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DEUX MODÈLES PHILOSOPHIQUES DE L'ANTIJUDAÏSME : HEGEL ET

NIETZSCHE

Giuseppe Lissa

In Press | « Pardès »

2005/1 N° 38 | pages 117 à 137


ISSN 0295-5652
ISBN 9782848350776
DOI 10.3917/parde.038.0117
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Deux modèles philosophiques


de l’antijudaïsme : Hegel et Nietzsche
GIUSEPPE LISSA

Notre analyse ne s’arrêtera pas particulièrement sur l’antisémitisme


éventuel de Hegel et de Nietzsche et ne traitera pas trop longuement de
l’interprétation que tous les deux ont donnée du judaïsme.
On ne peut qu’être d’accord avec Yirmiyahu Yovel qui, dans un livre,
récemment traduit en français 1, a fixé quelques critères pour juger de
l’antisémitisme d’un auteur. Ils me semblent tout à fait acceptables. Toutes
les critiques, même les critiques brutales, qu’un auteur adresse au
judaïsme, en tant que phénomène historique, éthique et religieux, ne
prouvent pas son antisémitisme, parce que l’on est antisémite quand on
se sert de ces critiques : a) « comme une arme contre les Juifs contem-
porains » ; b) « si l’on considère les Juifs comme des ennemis » ; c) « si
l’on se sent menacé par eux » ; d) « si l’on élabore des raisons historiques
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pour susciter la haine contre eux, pour les blesser et pour nier leurs droits
présents 2 ». À la lumière de ces critères il devient difficile de juger de
l’éventuel antisémitisme de Hegel et de Nietzsche.
Hegel, n’aimait peut-être pas les Juifs, mais, ainsi que l’ont affirmé
des hégéliens importants, tels que Pöggeler, J. D’Hondt, et Yovel lui-
même, il n’a jamais cherché à « blesser les Juifs ». Il ne les a pas consi-
dérés comme des « ennemis de la société allemande ». Il ne leur a pas
refusé leurs droits, au contraire il a soutenu « l’émancipation politique
des Juifs et leur admission dans la société allemande 3 ».
Nietzsche, après les hostilités juvéniles exprimées contre eux, dans
les années de Tribschen, au contact de Wagner et de sa femme, n’a pas
manqué de réagir, par la suite, dans les années de la maturité, aux vulga-
rités des antisémites. Qu’il s’agisse de sa sœur, laquelle, comme on le
sait, avait épousé un fier et vulgaire antisémite, Bernard Förster, de certains
de ses amis, ou d’hommes pour lesquels il avait de la vénération, comme

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par exemple Burckhardt, il ne manqua pas de les critiquer quand ils expri-
maient leurs sentiments antisémites qu’il jugeait tout à fait inexcusables.
Nietzsche, au contraire, s’exprime souvent dans les textes de la maturité
avec respect et admiration pour les Juifs, qu’il n’identifie jamais en tant
que peuple mais en tant que race et qu’il oppose à ses compatriotes et à
leur décadence, soulignant la capacité des Juifs à préfigurer le prototype
du bon Européen de demain. Il est difficile d’évaluer cette évolution de
la pensée de Nietzsche. Les spécialistes sont divisés là-dessus. La raison
en est dans la caractéristique des textes du Nietzsche des dernières années.
Inaccomplie. Ses dernières réflexions ont été consignées dans des cahiers,
sélectionnées par sa sœur Élisabeth, pour arriver, en passant par Karl
Schlectha, jusqu’à mes compatriotes, Colli et Montinari, donnant à ses
éditeurs des possibilités de manipulation, pratiquées tant par ceux qui
cherchaient à livrer sa pensée dans les cadres du national-socialisme, que
par ceux qui, au contraire, ont senti la nécessité de conférer à sa philo-
sophie le trait d’une philosophie libertaire jusqu’au point de la présen-
ter avec les aspects d’un extrême et généreux anarchisme. On connaît
les polémiques suscitées par l’édition Colli et Montinari.
En ce qui concerne la question de l’interprétation du judaïsme, plus
importante et délicate, parce qu’elle concerne un aspect théorique de leur
pensée, je tenterai d’exposer mon point de vue de manière synthétique.
On le sait, son biographe, Karl Rosenkranz, nous l’a signalé, Hegel consi-
dérait le judaïsme comme une « sombre énigme 4 ».
Cette énigme, il a tenté de la pénétrer de deux différentes manières
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dans les deux phases les plus significatives de sa vie spéculative.
Dans la première phase, la phase kantienne, illuministe, de sa pensée,
dans des œuvres importantes comme La vie de Jésus, La positivité de la
religion chrétienne et L’esprit du christianisme et son destin, en inter-
prétant, sur les traces de la kantienne Religion dans les limites de la seule
raison, la religion en tant qu’éthique, Hegel reconnaît dans le christia-
nisme la vraie religion. La religion de la raison, mais d’une manière un
peu différente dans les deux moments qui se succèdent entre la compo-
sition de ces deux œuvres.
Dans le premier moment (La vie de Jésus), il fait crédit au christia-
nisme d’être la vraie religion parce qu’il pense, qu’en s’appuyant sur la
faculté qu’aurait la raison de se donner sa règle à soi-même et de contrô-
ler de façon autonome les impulsions de l’individu, le christianisme serait
capable de régler l’opposition ou la scission (séparation) qui existe dans
l’homme entre la Loi et la nature, entre la raison et la sensibilité, et, sans
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reculer face à la nécessité de vider la religion chrétienne de l’élément du


sacré, avec une extrême cohérence, il arrive jusqu’au point de recons-
truire l’histoire de Jésus, sans se référer à la dimension qui fait de l’«Évan-
gile » « la bonne nouvelle », la nouvelle qu’« avec Jésus, Dieu est entré
réellement dans l’histoire humaine ». En interprétant la figure de Jésus
comme si elle fut celle de Socrate, il la fait parler « avec le langage et
avec les concepts de Kant 5 », tandis qu’il identifie le judaïsme comme
une religion emprisonnée dans la sensibilité, comme une religion qui en
appelle à une loi extérieure pour contrôler les pulsions des hommes,
comme une religion, en définitive, particulière ou comme il préfère de
s’exprimer comme une « religion statutaire » (La vie de Jésus), c’est-
à-dire une « religion positive 6 ».
Dans un deuxième moment (La positivité de la religion chrétienne)
il étend aussi au christianisme la critique de la positivité et il en arrive à
faire du même Jésus un maître de religion positive plutôt qu’un maître
de vertu. Ce changement ne comporte pas toutefois un changement en
ce qui regarde le judaïsme qui est considéré encore comme un des
éléments qui rendaient triste la condition juive : « dont l’esprit était
submergé sous le poids de préceptes statutaires lesquels de manière
pédantesque prescrivaient une règle pour chaque banale action de la vie
quotidienne, en donnant à l’entière nation l’aspect d’un ordre monas-
tique » et auquel esprit « déjà plié et assombri par la sujétion de l’État à
une puissance étrangère on ne laissait rien d’autre que l’orgueil d’une
obéissance d’esclave, à des lois que les Juifs ne s’étaient pas données
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d’eux-mêmes ». Selon lui le judaïsme donnait aux Juifs « une existence
privée d’auto-conscience », « monastiquement occupée dans la répéti-
tion mécanique, sans esprit et sans consistance, d’us et coutumes
mesquins 7 ». Il avait, comme le christianisme, lequel, après Jésus, hérite
cet esprit mesquin à travers ses disciples qui étaient tous des Juifs, le
caractère d’une foi privée, d’une opinion, qui, n’étant pas universelle,
lorsqu’elle sort d’elle-même et pénètre dans la société, devient religion
publique, religion d’État, rend opérante sa positivité et contredit la liberté
du citoyen et de l’État, la liberté que le jeune Hegel, comme ses amis du
Stift de Tübingen, croyaient réalisée en Grèce et qu’il rêvait de pouvoir
reconstituer en Allemagne.
Dans la deuxième phase Hegel tente de pénétrer l’énigme juive d’une
autre manière. Il a mûri, entre-temps, les coordonnées de sa philosophie.
Il n’interprète plus la raison à la manière de Kant et de l’illuminisme.
Cette raison universelle lui paraît désormais un principe limité qu’il
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appelle, dans la Phénoménologie de l’esprit, intellect. La vraie raison


