Vous êtes sur la page 1sur 342

CHEIKH ANTA DIOP,

THÉOPHILE OBENGA :
COMBAT POUR LA
RE-NAISSANCE AFRICAINE
Collectioll Études Africaines

Dernières parutions

Léon MATANGILA MUSADILA, Pour une délnocratie au Congo


Kinshasa, 2001.
Raphaël NTAMBUE TSCHIMBULU, L'Internet, son Web et son E-mail
en Afrique, 2001.
Julien CONDE, Abdoulaye-Baï1o DIALLO, Une ambition pour la
Guinée, 2001.
Mahamoudou OUEDRAOGO et Joachim TANKOANO, Internet au
Burkina Faso: réalités et utopies, 2001.
Tidiane N'DIA YE, L'empire de Ckaka Zoulou, 2001.
Mwayila TSHIYEMBE, Etat multination et démocratie africaine, 2001.
Marc BELLITO, Une histoire du Sénégal et de ses entreprises publiques,
2001.
Yves Ekoué AMAIZO, L'Afrique est-elle incapable de s'unir, 2002.
Roger Bila KADORE, Histoire politique du Burkina Faso (1919-2000),
2002.
Franck HAGENBUCHER-SACRIPANTI, Le prophète et le militant
(Congo- Brazzaville), 2002.
Souga Jacob NIEMBA, Etat de droit, démocratique, fédéral au Congo-
Kinshasa, 2002.
Pierre ERNY, L'école coloniale au Rwanda (1900 - 1962), 2002.
Rita Mensah AMENDAH, Mosaïques africaines, 2002.
Jean PING, Mondialisation, paix, démocratie et développèment en
Afrique: l'expérience gabonaise, 2002.
Etienne BEBBE-NJOH, «Mentalité africaine» et problématique du
développement, 2002.
Bibiane TSHIBOLA KALENGA YI, Roman africain et christianisme,
2002.
Albert de SURGY, Syncrétisme chrétien et rigueur anti-pentecôtiste,
2002.
Simon Pierre SIGUÉ, Gérer pour la croissance au cameroun, 2002.
Junzo KAWADA, Genèse et dynamique de la royauté, 2002.
Laurent LUZOLELE LOLA NKAKALA, Scongo-Kinshasa: combattre
la pauvreté en situation de post-conflit, 2002.
Alban Monday KOUANGO, Cabinda, un Koweit africain, 2002.
Jacques HUBERT, Rites traditionnels d'Afrique, 2002.
Alhassane CONDE, La décentralisation en Guinée, 2002.
Ndiaga LOUM, Les médias et l'Etat au Sénégal, 2003.
Annie LE PALEC et Hélène PAGEZY, Vivre avec le VIH au Mali :
stratégies de survie, 2003.
DOUE GNONSEA

CHEIKH ÀNTA DIOP,


THÉOPHILE OBENGA :
COMBAT POUR LA
RE-NAISSANCE AFRICAINE

L'Harmattan L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia


5-7, rue de l'École-Polytechnique Hargita u. 3 Via Bava, 37
75005 Paris 1026 Budapest 10214 Torino
FRANCE HONGRIE ITALlE
@L'Hannatlan,2003
ISBN: 2-7475-3920-2
«Observe la vérité, ne la llépasse pas.»
Ptahhotep, phnosophe noir de l'Égypte antÎque
(env. 2500 ans avo notre ère).
AVANT-PROPOS

Je voudrclis dédier ce livre:

À la l11él110ire cie tous les Noirs l110rts en


Déportc/tion et en Esclavage ,.

À la lnél110ire de tous les Afi"icains hU/11iliés et


morts dUr(lnt la C"olonisation ,.
À la l11émoire de tous ceux et toutes celles qui ont
payé de leurs vies leur engagel11ent sur le terrain de la
d~rense de la liberté, de l'indépenclance et de la dignité de
l 'Afi;oiquenoire ,.
À tous ces Afj;oicaines et AfifOicains que l'injustice,
l'intolérance et I 'obscurantisl11e privent du désir
inébranlable de servir la cause de la Re-naissance
Afi;oicaine et du Panafricanisl11e ,.

Aux génér(ltions qfifOicaines qui considèrent que


I 'hOlnl11eest le l110teur de sa propre histoire, et que la
réalisation des progrès de la condition hUl11aine n'attend
jal11ais I '(lSsentÙ11ent préalable de tous ,.
À toutes celles et tous ceux qui /11ilitent pour la
sauvegarde de lct culture négro-qfifOiccline et à I 'clvènel11ent
de I 'Unité ~f;;oiccline.

Il est certain qu 'a~u'ourcl'hui le cfestin des J7euJ]les


noirs entre dans une phclse décisive (lont ICI /11aîtrise
requiert la contribution de toutes les générations CI
quelque niveau et de quelque /11anière que ce soit. el 'est
dans la solidarité que se tracera l'avenir des AfifOicains et
(lu Monde noir ou alors l '~fifOiquene sera ja/11ais. Les
enjeux l11ajeurs inhérents à une telle récllité sont de plus en

9
plus appréhendés avec acuité par un n0111bre croissant
d'Afit<icains. Aussi par111i tous ceux qui partagent ce
constat et ont agi ou agissent en conséquence avec
abnégation, pal~fois dans I 'anonYlnat et dans la discrétion,
voudrais-je penser tout particulière111ent à certains de mes
calnarades : Ie lTlathé111aticien c~. Khadi111 !-Sylla, ,lean
Eloka, co.fondateur du C~ollect?f' des S'ftructures
Panaj;tficaines (C,~.S.P.),Marc Bruno Mayi, pro.fesseur de
psychologie à l'Université de YYaoundé, Mahougnon
Kakpo, pro.fesseur de littératures à l'Université
d'AboI11ey-C~alavi au Bénin, la sociologue Altiné Traoré
qui .fut l'e,fficace !-Secrétaire Générale du C~.S.P., Léo]Jold
Nouind, Thierry Abessolo-Ondo.

,Je tiens aussi à rendre hOln111age ici à C~laude


Bausivoir, Président du C~ercle d 'Étude C~heikh Anta Diop
de la Guadeloupe ainsi qu'à tous ses collaborateurs, ]Jour
l'il111nense travail de d~ffusion et (le ]Jron10tion des ()!uvres
de la Re-naissance ~f;t<icaine qu'ils e.tfèctuenl chaque jour
5;ur le terrain auprès des,f;t<ères ~f;tficains Antillais.

,Je voudrais adresser 111esren1ercien1ents les J)lus


sincères à Mahaugnon Kakpo et à C~oovi Je(ln-(~harles
GOlnez dont les ren1arques, suggestions et conseils
précieux ont pern1is d'an1éliorer ce travail, ain,,'i qu'à
Patrice Be,jedi Ntone pour sa di'~lJOnibilité et ses
encouragen1ents.

Je ne saurais tern1iner cet avant-jJropos sans


exprimer toute 1110nan1itié .fitfaternelle et 111agratitude à
Alpha Sy et à sa.fal11ille dont l 'ho'~J)italité, la générosité et
la dL~ponibilité ont grande111ent .fàcilité 1110ns~jour au
kSénégal.

D()UE GN()N!-SEA

JO
INTRODUCTION

En 1966, Cheil(h Anta Diop se voyait décerner en


même temps qU'lIn autre illllstre Noir Africain, W.E.B.
Dubois (1868-1963), le prix du premier Festival des Arts
nègres, récompensant l'écrivain qui avait exercé la plus
grande influel1ce sur la pensée nègre du XXè siècle. Il était
âgé de 43 ans et avait déjà é110ncé et publié l'essentiel de
sa pensée à travers quatre ouvrages fondalnentaux :
Nations nègres et (lulture (1955), «le livre le ]Jlus
audacieux qu'un nègre (lit jusqu'ici écrit)) dira le grand
poète Aimé Césaire 1, L'Unité culturelle de I '~fi;<iquenoire
(1960), L'~fi;<ique noire précoloniale (1960), Les
,fàndelnents écono111iques et culturels d'un État ,fédéral
d ~f;;<iquenoire (1960). Il aura d011Cfallu un peu plus de
dix ans pour que son œuvre commence enfin à être
appréciée à sa juste valeur. C'est assurément par la
parution de son premier livre dont le sous titre est «De
l'Antiquité nègre égyptienne aux }Jroblèmes culturels de
l'Afi;<ique noire d 'aujourd 'hui» que Cheikh A11ta Diop
imprima sa marque sur l'évolution culturelle du Monde
noir. Il apporta U11enouvelle l11anière de voir et d'étudier
l'Afrique qui tournait radicalement le dos aux descriptions
et autres études frustrantes racistes des cartons

I
Ailné Césaire~ Discours sur le ('%nialisJ71e, Présence Africaine,
Paris, ] 955~ pp. 33-34.

II
ethnographiques coloniaux. Il jetait par la même occasion
les bases d'une nouvelle école scientifique (notamment
historique) africaine. Pendant longtemps, sa démarche
intellectuelle courageuse et ses découvertes sciel1tifiqlles
furent acclleillies avec incrédulité par beaucoup de ses
compatriotes africains et aussitôt assimilées à un racisme à
rebours par les non-Africains, les Européens en particulier.
Il faut dire qlle pour ces derniers, les conséquences de
l'irruption des idées de Cl1eil<h Al1ta Diop dans le débat
historique mondial étaient à terme un cl1angement de la
position du Nègre sur l' échiqllier culturel (et donc
politique) planétaire. En effet, la vérité gênante était que le
Nègre à qui on déniait toute civilisation, était celui-là
même qui el1 fut le premier dépositaire de 1'11ulnanité
avant de la transmettre aux autres peuples et notamment
aux Grecs, ancêtres culturels de ses fllturs bourreaux de
l'aventure esclavagiste et coloniale. Et cette vérité avait
comme corollaire la destruction des dogmes politico-
religieux sur lesquels reposaient jllsqu'alors la don1ination
de l'Afrique et l'asservissement du Monde noir par
l' Occidel1t.

Avant la révolution diopie11ne, les choses étaient


simplistes pour l'africanisme eurocel1triste. On aimait biel1
le mouvement de la Négritude parce que grâce à Léopold
Sédar Sel1ghor principalelnent, ce coural1t de pensée né
c11ezles «franco-colonisés» conduisait l'Afrique noire vers
un avortement culturel en assumal1t l'idée saugrenue que
les langues europée11nes étaient un "patrillloine historique
africain" qu'il fallait accepter C01l1metel, alors que dans
le mêllle temps le pouvoir colonial et néo-colonial mettait
tout el1 œuvre pour tenter d'étouffer et faire disparaître les
langues négro-africaines authentiques. Tant et si biel1 qlle
la conspiration du si]ence installrée à l'encontre de l' œllvre
de Cheikh Al1ta Diop sera l'ul1e des premières réponses

12
apportées au débat par la plupart des africanistes et
certains intellectllels africains chez qui l'aliénation
résistait alors à 11'illlporte quel antidote.

Qu'affirmait au juste C11eikh Anta Diop? Il


défendait d'abord cette idée simple2 que les Noirs, comme
tous les alltres pellples de la terre" avaient une l1istoire et
une culture ~ et que quel que soit l'état de celles-ci~ elles
méritaient d'être étudiées~ élucidées, et devaient être
pleinement assumées par cellx-Ià lllême qui en étaient les
acteurs et les créateurs. Seule une volonté de considérer
délibérément les Noirs comme des sous-hommes, donc
faire une profession de foi raciste, pOllvait empêcher
d'accepter cette évidence qui ne devrait normalement pas
avoir besoin d'être délllol1trée. Ensuite~ Cheil<h Anta Diop
énonce une autre idée fondamentale qui est l' origÎ11e 11ègre
de la civilisation antique égyptie1111e qu'il démontre en
convoquant le téllloignage des auteurs anciens et el1
montrant les liens aussi bien ant11ropologiques (culturelle
et physique) qu'historiques entre les Nègres de l'ancienne
Égypte et ceux de l'Afrique noire. D'une l11anière
générale, il considère la Vallée du Nil antique con1lne le
point de départ historique des peuples négro-africaÎ11s.
L'Antiquité égypto-nubie11ne est aux Africail1s Noirs ce
que l'Antiquité gréco-roI11aÎ11e est aux Européens,
expliquait-il. D'llne certaine façon" en réintégrant l'Égypte
a11tique à l'Afrique grâce à l'introduction de la don11ée
temporelle dans les études historiques africaines" ce que
refusait obstinément de faire l'africa11isme qui plaçait cette
région en Orient dans le meilleur des cas, Cheil<11Anta
Diop rétablissait le conti11uull1 e11tre deux moments de
l'évolution l1istorique et culturelle du Monde 110irafricairL
À partir de cette tl1élllatique centrale de son œllvre qu'était

2
Ce sont souvent les idées sin1ples qui paraissent les l'nains évidentes.

13
cette unité historique et culturelle de l'Afrique, le savant
noir allait tout naturellement poser, avec la plus grande
lucidité, les fondements mêmes de l'avenir politique
incontournable des nations nègres contemporaines: l'unité
politique de l'Afrique noire sous forme d'un État fédéral
avec la nécessité d'adopter une langue négro-africaine
comme langue panafricaine de gouvernement et de
communication, et l'unité du Monde noir par-delà les
conséquences de la Traite des Noirs. L'antériorité des
civilisations nègres constitue également un autre grand
thème issu des travaux scientifiques de Cheikh Anta Diop.
Ce thème est lié à celui de l'origine Ilègre de l'humanité
qu'il soutint courageuseme11t à l'époque, contre vents et
marées. Aujourd'hui, d'une part la génétique est venue
confirmer les données paléoanthropologiques qui avaient
permis de placer le berceau de I'humanité en Afrique noire
(et donc le peuplen1ent de l'Égypte a11tique ne pouvait être
que le fait des Noirs), et d'autre part, le développement de
l'égyptologie mondiale, plus particulièrement les travaux
de l'école africaine d'égyptologie, permettent de
confirmer, une fois de plus, que c'est dans la Vallée du Nil
qu'apparurent les premières et les plus brillantes
civilisations de l'humanité à l'époque antique. Les Grecs à
qui les études hellénistiques avaient attribué à tort la
première civilisation consciente d'elle-même, étaient en
fin de compte allés puiser tous les éléments de celle-ci en
Égypte antique, sur la terre des pharaons, c'est-à-dire chez
les Noirs de l' Arltiquité.

On peut donc dire que les idées de Cheikh Anta


Diop constituent une rupture radicale avec toutes les
conceptions aussi fantaisistes qu'erronées qui avaient
cours sur l'Afrique et le Monde noir; conceptions qui,
faut-il le souligner, se développèrent et s'amplifièrent
depuis le déclin des nations nègres antiques dont on peut

14
situer le débllt à la mise à sac de Tl1èbes par les Assyriens
en 663, suivie de la conquête de l'Égypte par Cambyse II
en 525 avant notre ère, et la fin à la défaite de l'empereur
Samory Touré (1837-1900) contre l'envahisseur européen
en 1898. Dans la première moitié du XXè siècle, le
mouveme11t de Re-naissance Africai11e, qui avait Vllle jour
dans la Diaspora Africail1e, atteignait sa pleine mesure
sous la bannière du Panafricanisme. La restauration de
l'histoire et la culture authentiques des Noirs s'inscrit be]
et bien dans la Inêlne perspective que ce mouvemel1t de
Re-naissance du Monde 110ir. La restitution sciel1tifique
des expériences historiqlles vécues par les Noirs, le
caractère scientifiqlleme11t opérationnel du cOl1cept d'
«antiquité négro-égyptie11ne» et le fondeme11t clllturel de
toute émancipation politique, toutes ces nouvelles dOl1nées
apportées par les travaux de Cheil(h Anta Diop,
constituent la contribution décisive (011peut dire que ces
travaux étaie11t en quelque sorte les pièces fondame11tales
manquantes du puzzle) à ce cOll1bat pour la Re-naissance
Africaine.

La Re-naissance est Ul1 pl1él10111ènequi survie11t


généralement chez des peuples ayant traversé, pOlIr
diverses raisons, lIne période plus Oll moins IOl1gue
d' obscural1tisme, de régressiol1 généralisée et de
décadence. Pour son accoll1plisseme11t total, cette Re-
naissance doit s'applIyer Î11élllctablement sur des éléments
et des référentiels puisés dal1s I'histoire culturelle des
peuples el1 question. Parce que la Re-l1aissance est d'abord
et avant tout culturelle et intellectuelle. L'Europe par
exemple connut sa Re-naissa11ce au XV è et XVlè siècle,
c'est-à-dire à la fin de son Moye11 Âge. Cette Re-naissance
commença d'abord en Italie, puis gag11a toute l'Europe.
Pendant ce Moyen Âge européen, la religion chrétienne,
au travers de la Bible, des monastères et des autorités

15
religieuses par exemple, fut le point de convergence de
toutes les élites européel1nes et le repère de toute
entreprise intellectuelle et scientifique. Pour étudier
Aristote Olt faire œuvre scientifique, il fallait se référer
obligatoiremel1t à la Bible et aux nombreux dogl11es
chrétiens. S'écarter de cette façon de procéder revenait à
s'exposer au sort que l'lnquisitiol1 réserva au savant italien
Galilée (1564-1642). Le mouvel11el1t de la Re-naissal1ce
Européenl1e va ron1pre brutalement avec cette période de
domination intellectuelle~ Inorale et sociale de l'Église
romaine en renouant avec les SOllrces 11011chrétiennes de
I'histoire et de la culture des peuples européens que sont
les Antiquités grecques et latines. Cette démarche se fera
d'abord dans le domaine des arts et de la littérature, puis
s'étendra à la philosophie, à l' arcl1itectllre, à la science, à
la politique, etc.

Les travaux de Cl1eil(h Anta Diop 111ilitentpour une


Re-l1aissance Africaine qui doit s~appuyer sur des valeurs
historiques et culturelles propres à I Afrique noire. Sous le
~

joug de l'Esclavage et de la Colol1isation d'abord, sous


celui de la néo-colonisation ensuite, les peuples africains
ont subi une longue période de barbarie au COllrs de
laquelle leur histoire fut falsifiée, leur culture agressée,
leurs lal1gues et leur écoI101nie détruites, leurs enfants
déportés et extern1inés, leurs États et leurs villes anéantis
par les el1vahisseurs européel1s, civilisateurs
autoproclal11és d'ul1 Inonde qu~ils jugeaiel1t sauvage.
~
L Afrique ne peut que rel1aÎtre. Et elle doit renaître pour
assurer la pérel111ité de l' existel1ce du MOl1de noir sur cette
planète. Telle était la cOl1viction profol1de de Cheil(h Anta
Diop. Pour lui, la R.e-naissance Africaine ne peut avoir
lieu que par un retour vivifiant aux Antiquités égypto-
nubiennes nègres et par la restauration des lal1gues
africaines comme langues de culture. Ce sont là les

16
conditions indiscutables d'une renaissance religiellse,
scientifique, politique et économique du continent noir. La
Re-naissance Africaine, parce qu'elle sera avant tout une
révolution culturelle, va d'abord contrebalancer la
domination politique, économique, religieuse et
intellectuelle que l'impérialisme exerce sur l'Afrique, ptlÏs
permettra l'éradication de l'obscurantisme dans lequel
certains tentent de maintenir les sociétés africaines sous
des dehors d'ouverture à la culture mOlldiale. La Re-
naissance Africaine est donc un projet multidimensionnel
qui vise à la résurrection intégrale de l'homl11e Africail1.

Cette mission historique de réhabilitation de


l'homme noir sur la base d"un travail scientifique solide et
scrupuleux, ce combat légitime pour la Re-naissance des
peuples noirs que l'Europe avait piétinés par l'Esclavage
et la Colonisatïon, Cheil(ll Anta Diop va les lnener pelldant
longtemps dans la solitude la plus totale. Car les
changements révolutionnaires entraînés par ses idées
paraissaient difficiles à assumer ou du moins exigeaient du
temps ainsi qu'ulle retombée des passions avallt d'être
appréciés à leur juste valeur et être pris ell compte. Cl1eil(h
Anta Diop reco11naissait lui-nlêll1e all cours d'une
interview' à la télévision call1erolulaise CTV (10 janvier
1986), quelques semaines avant sa mort, que «pendant
longtelnps, cela CIété la traversée du désert». Mais en fin
de compte, n' a-t-il pas été tout simplement victime de
cette loi humaine qui livre d'abord aux gémonies avant de
les élever au panthéon des héros les citoyens qui
bouleversent radicalement la pensée et les conceptiol1S de
leurs contemporains? Certes, de son vivant, Cl1eil(h A11ta
Diop a eu le temps de voir ses idées, si diabolisées au
début, devenir des lieux communs. Mais la bataille
scientifique qu'il a dû n1ener pour en arriver là fut
opiniâtre.

]7
Dura11t sa solitude, le 11asard a voulu qu'il
rencontre celui qui n'était encore qu'un étudiant,
Théophile Obenga, et qui deviendra plus tard son ami, son
collaborateur et son disciple le plus célèbre. Théophile
Obenga n'était pas stricto sensu l'élève de Cheikh Anta
Diop puisque ce dernier n'enseignait pas à l'époque, et
n'avait pas d'équipe autour de lui. En fait, Théophile
Obenga~ après avoir lu, C0111111e tant d'autres étudiants, les
ouvrages de Cl1eil(h A11ta Diop, fut acquis à la
problématique posée par l'illustre cl1ercheur de l'IF AN
(Institut Fondame11tal d'Afrique Noire) de Dal(ar. Il
entama ses recherches dans ce sens et entra en contact
avec Cheikl1 Anta Diop. C'est à partir de ce moment qu'il
bénéficia des encouragements et des conseils de celui
qu' 011 appelait déjà le Maître. À eux deux, ils allaient
former la paire de savants la plus performante et la plus
crédible sur le plan de la rechercl1e africaine el1 sciences
humaines. D'autres chercl1eurs en Afrique et da11s la
Diaspora viendront grossir leur rang et contribuer à la
restauratiol1 de la tradition scientifique africaine et donc à
la Re-11aissance Africaine sur la base des travaux de
Cheikh Anta Diop. Théophile Obel1ga va prolonger et
approfondir un certain n0111bre d'idées et de concepts
méthodologiques esquissés par Cheikh Anta Diop et va en
parachever l'élaboration dans les domaines de la
linguistique et de la philosophie notamme11t. Avec ses
travaux sur l'espace bantu, T11éop11ile Obenga va aussi
c011tribuer~ par une n1éthodologie rigoureuse, à dél11011trer
la péren1ption et 1~inutilité des tecl1niques de rechercl1es
etl1nocentristes européen11es utilisées dans les étlldes
africaines. Depuis leur victoire C0111n1uneau colloque
égyptologique du Caire en 1974, le 110m de Tl1éophile
Obenga restera à jamais attaché à celui de Cheil<h Anta
Diop, de la même façon qu'on ne pourra pas évoquer la
mémoire de ce dernier, sa solitllde des débuts, sans penser

18
inéluctablel11ent à celui qui eut ce cOllrage extraordinaire
de défendre son œuvre (pendant que d'autres Africains
osaient à peine prononcer le 110111de Cheil<h Anta Diop)
avant de devenir son disciple. L'expérience intellectuelle
que ces deux Africains proposent à leur communauté est à
la base même de la solidité de leur école scientifique.
Celle-ci est l'une des rares, sinon la seule, à démontrer
d'une part la possibilité d'une i11dépendance scientifique
du Monde noir vis-à-vis des paternalislnes et
impérialismes de tous genres, et d'autre part la capacité
des Noirs à prendre eux-l11êmes en main leurs destinées
scientifique et culturelle.

C~est l' exan1en de cette contribution décisive à la


Re-naissance Africaine que nous aVOl1Stenté de faire à
travers ce livre. Il l1e s'agit pas d'u11e double biographie~
encore moins d'une générellse revue d'idées matÎ11ée de
dithyrambes intel11pestives. Car comme le disait le
philosophe 110ir Ptahhotep «observe la vérité, ne la
dépasse pas». Nous penS011Savoir été fidèles à ce c011seil
de ce sage Africain de l'Antiquité. Nous nous SOlnmes
notamment intéressé à la nature de l'expérience
intellectuelle offerte par les deux penseurs noirs et à ses
répercussions sur le lnol1de contemporain. NOllS avons
~

essayé d al1alyser la n1al1ière dOl1t ils ont n1is à 11Uet rel1du


périmés les mécanismes les plus efficaces de la
domination étral1gère exercée sur l'Afrique noire (mise à
l1Udu racisme, de la pseudosciel1ce et de l' ethl10cel1trislne
de tous les universalismes imposés à la conscience nègre),
ainsi que la nature des obstacles qui 011t été surmontés
pour c011vaincre un certaÎ11 nOl11bre d'Africains qui
s'étaient laissés abuser par le «pastichage culturel». De
Inême~ 110USavons voulu mettre en relief la ma11ière dont
~
ont été Inis hors d état de l1uire ces africal1istes qui
jusqu'alors avaient la l1aute n1ain sur l' évolutiol1 cultllrelle

19
et intellectuelle des Noirs. Et e11fin~ il nous a semblé
important de poser le problèn1e des responsabilités
africaines face à cette voie de libération définitive du
colonialisme et du néo-colonialislne que propose11t ces
deux illustres compatriotes Africains.

COlTIlne beaucollP de N airs, c'est le hasard qui


nous a fait découvrir les travaux de Cheik.h Arlta Diop au
lycée. Étant déjà sensible à l'action et à l'idéal d'alltres
grands panafricanistes tels que Kwame N'Kru1nah (1909-
1972), Patrice Lumumba (1925-1961), Ruben Urn Nyobé
(1913-1958), Amilcar Cabral (1924-1973), W.E.B. Du
Bois (1868-1963), etc., notre adhésion a été imn1édiate. La
digestion de la totalité de l' œuvre et la gestion quotidie11ne
de ses implications - une idée n'a de poids que lorsqu'elle
est vécue - furent des processus qllÎ 0111beaucoup enrichi
notre réflexio11 dont le présent livre est el1 grande partie le
fruit.

Nous croyons que hors de toutes querelles


partisanes irllltiles et de tout débat idéologique stérile~ les
Africains doivent discuter sereÎ11e111e11t sur la prise en main
de leur propre avenir par eux-mêmes et avec leurs propres
armes. C'est l'une des substances du message de Cheikh
Anta Diop et de Théophile Obenga. À en juger par la
formidable et irréversible dynamique de prise de
conscience des idées se1nées par les deux penseurs négro-
africains, il est loisible de considérer comme acquis le fait
que les Noirs, après tous ces siècles de déclin, sont bel et
bien entrés dans une ère nouvelle de leur desti11~celle de
leur RE-NAISSANCE.

20
Prelnière Partie

GENERATIONS, EPREUVE DES FAITS,


ET MISSION HISTORIQ-UE

«(,1'est la conjoncture historique qui oblige notre


génération à résouclre dans une per.spective heureuse
l'enselnble des problèn1es vitaux qui se posent à l'Afrique,
en particulier le problème culturel. Si elle n y arrive pas,
elle apparaîtra dans I 'histoire de l'évolution de notre
peuple, C0111111e la génération de dé111arcation qui n'aura
pas été capable d'assurer la survie culturelle, nationale,
du continent «f;;oicain celle qui, par sa cécité jJolitique et
"
intellectuelle, aura cOlnlnis la .faute .fatale à notre avenir
national: elle aura été la génération indigne par
excellence, celle qui YI'aura pas été à la hauteur des
circonstances.»

C11eil<11A11ta Diop,
Les.fàndements écono111iques et culturels
d'un État.fedéral d'Afi;oique noire,
Présence Africai11e, Paris, 2è éd., 1974, p. 28.

«La tâche ]JrO]Jre de notre génération est d'assu111er le


conflit 1110ndial actuel après l'avoir reconnu, ({fin de lui
livrer cOlnbat, de le régler.»

Théophile Obenga,
L '4f;;oiquedans l'Antiquité. Égypte pharaonique - Af;;oique
nOIre,
Présence Africaine, Paris, 1973, p. 448.
I
DES GENERATIONS SPONTANEES

I-Première génération

Il faut biel1 se replacer dans le contexte politico-


culturel mondial du milieu du XXè siècle pour bien
appréhender cette notion de génération !Jpontanée que
nous utilisons ici. À cette époque, c'était la Négritude qui
voulait s'affirmer alors incol1testablement comme" arn1e
d'émancipation cultllrelle" pour un grand nombre de
Noirs. Mais cette Négritude, si elle voulait biel1 créer un
nouvel élan de solidarité entre les Noirs du monde el1tier
face à l'agression politique et culturelle de l'Occident,
n'en assumait pas l110ins l'état de peuple ahistorique non
civilisé attribué aux Africains par les ca11011Sacadéll1iques
européel1s et l'ordre colol1ial sur la base, entre alltres, des
thèses racistes de p11ilosop11es et penseurs tels que G. W.
F. Hegel (1 770-1831) :

«Pour tout le te111pSpen(.lant lequel il nous est


donné d 'ohserver I 'ho111111e
a.f;f4icain,nous le voyons dans
l'état de sauvagerie et de barbarie, et aujourd 'hui encore

23
il eks'tresté tel. Le nègre représente l 'h0111111enaturel dans
toute sa harbarie et son absence de discipline.»3

«( 1e que nous c0111J7renonsen S0111111e sous le n0111


d'~fj"ique, c'est un 1110nde ahistorique non-développé,
entièrement prisonnier de I 'e~prit naturel et dont la J7lace
se trouve encore au seuil de l 'histoire universelle.»4

(((/"econtinent n'est pas intéressant du point de vue


de sa propre histoire, 111aispar le .fait que nous voyons
I 'h0111111e dans un état de barbarie et de sauvagerie qui
l'e111pêche encore de .fàire partie intégrante de la
civilisation.)) :'

Les Européens voulaient bien recon11aÎtre allX


Noirs certaines valeurs, mais surtout pas celles de la
raison, de la ratio11alité., encore moi11s la capacité d'avoir
pu créer des civilisations originales complètelllel1t
indépendantes d'un quelconque iInpact leucoderme.
D'ailleurs le Petit Dictionnaire Larousse de 1905
définissait le "nègre'" et la "négresse" en ces termes:

((H0111111e,.fe111111eà peau noire. - C" 'est le n0111 donné


lspéciale111ent aux hahitants de certaines contrées de
l '~fj"ique, de la Guinée, de la Sénéga111bie, de la (~fqfj"erie,
etc., qui .for111ent une race d 'h0111111eS
noirs, in.f'érieure en
intelligence à la race hlanche dite race caucasienne...))

Le Grand Dictionnaire Pierre Larousse du XIXè


siècle avait aussi donné le ton et expliquait:

~
Hegel, Lu raison dans l 'histoire, éditions 10/ 18, Paris~ 1979, p. 25 1.
Il faut noter au passage que certains intellectuels africains se
n
défi ni sse n t co lYllTIe des" he gel iens !
4
Hegel, op. cit., p. 269.
:' Hegel, op. cit., p. 247.

24
«Nègre - Dans l'espèce nègre, le cerveau est /110ins
développé que dans l'espèce blanche, les circonvolutions
5;ont lnoins jJro.fÔndes et les nel~fs'qui én'lanent de ce centre
pour se répandre dans les organes des sens sont heaucoup
plus volu111ineux. De là un degré de pel~fectionnement bien
plus prononcé dans les organes, de sorte que ceux-ci
paraissent avoir en plus ce que l'intelligence possède en
n10ins. En e.ffet les nègres ont l 'oule, la vue, l'odorat, le
goût elle toucher hienplus déveloj)pésque les Blancs (...).
Dans les danses, on les voit agiler el la .f'ois toutes les
parties du corps,' ils y tréjJignent (i 'allégresse et s y
/110ntrent i'1f'atigables. Ils distinguent un hon1n1e, un
vaisseau el des distances où les Européens peuvent elpeine
les apercevoir avec une lunette d'approche. Ils .flairent de
très loin un serpent et suivent souvent el la piste les
animaux qu'ils chassent. Le bruit le plus faible n'échajJpe
point à leur oreille aussi les nègres /11arrOns ou .fugit?f~'
"
savent très hien découvrir de loin et entendre les Blancs
qui les poursuivent. Leur tact est d'une subtilité étonnante,
/11ais parce qu'ils sentent beaucou}), ils r~fléchissent jJeu :
lout entier el leur sensuLllité, ils s J,' abandonnent avec une
e.~pèce de .fureur. La crainte des J)lus cruels, de la /110rt
/1'lên1e, ne les e111pêche jJas (ie se livrer el leurs jJassions.
Sous le fÔuet J11ên1ede leur 111aÎtre, le son du Tan1- Tan1, le
hruit de quelque n1auvaise nFusique les .fclit tressaillir (le
volupté (...). Tout en proie aux senk\'ations actuelles, le
passé et l'avenir ne sont rien el leurs yeux aussi leurs
"
chagrins sont-ils passagers ils s'accoutun'lent el leur
"
/11isère, quelque L?ffi/'eusequ'elle soit (...j. C'est en vain
que quelques philLlnthropes ont essayé de prouver que
l'e.spèce nègre est aussi intelligente que l'e.spèce hlanche
(...). Mais cette supériorité intellectuelle, qui selon nous ne
peut être révoquée en doute" donne-t-elle aux Blanc5; le
droit de réduire en esclavage la race iy?/erieure. Non,
Inille .fois non. Si les Nègres se rapprochent de certaines

25
espèces anÙnales par leurs ,j'or/11eSanato/11iques, par leurs
instincts grossiers, ils en d?ffèrent et se rapprochent des
hommes blancs sous d'autres rapjJorts dont nous venons
de tenir C0/11pte. Ils sont doués de la _parole, et par la
parole nou.s' pouvons nouer avec eux des relations
intellectuelles et /110rales, nous jJouvons essayer de les
., , 6
e' Iever.lusqu a nous.))

L~école d'ethnologie créée par Lucien Lévy-Bruhl


(1857 -1939) avait depuis quelques temps formé ses
premiers eth110logues racistes qui enseignaient avec leur
maître que les Noirs avaient une n1entalité prélogique. Le
Cardinal Désiré Joseph Mercier (1851-1926)~ à l'occasion
de l~usurpation du Congo par la petite Belgique~ expliquait
avec arrogance que «la coloni.)'ation apjJaraît dans le jJlan
jJrovidentiel C0l11111eun acte de charité qu'à un 1110/11ent
donné une nation supérieure doit aux races déshéritées et
qui est C0/11711eune obligation corollaire de la supériorité
de sa culture»7.

De Inême'l les textes d'écrivai11s comme Art11ur de


Gobineau (1816-1882)8 avaie11t fil1i de conforter~ à des
()
Voir le Nouvel Observateur du 25 septenlbre 1987, p. 98.
7
Cité par Alain de Benoist, Europe, Tiers Monde /71êI71ec.:o/11hat,
Robe11 Laffont, Paris, 1986, p. 29-30.
x Joseph Arthur COlnte de Gobineau (1816-1882), diplolnate et
écrivain français, publ ia en plein Inilieu du X IXè siècle son ollvrage
de référence Essai sllr l'inégalité des races qui servira de base
idéologique à la colonisation et aux grandes théories racistes, fascistes
et nazies qui firent tant de Inal à l'Afrique et aux Noirs. II écrivait
entre autres que «pour le nègre, au contraire, la danse est, avec la
/11usique, l 'o~jet de la plus irrésistihle passion. (l'est parc.:e que la
sensibilité est pour presque tout sinon tout, dans la danse. A insi le
nègre possède au plus haut degré la .faculté sensuelle sans laquelle il
n ~v a pas d'art possible ,. et, d'autre part, l'absence des aptitudes
intellectuelles le rend cO/71plètenlent Ùnpropre à la culture de l'art,
nlê/ne à l'appréciation de ce que cette noble application de

26
degrés divers, dal1s la COl1sciel1ceoccidentale, cette image
du Nègre dépourvu de raison, sauvage, inapte à toute
production cllltllrelle digne de ce nom. Et ce fllt tOlIt
naturellement que l'éducation coloniale s'évertuera à
marteler dans l'esprit des colonisés, et des Noirs en
général, ces «vérités évidentes», véritables ersatz d'une
prophétie des temps anciens. Et c'est justement un Noir,
Léopold Sédar Senghor, gui va le 111ieuxtraduire cet état
des choses dans Ul1 vers célèbre classé depuis lors au
panthéon de la littérature de soumission à l'idéologie
coloniale et néo-coloniale : «L 'én1otion est nègre et lu
raison est hellène.»

