pour sûr. Y a-t-il là quelque chose comme
des impulsions chrétiennes ? Je ne sais pas. Mais on ne peut pas se défaire
des textes. Et les textes disent que Nietzsche désire abolir le christia-
nisme, qu’il désire porter le processus de la modernité jusqu’à ses légi-
times conclusions.
Il y a là une profonde différence avec Hegel. Hegel pensait que le
mouvement de la modernité devait s’accomplir dans et par le christia-
nisme. Le christianisme était pour lui le lieu de toutes les conciliations,
de la conciliation entre l’Infini et le fini, entre l’esprit et la nature, entre
la raison et la foi, entre l’individu et la communauté dans l’État, le chris-
tianisme était enfin pour lui l’Universel qui devient monde et histoire et
qui, ce faisant, fait entrer l’homme libéré dans le royaume de Dieu. C’est
pour cette raison qu’il fut si sévère avec le judaïsme. Nietzsche au contraire
estime que le christianisme a produit et produit tous les déchirements. Il
ne pense pas que dans le christianisme et dans la religion en général
l’Infini et le fini se rencontrent. En considérant la même tradition à laquelle
Hegel avait donné son attention, il renverse l’interprétation hégélienne.
Bien sûr, comme Hegel, lui aussi juge qu’il y a une continuité entre le
platonisme et le christianisme et comme Hegel lui aussi pense que le trait
d’union entre ces deux traditions c’est Philon. Mais à la différence de
Hegel, il croit que dans le christianisme, la transcendance radicale, décou-
verte et affirmée par Platon et par la Bible, est conservée. Dans le chris-
tianisme il n’y a pas, selon lui, d’effective abolition de la distance entre
le fini et l’Infini, entre Dieu et le monde, entre la raison et la foi, entre
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l’époque des présocratiques qui est une époque dans laquelle l’humanité
a rejoint son point suprême. Un point qui a pour Nietzsche la même
splendeur et la même signification qu’a pour un chrétien « la plénitude
des temps annoncée dans les Évangiles » 20. Et c’est dans la séparation
de cette époque et de la conception des penseurs tragiques de l’antique
Grèce qui l’ont caractérisée que commence, pour lui, la décadence de
l’Occident, qui est la décadence de l’histoire même, parce que, comme
Hegel, Nietzsche aussi ne peut concevoir d’autre histoire, en dehors de
l’histoire occidentale.
Cette décadence commence avec Socrate et Platon, mais son aggra-
vation est entièrement à la charge du christianisme. C’est le christianisme
qui a universalisé la négation platonicienne. C’est le christianisme qui a
renié pour un vaste peuple le monde tragique reconnu par les présocra-
tiques et lui a substitué des fictions telles que : Dieu, l’ordre moral du
monde, l’immortalité, le péché, la grâce, la rédemption 21. C’est le chris-
tianisme, qui est le prolongement plébéien du platonisme et qui a créé
un type psychologique nouveau et intéressant. En pénétrant le secret de
ce type on ne fait pas simplement une expérience psychologique, on fait
« une expérience autour de l’être 22 ». Mais l’être, c’est ici la sagesse du
dernier Nietzsche, c’est l’interprétation de l’être. Et l’interprétation de
l’être commande une définition de l’identité de l’homme qui se recon-
naît dans cette interprétation ou qui considère vraie cette interprétation.
Quels sont, alors, les traits d’une interprétation de l’être qui insiste à
maintenir séparé un être, dont on ne peut pas faire une expérience parce
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est toute contenue dans cette conviction. Il n’y a pas les contrastes, il y
a la paix et « le royaume des cieux appartient aux enfants ». Et tous ceux
qui vivent dans l’amour sont dans la paix. Celui qui aime est en paix avec
la nature et avec la société 24.