qu’il appelle esprit est le sujet conçu comme un processus qui en s’ac-
complissant prend la forme d’une totalité, totalité du dévoilement de la
vérité. En passant des œuvres de jeunesse à la Phénoménologie, Hegel
a découvert la dimension historique de toute réalité et donc même de la
raison. Conséquemment il doit situer à nouveau le judaïsme. En appa-
rence c’est un progrès. Le judaïsme devient, selon la nouvelle concep-
tion, un moment, une étape significative du développement de la raison,
de l’esprit. Mais un moment qui dialectiquement doit être surmonté et
préservé. Surmonté et conservé par le christianisme, dans lequel l’esprit
du judaïsme, en ce qu’il a de positif, peut continuer à vivre et hors lequel
il ne peut et il ne doit vivre, au point que, s’il s’obstine à continuer de
vivre, ça relève du paradoxe.
Mais en quoi le judaïsme est-il un moment du développement posi-
tif de l’esprit, et en quoi et pourquoi il doit être surmonté et être rendu
vrai ? À partir de la Phénoménologie, dans laquelle le judaïsme est peut-
être décrit à travers la figure de la conscience malheureuse, en passant
par Les Leçons sur la philosophie de l’histoire et l’Esthétique, jusqu’aux
leçons dictées en 1821, 1824, 1827, 1830-1831 sur la Philosophie de la
religion, le judaïsme est identifié en tant que passage du degré de la reli-
gion naturelle, dans laquelle l’esprit se confond avec l’élément naturel
d’une manière telle que la spiritualité est affectée par l’extériorité, au
point que l’esprit se libère mais d’une manière telle que dans cette libé-
ration le sensible, le fini, le naturel, « n’est pas accueilli » et « est trans-
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figuré dans la libre subjectivité 8 ». Le judaïsme est interprété comme
religion du sublime 9. Selon Hegel, lorsque cette religion s’avance, la
naturalité se retire. « Le soleil de l’esprit fait pâlir la lumière de la natu-
ralité. » Contrairement au jeune Hegel, l’Hegel de la maturité ne regrette
plus ce retrait de la naturalité. Il pense qu’il marque un progrès. Mais
c’est un progrès qui, une fois qu’il s’est réalisé, se transforme en arrêt,
et doit, donc, être surmonté. Le progrès consiste dans le fait que dans le
détachement de la nature, qu’il détermine, se pose l’esprit en tant que
puissance substantielle, puissance contenue dans l’infini. L’arrêt consiste,
au contraire, dans le fait que l’infini se reconnaît ici séparé du fini. Dans
cette phase l’auto-conscience individuelle ne se pose pas dans l’infini
entendu comme le lieu duquel lui dérive son identité. L’infini est le lieu
du vide, d’un vide effrayant. Oui, certainement, l’infini est reconnu
comme Dieu et Dieu est conçu comme un Dieu Un : « Il n’y a pas lieu
à merveille – commente Hegel – si le peuple juif s’est attribué tant de
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mérite pour avoir adoré Dieu comme l’un, parce que l’unité de Dieu est
la source de la subjectivité 10. » Mais puisque Dieu, l’Un, l’Infini, est ici
une essence sans figuration et sans image, ce Dieu, cet Un, cet Infini ne
peut pas être reconnu comme un esprit concret 11. Certes, puisqu’il est
l’esprit qui engendre soi-même, il est puissance absolue. Mais, en tant
qu’absolu, il est séparé de toutes choses, et il n’a pas de rapport avec le
concret. C’est pour cela qu’il crée le monde du néant. Le concept de créa-
tion à partir du néant, «ex nihilo», veut dire que le monde est «prosaïque»,
« dédivinisé » 12. C’est pour cette raison que le rapport entre Dieu et le
monde est exprimé dans la forme du sublime.
Dans ce sublime il y a apparition, rapport, mais dans cette apparition
« le sublime fait disparaître la matière dans laquelle il apparaît ». Le
monde, la nature, inerte, est alors obéissance. De même pour l’homme.
« Dans la religion juive l’homme, par exemple Moïse – dit Hegel – a
seulement la valeur d’un organe 13. » C’est l’emphase de la puissance,
de la pure puissance. Ce Dieu invisible, qui est la réalisation de l’essence,
a un rapport purement négatif avec la réalité. Il n’a pas encore son être
concret. Séparé et loin de l’homme, il le soumet à ses commandements.
L’homme s’identifie en tant qu’autoconscience et il se pose des fins
éthiques. Mais seulement en tant qu’il reçoit tout cela de l’extérieur. La
relation qui s’établit entre lui et ce Dieu est une relation qu’on doit recon-
naître comme relation entre un maître et son serviteur. C’est pour cette
raison qu’elle peut se développer dans les domaines de la famille, de
l’ethnos et non pas dans un État qu’on peut reconnaître comme le lieu
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universel où se place l’homme en tant qu’homme.
En résumé, le moment du judaïsme couvre une phase du développe-
ment de l’esprit dans lequel l’esprit est reconnu comme une puissance
terrible, dominatrice. Comme le Seigneur, donc, mais « comme Seigneur
sans passion ». Dans cette phase l’Infini est le lieu du vide et le rapport
qui s’établit entre lui et le fini c’est un rapport sans médiation. Dans et
par ce rapport le fini, en tant que reflet de l’autoconscience divine, est
reconnu comme autoconscience, comme liberté, mais, puisque la liberté
divine n’a pas de contenu concret, la liberté de l’homme elle-même n’a
pas de contenu concret aussi. Pour cette raison elle se renverse dans un
manque absolu de liberté, dans « l’autoconscience du serviteur face à
son maître 14. »
Et c’est seulement dans le christianisme, dans l’affirmation de
la Trinité, qu’on trouve la vraie libération de l’homme 15. À la manière
de Paul, Hegel éprouve un sentiment de vertige face au Dieu d’Israël.
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Ce Dieu, qui est l’Infini, lui paraît comme un trou noir duquel peut prove-
nir ou la menace d’une absolue et irrationnelle puissance ou une attrac-
tion dangereuse qui peut précipiter la pensée dans le vertige d’une chute
irrépressible. Certainement, il pense qu’il faut rester lié à l’Infini, mais
il pense aussi qu’on a besoin de reconnaître cet Infini, de l’identifier
comme un sujet capable de se faire concret, en sortant de soi-même et
en s’épousant avec la réalité du monde et de la nature à laquelle il se doit
de restituer. D’une manière différente des Grecs, le statut de réalité parti-
cipe du divin. Or pour ce faire, il convient de remplir ce vide qu’est
l’Infini du judaïsme avec l’être, tout l’être, l’être du tout, qu’Hegel va
désormais concevoir comme une totalité, comme l’unité de l’être et du
temps, être en tant que temps, et temps en tant qu’être, se développant,
à partir de soi-même, hors de soi-même. Jusqu’à rejoindre la coïncidence
de soi avec soi-même. Universel qui « dans le fini devient quelque chose
de non fini 16 ». L’esprit « qui est ce processus » qui se donne l’aspect
(l’ombre) des choses finies pour les surmonter, les poser en tant que
surmontées, l’esprit qui, dans les deux cas, est « le se manifester, parce
que cet aspect (apparence) qu’il revêt est l’“apparoir” de Dieu – appari-
tion infinie qui n’est pas en dehors de l’aspect (apparence) » 17.
Mais je reviendrai sur ces points. Je veux me demander sur quoi est
fondée cette interprétation du judaïsme et si elle a des rapports avec l’an-
tisémitisme. Les bases qui soutiennent cette interprétation sont tout à fait
minces. Hegel connaît le développement du judaïsme jusqu’à l’âge de
Jésus et de Paul, la destruction du deuxième temple et le commencement
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de la diaspora. À ce qu’en disent les spécialistes de sa pensée, il ne connaît
presque rien du Talmud, du talmudisme et de la religion juive telle qu’elle
s’est développée à partir d’eux. Il connaît en partie seulement la philo-
sophie, si on peut parler de philosophie, juive. Sûrement Philon,
Maimonide, qu’il interprète selon ses besoins, et, ensuite, Spinoza et les
protagonistes de la Haskala, Mendelssohn et l’autre Maimon. Il s’agit
là d’une ignorance de tout ce qui est vivant du judaïsme, de tout ce qui
soutient dans les siècles les vicissitudes d’un peuple qui s’est obstiné à
vivre et à créer des valeurs importantes sur le terrain de la culture, de la
religion et de l’éthique humaine, tandis que, selon le schème interpréta-
tif de sa philosophie de l’histoire, il ne devrait plus subsister du tout.
Pour Hegel le judaïsme acquiert une fonction positive dans le jeu par
lequel l’esprit se réalise en tant qu’universel. Ce qui signifie que le
judaïsme est lui aussi, pour un moment, l’Universel, qui le traverse. Mais
pour un moment seulement. Dès qu’il est (aufgebonen) surmonté par le
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christianisme, il tombe à nouveau dans le particularisme ou, si l’on veut,