En conséquence, en matière d 'l1istoire de l'Afrique


et de culture nègre'l dans cette contrée du mOl1de all l'ère
coloniale avait succédé à la période esclavagiste, tout ou
presque avait été, croyait-on, déjà écrit. Les Noirs étaient
it1férieurs aux Blancs, ils n'avaiel1t d'autre histoire que
celle qui commence avec l'arrivée des colons blancs, les
cultures noires étaient primitives; le Nègre, doué
seulement d'lune gra11de capacité én1otio11nelle, avait U11e

l'intelligence des hUl7utins peut produire d'élevé. Pour /J'lettre ses


.facultés en valeur, il.faut qu'il s'allie avec line race d[flérel1l117ent
douée... Le génie artistique (...) n'a surgi qu'à la suite de l 'hYl11endes
hlancs avec les noirs». (Gobineau cité par C. A. Diop, Nations nègres
et Culture, p. 56). Plus tard, Léopold Sédar Senghor fera écho à
Gobineau et écrira par exelnple qu' ((à la ,~~vntaxede coordination ou
de juxtaposition des langues af;-icaines, si propre à la poésie,
s'oppose /a .sJ/ntaxe de subordination des langues a/bo-européennes.
C-"'est dire que celles-ci sont essentiel/elllent des langues SCienl(fiques
parce que de raisonnelllent...» (C'e que je crois, Grasset, Paris, 1988,
p. 170) ~ ou encore que la Négritude est ((l'enseI11ble des valeurs de
civilisation du Monde noir, qui sont essentiellel11ent féJndées sur la
sensibilité» (voir Interview à Arahie,~' n09, p. 12) ~ et aussi ((avec /a
Traite des lvègres, l ',1fi~ique noire, avait d~jà apporté à l 'A/Jlérique le
plain-chanl, la p()~vphonie ef la danse nègres) (C'e que je crois, op.
cil., p. 219), etc.

27
mentalité prélogique qui ne le prédisposait ni à la raison~
ni à la création d~une quelcollque civilisation, et ce faisant~
l'amélioration de son sort ne pouvait venir que de sa
rencontre avec les hommes blancs~ mais seulement après
avoir au préalable été contraint de sauver son âme en se
convertissant à la religion cololliale. Le verdict de la
consciellce européenlle façoIlnée par tant de préj ugés
racistes était sans appel et devait ainsi gltider la vision du
monde. QUicollque osait s'écarter de la «vérité officielle»
et de ces «évidences admises par tous» pour restituer aux
Noirs leur culture et leur histoire authelltiques, était
purement et simplement livré à la vÏ1ldicte académique
avant de subir le supplice du bannissement. C'est dans
tous ces préjugés racistes et ce terrorisme intellectuel de
tradition qu'il faut chercher les fondements de l' essellce de
l'africanisme dll XXè siècle. Théophile Obellga précise
Inême que «c'est dans I '().~uvre de Lucien Lév)J-Bruhl
(J 857-1939) que naÎt réelle111ent l'épisté1110logie des
4fj;oicanistes, prqfèssionnels ou d'occasion» 9.

Pourtant~ depuis le XIXè siècle, beaucoup de


savants et d'intellectuels noirs avaieIlt travaillé à cette
entreprise de recherche des origines historiques et
culturelles du Monde noir. Certains d'entre eux, tels que
Martin Robinson DelarlY (1812-1855), Drussila Dunjee
Houston (1876-1941), Edward Wilnl0t Blydell (1832-
1912), Du Bois (1868-1963), William Leo Hansberry
(1894-1965), etc, avaient évoqué par exelnple UIle histoire
llégro-africail1e al1térieure au contact avec l' Europe~
avaient défendu un aspect autllentique de la culture noire
et l'indiscutable valeur des productiol1s artistiques

<)
Théophile Obenga, «Les derniers rein parts de l'africanisllle», in
Revue Présence Afi.icaine, n0157, Paris, 1er selnestre 1998, pp. 47-65.

28
Io.
africaines Mais ces évocatiolls et cette prise de
conscience s'étaient estompées aussi vite qu'elles avaiellt
été émises~ ceci peut-être à cause du caractère intuitif et
éphémère de leur énollciation ou d'une argumentation
scientifique insuffisallte. La répression raciale un peu
partout dans le Inonde et l'illlplacable dOlnÎ1lation
culturelle coloniale~ avaiellt aussi filli de dissuader les
bonlles VOIOlltés de se lallcer dans de telles voies de
recherches pour la réhabilitation de l'homme noir.

On peut dOllC dire que l'irruption de Cheil(h Anta


Diop sur la scène scientifique lllondiale et l' avènell1ent de
ses travaux., par la rupture épistémologique sans précédent
qu' ils opérèrent~ allaiellt perl11ettre de Illettre fil1 à ces
mensonges historiques et battre ell brèche bien d'idées
reçues.

Clleikh Allta Diop est né le 29 décembre 1923 à


Caytou (dans la région de Diourbel) en pleill pays Baol-
Cayor, dans l'Ouest du Sé11égal. Il 11e connaîtra pas son
père, (le jeune) Massamba Sassoul11 Diop qllÎ décède peu
de temps après sa naissal1ce. Sa Inère Magatte Diop pour
laquelle il avait une très gra11de affection vécut jusqu'en
1984. Issu d~une fàlnille 110ble appartel1ant à la cOl1frérie
mouride~ qui avait, depuis Cheil(h Ahmadou Bamba
(1853-1927), instauré un islalll national, il fut envoyé dès
son jeune âge (5 ans envirol1) à l'école coranique (<<Kellr-
]
0
II faut d'ai lieurs rappeler qu'une très grande partie des statues,
statuettes, tnasques et autres objets d'art africains, sous prétexte de
représentations païennes, furent purenlent et sinlpletnent usurpés par
les tnissionnaires chrétiens et autres petits adlninistrateurs des
colonies. Cette délinquance culturelle et religieuse a perlllis la
réalisation de plus-values éconollliques et l' enrichissetnent honteux
des tnusées occidentaux. Il tàudra bien qu'un jour, l'Ati-ique
entreprenne la récupération de ces chefs-d' œuvre itnpunétnent volés à
la collectivité culturelle africaine.

29
gou-mack»). Il fréquentera ensuite l'école prin1aire
régionale française à Diourbel. Après l'obtention de son
certificat d'études primaires en 1937, il va poursuivre ses
études secondaires à Dakar au lycée Van V ollenhoven
puis au lycée Faidherbe de Saint-Lollis. En 1945, il obtie11t
ses baccalauréats séries mathélnatique et p11ilosop11ieIl .
Puis, au cours de l'année 1946, il m011te à Paris pour
entreprendre des études supérieures. Arrivé en Fral1ce avec
la fern1e intentio11 de deve11ir ingénieur c011seil en
aéronautique, les circo11stances l'obligeront à faire
d'autres cl10ix qui lllÎ d011neront ce destin exceptionnel.

L'une des ambitions f011dalnentales de C11eil(h


Anta Diop sera de réintroduire le Noir da11s l'histoire
humaine en restaurant d'abord et avant tout sa C011science
historique et en réconciliant les Africains avec eux-mêmes
après ta11t d' an11ées de perturbatio11s physiques et
psychologiques causées par l'agression esclavagiste puis
~

l'occupation Colo11iale.L élévation de l'Antiquité égypto-


nubienne au niveau d'U11 concept scie11tifique111ent
opératoire, de faço11 à en faire un fait fondame11tal - et
même le point de départ - de la conscience panafricaine,
constituera l'un des éléments essentiels des travaux de

Il
La volonté de Cheikh A. Diop de réhabiliter l~Atl'ique fut précoce:
((
Durant ces années passées au lycée, il élahore un alphahet conçu
pour transcrire toute langue afi"icaine et il entreprend égale171ent la
rédaction el'une histoire du Sénégal. Dans cette 111ê11U! période
apparaissent ses prel11ières r~flexions qui plus tard déboucheront sllr
son prqjel de renaissance culturelle et ci'indépendance politique de
l'Afil'ique noire. fi se destine néan/110ins à un 111étier scientifique
appréhendé C0l1l111e un devoir de découverte et d'invention vis-à-vis de
l 'hulnanité.)) (Cheikh M Backé Diop et Mariétou Diongue, «Cheikh
~

Anta Diop: jalons biographiques»~ in Théophile Obenga, C'heikh Anta


Diop, Volney et le Sphinx, Présence Africaine / I(hepera, Paris, 1996,
p. 449).

30
Cheikh Anta Diop. C'est là une contribution majeure à
l'émancipation des peuples noirs.

L'autre nouveauté, c'est que l'argumentation


développée par Cheikh Anta Diop repose sur un ensemble
de disciplines scientifiques suffisamnlent maîtrisées: la
linguistique, 1'histoire, l'égyptologie, la philosophie, la
sociologie, l'anthropologie, la physique et la cllimie. Ces
disciplines diverses se retrouvent unifiées par le but pour
lequel elles sont utilisées. Cette prouesse parmi tant
d'autres explique d'ailleurs l'admiration qu'éprouvent
pour le savant africain non seulement ses disciples mais
aussi certains de ses adversaires. Par ces nouvelles voies
12
de recherclle et les méthodes scientifiques élaborées pour
explorer celles-ci, Cheil<h Anta Diop a jeté les bases d' U1le
véritable école scientifique africai1le capable de se mettre à
la hauteur de n'importe quelle autre école dans le monde
entier. Le courage dont il fit preuve (compte tenu des
raisons que nous avons évoquées précédemme1lt) pour
tenir son pari constitue encore un autre élément essentiel
qui permet, en fin de compte, d'affirmer que Cheil<h Anta
Diop appartenait à une génération spontanée, celle qui ne
voulait plus accepter la falsification de I'histoire des
Noirs.

Avant Cheil<h Anta Diop~ l'histoire africaine se


résumait à quelques dates délivrées généreusement pOltr
alimenter les histoires exotiques de petits gouvernellrs
mesquins et autres missionnaires coloniaux racistes. Ces
anecdotes' 'historiques" qui étaient aussitôt élevées au
rang de docume1lts d'investigations scientifiques par
l'ethnologie européenne, ont été enseignées sans cOll1plexe

12
Voir l'article de Théophile Obenga «Méthode et conception
historiques de Cheikh Anta Diop», in Revue Présence A.fi~icaine, n074,
2è trÏ111estre 1970, pp. 3-28.

31
aux jeunes Européens ainsi qu'aux Africains qui
complétaient de cette façon leurs connaissances
historiques qui avaient pour point de départ l'assimilation
des aventures de lellrs "ancêtres gaulois" . Avec et après
Cheikh Anta Diop, la supercherie s'arrête. Les Africains
peuvent désormais, grâce au fil C011ducteur qui les rall1.ène
à leurs ancêtres les plus lointains, les Égypto-nubiens,
appréhender toute leur histoire dans sa totalité et sans
solution de continuité. L'Afrique n'est plus ce continent
frustre habité par des petites tribus anthropophages, elle
n'est plus une partie allistorique du monde comme le
voulait un certain Hegel. Les Africains Noirs ont un passé
comme tous les naturels des autres contrées du mOI1de, et
de ce fait, ils peuvent s'assumer comIne les autres. «A vec
C1heikh Anta Diop, écrit Théophile Obenga, le traitement
du passé C{fi;oicaine5/t rentré dans la voie sûre de la
. 13 .
E t «cette route k)'ure de Ia SCIence», «cette
A

SCIence.»
route royale», Cheil<h Anta Diop «se l'est créée lui-n1ên1e
(...) au 711ilieu de tant d'obstacles et de pr~jugés
. 14
et h nograp h Iques» .

En fait, la spontanéité de l' apparitiorl de Cheil<h


Anta Diop et de ses travaux sur la scène scientifique va
entraîner la panique de l'Occide11t. Celui-ci se rendait
compte que le savant noir avait redécouvert des vérités
que l'Europe avait depuis longten1ps camouflées. Aussi
allait-il se mettre en place un processus tenda11t à faire le
vide autour dll chercheur africain 15"1afin de circonscrire au

l:i Théophile Obenga, C'heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, Présence


Africaine / I(hepera, Paris, 1996, p. 28.
14
Théophile Obenga, Cheikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.28.
15 Ce que les scientifiques occidentaux dans leur grande 111ajorité ne
peuvent accepter, ni tolérer, c'est le fait que d'une pali, Cheikh Anta
Diop n'ait pas été un élève docile issu d'une de leurs écoles

32
maximum les effets de ses travaux considérés comme
dangereux et remettant en cause la domination culturelle,
donc politiq11e et économique des Blancs sur les Noirs.
Faire le vide autour de Cheikh Anta Diop signifiait dans
l'esprit des Européens, éviter la propagation de ses idées
vers d'autres Africains, et en même temps, mettre en avant
des personnalités ou chercheurs africains plus conciliants,
plus dociles, et dont l' infantilislne et la naïveté étaient
salués com111e un signe d'ouverture à l'esprit u11iverselle
qui, bien entendu, est fondé sur les valeurs de la culture
occidentale. C'est la grande qualité de ses travaux et son
autorité croissante dans le Inonde qui pern1ettront à Cheikh
Anta Diop de briser le mur du silence qui avait été érigé
autour de lui.

2-Une autorité reconnue

Les quelques exemples choisis ici ont souci de


montrer la manière dont étaient perçlles l'autorité et les
idées de Cheikh Anta Diop à travers le monde et plus
particulièrement dans la cOlnmunauté noire. Partout où il
passait pour prOIloncer ses confére11ces et transmettre son
message, Cheik~h Anta Diop laissait toujours une
impression positive indélébile.

À propos de son passage en Glladeloupe en 1983,


voici ce qu'écrit Ernest PépÎ11 qui, avec le Cel1tre d'Action
Culturel, l'avait invité:

«Lorsqu'en 1983, ./ 'invitai C~heikh Anta Dia]] à


venir en Guadeloupe à l'occasion du "Mai du Livre"

historiques~ et que d' autre part~ iI ait réuss i à fonder une éco le
scientifique capable de rivaliser avec eux (voir chapitre VI).

33
organisé par le ("entre d'Action Culturel de la
Guadeloupe dont j'étais le Directeur, je ne pouvais
imaginer le retentisse/rzent qu'aurait eu dans les
consciences une telle initiative. L 'i111pactJut tel que la
plupart des Guadeloupéens furent .fclscinés par l'érudition
du savant, par la hardiesse intellectuelle de l'idéologue et
par la grandeur d'â111e et la sÏ111plicité de l 'homme. Du
coup, les librairies ne purent .faire .face à la demande
concernant les œuvres de C,"heikhAnta Diop et une .fierté
nouvelle se levait dans la conscience de n0111hreux
16
G ua d e Ioupeens.»
" '

T11éophile Obenga rappelle d'ailleurs à juste titre


qu'aux A11tilles, ((c'est le Dr Henri Bangou, 111aire de
Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) qui a com111encé à .faire
connaître I 'œuvre de (1heikh Anta Diop, au début des
années 1960» 17.

s. Bemba, dans un dialogue avec un jeune


Africain, se souvient aussi d'un des passages de Cheikh
Anta Diop au Congo-Brazzaville:

((Lors du j7re111ierpassage LIBrazzaville de (1heikh


Anta Diop, nous étions assis ense111ble dans la sCllle de
l'amphithéâtre du Rectorat de l'Université Marien
N'Gouabi. Nous étions tous des élèves ce soir-là. Devant
nous, face au tableclu noir, le 111aître.Souviens-toi. Il a dû
]Jarler un peu plus de deux heures sans consulter une seule
.f'ois ses notes se tournant à J7lusieurs reprises vers
l'opérateur congolais à qui il indiquait briève111ent la
diapositive à 1110ntrerpour illustrer telle ou telle partie de

16
Ernest Pépin, in Le Mois de l 'A.fi~ique, publication du Cercle d'Étude
Cheikh Anta Diop, 9 janvier-1 0 février 1991, p. 8.
17
Théophile Obenga, Cheikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p. 12.

34
son exposé. Les ~faits, les ch~ffres, les lieux, les époques
sortaient de sa bouche C0111111e d'un livre ouvert. Je sentais
ton émotion à travers une imperceptible palpitation de tes
narines. Je voyais alors s'allumer dans tes yeux la brève
lueur d'une élnotion venue des pro.fondeurs de ton être. Tu
111eregardais en hochant la tête d'un air qffirlnat?f'
Souviens-toi. La soirée avait c01111nencé par un 1110t
d'introduction de Théophile ()benga, présentant l'illustre
visiteur avec heaucoup de d~rérence et en mê111ete111ps
d'affection. L'année suivante, en 1983, Cheikh Anta Diop
allait .fêter son 60è anniversaire, et toi, ton 20è
anniversaire. Depuis tu (lS eu ton Bac et tu es entré à
l'université, tu lne cOl1fiais, il y a 2 ans que ta vocation
scient[fique
, ,
t'est venue ce ] soir-là. en 1982, après avoir
( . . 8
ecoute 'th el kh A nta D lOp.))

El1 1985, à l~occasion de son séjour aux États-Unis


à l'invitation des Africains Al11éricains, Cheil<h Al1ta Diop
est reçu avec une ferveur et un enthousiasme
extraordinaires. Nos cOlnpatriotes d'outre-Atlantique vont
le recevoir comme un c11ef d'État, et mettront à sa
disposition une escorte, des plateaux de télév~isions et de
radios, des interprètes, etc. Avec le temps nécessaire et
suffisant, il prononcera plusieurs conférences dans les
universités et autres lieux publiques, il participera à des
tables rondes, des débats, etc. Entre autres, il sera reçu et
décoré par l' ,Association Martin Lutl1er King et par M.
Andrew Young alors Maire d'Atlanta et al1cien
représental1t des USA aux Natiol1s Unies. La l11airie
d'Atlanta
, décrètera le 4 avril 1985 "('theikh Anta Diop
Day' et baptisera une rue de la ville dll nom de l'illustre
savant africain. Il faut dire que depuis les années soixante,
nos compatriotes Africail1s Américains côtoyaient déjà
18
S. Belnba, «Lettre à un jeune congolais de 23 ans», in Le Soleil du
24 février 1986.

35
Cheikh Anta Diop qll'ils allaient conslllter à Dal(ar avant
d'entreprendre leurs séjours de rec11erches en Égypte.

Cheil(h Anta Diop fut invité à prononcer de


nombreuses conférences à travers l'Afrique noire
(Sél1égal, République Démocratique du Congo, Congo-
Brazzaville, Bénin, Côte d'Ivoire, Cameroun, Niger,
Ethiopie, Guinée, etc.) et le 111011deentier (France,
Danemark, Finlande, Algérie, Grèce, etc.). Il fut
également sollicité pour participer à de nombreux
colloques il1ternationaux et autres rencontres sciel1tifiques.
C'est sa participation en 1974 au colloque du Caire sur
«Le peupleJ11ent de l'Égypte ancienne et le déch?ffi/<eJ11ent
de l'écriture J11éroïtique» qui restera sal1S doute la plus
mémorable, car c'est là qu'en compagnie d'un certail1
Théophile Obel1ga, il fit triompher sur la scène
scientifique internationale la thèse du peuplement nègre de
l'Égypte ancienne. Nous y reviendrons plus loin.

Cl1eil(h Anta Diop fut également sollicité par


l'UNESCO à plusieurs reprises, 11otammel1t pour le
colloque d'Athènes en 1981 sur le thème «RacisJ11e,
science et pseudo-science» Oll, el1 compagnie de plusieurs
grands savants venus du mOl1de entier, il devait faire
«1'exan1en critique des d?ffërentes théories pseudo-
scient~fiques invoquées pour jusl?fier le raCiSl11e el la
discrÙnination raciale». Déjà en 1970, l'UNESCO lui
demandait officielleme11t de devenir membre du Comité
Scientifique Il1ternational pour la rédaction de 1'Histoire
Générale de l'Afrique, et aussi d'apporter sa contribution à
la rédaction de l'Histoire scientifique et culturelle de
l'humanité. Il recevra en 1982 le Grand Prix scie11tifiqlle
de l'Institut Cltlturel Africain pOLIr son ouvrage
C,-'ivilisation ou Barharie.

36
Cheikh Anta Diop avait aussi été élu en 1976
membre du Bureau de l'Union International des Sciences
Préhistoriques et Protohistoriques (UISPP).

En 1982, à Dal<ar, un colloque fut organisé sur


l'intégralité de son œuvre à l'initiative des éditions
Sanl<oré et leur directeur, le professeur Pathé Diagne.
Pendant plusieurs jours, Cheikh A11ta Diop va être soumis
au feu des critiques d'enseignants et de chercheurs
africains. Il se fera lIn plaisir de partager ce grand moment
de 1'histoire intellectuelle et scientifique africaine avec la
nombreuse assistal1ce prése11te tout au long des débats qui
furent retransmis sur les ondes de la radiodiffusion du
Sénégal.

Enfil1, comme le rapporte Lilyan Kesteloot, «on a


o.ffert à C~heikh Anta Diop au 1110ins dix chaires de
professeur, dans les universités C{fi~icainesou aI11éricaines,.
on lui a (~ffert des situations de ,fonctionnaire graSSel11ent
payé dans des organisations internationales ,. 111ais
l'argent ne l'intéresse pas (...j. Il a toujours re;fÛsé de
s'exiler» 19.

3-Deuxième génération

SOl1 "prototype" en est sa11Sconteste Théophile


Obenga. Cheikh Anta Diop, au cours d'une interview à la
télévision calnerou11aise, expliquait lui -même: «.. .pendant
longtel11ps, cela a été la traversée du désert et à travers ce

19
Lilyan Kesteloot, Anthologie négro-a./ÎAicaine. La littérature de J9 J8
à J98 J, Marabout, Alleur, 1987, p. 428.

37
désert, nous n'avons eu qu'un C0l11pagnon, Théophile
Obenga, il.l'aut le dire. ))20

Théophile Mwené Ndzalé Obenga est né le 2


février 1936 dans le Nord du Congo-Brazzaville, à
Mbaya21, en pays Bangangoulou dont la capitale est
Gomboma. Sa famille appartient au peuple Mbochi de
Boundji. Ses parents ont été baptisés, et il grandira dans un
milieu all le Christial1isme avait réussi à s'implanter. Son
père travaillait dans une entreprise concessionl1aire
coloniale, la Compagnie du Haut et du Bas Congo des
Frères Tréchot. Très tôt, il est envoyé à l'école privée
primaire catholique St Michel et St Vincent dans le
quartier de Poto-Poto à Brazzaville. Ensuite il el1tre au
Collège épiscopal puis fréquentera les lycées Victor
Augagneur et Savorgnan de Brazza. Après avoir obtenu
,
son baccalallréat série ~'Lettres' , il étlldie d'abord
pendant un an en "Lettres Supérieures" au COl1g0. Et ce
n'est que dans le courant des anl1ées 1959-1960 qu'il
arrive en France où il s'inscrit Ünmédiatement dans Ul1
premier telnps à l'Université de Bordeaux. C'est là qu'il
découvrira les œuvres de Cheikh Anta Diop dOl1t il
deviel1dra plus tard l'ami et le disciple.

En ces telnps-Ià, être disciple de C11eil(11Anta Diop


n'était pas c110se facile. En effet, il fallait satisfaire à deux
exigences all moins: la pluridisciplinarité et le courage. Le
courage de suivre Cheikh Anta Diop et les 110uvelles voies
de recherche qu'il avait tracées, ceci malgré les menaces à
peine voilées des pontifes occidel1tallX (les Mau11Y, Sllret-
Canale, L.V. Thomas, Devisse, Cornevin, Balandier, etc.)
dont certains officiaient sal1S partage dans les universités
20
Cheikh Anta Diop, interview à la Télévision calnerounaise,
Yaoundé, 10 janvier 1986.
21
Localité dont l'état civil dépendait à l'époque de Brazzaville.

38
africaines. Ces ul1iversitaires européens terrorisaient
intellectuellement les jeunes étudiants africains~ et leurs
menaces avaient Inêlne souvent des répercussions sociales
grâce à la complicité obligée des pouvoirs néo-colo11iaux
en place. À l~occasion de l~organisation d'un colloque sur
quelques questions essentielles pour l'Afrique noire,
Alioune Diop, alors Secrétaire Gé11éral de la SAC (Société
Africaine de Culture), reçut de la part de l'africaniste Jean
Devisse, qui enseignait 1'11istoire à l'Université de Dal(ar,
la lettre slÜvante :

((Monsieur le Recteur de l'Université de Dakclr a


bien voulu nous.faire tenir votre lettre du 7juin 1961.
Je n1e pern1ets de vous .t'aire, à titre personnel,
quelques suggestions concernant les questions historiques.
J'approuve bien éviden1n1ent que, dans ce
d0J11aine, vous e.~lJériez à la résurrection du passé
A.f;t<icain.Je J11eperlnets cependant de vous dire à quel
point il J11e paraft dangereux d'entaJ11er un travail
historique ((dans le vide)).
Je relève dans un Progra111n1e du C,lolloque les 4
IJoints suivants:

1. La conscience historique selon ICI tradition


C{f;t<icaine: je vois là l'un des .fâcheux abus de la langue
qui provoquent sans cesse les co'?fusions les plus
regrettables en 111élangeant tous les genres. Les historiens
n'ont pas depuis un siècle .fclit d'e.ffort considérable, et
réussi, pour se débclrrasser du verbiage philosophique,
pour accejJter sans.fit<éJ11ir une.forn1ule de ce genre.
Qu'il )) ait des concejJtions qj;t<icaines de
l'organisation du temps et du récit Ilistorique n1e paraft
aujourd 'hui, après les enquêtes que j'ai 111enées, une
réalité à étudier (et que pour 111ajJart je C01111nenCeà
étudier). Mais je n1e re.fitse - et j'attire l'attention de tous

39
ceux que je peux connaître sur ce point - à extrapoler les
quelques exelnples déjà acquis pour conduire à je ne sais
quel sché7na abstrait.
("ette n1éthode de l'abstraction à tout prix en vue
d'aboutir à des .systèmes satisfaisants pour l'esprit mais
radicalen1ent inexacts sur le plan historique a conduit à
des quantités de déboires les historiens occidentaux du
XIXè siècle. Peut-être .faudrait-il éviter d'in1iter l'Euroj)e
sur ce point.
Je crois que l 'histoire des états de conscience, qui
est certe.,' extrên1en1ent i711portante et intéressante, est la
plus difficile à jaire et que c'est celle qui doit COllronner
toutes les reclzerclzes sérieusement entreprises sur tous
les autres plans. Je me permets donc {le vous dire mon
scepticisme en ce qlli concerne les résultats scientifiques
que vous pourrez obtenir sur ce point. S'il s'agit
simplen1ent de se gargariser de quelque .formule clgréahle,
la chose n'a aucun intérêt historique, je vous le dis avec
heaucoup de netteté et la .fi/fanchise brutale que j'adopte
dans toutes nIes relations avec nIes étudiants et an1is
aji/ficains.
2. L 'enseignen1ent de l 'histoire et l 'i711pérat?j'de la
conscience nationale.
3. L 'enseigne711ent de I 'histoire et les aspirations à
l'unité qf;/ficaine.

Voilà deux rubriques qui de la n1ên1e .fàçon


n1'inquiètent. S'agit-il dans votre J)ensée de 'cGj)ter " cet
l

enseignen1ent de l 'histoire en vue de l'unité qji/ficaine '!


Dans ce cas je ne peux que vous 711ettreen garde contre le
caractère de "I 'histoire" qui sortirait d'un tel préalable.
L'histoire n 'a pas à être captée, utilisée à des .fins de
propagande, aussi honorables soient-elles. Certes, et la
r~flexion historique et le contenu donné au progra711711e
d 'histoire doivent conduire les jeunes ~fi/ficains en

40
particulier au résultat que vous énoncez. Mais cela ne doit
s'accompagner en aucun cas d'une insertion de l 'histoire
dans un programn1e d'instruction civique. Il y a là une
tendance à quoi tant de régin1es ont cédé pour le plus
grand dommage du dialogue historique international que
je ne peux rester ind?fférent à un tel danger. Peut-être
d'ailleurs ai-je une n1auvaise con1préhension de vos
intentions. S'il en est ainsi, je n1'en excuse.

4. J'avoue que c'est sur ce point que, je crois, l'on


peut.fàire le travaille plus Ï111n1édiaten1entutile.

Il n1e paraît an1bitieux de penser réaliser en un


colloque un projet de manuel. PClll'contre il me sen1ble
extrên1en1ent utile que tous ceux qui de près ou de loin
sont if?forn1és de I 'histoire qfil'icaine (étant entendu qu'il
s'agit d'histoire scient?fique, non j70int de rêve) puissent
cOf?fronter valablen1ent leur expérience et soumettre des
projets d'cln1énagen1ent de l'enseigne111ent historique aux
États.

Il va sans dire que toutes les remarques qui


précèdent et qui sont dans ma pensée de simples mises en
garde, de sinlples réactions immé{liates en face {le vos
projets ne sauraient constituer pour moi qu'un point de
départ vers un dialogue sérieux. Ne voyez dans mon
attitude critique aucun désir {l'être désagréable ou
«réactiollnaire» mais seulement celui d'attirer l'attention
de tous ceux auprès de qui je travaille efl Afrique,
volontairement, sur le dallger qu'il y aurait à aborder
sans avoir l'information nécessaire et la rigueur d'esprit

41
souhaitable des problèmes aussi cruciaux que ceux de
l'Afrique avec le monde. » (Les passages en gras sont de
Jean Devisse)22.

Cette lettre qui ne saurait être plus claire, témoigne


bien du climat dans lequel évoluaient les étudia11ts et
intellectuels africains de l'époque. Elle permet en tout cas
d'apprécier, à sa juste mesure, le courage dont fit preuve
Théophile Obenga pour suivre Cheik.h Anta Diop.

La pluridisciplinarité, avons-nous écrit plus haut


avait été érigée en modèle par Clleil<h Anta Diop. Voilà
comment il l'exprimait dans la préface qu'il fit au premier
livre de Théoprlile Obenga: «Le grand mérite de Théophile
()benga, est d'avoir c0/11pris que le chercheur C?/j;oicain n 'a
pas le droit de .faire l'écono/11ie d'une .for/11ation technique
suffisante qui lui ouvre l'accès aux débats scientifiques les
plus élevés de son pays. Aucune arrogance ou
désinvolture pseudo-révolutionnaire, aucun gauchis/11e,
rien ne saurait le dispenser de cet effort. Tout le reste
n'est que complexe, paresse, incapacité: l'observateur
averti ne s y tr0J11pe pas. En e.ffet, on doit dire aux
générations qui s'ouvrent el la recherche: arJ11eZ-VOUsde
science jusqu'aux dents et allez arracher sans
lnénage/11ent, des mains des' 'usurpateurs" le bien
culturel, de l'Afi;oique dont nous avons été si longtemps
{' 23
.I rustres...))

Cette exigence de pluridisciplinarité était e11 fait


rendue impérative par la situation de l' A.frique et des

22
Lettre de Jean Devisse à Alioune Diop~ citée par Bougoul Badji, Les
e'?fants de C'han? Les A//"icains Noirs sont-ils Inal/dits :) Silex /
Nouvelles du Sud, Paris / Dakar, 1997, pp. 16-18.
n
Extrait de la Préface de l'ouvrage de Théophile Obenga l'A//tfique
dans l'Antiquité, Présence Africaine, Paris~ 1973.

42
Africains. Écout011S encore Cheik.h Anta Diop: «(...J les
conditions d'un vrai dialogue scient?fique n'existent pas
encore dans le domaine si délicat des sciences hUl11aines,
entre l'Afi;tique et l'Europe. En attendant, les spécialistes
africains doivent prendre des 111eSUresconservatoires. Il
s'agit d'être apte à découvrir une vérité scient~fique par
ses propres moyens, en se passant de l'approbation
d'autrui, de savoir conserver ainsi son autonol11ie
intellectuelle jusqu'à ce que les idéologues qui se couvrent
du manteau de la science se rendent compte que l'ère de
la supercherie, de l'escroquerie intellectuelle est
d~finitivel11ent révolue, qu'une page est tournée dans
I 'histoire des rapports intellectuels entre les peuples et
qu'ils sont condal11nés à une discussion scient?fique
sérieuse, non escal110tée dès le déjJart. ()benga a c0l11pris
que la c0l11pétence devient la vertu suprêlne de l'Afj;ticain
. ., 24
quz veut d esa
' I zener son peup Ie.))

Outre le cOllrage et la pluridisciplil1arité auxquels il


fut d'emblée acquis, il y a une autre raison qu'on peut
avancer pour expliquer pourquoi T11éophile Obe11ga flIt
initialement et pe11dant longtemps le seul disciple de
Cheikh Anta Diop et reconnu COlnme tel par ce dernier.
Au-delà des menaces et autres obstacles dressés sur lellr
chemin pour suivre Cheikh Anta Diop, on peut dire que
pour certains Africains qui, au départ, avaient slÜvi un
cursus universitaire identique ou parallèle à celui de
Théop11ile Obenga, s'engager sur les voies tracées par
Cheikh A11ta Diop, relevait puren1e11t et simplelnent du
suivisme. Et ils 11'étaient dOl1Cpas prêts à être des suiveurs
tout enorgueillis qu'ils étaient par leurs diplômes. Cette
attitude aurait sans doute été compréhensible s'ils avaiel1t
à leur tour ouvert d'autres voies de recherches ou inventé
24
Extrait de la Préface de l'ouvrage de Théophile Obenga L '.1liAique
dans l'Antiquité, op. cit.

43
d'autres méthodes d'investigations scientifiques au moins
comparables à celles de Cheikh AI1ta Diop complétées et
approfondies par Théophile Obenga. AlI contraire, lellr
attitude s'est soldée par Ul1 paradoxe navrant qui n'était
autre que la signature de ce complexe d'infériorité bien
développé chez les Noirs colonisés (y compris l'élite des
diplômés). Ce paradoxe cOl1sistait à refuser la tutelle
intellectuelle de Cheil(h Al1ta Diop pour accepter sans
ambiguïté celle des Inaîtres européel1s, qui comIne on le
sait, avait toujours été (et le restera d'ailleurs) stérilisante
pour la capacité africaine de création et d'inventio11.
Nombre de ces diplômés n'ont pas pu comprel1dre (ou ne
l'ont pas voulu) que' 'tutelle intellectuelle" ne signifiait
guère" suivisme". Du reste, il suffit de voir les travaux et
la contribution scientifique de Théophile Obel1ga pour se
cOl1vail1cre qu'il fut loin d'être Ul1adepte du "suivisme".
S'il souligne bien le fait que le professeur Clleikh Anta
Diop lui a appris à «s'affijOanchir très tôt sur le plan
intellectuel et scient[fique,
,
en visant à l'autonon1ie de la
r . 2~
pensee, par- d e la Ies recettes seo Iazres)) -, c'est en 'I

cherc11eur honl1ête, lucide et responsable, qu'il rencontre


Cheikh Anta Diop sur les problén1atiqlles de I'histoire et
de la culture africaines posées par ce dernier. Et COl111ne
I10US le verrons plus loin, sa contribution a été 11ette et
remarquée.