Jésus est « un antiréaliste ». Rien ne peut l’ébranler. Ce qu’il dit est
hors de toute religion, de tout culte, de toute histoire, de toute science
naturelle, de toute expérience mondaine, de toute connaissance, de toute
politique, de toute psychologie, de tout livre, de tout art. Ce qu’il dit c’est
de la « pure folie ». Il ne sait rien de la culture, de l’État, du travail, de la
guerre. Il n’a eu aucun soupçon du « concept ecclésiastique du monde »,
parce qu’il « n’a eu aucune représentation du fait qu’une foi, une vérité
pourrait être démontrée par la raison ». Ce qui est prouvé par la circons-
tance « que dans toute la psychologie de l’“Évangile” est absente la notion
de culpabilité et de châtiment ; ainsi que celle de récompense ». Il n’en a
pas besoin. Dans l’univers dans lequel il vit il n’y a pas des choses comme
celles-là. Son univers à lui est la réalité intérieure et là il est en paix avec
tous et toutes choses. « Si j’ai compris quelque chose de ce grand symbo-
liste, dit Nietzsche, cela consiste dans le fait qu’il a pris pour réalité, pour
“vérité” seulement des réalités intérieures, et il a entendu le reste, tout ce
qui concerne la nature, le temps, l’espace, l’histoire, seulement comme
un signe, comme occasion pour des allégories. » Or, dans son âme il était
en paix avec tous. C’est pour cela qu’il ne demandait pas de ses disciples
une quelconque foi, il demandait d’eux une autre manière d’agir. Dans
un sens précis, « dans le sens qu’il n’oppose pas de résistance ni avec des
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vengeance qui se trahit dans l’aspiration d’imposer les valeurs des hommes
médiocres aux hommes supérieurs. En prenant corps comme un mouve-
ment de revanche contre tout ce qui est distingué, c’est-à-dire l’éthique
des Grecs et les valeurs sur lesquels se soutenait l’Empire romain, le
christianisme de Paul devient le soutien de tous les besoins bas et vulgaires
des hommes vils de la masse. Et c’est en cela qu’il se révélerait un phéno-
mène tout à fait juif.
Au contraire de Hegel, Nietzsche ne pense pas que le christianisme
est construit sur la suppression du judaïsme. Il ne croit pas que le chris-
tianisme abolit la distance entre le fini et l’Infini, qu’il pose les bases
pour le dépassement de la transcendance qui se résout et dont se conserve
seulement une ombre pâle qui luit faiblement dans l’Esprit dont Hegel
dit qu’il régit (et donne l’unité à) l’histoire universelle laquelle, pour sa
part, lui permet de se réaliser en elle et par elle. Non, cela Nietzsche ne
le croit pas. Il pense que Paul et le christianisme maintiennent ferme la
différence entre fini et Infini, la séparation entre monde vrai et monde
apparent. Il pense donc que Paul et le christianisme opèrent une néga-
tion du monde beaucoup plus outrée que celle opérée par Platon et le
platonisme. Ils dévalorisent la valeur du monde dans la conscience des
grandes masses. Ils généralisent le nihilisme qui inspire toute vision
portée à déprécier le monde vraiment existant. Ils imposent à ce monde
un échafaudage moral qui l’anéantit complètement. En tant que tel, le
christianisme se trahit, dans la concentration et l’intensité de ses derniers
motifs, comme un phénomène tout à fait judaïque. C’est ce que Nietzsche
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du judaïsme et des Juifs était d’une autre qualité. Elle était le fruit d’un
discours élaboré et complexe. Et, comme on l’a vu, quelque peu cryp-
tique. Toutefois cette conception était telle que j’ai essayé de la décrire.
Dès son élaboration elle avait pris ces traits. À partir de là, à partir de
cette naissance, elle pouvait vivre et évoluer selon les besoins de l’Histoire
et des groupes humains qui se sentaient appelés à faire l’Histoire. Et on
sait de quelle manière ils l’ont faite…
Ce que l’on ne peut pas soutenir c’est que Nietzsche aimait et appré-
ciait le judaïsme. Par exemple le judaïsme de la diaspora. Certainement
il y a des textes dans lesquels il s’exprime, en apparence, favorablement
envers les intellectuels juifs en diaspora. Et dans L’Antéchrist il ne cache
pas jusqu’à son admiration pour le Dieu de l’Ancien Testament qu’il
oppose au Dieu du Nouveau Testament. Serait-il justifié d’affirmer qu’il
a su reconnaître le judaïsme, non comme une essence qui ne change pas
dans l’Histoire, mais comme une réalité vivante qu’il faut comprendre
à partir de ses différentes réalisations historiques ? Et aurait-il condamné,
en tant que produit par le ressentiment, seulement le judaïsme sacerdo-
tal ? J’en doute. En ce qui regarde ses jugements sur le Dieu de l’Ancien
Testament consignés aux pages de L’Antéchrist, sur lesquels Deleuze
s’exprime si favorablement 31, il suffit de lire Nietzsche. Qu’en dit-il ?
Simplement que ce Dieu, le Dieu des Juifs, est un Dieu vindicatif et
terrible parce qu’il est le Dieu de la puissance, de l’affirmation de soi et
du pouvoir du peuple. Qu’il est donc un Dieu dionysiaque 32. Évidem-
ment ce n’est pas le Dieu d’Israël.