et ce qui est pire, dans l’accidentel, dans le singulier qui ne participe pas
de la vie de l’esprit et qui, de ce fait, n’a pas d’existence du tout. Le
judaïsme qui, avant la diaspora, était le particulier, le statutaire, et qu’en
tant que tel, était une forme transitoire de réalisation de l’esprit, après la
diaspora se transforme en quelque chose d’accidentel et reste fixé, en
tant que tel, à l’esprit d’asservissement. L’Hegel de la maturité rejoint
ainsi, et seulement sur ce point, le Hegel de la jeunesse. Pour l’un comme
pour l’autre le judaïsme est hors de la modernité, parce qu’il est hors de
la raison qui régit la modernité. Cette raison peut être la raison univer-
selle et intemporelle de l’illuminisme et du kantisme ou la raison histo-
rique de l’hégélianisme lui-même, les choses ne changent pas ou chan-
gent relativement peu pour le judaïsme. Ou bien il est hors de la raison,
ou il a été aboli par la raison. Dans l’un comme dans l’autre cas il n’a
pas de motif pour exister. Et puisque dans la modernité le propre de la
raison, de la raison illuministe comme de la raison historique, est de se
faire État, le judaïsme est hors de l’État. Hors de l’État et hors de la poli-
tique, le judaïsme et le peuple juif, qui a en lui le principe de son iden-
tification, sont tous les deux hors de l’histoire. En tant qu’espace de la
réalisation de l’esprit par la politique. Certainement, le Juif, que Hegel
reconnaît homme, peut s’il le veut, en tant qu’individu, participer des
prérogatives de la raison. Il peut devenir citoyen aussi, mais il le peut et,
peut-être, pour Hegel, il le doit, à condition de renoncer à son identité,
qu’est l’identité de membre d’un peuple vivant. Peut-être qu’ici, comme
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le dit Yovel, Hegel ne veut pas du tout se débarrasser des Juifs. Peut-être,
au contraire, qu’il veut leur donner les droits de citoyenneté, mais sous
la condition de leur renoncement à se considérer un peuple. Ce peuple
qui trouve dans le judaïsme le soutien de son identité.
Je pense donc qu’Hegel n’a pas dénoué l’énigme juive. Il s’est limité
à décréter la mort de ce qu’il ne connaissait pas et de ce qu’il ne pouvait
pas reconnaître, à la lumière de sa philosophie de l’histoire. Fondée sur
la conviction que c’est dans le christianisme que la raison et la religion
parviennent à leur accomplissement. Son christocentrisme, qui n’est pas,
en cela, différent du christocentrisme de Paul, lui impose de supprimer le
judaïsme. De la même façon que « la nouvelle et éternelle alliance », que
Paul avait fait proclamer par son Jésus, imposait à Paul de supprimer la
vieille Alliance, et de la supprimer afin de pouvoir se substituer à elle.
En ce qui concerne l’antisémitisme, on peut reconnaître, en accord
avec Yovel, que sa pensée ne l’a pas fécondé. Au moins non directement.
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Mais il faut se demander si son interprétation, qui avait aussi la possibi-


lité de susciter, comme dans le cas de Moses Hess, une pensée capable
d’assigner aux Juifs la tâche de provoquer un réveil national qui leur soit
propre, n’a pas préparé aussi le terrain sur lequel, dans des condition
historiques différentes, ce fruit aurait pu arriver à maturation. Il y a une
vie d’outre-tombe de toutes les pensées, qui sont comme des organismes
destinés à croître, à fleurir et à fructifier au-delà de l’intention de celui
qui les a fait naître. Bien sûr, il faut le reconnaître, cette vie est située
au-delà du contrôle et peut-être de la responsabilité de celui-ci. Malgré
cela, il reste vrai que cette vie ne pourrait pas s’épanouir si elle n’avait
pas eu la chance d’en célébrer l’acte de sa naissance.

L’INTERPRÉTATION DE NIETZSCHE

L’interprétation du judaïsme par Nietzsche nous pose-t-elle des


problèmes différents ? ou similaires ? Contrairement à Hegel, Nietzsche
ne croit pas que religion et philosophie coïncident et que la philosophie
est le culte même de Dieu, que la logique dont elle se sert est la descrip-
tion de l’esprit (mens) de Dieu. Fils de pasteur protestant, Nietzsche a
vécu un moment historique dans lequel il lui semble que le christianisme
s’est vidé de ses propres contenus. Il a interprété ce moment comme celui
de la mort de Dieu. Et il a consacré son attention à ce phénomène. Il
s’est, par conséquent, concentré sur la crise du christianisme. Il n’a pas
donc parlé, directement, du judaïsme. Sur le judaïsme, du reste, il n’en
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savait pas plus qu’Hegel. Certainement il avait lu Wellhausen et les
ouvrages de son ami Overbeck 18, mais puisque ces ouvrages, eux aussi,
décrivaient le judaïsme à la lumière des développements chrétiens, lui-
même ne savait presque rien du judaïsme post-exilique. Au moins, si on
considère tel le judaïsme construit par le talmudisme dans tous ses déve-
loppements. De même qu’il ne savait presque rien du mysticisme juif,
pris dans toutes ses complexes articulations historiques. Telles qu’elles
ont été révélées par G. Scholem, plus tard. Toutefois si l’on observe avec
attention le caractère de son interprétation du christianisme, on ne manque
pas d’observer que le judaïsme s’y trouve impliqué.
Je ne sais pas s’il est vrai, comme le voulait Karl Jaspers, que l’aver-
sion de Nietzsche pour le christianisme est contrebalancée par sa liaison
avec lui 19. Mais que Nietzsche, et particulièrement le Nietzsche de la
maturité et des années qui précèdent la chute dans la folie, voit dans l’op-
position au christianisme la tâche fondamentale de sa vie c’est quelque
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chose d’acquis, et même donné pour sûr. Y a-t-il là quelque chose comme
des impulsions chrétiennes ? Je ne sais pas. Mais on ne peut pas se défaire
des textes. Et les textes disent que Nietzsche désire abolir le christia-
nisme, qu’il désire porter le processus de la modernité jusqu’à ses légi-
times conclusions.
Il y a là une profonde différence avec Hegel. Hegel pensait que le
mouvement de la modernité devait s’accomplir dans et par le christia-
nisme. Le christianisme était pour lui le lieu de toutes les conciliations,
de la conciliation entre l’Infini et le fini, entre l’esprit et la nature, entre
la raison et la foi, entre l’individu et la communauté dans l’État, le chris-
tianisme était enfin pour lui l’Universel qui devient monde et histoire et
qui, ce faisant, fait entrer l’homme libéré dans le royaume de Dieu. C’est
pour cette raison qu’il fut si sévère avec le judaïsme. Nietzsche au contraire
estime que le christianisme a produit et produit tous les déchirements. Il
ne pense pas que dans le christianisme et dans la religion en général
l’Infini et le fini se rencontrent. En considérant la même tradition à laquelle
Hegel avait donné son attention, il renverse l’interprétation hégélienne.
Bien sûr, comme Hegel, lui aussi juge qu’il y a une continuité entre le
platonisme et le christianisme et comme Hegel lui aussi pense que le trait
d’union entre ces deux traditions c’est Philon. Mais à la différence de
Hegel, il croit que dans le christianisme, la transcendance radicale, décou-
verte et affirmée par Platon et par la Bible, est conservée. Dans le chris-
tianisme il n’y a pas, selon lui, d’effective abolition de la distance entre
le fini et l’Infini, entre Dieu et le monde, entre la raison et la foi, entre
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l’individu et la communauté ou l’État. Certainement la perspective d’at-
teindre cette abolition n’est pas inconnue au christianisme. Il la prend
en considération. Mais seulement dans une perspective très éloignée.
Sûrement elle se produira. Mais seulement après la fin de l’Histoire, que
des événements eschatologiques bouleversants détermineront. Mais
jusque-là, la séparation reste maintenue. Pour qu’elle s’évanouisse, il
faut que le monde disparaisse.
Le platonisme, ainsi que le christianisme, croit que le monde tel qu’il
existe n’est pas le monde vrai ; qu’il est un monde apparent, et que le
monde vrai est un monde placé derrière lui. Le platonisme, comme le
christianisme, dévalue le monde existant pour évaluer un monde imagi-
naire. En procédant de cette manière l’un comme l’autre détruisent,
soutient Nietzsche, la Vérité, chaque vérité, parce que la vérité, c’est le
monde, le jeu du monde qui est un jeu puissant, dionysiaque et tragique.
Cette vérité a été comprise une seule fois dans l’histoire du monde, à
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126 GIUSEPPE LISSA