À la suite de Théop11ile Obel1ga, d'autres


chercheurs du Monde noir vont accepter ces exigeI1ces et
emprunter avec bonheur et succès les voies ouvertes par le
père de I'l-listoire et de l'Égyptologie africaines. Le
nombre de ces chercheurs qui ne cesse de croître, aÎ11sique
l'ampleur du mouvement actuel de la Re-naissance
25
Théophile Obenga, ()rigine C0l7l171Une de l'égyptien, du copte et des
langues négro-a.f;~icaines 171odernes. Introduction à la linguistique
historique afi~icaine, L'Harnlattan, Paris, 1993, p. 10.

44
Africaine sont tels, que l'on peut af11rmer, avec très peu de
chance de se tromper, qu'il n'y aura plus besoi11 de
nouvelles générations spontanées pour développer
scientifiquen1ent toutes ces vérités tant connues dans le
passé, puis enfouies sous un monceau idéologique de
mensonges d'où les a tirées Cheikh Anta Diop.

4-L'histoire d'une rencontre

C~est dans les années 1962-1963, alors qu'il était


encore étlldiant à l'Université de Bordeaux, que Théophile
Obenga décollvrit les écrits de C11eikh Anta Diop da11sdes
circonsta11ces pour le moins insolites. Il pensait avoir déjà
lu la quasi-totalité des écrivai11s africains du moment
lorsqu'un de ses condisciples, Joseph Mboui, Africain
originaire de la région du Cameroun, futur sociologue et
élève de Pierre Métais, l'i11vita à lire l'ouvrage Nations
nègres et ("ulture d'un certain Cheik~h Anta Diop. Devant
l'insistance de cet ami, il abando11na son air dubitatif et
accepta de se faire prêter un exen1plaire du fameux livre.
Après l'avoir lu en une nuit, il se lnit à en parler autour de
lui sans rencontrer d'enthousiasme particulier chez ses
interlocuteurs dont certains, pour essayer de le décourager
de poursuivre cette lecture 011 d'e11 croire un lnot, lui
brandissaient d'autres écrits de chercheurs européens où
Cheikh Anta Diop était violemme11t critiqué et présenté
comme un aventurier de la recherche scie11tifique
défendant des thèses plus qu'improbables. Le réflexe
salutaire du jeune étudia11t qu'il était amena Tl1éop11ile
Obenga à vérifier par llli-même les thèses défendlles par
cet auteur qu'il ne connaissait pas. Il Inè11era cette
vérification en repre11a11t pratiquelnent ollvrage par
ouvrage la bibliographie avancée par Cheil<I1Anta Diop et
en se fondant sur d'autres sources. Cette démarche dont

45
beaucoup d'Africai11s restés sceptiqtleS avaient fait
l'économie, lui permit de se rendre compte du scandale
scientifique organisé autour de l' œuvre du savant africain
par tous ces soi -disant savants européens qui le
critiquaient de façon acerbe, voire même haineuse, alors
que la gra11de majorité d'entre eux~ dans leur for intérieur,
connaissaient la vérité des choses.

Après avoir renforcé ses c011victions, il décida da11s


un premier temps de s'initier à la langue arabe26 pour
pouvoir faciliter sa lecture du Tarikh el Fettach et du
Tarikh el Sudan, deux importa11tes sources de l'histoire
médiévale africaine. Ensuite, ce fut à Genève~ où il
poursuivait ses études, qu'il se mit à apprendre la la11gue
pharaonique et le copte. De Genève il écrivit à Cheil<h
Anta Diop pour lui parler de ses recl1erches en égyptologie
et plus particulièrement de son étude linguistique sur la
significatiol1 du mot égyptiel1 «kel11it». Ce dernier qui était
retourné au Sénégal depuis 1960, lui répol1dit très
amicalement et l'encouragea à continuer et à persévérer
dans cette voie. Ce premier contact épistolaire semble
avoir eu lieu au cours des an11ées 1966-1 967. Ces
échanges de lettres ne suffisant plus, Théophile Obenga va
remuer ciel et terre pour essayer de rencontrer
physiquel11ent celtlÎ qu'il admirait déjà et d011t l'œuvre
l'avait éblouie en mêlne tel11pSqu'elle avait transformé sa
vision de l'Afrique. Ce fut à Paris, où il éttldiait, qtl' il
verra son vœu exaucé.

En 1969 enfin, il rel1contra Cheil<h Anta Diop à la


Sorbonne où celtlÎ-ci était venu assister à un colloque sur

26
C'est ce qui lui pennettra d'écrire plus tard son article «Doculnents
ilnprilnés arabes, source de l'histoire africaine» in ,1fiAiea Za/71ani,
revue d'histoire afi'"ieaine, revielV (~f Cf/j-iean histu/J), n04, Yaoundé,
juillet 1974, pp. 3-51.

46
l'Histoire de l'Afrique organisé par l'UNESCO. Il avait
alors 33 ans et Cheikh Anta Diop 46. Un courant de
sympathie réciproque s'instaura aussitôt entre les deux
hommes et celui qu'on appelait déjà le ~~pharaon dll
savoir" invita son jeune admirateur à suivre les débats. À
l'occasion de cette première renCo11tre, Théophile Obenga
lui présenta son travail du Inon1ent qui deviendra plus tard
son premier ollvrage L 'Ajj;<iquedans l'Antiquité27. Cheik.h
Anta Diop l' encollragea et accéda à sa demande de lui
promettre la rédaction de la préface. Ce premier contact
direct e11treCheikh Anta Diop et Théophile Obenga sera le
point de départ d'u11e des collaborations scientifiques les
plus fructueuses pour l'Afrique contemporaine.

Cinq ans seulement après leur première rencontre,


ils vont livrer leur première bataille scientifique commune
au Caire 011 ils affronteront d'autres savants venllS du
monde entier à l'occasion du colloque sur «Le peuple111ent
de l'Égypte ancienne et le déch~ffj;<e111entde l'écriture
lnéroïtique))28. Cheil<h Anta Diop qui se sentait réco11forté
par le soutien de Théophile Obenga et son adhésion à la
problématique qu'il avait posée sur l'Égypte antique,
avait, pour la préparatio11 de ce colloque, partagé le travail,
et c011fié à son cadet le dOlnaine des argulnents
linguistiques. Les résultats de ce colloque sont alljollrd'hui
connus de tous: «La très 111inutieuse préparation des
COln111unications des pro.fesseurs C"heikh Anta Diop et
27
Théophile Obenga préparait encore sa licence lorsqu'il entreprit la
rédaction de cet ouvrage qui devait faire sa renOl11111ée.
28
Les actes de ce colloque ont été publiés par l'UNESCO en 1978 : Le
peuplel11ent de l'Égypte ancienne et le déch(fJi~e171entde l'écriture
l71éroïtique, actes du colloque tenu au Caire (Égypte), du 28 janvier au
3 février 1974, UNESCO, Paris, 1978. Collection «Histoire générale
de l'Afrique. Études et dOCUll1ents», n° 1. Notons que lors de cette
rencontre scientifique, Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga furent
les seuls savants négro-africains présents.

47
()benga n 'a pas eu, n1algré les précisions contenues dans
le docu111ent de travail préparatoire envoyé par
I 'UNES(~() (voir Annexe 3), une contrepartie toujours
égale. Il s'en est suivi un réel déséquilibre dans les
discussions.»29 En d'autres terlnes, contre toute attente, ce
furent les thèses des savants noirs qui l' empolièrent sur
celles des autres savants présents.

C~ette re11contre entre C11eikh Anta Diop et


Théophile Obenga a pern1is de réunir deux hommes qui
partagent bien des convictions COlnmunes sur leur pays.,
l'Afrique. Tous les deux ont U11e foi inébranlable en
l'Afrique et en la capacité créatrice des Noirs. Déjà.,jeu11es
étudiants, ils furent des militants opiniâtres de la cause
africaine. Cheikh Anta Diop., après avoir contribué à la
création de l'Association des Étu.diants Africains de Paris.,
fut Secrétaire Général de l'Association des Étudiants du
Rassemblement Démocratique Africain (A. E. R. D. A.).,
mouvement étudiant qui, très tôt, réclama l'indépendance
de l'Afrique noire. Les articles qu'il publia dans les
journaux de cette association restent encore d'actualité3o.

Théophile Obenga fut, qllant à lui, Président de la


section académique de la F.E.A.N.F. (Fédération des
Étudiants d'Afrique Noire en Fra11ce)31 de Bordeaux à la

29
Actes du colloque du Caire, op. cit., p. 101.
JO
Voir Cheikh Anta Diop, A lerte sous les tropiques, Présence
Africaine, Paris, 1990. Pour le rôle élninent joué par Cheikh Anta
Diop au sein des Inouvelnents d'étudiants africains en France, on
consultera avec beaucoup d'intérêts l'ouvrage Le rÔle des J7]ouvelnenls
d'étudiants qfi"icains dans l'évolulion politique et sociale de f'AfiAique
de 1900 à 1975, UN ESCO / L' Hannattan, Paris, 1993.
JI
La F.E.A.N.F., créée en 1950 à Paris, Inilitait à l'époque pour
l'indépendance et l'Unité Africaine. Son activisme finira par inquiéter
le gouvernelnent français qui décida de la dissoudre par décret le 5
Inai 1980.

48
suite de Robert Dossou. Il n1ilita également dans
l'Association des Étudiants Congolais qui était une sous-
section de la F .E.A.N.F.

De retour en Afriqlle après lellrs formations~ ils


participère11t l'un comlne 1"alltre à la vie politique da11s
leurs régions respectives, lllontrant bie11 ainsi le devoir du
chercheur de ne pas se mettre à l'écart des préoccupations
quotidien11es de son peuple et la nécessité de mettre ses
travaux de recherche au service de l'émancipation et dll
développement de la natio11 africaine32.

En outre., les régio11s du Sénégal et du Congo dont


ils sont issus~ 011t été colo11isées par la même nation
européenne et donc ont subi le mêllle n1atraquage culturel
colonial dura11t de longues et dures années. Il faut ajouter à
cela la forte implantation de 1~Islam et dll Christianisme
dans ces régions. Nés da11s un tel C011texte de dOlnination

31
Cheikh Anta Diop décida de créer des partis d'opposition au
gouvernelnent de Senghor, car il estilnait que celui-ci - et c'est vrai -
ne défendait pas les intérêts de l'Afrique. Ses deux prelniers partis, le
Bloc des Masses Sénégalaises (B.M.S.) et le Front National
Sénégalais (F.N.S.), créés successivelnent au début des années
soixante, furent dissouts. Son troisièn1e parti, le Rasselnblelnent
National Délnocratique (R.N.D.), après des délnêlés judiciaires avec
Senghor, fut légalisé sous la présidence d'Abdou Diouf.
Théophile Obenga sera Ministre des Affaires Étrangères dans le
gouvernelnent du Président Marien Ngouabi qui, à l'époque, était très
populaire en Afrique parce qu'il défendait les intérêts des Africains.
Théophile Obenga qui n'était pas n1elnbre de son parti, avait fait sa
connaissance en 1970 et avait une grande estilne pour lui. II a
d'ailleurs écrit la biographie de ce grand hOlnlne d'État att'icain
assassiné en 1977 : La vie de Marien Ngollabi 1938-1977, Présence
Africaine, Paris, 1977. Théophile Obenga occupera égalelnent des
portefeuilles Ininistériels pendant la présidence de Pascal Lissouba.

49
culturelle étrangère33, les deux 110mmes ont réussi avec
bonheur à s' affral1c11ir mentalement de cet environl1en1ent
pour produire des œuvres révolutionnaires. Il faut aussi
souligner que grâce à la forte personnalité collective de
leurs peuples, ils avaient pu préserver beaucoup, sinon
l'essentieL de leurs patrimoines culturels wolof et lnbochi.
Ainsi, maitrisant parfaitement leurs langues materl1elles34,
et parlant d'autres langues africaines, ils ont pu restituer
I'histoire culturelle de leurs commllnautés respectives et
en même temps entamer leur projet culturel cOl1tinental.
Cette cOl1naissance multidime11sionnelle de plusieurs
peuples africains, ainsi que les 11écessités politiqlles du
moment, les ont amenés très tôt à défendre aisément l'idée
de l'unité culturelle de l'Afrique comme fondemel1t de SOl1
unité politiqlle35, et à proposer aux peuples d'Afrique un
destin contine11tal, garant d'une indépendance concrète.

:n DOlnination étrangère qui laissait très peu de place à la


revendication et à l'expression de la culture africaine authentique.
34Ce qui n'était plus le cas de beaucoup d'Africains de leur génération
qui, avec l'urbanisation et le Inilnétislne des us et coutunles
européens, avaient perdu progressivelnent l'usage correcte de leurs
langues Inaternelles.
35
C'est égalelnent cette connaissance profonde de plusieurs langues
négro-africaines Inodernes et la lnaîtrise de l'égyptien pharaonique qui
leur ont pennis par exelnple de faire aujourd'hui de la linguistique
historique africaine une discipline essentielle des études africaines.
D'ailleurs, il est relnarquable de constater COlnlnent Théophile
Obenga, spécial iste des langues bantu, a, avec la Inaîtrise de
l'égyptien ancien, confinné très vite les travaux de Cheikh Anta Diop
qui, lui, a cOlnparé plusieurs langues de l'Ouest Africain avec ce
Inêlne égyptien ancien.

50
II

SCIENCE ET COMPETENCES
AU SERVICE DE L'AFRIQUE

I-Une formation pluridisciplinaire exemplaire

- Cheikh Anta Diop

Dans les lignes précédentes, nous avons expliqué


que l'une des exigences de Cheikh Anta Diop était une
formation scientifique solide alliée à une
pluridisciplinarité. «Ar7neZ-VOus de science jusqu'aux
dents», aimait-il répéter aux jeunes chercheurs africains.
C'est cette pluridisciplinarité qui déconcerte ses
adversaires et force l'admiration de ses disciples.

En fait, chez Cheil<h Anta Diop, au-delà m.ême de


l'exigence d'une pluridisciplinarité indispensable, il y
avait aussi et surtout l'impérieux désir de renouer avec la
tradition scientifique qui a toujours existé en Afrique noire
et dont l'abandon s'est fait sous des contraintes tragiques
tels que l'Esclavage, le vandalisme colonial, etc. En effet,
depuis l'époque des savants nègres de l'Égypte antique -
tels Imhotep de Memphis, Ahmès, Nyanl<hsel<hmet,

5J
Sonchès (professeur du grec Pythagore de Samos), etc., en
passant par les savants Ahmed Baba, Mohamed
Bagayogo, les savants dogons, les savants de Zimbabwe,
etc. - les Noirs, comme d'autres peuples, se sont
pleinel11ent investis dans la pratique et le développement
de la science notamment dans les hauts lieux africains de
la recherche scientifiqlle que furel1t les Per-ankh (111aisol1s
de vie), les universités de Tombouctou (dont la plus
célèbre fut celle de Sankoré), de Gao, de Djénné, de Kong,
les écoles astronomiques dogons, l'école de Guédé dans le
'1(-,
Baol, etc.-'

Arrivé en France en 1946 comme un simple


étudiant ayant pour objectif de devel1ir ingénieur cOl1seil
en aéronautique, Cheikh Anta Diop va très vite se rendre
compte qu'il devra faire un c110ix entre son ambition
personnelle et les sacrifices inllérents aux enjeux dll
processus d'émancipation dans lequel les peuples africains
devaient s'engager, d'autant plus qu'il flirtait déjà depuis
quelques années avec cette idée que la libération d'un
peuple passe obligatoirement par la restauration de sa
conscience historique. Et cette restauration de l'histoire
des peuples 110irs qui avaiel1t été mis en esclavage puis
colonisés dans les conditio11s que l'on sait, del11andait de
toute évidence une abnégation et la mise en œllvre
d'efforts colossaux que seul un sacerdoce scientifique
pouvait permettre de réaliser avec un maximum de
~6
Théophile Obenga~ dans son ouvrage (~heikh Anta Diop, Volney et
le Sphinx~ op. cit., pp. 150-186~ a~ à titre d' exelllple, largelllent exposé
les principes de l'architecture dogon, de la l11écanique dogon, de la
théorie corpusculaire dogon, de l' astronol11ie dogon. Cheikh Anta
Diop, dans les chapitres VII I et X IX de son ouvrage L 'A./i'ique noire
précoloniale (Présence Africaine, 2è éd.~ Paris, 1987), avait
longuelllent évoqué le niveau scientifique et technique de l'Afrique de
cette époque. Il ne faut pas oublier que Cheikh Anta Diop était aussi
historien des sciences.

52
résultats et de réussite. C'est ail1si qu'en plus de sa
formation en sciel1ces physiques, Cheikh A11ta Diop
s'astreint à des formations cohérentes el1 égyptologie, en
préhistoire, en philosophie, en histoire, en anthropologie,
en linguistique auprès d'émi11el1ts professeurs tels que
Gaston Bachelard, André Aymard, André Leroi-Gourhan,
Marcel Griaule, Frédéric Joliot-Cllrie. Contrairement à
certains Africains qui le font par prestige, Cheikh Anta
Diop suit toutes ces formations par nécessité, de façon à
pouvoir étayer solidement les idées avancées dans ses
travaux.

À la fin de ses études, le pouvoir académique de la


Sorbonne (université parisienne) lui refuse la soutenance
de sa thèse de doctorat d'État ès lettres qui devait porter
sur les thèmes «L'avenir culturel Glela pensée C{-fj~icaine»
et «Qu'étaient les Égyptiens prédynastiques ?». En terl11es
diplomatiques universitaires, on dit «qu'aucun jury n'a pu
être formé». Qu'à cela ne tienne, Cheikh Anta Diop
publiera les idées contenues dans son travail doctoral sous
forme d'ul1 ouvrage désormais passé à la postérité
universelle: Nations nègres et (,1ulture, de l'Antiquité
nègre égyptienne aux ]7roblèn1es culturels c{fricclins
d'aujourd'hui. Il faut souligner d'ailleurs au passage, que
c'est tout à l'honneur d'Alioul1e Diop, alors Directeur des
éditions Présence Africaine, d'avoir eu la lucidité et le
courage de publier une telle œuvre dans un contexte
d'hostilité coloniale. La liberté de pensée, soi-disal1t née
de la révolution française, tant val1tée et si chère aux
intellectuels européens, n'était pas réservée allX Noirs]7.

:'7D'ailleurs le sociologue suisse Jean Ziegler rappelle fort à propos


que lors de la proclalnation de la Déclaration Universelle des Droits
de l'Holnme qui prône entre autres l'égalité entre les peuples, une
lninorité de constituants seulelnent estilne que cette égalité peut

53
Finalement~ le 9 janvier 1960~ dans la salle Louis Liard de
la Sorbo11ne, deva11t un im111ense public, CheikJ1 Anta
Diop soutient de"ux nouvelles
, t11èses en vue de l'obtention
18
du grade de doctellf d'Etat ès lettres-' .

- Théophile Obenga

Théophile Obenga, tout comme Cheikh Anta Diop,


n'a pas choisi la pluridisciplinarité par plaisir, mais bie!1
pour se doter des armes nécessaires lui permettant de
comprendre et de bien suivre les voies de recllerches
tracées par son aÎ11é,et de s affra11c11irde la ~ ~corruptio11"
~

de l' enseigneme11t supérieur néo-colonial. Celui que


certains raillaient en disa11t qu~il «papillo11nait» (allusion
aux formations multiples qu'il suivait) va entreprendre une
formation e11 philosophie à l'U11iversité de Bordeaux
(France), en histoire (Genève et Collège de France à
Paris), en préhistoire (à l'Institut de Paléontologie
humaine de Paris), en égyptologie (Genève, Paris), en
sciences de l'éducation (Pittsburgh-USA). Il eut, entre
autres, COlnme professeurs, Henri Frei et Emile Be11velliste
en linguistique, C11arles Maystre~ J. J. Clère et Jean

s'étendre aux hOlTIlTIeSnoirs. Voir Jean Ziegler, La Victoire des


Vaincus. ()ppression et résistance culturelle, Seuil, Paris, 1988, p. 81.
38
Les titres de ses thèses sont ((Les do/naines du 111atriarcat et du
patriarcat dans l'Antiquité)) pour la thèse principale, et ((Étude
co/nparée des systè/nes politiques et sociaux de l'Europe et de
l'Afjl'ique, de l'Antiquité à la .for/nution de.)' États /11oderne,)'))pour la
thèse cOlTIplélTIentaire. Ces deux thèses seront publiées aux éditions
Présence Africaine sous les titres de L'Unité culturelle de l 'A.fj~ique
noire et L ',1/jl'ique noire précoloniale. II faut rappeler au passage que
Cheikh Anta Diop, qui était profondénlent convaincu de l'existence et
de la rédaction possible d'une histoire africaine d'avant l'agression
coloniale, fut le prelTIier historien à elTIployer l'expression" Afrique
noire précoloniale" reprise plus tard par certains de ses détracteurs
qui, bien évidelTIlnent se gardent de le cjter.

54
Leclant en égyptologie, Rodolpl1e Kasser en Copte et
Lionel Balout en paléontologie humaine. Comme Cheikh
Anta Diop, il a donc été formé dans les plus grandes
sphères académiques occidentales du savoir. Comme lui, il
a été enseigné par quelques grands maîtres de la place.
Comme lui, il terlnine sa formation par l' obtentio11 du
grade de docteur d'État ès lettres (Université de
Montpellier).

2-Le savoir au service du peuple

- Cheikh Anta Diop

Aussitôt sa thèse soute11ue, Cheikh Anta Diop


rentre définitivement en Afrique pour Inettre son savoir et
ses diplômes au service du peuple: «tJe rentre sous peu en
Afi;tique oÙ une lourde tâche nous attend tous. Dans les
liJnites de /11eSpossibilités et de /11eS /noyens, j'espère
contribuer e.fficace/11ent CI l'i/11pulsion de la recherche
scient~fique dans le d0/11aine des sciences hU/11aines et
celui des sciences exacte.)'. Quant à l'Afrique noire, elle
doit se nourrir des .fit<uitsde /11eSrecherches à l'échelle
continentale. »39 Mais aval1t même qu'il n'atterrisse à
Dal(ar où sa réputation l'avait déjà précédée, les cOl1signes
avaient été dictées aux autorités locales par le pouvoir
néo-colonial afirl de l'écarter de l'enseignement
universitaire et scolaire.

À cette époque, en 1960, année des


"indépendances" africaines, la nOInination des Africains

39
Cheikh Anta Diop, entretien accordé à la revue La vie (!/it'icaine,
n06, Inars-avril, 1960, pp. 10-11.

55
à des postes d'enseignants dans leurs propres pays
dépendait du bon vouloir des puissances coloniales. Tant
et si bien que sur les fermes recon1mandations de certains
professeurs de l'État français, Cheil(h Anta Diop se verra
interdire l'accès à l'Université de Dal(ar où il avait
postulé. Léopold Sédar Seng110r alors Président tout
puissant du Sénégal, allait veiller personnellement, durant
tout son règne~ all respect et à l'application de cette
décision grave édictée par ses maîtres et dont les
conséquences pour l'Afrique furent considérables:
mauvaise orientation des jeunes dans la recherche,
persistance de la donlination étrangère dans
l'e11seignement africain, des générations entières privées
de la connaissance de la véritable histoire africaine,
persistance de l'inconsistance de la cOJ1science historique
africaine, etc. Ainsi donc, malgré tous ses diplômes,
Cheikh Anta Diop sera nOlllmé, le 1er octobre 1960,
simple assistant de recherche attaché à l'IF AN (I11stitut
Fondamental d'Afrique Noire).

Grand centre de la recherche scientifiqlle en


Afrique noire, l'IF AN a été créé en 1936 par le sava11t
français Théodore Monod (qui le dirigea jusqu'en 1965),
et fut intégré à l'Université de Dal(ar en 1959. Cet institllt
fut baptisé IFAN CHEIKH ANT A DIOP depuis 1986,
année de la mort du sava11t africaÎ11. Selon la nature de sa
conception, l'IF AN est chargé:

- «d'effectller, de susciter et de promouvoir des


travaux scientifiques se rapportaI1t à l'Afrique I10ire en
général, et à l'Afrique de l'Ouest eI1particulier;
- d'assurer la publication et la diffusion des études
et des travaux d'ordre scie11tifique se rapporta11t à sa
mISSIon;

56
- de réunir dans ses musées., ses archives et sa
bibliothèque les collections scie11tifiques et la
documentation nécessaires à la connaissance et à l'étude
des questions intéressant l'Afrique noire;
- de participer à l'application des règleme11ts
concernant le classement des m011uments historiques, les
fouilles, l'exploitation des objets ethnographiques ou d'art
africain, la protection des sites naturels., de la faune et de
la flore;
- de collaborer à r orga11isatio11de colloques et de
congrès internationaux et à l'établissement d'une
coopération et d'échanges avec les Î11stituts nationaux ou
internationaux similaires ~
- de participer à la ren.aissance culturelle de
l'Afrique et à l'africanisation des programmes
d"enseignemerlt, notamment en diffusant par tous les
moyens, Ies resu ' Itats de ses etu
' des.» 40

C~est dans le cadre de ce prestigieux institut que


Cheikh Anta Diop entreprend de créer dès 1961 U11
laboratoire de radiocarbo11e (datatio11 par le Carbone 14)
dont la c011struction se terl11i11een 1963 en l11ên1etel11ps
que commence son équipement. Le laboratoire devient
opération11el e11 1966. Comme l''ont souligné Cheikh
M'Backé Diop et Mariétou Dio11gue, «à l'exception de
celui de la Rhodésie du Sud, c'est, alors, l'unique
laboratoire de (~arbone 14 existant en ~fjl'ique noire. Les
.f'ondation.,' ciu laboratoire ont été conçues pour supporter
un étage supjJlél11entaire car (fheikh Anta DiojJ avait
envisagé dès le début du }Jrojet de développer et d'élargir
les activités de ce laboratoire qu'il considérait C0111111ele
noyau, au sud du ~)ahara, d'un.filtur grand centre qfil'icain

40
IF AN, «Spécial Cheikh Anta Diop», in Notes AfÎ;<icaines, n° 192,
Dakar, aoÜt 1996.

57
des ,fàihles ,radioactivités. devant regrouper à ter/ne
. . 41
d ~r;erentes
ff"
n1eth 0 d es d e datatlOn)) .

De toute évidence donc~ c'est l'archéologie


préhistorique qui a conduit Cheikh Anta Diop à créer ce
laboratoire dont les datations auro11t des applicatiol1s dans
de multiples domaines tels que la préhistoire,
l'archéologie, la géologie, la géon10rphologie, la
géochimie, la paléoclimatologie, etc. Les datations
croisées effectuées par Cheikh Anta Diop avec d'autres
laboratoires (Europe, U.S.A., ex-U.R.S.S.) parachevèrel1t
de donner la crédibilité internationale à son laboratoire.
~
Donc, malgré sa mise à I écart de l' enseignen1el1t
ul1iversitaire et les 110mbreuses brÜ11ades qu'il s'ubissait, le
savant africain n'en a pas n10il1s contÜ1ué à travailler avec
lucidité et abnégation pour le développement scientifique
et culturel de l'Afrique, et d'llne manière générale pour la
scie11ce. Il faut d'ailleurs sur ce derl1ier point rappeler que
plusieurs chercheurs et savants non africains ont bénéficié
des travaux de Cheil<}1Anta Diop en utilisant les datations
effectuées par ce dernier. Ce fllt le cas de Morin de
l'Université de Bordeaux, pour la rell1ise el1 cause de
certaines données sur la paléoclimatologie du Sahara
occidental. D'autres dates ont permis à Vieillefon (de
l'ORSTOM) «d'entreprendre une étude con1parative des
.fàrmations sédirnentaires de la Casan1ance et des Guyanes
et d'étahlir une corrélation entre elles)). Chamard a plI

41
Cheikh M'Backé Diop et Mariétou Diongue, «Cheikh Anta Diop,
jalons biographiques». in Théophile Obenga, C"heikh Anta Diop
Volney et le Sphinx, Présence Africaine / I(hepera, Paris, 1996, p. 454.
Aujourd'hui un autre laboratoire de datation par Carbone 14 existe à
N iall1ey au Niger.

58
également faire «l'étude de la dernière période hU111idedu
~Sahara» 42.

D'autres dates encore «sont une contribution el


l'établisselnent de la chronologie de la protohistoire
sénégalaise (Desca111ps, Ravise, IFAN), du néolithique
saharien (Hugo t, Institut de Paléontologie, Paris), du
Moyen Âge lna/ien et 111auritanien, C10111bik)aleh (51.
Robert, ,iàculté des Lettres de Dakar), de la région tchado-
cClJ11erounaise, pays de l)aO {LebeLf:/,' (lNRS), de l'aire
voltaïque (Wai ()gosu, Université d'Accra, Ghana), de la
lnétallurgie du cuivre en Mauritanie (MIne N. La111bert),
etc.)) 43. À propos de la civilisation mégalithique
Sénégambienne, le préhistorien Cyr Descamps reconnaît
très bien que «dclns les années 1960, on disposait ef?fzn
d'une datation au Carbone 14, l'une des pre111ières
e.ffectuées au Laboratoire de l'IF AN par C1heikh Anta
Diop: 75 () + ou - Il () après fi C:.))44.

Donc, loin d'être un chercheur sectaire et raciste


comme certains ont vOUltl le présenter, on s'aperçoit que
Cheil(h Anta Diop était un savant qui croyait
profol1dément en la coopération 111011dialedans le dOlnaine
des sciences exactes. Et tous les c11ercheurs 110n africail1s
qui ont, à un moment ou à un autre, travaillé avec les
datations ou les résultats de son laboratoire sont mieux
placés que quiconque pour en tén10igner. C'est l'intérêt de
42
Voir Cheikh Anta Diop, Physique nucléaire et chronologie absolue.
Initiations et études africaines nOXXXI, IFAN / NEA Dakar-Abidjan,
1974, pp. 116-117.
4~
Voir Cheikh Anta Diop, Physique nucléaire et chronologie absolue,
op. cit.
44 Cyr Descalnps, «À la découverte de tnilliers de "tnariées
pétrifiées", les nécropoles du Sénégal et leurs ITIonolithes révèlent peu
à peu leurs secrets», in Afi-ique Histoire, n° 1, janvier-février-ITIars
1981, pp. 59-62.

59
l'humanité fondé sur le respect mutuel de chaque peuple
qlli intéressait le plus Cheikh Anta Diop.

Il y a un autre fait qu'il n'est pas inutile de


rappeler, c'est l'embryon de coopération interafricaine
dans le domaine des sciences entretenu par Cheil<h Anta
Diop avec d'autres chercheurs noirs., comme par exemple
l'historien et archéologue du Cameroun, le professeur
Joseph Marie Essomba, dont il data plusieurs échantillons
archéologiques. Dès lors, on n'est plus surpris de la
création par Cheikh Anta Diop de l'Association des
Chercheurs du Monde noir d011t il fut un mome11t le
président. Et coïncidence bien 11eureuse de 1'histoire, l'un
des physiciens qui travailla un te111psda11s le laboratoire
laissé par Cl1eil<h Anta Diop était un élève de son collègue
et ami feu le professeur Abdou Dioffo Moumouni, africain
du Niger., savant mondialelnent reconnu et gra11d
spécialiste de l'énergie solaire. Cet élève du professeur
Moumouni, le Dr Bengalie Kaba, lors de notre séjour à
Dal<ar en février-lnars 1996, à l'occasion de la
commémoration du Xè anniversaire de la montée chez
Osiris de Cheikh Anta Diop, a eu la gentillesse et
45
l'amabilité de nous faire visiter ce célèbre laboratoire où
avait travaillé le grand sava11t africain pendant pIllS de
vingt ans. Tout y était pratiquement resté iI1tact et à la
même place. Il y avait même un appareil commandé par
Cheikh Al1ta Diop et que la mort l1e lui a pas laissé le
temps de déballer. Nous avons pu voir également la
fameuse c11aÎ11e de traitemel1t des échantillol1s
archéologiques devant laquelle C11eil(h Anta Diop a si
souvent été photographié. En outre, au mome11t de prendre
congé de lui, le Dr Bengalie Kaba 110USa encore rappelé
l'importance de l'immense travail réalisé par Cheil<h Anta
45
Nous faisions alors partie d'une délégation du Collectif des
Structures Panafricaines.

60
Diop dans ce laboratoire. Sentiment que partage en
d'autres termes Jacques Labeyrie, Directeur du Centre des
Faibles Radioactivités au CNRS à Paris: «('fheikh Anta
Diop le dirigea (le Laboratoire de radiocarbone de
l'Institut Fondalnental d'A.fjl'ique Noire, Université de
Dakar, aujourd'hui Université C1heikhAnta Diop) avec
. ,, . . 46
ta IentJusqu a sa mort i1y a troiS ans.»

Cheikh A11ta Diop réalisa aussi pour la première


fois le dosage par fluorescence de la mélanine dans
l'épiderme humain. Cette méthode permet par exemple de
déterminer le caractère nègre des momies pharaoniques.
Donc, contraireme11t à ce qu'affirment certaines personnes
incompétentes en la matière et de mauvaise foi, sans doute
rongées par la jalousie, il ne s'agissait pas d'un «petit
laboratoire», mais bien d'un laboratoire performa11t et de
renom. D'ailleurs ceux qui connaissent un peu la
recherche en laboratoire, savent que la performance et la
46
Jacques Labeyrie cité par Théophile Obenga in C'heikh Anta Diop,
Volney et le Sphinx, op. cit., p. 390. D'autre part, COlllllle le souligne
Théophile Obenga, «Jacques Labeyrie, qui a dirigé le C~entre des
Faibles Radioactivités (C'FR) du C'o17l177issariatà l'Énergie AtoIJ1ique
(CEA) et du Centre National de la Recherche Scient?fique (CNRS) à
G?f-sur- Yvette (France), a apporté des preuves décisives sur cette
question de l'antériorité de la Haute Égypte par rapport au Delta))
(op. cit., p. 238). Et ces preuves donnent entièrelnent raison à Cheikh
Anta Diop (Voir Jacques Labeyrie, L 'h0l1l111eet le clÙl1at, Denoël-
Points / Sciences, nouvelle édition, Paris, 1993, pp. 165-170. II faut
d'ailleurs souligner au passage que de nOlnbreux travaux viennent de
plus en plus confinner les thèses de Cheikh Anta Diop. Par exelnple,
le généticien Gérard Lucotte confinne l'origine africaine et nègre de
I'hulnanité dans son ouvrage Ève était noire (Fayard, 1995). Dans son
article «Les gènes fossiles du Dr Paabo» (L'Express du 5 décelnbre
1991, pp. 104-106), Gilbel1 Charles écrit: ((D'autres recherches sont
en cours, qui pourraient notal1l111entcOJ?firl11erl 'hypothèse lancée il y
a quelques IJ10is par des biologistes al11éricains : la civilisation des
pharaons aurait été bâtie par des descendants de populations venues
d'A.frique noire...))

61
renommée d'Ufl laboratoire ne se juge11t pas à la taille de
celui-ci, mais bien par ses résultats et la compétence de ses
chercheurs.

011 peut aussi rappeler à propos de Cheikh Anta


Diop, que «rapporteur de la (/"o1?férence régionale sur la
coopération technique entre les pc/ys C?fit<icains,il e.ffectue
des 111issions dans d~rférents pays crfricains pour le C0111pte
de la C~'0I11111issiondes Nations Unies pour l'Afit<ique»47.