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NOTES
1. Les Juifs selon Hegel et Nietzsche. La clef d’une énigme, Seuil, Paris, 2001.
2. Ibid., p. 162.
3. Ibid., p. 176. Pour ce qui concerne Pöggeler on peut considérer : « L’interprétation
hégélienne du judaïsme » in Études hégéliennes, trad. franc. Vrin, Paris, 1985, pour
ce qui concerne J. D’Hondt, on peut considérer : Hegel et son temps, Éditions sociales,
Paris, 1968 et Hegel secret, PUF, Paris, 1968.
4. La formulation de Rosenkranz est : « Les opinions de Hegel sur l’histoire juive ont été
dans des temps différents très différentes. Elle l’a autant violemment repoussé et fasciné
et pendant toute sa vie elle l’a tourmenté comme une sombre énigme. » K. Rosenkranz,
La vita di Hegel, trad. it. Mondadori, Firenze, 1974, p. 69.
5. E. Mirri, Introduzione a La vita di Gesù (1795), in G. W. F. Hegel, Scritti giovanili,
trad. it. Guida editori, Napoli, 1993, p. 329.
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Heidentums, qui est sorti à Berlin en 1887, et de F. Overbeck, Über die Christlichkeit
unserer heutigen Theologie (1873), Studien zur Geschichte der alten Kirche (1875),
Über die Auffassung des Streits des Paulus mit Petrus in Antiochien (Gal. 2, 11 ff.) bei
den Kirchenvätern (1877), Zur Geschichte des Kanons. Zwei Abhandlungen (1880),
Über die Anfänge der patristischen Literatur (1882).
19. Jaspers pense que « l’hostilité de Nietzsche envers le christianisme est inséparable de
son effective liaison avec le christianisme comme aspiration » et il soutient que « l’ex-
périence fondamentale de la vie » de Nietzsche a été « celle de s’opposer au christia-
nisme en raison de profondes impulsions chrétiennes ». Nietzsche e il cristianesimo,
trad. it. Ecumenica editrice, Bari, 1978, p. 13-14.
20. Je crois qu’on peut bien accueillir cette suggestion de Jaspers (cf. op. cit., p. 41) même
si on ne partage pas son interprétation de l’attitude de Nietzsche envers le christia-
nisme.
21. Dans l’incipit de L’Antéchrist, Nietzsche s’exprime avec une clarté qui n’aurait pas
dû donner lieu à beaucoup de méprises. Il fonde son discours sur une distinction nette :
il y a « les Hyperboréens », ceux-là, dit-il, « sommes nous », les esprits libres, on pour-
rait dire en se souvenant de la tradition libertine à laquelle il se rattache, les esprits
forts, lesquels « connaissent la route » et « ont trouvé la sortie d’entiers millénaires de
labyrinthe », en rejoignant les penseurs tragiques de l’ancienne Grèce, qui partageaient
« notre fatum », « la plénitude, la tension, le cumul des forces », « tout ce qui élève le
sens de la puissance, la volonté de puissance, la puissance même dans l’homme »,
c’est-à-dire « tout ce qui est bon », et les autres, « les faibles », « les mal réussis », « les
mauvais », qui sont les chrétiens, les chrétiens qui ont « conduit une guerre mortelle »
contre les hommes qui trouvent leur bonheur dans « une plus grande puissance » et qui
ne cherchent pas la paix mais la guerre, les chrétiens « qui se sont rangés du côté de
tout ce qui est faible, méprisable, mal réussi », les chrétiens qui ont perverti la vie et
qui ont promu la décadence, en faisant de la compassion, qu’ils ont épousée, « la praxis
du nihilisme ». L’Anticristo, op. cit., p. 168-173.
22. K. Jaspers, op. cit., 18.
23. « Il me paraît d’un extrême intérêt, d’observer et de comparer les réactions si diffé-
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de Nietzsche est celle de l’homme qui se veut souverain sans mentir, à l’égard de l’être
imaginé qui accapara, pour les abuser, l’amour de tous les hommes ». La souverai-
neté, in Œuvres complètes, de G. Bataille, Gallimard, Paris, 1976, vol. VIII, p. 407 et
p. 411. Il me semble qu’au-delà d’une ambiguïté laquelle bien loin d’être « surpre-
nante », comme le veut Bataille (op. cit., p. 422), est tout à fait compréhensible parce
qu’elle concerne toute l’œuvre de Nietzsche, il distingue très clairement entre Jésus
qui n’est pas Dieu, qui est le décadent, l’anarchiste, qui ne lutte pas et ne résiste pas
et Christ, qui devient Dieu par une invention de Paul, le prêtre par excellence, qui se
sert de cette image pour soumettre à sa volonté de puissance, malade, tous les hommes
faibles en réveillant dans leur âme l’irrésistible instinct du ressentiment et en favori-
sant dans cette manière la victoire des mal réussis sur les Hyperboréens.