l’époque des présocratiques qui est une époque dans laquelle l’humanité
a rejoint son point suprême. Un point qui a pour Nietzsche la même
splendeur et la même signification qu’a pour un chrétien « la plénitude
des temps annoncée dans les Évangiles » 20. Et c’est dans la séparation
de cette époque et de la conception des penseurs tragiques de l’antique
Grèce qui l’ont caractérisée que commence, pour lui, la décadence de
l’Occident, qui est la décadence de l’histoire même, parce que, comme
Hegel, Nietzsche aussi ne peut concevoir d’autre histoire, en dehors de
l’histoire occidentale.
Cette décadence commence avec Socrate et Platon, mais son aggra-
vation est entièrement à la charge du christianisme. C’est le christianisme
qui a universalisé la négation platonicienne. C’est le christianisme qui a
renié pour un vaste peuple le monde tragique reconnu par les présocra-
tiques et lui a substitué des fictions telles que : Dieu, l’ordre moral du
monde, l’immortalité, le péché, la grâce, la rédemption 21. C’est le chris-
tianisme, qui est le prolongement plébéien du platonisme et qui a créé
un type psychologique nouveau et intéressant. En pénétrant le secret de
ce type on ne fait pas simplement une expérience psychologique, on fait
« une expérience autour de l’être 22 ». Mais l’être, c’est ici la sagesse du
dernier Nietzsche, c’est l’interprétation de l’être. Et l’interprétation de
l’être commande une définition de l’identité de l’homme qui se recon-
naît dans cette interprétation ou qui considère vraie cette interprétation.
Quels sont, alors, les traits d’une interprétation de l’être qui insiste à
maintenir séparé un être, dont on ne peut pas faire une expérience parce
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que placé hors ou au-delà de l’être réellement existant. Et l’être dans
lequel effectivement il vit et qu’il considère apparent, parce qu’il ne lui
semble pas capable de satisfaire ses misérables prétentions de bonheur ?
Ce sont des traits que Nietzsche juge décadents.
On peut voir cela déjà dans le phénomène Jésus. Je ne sais pas s’il
est vrai que, comme l’a dit une fois André Gide, Nietzsche éprouvait de
la jalousie pour Jésus 23. Il le considère comme un saint, ou un sage qui
pratique une nouvelle manière de vivre. Une manière de vivre heureuse
qui dépend de son manque du sens de la réalité. Il ne voit pas les lacé-
rations terribles de l’histoire et il agit comme si elles étaient abolies. Il
vit dans une dimension tout intérieure. Et il imprime à ses comporte-
ments pratiques une inflexion entièrement éthique. Jésus est au-delà de
tout conflit, au-delà des conflits naturels. Il n’y a pas la mort, il n’y a pas
les conflits de l’histoire, il n’y a pas le mal causé par les luttes qui oppo-
sent les hommes entre eux. Sa bonne nouvelle, l’annonce du royaume,
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DEUX MODÈLES PHILOSOPHIQUES DE L’ANTIJUDAÏSME 127

est toute contenue dans cette conviction. Il n’y a pas les contrastes, il y
a la paix et « le royaume des cieux appartient aux enfants ». Et tous ceux
qui vivent dans l’amour sont dans la paix. Celui qui aime est en paix avec
la nature et avec la société 24.
Jésus est « un antiréaliste ». Rien ne peut l’ébranler. Ce qu’il dit est
hors de toute religion, de tout culte, de toute histoire, de toute science
naturelle, de toute expérience mondaine, de toute connaissance, de toute
politique, de toute psychologie, de tout livre, de tout art. Ce qu’il dit c’est
de la « pure folie ». Il ne sait rien de la culture, de l’État, du travail, de la
guerre. Il n’a eu aucun soupçon du « concept ecclésiastique du monde »,
parce qu’il « n’a eu aucune représentation du fait qu’une foi, une vérité
pourrait être démontrée par la raison ». Ce qui est prouvé par la circons-
tance « que dans toute la psychologie de l’“Évangile” est absente la notion
de culpabilité et de châtiment ; ainsi que celle de récompense ». Il n’en a
pas besoin. Dans l’univers dans lequel il vit il n’y a pas des choses comme
celles-là. Son univers à lui est la réalité intérieure et là il est en paix avec
tous et toutes choses. « Si j’ai compris quelque chose de ce grand symbo-
liste, dit Nietzsche, cela consiste dans le fait qu’il a pris pour réalité, pour
“vérité” seulement des réalités intérieures, et il a entendu le reste, tout ce
qui concerne la nature, le temps, l’espace, l’histoire, seulement comme
un signe, comme occasion pour des allégories. » Or, dans son âme il était
en paix avec tous. C’est pour cela qu’il ne demandait pas de ses disciples
une quelconque foi, il demandait d’eux une autre manière d’agir. Dans
un sens précis, « dans le sens qu’il n’oppose pas de résistance ni avec des
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mots ni dans son cœur à celui qui est méchant envers lui. Il ne distingue
pas entre les étrangers et sa gens, entre Juifs et non Juifs… Il ne se met
pas en colère contre aucun, il ne méprise personne ».
Et il a vécu, dit Nietzsche, comme il est mort. Sans se contredire. Il
n’était pas venu pour rédimer les hommes mais pour leur montrer
comment on peut vivre en paix. C’est pour cela qu’au-devant des juges
ainsi que sur la croix il « n’oppose pas de résistance », « il ne défend pas
son droit», «il prie, il souffre, il aime ceux qui lui font du mal». Il soutient
et confirme, avec l’exemple qu’il donne, les propositions fondamentales
de son éthique. « Il ne faut pas se défendre, il ne faut pas se rendre
coupable », « il ne faut pas s’opposer à l’ennemi ». Il ne le faut pas parce
qu’il n’y a pas d’ennemi. Et puisqu’il n’y a pas d’ennemis on est dans
le royaume des cieux. Le royaume des cieux est en effet « une condition
du cœur », il n’est pas quelque chose qui arrive en provenant de l’« au-
delà de la terre » ou « après la mort ». « Le royaume de Dieu n’est pas
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128 GIUSEPPE LISSA