Dans le domaine des sciences humaines qtlÏ 011tfait


en grande partie sa notoriété, Cheikh Anta Diop n'aura pas
eu de structure pour mener ses recherches et diffuser ses
idées auprès des jeunes générations. Ce sont les éditions
Présence Africaine qtlÎ éditeront et diffuseront la quasi-
totalité de ses ouvrages. C'est donc par ce biais et au prix
d'un effort Inatériel personnel que Cl1eikl1 A11ta Diop va
approcher les spécialistes et le grand Pllblic pour faire
discuter ses thèses. Il faudra attendre le départ de Senghor
pour qu'en 1981, il soit enfin nommé, à 58 ans, professeur
d'histoire associé à la Faculté des Lettres et Sciences
Humaines de Dakar. Durant ces cinq petites an11ées qui
sépareront sa nomination de la date de sa mort, il
enseignera en maîtrise, DEA, et dirigera des thèses. Nous
reviendrons dans le chapitre VI sur les raiso11s qui ont pu
pousser Se11ghor à maintenir la décision interdisant l'accès
de Cheil<h Anta Diop à I'tlniversité pendant U11esi longue
période.

Tout le monde, pratiquement, s'accorde à


reconnaître aujourd'hui l'apport fondamental de Cheil<h
Anta Diop en sciences l1umaÜ1es : l'origine 11égro-
africaine de I'humanité, l'origine nègre de la civilisation
47
Théophile Obenga, ('heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.458.

62
égypto-nubienne, la formation des peuples africains avec
identification des grands courants migratoires, l'utilisation
de la linguistique historique en tant que méthode nouvelle
d'investigation sur le terrain africain, identification du
moteur de 1'histoire dans les sociétés africaines
précoloniales, etc. Et tous les travaux de ses nombreux
continuateurs à travers le monde sont la preuve de la
permanence et de l'actualité de sa pensée et de son œuvre.

- Théophile Obenga

Théophile Obenga, après avoir obtenu ses


diplômes, va rentrer lui aussi en Afrique en 1970 et se
mettre au service du peuple. Contrairement à Cheil<h Anta
Diop, il n'y a pas eu de complot ni de complicité pour
l'écarter de l'université. Bien au contraire, il est nommé
Directeur de l'École Normale Supérieure et en Inême
temps enseignant à la Faculté des Lettres (U11iversité
Marien N'Gouabi) où il dispensera des cours de
liI1guistique saussurienne et de philosophie africaine puis
d 'histoire ancienne et de langue pharaonique. Ainsi,
pendant plusieurs années, il sera le seul Noir Africain à
enseigner l'égyptologie en Afriqlle noire. Il dOl111era
également des cours au département d'histoire de
l'Université Omar Bongo de Libreville au Gabon et à
l'Université de Lubumbashi (actuelle Répllblique
Démocratique du Congo). Le professeur Molefi K. Asante
l'avait également sollicité pour lui confier un
enseignement (dont les deux volets étaient l'égyptologie et
l'œuvre de Cheikh Anta Diop) à Temple University de
Philadelphie aux États-Unis d'Alnérique.

Tout comme Cheil<h Anta Diop, Théophile Obenga


va intégrer en mai 1985 une grande structure africaine de

63
la recherche, le CICIBA, Ce11tre International des
Civilisations Bantu dont le siège se trouve à Libreville au
Gabon, en Afrique Centrale. Il y fut Directeur de la
recherche et en a assuré la Direction Générale jUSqll'à fin
juin 1991.

Le CICIBA est un organisme panafricain né de la


volonté de coopération et d'intégration de plusieurs États
de l'Afrique cel1trale et de la sous-région qui ont voulu
créer une grande structure chargée de l'exploration et la
mise en valeur des civilisations bantu. Comme le rappelle
Théophile Obenga lui-même, «ce centre entend servir la
pédagogie de l'unité C!f;l'icaine en suscitant une
coopération scient?fique et culturelle sous-régionale entre
les États colonisés autre.fois ]Jar l'Angleterre, l'Espagne,
la France et le Portugal»48. POlIr ce faire, le CICIBA
disposa dès le départ de «cinq unités de recherches:
cellule sur les technologies aliJ11entaires traditionnelles,
J11édecine traditionnelle et phclrJ11acopée, archéologie,
linguistique et tradition orclle, ethnolnusicologie et arts du
!Jpectacle (..J, une banque de données i1?fàrJ11atiséeavec
des n1icrostations dans les Étclts n1embres (..), un
laboratoire de langues où l'arabe et le swahili sont d~jà
enseignées (:..), un service de productions culturelles qui
édite la revue MUNTU, des ouvrages, des bulletins
d'il1forlnation et de liaison». «Le C"IC"IBAa créé le tout
]Jrelnier réseau documentaire et culturel qui relie d~jà la
RC~ à l'Angola, la Guinée équatoriale au Rvvanda, le
('fongo à la ZaJ11bie,le Gabon aux ('f0J110res.»49

La contribution de Théophile Obenga aux étlldes


africaines est également conséque11te. En ce qui C011cerne
4R
Théophile Obenga, Interview à la revue N0l71ade, n° spécial 1/2, pp.
156-159.
49
Théophile Obenga, Interview à la revue NO/71ade,op. cit.

64
l'axe de recherche scientifique Vallée du Nil/Afrique
noire, son ouvrage L 'Afj~ique dans l'Antiquité, a
approfondi la connaissance de la réalité de la pare11té
sociale et intime entre l'Afrique contemporaine et celle du
temps des pharao11s. Ce livre «d'une valeur singulièrelnent
remarquahle» comme l'écrit Gattore-Oswald, «nous a
.fourni des instrUl11ents n1éthodologiques qui nous ont
permis de comprendre ICIportée et la sign?fication de la
logique de l 'histoire ajj~icaine»5o. Théophile Obe11ga a
égaleme11t contribué de façon décisive à l'émergence de la
linguistique historique africai11e e11ta11t que science à part
entière. Il est d' aillellrs l'auteur du prernier traité de cette
nouvelle discipline51 qui marque aussi un tournant décisif
dans les études linguistiqlles africaines. En philosop11ie, il
a permis d'asseoir définitivement le concept Inêlne de
«philosophie africai11e» que Cheikh Anta Diop avait déjà
abordé dans son ouvrage ('ivilisation ou Barbarie, et que
beaucoup d'Africains n' osaie11t envisager52. En réalisant
une 110te de lecture pour l'ouvrage La philosophie
C!fi~icainede la période pharaonique de Théophile Obenga,
Jean Ziegler écrit:

«("e livre est une son1n1e : il rassemble un non1bre


impressionnant de textes révélant la philosophie
pharaonique, des exégèses grecques de cette philosophie
et lnontre - dans une .filiation qui va des savants ég)Jptiens
à C~heikhAnta Diop et à d'autres penseurs négro-C!fi~icains
- les.fàndel11ents de l'identité et de la philosophie C?f;~icaine
50
Gattore-Oswald, «Théophile Obenga et les paradoxes de
l'ethi1ocentrislne», in Revue Présence Afi"icuine, n0103, Paris, 3è
trÎlnestre 1977, pp. 109-125.
51
Théophile Obenga, ()rigine COI71177une de l'égyptien ancien, du copte
el des langues négro-c?fi"icaines 177odernes. Introduction à la
Iingu istique historique africaine, L' Hannattan, Paris, 1993.
52 Beaucoup de philosophes africains préférant se lancer dans les
~~grands débats" sur l'ethnophilosophie.

65
contemporaine. l)On a111bition : rétablir la tradition
réflexive de l '~frique, dans l'e.space et le temps.»53 Et il
poursuit: ((Je voudrais dire l'actualité de la pensée
d '()benga, son i111portance capitale et Ùnmédiate pour la
réconciliation de la conscience collective, de l'identité et
de la tradition culturelle afi;<icainesnoires. »54

Tsr1Îamalenga Ntumba note lui aussi:

((Par delà le dilettantislne navrant de 111aintes


((histoires de la philosophie qfi'.icaine» de la dernière
décennie, le prqfesseur Obengcl nous offi;<e,enfin, une
authentique histoire de la philosophie qf;;<icaine
. ~~
C0111mençant Vral111ent par Ie C0111111enCe111ent.»- -

Dès qu'il a appris le projet de création du CICIBA


en 1983, Théophile Obenga el1treprend de travailler sur
I'histoire culturelle des peuples bantu et produira un
ouvrage décisif où il démontre entre autres la parenté de
450 langues parlées dans l'ère culturelle bantu et leur
dérivation d'Ul1 a11cêtre commun, le proto-bantu. Cette
étude avait aussi pour but de (~fàire ,nieux connaître
l '~fj;<iqueet du n1ên1e coup rel1forcer si possible l'unité
qf;;<icaine»56. En effet, l'une des caractéristiques générales
de la délnarche de Théophile Obe11ga, lorsqu'il s'intéresse
à Ul1 peuple africain, au peuple mbochi par exemple,
consiste à ((esquisser l 'histoire des Mbochi intégrée CIcelle
du Congo, 111aisaussi de dégager l 'histoire générale du
53
Jean Ziegler, «Aux sources du patrillloine intellectuel africain», in
Jeune ~frique, n° 1579, 3-9 avril 1991, pp. 34-35.
54
Jean Ziegler, op. cit.
55
Tshialllalenga Ntulllba, préface à l'ouvrage La philosophie afi~icaine
de la période pharaonique de Théophile Obenga, op. cit., p. 8.
56
Théophile Obenga, Interview à Jeune A.fi~ique, n° 1292, du 9 octobre
1985. L'ouvrage qu'il rédige sur les Bantu a pour titre Les Bantu,
langues, peuples et civilisations, Présence Africaine, Paris, 1985.

66
continent noir. Sa n1éthode n'est ni inductive ni déductive,
elle cOlnbine les deux clla.fois»57.

En somme, on peut affirmer encore avec Gattore-.


Oswald que «Théophile ()benga a apporté une nouvelle
contribution aux sciences sociales, il a .fondé un chalnp
scienttfique untfié au niveau des problén1atiques et des
élclborations conceptuelles, dans une ambiance de ses
recherches interdisciplinaires)) 58.

T11éop11ileObenga fut aussi U11grand pourfendeur


scientifique de l' ethnocentrisllle occidental. Sa
contribution dans ce dOlllaine fit llloins sa notoriété que
ses travaux scientifiques en égyptologie et son statut de
disciple de Cheil(h Anta Diop. L'ensemble de ses travaux
forment bien un tout. Gattore-Oswald écrit: «La.fécondité
remarquable des travaux de Théophile Obenga (L'Afrique
dans l'A11tiquité : Égypte pharaonique-Afrique noire;
Introduction à la connaissa11ce du peuple de la République
Populaire du Congo; Afrique centrale précoloniale ; La
cuvette congolaise, les homn1es et les structures)
tran.sparaît dClns I 'origincllité de ses recherches
historiques. dont la n1ission est de reconstruire la totalité
clynan1ique, con1plexe et hétérogène des sociétés
59
C{fi;oicaines.)) Il C011state encore que «Théophile ()benga
ren1et en cause l'unilatéralité et le principe constitut~f de
l'ethnographie et ]Jropose une anthropologie nouvelle qui
tient con1pte de la n1ultidinzensionnalité de I 'hun1ain. Il
n10ntre dClns ses diverses recherches sur les sociétés
C?fj;ticaines que leur con1plexité et leur hétérogénéité
. . ~{"
d Olvent con d Ulre
" a un e' 1en1ent
' sClent?Jlque nouveau)) 60 . E t

57
Gattore-Oswald, Op. cit.
58
Gattore-Oswald, Op. cit.
59
Gattore-Oswald, Op. cit.
60
Gattore-Oswald, Op. cit.

67
que «c'est pour cette raison qu'il vise el une Inéthodologie
nouvelle capable d'appréhender et de comparer
l'ensemble des sociétés C?fi;,icaines.Sa n1éthode historique
singularisante et généralisante constitue un véritable d~fi
aux critères occidentaux puren1ent ethnocentristes, nourris
pa;;, l'évolutionnisn;ze classique étroit, par le structuralisn1e
schén1atique et ahistorique et par le néo-évolutionnislne
actuel»61. Théophile Obenga recevra en 1982 le Prix
National de la Recherche pour ses travaux scientifiques.

En SOITlme,le fait marquaI1t dans la démarche de


Cheil<h Anta Diop et Théophile Obenga est que pour la
première fois, en Afrique noire mêIne, dans des conditions
extrêmement difficiles, des savants africains eI1treprel1neI1t
de poser les fondements d'une véritable Re-naissance
Africaine en s'affranchissant totalement de l'emprise
intellectuelle de l'africanisme. Il s'agit là d'une entreprise
d'une originalité remarqllable et d'une féconllité
indiscutable. Une originalité en ce sens qlle c'est la
conscience historique nègre qui sous-tend d'abord et avant
tout ce projet de Re-naissance Africaine. Une conscience
historique élaborée à partir de trois éléments: la
connaissance des langues africaines, la redécouverte de
I'histoire négro-africaine depuis ses balbutielnents dans la
Vallée du Nil, une i11telligibilité rendant compte de
l'évolution des peuples noirs dans l'espace et le tel11ps.
Une fécondité par l'ouverture des perspectives qu'\elle
entraîne: restauration de la plénitude culturelle de
1'homme africain noir, référence à l'unité historique et
culturelle comme fondement de l'unité politique africaine,
possibilité de se passer des études africanistes fantaisistes,
exploitation du cOI1cept scientifiqlle opératoire qu'est
devenue l'idée d'une Égypte antique nègre, reI1dant ainsi

61
Gattore-Oswald, op. cit.

68
possible le renouvellement des études africaines,
l'édification d'un corps de SCIences humaines, le
développement d'une école africaine d'histoire et
d'égyptologie, etc.

69
Deuxième partie

IMPERIALISMES ET VOIE AFRICAINE


DE LA RE-NAISSANCE

CONSEQUENCES ET ENJEUX DES ETUDES


DIOPIENNES

<<Ainsi l'i111périalis111e, telle chasseur de la préhistoire, tue


d 'abord .~pirituelle111ent et culturelle111ent l'être, avant de
chercher à l'éli111iner physique111ent. La négation de
l 'histoire et des réalisations intellectuelles des peuples
africains noirs est le 111eurtre culturel, 111ental, qui a d~jà
précédé et préparé le génocide ici et là dans le Inonde.»

Cheikh Anta Diop,


(1ivilisation ou Barbarie.
Présence Africaine, Paris, 1981.)p. 10.

,
«Toutes sortes de ' 'réponses' C{fi;4icaines ont été
esquissées, pour vaincre le 111alheur, ICI dépossession, la
traulnatisation p.\ychologique et sociale, la tragédie, le
cri111e occidental contre I 'hu111anité en ~/rique. L'histoire
C!fjt<icainesaigne encore de cette énOr111eharbarie 1110derne
de l'Occident.))

l.héophile Obenga,
Le sens de la lutte contre l 'C{jjt<fcanis111eeurocentrfste,
Khepera / L'Harmattan, Paris, 2001, p. 89.
III

RAMSES II, OSIRIS ET LES


IMPERIALISMES

Les travaux de Cheikh Anta Diop, comme il a déjà


été expliqué, ont provoqué une rupture avec un certain
nombre d'idées reçues et de dogmes que les impérialismes
culturels avaient élevés au ral1g de «vérités scientifiques»
et autres «témoignages dignes de foi» pour mieux asservir
les peuples noirs. NOlIS tel1terons de montrer, à travers les
deux exemples choisis ici, l'importance des cOl1séquences
et de l' e11jeu des études diopien11es sur les rapports de
domination intellectuelle qui existaient jusque-là entre
l'impérialisme et le développeme11t culturel des Africains.

l-L'affaire Ramsès II

«L'affaire Ramsès II>>, c'est sous ce titre que


Martine Castello révéla au grand public, dans la revue
Slcience et Avenir), 1'lIn des scandales scientifiqlles les

I
Martine Castello, «L'affaire RalTIsès II>>,in Science et Avenir, n0441,
novembre 1983, pp. 38-42. RalTIsès II, hOlTIlTIed'État africain, fils de
Séthi I, fut pharaon sous la XIXè dynastie négro-égyptienne. C'est
l'un des personnages les plus célèbres de I'histoire négro-africaine.

73
plus marquants du XXè siècle. La nature même de ce
scandale éclaire, en tout cas, sur la portée considérable de
l'œuvre de Cheil<hAnta Diop. De quoi s'agit-il?

En 1976, la lllomie du p11arao11Ran1sès II (vers


1304 - vers 1237 av. notre ère) est transportée en France2
pour y être examinée afin de la sauver du piteux état dans
lequel elle se trouvait. En fait, n'eût été l' insista11ce de
l'égyptologue africaniste Christiane Desroches- N oblecourt
qui en avait besoÎ11 pour son exposition parisienne intitulée
«Ramsès II le grand», on ne se serait peut-être jamais
préoccupé de l'état de cette momie royale. Toujours est-il
que lors des examens que les scie11tifiques français font
subir à la momie, il est fait une découverte qui va être
immédiatement minimisée pour ne pas dire dissimulée.

En effet, l'étude botanique réalisée par la


taxinomiste Michèle Lescot, IIIet en évidence la présence
dans l'estomac de Ramsès II de débris de feuilles d'une
plante de la famille des solanacées et du genre nicotiana.
L'entomologiste Steffan va mêllle jusqu'à découvrir sur la
momie du pharaon noir le parasite de cette plante, un
coléoptère. Devant le scepticisme affiché de certaines
autorités scientifiques, 011c011fie un écl1antillon de poudre
au professeur Paris, phall11acie11-phar111acog110ste,
chercheur et spécialiste de la chimie des substances
végétales. Il confirme la diagnose de Michèle Lescot en
mettant e11 évidence la nicotil1e, alcaloïde spécifique du
:2
À son arrivée à l'aéroport du Bourget, près de Paris, la dépou iIle
Inortelle Inolnifiée de celui qui fut l'un des plus grands pharaons noirs,
est accueill ie avec les honneurs dus à son rang. Les services
protocolaires de l'État français font dérouler le tapis rouge. Plusieurs
personnalités françaises de haut rang sont présentes. Il y a là, entre
autres, plusieurs égyptologues français, la Ininistre Alice Saunier-
Séité, Lionel Balo, adlninistrateur du M usée de l' HOlnlne, etc. Les
honneurs Ini litaires sont Inêlne rendus.

74
genre nicotiana. Une diagnose supplémentaire est même
demandée en Al1gleterre au laboratoire du professeur
Metcalfe qui cOl1firrne à son tour les faits observés par
Lescot et Paris. Il n'y a plus de doute possible, cette plante
appartient bien à la famille des solanacées et au genre
nicotiana. C'est donc du tabac. Or, comme l'a souligné
Martine Castello, ce nicotiana «est originaire d'Alnérique
et n 'a été introduit en Europe qu'au XVIè siècle», et «ce
n'est qu'au XVIIè siècle qu'il .l'ait son apparition en
Égypte [l'Égypte Inoderne]»3.

La question qui vient donc tout de sllÏte à l'esprit


est celle-ci: Comment cette plante originaire d'Amérique,
et qui n'a été acclilnatée e11Europe qu'au XVlè siècle et
en Égypte Inoderne qu'au XVllè siècle, a-t-elle pu se
retrouver dans l' eston1ac de Ralnsès II qui vécut all Xlllè
siècle avant notre ère? La conséquence que risque
d'entraîner la réponse à cette question est telle, qu'elle
provoque une angoisse fébrile et Ul1e panique c11ez les
chercheurs responsables de l'examen de la momie.
Michèle Lescot se voit refuser la datation all Carbone 14
qu'elle propose de faire sur la momie de Ramsès II ainsi
que sur les vingt-l1euf autres découvertes en mêl11e temps
sur le site de Deir el-Ba11ari, afin d'apporter un nouvel
argument solide supplémentaire permettant de faire la
lumière sur la prétendue énigme. Comme il sera écrit dans
ce mêlne article de la revue Science et Avenir, «il se111ble
que, d'un C0111111Un accord, res]Jonsables égyptiens et
.fj;4ançaisaient voulu lninilniser la découverte du tabac sur
la 1110111ie. Il CI été, d'autre pc/rt, Ï111possible à Michèle
Lescot de poursuivre ses trc/vaux)).

:; ~
Martine Castello, «L Affaire RalTIsès Il>>, in Science et Avenir~ op.
cit.

75
On saisit déjà ici les enjeux qu'entraînerait la
découverte de la vérité sur les rapports entre RalTIsèsII et
le tabac retrouvé dans son estomac. Et Martine Castello de
se demander: «Qui a peur de Ran1sès II ?» À propos de
~
cette attitude pour le moins ~curiellse" ~ la journaliste
scientifique écrit:

«Les trLlvaux scient~fiques e.ifectués sur Ra111sèsII


en 1976 sont achevés depuis plusieurs années. Les
comptes rendus ont dor111ipendant des années, car rien
d'officiel n'a encore été publiéjusqu 'à ce jour [1983]. Aux
dernières nouvelles, Mada111e ROLlbé, sous-directrice du
Laboratoire de préhistoire au Muséu111 d'histoire
naturelle, se111bleavoir repris les choses en 111ain.Elle a
.fàit signer, en juillet 1983, une lettre à tous les chercheurs
qui ont travaillé à l'opération Ra111Sès,les i11:fàr111ant de la
préparation d'un article sur ces travaux et de la
publication, en 1984, d'un ouvrage édité par l'Association
pour la d~ffusion de la pensée .fj;<ançaise. Le rapport de
Michèle Lescot, qu'elle a re111isà Madame Roubé, a été
tronqué. Madu111e Roubé re.filse toute déclaration à la
presse, esti111ant devoir elle seule i11:for111er le public. Elle
nous lnenace verbale111ent de graves ennuis si nous nous
entêtons à.faire notre 111étier.Nous ne l'avons pas écoutée
et nous continuons de penser que le j?roblè111e du tahac
dans la 1110111ie reste posé. Le nier n'est pas une attitude
convenable dans l'idée que nous nous .faisons de
4
I 'i11:fàr111ation et du progrès de la science.))

En fait, l'hypothèse la plus probable, que les


scie11tifiques indo-européens et arabo-égyptiens refllsent
dogmatiquement de prendre en considération, est que si
cette plante du genre nicotiana se trouve dans l' estolTIaCde

4
Science et Avenir, op. cit.

76
Ramsès II~ c'est tOllt simplement parce que les Égyptiens
de l'Antiquité ont été la chercher là-bas eI1AI11érique.

D'autres chercheurs ont fait les mêmes découvertes


et connu les mêmes fortunes que Michèle Lescot. En
1996, dans un fill11 réalisé par Sarah Marris (TVF
production pour Channel Four), le Dr Svelta Balabanova,
toxicologue à l'!nstitllte of Fore11sic Médecine d'Ulm
(Allemagne), raconta comment eUe retrouva en 1992 des
traces de nicotine et de cocaïne dans les chevellx de
momies de la XXlè dynastie négro-égyptienne. Au début,
elle pensait à une erreur de manipulation ava11t d'être
raSSllrée en faisant confirmer ses résultats par trois autres
laboratoires. Après avoir publié ses résultats, elle reçut des
lettres d'insultes et de mel1aces. Et les anthropologlles qui
lui avaie11t demaI1dé de faire ces rechercl1es ne se
manifestèrent plus. De même, le Dr Rosalie David,
chercheur britannique au Keeper of egyptology
Manchester Museul11, après avoir été sceptique sur les
résultats de S. Balabanova, examina la peau et les clleveux
de momies dont elle disposait à Manchester, et y découvrit
aussi des traces de nicotÜle. S. Balaballova émit alors
I'hypothèse (la plus vraisemblable) que les résultats
obtenus lors de toutes ces investigations ne pouvaient
s'expliqller alltrement que par des contacts précoces entre
l'Afrique et l'Amérique, ce qui est difficilement
adlnissible par tOllS ces spécialistes défenseurs de la
suprématie blanche. D'ailleurs dans ce même filIn, le Pr
Alice Kehoe, anthropologlle à Marquette University,
explique que quand on essaye de parler de relatioI1s
,
interocéaniques, les' 'grands spécialistes' préfèrel1t
changer de sujet et 11eveulent pas en parler.

011 peut donc con1prendre que si cette vérité


historique de l' a11tériorité de la présence nègre en

77
Amérique précolombienne devenait un lieu commun pour
la communauté Ino11diale et plus particulièrement pour les
Africains~ il s'ensuivrait des c011séquences terribles pour
l'Occident. E11 effet~ da11s ce cas, l'aventurier Christophe
Colomb ne serait plus le premier à avoir été en Alnérique
(comme il est enseigné), et du même coup, les statues
négroïdes, le système hiéroglyphique, le procédé de
momification, la forme des pyramides de certaines
civilisations américaines précolo111biennes trouveraie11t
leurs explications).

Justelnent - et c'est ce que savaient d'ailleurs ces


cherc11eurs -, en 1969, un anthropologue et navigateur
scandinave., Thor Heyerdahl, c011struisit un bateau avec
des tiges de papyrlls assemblées, pratiqllement exactelnent
comme les premiers bateaux de l'Égypte pharaoniqlle. Il
réalisa avec son e111barcation la traversée de l'Atlantique
qu" il réussit au bout de sa seconde tentative, montrant
ainsi la possibilité de ces relations interocéaniques. Et
comme r écrit le savant africai11 a111éricaÎ11,le professeur
Ivan Van Sertima, «Heyerdahl avait en.!ait prouvé que les
bateaux égyptiens les plus anciens - ancêtres de n10dèles
bien plus ra.ffinés - aurclient pu traverser l'Atlantique» 6.
On peut donc dire que la découverte de la nicotine dans
l'estomac de Ramsès II vie11tcorroborer de faço11 éclatante
1"e11treprise de Thor Heyerda111.

:)
Pour écarter la lTIoindre possibilité d'une influence nègre dans le
développelTIent de ces civilisations précololTIbiennes, certains
idéologues n'hésiteront pas à attribuer la réalisation de celles-ci à
d'hypothétiques extraterrestres qui se seraient ensuite évaporés dans la
nature sans laisser de traces.
6
Ivan Van SeliilTIa, Ils y étaient avant C"hristophe C"olo/nb,
FlalTIlTIarion, Paris, 1981, p. 76. Cet ouvrage parut pour la prelYtière
fois en 1976 dans l'édition originale en langue anglaise.

78
De mêlne~ en 1976~ Ivan Van Sertima publiait son
livre dont le titre ne laissait aUCU11eplace à l'équivoque:
Ils y étaient avclnt Christophe ("ololnb 7. «Ils», c'est -à-dire
les Noirs de l'Égypte pharaonique et ceux de l'Afrique
précoloniale. Dans cet ouvrage relnarquable, il démontre,
~

sur la base d un certain n0111bre de disciplÎ11es


sciel1titiques8~ que les Noirs ont be] et bien précédé
~

l'aventurier génois dans 1 Alnériq ue précolombien11e.


C'est là un fait qui porte un coup fatal à l'in1périalisme
cultllrel qui a diffusé à travers le monde la prétendue
découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Quel
jeune écolier africain n'a pas lu da11Sson livre d'histoire la
phrase suivante: «1492 : C~hristophe C"olon1b découvre
7
En ce qui concerne la présence des Africains Noirs dans l' Alnérique
précololnbienne, voir aussi Pathé Diagne, Bakari Il (1312) el
C~hristophe C~olol17h (1492) el la renconlre de l'AI77érique, Sankoré,
Dakar, 1993.
8 ((( l
'esl ainsi clue cOI71177encèrent Ille.",' recherches. Elles Ille
conduisirent, au cours des ans, à enquêter dans de n0l17hreux
dOl1ulines oÙ des découvertes Îlllportantes et récentes avaient été
.laites, /nais tOl~jours, se/71ble-t-iI isolé177ent : Sch1verin et Stephen.",' en
bolanique Stirling et l'équipe Drucker-Heizer-Squier en archéologie
al17éricaine" Lhote, Mari, Arkell, Delcroix et Vat~ji~ey,Thol71sonet
"
McIver, Davies, SUI771llerS et Wild en archéologie [{ji.icaine et
égyptienne: Wiener, C'allvet et Jeffi-eys en phil%gie Von
"
Wutheneau en histoire de l'art des explorateurs C0l1ll71e Heyerdahl et
Linde171ann dans la pratique " ancienne de la navigation et de
l'océanographie de Quatre./âges, Hooton et Dixon en ethno-
anthropologie " DavidwJn et Diop en
Wiercinski en craniologie
" " Hapgood en
histoire des cultures afi"icaine et égyptienne
cartographie de Garay en sérologie Fell, Gordon " et les Verill qui
"
décryptèrent les " sur d'anciennes pierres du
écritures du Vieux Monde
Nouveau Monde. Tous contribuèrent à cOJ?firl17er I 'hypothèse l71ais -à
parI de rares exceptions - chacun ignorant les études que d'autres
avaienl l77enées ou qll 'on Inenai! encore. .J'ai tenté dans cet ouvrage
de présenler le tableau exhaustil qui ressorl de ces disciplines et
l'enselnhle des .laits connus el ce jour concernant les liens qui
existèrent entre l'Afi.ique et l'A 177ériqueprécolo/llbienne.)) (I van V an
Sertilna, op. cit., pp. 11-12).

79
l'An1érique.» Cette fameuse phrase symbolise la volonté
hégémonique d'un Occiderlt qui, par son processus de
colonisation, croit toujours décollvrir les autres pays en
déniant allX habitants de cellx-ci la capacité de faire la
démarche inverse. En outre., cette phrase montre bien le
caractère agressif de la prétendue ~~mission diviI1e" de
propagation violente de sa civilisatiol1 aux autres peuples
qui, évidemll1ent, sont considérés comme des sauvages.

Pour cOll1prendre e11core la position dogn1atique


des chercl1eurs occide11taux et arabo-égyptie11s dans
r affaire RalTIsès II., il faut se rappeler aussi que deux ans
avant l'arrivée de la momie du pharaon négro-égyptien en
France, c'est-à-dire el1 1974, s'était déroulé au Caire le
célèbre colloque qui opposait Cheil<h Anta Diop et
Théophile Obenga à d'autres égyptologues mondialement
réputés d011t la quasi-totalité soute11ait au mieux la thèse
d'un peuplement 111ixte de l'Égypte ancienne. Les deux
savants 11oirs, sortis victorieux de cette confrontation
historique, avaient définitivement démontré le caractère
nègre du peuple de l'Égypte antique dont Ramsès II fait
partie, et surtout en avaient fait un lieu COmlTIUnpour le
grand public et les scientifiques de bonne foi. Par
conséquent, recon11aÎtre que le tabac qui se trouve dans
l'estomac de Ramsès II venait du fait qlle les anciens
Égyptiens avaie11t été el1 Amérique (ava11t Colomb)., était
prendre le risque d'admettre indirecteme11t que les Noirs
avaient été capables de traverser l'Atlantique en ces
temps-là, précédal1t ail1si les Européens. IlTIplication
difficilement admissible pour l'idéologie Î111périaliste qui a
toujours considéré les Noirs comme des êtres incapables,
incultes et al1istoriques.

Tout ceci éclaire aussi parfaitement sur les raisons


du reflls essuyé par Cl1eikh Anta Diop lorsqll'il delTIal1da

80
l'autorisation de prélever 1 mm2 de la peau de Ramsès II~
afin de démontrer, par le test du dosage de la mélanine
dans l'épiderme, que ce pharaon était bien un Noir.
Pourquoi donc ce refus opposé à Cheikh Anta Diop si ce
n'est la peur de voir la vérité d'un Ramsès noir éclatée au
grap.d jour? Une vérité qui mettrait ainsi fin au mensonge
sur l'Égypte antique. On saisit ici, en tout cas~
l'importance considérable de la rupture opérée par les
travaux du savant africain.

Refus à Cheikh A11ta Diop, et Michèle Lescot,


menaces sur certains chercheurs et journalistes, travaux
essentiels minimisés, falsifications de rapports, mensonges
dogmatiqlles, voilà les" arguments scientifiques" qui
finiront par faire de Ramsès II un «pharaon roux»9. Cette
confiscation de la momie de Ramsès II rend bien
perceptible les enjeux de la question de l'origine de la
civilisatiol1 antique égyptienne et ses répercussions sur le
monde contelTIporai11. L' impérialisl11e culturel te11te par
tous les lTIoyens'l y compris les moins avouables,
d'empêcher la restitlltion à la conscience historique
africaine du personnage de Ramsès II et d'une manière
générale de cette Égypte antique nègre. Pour cet
impérialisme, cette restitution serait dangereuse, car elle
marquerait la fin de ce mensonge qui constitlle la base
même de sa domination implacable sur les Noirs. Les
Africains 11e doi ve11t d011Cpl us s' éton11er de continuer à
entendre de la bOllche de «spécialistes autorisés» que

9
Christiane Desroches-NoblecouI1, «La Illolnie de Ralnsès II livre ses
secrets», in Historia, hors série, n09612, pp. 96-99.
L'histoire de l'égyptologie occidentale est jalonnée de scandales
scientifiques du Inêlne genre que celui concernant Ralnsès II. On Iira
ainsi avec intérêt l'ouvrage du Pr Aboubacry Moussa LaIn L 'c?flàire
des J110111ies
royales. La vérité sur la Reine AhJ11ès-N~rertari.Khepera /
Présence Africaine, Paris, 2000.

81
Ramsès Il était «roux» et que les Égyptiens de l'Antiquité
étaient tous métissés ou encore qu'ils étaient identiques
aux habitants arabes de l'Égypte d'aujourd'hui...

L'exemple choisi ici des tribulations de la momie


de Ramsès II perInet de comprel1dre pourquoi Cheil<h
Anta Diop fut dénigré à ce point par Ul1si grand nOlnbre
de savants et chercheurs non africains. Les critiques très
souvent incol1érentes et injustifiées dont il a fait l'objet
n'avaient d'autres buts que de I10yer le POiSSOI1daI1s l'eau,
de le pousser au suicide intellectuel, afin d'écarter
définitivement toute possible émergence d'lIn quelconque
mouvement de restauratiol1 de la véritable l1istoire
africaine, soubassemel1t de la COl1sciel1ce émancipatrice
des peuples 110irs. La réduction à l' Î11consistance par
Cheil<h Anta Diop de toutes ces théories frustrantes et
autres falsificatiol1s apparaît bien définitive aujourd'hui.

2-0siris le Grand Noir: un prédécesseur


encombrant
I()
COI11me Ramsès II~ Osiris constitue un véritable
épouval1tail pour les in1périalisI11es qui, de tout temps, ont
~
tenté de dOIniner 1 Afrique. Sa véritable nature avait été
dissimulée aux Noirs, et pour cause. L'éducation coloniale
et néo-coloniale imposée allX Noirs avait affirmé que
jamais ceux-ci n'avaient eu de religion digne de ce nom
(ce qui est appelé «animisme» étant considéré comme
barbare), la seule véritable religiol1 étant celle des
colonisateurs, c'est-à-dire le Christianisme. Cet

10
Dieu de la lnythologie négro-africaine antique. À la fois frère et
époux d'Isis, il fut l'un des dieux noirs les plus vénérés de l'Antiquité
négro-égyptienne.

82
ethnocentrisme religiellx se retrouvait allssi chez les
adeptes de l'Islam pOlIr lesqllels toute la période
antéislamiqlle était considérée comme obscure, et devait
faire l' 0bj et d'un renien1e11t total. Chemin faisant, le dil(tat
néo-colonial élevé au rang de «vérité scientifique
irréfutable», allait aliéner des générations d'Africains qui
finissaient par se persuader que l'Afrique n'avait pas pu
inventer de religiol1 authentique.

Seulement voilà, Cheik11 A11ta Diop et son œuvre


vont ren1ettre el1 cause ces idées reçues et acceptées
comme telles. E11soulevant la c11ape de plomb idéologique
qui dissimulait le caractère nègre de l'Égypte antique, le
saval1t africain révélait en même temps (comme da11s une
sorte de réactions en cascades) certai11s faits qui allaient
porter atteinte à I'hégémonie tranquille de l'impérialisme
culturel. Parmi ces faits, il y a l'existence d'un certain
Osiris. Outre son essence divine, Osiris était aussi
considéré par les anciens Égyptie11s Noirs COlnn1e le
premier roi légendaire de l'Égypte antique. D011C,si cette
dernière était une nation nègre, alors Osiris ne pouvait
qu'être noir. Et ceci est justement attesté par les textes
anCIens.