24. Nietzsche décrit la psychologie du rédempteur dans L’anticristo, op. cit., p. 199 sq.
25. Ibid., p. 206-211.
26. En dessinant, à travers le portrait de Jésus, la psychologie du décadent, Nietzsche entre
en polémique avec Renan, qui avait peint Jésus comme un héros, et s’inspire de Tolstoï,
dont il avait lu Ma religion, dans une traduction française (1888), et surtout de
Dostoeïvski qui lui « fournit la formule psychologique de l’idiotisme » de Jésus (cf.
le commentaire à l’édition déjà citée de L’Anticristo, p. 526), ainsi qu’il le dit expli-
citement dans un fragment intitulé « Jèsus. Dostoeïvski » : « Je connais un seul psycho-
logue qui ait vécu dans le monde dans lequel le christianisme est possible, dans lequel
un Christ pouvait naître à la vie. Dostoeïvski. Il a deviné Christ : – et d’instinct il est
surtout exempt du danger de se représenter ce type avec la vulgarité de Renan… Et à
Paris on croit que Renan souffre par trop de finesses (allusion aux Goncourt, N.d.E.) !…
mais peut-on faire une erreur plus grande que celle de transformer Christ, qui était un
idiot, dans un génie ? que celle de mentir sur Christ, qui représente l’envers d’un senti-
ment héroïque, en en faisant un héros ? » Ibid., p. 527.
27. La décadence se produit là « où décline dans toute forme la volonté de puissance ».
Elle se constitue chaque fois qu’il y a « une régression physiologique » (p. 183). Alors
on proclame sa confiance en un Dieu à travers lequel on déclare son « inimitié à la
vie », à travers lequel on divinise « le néant » et on consacre « sa propre volonté de
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voir particulièrement les pages 230-246, sur Nietzsche et les antisémites les pages,
tout à fait favorables pour Nietzsche, 553-611.
31. « L’admiration de Nietzsche pour les rois d’Israël et pour l’Ancien Testament est
profonde ». G. Deleuze, Nietzsche e la filosofia e altri testi, trad. It. Einaudi, Torino,
2002, p 191.
32. Je ne sais pas si ce faisant Nietzsche, comme le pense le marxiste Losurdo, a l’inten-
tion d’enrôler à la cause de l’éthique aristocratique le grand capital juif (cf. op. cit.,
p. 827 et p. 832-833), mais il reste vrai que son jugement positif sur le Dieu de l’Ancien
Testament concerne le Dieu de l’âge archaïque : « Dans l’origine, surtout à l’époque
du pouvoir royal, aussi Israël était dans le juste, c’est-à-dire dans le naturel rapport
avec toutes les choses. Son Javeh était l’expression de la conscience du pouvoir, du
plaisir de soi, de l’espoir placé en soi : on s’attendait par lui victoire et salut. » Sur le
Dieu des prophètes, le Dieu de la justice il s’exprime tout autrement, il dit que ce Dieu
s’installa lorsque les espoirs rêvés par les prophètes ne se réalisèrent pas, alors « son
concept se transforma », « il se dénatura », « Javeh, le Dieu de la justice ne fut plus une
unité avec Israël ». S’imposa, dans ce moment, « l’instinct juif » avec son « épouvan-
table logique », la logique qui porte à l’affirmation du néant sur l’être et qui fait des
Juifs « le peuple le plus fatal de l’histoire », l’inspirateur de tous les mouvements nihi-
listes qui l’ont traversée jusqu’au moment libératoire de la mort de Dieu, qui est la
mort du Dieu de la justice, du Dieu inventé par les prophètes juifs. L’Anticristo, op.
cit., p. 192-196.
33. Dans son livre, que j’ai déjà beaucoup cité, Losurdo suppose que l’anti-antisémitisme
de Nietsche se résout dans le refus de l’antisémitisme de dérivation socialiste, l’anti-
sémitisme, par exemple, d’un Düring, qui était un antisémitisme anticapitaliste, pour
embrasser un antisémitisme différent, l’antisémitisme de ceux qui pouvaient penser
possible d’acquérir à cette cause, ainsi que l’avait pensé le comte de Gobineau, le
grand capital juif, jugé approprié pour être coopté dans l’élite européenne, op. cit.,
p. 618-619 et p. 893.
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