quelque chose qu’on attend ; il n’a pas un hier ou un après-demain, il ne


vient pas dans mille ans – il est l’expérience d’un cœur, il existe partout
et dans nul lieu 25. »
Ce n’était pas pour Nietzsche la solution du mystère de l’histoire.
C’était une manière d’interpréter l’être et de vivre en accord avec cette
interprétation, qui trahissait la faiblesse du décadent. Le type du déca-
dent que Dostoïevski avait peint dans la figure du protagoniste de
L’Idiot 26. Ici un homme qui interprète l’être comme néant propose une
manière de vivre qui tend au néant, mais dans la douceur. Agissait en lui
une absence de force qui ne récriminait pas 27. Mais Jésus n’est pas pour
Nietzsche le vrai fondateur du christianisme. Son message aurait pu se
réaliser seulement dans des communautés du renoncement, dans des
formes de vie privée. Son christianisme, dit expressément Nietzsche,
« est possible comme une forme d’existence tout à fait privée ; il présup-
pose une société retirée, limitée, complètement apolitique, la société
typique du couvent 28 ». Ce christianisme n’aurait jamais conquis le
monde, n’aurait jamais su devenir le protagoniste de l’histoire occiden-
tale et n’aurait jamais porté à la crise actuelle, exprimée par la mort
de Dieu.
C’est Paul le vrai fondateur du christianisme. Comme Hegel, mais
d’un point de vue opposé au sien, Nietzsche reconnaît le grand rôle de
Paul. Mais avec Paul, c’est le ressentiment qui entre en scène. Il n’y a
plus de place pour la douceur de Jésus, dans les veines duquel s’écou-
lait, peut-être, du sang prophétique. Dans les veines de Paul c’est du sang
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sacerdotal qui s’écoule. Paul, c’est le type par excellence du prêtre. Et
le prêtre, c’est l’homme du ressentiment. L’homme qui interprète l’être
vraiment existant comme non vrai et qui se réfère à un être vrai qui serait
au-delà de l’être existant. Il fait cela parce qu’il n’a pas un rapport heureux
avec la vie. Il est animé de l’instinct de vengeance. Jésus avait annoncé
l’avènement d’un royaume. Il pensait que ce royaume, qui est le royaume
de la paix, existe quand un homme vit, ainsi qu’il avait vécu, en paix
avec soi-même et avec tout le monde. Quand un homme n’a pas ou n’ac-
cepte pas d’avoir d’ennemis. Mais ses disciples, qui étaient de rudes Juifs
et qui, las de leur misère et de la misère d’Israël, attendaient un messie,
un libérateur, un être qui les auraient débarrassés des infortunes de la vie
et de l’histoire, avaient compris que le royaume dont il parlait était un
royaume réel, un royaume qui allait venir et qui serait venu grâce à lui.
Ce royaume, ils le croyaient, aurait instauré un ordre nouveau, un ordre
qui aurait substitué le vieil ordre.
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DEUX MODÈLES PHILOSOPHIQUES DE L’ANTIJUDAÏSME 129

Mais le Libérateur était mort et le royaume n’était pas venu et ne


venait pas. Mais ce temps approchait et les signes avant-coureurs de la
venue du royaume ne paraissaient pas. Le risque était fort que le royaume
ne vînt pas, même après la mort du dernier disciple de Jésus. Une crise
terrible en serait dérivée pour le christianisme naissant. Et ce fut Paul
qui eut alors le coup de génie. On n’a pas besoin d’attendre le royaume.
Et Jésus n’a pas été menteur. Parce que le royaume est déjà venu. Le
royaume est présent parmi tous les hommes qui croient que Jésus est le
Christ, le fils de Dieu, qui a ouvert les portes de ce domaine qui est tout
à fait spirituel, intérieur. Tous ceux qui croient que Jésus est le fils de
Dieu devenu homme pour rédimer l’humanité tout entière, en se conver-
tissant à lui, ont resurgi avec lui et sont entrés dans le royaume ainsi qu’il
est monté au ciel pour être à la droite de son père. C’était cela la Bonne
Nouvelle. En l’annonçant, dans ces termes, Paul opérait une révolution.
Une révolution qui se développait par une transfiguration de l’enseigne-
ment de Jésus. Jésus avait prêché un renouvellement religieux qui était
tout fondé sur une pratique. Il avait construit un modèle d’existence et
il l’avait pratiqué. Sa religion avait dessiné effectivement une praxis de
vie. Au contraire de lui, Paul prêche une foi. Une foi qui se transforme
rapidement, au cours de l’évangélisation à laquelle il s’adonne, en une
doctrine, qu’il enseigne aux premières communautés, dont l’identité se
définit et se fonde sur cette doctrine.
Nietzsche pense que cette doctrine prend forme à partir d’un ressen-
timent foncier, duquel elle est l’expression. Comme je l’ai déjà dit,
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Nietzsche n’entend pas par là parler psychologie. À travers Paul et son
expérience psychologique qui se traduit dans une doctrine qui est une
conception du monde c’est une expérience de l’être qui se produit. Et
cette expérience de l’être est commandée par la manière d’être de celui
par lequel elle s’accomplit. La manière d’être de Paul est celle d’un être
qui est brouillé avec la vie. Un être qui ne réussit pas à vivre sa vie en
harmonie avec elle, qui s’en sent séparé et qui se retourne contre elle, en
activant un puissant ressentiment. Si Jésus était un pâle décadent, un
anarchiste dans les veines duquel s’écoulaient peut-être les dernières
gouttes du sang exténué des prophètes, dans les veines de Paul s’écoule
le sang des prêtres. En lui revit et se relance leur ressentiment. Le ressen-
timent des faibles et des malchanceux qui s’insurgent contre les favoris
de la vie, contre les aristocrates, les seigneurs. Ils opposent à la morale
héroïque, à la morale de la gloire de ceux-ci, le fanatisme de la justice
par lequel opère la secrète volonté des hommes vils, leur secret désir de
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130 GIUSEPPE LISSA

vengeance qui se trahit dans l’aspiration d’imposer les valeurs des hommes
médiocres aux hommes supérieurs. En prenant corps comme un mouve-
ment de revanche contre tout ce qui est distingué, c’est-à-dire l’éthique
des Grecs et les valeurs sur lesquels se soutenait l’Empire romain, le
christianisme de Paul devient le soutien de tous les besoins bas et vulgaires
des hommes vils de la masse. Et c’est en cela qu’il se révélerait un phéno-
mène tout à fait juif.
Au contraire de Hegel, Nietzsche ne pense pas que le christianisme
est construit sur la suppression du judaïsme. Il ne croit pas que le chris-
tianisme abolit la distance entre le fini et l’Infini, qu’il pose les bases
pour le dépassement de la transcendance qui se résout et dont se conserve
seulement une ombre pâle qui luit faiblement dans l’Esprit dont Hegel
dit qu’il régit (et donne l’unité à) l’histoire universelle laquelle, pour sa
part, lui permet de se réaliser en elle et par elle. Non, cela Nietzsche ne
le croit pas. Il pense que Paul et le christianisme maintiennent ferme la
différence entre fini et Infini, la séparation entre monde vrai et monde
apparent. Il pense donc que Paul et le christianisme opèrent une néga-
tion du monde beaucoup plus outrée que celle opérée par Platon et le
platonisme. Ils dévalorisent la valeur du monde dans la conscience des
grandes masses. Ils généralisent le nihilisme qui inspire toute vision
portée à déprécier le monde vraiment existant. Ils imposent à ce monde
un échafaudage moral qui l’anéantit complètement. En tant que tel, le
christianisme se trahit, dans la concentration et l’intensité de ses derniers
motifs, comme un phénomène tout à fait judaïque. C’est ce que Nietzsche
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écrit expressément : « Les Juifs constituent le peuple le plus singulier de
l’histoire universelle parce que, situés en face de la question qui concerne
l’être et le non-être, ils ont préféré avec une conscience terriblement
inquiétante de choisir l’être à tout prix : le prix qui fut payé fut la radi-
cale falsification de toute nature, de toute naturalité, de toute réalité. »
Les Juifs, peuple éminemment sacerdotal, créèrent les idéaux moraux,
qui servirent à donner de la puissance à leur impuissance, de la valeur à
leur manque de valeur. Dans l’âme de ce peuple « l’instinct du ressenti-
ment, devenu génie, a inventé un autre monde » à l’aune duquel le monde
de la vie, avec ses élans dionysiaques, devint le mal 29.
Vous voyez, pour Nietzsche : le christianisme c’est le nihilisme mais
seulement en tant qu’il a maintenu en vie et a relancé le judaïsme. C’est
en apparence un vrai paradoxe. Hegel nous explique que Paul et le chris-
tianisme ont rendu vrai le judaïsme en l’assumant, en le conservant et
en le supprimant, c’est-à-dire en se substituant à lui. Nietzsche nous
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DEUX MODÈLES PHILOSOPHIQUES DE L’ANTIJUDAÏSME 131