Écoutons Cheil(h Anta Diop: «('fette tradition


[égyptienl1e], consignée dans le Livre des Morts, dont la
doctrine est antérieure à toute I 'histoire écrite de
l'Égypte, nous ajJ]Jrend qu 'Is'is est une négresse, qu '()siris
est un nègre, c'est-à-dire un Anou, tant et si bien que son
n0111,dans les textes les plus anciens qui aient existé en
Égypte, est accoJ11]Jagné d'un ethnique qui indique son
origine nubienne. (1eci nous le savons depuis
AJ11élineau. »11 De plus, le surnom d'Osiris est" le Grand
1\
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et C~lIlture, Présence Africaine,
Paris, ] 979, p. ] 46.

83
Noir" (Ke111 our en lal1gue pharaonique). Cette
réhabilitation entraîne une autre conséqllence
insupportable pour l' in1périalisme : la mise au grand jour
de l'influence du culte et de la personnalité d'Osiris sur
d'autres religions, notamment le Christianisme. C11eil<h
Anta Diop écrit dans son ouvrage (1ivilisation ou Barbarie
qu' «en tout cas, ()siris est bien le dieu qui, trois 111illeans
avant le (1hrist, 111eurt et ressuscite pour sauver les
h0111111es.Il est le dieu réde111j7teur de I 'hul11anité il
"
lnontera au ciel à la droite de son j7ère, le grand dieu, Ra.
Il est.fils de Dieu. Dans le Livre des Morts, il est dit 1500
ans avant J (". : "("eci est la ]7rOpre chair d'Osiris' '.
Dionysos, réplique d '()siris en Méditerranée
septentrionale dira 500 ans avant J (1. : "Bois, ceci est
. . , ,12
1110nsang" 111ange,ceCI est 711ac h aIr. P en d al1t 1a 111esse
chrétienne de nos jours, l'officiant paraphrase le
personnage de Jésus en ces termes: «Prenez, et 111angez-en
tous, ceci est 1110ncorps livré pour vous (oo.), prenez, et
.
h uvez en tous, car ceCI est Ia coupe de Inon sang.)) }')-
L'emprunt fait par le Christianislne est sans équivoque.
Dans le cas précis qui nous intéresse ici, cela est loin
d'être tout. Laisso11S encore la parole à Cheil<h A11taDiop:
«Le ter111e "C1hrist" ne serait pas une racine indo-
euroj7éenne. Il viendrclit de l'expression égYj7tienne
pharaonique Kher Sesheta : "celui qui veille sur les
111ystères", et qui était appliquée aux divinités, ()siris,

12
Cheikh Anta Diop~ Civilisation Oll Barbarie~ Présence Africaine~
Paris, 1980~ p. 391. "Christ" est le surnOln donné à un personnage
nOlnlné Jésus et qui est le personnage central de la religion chrétienne.
Il vécut à la basse antiquité, et d'après les adeptes de cette religion, j,1
aurait été crucifié. À la fois dieu et hOlnnle~ il aurait subi, d'après la
dogmatique chrétienne~ un phénolnène de résurrection avant de
Inonter au ciel et s'asseoir à la droite de son père, le dieu Yahvé.
I]
Pierre Jounel (présenté par), Missel de la sel1utine~ Desclée~ Paris,
1983, p. 592.

84
Anubis, etc. Il n 'a été appliqué à ~Jésus qu'au IVè siècle
. . 14
par contan1lnatlon re l 19zeuse.))
"

D' autres attributs d'Osiris 011t été appliqués à ce


même Jésus. En effet, parmi les travaux récel1ts qui
viennent d'ailleurs c011fir111erceux de Cl1eil(h Anta Diop,
il y a la monumentale étude de Sarwat Anis Al-Assiollty
portant Sllr les origines égyptiennes dll Christianisme et de
l'Islam. Pour ce qui C011cerne plus particulièreme11t les
rapports entre Osiris et Jésus, ce savant a montré que le
véritable 110m de Jésus est 'Îs'â, un attribut millé11aire
d'Osiris qui signifie l' Annol1ciateur : «Le non1 de Jésus /
'Îs'â, l "annonciateur, le sauveur, se révèle donc, à
l'origine. et dès le début du IIIè /11illénaire avant notre
ère, un attribut d '()siris en détresse, qui proclan1e la
vérité, prêche la justice, et se sacr?fie pour sauver le genre
hun1ain.)) 15 En outre «Osiris personn?fication du bien, est
le .fils de Ra, C0111111ele C'1hrist est le .fils de Dieu)) 16.

À la lumière de ces faits~ on comprend donc


combiel1 peut être e11combrant pour l'impérialisme
religieux ce personnage d' Osiris~ personrlalité l1ègre
authentiqlle qui marqua fondamentalement la conscience
religiellse de l'humanité. NOllS aurions pu parler
également de l'influel1ce du culte d'Isis, parèdre d'Osiris,

14
Cheikh Anta Diop, (~ivi/isation Oll Barharie, op. cit., p. 391. Une
note de Cheikh Anta Diop indique au lecteur de se reporter au
Worterhllch der A egypt ischen Sprache, /1 " Akadelnie Verlag, Berl in,
1971.
15
Sarwat Anis AI-Assiout y, Recherches cOll1parées slIr le
(~hristianisI11e prÙnit{j"ell'lslaI11 prel11ier, vollone Il: Jésus le non-ju{f~
Letouzey & Ané, Paris, 1987, p. 114. Voir aussi les pages Ill, 112 et
113. Pour l'influence de la religion négro-égyptienne sur le
Christianislne et l' Islaln, voir aussi les travaux Ï1npol1ants du PI'
Mubabinge Bilolo.
16
Cheikh Anta Diop, C1ivi/isation ou Barbarie, op. cit., p. 414.

85
I7. Rappelons
sur le Christianisl11e et bien d'autres religions
seulement que «le culte d'Isis persista jusqu'à la .fin du
IVè siècle. En 391, l'évêque Théophile, sur injonction de
l'enlpereur Théodose, ordonne de hrûler le Sérapetlln
d'Alexandrie, centre principal du culte d'Isis (..). Au VIè
siècle, Justinien ordonna de tran.~'fornler le ternple d'Isis
, . 18 ., , 19 .
en eg IISe». C est par ces Inet l10d es b ar b ares,
>

qUI,
d'ailleurs., doivel1t faire méditer les Noirs, que fut
programmée la disparition de cette religion nègre.

Il va sans dire que., compte tel1U des rapports de


domination et d'exploitation Ï1nposés à l'Afrique noire,
l'intérêt des pIllS ]1autes autorités religieuses des
confessiol1s non africaines ne peut être de contribuer à la
restauration de cette partie de la conscience 11istorique
nègre. Parce que tout sÏ1nplemel1t celle-ci s'imposerait
inévitablement comme une barrière de résistance culturelle
et religiellse légitÏ1ne face à tous ces prosélytislnes qui ont
tant fait de ll1al au peuple noir. En effet, avec des Africains
complèten1ent au fait de leur histoire religiellse antique.,
les cours d'instruction religieuse de toutes ces religions
étrangères proliféral1t en Afrique 110ire, s'ils contil1ue11t
encore, n'auraient plus le mên1e caractère doglnatique.

17 ((Osiris et Isis: le couple hl/l71ain ./ëcond qui va engendrer


I 'huluanité (Adan7 et Ève).» (C. A. Diop~ ("ivi/isation ou Barbarie~ p.
390). «()siris et Isis sont Adan7 et Ève de,,,'.li/tures religions révélées.»
(C:'ivi/isation ou Barbarie~ op. cit.~ p. 414). On peut aussi rappeler au
passage que ((la religion J'Osiris est la pren7ière en date, dans
l'histoire de l'hl/l77anité. à inventer les notions de paradis et d'en.f'er»
(Civilisation Oll Barbarie~ op. cit.~ p. 416).
18
Sarwat Anis Al-Assiouty~ Recherches cOlnparées sllr le
C'hristianisl17e prÙ77Îti!'et l' Islâ117prel11Îer, vohlll1e Il : Jésus le n()n-.ill[f~
op. cit.~ pp. 57-58.
19
Méthodes que l'on retrouvera pendant la colonisation lorsque les
petits 111issionnaires racistes et autres colons de service profanaient
puis détruisaient objets et lieux de cultes africains.

86
Nous reviel1drons sur tout ceci dans le chapitre VII~ au
paragraphe consacré à la <<levéedes tabous».

Les cas de Ramsès II et d'Osiris, auxquels nOllS


nous somlnes volontairement linlités dans ce chapitre~
permettel1t bien de saisir à nos yeux, une fois de plus,
l'importance et la profondeur de la rupture opérée par
Cheikh Anta Diop. Rllpture avec ce mensonge qui est le
fondement même de la soulnissio11 des Noirs. On allrait pu
prendre tant d'autres exemples dal1s l'œuvre Inonumentale
de Cheikh Anta Diop et de Théopl1ile Obenga. Le lecteur
pourra donc, s'il le souhaite, reprendre les œllvres
complètes des deux savants africail1s pour finir de saisir, si
ce n'est encore fait, la problématique de la conscie11ce
historique et donc future du peuple africain face aux
falsifications de r enseignemel1t colonial et néo-colol1ial.
La personnalité clllturelle africaine a été édifiée SlIr la base
d'une lnascarade sciel1tifique, afin de faire des Noirs des
êtres domil1és pouvant être aisélnel1t manipulés par
d'autres peuples et plus particulièrelnent l'Occident.
Rétablir la vérité COlnme l'a fait Cheil(h Anta Diop~ c'est
mettre fin à ce mel1songe criminel, c'est restaurer c11ezles
Africains le sentin1ent d'être des homInes COl11lne les
autres~ épanouis et disposant tout simplement des attributs
d'un peuple libre. Voilà pourqlloi la ruptllre qu'il a opérée
est révolutiol111aire. Dans la lnesure où son travail libère
les Noirs de l'état d'esclavage mental endémique et de
dominatiol1 culturelle permanente - donc politiqlle - dans
lequel ils se trouvent, il n'est pas difficile de remarquer
que les enjeux in11érel1ts à Ul1tel chal1gemel1t sont d'une
importa11ce capitale pour les rapports entre les peuples. Et
l'Occident qllÎ, il faut le sOllligner~ a principalement fait

87
les malheurs de 1"Afrique, n'y trouve pas du tout son
compte, c"est le moins que l''on puisse dire2o.

C'est pour cette raison que dans une réaction de


panique généralisée biel1 connue chez ceux qui voient
leurs intérêts mal acquis mel1acés, l'establishment
occidental (exception faite des l1umanistes sincères) va
mener une lutte ilnplacable et sans merci COl1tre CI1eil<}1
Anta Diop, Théophile Obenga, lellrs travaux et leur école.
Les plus grands spécialistes indo-européens vont être
réquisition11és pour essayer tout d'abord de faire barrage
«scientifiquel11ent» allX thèses du savant africain et de ses
contil1uateurs. Mais comme sur le terrain scientifiqlle, le
combat s'avérait en fin de compte plus difficile qlle prévu,
Cheikh Anta Diop ayant par sa compétel1ce
pluridisciplinaire élevé très haut le niveau du débat, ces
sciel1tifiqlles vont brusquel11ent basculer sur le terrain
nettement plus facile de la calo11111ie,de l'invective, du
dénigrement et du mépris. Ainsi, les états d'âmes
fonderont d"abord et ava11t tout les «argulnel1ts
scientifiques» de la riposte à Cheil<h Anta Diop. Les dépits
vont justifier les errements et les injures seront
paisiblelne11t invitées aux débats.

Après la rédllctiol1 au silence des premiers


détracteurs de Cheil<h Anta Diop pOlIr incompétence et
défaite scientifique, une nouvelle vague de jeunes
chercheurs occidel1taux, tout aussi incolnpétente et
souvent arrogante, utilisant parfois comIlle alibis quelqlles
AfricaiI1s dépourvus de points de repères, va prel1dre la

20
Avec un cours, Inêlne sOlnlnaire, d'histoire des religions, cette
capacité d'un certain nOlnbre d'Africains, l'aliénation aidant, à
ingurgiter rapidelnent le discours néo-colonial, pourrait ainsi
s'anéantir, au grand daIn de l' Î1npérial iSllle culturel et pour le grand
bien de l'Afrique de deInain.

88
relève pour tenter de circonscrire au maximum les effets
des travaux de Cheikh Anta Diop sur les Africains,
espérant ainsi préserver ses intérêts, et maintenir le
paternalisme et la domination de l'Occident sur 1'Afrique
noire. C'est l'expression de ce comportement que nous
allons analyser dans le cl1apitre qui suit.

89
IV

REPONSES ET RIPOSTES DE
L'AFRICANISME
De R. Manny à F.-X. Fanvelle21

Scientifiquel11ent, on définit l' africanisme COl11me


«1'étude des Africains et de leurs civilisations par des
spécialistes étral1gers, appelés africanistes»22. Le
colonialisl11e et le néo-colonialisl11e aidant, les africanistes
avaient réllssi à s'assurer le contrôle du destin intellectuel
des Africains et, ce faisant, dictaient au lllonde entier ce
qui devait être la vérité officielle concernant les études
africaines. Ces africanistes ne pouvaient dOl1Cpas rester
indifférents aux travaux de Cheikh Al1ta Diop et de
Théophile Obel1ga dont Ul1e des conséquences
fondamentales était, justel11ent, que tout processus
d'émancipation intellectuelle des Africains devait passer
impérativement par le dél11al1tèlen1el1t de ce rapport de
domination que constitue le paternalisme il1tellectuel
européen.
21
Pour retrouver les rétërences de tous les auteurs cités dans ce
chapitre~ le lecteur voudra bien se reporter à la bibliographie de fin
d'ouvrage.
22 Théophile Obenga, «Les derniers relnparts de l'africanislne>>, in
Revue Présence A.fi'"icaine, na 157 ~Paris, 1er sen1estre 1998~ pp. 47-65.

91
En ce qui concerne la plupart des saval1ts,
chercheurs et intellectuels occidentaux, le poids de leur
éducation qui faisait de l'Afrique Ul1continent frustre allait
instinctivement et terriblement se répercuter sur leurs
capacités d'appréciation de l' œuvre des deux savants
africains. Aussi leurs réactions seront -elles d"abord et
avant tOllt le reflet de l' attitllde des enfants du maître qui
ne supporte11t pas l'audace spontanée des e11fa11tsdes
esclaves, c~est-à-dire ceux qu'on pensait guider et
encadrer éternellen1ent. ComIne nous allons le n10ntrer à
travers quelqlles exemples choisis dans leurs répertoires de
récriminatioI1s, ces réactions de diverses person11es et
autorités africanistes présel1tel1t des aspects et des
structurations souveI1t identiques et parfois permanentes
dans le temps. En outre, contraireInent à ce qll'affirment
leurs auteurs., ces réactions n'ont pratiquement rien avoir
avec une critique sciel1tifique digne de ce nom.

l-Les buts de la critique

On 11e le redira jaInais assez, et les futures


générations africaÎ11es devroI1t être eI1core plus vigilantes,
l'africaI1isme., depuis SOl1éclosion daI1s des conditiol1s que
nous avons déjà soulignées au débllt de cet ollvrage.,
poursuit en réalité le même objectif: planifier, non sans
U11ecertai11e dose de sadislne, le génocide culturel des
Noirs qui doit être le prélude à leur élimil1ation physique.
Voilà pourquoi, qu'ils soient gallchistes universalistes
ouverts ou conservateurs paternalistes fascisants, ils
habillent leurs discours et leurs Î11tentioI1sel1vers l'Afrique
d'une prétel1due générosité qui n'est pas sans tromper un
certain nombre d'Africains. Aussi les africanistes
s'évertuerol1t-ils à présenter leur hostilité ou leur
entreprise de critique envers les travaux des chercheurs

92
négro-africains con1me lIn devoir et une tâche louable
devant, avant tout, servir l'intérêt suprême de I'hlImanité
et de la science. Écout011S quelques-uns d'entre eux:

«Aussi 111algré toute la .sY111]Jathieque j'éprouve


pour l'auteur [Cheil<h A11ta Diop], dont j'ai .f'ait la
connaissance, j'estÙne de 1110ndevoir, quelque peine que
cela me .fàsse et doive lui .faire, de dire tout haut ce que
d'autres taisent par politesse ou tout autre 1110t?f'»
(Raymond Mallny~ 1960).

«Aussi.faut-il voir dans ce travail [de ~~critique"]


un C0711jJlé711entÙ son œuvre jJlutôt qu'une critique
radicale (...). ~S'il )) a des .fLliblesses d(lnS ses écrits [cellx
de Diop], 111ieuxvaut prendre la peine de les élaguer par
une r~rutation 111éthodique que garder un silence a111bigu.»
(Alain Frol11e11t~1988).

«... quand elles [les idéologies, sous-ente11dues les


thèses de C. A. Diop et de Th. Obenga] se revêtent d'un
apparat scientifique, on est en droit de les regarder de
près. e' 'est ce que j'ai Lfèlitpour le récent ouvrage de
Théophile ()benga, Origine COl11mU11ede l' égyptie11
a11cie11,du copte et des langues négro-africaines modernes
- Introduction à la linguistique historiqlle africaine.» (Luc
Bouquiaux, 1995).

«Il s'agira en .fait de 'J}.sychanalyser" I '02uvre de


Diop (...j. Mettre au jour le non-dit, l'occulté, le trclvesti,
révéler les résistances, traquer ICI.feinte, en .faire (lire plus
que le texte ne veut bien en (lire. En S0711111e, il ne s'agit
que de s'autoriser une enquête sur une instance
nor111ale111entau-dessus (le tout Sou]Jçon, et qui se retrouve
ainsi désacralisée, déchue de son opacité.)) (Fra11çois-
Xavier Fauvelle, 1996, p. 19).

93
«L 'œuvre de Diop ne nous lnontrait que ses
tern1Înaisons de savoirs, nous voulons en dén1êler les
racines. Elle qff;/'e une .façade, nous voudrions en "visiter
les caves", n1ên1e si cette intention sen1ble porter atteinte
à sa re.spectabilité.» (François-Xavier Fauvelle, 1996, p.
20).

«ApjJréhender la place de l'idéologie au sein des


savoirs jJroduits par Diop.» (François-Xavier Fauvelle,
1996, p. 33).

Comme 011peut l'observer à travers ces phrases, en


réalité, rien n'indique le désir de ces auteurs de se situer
réellement sur le terrail1 scientifique où les il1vitent
pourtant Cheikh Anta Diop et Théophile Obe11ga. Bien au
contraire, ces énoncés d' 0bj ectifs trahissent un premier
sentiment d'agaceme11t face à l' ébranlemel1t des
conservatismes africanistes opérés par les travaux des
chercheurs africains. En effet, un é110ncé qui veut traduire
une critique rigoureusement scie11tifique, ne sallrait se
présenter COlllme un catalogue de règles de jeux de piste
(<<n1ettre àjour le non dit)), «traquer la.fèinte)), ((visiter les
caves)), ((dire tout haut ce que d'autres taisent par
politesse)), etc.) ou encore llloins se constituer en
séquences d' épanche111ent de ra11cœurs et autres n1alaises
intérieurs.

2-Une certaine conception de la science

Dans l'esprit des africanistes, il s'agit aussi de


discréditer ces œuvres avant même qu'elles ne soient
saisies par les premiers intéressés, c'est -à -dire les
Africains. Le vocabulaire et les qualificatifs utilisés pOllr

94
apprécier ces travaux montrent biel1 une volonté de ne pas
se situer sur un terrai11 scientifique:

«Un livre [N atio11s l1ègres et Culture] tOL{ffit C0111111e

la .fàrêt équatoriale et qui devient le guide à penser des


étudiants ({f;t<fcains.»(Georges Balandier, 1957).

« Un ouvrage' percutant" et à ' 'senscltion ".»


(Jean Suret-Ca11ale~ 1959).

«Nous ne SOlnl1'leS plus au tel1'lpS de Gobineau.»


(Jean Suret-Ca11ale~ 1959).

«(Te véritahle gohinisl1'le nègre.» (Raymond


Mauny~ 1960).

«(~fedense ouvrage (il s'agit de Nations nègres et


(fulture) que lisent COl1'll1'le
une nouvelle bible les étudiants
originaires d '~fit<iquenoire.» (Robert Corl1evin, 1960).

«Œuvre de cOlnbat, les livres de C'1heikh Anta DioJ)


l1'lilitent en .faveur de la dignité noire que l '()ceident CI
.fàulée aux pieds.» (Erica Sil11011, 1963).

«La l1'lanière (lont troJ) d'Afjt<icains veulent


aL{jourd 'hui s '(lrI11er d'un ])clssé original à tOllt prIx...»
(Jean Devisse, 1965).

«Les travaux de C/'1heikhAnta Diop constituent un


d~fi à ICIvraisel1'lblance historique.» (Jean Devisse, 1965).

«L 'histoire D:fi'~icaine doit se garder des


approxil1'lations hasardeuses.» (Raoul Lonis, 1972).

95
«Il ne s'agit pas de suhstituer une .fàls~fication
historique à une autre.» (AlaÜ1 Frol11e11t~1988).

«Le gobinisn1e nègre.» (Alain Froment, 1988).

«La n1anipulation d'Ùnage [à propos du sphinx


présenté par Diop] est ici indiscutable.» (Alain Froment,
1988).

«(lo711n1ent .faire pour éviter que la littérature


savante ne soit envahie de contribution.fàntaisiste.» (Alain
Froment, 1988).

«Éviter toute dérive idéologique.» (Alain FrOl11ent,


1988).

«Depuis la parution de Nations nègres et Culture,


l'ouvrage .fondateur (1955), bien des critiques ont été
.forn1ulées à l'encontre de ce qui ]7ouvait se présenter au
départ COlnn1eune hypothèse et qui, au fil des ans et des
disciples, est devenu une idéologie en .fàveur de ILlquelle il
s'agit de.faire des adeptes.» (Luc Bouquiaux, 1995).

« [Jne idéologie qfj~ocentriste.» (Luc BOllquiaux,


1995).

«Argu711ents largen1ent fallacieux.» (Luc


BouqllÏaux, 1995).

«Éviter la proliferation de travaux fantaisistes


[eellx d'Obenga].» (Luc BOllqllÎallx, 1995).

«Il s'agit avant tout d'une conception de c0l11bat,


destinée à lutter contre l'argulnenl d'incapacité des

96
Nègres à la civilisLltion.)) (Fra11çois-Xavier Fauvelle, 1996~
p. 147).

«Un tel ~tfet n'a pu être ohtenu qu'au prix d'un


certain n0711bre de 711anipulations visuelles.» (François-
Xavier Fauvelle, 1996, p. 205).

«Rapport qu'entretient (1h. A. Dio]) avec


l'idéologie.)) (François-Xavier Fauvelle~ 1996, p. 28).

«(le bricolage intellectuel. )) (François-Xavier


Fauvelle, 1996, p. 130).

«Il Y a sans doute là le souci de .fànder une 7110rale


propre711ent . 'nègre' '.» (François-Xavier Fauvelle, 1996~
p. 177).

Pour étrange que cela puisse paraître, ces


déclarations émal1ent bien de personnalités qui se
prétendent scientifiques. Ce qui est frappant avant tout,
c'est ce se11SCOlnmtln dtl dénigren1ent et la communauté
de vocabulaire utilisés pour «al1alyser» les écrits des
scientifiques africains. Les mêllles mots ou expressions
employés par des africal1istes à certaines époqlles sont
repris sans scrupule par d' atltres africanistes à des époques
ultérieures soit textuellelnent, soit sous forme de
synonymes. Ainsi, Alain Froment emprtlnte l'expression
«gobinis711e nègre)) à Raymond Mauny qui l'utilisa 28 a11S
plus tôt (1960) el1 s'i11spirant lui-lnême de Jean Suret-
Canale qui écrivait en 1959 : «Nous ne 5;0711711es ])lus au
te711])Sde Gobineau.)) Le même lean Suret-Canale écrira
aussi: «Regrettahle est encore le ])rocédé qui consiste à
cOJ?fondre l'e711ploi de la linguistique avec celui du
calembour ou de l'à-peu-près, C0711711e711éthode
d'investigation hi,)'torique.)) Le n10t «cale711bour))est repris

97
par Raymond Mauny Ul1 al1 plus tard: «Des calembours
linguistiques qui donneraient des' 'résultats" aussi
surprenclnts entre toutes les langues du 1110nde.»Lorsque
Alain FrOInel1t parle de «111ani]Julation d'Ù11age»,
François-Xavier Fauvelle lui fait pratiquelnent éc110 8 ans
plus tard en parlant de «111ani]Julations visuelles». Alain
Froment accusait Cheil<h Anta Diop de (~rals?fication
historique», et curieuselne11t, 7 al1S après, Luc Bouquiaux
parlera d' «argUl71ent large111ent.fàllacieux» à propos des
travaux de T11éopl1ile Obenga. C'est sans doute à la source
d'lAlain Froment qu'ira puiser encore Luc Bouquiaux
lorsqu'Iii écrit, toujours à propos dll travail de Théophile
Obenga, qu'il faut «éviter la prol?fération de travaux
.fantaisistes». En effet, 7 ans plus tôt, Alain Froment,
"critiquant" l' œllvre de Cheikh Anta Diop, écrivait
«COln111ent.faire pour éviter que la littérature SClvante ne
soit envahie de contribution .fantaisiste». De la même
façon, lorsqu'en 1963 Erica SÜllon écrit que le travail de
Cheil<h Anta Diop est une «œuvre de c0111bat», François-
Xavier Fauvelle ne trouve pas Iniellx en 1996 et parle de
«conception de c0111bclt».Il faut rappeler que RaYInond
Maul1Y parlait déjà en 1960, de «livre de cOlnbat» à propos
. 21
d e 1- ouvrage N atzon.\' negres et ( u Iture . Ce melne
~f
~

'1
"

ouvrage fOl1datellf de Cheikh Anta Diop, cOl1sidéré en


1957 par Georges Balandier C01111ne«le guide el penser
des étudiants ({Iricc/ins» dans leqllel ils voient une (~fàr111e
de réde111ption» (L. V. 1~homas, 1961), reste, pOllf Robert
n
Il y a lieu de préciser au passage que lorsque E. SiIllon, F.-X.
Fauvelle et R. Mauny parlent respectivelllent d' «œuvre de con7bat)),
de «conception de con7bat)), de «livre de cOll1bat)), c'est dans un sens
péjoratif, c'est-à-dire qu'il faut cOlllprendre que le travail de Cheikh
Anta Diop ne saurait être «en aucun cas lin travail scientifique)) pour
reprendre l'expression lllêllle de J. Suret -Canale. D'ai lieurs Erica
Silnon explique qu'«ill77anque aux /ivres de ('heikh Anta Diop - et
c'est ce que, bien entendu, les savants occidentaux leur reprochent -
l 'o~jectivité et la sérénité de l'exposé scientifique».

98
Cornevin, «une nouvelle bible que lisent les étudiants
originaires d '~fi;tique noire» (1961) et pour François-
Xavier Fauvelle, «une sorte de vade-mecuJ11 de I '4fi;<icain
éclairé» (1996, p. 36). De mên1e que Froment (1988)
demandait d' «éviter toute dérive idéologique», de même
Fauvelle (1996) entreprendra de découvrir ce «relpport
qu'entretient C'fheikh Anta Diop avec I ~'idéologie», afin de
démontrer commel1t «ce qui pouvait se présenter au
départ C0/11/11eune hypothèse (. ..), est devenu une
idéologie en .faveur de laquelle il s'agit de .faire des
adeptes» (Bouquiallx, 1995).

À propos de l'ouvrage de Cheil(h Anta Diop


L'Unité culturelle de I '~fi;tique noire, Jean Suret-Canale
écrivait el1 1959 «Le vice de cet ouvrage est avant tout un
vice de ,néthode». Cette p11rase se retrollve 37 al1S plus
tard chez Fra11çois-Xavier Fauvelle sous la forlne de deux
affirmatio11s : «Les vices de sa logique [celle de Diop]» (p.
78) et «La logique de ce raisonnelnent [celui de Diop] est
vicieuse» (p. 76). De même, pour expliquer l'audience de
Cheikh Anta Diop auprès des siens, François-Xavier
Fauvelle ira s'inspirer des citations faites par Raymond
Mauny el1 1960, soit 36 al1Splus tôt. Ainsi le contexte du
milieu estudiantil1 et la cOl1dition des étudial1ts africains à
Paris et en France sont évoqués par les deux auteurs:

«Mais, écrit ave/nt 1955 et el Paris, il est .fàrcéJ11ent


un livre de c0/11hat, tout Ï111prégné de l'eksprit de ces
années de lutte au cours desquelles les ~f;;<icains, en
jJarticulier les étudiants exilés à Paris au J11ilieudu peu]Jle
colonisateur, .fj;tustrés de leur histoire nationale au
surplus, préparaient les voies de l'indépendance en
exaltant la négrituele, pal~fois J1'zê/11eet c'est nor/11al, au
prix d'entorses peut-être inconscientes à l'ilnpartialité et à
la vérité scient?jique.» (RaYlnond Mauny, 1960).

99
«lSanS conteste, le bouillonnen1ent intellectuel et
révolutionnaire dans la con1n1unauté des étudiants
a.fricains en France, lui o.ffi;<eson véritable public: un
public apte à l'entendre et à lui .faire écho.)) (François-
Xavier Fauvelle, 1996, p. 36).

Toute cette phraséologie utilisant un vocabulaire et


des expressions semblables et pern1anentes dans le temps,
est le résultat de réflexes Îl1stinctifs de la part de plusieurs
personnes qui sont passées par le même moule éducatif
judéo-chrétien. Toutes ces similitudes des argume11tations
montrent bien la maîtrise commune d'une rhétorique
assimilée depuis la plus tendre enfance. Enfance au cours
de laquelle ont été constamme11t e11seignées la supériorité
de la race blanche et l'Ü1capacjté prétendue de la race
noire à créer et à produire le moindre travail scientifique
digne de ce 1101ll.

TOllS ces jugellle11ts acérés et ces préjugés sur


l' œuvre de Cheil<h A11ta Diop se doublent, dans la plupart
des cas, d'allusions ironiques et d'attaques souvent
calomnieuses envers sa person11e ou celles de ses
disciples. Sur ce terrain, les critiques africanistes excellent,
et font preuve d'une imaginatio11 plus débordante et plus
féconde que sur le terrain scientifiqlle. Jugeons-en un peu
à travers les différents couplets qui V011tsuivre:

«L'auteur - qui est pourtanl .for111é aux disci]Jlines


scient~fiques ! - a abandonné le raisvnnelnent scient~fique
pour se laisser aller CIla sJ}éculation.)) (Jean Suret-Ca11ale.,
1959).

«Le cas de C"heikh Anta Diop 1110ntre à quelle


aberration de pensée 111ê111e
des gens à l'e.sprit très évolué

100
peuvent être conduits par l'ignorance de la ,néthode
111arxiste.» (B.I. Sharevskaya, 1960).

«()n sent que l'auteur [Clleikh Anta Diop] a été


éloigné de l 'Afi~ique de 1946 à 1960 et par ailleurs,
l
'l'écono/11ie d'années entières de travail dans les
bibliothèques" à laquelle il.fait allusion (p. 3) se ressent.
Il s'agit pourtant d'une thèse de doctorat d'État. »
(Raymond Mauny, 1960).

«C~~ettepassion C?fricaine, elle vibre chez C. A. Diop


avec des Llccents très particuliers triomphants, pa~fois
"
pérelnptoires, toujours très «fJirI11at?fs - trop affirmat?fs',
lui reprochent ses collègues occidentaux - et souvent
/11ê111eagress?ts'.» (Erica Simo11, 1963).

À propos des travaux de Théophile Obenga, Luc


Bouquiaux écrit:

«Des thèses de c0111plaisance tout juste bonnes à


111ettreau panier.» (Luc BOllqllÎaux, 1995).

«II ne sert à rien de noircir les Égyptiens pour


coy?!orter une parenté linguistique.» (Luc BOllqllÏaux,
1995).

«Il y a chez Diop ce R0111antis111enational, à 111i-


che111inentre la nostalgie sclérosante d'un Frobenius et le
111ysticis111epopulaire d'un Michelet.» (François- Xavier
Fauvelle, 1996, p. 177).

«II est /11an?feste qu'une grande part de


l'assentil11ent que récla111ent ou obtiennent de nous les
énoncés diopiens se joue sur une scène qui reste
large111ent ignorée du lecteur, et qui n'est pas en touf cas

101
soul11ise à son jugel11ent direct. c:~'est à lui de déceler les
tricheries de la raison, les raccourcis de la pensée, les
banales supercheries qui se ,fondent sur les archétypes du
genre, les présentations badines et tendancieuses, les
contournel11ents, les évitel11ents, bre.f' tout ce qui ne passe
pas, au sens propre par les 1110tsdu texte.» (François-
Xavier Fallvelle~ 1996~ p. 21).

Les Africains qui ose11t lire Cheikh A11ta Diop et


T11éophile Obe11ga ou oseI1t se reC0l1I1aÎtreen eux~ ne sont
pas épargnés:

«Il ne s'agit plus de convaincre des auditoires de


parisiens ou d'étudiants africains à Paris, les prel11iers
pour la presque totalité inco111pétents en la 111atièreet les
seconds éviclel11111entportés à l'avance ]Jar réaction
anticolonialiste, avant le j)rocessus d'accession rapide à
l'indépendance, à applaudir ce véritable gobinis111e
nègre.» (R~aymond Malu1Y~1960).

Des «sujets ]Jassionnés.» (L. V. T110111as, 1961).

«( 1e n'étclit certes ])as le "clernier des pharaons' "


C0111/11eun certain public entraîné au culte de la
personnalité I 'a fro]) rapidelnent qual~fié.» (Alain
Froment, 1988).

«Beaucoup d'A.fi;ticains, bien intentionnés /11ais peu


savants, pensent que critiquer les théories de Diop, qu'ils
ont souvent 111alas.\'iI11ilées, est crhninel et raciste.» (Alain
Froment, 1988).

«Face à un ])ublic peu iJ?fhrl11éet, disons-le, ])eu


cultivé...» (Alain Froment, 1988).

102
«Ne l'ayant souvent pas lu, ou mal, lnais
connaissant ses principales têtes de chapitre (l'Égypte
nègre et l'unité culturelle de l'~fj'.ique), ils [les étudiants
africains qui lisent Diop] en attendent un con1plén1ent de
savoir dont ils se sentent .tj~ustrés.» (François-.Xavier
Fauvelle, 1997).

Ainsi, les Africains qui S011tacquis aux idées de


leur compatriote Cheikh Anta Diop sont «des sujets
passionnés», «peu cultivés», «incon1pétents», «peu
savants», «entraînés au culte de la personnalité», «ne
l'ont pas lu, ou n1al», «ont souvent mal assimilé» ses
théories, sont des (~fi4ustrés» animés de «réaction
anticolonialiste», etc. Pour François-Xavier Fauvelle,
Cheikh Anta Diop est mên1e «plus .fi~équentable que ses
nouveaux zélateurs» (1996, p. 16). On peut rappeler en
passant qlle ces zélateurs moins fréquentables que Cheikh
Anta Diop, M. Fauvelle les a fréquentés à Dakar dal1s la
semaine du 28 février au 02 mars 1996 lors du colloque
commémorant le Xè al111iversaire de la disparition du
savant africain. À la nuit tombée, il essayait d'en dissuader
quelques-ulls de suivre les voies tracées par Cheikh Anta
Diop. Il est vrai que faire un n1i11in1umd'effort pour éviter
de se contredire n'est pas le premier souci de M. Fauvelle.
V oilà à quel niveau du débat se cantonnent ces
africanistes. Le lecteur aura compris qu'une telle attitude
ne traduit pas autre chose qu'un selltiment de jalousie et de
dépit de la part de personnes qlli se croyaient déte11trices
du pouvoir et de la connaissance absolus et qui se rende11t
compte que, c011trairement à celui de Cheil(h Anta Diop,
leur discours n'a plus de prise sur la 110uvelle génération
d'Africains.

«Aberration de pensée», «accents triolnphants et


agress?f\'», «lnanipulation», (~fals?fication»,

103
«approxin1ations helsardeuses», «5,péculation», «thèses de
complaisance tout juste bonnes à 111ettre au panier»,
«r0111antis111enational»., «divagations étY1110logiques des
plus joyeuses)), etc., sont autant de termes et d'expressions
qui montrent bien la volonté de nos africanistes qui,
agacés par une œuvre dont ils il' ont pas pu atténuer
l'impact en l' Î11fluençant., ont décidé de concentrer leurs
attaques en dehors du terrain scie11tifique. Ce qui dévoile
aussi la difficulté qu'ils 011t à attaquer cette œuvre.
Lorsque Georges Bala11dier affirlne que Nations nègres et
(~1ulture est lIn livre «to~(ffit C0111111ela.forêt équatoriale))., il
est difficile de 11e pas voir là Ul1e volonté d'user
d'épithètes pour tenter de discréditer d'emblée l'auteur
africain. Rappelol1s qlIe Georges Balandier est présenté
par ses pairs comme un éminent africaniste à la source
duquel s'est abrellvée une multitude d'autres africanistes.
Ainsi, on peut découvrir qu'une grande partie sinon la
totalité du "langage scie11tifique" de ces africanistes est
composée de calon1nies, de propos l1aineux, de préjugés
négatifs., d'allusions et d' Î11sinuations à peine déguisées.
Souvel1t, la diatribe, quelques rares fois Ul1 tantinet
lénifiée, se substitue à la critique scientifique.

Cheil(h Anta Diop est présenté directemel1t ou


indirectement (par simple jeu de mots) comme Ul1
aventurier, Ul1spéculateur, Ul1c11ercheur vicieux., Ul1raciste
à rebours., un écrivai11 agressif et frllstré, Ul1manipulateur.,
voire Ul1 prestidigitatelIr qui exerce son pouvoir
d"attraction sur les foules d'étudiants africains, et crée tout
au plus «une véritable so~r de connaissance)) en partie «en
raison de la di111ension rhétorique de son discours))
(Fauve lIe, 1997), etc. Théophile Obel1ga est, quant à lui,
accusé d'avoir Ul1e attitude ambiguë, et est considéré
comme un aCCOlIcheur de thèses de complaisance qui
noircissel1t les Égyptiens pour cOl1forter une hypothétique

104
parenté linguistique entre I égyptien ancien et les langues
~

négro-africaines modernes. Bref, qu~on veuille


matérialiser un délire onirique, on n'aurait aucune peine à
en trouver les éléments dans tous ces qualificatifs
appliqués aux deux savants africail1s. Parce qu'on voudrait
nous faire comprendre que les savants occidentaux, qui
ont commis ces crimes contre l'humanité en falsifiant
sciemment 1'histoire du MOl1de noir à des fins
inavouables, sont des chercl1eurs «honnêtes», «prudents»,
«qui ne prennent pas des libertés avec la science», «qui ne
font pas d'entorses à la vérité scientifique».

En fait., toutes ces attitudes des africanistes dont


i. i. ~
110US venOl1S de citer quelques chefs-d œuvre
littéraires"', pellvent aussi s.,expliquer par leur incapacité à
se situer sur le terrain scie11tifique qu'exige l' œuvre
lllonumel1tale de Cheikl1 Al1ta Diop et de Théophile
Obenga. Ce terrain est trop vaste pOllr eux, comme nous le
verrons plus loin. En un mot, nous diroIls que c'est aussi
leur incompétence qui les fait basculer dans l'univers
insalubre des attaques persol111elles et autres jugements
calomnieux qui n'ont rien à voir avec la méthode
scientifiqlle de critique. Et, ce qllÎ est édifiant, et qllÎ
prouve bien ce que nous disons, c'est qu'eux-mêmes
reconl1aissent implicitement et explicitement leur
incompéte11ce, et le dise11t clairel11ent à Ul1momel1t ou à Ul1
autre dal1S leurs écrits et déclaratiol1s. Laissons-leur la
parole:

«Je ne suis pas anthropologue.» (Raymond


Mauny, 1960).

«N'étant J)as sociologue (...), n'étant point


linguiste.» (RaYlTI011d Mau11Y., 1960).

105
«Je ne suis ]Jas C0111pétent,]Jar contre po ur juger la
partie linguistique de l'ouvrage, en particulier la parenté
de l'égyptien ancien et du ouol(~/' 1110derne, et laisse ce
soin aux linguistes. Mais je dois avouer à l'avance que je
suis quelque peu sceptique lorsque .le vois, par exemple,
un toponY111e du pays songai~ Tondidarou, site que je
connais bien, avec ses 111égalithes (et dont l'étYlnologie
évidente est songaY : tondi daru - grosse pierre) eX]Jliqué
par le sérère tundi daro - les collines de l-'union.»
(Raymond Mauny~ 1960).

«N'étLlnt pLIS lSl)éciLlliste dans Llucun d0111aine des


études C?fi:<icaines,il ne 111'appartient pas d'en juger.)
(Erica Silnon~ 1963).

«Bre.f: récusant tout argu111ent d'autorité, et


incapable en outre (n'étant ni égy]Jtologue, ni linguiste, ni
anthropologue) de nous prononcer sur le .fond.» (François-
Xavier Fauvelle~ 1996~ p. 19).

Ainsi~ Rayn10nd Mau11Y~ qui se déclare


incompétel1t en l11atière de lil1guistique~ s'autorise une
opinion de fond sur le slljet linguistique traité par Cheikh
Anta Diop, allant même jllSqu'à se déclarer sceptique sur
telle ou telle sig11ificatio11 topol1ymique. Et cela, sa11S
attendre l'avis des spécialistes à qui il entend se relnettre.
C'est là Ul1 flagrant délit de contradiction qui ne le gêne
pas le moins du monde. Pareillelnent, l'écrivain d'origine
suédoise Erica Simon~ après avoir avoué n'être
«l\pécialiste dans aucun des d0111ainelv des études
L?fj:<icaines»..se perlnet de nous éclairer Sllr la te11dance
fOl1dalne11tale de Cheil<h Al1ta Diop qui est de (~juger
1'4fj:<ique selon les nor111es de l'Europe» et de sigl1aler,
cl1ez lui, «une analyse curieuse, .fÔrt séduisLlnte du 111ythe
pro111éthéen». N'étant pas spécialiste des questions

106
abordées dans la problématique soulevée par le savant
africain, on se demande comment peut-elle bien s'y
prendre pour détecter cette «analyse curieuse». Ailleurs,
elle écrit encore: «J'ai exposé la thèse principale du
111ythe chclJ1'zitiqueparce que, bien que Diop ne le dise
nulle part, sa théorie sur le 111atriarcat et le patriarcat 111e
sel11ble être ICIréplique exacte de ce 111ythe- la réplique
inversée, tournée à l'avantage des Noirs.» TOlItes ces
critiques, venant de la part de quelqu'un qui se déclare
non-spécialiste dans aUCU11des domaines des études
africaines~ S011t tout simplement édifiantes. Le lecteur
pourra en juger. Qllant à François-Xavier Fauvelle, qui a
consacré un ouvrage entier à sa critique de Cheikh Anta
Diop, sa profession de foi d'incol11pétence est tellement
explicite (n'étant ni égyptologue, ni linguiste, ni
anthropologue) que nous ferons l'économie de la
soulig11er ici, d"auta11t plus que nous consacrerons
spécialel11ent le paragrap11e 4 de ce cl1apitre à "l' œuvre"
de cet africa11iste.

Ce problème d'incompéte11ce de ces africanistes


vient du fait qlIe le plus souvent, ils ne perçoivent la
problématique posée par C11eikh Anta Diop que d'une
manière u11idimensionnelle, alors que celui-ci l'expose
dans un cadre plllridimension11elle. Lilyan Kesteloot
exprime d"ailleurs très bien cet état des choses à propos de
la contestation de l'œuvre du savant africain d'un point de
vue linguistique et ethnologique: «Mais il.faut ren1arquer
que les égyptologues jil'clnçais ne connaissent ni les
langues ni les civilisations noires, et que les ethnologues
et linguistes qf;l'icanistes ne connaissent pas grand chose à
l'égyptologie et ne savent pas lire les hiéroglyphes. ('''est
donc un dialogue de sourds, (1heikh Anta Diop ne trouvant
pas d'interlocuteurs valables, les gens ne connaissent
qu'une .face du problèJne, alors que lui connaît les deux ,.

107
il lit couralnn1ent les hiéroglyphes et connaît 1)al~fàiten1ent
le wolo.j,' sa langue 711aternelle. ))24

Notre remarque ail1si que la cOl1statation de Lilyal1


Kesteloot sont valables d'une Ina11ière générale. En effet,
Raymond Mauny est préhistorien et historien de l'Afrique
occidentale. Jean Suret-Canale est agrégé de géographie.
Erica Simon se présente elle-Illêl11e comme écri\7ain non
spécialiste d"aucun dOl11aine des études africaines. Jean
Devisse est l1istorien non spécialiste de l'Afrique antique.
Alain Fro111ent est al1thropologue~ tandis que Fral1çois-
Xavier Fauvelle est diplô1l1é en pl1ilosopl1ie et el1 l1istoire.
Ils ne c011naissent rien à l'égyptologie, sont incapables de
lire un seul idéogramme de la langue pharaoniqlte (dlt
1110i11Spour l'instant). La linguistique africaine leur est
complètel11e11t étral1gère sal1S parler de la physique
nucléaire~ etc. Luc Bouquiaux est lÎ11guiste et ethnologue,
les autres domaines abordés par Cheil(h Anta Diop et
Théophile Obenga lui sont étrarlgers. Alors que Cheikl1
Anta Diop, pour reprendre les premières phrases de sa
présentation faite par Théophile Obel1ga et Mercer Cool(25,
est anthropologue, historien, physicien, égyptologue,
linguiste et philosophe. Théophile Obenga est, quant à lui,
égyptologue, lil1guiste, historien et p11ilosop11e.C'est cette
pluridisciplinarité qui fait la force de ces deux savants
africains face à lellrs co llègues occidentallx. Et c'est aussi
cela qui n'a pas l'air de plaire à ces africal1istes qllÎ
pensaiel1t pouvoir toujours continuer à trolllper
tranquillement les Noirs et contrôler les jeunes étudiants
africains dont ils dirigent les travaux.

14
Lilyan K.esteloot~Anthologie négro-c!fi-icaine, la littérature de J9/8
à J98 J. Marabout~ Al1eur~ 1987 ~p. 427.
15
Voir la Postface de l'ouvrage de Cheikh Anta Diop Parenté
génétique de l'égyptien pharaonique et des langues négro-qf;"icaines~
NEA~ Dakar / Abidjan~ 1977.

108
D011C,pour délllontrer par exemple qu'il y a ou non
un lien e11tre l'égyptien pharaonique et le wolof, il faut
maîtriser à la fois ces deux langues. C'est là une condition
élémentaire que ne remplissent pas les africanistes qui se
permettent de dénigrer Cheil(h Anta Diop et Théophile
Obenga. Cependant, mêllle s'ils ne connaissent pas
l'égyptien pharaoniq'ue, leur formation scientjfique devrait
leur permettre d'accéder à la compréhension des
démonstrations de Cheikl1 A11ta Diop et de Théophile
Obenga. Tout au contraire, le propre de la plupart de ces
africanistes est que, par une sorte de réflexe de Pavlov, les
œillères de leur éducation prenl1e11t le pas sur les armes
d'analyses que devrait normalelnent leur conférer leur
formation scientifique. Ainsi, dès qU'UI1 Noir expose ses
découvertes sciel1tifiques, il faut le dénigrer
immédiate111e11tet refuser systématiquement de regarder la
vérité e11face26. On aurait pu s'attendre aussi à U11eautre
démarche de la part de ces africa11istes non convaincus
d'emblée par les travaux de Cheikh Anta Diop : ç~aurait
été de les vérifier à nouveau en apprenant les la11gues
africaines (le wolof et le I11bochi par exelllple) qu'ils
auraient cOlllparé ensuite à l'égyptien p11araonique, pour
ce qui est du volet li11guistique. Et on aurait été curieux de
savoir ensuite leurs réponses all la nature de leurs

26
Cette attitude est générale dans tous les dOlnaines. La contribution
des chercheurs et savants noirs à la science est toujours passée sous
silence ou ll1inill1isée. Car, il faut toujours continuer à entretenir le
tnythe bien cOlnlnode selon lequel les chercheurs et savants blancs
sont les seuls à pouvoir créer, à inventer et à être dignes de foi. Un
ouvrage récent, Inventeurs et savants noirs (L' Hannattan, Paris, 1998)
d'Yves Antoine vient de rappeler encore la contribution à la science
des Noirs de la Diaspora. Ce qui tOli le cou, une fois de plus, à ce
vieux Inythe raciste de l'incapacité intellectuelle des Noirs entretenu
par l'africanislne.

109
critiques27. Mais c'est une autre attitude qui a été adoptée.
À côté de la méthode du dénigrement, ces africanistes,
dans une sorte de réflexe eurocel1triste, ont fait tout au
plus l'effort de convoquer exclusivement d'autres
africanistes censés être des spécialistes plus qualifiés
qu'eux-mêlnes. Ai11si, pour ses arguments
anthropologiques, Raymond Mauny renvoie le lecteur à
«l'un des ouvrages les 711eiIleurs qui ont traité de la
question de l'Égyptien antique» ou encore à F. M.
S110wden, un auteur qui est aussi convoqué par Alain
Froment. A. Lhote et Arpag Mekl1itarian sont également
sollicités par Mauny. Alain Frome11t semble exceller en
tout cas dans cet exercice. Pour la paléontologie, il fait
appel à Wainscoat, Excoffier~ Langaney, Nei et
Roychoudl1l1ry, Bel1veniste et Todaro; Pour l'égyptologie,
il s'en ren1et à Leclant, Yoyotte, Vercoutter, Sauneron,
Save-Soderbergh, Abdalla, Ghallab, Al Bakr, El Nadury,
G. Mokhtar. Pour l'arcl1éologie, il s'adresse à l'égyptien11e
Adam. Pour critiquer certains aspects des travallX
lÎ11guistiques de Théophile Obenga, Luc Bouquiaux (qui
est pourtant li11gllÏste) cite J. Thomas, F. Cloarec- Heiss ou
encore J. Vergote. Erica Simon, quant à elle, s'adresse à
Georges Balal1dier. Le problème n~est pas tellelnent qu'ils
se réfèrent à d'autres africanistes pour juger
~~scientifiquement'~ les œuvres de Diop et Obenga, mais
c'est le fait qu'ils le fassent systén1atiquement, sa11Savoir
proposé eux-mêmes, à propos des thèmes qll'ils critiquent,
une thèse alternative issue de leurs recl1erches
perso1111elles. C'est parce que cela est beaucoup plus

27
À propos de la vérification du caractère nègre des lTIOnlies
égyptiennes, Cheikh Anta Diop écrit ceci à propos d'un de ces
africanistes: ((R. Mauny a eu le loisir d'exan1iner dans /11on
laboratoire tous ces échantillons. Je fui faisse le soin de révéler ses
i1npressions s'if le juge nécessaire.)) (Antériorité des civilisations
nègres, op. cit., p. 23 1).

110
difficile pour les raisons que nous avons expliquées.
Quand bien même s'avisent-ils de s'essayer à cet exercice,
cela tombe parfois dal1s un ridicule des plus navrants
comme en témoignent les extraits qui vont suivre:

«Le chapitre X sur les migrations et l'origine des


peuples d'Afrique relève de la spéculation gratuite: avec
les mêmes procédés, on peut dé1110ntrerque le peuple
val«f a des origines chinoises, canadiennes,
a111érindiennesou tout ce que l'on voudra.» (Jeal1 Suret-
Canale, 1959).

«Êtes-vous sûr que des M{ilgaches portent le n0111


de Traoré? (On rencontre plus ,f;i<équemment ce nom en
république Soudanaise).» (Hubert Deschamps28, 1960).

«De tels cale711bours sont ]Jossibles entre toutes les


langues du 7110nde. Sun-Yat-Sel1, Ibsen, Eisenhower et
Amundsen seraient-ils Sérères?» (Raymond Maul1Y,
1960).

«La 7110dicité relative de l'observation personnelle


et le risque de discrédit qu'entraînent certains
rapproche111ents aventurés.» (Vincent Monteil, 1964).

28
Hubel1 Deschalnps, ancien colon, fut Inelnbre du jury de thèse de
Cheikh Anta Diop à la Sorbonne. Avant de retrouver l' enseignelnent
universitaire dans son pays, il fit une "'brillante" carrière dans
l'adlninistration coloniale. Il déclarait en 1938 : ((Les puissances
coloniales, peut-être sans l'avoir voulu, unt pris en charge l'éducation
des sociétés attardées de la planète. Suyons de bons éducateurs et
préparons de bons Européens.)) (cité par Papa Ibrahiln Seck, La
stratégie culturelle de la France en Afi"ique, L'Hannattan, Paris, 1993,
p. 54).

111
«Des tentatives comme celles de ('fheikh Anta Diop
(traduction de Langevin en vvolof) sont peut-être
déphasées.» (Louis-Jean Calvet, 1979, p. 136).

«Tant qu'à .faire, pourquoi ne pas rapprocher


égypt. mw.t "mère" de latin mater? Et Wllm "manger"
de fi~. n1anger ? mn "rester, derneurer" de latin manere?»
(Luc Bouquiaux, 1995).

Lorsque Cheil<h Anta Diop fait appel, par exemple,


aux auteurs allCiens., pour apporter une preuve de l'origine
nèg~e de l'Égypte antique, cela ne constitue qu'une partie
de son arsenal de preuves. Arsenal dans lequel il incllle les
résultats de ses propres investigations (tels que le dosage
de la mélanine dal1s l'épiderme, la lil1guistique historique
africaine, l' éthnol1ymie et la toponymie, la méthode du C
14, etc.). En aucun cas, il se fie llniquement à la
connaissance indirecte par l'il1termédiaire d'autres
~
chercheurs pour bâtir ses thèses. C est là que se situe une
des différences fondamentales entre tous ces africanistes et
Cheil<h Anta Diop. Et il est franc11ement amusant de les
entendre refuser de reconnaître Cheil<h Anta Diop et
Théophile Obenga comme des spécialistes des études
africaines. Seul un eurocentrisme atavique peut autoriser
un tel compoliemel1t :

«Mais ces con1paraisons [e11tre l' égyptie11 a11cien et


d'autres langues africaines] doivent être .faites éviden1n1ent
pLlr des linguistes chevronnés et .~l)écialisés.» (Raymond
Mauny., 1960).

«Et c'est à nous, historiens de l '~rrique noire, de


dégager ce qui .fiLt la part du Nègre et du Brun...»
(Raymond Mauny, 1960).

112
«Il s'agit n1aintenant pour l'auteur [Cheil<h Anta
Diop] de soun1ettre ses idées à l'examen des spécialistes,
qui seuls sont qual~fiés pour dire ce qu'on pourra en
retenir.» (Raymond Mauny~ 1960).

«Lorsqu'on lira sous la signature des égyJ7tologues


n10dernes que C~.A.Diop a raison et que l'Égypte antique
était' 'nègre' ", alors seulelnent il .faudra réfor/ner les
n1anuels en ce sens.» (Rayn10nd Mauny, 1960).

«Le rapprochement linguistique entre l'égyptien


ancien et le wolo.f'? Les spécialistes des langues qfricaines
pourront, un jour, nous dire si cette hypothèse est
valable.» (R.aymond Mauny 1960).
~

«Je ne crois pas, du reste, qu'il soit Ùnportant que


l 'histoire d'une région ou d'une culture soit.faite par ses
res.s;ortissants ni n1ên1e qu'ils y aient une quelconque
priorité.» (Alain Froment, 1988).

«Aucun phonologue n'adhérera au .systèlne


phonologique des consonnes du n1bochi tel qu'il est
présenté.» (Luc BOllquiaux, 1995).

Tout en constatant~ une fois de plus, la similitude


amusante de ces jugements, on peut faire observer qlle
d'après ces africanistes, Cheikh Al1ta Diop et Théophile
Obenga ne sont pas des spécialistes auxquels on peut se
référer, ne serait~ce même pour les études africaines.
Lorsque Luc Bouquiaux dit «aucun phonologue», il faut
comprendre ~'aucun phonologue occidental". De Inême,
lorsque Raymond Mauny et Jean Suret-Canale parlent~
tour à tour, de «.s]Jécialistes des langues qf;;ticaines» et de
«linguistes chevronnés et .spécialisés», cela sous-e11tend
des spécialistes occidentaux. Le flagrant délit

113
d'eurocentrisme est encore, une fois de plus, bel et bien
constitué. Dans ces conditions, quel crédit peut-on
accorder aux critiques de ces africanistes dès lors qu'ils
dénient d'emblée à des linguistes africains le droit de
pouvoir être des spécialistes de leur propre langue
maternelle ou lorsqu'ils s'adjugent à eux seuls la qualité
«d'historieI1 de l'Afrique noire». C'est ce paternalisme
ambiant que l'africal1islne croit POllvoir faire perdurer, et
contre lequel les Africains doiveI1t être vigilants et
intransigeants.

Pour réSUI11er notre propos à ce stade de notre


discours, nous dirons donc que ces africanistes qui
entreprennent de critiquer les travaux de Cheikh Anta
Diop et de Théophile Obenga é110ncent généralement le
même but, utilisent pour leurs attaques un vocabulaire
pratiquement invariable da11s le temps et très souvent
identique d'un auteur à un autre. L'usage de ce
vocabulaire acerbe et calomnieux trahit parfaitement leur
agacement ainsi que leur eurocentrisme et dénote aussi
leur incapacité à se situer sur le vaste terrain scientifique
où ils devraient normalement se placer pour pouvoir
critiquer les deux sava11ts 11oirs. Ils reconnaissent de vive
voix leur incornpétence, et essayent sans succès d'y
remédier en convoquant d'autres africanistes
~~spécialistes". Da11S le même temps, ils dénient aux
c11erc11eursafricains la capacité de pe11ser sereinelnent et
scientifiquelnent certaines problélnatiques qui engagent
l'Afrique et I'humanité.

Avant de poursuivre 110tre analyse par l'examen de


la nature des griefs qui sont constamment faits aux deux
scientifiques africains, il nous faut dire quelques n10ts de
cette prétendue gê11e que diseI1t resse11tir certains
africa11istes lorsqu'ils veulent entreprendre leurs critiqlles.

114
Écoutons deux d'entre eux qui se sont particulièrement
plaints de ce sentiment:

«Beaucoup d'.A.fi~icains, bien intentionnés mais peu


savants, pensent que critiquer les théories de Diop, qu'ils
ont souvent n1al assÏ711ilées, est crin1inel et raciste. Mieux
vaut donc, jJour cette besogne, être un Blanc, c'est-à-dire
.fàls?ficateur et iJ11périaliste en puissance.» (Alain
Froment, 1988).

François-Xavier Fauvelle qui parle de «position


inco~fortable» (1996, p. 15), écrit encore:

«C.'1hclquehY1Jothèse critique de notre part aura


d~jà été digérée par l'appareil anti-idéologique de C.Yh.
.t4nta Diop et n'apparaîtra, de ce JJoint de vue, que con1n1e
une ultin1e tentative de sabotage de son ():!uvre, de
dénégation des capacités des ~fj;oicains, d'i1?feriorisation
du "Noir' '.)) (1996, p. 17).

Le ton employé dans ces déclarations ne trompe


personne, et la mauvaise foi y est difficile à dissimuler.
Par de telles déclarations, ces deux africanistes pensent
pouvoir dissuader d'avance les Africains de fustiger leur
besogne de dénigreme11t. On peut seule111e11t faire
remarqller que, curieusement, d'autres chercheurs
européens (Caveing, Houis, Pousset, Duvignaud, Nantet,
Labeyrie, lniestia, etc.) ont eu à donner leurs points de vue
ou à critiquer même négativement les travaux de Cheil<h
Anta Diop et de Théophile Obe11ga sa11S que cela soit
considéré par les Africains comme du «racisme» ou «une
ultin1e tentative de sabotage)). Ceci s'explique par le fait
que tout silnplement, contrairement aux africanistes qtIe
nous venons de citer, ils se sont d'emblée placés
sereinen1e11t et objectivelnent StIr le terrain du débat

115
scientifique~ afin que celtlÏ-ci soit le plus fructueux
possible. Ce qui prOllve bien qu~en se préservant de la
paresse et des préjugés de l'éducation juvénile, on peut
donner son POi11tde vue et exprÎ111er son désaccord avec
une œuvre par des argun1ents autres que le dénigrement et
les invectives. C'est une telle attitude qui, parce que
relevant réelleme11t de la démarche scientifique, enrichit le
débat pour le plus grand intérêt de I'humanité et de la
fraternisatio11 des peuples.

Examino11s maintena11t quelques thèlnes de la


critique qui, le plus souvent, revie11nent sous la plume de
nos africa11istes~ et essayons de voir s'ils sont recevables
ou pas.

3-Les thèmes de la critique: les mêmes refrains

Public et espace de publication

Pour ces africanistes, les travaux de Cheikl1 Anta


Diop et de Théophile Obenga présentent entre autres
défauts, celui de ne pas être reconnu par tous les savants et
les revues de l'establishment scientifique occidental:

«(Yheikh Anta Diop publiait, exclusive111ent en


.fit"ançais, soit des livres édités ]Jar Présence Africaine,
toute dévouée à sa cause grâce à Alioune Diop, soit des
articles du Bulletin de l 'IFAN, institution qui I 'hébergeait
et tribune à laquelle il avait accès directelnent et sans
inter111édiaire. ("eci est contraire à une règle qui a cours
dans le 111ilieuscient~fique : à sc/voir, le jugelnent par les
pairs et le recours au c0111ité de lecture. Tout article
sOU111is à une revue qUI se re.specte (et les plus

116
prestigieuses sont éviden1111ent les plus exigeantes: Nature
et Science re./ilsent plus de 90% des articles qui lui sont
soumLs) est lu par un ense111bled'experts dans le d0111aine
considéré, les referees, qui élnettent chacun un
commentaire critique anonY111e. L'éditeur de la revue
prend alors la décision d'accepter ou non, avec ou sans
documentation de l'auteur, le texte proposé. Autant que
l'on sache, C~"heikhAnta Diop n'est jan1ais passé par ce
canal, et i/ n 'a donc ja111ais vu ses travaux diffusés par les
grandsjourn(lux scientfjiques.» (Alain Fron1ent, 1988).
((.. .ANKH, Revue d'Égyptologie et des
Civilisatiol1s africaines, qui est la tribune - sur beau
papier glacé - des disciples de C"heikh Ant(l Diop et
Théophile Obenga.» (Luc Bouquiaux, 1995).

«En somme, Diop ~fàit le pari de sa lisibilité, au


nOln de l"élévation nécessaire de ceux à qui il s'adresse. Il
leur parle de là oÙ ils devraient con1prendre, exigeant
d'eux / 'e.tfiJrt salvateur qui leur rendra leur dignité
perdue. ("es! en ce sens un discours scientffique, 711aisqui
peut légiti711en1ent.faire .fi de la reconnaissance de ses
pairs L?f;t<icanistes (ce dont Diop ne se prive pa.s).»
(François-Xavier Fauvelle, 1996, p. 36).

C'est encore l'instil1ct eurocel1triste qui parle.


Ainsi, un travail n'est scientifique que s'il est approuvé
par les ((.spécialistes» occidel1taux ou les revues
scientifiques occidel1tales, les seules «qui se respectent».
Cette conception étriquée de la sciel1ce est un des effets
rémanents de l'époque coloniale pendant laquelle n'était
bon et scientifique que tout travail cautionné et parrainé
par les Blancs. Lorsque Fromel1t parle d'un e11semble
d'experts qui doivent lire et approuver un article, on pelIt
lui faire remarquer à ce titre qlIe, par exemple, les seuls
experts à pouvoir lnaîtriser à la fois l'égyptien ancien et

Il 7
les langues négro-africaines moder11es, et donc à pouvoir
se prononcer sur la validité de leur comparaison, sont des
Africains: Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga bien
sûr, mais aussi Aboubacry Moussa Lam, Coovi Jean-
Charles Gomez, Gilbert Ngom, Alain Anselin, Babacar
SalI, Oscar Pfouma, Mubabinge Bilolo, Oum Ndigi, Marc
. 29
B runo M aYl, etc.

On est alors en droit de demander à Froment,


comment ces revues qu'il cite pourraient-elles porter un
jugement scientifique valable sur les travaux (sur la partie
linguistique au moÜ1s) de Cheikh Anta Diop et de
Théophile Obenga, si elles n'hébergent pas de tels experts
dans leurs comités scie11tifiques de lecture. On 111esure
ainsi combien peuvent être contestables les qualificatifs de
((plus prestigieuses», et de ((grands journaux
scient(fiques)) appliquées aux dites revues qui seraient
«uni versellement reconnues». C'est vrai que la
préoccupatio11 première de ces africanistes est de dénier
aux Noirs le droit et la capacité d'être des experts de leur

29
Oscar Pfoulna, est l'auteur d'une relnarquab le Histoire culturelle de
l'A/;''ique noire (Publisud, Paris, 1993 . Avec un Avant-propos de
Théophile Obenga et une Introduction de Alain Anselin). Le Pr
Aboubacry Moussa LaIn est un savant de J'Université Cheikh Anta
Diop de Dakar ~ avec son volulnineux ouvrage De l'origine
égyptienne des Peuls (I(hepera / Présence Africaine, Paris, 1993), il a
appol1é une contribution et un éclairage décisifs sur une question
jusque-là très controversée. Le Pl' Babacar Sail est un chercheur érudit
appal1enant égalelnent à l'Université Cheikh Anta Diop ~ dans son
ouvrage Racines éthiopiennes de L'Égypte Ancienne (I(hepera /
L'Hannattan, Paris, 1999. Préface du Pl' Théophile Obenga), il a
étudié les relations qui ont existé entre l'Éthiopie, l'Égypte et la
Libye, a Inis en évidence l'unité géographique, ethnique et culturelle
des pays nilotiques, et a Inontré l'influence fondatrice de la région
Nubie-Soudan (appelée jadis Éthiopie) sur l'Égypte. D'une Inanière
générale, il faut bien dire qu'aujourd'hui~ l'école historique créée par
Cheikh Anta Diop est incontournable.

Il 8
propre culture. Cela se compre11d aisément, car s'ils
venaient à perdre leur contrôle il1tellectuel total sur les
Noirs (ce qui est d'ailleurs déjà le cas pour les chercheurs
africains C011scients), leur fonction n'aurait plus de raison
d'être et ils se retrouveraient immédiatement au cllômage.
En effet, il est beaucoup plus facile de se désigner
africaniste que d'étudier les contradictions de sa propre
société qllÏ a engendré la Colonisation, l'Esclavage, le
nazisme et le fascisrrle, etc. Lorsqlte Froment affirme que
Cheikh A11ta Diop «n'a donc jan1ais vu ses travaux
d?ffitsés par les grands journaux scient?/iques)), il omet
bien évidement de rappeler que le jOllrnal français
d'informations gé11érales Le Mon{ie refusa «poliment» un
droit de répoI1se au savant africain à propos d'un compte
rendu de ses thèses réalisé par Philippe Decraerle le 4 mars
1965. Alain Froment aurait pu également souligner le fait
que les amis des spécialistes dont lui et ses acolytes
parlent 011t opposé une fi11de 110n recevoir à la delnal1de
de Cheikh Anta Diop de prélever 1 mm2 de la peau des
momies de Ramsès II, Séthi 1er et Tholltmès III, afin
d'effectuer son test de dosage de la mélanine dans
. 30
l 'epI d erITIe .
"l'

011 peut en.core rappeler à ceux qui réclament «le


jugement des pairs» ou des «experts» européens, que
Cheikl1 A11ta Diop et Théophile Obenga ont souvel1t
rencontré ceux-ci dans de nombrellx colloqlles
internatio11allx et que, justelTIent, les résllltats fure11t
édifiants cl1aque fois qu'il s'était agi de s'affro11ter sur une
thèse controversée. Ainsi, à propos des débats du colloque
sur l'origine des anciens Égyptiens organisé par
l'UNESCO, all Caire, en 1974, UI1e des phrases de la
conclusiol1 (rédigée d'ailleurs par Ul1de ces «spécialistes»
JO
Le test du dosage de la 111élanine dans l' épiden11e aurait pen11is de
1110ntrer le caractère nègre de ces 1110111ies.

119
européens opposé à l'époque aux thèses de Cheikh Al1ta
Diop, en l'occurrel1ce Jean Devisse) notait que «la très
111inutieuse préparation des C01111nunications des
professeurs Cheikh Anta Diop et ()benga n 'a pas eu,
111algré les précisions contenues dans le document de
travail préparatoire envoyé ]Jar l'UNESC1(), une
contrepartie toujours égale. Il s'en est suivi un réel
déséquilibre dans les discussions»31. Ceci aurait dû
intéresser nos africal1istes. Mais'l en bons eurocentristes
qu'ils SOI1t,iInbus de leur con1plexè de supériorité, ils se
gardent bien de citer cette conclusion du colloque.

En outre, il est inutile de polémiquer avec Froment


et Bouquiaux sur la valeur et le 11iveau scientifique du
bulletin de l'IF AN et de la revue ANKH. En effet, leur
conception du Nègre ne lellr permet pas de concevoir en
Afrique et chez les Africains de grands centres de
recherche scientifique et des revues scientifiques au 1110ins
aussi valables que ceux et celles qu'lils citent en modèle.
Luc Bouquiaux se laisse même surprendre par la qualité
technique des publications africaÎ11es (le «beau papier
glacé)) de la revue ANKH...) !

E11fin, il faut encore rappeler à Fauvelle que


~~
Cheikh Anta Diop 11'est pas un africaniste' et que ses 'I

., ,~ ,
travaux n ont riel1 avoir avec l' africanisme' , ces
appellations étant réservées à des 110n-Africains et à leurs
travaux, comme il a déjà été dit au début de ce chapitre.
En ce sel1S d'ailleurs, I'11istorieI1, égyptologue et
philosophe Coovi Jean-Charles Gomez a raison de bien
insister sur cette distinction et ses répercussions au l1iveau

JI
UNESCO, «Le peuple.luent de l'Égypte ancienne et le déchtffi"el11ent
de l'écriture Inéroïtique)), actes du colloque du Caire (28 janvier-3
février 1974). Collection «Histoire générale de l'Afrique, Études et
doculnents», n° L Paris, 1986.