révèle que le christianisme relève et relance le judaïsme en même temps


qu’il relève et relance le nihilisme. Pour cette raison l’Histoire de
l’Occident qui s’est développée comme histoire du nihilisme et qui est
dominée par le christianisme n’a jamais cessé d’être soutenue, inspirée
et, souterrainement, guidée par le judaïsme. En conséquence, quand il
déclare que Dieu est mort, il veut dire quelque chose qui n’intéresse pas
seulement le christianisme mais aussi le judaïsme. Certainement il veut
dire que s’ouvre pour l’Histoire une époque nouvelle, une époque riche
de possibilités inédites. Quelles sont donc ces possibilités ? Dans son
optique, la mort de Dieu c’est un événement grandiose et exaltant parce
que, finalement, s’ouvre avec elle la possibilité de restaurer la concep-
tion tragique de la vie qui est l’expression de la force, d’une force capable
d’accepter cette vie telle qu’elle est avec tous ses cortèges tragiques, sans
en exclure même la mort. Avec la mort de Dieu, qui coïncide avec la
mort de toutes les conceptions sacerdotales de la vie, qui se traduit fina-
lement dans la possibilité de se débarrasser de l’interprétation morale du
monde, c’est, certainement, la mort du christianisme qui se vérifie, mais
avec le christianisme et dans le christianisme c’est finalement la mort du
judaïsme qui se produit. Je dis finalement, en soulignant la satisfaction
de Nietzsche pensant à cette conclusion. Parce que pour lui c’est le
judaïsme qui a effectivement inventé la morale, a introduit le concept de
justice dans l’histoire de l’humanité et a, ce faisant, lancé, au moyen des
transformations que ce concept a eues dans l’interprétation des suppôts
de la démocratie et du socialisme modernes, la révolte des esclaves dans
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la société contemporaine.
Je ne sais pas comment on doit juger cette interprétation du judaïsme.
Comme je l’ai dit, en parlant de Hegel, il est peut-être justifié d’affirmer,
ainsi que le fait Yovel après d’autres, qu’elle n’a rien à faire avec cet anti-
sémitisme qui, dans les mêmes années, était lancé par Von Treitschke,
lors de la célèbre dispute à laquelle participèrent aussi le grand historien
juif Heinrich Graetz et le vieux Mommsen : « Les Juifs sont notre
disgrâce 30. » C’est-à-dire, avec cet antisémitisme en train de devenir,
comme nous l’ont enseigné H. Arendt, L. Poliakov et d’autres auteurs,
une formidable arme politique dont se serviront tous les chefs de la plèbe
qui ont affligé et dévasté le monde de la politique européenne à la fin du
XIXe siècle et pendant tout le XXe siècle. Du reste c’est tout à fait vrai
que Nietzsche n’aimait pas les antisémites contemporains, de sa sœur à
Wagner, avec lesquels il avait rompu tout rapport pour d’autres motifs,
et dont il condamnait la vulgarité et la bassesse d’esprit. Sa conception
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132 GIUSEPPE LISSA

du judaïsme et des Juifs était d’une autre qualité. Elle était le fruit d’un
discours élaboré et complexe. Et, comme on l’a vu, quelque peu cryp-
tique. Toutefois cette conception était telle que j’ai essayé de la décrire.
Dès son élaboration elle avait pris ces traits. À partir de là, à partir de
cette naissance, elle pouvait vivre et évoluer selon les besoins de l’Histoire
et des groupes humains qui se sentaient appelés à faire l’Histoire. Et on
sait de quelle manière ils l’ont faite…
Ce que l’on ne peut pas soutenir c’est que Nietzsche aimait et appré-
ciait le judaïsme. Par exemple le judaïsme de la diaspora. Certainement
il y a des textes dans lesquels il s’exprime, en apparence, favorablement
envers les intellectuels juifs en diaspora. Et dans L’Antéchrist il ne cache
pas jusqu’à son admiration pour le Dieu de l’Ancien Testament qu’il
oppose au Dieu du Nouveau Testament. Serait-il justifié d’affirmer qu’il
a su reconnaître le judaïsme, non comme une essence qui ne change pas
dans l’Histoire, mais comme une réalité vivante qu’il faut comprendre
à partir de ses différentes réalisations historiques ? Et aurait-il condamné,
en tant que produit par le ressentiment, seulement le judaïsme sacerdo-
tal ? J’en doute. En ce qui regarde ses jugements sur le Dieu de l’Ancien
Testament consignés aux pages de L’Antéchrist, sur lesquels Deleuze
s’exprime si favorablement 31, il suffit de lire Nietzsche. Qu’en dit-il ?
Simplement que ce Dieu, le Dieu des Juifs, est un Dieu vindicatif et
terrible parce qu’il est le Dieu de la puissance, de l’affirmation de soi et
du pouvoir du peuple. Qu’il est donc un Dieu dionysiaque 32. Évidem-
ment ce n’est pas le Dieu d’Israël.
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Peut-être alors, a-t-il développé un discours plus juste et plus compré-
hensif sur le judaïsme et les Juifs dans la diaspora ? Sur cet argument il y
a plusieurs références dans des textes importants, comme ceux de Humain
trop humain (475) Au delà du bien et du mal (251), et Aurore (205). Je
ne peux pas analyser ici ces textes, mais je reconnais qu’il y donne des
jugements, encore une fois, en apparence, flatteurs sur les Juifs de la
diaspora. Mais quels sont ces Juifs dont il parle ? Se serait-il réconcilié
avec les rabbins et se serait-il ouvert à la compréhension de la tradition
talmudique ? On ne peut pas s’y méprendre. Les Juifs qu’il admire dans
la diaspora ce ne sont pas les rabbins ou les juifs pieux. Il estime seule-
ment les Juifs qui sont ennemis du christianisme. Ce sont les Juifs qui se
sont, à ses yeux, débarrassés du judaïsme. Les Juifs qu’il apprécie sont
les Juifs qui, à partir de Spinoza, ont alimenté la libre pensée moderne,
la pensée hostile à la religion, dans toutes ses formes, la pensée hostile,
donc, au christianisme comme au judaïsme. Ce sont les Juifs qui, en accord
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DEUX MODÈLES PHILOSOPHIQUES DE L’ANTIJUDAÏSME 133

avec les libres penseurs d’extraction chrétienne, ont soutenu – comme


Machiavel, Hobbes, Bodin, La Mothe Le Vayer et Gabriel Naudé, pour
ne pas parler des esprits irréligieux de l’âge des lumières libertines –, que
le Tout de l’Histoire est déterminé par l’activité politique et que l’homme
n’a pas d’autre destinée que celle qui peut lui être accordée par ses forces.
Ce sont les Juifs qui étaient guéris de leur maladie judaïque, du ressenti-
ment de leurs ancêtres et qui avaient enseigné à une Europe bienveillante
que les rabbins déliraient. Et ce sont ces Juifs qui, après avoir traversé le
XVIIe, le XVIIIe et le XIXe siècles, ont fait croître la force que Nietzsche
admire dans la « race juive » contemporaine 33. C’est, donc, tout à fait
compréhensible qu’il lui arrive, en l’abordant par cet angle, dans un célèbre
passage d’Aurore, de reconnaître à cette race un rôle dans la future histoire
de l’Europe. Selon lui, les Juifs peuvent être, par leur volonté de puis-
sance, un modèle de réalisation pour les autres peuples, le peuple alle-
mand en première ligne. Et ils peuvent leur enseigner l’art de devenir
européen et d’exercer, par conséquence, l’hégémonie sur l’Europe. C’est
pour cette raison qu’il les pose face à l’alternative suivante : ou accom-
plir cette tâche ou disparaître. Je ne veux pas forcer le sens de cette inti-
mation comme l’ont fait d’autres interprètes. Je sais qu’on ne peut pas la
lire à la lumière de ce qui s’est vérifié et que l’on sait. Moi aussi je pense,
comme le pensait Lucien Febvre, que le péché le plus grand pour un histo-
rien c’est l’anachronisme. Mais je ne peux pas éviter de souligner que,
quand il reconnaît quelque chose aux Juifs, Nietzsche le fait seulement
dans la mesure où les Juifs sont séparés de leur tradition qui est la tradi-
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tion du Livre et de sa découverte la plus importante, la découverte que
l’Éthique est le fondement de l’être et de la vie.