120
de l'historiographie: «Par historiographie africaine, nous
entendons l'ense111ble des recherches effectuées pCll;4les
historiens C!fricains ou d'origine C{j;/ficaine,et ce quelle que
soit leur approche 111éthodologique de I 'histoire du
continent. Réciproque111ent, les travaux des chercheurs
étrangers en général et occidentaux en particulier, seront
.systé111atique111ent regroupés sous la catégorie
d 'historiographie africaniste (...J. Loin d'être théorique et
pUre111ent abstraite, une telle distinction corre.spond à
deux conceptions .fond{1111entale111ent d~fférentes et souvent
divergentes de notre passé. »32 E11effet, rfhéophile Obenga
rappelle, par exemple, que «L 'histoire C{f;;4icclinedes
«fricanistes lnanque souvent d'unité, de sens, de continuité
et de prqfondeur. Le sentÙ11ent est que l'on reste
consta111111entsur des récits anec(1otiques, des hanalités,
des .faits alignés hout el hout, sans aucune explication
historique causale))33. Il poursuit en précisant que dans
l'approche africa11iste du passé africain, il y a une
«incapacité lnéthodologique d '(lller au-delà de la
"période coloniale ", le reste relevant des" siècles
obscllrs" (qui sont pourtant les siècles les plus glorieux du
passé C{f;;4icain)~ il 11'y a "aucune préoccupation pour
raccorder l 'histoire actuelle de l '~j;;4ique el un ]Jassé
lointain quelconque. Ainsi tout esl attribué à des agents
civilisateurs étrangers ~)u111ériens, Asiatiques,
C"arthaginois, etc. et (Jutres "Blancs 111ythiques", auteurs
des bronzes du Bénin, des constructions cyclopéennes de
. 14
Z lln h (l h vve, etc.. ))- .
32
Coovi Jean-Charles GOlllez, «Étude cOlllparée de ]' écriture sacrée
du DanXOlllé et des hiéroglyphes de rancienne Égypte», in ANKH,
Revue d'Égyptologie el des C'ivi/isations L?/i-icaines, n° 1, février 1992
pp. 59-78.
33
Théophile Obenga, C'TheikhAnta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.87.
34
Théophile Obenga, C'TheikhAnta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.30.

121
Le thème dlJ «déjà vu»

D'après Mauny, Suret-Ca11ale, Froment, Fauvelle


et d'autres, les thèses avancées par Cheik11Anta Diop sont
du «déjà vu» et ils le clament haut et fort:

«La thèse de l'origine égyptienne des langues


négro-Lf:fi"icaines .jilt .fàr111ulée naguère par Mlle
H0111burger.)) (Jean Suret-Canale, 1959).

«D'ailleurs, les hypothèses ne manquent pas sur


l'origine des Égyptiens et C,~.A. DÙJjJn 'a pas innové en la
111atière.»(Raymond Mauny, 1960).

«Toute sel r~flexion [celle de Cheikh Anta Diop]


s'appuie sur les trouvailles publiées dans 1(1littérclture,
sur des textes et une iconographie connus de tous.)) (Alain
Froment, 1988).

«La plupart de ses idées, que ce soit sur l'origine


Lf:ji"icaine de I 'hu111anité (Darvvin), Ie peuple111ent qfi"icain
de l'Europe (Verneau), la parenté linguistique entre
l'égyptien et les langues négro-qji"icaines (Liliane
Homburger, 1941) avaient déjà été .fàr111ulées.)) (Alain
Froment, 1988).

«Avec Diop, les choses changent, ce qui ne reste


pas sans e.f!ét sur ses contel11porains et suivants
i111111édiats.L'Égypte devient, selon les cas, l'Antiquité, la
Grèce, la R0I11e, le berceau de l ''Aji''ique. Elle devient en
un ,not le premier jalon de son histoire. Elle permet de
coniel11pler un C0l11111enCel11ent absolu, la jàndation de
I 'histoire qfi"icaine et le .fondel11ent de son identité. (lertes,
(lh. A. Diop n'est pas le jJrel11ier à opérer ce
rapprochel11ent, il n'en del11eure ]Jas 1110insque, pour des

122
raisons qu'il serait utile d'éclairer quelque jour, ce n'est
qu'avec lui que cette conscience se répand.)) (François-
Xavier Fauvelle~ 1996~p. 41).

À la lecture de telles assertions~ la conviction dll


lecteur lucide ne peut qlle sortir renforcée sur les
intentions de ces africa11istes de dénigrer l' œuvre de
Cheikh A11ta Diop. Tout en observant, U11efois de plus, la
similitude de vocabulaire, 011peut dire que la procédllre
employée ici par eux vise à essayer de banaliser
l'entreprise du savant noir, afin d'en relativiser ses
inévitables répercussio11S. De cette façon, ils espèrent
~
décourager les Africains et les dissuader de s intéresser
aux enjeux de la problématique posée par cette œuvre
fondatrice. Heureusement, la mauvaise foi et les intentions
Î11avouées de ces auteurs SOl1tmises 11ettel11entel1 évidence
par le fait que Cheikh Anta Diop a toujours pris soin de
préciser à quel niveau se situait sa contribution:

«('fependant la nouveauté de ces questions est tout


à .fait relative, l 'histoire n'est pas une invention de .faits,
heureusen1ent ,. et tout ce que nOLlSd~fèndions avait d~jà
oublié ,. l 'histoire donc, est
été d~fendu dans le pLlssé, 111Llis
une redécouverte, en quelque sorte, de vérités oubliées.))
(Cheikh Al1ta Diop, e11tretien avec la revue NOlnade,
n01/2, p. 211).

«Les idées contenues dans Nations l1ègres et


Culture, certaines d'entre elles pouvaient être trouvées de
.façon di~persée dans d~rférents écrits qui l'ont précédé.
Mais à l'époque, trouver dans le 111êlneouvrage surtout
rédigé ])ar un Afj/'icain, l'idée que l 'hu111anité a pris
naissLlnce en ~f;;fique, l'idée que les anciens Égyptiens qui
ont développé la pren1ière civilisation et la plus brillLlnte
de l'Antiquité étaient égalen1ent des Afi/'icains. ces idées

123
paraissaient saugrenues et très peu de gens pouvaient ))
adhérer à l'époque.» (Cheikh Anta Diop, conférence de
Yaoundé, jal1vier ] 986).

«(1'est un 111atériaude plus du travail qui a per111is


d'élever l'idée d'une Égypte nègre au niveau d'un concept
scient~fique opératoire. Pour tous les auteurs antérieurs
aux .fals~fications grotesques et hargneuses de la moderne
égyptologie, et conte111porains des ancien/j'Égyptiens
(Hérodote, Aristote, Diodore, S1trabon, etc.), l'identité
nègre ég))ptienne était un .tait d'évidence qui t0111haitsous
le sens, c'est-à-dire sous le regard et donc qu'il eût été
supel~/lu de dé1110ntrer.)) (Clleikh Anta Diop, (1ivilisation
ou Barbarie, p. 9).

«Vers les années 1820, à la veille de la naissance


de l'égyptologie, le savant .fi~ançais Volney, e~prit
universel et ob.fect~f, s'il en .fut, tenta de rqfraîchir la
mé1110ire de I 'hunzanité que l'esclavage récent du nègre
avait rendue a111nésique à l'égard du passé de ce .peuple.
Depuis, la lignée des égyptologues de mauvaise.thi, ar111ée
d'une érudition .teroce, a aCC0111jJlile crime contre la
science que l'on sait, en se rendant coupable d'une
.fals~tication consciente de I 'histoire de I 'hu111anité.))
(Clleil<h Al1ta Diop, (1ivilisation ou Barbarie, p. 9).

«Donc pour nous, le .l'ait nouveau, i111portant, c'est


1110insd'avoir dit que les Égyptiens ét(lient des Noirs el la
suite des auteurs anciens, l'une de nos principales
sources, que d'avoir contribué à .t'aire de cette idée un .l'ait
de conscience historique (?fi"ic(line et lnondiale, et surtout,
un concept scient~fique opératoire: c'est ce que n'avaient
pas réussi à .Iaire nos prédécesseurs.)) (Clleil(ll Al1ta Diop,
C.1ivilisation ou Barbarie, p. 10).

124
Donc, le dessein de Cheikh Anta Diop était,
comme il le dit lui-même clairement, de rétablir une vérité
évidente déjà connue de tous et qui avait fait
honteusement l'objet de falsification de la part de la
«lignée des égyptologues de 111auvaise,foi», qui se sont
ainsi rendus coupables de «crÙne contre la science». En
réalité, ce sont ces faits que nos africanistes ont du mal à
accepter, car, ces falsificatellrs et autres coupables de ces
crimes contre la science f011t partie de leurs ancêtres
scientifiques qu'ils ont tant admirés dans leur tendre
enfance et qui 011t largement contribué à l'édification du
complexe de supériorité des peuples occidentaux. Ces
phrases et les travallX de Cheikh Allta Diop sont terribles
pour eux et portent un coup fatal à leur orgueil. En tentant
de relativiser l' iInpact de la contribution du grand penseur
noir, ils espèrent couvrir, si ce n'est dissimuler, les
bavures de leurs ancêtres, et détourner l'attention du reste
de 1'hu1na11ité lucide. Ce faisant, ils n'hésitent pas à
cautionner toutes ces grandes libertés prises avec la
science, allant mêlne jusqu'à justifier certaines
falsifications. Ainsi, à propos du célèbre faux spécimen de
1'homme de Piltdown35, Alain Froment, qui prétend
d'ailleurs que «l'(luteur [de la fraude] n 'a du reste pas été
ident~fié avec certitude », écrit:

«( Yheikh Anta Dio]) s'est viole111111entélevé (;ontre


cette ,f;,oaude, prétendant qu'elle avait pour seul hut
d'asseoir l'antériorité des Européens sur le reste de
I 'humanité. C~ette interprétation est peu convaincante, car
à cette époque d'i111périalis111etrio111phant, la supériorité
des Européens ne leur paraissait aucunement contestable

35
Il s'agit d'un faux crâne fossile fabriqué par un chercheur anglais
pour déplacer Ie berceau de I'holTIITIede l'Afrique vel'S l' Europe. Voir
Cheikh Anta Diop, C'1ivilisation ou Barharie, op. cit., pp. 40, 43, 80,
82.

125
et n'avait nul besoin de se fonder sur un débris d'os.»
(Alain Froment, 1988).

Quelques années plus tard, François-Xavier


Fauvelle justifie avec le mêlne cynisme cette malhonnêteté
intellectuelle:
«()r cette .fi~aude célèbre est sans doute .fort peu en
relation avec une quelconque idéologie négrophobe 111ai5'J'
s'expliquerait mieux par une rivalité .fi'"anco-anglaise.»
(François-Xavier Fauvelle, 1996, p. 83).

Donc, on peut constater aujourd'hui que l'ambitio11


réussie de Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga a été
d~«avoir contribué à .faire de cette idée [l'idée d'llne
Égypte nègre] un .fctit de conscience historique Cl;fricaineet
1110ndiale, et surtout un concept scientifique opératoire».
C'est en fait cette prouesse scientifique qui est
insupportable pour tous ces détracteurs africanistes. E11
effet, tant que cette idée était suspendue en l'air, hors du
champ de la conscience négro-africaine, et qu'elle était
évoquée seulement de manière allusive, épisodique, et
floue par quelques esprits curieux, elle ne pouvait
constituer une me11ace pour la politique de dOlniI1ation
culturelle que les nations impérialistes imposaie11t all
Monde noir depllÎs les temps de l'Esclavage et de la
Colonisation. Mais dès lors que certains (surtout des
savants noirs) réussissaient à el1 faire Ul1fait de conscie11ce
historique et de mémoire collective africaines, cela
devenait U11 véritable danger pOllr les défenseurs des
hégén10nies étra11gères en Afrique 110ire. C'est là qu'on
peut trouver certaines raisons non lTI0Î11Simporta11tes des
vociférations et alltres vitupératio11s de nos africanistes.
Autrement on comprend mal pourquoi ils s'insurgent
contre cette idée d'une Égypte nègre qu'eux-mêmes disent
«connue de tous», (~for111uléenaguère)) ou faisa11t partie dll

126
domaine du «déjà vu». Normalen1ent, ils devraient être
d'accord avec Cheil(h Anta Diop et l'encourager. Mais les
réflexes inhérents à l'éducation reçlle depuis la plus tendre
enfance sont tenaces: les Nègres l1e sont rien, n'o11t rien
été et ne doivent jamais être sans autorisation préalable
des Blancs, etc.36 Théophile Obenga a mille fois raison de
dire que «toute c0l11ptabilité bien .faite, C1heikh Anta Diop
apparaît, dès le déJ7art, C0711711ele véritable inventeur, de
nos jours, de I 'histoire qf;;<icaine»37.

Le renversement de perspectives

Cheikh Anta Diop procède à un "renversement de


.,
perspectives" ou U11e inversion de perspectives". Voilà
une critique que l' 011renco11tre tout le temps chez presque
tous les africanistes qui C011testent le savant africain et son
école:

«Nous ne S0111711eSplus au te111pS de Gobineau.»


(Jean Suret-Canale, 1959).

«eYe véritable gobinis111e nègre.» (Rayn10Ild


Mauny, 1960).

«,f 'ai exposé ILLthèse principale du /11ythe Cha/11it


parce que, bien que Diop ne le dise nulle part, sa théorie
sur le 111alriarcal et le patriarcat 111ese111ble être la
réplique exacte de ce /11ythe - la réj7lique inversée, tournée
à l'avantage des Noirs.» (Erica Simon, 1963).

:;6
Aujourd 'hui on invite les Noirs à ~~ll1ondialiser" leur conscience en
tournant le dos à leurs propres valeurs, de 111anÎère à toujours rester
sous la dépendance étrangère.
:'7 Théophile Obenga, in Postface à Cheikh Anta Diop, I ',1fi-ique noire
précoloniale, Présence Africaine, Paris, 2è éd., 1987.

127
«Mais cette .fàçon de prendre le problè111e, à Jnon
avis erronée, n'est jJas inattendue. Elle constitue en .f'ait le
pendant au discours colonial: vous jJrétendez que nos
langues sont pauvre,)', inco111plètes, nous allons vous
déJnontrer le contraire.» (Louis Jea11 Calvet, 1974, p.
136).

«L 'élé111entdécis~f'de l 'œuvre de Diop est le regard


qu 'iljette sur ces /11atériaux [la littérature préhistorique] et
le renverselnent de per5pective qui en résulte...» (Alain
Froment, 1988).

«J/ ne sert à rien de noircir les Égyj)tiens pour


cOf?forter une parenté linguistique.» (Luc Bouquiaux à
propos de ~rhéophile Obenga, 1995).

«La plus ancienne civilisation a donc /11assivelnent


changé de couleur.» (François-Xavier Fauvelle, 1996, p.
172).

«Avec Diop, les Égyptiens. naguère tout blancs,


5;ont devenus tout noirs...» (François-Xavier Fallvelle,
1996~ p. 172).

«JI y a ainsi chez Diop de .fàr/11idables inversions


(le jJersjJectives, qui tranls~for111entnotre perception de ICI
réalité. Nous percevons dorénavant un fait afi;<icain en
Égypte, nous y voyons évoluer des Noirs, nous saisissons
de ce .fait n0111brede choses qui nous échappaient et que
ce rapproche111ent éclaire. » (François-Xavier Fauvelle,
1996, p. 172).

Ainsi donc, ce serait (~heil(h Anta Diop le


falsificateur, le véritable raciste qllÎ se serait rendu
coupable d'un «gobinis111e nègre»~ cette autre for111e de

128
racisme à rebours. Et voilà comment par simple décret de
ces africanistes, la victime de la falsification devient
l'agent de celle-ci. Le lecteur ne manquera pas d'être
frappé par U11tel raccourci de la pensée et une telle
précarité du raisol1nement. Que l'hllmanité de Fauvelle
voit sa perception de la réalité être transformée et c'est la
fin du n10nde~ c'est la catastrophe, c'est l'ébranlement de
ces points de repères si commodes, qui per111ettaient de
maintenir le statu quo de la domination européenne sur les
Africains. On s'était tellement fait à l'idée que les l~oirs
n'avaiel1t pas d'l1istoire autre que celle que lui avait
conférée l'Esclavage et la Colo11isation, que le
rétablissellle11t d'ul1e sirn.ple vérité apparaît Oll est perçu
comme U11e te11tative de se donner une belle ou une
meilleure histoire dans laquelle les Égyptiens qllÎ étaient
blancs S011t noircis pour les besoins de la cause.
Heureuseme11t, ce raisonnement Î11fantile et stérile qui ne
contriblle e11rien all dialogue entre les peuples, ne fait pillS
recette auprès des Africains lucides qui ne se laissent plus
distraire par des Î11quisitellrs de service (alltoproclalllés ou
téléguidés) de la culture et de 1'histoire africai11es.

Les faits sont ce qu'ils sont. Et Cheikh A11ta Diop,


pas plus que d'autres, ne peut les modifier, les ma11ipuler
ou les dissillluler. Et c'est ce qui embarrasse ces
africanistes. C11eikh Anta Diop, en lnenarlt ses recherc11es,
est tOlnbé sur des faits qu'on a longtelnps calnouf1és, afin
qu'ils 11e soient découverts Ul1 j our par des savants
africains érudits, cl1evronnés, et hardis.

D011C cette accusatio11 de "renversellle11t de


perspectives" participe des mêmes motivations que nous
avons dénoncées et sur lesquelles nous reviendrons encore
plus loin.

129
La critique des sources

Les sources des alltellrs africains ont été allssi une


des cibles des attaques africanistes:

«Les études souvent pérÏlnée5; du -L¥IXè siècle y


[dans la bibliographie de Diop] tiennent un bon rang.»
(Raymond Mauny, 1960).

«S'es conceJ]ts de base re7110ntent aux années 50,


époque de ses pre/niers travaux, et n'évoluent guère.»
(Alain Froment, 1988).

«()n s'étonnera donc à bon droit de ne voir cités


C0711711e autorité jJour le sango que les ouvrages de
(,ALL()C"H (1911) et GERARD (1930 et non s.d.) alors
qu'on dL)pose {ies ouvrages cie W J SAMARIN
(nota711711entA gra1111narof sanga (1967), Sanga, 1anglle de
l'Afrique centrale (1970), de c~. R. TABER, A Dictionary
of sanga (1965), de M DIKI-KIDIRI, Le sanga s'écrit
aussi (1976), de B()UQUIA UX-K()BOZO-DIKI-KIDIRI,
Dictionnaire sanga-français (1978) où les tons sont
.systé711atique711entnotés, au rebours des ouvrages parus
avant 1930. Dans le 711ê711e ordre d'idées, on ne voit pas
]Jourquoi sont ignorés l'ouvrage de F. C~L()AREC\HELS/)
sur le handa (Dynamique et équilibre d'une sY11taxe : le
banda-linda de Centrafrique, 1986) ou celui de N TERSI~)
sur le Zarl11a (Économie d'un système: unités et relations
syntaxiqlles en zarlna, 1981). L'attitude de Théophile
Obenga en la 711atière est pour le 1110ins ambiguë ,. C0711me

il n 'a pClS connclissance des ouvrages récents sur le sL{-jet,


il ne note jJas les tons, .fàute de s 'être r~feré el ceux-ci ,.
pour le sClngo il n 'a pas d'excuses, étant donné
l'abondance de jJuhlications récentes.» (Luc Bouquiaux,
1995).

130
«. ..la relcltive caducité de ses ]Jroblén1atiques
[celles de C. A. Diop], e711pruntées aux vestiges d'une
science pour partie dix-neuvié111iste.» (Fral1çois-Xavier
Fauvelle, 1996, p. 129).

Encore Ul1e fois, l10US SOlnmes ici à l' éco le de


l'eurocel1trisme : celui qui n'utilise pas les sources
édictées par les «l11aîtres» africal1istes est considéré
comme non crédible, non scientifique, ambigu et pas
sérieux. Luc Bouquiaux laisse bien transparaître ici, d'u11e
part, son regret de n'avoir pas été le directeur de t11èse de
Théophile Obenga et, d'autre part, sa volonté de vouloir
influencer ses travaux. Il el1 ollblierait presq"ue les
qualificatio11s, les fonctions et les compétel1ces de ce
dernier. De n1êl11e,Mauny et Fromel1t se croient autorisés
à trier les œuvres périn1ées et non péril11ées du XIXè et
XXè siècle. On peut qlIand n1ême rappeler à nos
africal1istes qU'lIn ouvrage récel1t n'est pas toujours
synonyme de véracité, et la date de SOl1édition 11efait pas
forcél11ent sa crédibilité. Du reste, leurs travaux sont là
pour le prouver. En fait, ce sont l'indépendance
intellectuelle des savants africains et leurs capacités à
l11ener une recherc11e scientifique prolifique qui expliquel1t
ce déchaînement contre eux de toutes ces attaques
formelles gratuites et inutiles.

4-Le cas Fauvelle ou le paradigme du


néo-africaniste

François-Xavier Fauvelle est un de ces nombreux


africanistes qui enorgueillit les miliellx parisiens
«spécialisés dans l'étude de l'Afrique et des Africains».
Les quelques lignes qui suivent lllÎ sont consacrées, à juste
titre, car, il est, pour le moment, le seul Européen

131
francopho11e de sa génération à avoir publié un livre
consacré entièrement à la détection de l'idéologie dans
l'œuvre de Cheikh Anta Diop. Il s'agit d'un ouvrage dont
le titre a le mérite d'informer d' elnblée les lecteurs sur les
intentions réelles de l'auteur: L '~fj;oique de (1heikh Anta
. 38
D lOp.

Dans les ligl1es qui précède11t, nOllS avons mOl1tré


en quoi et de quelle 111anière Fral1çois-Xavier Fauvelle
rejoig11ait tous ces africal1istes qui se sont attaqués à
Cheikh Anta Diop et à son œuvre. Faisant chorus avec ses
aînés, il a repris à son compte leur façon de penser et
même souve11t n'a pas hésité à distiller tranquillenle11t
quelques ersatz éculés de leurs discours.

Cependant, avec lllÎ, apparaît U11enouvelle façon


de s'el1 prendre à Cheil<h Anta Diop. La procédure
consiste à utiliser con1me prétexte un axe de recherche
africaniste (en l'occurrence, ici, rhistoire et l'idéologie
chez C. A. DIOP) pour tenter de stigmatiser, par des
lTIoyens peu reco111n1andables (lTIenSo11ges,instauratio11 du
doute, etc.), des œuvres originales et révolutionnaires
produites par des Africains. Dans le même temps, il s'agit
d'en profiter pour faire passer un certain nombre de
messages à destination des Noirs qU'011croit toujours dans
l'enfance. Cette besog11e pour laquelle on brandit
fièrement des alibis africains, afin d'éviter d'être traité de
raciste, dissi111ule à peÎ11e la dé111arche de règlelnents de
compte persol1ne] avec U11e œuvre et son auteur que
l'impérialisme culturel n'a pas réussi à apprivoiser.

Ainsi, après l'échec des premières tentatives


d'étouffement et de marginalisatiol1 de l' œuvre de Cheikl1
:;8
François-Xavier Fauvelle, L '~fi"Ù1Z1ede C"heikh Anta Diop, CRA /
K.al1hala, Paris, 1996.

132
Anta Diop, U11e nouvelle ère s'ouvre pour la nouvelle
école de détracteurs africanistes qui ont au moins un point
commun avec leurs aînés: l'illusion d'arriver à dissuader
les Noirs d'assumer leurs responsabilités, et de prendre en
charge eux-mêmes leur propre destÎ11.

Les ambitions d'un africaniste

Fra11çois-Xavier Fauvelle, tout en reconnaissant


explicitement qu'il n'est «ni égyptologue, ni linguiste, ni
anthroj)ologue»), se d011ne néanmoins comme mission la
recherche de l'idéologie dans l'œuvre de Cheikh Anta
Diop qu'il avoue, e11 plus, ne pas C011naître «dans ses
n10indres détclils». Il écrit:

«Mais c'est égalen1ent un débat sur la place de


l'idéologie au sein de l 'œuvre.) (p. 16).

((Notre étude, qui est en pren1ier lieu


d'appréhender la place de l'idéologie au sein des sClvoirs
produits par Diop...» (p. 33).

Ce qui est édifiant, c'est que voilà un chercheur


qui, tout en s avouant incompétent dans plllsieurs
~

domaines scientifiques abordés par l'auteur qu'il entend


critiquer, n '11ésite pas à consacrer un ouvrage e11tier à la
recherche de l'idéologie dans l'œuvre de ce même auteur.
Une telle procédure ne manquera pas d'interpeller le
lecteur. En réalité, ce concept d'idéologie est un préjugé
déjà intégré dans l'esprit de Fallvelle. Et à partir de ce
préjugé, il e11tend construire un fait: la présence de cette
idéologie dans l' œuvre de Cheikh Anta Diop. Il écrit:

",,,,
1jj
«Au.tond il Y a toujours de l'idéologie. (l'est jJlutôt
sa prétendue (zbsence qui est suspecte.)) (p. 27).

«Alors, puisque nous adlnettons que l'idéologie est


la condition de l'écriture...)) (p. 27).

PrisoI111ier volontaire de ce préjugé, Fauvelle I1e se


donne d'autre issue que de trouver de l'idéologie dans
l' œuvre de Cheil(h A11ta Diop. Le corollaire de cette
démarche est claire: faire passer Cheil(h Anta Diop pour
un vulgaire idéologue sa11S vergogne. Ainsi, avec cette
étiquette d'idéologue, son œuvre, qui, de ce fait même,
devieI1t lIne œuvre idéologique, devrait être plus
facilement discréditée auprès des siens qui constituent la
principale cible à atteindre. Obnllbilé par cette éqlIation,
Fauvelle se laisse aller à d'étranges pratiques. Il n'est pas
égyptologue, ne lit pas les hiéroglyphes (lacune qll'il
partage allègrement avec FrOlnent et leurs prédécesseurs),
et pourtant il entrepre11d de rechercher l'idéologie dans
l'argu111e]1taire égyptologique de C11eil(h Anta Diop (voir
tout le long du livre). Il n'est pas linguiste et ne connaît
aucune la11gl1e africaine, mais cela ne l'empêche pas de
traquer l'idéologie dans les travaux linguistiques de
Cheikl1 Anta Diop (voir plus spécialement les pages 161 à
169). N'eussent été les enjeux liés aux conséquences de
telles procédures, que tout ceci prêterait à sourire. En tout
cas, les Africains devroI1t très vite s'11abituer à cette façon
d'agir qui leur sera servie dans les telnps à venir, en raison
de la propagation de plus en plus rapide de l'œuvre de
Cheikl1 A11taDiop.

En outre, le fait de se contredire ne seI11ble pas


embarrasser François-Xavier Fauvelle. À propos de sa
démarche, il indiqlle :

134
«A quoi sert ce travail? (/Yertainen1entpas à jllger
("h. A. Dio]], /11ais à le situer.» (p. 27).

«Incapable en outre de nous prononcer sur le


.fÔnd.» (p. 19).

«Encore une ,(àis, sans prétendre trancher sur le


.fond.» (p. 134).

«k')ans nous ]Jrononcer sur le .fànd...» (p. 144).

On r aura bien compris, r auteur de l'A.fj;<iquede


(,Yheikh Anta Diop jure la main sur le cœur qu'il est
incapable de se prononcer sur le fond de l' œuvre de
Cheikh Anta Diop~ Et pourtant, tout au long du livre, il ne
s'en prive pas~ avec l'incompétence que lui-mêlne se
reconnaît. Voici encore quelques morceaux choisis:

«Il s'agira en ,fait de ''p.sychclnalyser'' I 'œuvre de


Diop (..), n1ettre au jour le non-dit, l'occulté, le travesti,
révéler les résistances, traquer la .fèinte, en ,faire dire plus
que le texte ne veut hien en dire.» (p. 19).

«L '(1;uvre de Diop ne nous 1110ntrait que ses


tern1inaisons de savoirs, nous voulons en dén1êler les
racines. Elle o.ffj;<eune .fàçade, nous voudrions en "visiter
les caves", n1ên1e si cette intention sen1hle porter atteinte
à sa re.spectabilité.» (p. 20).

Il convient donc de noter qll'il est vraiment curieux


de voir quelqu'un qui prétend ne pas se prononcer sur le
fond d'llne œuvre, faire appel à la psychanalyse. Toute
cette incohérence montre bien que le bllt de cette
entreprise est à rechercher en dehors d'une quelconque
contribution au débat scientifique. D'ailleurs, Fauvelle lui-

135
même explique avec délectation que son intention peut
«sembler porter {(tteinte à la relspectabilité)) de Cheil(h
Anta Diop.

La rhétorique ironisante comme ponctuation du


discours

Il n est pas difficile de constater que la rhétoriqlle


~

de François-Xavier Fallvelle utilise des clichés maintes


fois éculés et des allusions ironiques qui n'ont d' alltres
objectifs que d'agresser Cheil(h A11ta Diop et SOl1œuvre.
Jugeons-en un pell au miroir des extraits qui vont suivre:

«Notons tout d'ahord que l 'œuvre de Diop est


écrite en .fj;<ançais.()n pourrait s'en étonner, au regard de
l'intention claire111ent qffichée par l'auteur de dén10ntrer
"la possibilité de traduire dans une langue L?fj;<icaine
quelconque et en valC{{en particulier tous les alspects de la
réalité de /110nde 1110derne".)) (p. 35).

C'est le ma11que d' argume11ts scientifiques sérieux


qui fait écrire à Fauvelle pareille remarque. Il aurait plI en
faire l'économie, d'autant plus qu'il reconnaît lui.-n1êl11e~
un peu plus loil1~ qlIe cela est dll au fait que «dans le
contexte colonial, la langue du colonisé est de .fait la
ICJngue du colonisateur)). Mais en le disant, il entend
narguer Cheikh Anta Diop, et signifier clairement aux
autres Africains la permanence de la domination
européenne sur l'Afrique, domÎ11ation contre laquelle
Inêlne leur 11éros ne peut rien faire, puisque pour
s'adresser à eux, il ne pelIt qu'utiliser la langue dll
colonisateur, celle-là 111êlne qu'il fustige. Le lectelIf sera
d'accord avec nous pour C011stater que le niveau où
François-Xavier FalIvelle situe le débat est bien trop bas

136
pour qu'on puisse y reconnaître Ul1equelconque intention
de critique scientifiqlle sereine et sérieuse.

Écoutons el1core François-Xavier Fauvelle :

«(1'est ]Jeuf-être dans les silences d'un texte,


silences (iont l'auteur se dédouane ,facile/11ent, qu'il.faut
chercher l'origine de son pouvoir. Mais c'est aussi hien
dLlns les vices de sa logique.» (p. 78).

«Mais le C0111plot,quoique nous en disions, est


encore chez Diop un non-dit. Faut-il voir là une hésitation
devant un topique paranoïaque, une circon,~pection
scient?fique, un c.tfèt d'auteur qui sait c0111bien C0/11ptent
les silences?» (p. 84).

En d'autres tern1es, pour FauvelIe, Cheikh Anta


Diop n'est tout juste qu'un gral1d 111agicien qui, par des
tours de passe-passe et 1'lltiIisation de la technique des
silences dOllt il «(sait c0111bien ils co 111ptent » et dont il «se
dédouane .fàcile111ent)), arrive à gagner ses compatriotes à
la problén1atique qll'il pose.

Laissons el1core la parole au traqueur d'idéologie:

«Elle [la question berbère] ]Jer111et de c0111prendre


la 111éthode diopienne d'investigation du .f'aux en vrai selon
un axe d~fini par le repérage d'un racil)'111eapparent.)) (p.
93 ).

«Brc./" Dio]? ignore les détours de l'idéologie, ce


qui l'a111ène à tranlsporter dans ses bagages un héritage
douteux.)) (p. 97).

137
«EJ11prunts gratuits, retournement sans
conséquence, les jeux du vrai et j'aux se règlent chez Diop
selon une logique stricteJ11ent binaire.» (p. 111).

«(,1esont ces ajusteJ11ents, ces contourneJ11ents, bre,f'


ce bricolage intellectuel que nous nous attendions el
rencontrer dès lors que l'on dénote chez lui une idéologie
qu 'jljurait absente.» (p. 130).

«A cet égard, bien des a.s]Jects de la pensée de


Diop apparaissent C0111111edes 111anœUVres perJ11ettant
d'élargir l'assiette de la c(ltégorie du "Nègre" de .façon à
réduire la portion de l'entre deux où pourrait se glisser
l'Égyptien.)) (p. 134).

«( 1'est peut-être là le sens de I 'œuvre de Diop. La


contre-histoire qu'il écrit ne C0J11J11uniquepas que des
savoirs, ne satil~'fait pas que la curiosité. Elle .flatte
certains sentiments.) (p. 178).

Bien que le temps de la Guerre Froide soit révolu~


les couplets dll «Cheikh Anta Diop marxiste» S011tencore
resserVI s :

«Une idéologie ({ffichée : le 111arxis111e.»(p. 61 ).

«Bre,~' en dernière analyse, la prétention de Diop à


une vérité absoluJ11ent dénuée de toute idéologie n'est pas
incompatible ([vec son c[dhésion à l'idéologie 111arxiste.»
(p. 63).

De même~ on ne voit pas bien ce que le néo-


africaniste parisien veut signifier lorsqu'il parle de
«nouvelle langue dioj7ienne») (p. 166) et de «notion
diopienne de vérité) (p. 111).

138
Nous allons arrêter là cette énumération, de peur de
devoir citer tout l'ouvrage de Fauvelle. C'est avec llll tel
discours que Fauvelle voudrait nous faire croire qu'il fait
œuvre de critique scientifique. On est vraiment loin dll
compte. Il s'agit plutôt de vociférations de la part d'un
africaniste qui voit ses repères africains voler en éclats
sous l'effet des travaux scientifiques de Cheil<h Anta
Diop. Les rapports de forces si cOInmodes qui pouvaient
lui perInettre de parler pour les Noirs, comme le firent
jadis ses ancêtres scientifiques~ SOIlt définitiveIneIlt
inopérants à cause d'un seul homnle, un savant, de SllrcroÎt
un Africain. Et on peut affirmer aujourd'hui qu'avec de
telles dispositions mentales, Fauvelle qui poursuit des
recherches sur... l'Afrique australe, sera incapable de
produire un quelconque travail susceptible d'être retenu
sérieusement comme une contriblltion honnête au progrès
des homInes.

L'instauration du doute par le mensonge

Il nous faut aborder maÎ11tenant les aspects de


l'ouvrage de François-Xavier Fallvelle qui relèvent
purement et simplement du mensoIlge ou de l'insinllatioIl
Inensongère.

À la page 31, il écrit entre autres: ((...nous ne


supposons ]]as l '(l;uvre connue dans ses n10indres détails.))
En fait, il l1e dit pas suffisamment la vérité. En effet, il
omet de dire (et c~est volontaire) qu'il n'a pas lu un des
ouvrages fondamentaux de Clleikh Anta Diop où celllÎ-ci
développe largement certains de ses argunlents esseIltiels,
les argulnents linguistiques notamnlent, ceux-là Inême qui
sont les moins COlltestés. Cet ouvrage, c'est Parenté
génétique de l 'égyjJtien phclraonique et des IClngues négro-

139
qfi;<icaines39. Il ne figure pas dans la liste des abréviations
des ouvrages de Diop (page 14) cités en long et en large
par Fauvelle. Il est seulement consigné discrètement dans
le catalogue des ouvrages et articles de Cheil(h Anta Diop
à la page 217. De même, François-Xavier Fauvelle n'a pas
lu non plus l'ouvrage posthume de Cheil(h Anta Diop
Nouvelles recherches sur l'égyptien ancien et les langues
, . .,
.
negro-ajrlCalnes
{'"
/110dernes. 40 C et ouvrage, qUI 11'est pas
non plus dans la liste des abréviations page 14, est
simplement cité, par exemple, en note allx pages 162 et
163. La volonté de Fauvelle de passer sous silence Parenté
génétique... est évidente. Ceci est tout à fait
compréhensible, car il ne peut pas le lire, dans la mesure
où il s'agit d'un ouvrage technique dont la lecture critiqlle
nécessite au n10ins la 111aîtrise de la langue égyptie11ne
pharaonique. Cette remarque vaut aussi pour Nouvelles
recherches... Donc, ne pas parler de Parenté génétique...
(ou faire comme si ce livre n'était pas Î111portant) dans un
travail critique se voulant scientifique et, qui, de surcroît,
préte11d recherc11er l'idéologie da11s toute l' œuvre de
Cheil(h Anta Diop, relève puren1e11t et simplement d'une
procédure fondée sur la malhonnêteté intellectuelle.
Fauvelle a égaleme11t passé sous silence les ouvrages de
physique nucléaire de Cheil(h Anta Diop, domaine de la
science qlÜ lui a per111isd'étayer certaines de ses thèses et
pour leqlIel il avait aussi créé et dirigé un laboratoire de
radiocarb011e. C'est vrai que contrairement à Diop,
Fauvelle 11'est 11ipl1ysicie11, 11icI1Î111iste.Quand on sait e11
plus qu'il se déclare incompéte11t en égyptologie, en
linguistique et en anthropologie, 011pelIt dire que cela fait

39
Cheikh Anta Diop, Parenté génétique de l'égyptien pharaonique et
des langues négr()-a.fi~Ù;aines, IFAN / NEA, Dakar-Abidjan, 1977.
40
Cheikh Anta Diop, Nouvelles recherches sur l'égyptien ancien et les
langues négro-qfi/'icaines Inodernes, Présence Africaine, Paris, 1988.
Ouvrage posthulne.