NOTES
1. Les Juifs selon Hegel et Nietzsche. La clef d’une énigme, Seuil, Paris, 2001.
2. Ibid., p. 162.
3. Ibid., p. 176. Pour ce qui concerne Pöggeler on peut considérer : « L’interprétation
hégélienne du judaïsme » in Études hégéliennes, trad. franc. Vrin, Paris, 1985, pour
ce qui concerne J. D’Hondt, on peut considérer : Hegel et son temps, Éditions sociales,
Paris, 1968 et Hegel secret, PUF, Paris, 1968.
4. La formulation de Rosenkranz est : « Les opinions de Hegel sur l’histoire juive ont été
dans des temps différents très différentes. Elle l’a autant violemment repoussé et fasciné
et pendant toute sa vie elle l’a tourmenté comme une sombre énigme. » K. Rosenkranz,
La vita di Hegel, trad. it. Mondadori, Firenze, 1974, p. 69.
5. E. Mirri, Introduzione a La vita di Gesù (1795), in G. W. F. Hegel, Scritti giovanili,
trad. it. Guida editori, Napoli, 1993, p. 329.
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134 GIUSEPPE LISSA

6. Une religion donc dépendante d’une « représentation sensible du royaume de Dieu »,


une représentation qui aurait pu être satisfaite seulement par un royaume tangible, pas
par un royaume seulement intérieur, tel quel est le royaume qui s’établit dans la
conscience de l’homme de par la loi morale prêchée par Jésus. Pour dénoncer ce trait
de la mentalité juive, tout attachée à la dimension politique du messianisme, Hegel
fait prononcer par Jésus cette invective contre les Juifs : « Votre orgueil, votre obsti-
nation dans les préjugés, votre intolérance inciteront contre vous vos ennemis et ils
vous entoureront, vous tortureront dans tous les lieux, jusqu’à ce que votre État et
votre constitution, objet de votre superbe, seront annihilés et vous serez enterrés sous
les ruines de la ville, sans avoir le sentiment et la gloire d’être morts pour une noble
défense d’une chose bonne et grande. » La vita di Gesù, dans op. cit., p. 382.
7. G.W.F. Hegel, Studi 1795-1796, in Scritti giovanili, op. cit., p. 430-431.
8. G.G.F. Hegel, Lezioni sulla filosofia della religione, trad. it. Zanichelli, Bologna, 1974,
vol. II, p. 4.
9. La sublimité, c’est la sublimité du Dieu créateur, le Dieu face auquel la nature et l’hu-
main sont à sa discrétion. Dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel s’ex-
prime très clairement. Il dit que dans la conception juive « le spirituel se développe
dans son extrême détermination contre la nature », que la nature y est dédivinisée et
qu’elle est abandonnée à la merci de Dieu. Et c’est ce qui fait la sublimité de cette
religion. « Cette idée que la nature est quelque chose de créé et que Dieu est le seigneur
et le créateur de tous les hommes comme de toute la nature, et enfin l’absolue acti-
vité, fonde un nouveau et un différent rapport entre la divinité et la nature, celui de la
sublimité de Dieu. » Lezioni sulla filosofia della storia, trad. it. La Nuova Italia, Firenze,
1967, vol. II, p. 219-220.
10. Lezioni sulla filosofia della religione, op. cit., p. 53.
11. « Les Juifs ont adoré Dieu en esprit et en vérité, mais encore dans un sens abstrait, pas
dans l’esprit concret de la connaissance d’un Dieu un et trois. Prédomine chez eux la
pensée purement abstraite, pas encore la pensée concrète », Lezioni sulla filosofia della
storia, op. cit., p. 222.
12. Lezioni sulla filosofia della religione, op. cit., p. 61.
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13. Ibid., p. 67.
14. Ibid., p. 83.
15. Hegel s’exprime sur ce point avec une clarté solaire. Il dit : « Dans la religion chré-
tienne Dieu s’est révélé, c’est-à-dire il a accordé aux hommes de connaître sa nature,
d’une manière telle qu’il n’est plus quelque chose de fermé, de secret. » « La religion
chrétienne est celle qui a manifesté aux hommes la nature et l’essence de Dieu. » Ce
faisant, elle leur a permis d’acquérir « la clef pour entendre l’histoire du monde » et
puisque l’histoire du monde coïncide dans sa fin avec la conquête de l’autoconscience
de la part de l’esprit, en leur donnant la clef pour entendre l’histoire du monde, le
christianisme a donné aux hommes la possibilité de rejoindre leur libération dans une
réalisation qui est la réalisation même du règne de Dieu ». Lezioni sulla filosofia della
storia, ed. cit., vol. I, p. 26-27-28.
16. Lezioni sulla filosofia della religione, op. cit., p. 248.
17. Ibid., p. 249.
18. Sûrement, de J. Wellhausen les Prolegomena zur Geschichte Israels, « que Nietzsche
lit et étudia soigneusement dans l’automne-hiver 1887-1888 » (F. Nietzsche, Il caso
Wagner. Crepuscolo degli idoli. L’anticristo. Ecce homo. Nietzsche contra Wagner, in
Opere, trad. it Adelphi, Milano, 1970, vol. VI, t. III, p. 525), et Reste des arabischen
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DEUX MODÈLES PHILOSOPHIQUES DE L’ANTIJUDAÏSME 135

Heidentums, qui est sorti à Berlin en 1887, et de F. Overbeck, Über die Christlichkeit
unserer heutigen Theologie (1873), Studien zur Geschichte der alten Kirche (1875),
Über die Auffassung des Streits des Paulus mit Petrus in Antiochien (Gal. 2, 11 ff.) bei
den Kirchenvätern (1877), Zur Geschichte des Kanons. Zwei Abhandlungen (1880),
Über die Anfänge der patristischen Literatur (1882).
19. Jaspers pense que « l’hostilité de Nietzsche envers le christianisme est inséparable de
son effective liaison avec le christianisme comme aspiration » et il soutient que « l’ex-
périence fondamentale de la vie » de Nietzsche a été « celle de s’opposer au christia-
nisme en raison de profondes impulsions chrétiennes ». Nietzsche e il cristianesimo,
trad. it. Ecumenica editrice, Bari, 1978, p. 13-14.
20. Je crois qu’on peut bien accueillir cette suggestion de Jaspers (cf. op. cit., p. 41) même
si on ne partage pas son interprétation de l’attitude de Nietzsche envers le christia-
nisme.
21. Dans l’incipit de L’Antéchrist, Nietzsche s’exprime avec une clarté qui n’aurait pas
dû donner lieu à beaucoup de méprises. Il fonde son discours sur une distinction nette :
il y a « les Hyperboréens », ceux-là, dit-il, « sommes nous », les esprits libres, on pour-
rait dire en se souvenant de la tradition libertine à laquelle il se rattache, les esprits
forts, lesquels « connaissent la route » et « ont trouvé la sortie d’entiers millénaires de
labyrinthe », en rejoignant les penseurs tragiques de l’ancienne Grèce, qui partageaient
« notre fatum », « la plénitude, la tension, le cumul des forces », « tout ce qui élève le
sens de la puissance, la volonté de puissance, la puissance même dans l’homme »,
c’est-à-dire « tout ce qui est bon », et les autres, « les faibles », « les mal réussis », « les
mauvais », qui sont les chrétiens, les chrétiens qui ont « conduit une guerre mortelle »
contre les hommes qui trouvent leur bonheur dans « une plus grande puissance » et qui
ne cherchent pas la paix mais la guerre, les chrétiens « qui se sont rangés du côté de
tout ce qui est faible, méprisable, mal réussi », les chrétiens qui ont perverti la vie et
qui ont promu la décadence, en faisant de la compassion, qu’ils ont épousée, « la praxis
du nihilisme ». L’Anticristo, op. cit., p. 168-173.
22. K. Jaspers, op. cit., 18.
23. « Il me paraît d’un extrême intérêt, d’observer et de comparer les réactions si diffé-
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rentes que provoqua la rencontre de l’Évangile avec deux natures, par certains côtés
si parentes : celle de Nietzsche et celle de Dostoïevski. La réaction immédiate, profonde,
chez Nietzsche fut, il faut bien le dire, la jalousie. Il ne me paraît pas que l’on puisse
bien comprendre l’œuvre de Nietzsche sans tenir compte de ce sentiment. Nietzsche
a été jaloux du Christ, jaloux jusqu’à la folie. En écrivant son Zarathoustra, Nietzsche
reste tourmenté du désir de faire pièce à l’Évangile. Souvent il adopte la forme même
des Béatitudes pour en prendre le contre-pied. Il écrit l’Antéchrist et dans sa dernière
œuvre, l’Ecce Homo, se pose en rival victorieux de Celui dont il prétendait supplan-
ter l’enseignement. » André Gide, Dostoïevski, Librairie Plon, Paris, 1923, p. 114-115.
En interprétant ce point de vue de Gide, Bataille dit que cette jalousie de Nietzsche,
qu’il ne nie pas, se réfère à Dieu plutôt qu’à Jésus : « Encore qu’elle ne touchât ni la
possession d’une femme, ni celle d’un pouvoir ou d’un prestige, la réaction de Nietzsche,
en effet, ne différait pas de la jalousie. Mais – je laisse de côté les mauvaises et pitoyables
histoires. Nietzsche ne fut jaloux d’aucun autre homme, il ne le fut ni de Platon ni de
Bouddha, ni d’aucun autre qui importe… Le problème de Dieu et la position divine
de Jésus motivèrent seuls son attitude. C’est là un paradoxe, mais l’objet de la jalou-
sie de Nietzsche est Dieu. » En tant que telle cette jalousie est en rapport avec l’expé-
rience de la souveraineté que Nietzsche aurait dans l’âme d’accomplir : « La jalousie
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136 GIUSEPPE LISSA

de Nietzsche est celle de l’homme qui se veut souverain sans mentir, à l’égard de l’être
imaginé qui accapara, pour les abuser, l’amour de tous les hommes ». La souverai-
neté, in Œuvres complètes, de G. Bataille, Gallimard, Paris, 1976, vol. VIII, p. 407 et
p. 411. Il me semble qu’au-delà d’une ambiguïté laquelle bien loin d’être « surpre-
nante », comme le veut Bataille (op. cit., p. 422), est tout à fait compréhensible parce
qu’elle concerne toute l’œuvre de Nietzsche, il distingue très clairement entre Jésus
qui n’est pas Dieu, qui est le décadent, l’anarchiste, qui ne lutte pas et ne résiste pas
et Christ, qui devient Dieu par une invention de Paul, le prêtre par excellence, qui se
sert de cette image pour soumettre à sa volonté de puissance, malade, tous les hommes
faibles en réveillant dans leur âme l’irrésistible instinct du ressentiment et en favori-
sant dans cette manière la victoire des mal réussis sur les Hyperboréens.
24. Nietzsche décrit la psychologie du rédempteur dans L’anticristo, op. cit., p. 199 sq.
25. Ibid., p. 206-211.
26. En dessinant, à travers le portrait de Jésus, la psychologie du décadent, Nietzsche entre
en polémique avec Renan, qui avait peint Jésus comme un héros, et s’inspire de Tolstoï,
dont il avait lu Ma religion, dans une traduction française (1888), et surtout de
Dostoeïvski qui lui « fournit la formule psychologique de l’idiotisme » de Jésus (cf.
le commentaire à l’édition déjà citée de L’Anticristo, p. 526), ainsi qu’il le dit expli-
citement dans un fragment intitulé « Jèsus. Dostoeïvski » : « Je connais un seul psycho-
logue qui ait vécu dans le monde dans lequel le christianisme est possible, dans lequel
un Christ pouvait naître à la vie. Dostoeïvski. Il a deviné Christ : – et d’instinct il est
surtout exempt du danger de se représenter ce type avec la vulgarité de Renan… Et à
Paris on croit que Renan souffre par trop de finesses (allusion aux Goncourt, N.d.E.) !…
mais peut-on faire une erreur plus grande que celle de transformer Christ, qui était un
idiot, dans un génie ? que celle de mentir sur Christ, qui représente l’envers d’un senti-
ment héroïque, en en faisant un héros ? » Ibid., p. 527.
27. La décadence se produit là « où décline dans toute forme la volonté de puissance ».
Elle se constitue chaque fois qu’il y a « une régression physiologique » (p. 183). Alors
on proclame sa confiance en un Dieu à travers lequel on déclare son « inimitié à la
vie », à travers lequel on divinise « le néant » et on consacre « sa propre volonté de
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néant » (p. 185). Comme c’est le cas lors de la naissance du christianisme, qui dans
son inspiration la plus profonde « n’est pas un mouvement opposé à l’instinct juif,
parce qu’il en est le corollaire même, un autre développement de l’épouvantable logique
de celui-là » (p. 192). Et comme c’est le cas en ce qui concerne Jésus, dont l’idiotisme
a une racine physiologique : « Nous connaissons un état de morbide irritabilité du sens
tactile, qui évite, en tremblant, tout contact, toute prise d’objets solides. Traduisez un
habitus physiologique semblable dans son extrême logique – en tant que haine instinc-
tive de toute réalité, en tant que fuite dans “l’insaisissable”, dans “l’inconcevable”, en
tant que répugnance envers toute formule, tout concept espace-temporel, tout ce qui
est stable, coutume, institution, Église, en tant que le rester chez soi dans un monde
avec lequel on n’établit plus aucun contact, aucune espèce de réalité, dans un monde
tout à fait “intérieur”, un monde “vrai”, un monde “éternel”… “Le royaume de Dieu
est en vous” ». L’Anticristo, op. cit., p. 183, p. 185, p. 192, p. 202.
28. Cité par Jaspers, op. cit., p. 24.
29. L’Anticristo, op. cit., p. 192-194.
30. Sur ce débat a écrit récemment un livre très utile et très documenté M. F. Zumbini, Le
radici del male. L’antisemitismo in Germania da Bismarck a Hitler, Il Mulino, Bologna,
2001, en ce qui concerne les discussions entre Treitschke, Graetz et Mommsen on peut
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voir particulièrement les pages 230-246, sur Nietzsche et les antisémites les pages,
tout à fait favorables pour Nietzsche, 553-611.
31. « L’admiration de Nietzsche pour les rois d’Israël et pour l’Ancien Testament est
profonde ». G. Deleuze, Nietzsche e la filosofia e altri testi, trad. It. Einaudi, Torino,
2002, p 191.
32. Je ne sais pas si ce faisant Nietzsche, comme le pense le marxiste Losurdo, a l’inten-
tion d’enrôler à la cause de l’éthique aristocratique le grand capital juif (cf. op. cit.,
p. 827 et p. 832-833), mais il reste vrai que son jugement positif sur le Dieu de l’Ancien
Testament concerne le Dieu de l’âge archaïque : « Dans l’origine, surtout à l’époque
du pouvoir royal, aussi Israël était dans le juste, c’est-à-dire dans le naturel rapport
avec toutes les choses. Son Javeh était l’expression de la conscience du pouvoir, du
plaisir de soi, de l’espoir placé en soi : on s’attendait par lui victoire et salut. » Sur le
Dieu des prophètes, le Dieu de la justice il s’exprime tout autrement, il dit que ce Dieu
s’installa lorsque les espoirs rêvés par les prophètes ne se réalisèrent pas, alors « son
concept se transforma », « il se dénatura », « Javeh, le Dieu de la justice ne fut plus une
unité avec Israël ». S’imposa, dans ce moment, « l’instinct juif » avec son « épouvan-
table logique », la logique qui porte à l’affirmation du néant sur l’être et qui fait des
Juifs « le peuple le plus fatal de l’histoire », l’inspirateur de tous les mouvements nihi-
listes qui l’ont traversée jusqu’au moment libératoire de la mort de Dieu, qui est la
mort du Dieu de la justice, du Dieu inventé par les prophètes juifs. L’Anticristo, op.
cit., p. 192-196.
33. Dans son livre, que j’ai déjà beaucoup cité, Losurdo suppose que l’anti-antisémitisme
de Nietsche se résout dans le refus de l’antisémitisme de dérivation socialiste, l’anti-
sémitisme, par exemple, d’un Düring, qui était un antisémitisme anticapitaliste, pour
embrasser un antisémitisme différent, l’antisémitisme de ceux qui pouvaient penser
possible d’acquérir à cette cause, ainsi que l’avait pensé le comte de Gobineau, le
grand capital juif, jugé approprié pour être coopté dans l’élite européenne, op. cit.,
p. 618-619 et p. 893.
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