140
quand Inêlne beaucoup de care11ces et de lacunes pour
quelqu'un qui entreprend de mettre au grand jour
l'idéologie qllÏ serait dissimulée dans l'œuvre de Cheikh
Anta Diop. Donc, il serait plus exact et plus 110nnête que
Fauvelle dise qu'il ne connaît en fin de compte que très
partielle111e11t et sOlllmairement 1"œuvre de ce penseur
africain.

Une alltre fausseté ou plutôt un autre me11songe


volontaire peut e11core être relevé dans les écrits de
Fauvelle. À la page 181" il écrit à propos de Cheil<h Anta
Diop:

« J 983 député CI l'Assen1blée nationale


sénégalaise. )

Il eût été plus exact d"écrire «élu député à


l'Assemblée natio11ale sénégalaise». Cette différel1ce,
même si elle ne tient qu'à un mot, est de taille. En effet,
Cheikh Anta Diop avait été élll député., mais avait refusé
de siéger à cause de l'ampleur des fralldes. Fauvelle qui le
sait bien, s'est bien gardé de souligner ce fait, afin d'éviter
d'avoir à mettre en évidence une des qualités de l'homme
politique Cheil<h Anta Diop: l'intégrité morale en
politique. Ely Madiodio Fall, Secrétaire Général du RND
(Rasselllblement National Démocratique) de 1986 à 1992
explique COlllllle11t les choses se sont passées: «Les
résultats des éleëtions .Iurent une pro.fonde déception,
puisque le RND n'avait qu'un seul élu, Cheikh Anta lui-
n1ên1e. La tendance a vite proposé une résolution par
laquelle le RND s'engageait à ne pas occuper ce siège
étant donné que les élections .furent une n1ascarade et non
des élections dignes de ce non1. La résolution .fut adoptée

141
el l'unaniJ11ité. (1'est la raison jJour laquelle C1heikh Anta
n 'ajaJ11ais J11isles pieds à I 'AsseJ11hlée nationale. »41

Ve110ns-en maintenant aux insinuations


mensongères de François-Xavier Fauvelle contenues à la
page 33 all il écrit:

«()n sait par exe111ple que le propos cie Diop


déborde assez largeJ11ent sur le d0J11ainepolitique, si bien
qu'on serait étonné qu'un grancl n0J11bre de journaux
qfj~icains n'ait pas régulièrclrzent accueilli sa jJluJ11c.»

Et en note de bas de page - c'est ce qui 110US


intéresse ici - il poursuit:

«Ajoutons que nous ignorons, à ce stade de nos


recherches, si DiojJ.fit ou non usage de pseudonYJ11es.»

Comme on peut le constater, 011 ne voit pas très


bien le rapport e11tre ce qui vient d'être dit et la recherche
de l'idéologie da11s l' œuvre de Cheil<h A11ta Diop. Cela lle
doit pas surprerldre, car tout ceci participe, comme nous
l'avons déjà dit et démol1tré, de cette méthode qui consiste
à utiliser comme prétexte un prétendu axe de recl1erche
pour distiller gratuitement des insi111lations, dans le but de
discréditer un hOlnlne et de faire douter les siens de ses
qualités Inorales. Le lecteur l'aura compris, pour Fauvelle,
il faut arriver à faire passer l'idée que Cheil<h Anta Diop
aurait été un lâche, qui aurait écrit sous des pseudonymes
de peur que ses idées ne lui créent des problèmes ou ne le
conduiseI1t e11prison.

41
Ely Madiodio Fall~ L 'œuvre politique de C1heikh Anta Diop~
CREFG-Dakar~ p. 33.

142
Les insinuations l11enso11gères de Fauvelle se
retrouvent a1lssi dans U11e certaÏ11e façon d'llser des
ponctuations. À la page 181, il écrit:

«A ctivités jJolitiques, jJrzson (I), a111bitions


JJrésidentielles (?) )).

Ces points d~interrogation plantés là par Fauvelle


veulent dire tout silnpleme11t que, d'une part, on peut se
demander si C11eik11Anta Diop n'aurait pas eu d'an1bitions
présidentielles et que, d'autre part, il faudrait savoir s'il a
effectiveme11t fait de la prison d11rant ses activités
politiques. Essayer de faire croire que Cheikh A11ta Diop
aurait peut-être eu des an1bitions présidentielles ou essayer
de créer le doute sur cette question~ relève tout simplement
~

de I affabulation volontaire. Concernant son séjour en


prison, con1lne d'ailleurs son ref1Is de siéger à
l'A$semblée l1atiol1ale, François-Xavier Fauvelle pouvait
aisément avoir les réponses à ces deux questions dans
certains ouvrages publiés à Paris, auprès de la chancellerie
du Sénégal à Paris ou lors de S011 séjour à Dal(ar fin
février-début mars 1996, soit 4 mois avant la date du dépôt
légal de son livre. Tout le monde llti aurait confirmé qlIe
Cheikh Anta Diop fut bel et bien emprisonné à Diourbel
de la mi-juillet à la mi-août 1962. D'ailleurs, lors de son
séjour au Sénégal, Fra11çois-Xavier Fauvelle s'est re11du le
samedi 2 lnars 1996 à Caytu, le village natal de Cheil(h
Anta Diop, qui est justelnent situé à quelques l(ilomètres
de Diourbel, dans le département du lnême nom. Il aurait
pu aller à la prison de Diourbel, y consulter les registres
des prisonniers, interroger Inê111e les autorités
pé11itel1tiaires, afin d'avoir les il1formations qui lui
lnanquaient. C'est une tOlIte autre démarche qu'il a
préférée. Celle qui devait le conduire à se rendre coupable
d'insinuations mensol1gères. De plus, à propos de ce triste

143
épisode de la vie politique du Sénégal, Fauvelle disposait
du témoignage de Cheil<h Anta Diop lui -même. Voici de
quelle ma11ière. En note 3 dll bas de la page 123 de son
ouvrage, Fauvelle cite la revue N0111ade n° 1 pour faire
allusion à la conférence donnée par Cheil<h Anta Diop all
Centre Pompidou à Paris le 7 juin 1985. Or, justement,
dans cette même revue, de la page 208 à 231, il Y a une
très longue interview du savant noir qlle Fauvelle n'a
certainelTIeIlt pas pu manquer de lire puisque l'objet de ses
travaux était la recllerche de l'idéologie daIls les savoirs
produits par Cheil<h Anta Diop. Au cours de cette
interview', Cheil<h Anta Diop s'exprime en ces termes sur
son séjour dans les geôles de Sengl10r :

«J'ai Llailli 1110urir en prison, j'étais 111alade


(41,5°(' de .Izèvre), je ne sais d'ailleurs pas ce que j 'e[vais,
on pensait que c'était dû à toutes ces bestioles qui,
pendant l 'hivernage, C0111111encentà pulluler ,. certaines
sont très veni111euses, un de111i degré de plus, et 111eS
cellules nerveuses .l'ondaient I... tIe c0l1'l111ençaisel avoir
des hou;ffees de chaleur ,. 111aisça, c'était vrai111ent un
accident, ce n'était pas voulu, en.fin j "étais dans cette
prison qui était très dure et très sale...»

Et lorsqlle son interlocutellr lllÎ demande ensllÎte


«C'o111bien de te111j7S?», il répond: « Un mois. Ç~-'as'est
ter111inépar un non-lieu, parce c'était de la provocation,
je n'avais rien .fait, c'était une 111anœUVre
d 'intÙ11idation... ».

Donc aUCUIle justification ne saurait dédouaner


Fauvelle. L'iIlstauration du doute par l'ajollt de ces points
d'interrogations est un acte COl1sciellt, calculé, qtlÎ vise à
ternir la réputation du penseur et hOITIme politique
africain. Lorsqu'il aCCllse Cheik11 A11ta Diop de «d~fàr111er

144
su;ffisa111mentla réalité)) (p. 176), on a vraiment envie de
sourire. En effet, il faut rappeler que c'est lui Fauvelle qui
n'hésitait pas à écrire, à propos de Cheikh Anta Diop, qlle
«le 1110insqu'on ]Juisse attendre d"un historien est tout de
111ên1ed'exercer un certain contrôle sur ce qu'il incorpore
à sa pensée)) (p. 175). Inutile de dire que ces phrases de
Fauvelle s'appliquent plutôt à lui-même, qui, faut-il le
rappeler, est... diplôlTIé en histoire. Théophile Obenga
écrira à propos du livre de Fra11çois-Xavier Fauvelle : ((son
texte est le J7lus 111inable que j'aie jan1ais lu sur (". A.
. 42
D lOp. ))

En fait, si François-Xavier Fauvelle ne s'est pas


donné la pei11e de vérifier ses informations ou a préféré
user de points d'interrogatio11, c'est bien parce qu'il ne
voulait pas se départir de son but déjà fixé, c'est-à-dire
utiliser l' Ï11sinuation me11songère pour espérer entamer la
crédibilité de Cheikh A11ta Diop auprès du lecteur et plus
particulièrement de la jeunesse africaine. C'est aussi là un
de ses intimes souhaits con1me nous le verrons plus loi11.
Voilà, en tout cas, COlTIlnent, par la technique de
l'insinuatio11 lTIensongère, l'usage volontaire
d'inexactitudes, l' affablllation n1esquine, les enquêtes
pseudo-scientifiques., 011 falsifie la biographie d'un
homme. Il est vrai qu'en la lTIatière, la tradition
scientifique dont se réclame François-Xavier Fauvelle est
édifiante!

42
Théophile Obenga, «Les derniers relnparts de l'africanislne>>, in
Revue Présenc:e A.fi"ic:aine, n° 157, 1el selnestre, 1998, pp. 47-65. Pour
une autre critique de l'ouvrage de François-Xavier Fauvelle, voir aussi
Grégoire Biyogo, Aux sources égyptiennes du savoir. Vol. I.
Généalogie et enjeux de la pensée de C"heikh Anta Diop, Héliopolis,
1998.

145
L'africaniste Fauvelle et le courant néo-
universaliste

Rappelons encore que François-Xavier Fauvelle se


définit lui-n1êllle COlllllle «diplôJ11é en philosophie et en
histoire»., et se déclare incompétent en égyptologie, en
linguistique et en anthropologie (p. 19). De la même
manière que d'autres occidentallx s'engagent dans les
111issions ~'11umanitaires", le c11ercheur parisien, lui, se
donne comme mission" scientifique" de rechercher,
traquer et dénicher l'idéologie dans l'œuvre de Cheil<h
Anta Diop, historien, ant11ropologue, physicien~
égyptologue, linguiste et philosopl1e africain. L'Afrique
australe est SOl1autre domaine de prédilection. On l'aura
compris., les spécialités de I'historien africaniste sont bien
évidemmel1t l'Afrique et les Africains. Plutôt qlle
d'étudier, par exemple, les idéologies nazies et fascistes
sécrétées par l'Europe dOllt il est originaire, il a préféré
éviter de faire violence à sa propre conscience, pour
s'intéresser à cette Afrique noire que 400 ans d'esclavage
(100 à 300 n1illions de victillles) et 150 ans de colonisation
européellne ont relégué à la traîne de rllul1lanité
contemporaine au prix de crimes et alltres génocides sans
précédents dans I'11istoire humail1e. Soit! Le cl1alllp
d'investigation de la sciellce n'étant pas Ul1univers fermé,
ni réservé à qui que ce soit, personne ne peut lui contester
le droit de se passionner pour les sujets de son choix.
Toutefois, dalls la mesure où il se présente comme un
scientifique, on doit exiger de lui une dér11arcl1e
scientifique digne de ce nom chaque fois qu'il souhaite
servir les fruits de ses recherches allX Africains.

Après lecture de son ouvrage, force est de COllstater


que cela 11'a pas été le cas. C'est plutôt une autre méthode
que nous avons vu éclore tout all long de l'ouvrage et qui

146
consiste, comme nous l'avons déj à souligné, à prétexter un
axe de recherche africaniste pour stign1atiser par tous les
moyens les AfricaÏ11s intellectuellement indépendants et
affranchis de la tutelle académique occidentale. Tout ceci
s'accompagnant, comme il fallait s'y atten.dre, d'llne
rhétorique agressive véhiculant à satiété ironies médiocres
et ,autres i11sinuations mensongères. François-Xavier
Fauvelle~ tout comme AlaÏ11 Frolllent et bien d'autres
d' ailleurs~ fait partie de cette 110uvelle vague d' africal1istes
détracteurs décidés à prendre la relève des Sllret-Canale,
Mauny, T110ll1as, Cornevin, Balal1dier, etc., aujourd'}1LÜ
réduits au silence el1 raison de la péremptio11 de leurs
,
'critiques" .

En fait, dans une catégorisation plus générale,


François-Xavier Fauvelle, tout COlTIlTIeAlain Froment
d'ailleurs, peut être rangé dans ce qu'on pourrait appeler le
courant dit «néo-universaliste» actllellement en vogue en
Occidel1t. Ce courant considère que depuis la cl1l1tedu rnur
de Berlin en Europe et la chute du communisme face au
capitalisme, plus particulièrement en Europe de l'Est, c'est
la pensée unique qui doit prévaloir dans la réf1exion
politique, intellectllelle, clllturelle et scientifiqlle. Et cette
pensée unique ne peut être que d'essel1ce occidentale
puisque l' Occidel1t a vaincu le 111011decOlllmurlÎste et
continue de dominer une gral1de partie de la planète. De
plus, ce sel1tin1ent est renforcé par l'adhésion massive des
anciennes puissal1ces COlTIn1U11istes all lTIode occidental de
pensée et de productiol1. Dal1S de telles conditions et dans
un tel climat d' autosatisfactio11, le coura11t néo-
universaliste accepte mal l'idée qu'u11e autre façon de
penser et de poser les problèmes puisse naître et être
indépel1dal1te des Ï11stances d'llnifoflllisation occidentales.

147
Aussi deva11t la puissante propagation des idées et
de la pensée de Cl1eil(h AI1ta Diop que ses aînés n'ont pu
empêcher, un africaniste COInme François-Xavier Fauvelle
s'inquiète-t-il et se met-il à resseI1tir cette frayeur qui le
fait accoucher d'un exposé non seulement marqué par le
poids de son il1compétence, mais aussi ponctué par des
insinuatio11s 1nensongères qui 11'ont d'autres buts que de
jeter le trouble dans les esprits. «Discrédite ce qlle tu es
incapable de critiquer» pourrait être la devise de François-
Xavier Fauvelle et de beaucoup d'africanistes de service.

. En outre, du 26 février au 2 mars 1996 à Dal(ar, à


l'occasion de la commémoratioI1 mondiale du Xè
anniversaire de la 1110rtdu professeur C11eil(h Anta Diop,
l'Afrique I10ire a reçu la visite de François-Xavier
Fauvelle et d'Alain Fron1el1t, qui, faut-il le rappeler, S011t
considérés par les leurs coml11e les étoiles 1110ntantes du
néo-africanisme. L'intention de Fauvelle n'était pas tant
de se mesurer scientifiquement aux chercheurs africail1s et
non africains de sa catégorie que de chercller à convaincre
un nombre important de jellnes Africains de se détourner
de Cheil(h Anta Diop, idéologue sans scrupule, grand
manipulateur, etc. L'auteur de ce livre a été témoin des
méthodes racistes~ des acti011s de I1UiSaI1ceset de certaiI1s
agissemeI1ts obscurs de François-Xavier Fauvelle lors de
cette sen1aÎ11ehistorique à Dal(ar.

Chaqlle soir, en effet, les jeunesses panafricaines


venues assister à cette cOI11mémoratio11 se réllnissaieI1t à
l'ENAM (École NatioI1ale d'Administration et de
Magistrature), pOlIr discuter de l' œuvre de Cheil(h Anta
Diop et des problèmes de l' Afriqlle contelnporaine et voir
comment elles pOllvaient utiliser les idées dll grand
pel1seur, afin de c011tribuer à la Re-11aissance et au salut
des peuples africaÎ11s. C'est pendant ces m0111ents que

148
Fauvelle~ tel un chasseur 110cturne~ rôdait autour de ces
jeunes Africains afin de tenter de leur distiller '~ses
conseils" à la l110indre occasion qui se présenterait. Il
réussit à se faire inviter lors de la première réunion-débat
qui eut lieu le mardi 27 février à partir de 22 heures dans
la salle du réfectoire de l'ENAM où il était présel1t avec
l'autre Î11vité du jour, le n1arxiste An1ady Aly Dieng~ qui,
dans un élan d' antidiopisme bien connu chez lui43, était
deve11u son allié de circo11stance. Les jeunes Africains
présents ce soir-là appartel1aient à plusieurs associations
panafricai11es~ notamment la Génération Cheikh Anta Diop
du BurkiI1a Faso, la Jeunesse Cl1eik.h Anta Diop du Mali~
le Collectif des Structures Pal1africaines, etc. Il faut noter
que François-Xavier Fauvelle était d~ailleurs le seul Blanc
présent dans la salle. Avec An1ady Aly Diel1g, ils ont tel1té
en vain de dissuader les jeunes Africains d'emprunter les
voies tracées par CheikJ1 Anta Diop~ et leur ont maintes
fois suggéré d'accueillir ses idées avec nuances.
D'ailleurs, FalIvelle ne cessait de répéter que «ce qui est
vrai111ent ,fàr111Llteur en histoire, c'est juste111ent le
c0111plexe, c'est la nuance». Heureuselllent pOlIr l' Afrique~
ce soir-là~ ils furent surpris de trouver el1 face d'eux des
jeunes Africains solidel11el1t forn1és et maîtrisant
parfaitement la problématique posée par Cheikh Anta
Diop. Ce fut véritablen1ent Ul1 écl1ec et une déroute
intellectuelle pour Fauvelle et Dieng. Devant la
détermination de ces jelInes~ Alllady Aly Dieng, qllÎ
déclara défensivelllent pel1dant le débat qu'il n'était pas
«un pk~ychiLltre pour les jeunes troublés ou perturbés»,
préféra se dérober Sllr la poil1te des pieds, COl11meun

4]
Pathé Diagne disait d'ailleurs d'Alnady Aly Dieng qu'il était (d'un
des universitaires c{fi'Ù;ains les plus critiques pour ne pas dire hostiles
à l 'œuvre de ("heikh Anta Diop)) (Pathé Diagne, C"heikh Anta Diop el
l'Afi"ique dans I 'histoire du 171()nde~Sankoré / L' Hal1nattan~ Paris,
1997~p. 126.

149
combattant d'arrière-garde, trois qllarts d'heure seulement
après le début des discussions. Quant à François-Xavier
Fauvelle, pIllS patient, il poursuivit péniblement les débats,
mais fut malmené il1tellectuellemel1t. Entêté, il se pointa le
lendemain soir vers 21 heures 30 pour assister à un
nouveau débat et essayer d' accon1plir la petite besogrle
pour laquelle il était vel1U. Dès qu'il ouvrit la porte de la
salle de réunion en espérant se faire inviter de nouveau,
certains jeunes, qui estimaient qu'ils n'avaient plus de
~
temps à perdre~ s écrièrent: «encore lui!)) François-
Xavier Fauvelle se ravisa aussitôt et préféra ne pas entrer.
Il avait apparelnlnel1t cOlnpris que SOl1petit jeu n'aurait
aucun effet sur ces jeunes.

En fait, François-Xavier Fauvelle était aussi venu


en Afrique à l' occasiol1 de cette commémoration, pour
constater lui-Inêlne l'Îlnpact réel qu'avaiel1t Cheil<h Al1ta
Diop et ses idées auprès de ses cOl11patriotes africains. Il a
dû sans doute constater, à SOl1grand regret, que les teInps
avaient bien changé.

Pour en tern1iner avec le propos qlle nous venons


de développer, il faut dire que, d'une manière générale, la
catégorie d' africal1istes à laquelle appartiennent cel1X dont
nous venons de parler, accepte lnal ou refuse d'admettre
les œuvres de Cheil<h Anta Diop, Tl1éophile Obenga et
leur école el1 raison aussi - et surtollt - de leur éducation.
Et Jean Devisse, qui fut jadis un des grands pourfendeurs
de Cheikh Anta Diop, a fini par reconnaître ce fait dans un
mea-culpa étonnaI1t :

«Il y a une catégorie de contestations qui encore


est très répandue, il Lfaut le dire, au Nord en particulier.
(,1'est une contestation qui repose sur les données
culturelles enseignées, acquises, à partir de l'éducation

150
des jeunes Européens ou des jeunes An1éricains. Et c'est
une contestation globale, il n'est J)as possible d'adlnettre
et je ne J)arle pas en 1110nnon1, que l 'humanité ait une
origine noire. Il n'est pas J)ossible d'admettre que les
capacités techniques des Af;;<icains soient égales ou
supérieures el celle.\' des gens du Nord, etc.»44

On peut rappeler au passage que Jean Devisse~ qui


fut, au l11ilieu des a11nées 80, Directeur du Centre de
Recherches AfricaÜ1es (CRA) de Paris, prononça ces
paroles en présence de Cheil(h Anta Diop~ lors d'une table
ronde portal1t sur «l'Égypte pharaonique et le continuU111
historique ~fi'icain», à l' occasio11 du colloque sur
Parchéologie camerounaise organisé en janvier 1986 à
Yaoundé. Il avait enfin compris, en ce qui concerne la
problé111atique posée par Cheik.h Anta Diop, qu" «il ne
s'agit 1)a8 d 'un ~tfi'onten1ent entre Blancs et Noirs, Jaunes
et Blancs, ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit. ()n est
en présence de 1(1111ê111e hUlnanité et il s'agit de rétablir la
. 4~
Ch rono Iogle d es evenements»
"
~.

Mais pour les africanistes, l' enj eu est de taille si on


considère la perspective dans laquelle ils placent les
choses. Ils avaie11t été habitués à guider les Africai11s et à
diriger leurs travaux dans des directions Î110ffensives pour
les Ï11térêts europée11s. Sur ce" survient une école
scie~1tifique aut11e11tique, et complètement i11dépendante,
créée par un Africain érudit. C'est ce "scandale" qu'ils ne
sont pas disposés à digérer, d' autaI1t plus que cela va, à
terme., 111enacer leur fonction propre par rapport à
P Afrique. Car., COI11mel''écrivait C11eikh Anta Diop, ((en

44
Jean Devisse cité par Joseph-Marie ESSOlllba, Cheikh Anta Diop el
son dernier 171essage à l'A.fi"ique et au l77onde, AMA / CaE, Yaoundé,
1996, p. 88.
45
Jean Devisse, cité par Joseph-Marie ESSOlllba, op. cit., p. 88.

15 1
I
réalité, lu notion d' I«f;/ficaniste " corre~pondait à une
phase du dévelo}Jpelnent culturel et j)olitique de l '~rrique
noire dLlns les ten1j)S n10dernes, à une situation spéc~tîque
con1n1e l'étaient naguère la notion de sinologue pour la
C~hine et dans une grande n1esure encore celle
d'orientaliste pour l'Asie occidentale. Elle suppose une
tutelle culturelle et intellectuelle. Elle sera dépassée aU.fitr
et à J11eSUreque les ~fricains prendront en lnain leurs
., .. 46
d estznees j)(} Iztzques et cu Iture Iles)) .

U11e déclaratioI1 de FrOIneI1t traduit d'ailleurs très


bien l'inquiétude fiévreuse de ces africanistes:

«Je ne crois ])as, du reste, qu'il soit in1portant que


I 'histoire d'une région [sous-ente11dlle l' Afriqlle] ou d'une
culture [sous-ente11due africai11e] soit .faite ])ar ses
ressortissants ni J11ên1e qu'ils aient une quelconque
priorité.» (1988).

En réalité, le projet africaniste de nuisance


intellectuelle est à bOllt de souffle. Les africanistes
constateI1t aInère111ent qlle les Noirs ne sont plus ces
enfants colonisés de jadis, qui prenaient pour argent
comptant tout ce qui venait du pouvoir académique
occidental. Ilnpuissants devant l' ilnpact grandissant de la
pensée de Cheil(h Anta Diop, et incapables de canaliser ce
mouveme11t de prise de conscience des Africains, ils ont
préféré glisser sur Ul1 terrain n10ins honorable pour
distiller, ici et là, un enselnble d' insÎ11uations mensol1gères
et sans f011dement., dans l'unique espoir de semer lIn doute
qui semble être leur dernière chance de gagner du ten1ps.
Un telnps qu'ils pourraieI1t mettre à profit pour c11erc11erà
inventer d'autres 11ypot11étiques argumel1ts
46
Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres, 111ythe ou
vérité historique, Présence Africaine, Paris, 2è éd., 1993, p. 214.

152
~,
contradictoires
~ 10
à opposer à l' œuvre de Cheikh Anta
Diop. Pour paraphraser ce der11ier~on dira qu'ils ont perdu
la bataille scientifique. Obnubilés par leurs préjugés, ils se
laissent volontiers guider par leurs réflexes paternalistes,
leurs incohérences et leur mauvaise foi, une attitude qui
les conduit parfois à la défense de l'indéfendable qll' est le
crime contre la science. AussL leurs dépits se lise11t
~
aisén1ent dans des Ï11ca11tationsd un avenir qui viendrait
~

réaliser ce qu'ils n 011tpas pu faire: battre el1 brèche les


thèses trio111phantes de Cheikh Anta Diop. Ce secret espoir
est sOllrnoisement caressé par la plllpart d'entre eux:

«Le rapprOChe111ent linguistique entre l'égyptien


ancien et le ouolo.!' ? Les .~pécialistes des langues
q!;~icaines J)ourront, un jour, nous dire si cette h.ypothèse
est valable.)) (Rayn10nd Mau11Y,1960).

«L'avenir [lira ce qu'il conviendra de retenir de


ces thèses.) (Erica Simol1, 1963).

«F'onder le Panqf;;oicanisl11esur une origine


,~péc?fique nègre de la civilisation égyptienne est une
hypothèse intéressante 111ais ,ii-agile, que l'avenir
co~iir111era ou peut-être r~fittera.» (Alain Froment, 1988).

Fral1çois-Xavier Fauvelle, qui n'hésite pas à


s'inspirer U11efois de pIllS de Mauny, écrit aussi:

«En déJ)il de toutes les idéologies présentes chez


Diop, il est possible qu'un jour l'unanÙ11ité des linguistes
se ,fasse sur la parenté, à un degré ou à un autre, du tvolo.f'
et l'égyptien. (-'oY?fir111era-t-elle 1110t pour 1110t les
argU111ents de Diu/), ou se .fera-t-elle sur d'autres
argU111ents?» (François-Xavier Fauvelle, 1996, p. 173).

153
De toute façon, les Africains le savent déjà, il y
aura touj ours des africanistes pOlIr refuser d'admettre les
travaux de Cheikh Anta Diop avec la mauvaise foi et
l'incompétence que l'on sait. Après tout, ce n'est là
qu'une des nombreuses lois du ge11re humain. D'autres
grands savants con1me Sigmund Freud, Albert Einstein,
Karl Marx, Galilée, etc., qtli eux atlssi 011trévolutionné la
pensée moderne, possèdent encore aujourd'hui leur
minorité d'adversaires de mauvaise foi qu'il faut bien
distinguer de la 1ninorité réclamant le 111inimum de réserve
scientifique nécessaire au débat.

On peut parier que les futurs critiques africa11istes,


s'ils n' en1pruntent pas la voie de la science et de la raison,
se situeront dans le même état d'esprit, utiliseront un
vocabulaire, une schématisation et des clichés
pratiquen1el1t identiques POil1t par POi11tà ceux que nous
venons de dénoncer ici. C'est el1 partie pour cette raison
que la mise à nu de ce type de discours africaniste que
nous venons de faire, doit perl11ettre atlX Africains de se
prémul1ir, si ce n~est déjà fait, contre la propagande des
néo-universalistes dont le seul réel but est de maintenir
sous une forme ou une atltre les Noirs dans cet état
d 'hun1a11ité inférieure qui les arra11ge11tbien, et justifient
leur ingére11ce dans les affaires africaines47. Il n'est pas
inutile de rappeler que «le droit d'Î11gérence humanitaire»,
qui est la dernière trouvaille des Î11tellectuels occide11taux,
succède au «droit d'i11gérence politique, culturelle,
écol10miqtle, religieux», etc., déjà el1 vigueur dans leurs
rapports avec les Africail1s Noirs.

Les Africai11s doive11t tourner le dos à cette fra11ge


d~africanistes qui 11'apportent stricten1ent rien à l'avancée

47
COl11111eau bon vieux tel11ps de la Colonisation.

154
de la science, et travailler avec les savants non africains
qui, par des travaux et critiques scientifiques désintéressés
et constructifs, sans préjugés ni arrière-pensées, montrent
leur souci d'une coopératio11 sincère entre les différentes
nations de ce monde. Cet état d'esprit humaniste, qui fut
présent chez des savants comme Volney, Griaule,
AmélÎ11eau, Masson-Oursel etc., se retrouve aujourd'hui
chez des personnalités scientifiques éminentes tels que
Ferran I11iesta, GÜ11ter Braller, Hartwig Attenmüler, Jean
Ziegler, etc.48 Et il n'est pas inutile de rappeler encore ces
propos de Jean Devisse:

«Il ne s'agit pas d'une guerre ou d "une


capitulation, ce qui serait de vous et de nous. Il ne s'agit
pa~s'de cela et je re/11ercie beaucoup le pr(~fesseur (1heikh
Anta Diop de /11'avoir si claire/11ent /11ontré l'autre voie. Il
ne s'agit pas d'un qffilfonte/11ent entre Blancs et Noirs,
Jaunes et Blancs, ce n'est pas du tout cie cela qu'il s'agit.
()n est en JJrésence de la /11ê/11ehU/11anité et il s'agit de
, . 49
reta hl zr Ia c hrono I.ogze d es eVene/11ents.»
' "

«( 1

'est un phéno/11ène énOrl11e, et, pour la prelnière


.fois aujourd 'hui, nous nous trouvons devant la nécessité
de reconsidérer toutes les cultures dans toutes leurs
racines, donc les cultures du continent noir qui sont les
jJre/11ières, en essayant de bâtir une société 'universelle qui
ne soit J}/us une société d'aifilfontel11ent C0l11me cela a été
dans le passé 111ais qui soit une société de collahoration,
en séparant les deux 1110ts, qui est une société de co-
construction d'une culture éventuellel11ent universelle. »50

48
D'ailleurs, ce n'est pas étonnant qu'ils ne soient pas l11is en avant
par les institutions acadél11iques et politiques de leurs pays respectifs.
49
Jean Devisse, cité par Joseph-Marie Essolnba, op. cit., p. 88.
50
Jean Devisse, cité par Joseph-Marie Essolnba, op. cit., pp. 92-93.

155
Mais les tares de l'africanisme eurocentriste raciste
sont tenaces, comn1e en témoigne l'ouvrage collectif
publié par François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jeal1-Pierre
Chrétien et Claude-Hélène Perrot: Afjt<ocentrisnle.
L'Histoire de.s' Afj~icains entre Égypte et Alnérique,
Karthala, Paris, 2000. La publication de cet ouvrage qui
réunit les cOl1tributions d'un groupe international de 19
auteurs dont la médiocrité scientifique de certains d'entre
eux est de 110toriété, a, en réalité, pour objectif, d'essayer
de contrecarrer, Ul1efois de plus, la forl1lidable dynal11iqlle
de restallration de la conscience négro-africaine entreprise
par la Re-naissance Africaine contemporaine.

Coml11e il fallait s'y attendre, la montagne a


accouché d'une souris. Les vieux démons africanistes ont
la vie dure. Les mêmes clichés et les l11êmes caricatures
des travaux scientifiques africaills SOlltressortis. Face à un
Monde noir renaissant, les l11êmes réflexes de peur et de
panique sont aisément palpables. Les mêmes critiques
incohérentes et injustifiées, aillsi qlle le même vocabulaire
agressif et injurieux sont également ressortis pour tenter de
créer la confusion chez le lecteur. Cheil<h Anta Diop,
Théophile Obenga, ainsi que leurs disciples et collègues
africains et africains américaiI1s sont attaqués et
vilipendés. Le vieux et toujours inopéral1t discours sur le
~~chamito-sémitique", la théorie périmée du métissage de
l'Égypte pharaonique, le ~~Miracle grec", les accusations
de racisme à rebours, toutes ces escroqueries scientifiques
et intellectuelles qui constituent le fond de COI11mercede
l'africanisme eurocel1triste raciste, sont encore réunies et
remises à l'ordre du jour dal1s ce livre de 402 pages dOl1tla
pauvreté i11tellectuelle et le piètre niveau scientifique
atteignent des SUmmUlTIS invraisemblables pour des
ouvrages de ce type. On a comme la grave impression que
dès qu'il s'agit de s'autoriser à parler de l'Afrique et des

156
~
Africains, I incompétence devient la première compétence
des africanistes. Comme d'habitude, plutôt que de faire
l'effort de se mettre strictement sur le terrain scientifique,
le groupe d'africanistes dirigé par Fallvelle-Aymar, Perrot
et Chrétien a préféré déverser sa haine raciale et ses
ironies malsaines sur l'avant-garde scientifique de la Re-
naissance Africaine. Mais toutes ces procédures minables
et puériles sont devenues inopérantes.

Si dal1s leur petit lnilieu sectaire para-scientifique


et pselldo-intellectuel, ils s'autoproclament rois de la
recherche africaniste, au point d'être recrutés par les
autorités de leurs pays (qui leur garantissent promotions et
autres rétributions sonnantes bien trébuchal1tes en
~
contrepartie de I accomplissemel1t de leur laborieuse
besogne), pour les Africains, ces rois sont nus. Et
Théophile Obenga a eu raison de les démystifier dans son
ouvrage Le sens de la lutte contre l 'qfi--icanis111e
eurocentriste. Cette riposte magistrale du savant africain à
cette nième tentative de déstabilisation de la Nouvelle
Consciel1ce Africaine, doit SOl1ner comlne un
avertissement pour les chercheurs racistes et autres petits
africanistes de service. Les Noirs ne SOl1tplus disposés à
ingurgiter ce que le plus grand disciple de Cheil<}1Anta
Diop appelle le charabia ~fjl'icaniste. Car, «les C{fj--icanistes
sont des rC1CC01111110deurs et des raccomn10deuses de
.faïences et de porcelaines dans leurs .fan1eux C'1entres de
recherches qfj--icaines et laboratoires des langues et
cultures (i 'Afj--ique noire» (p. 77). «... ils arrivent en queue
de j)eloton des universités et centres qui ont des
progran1111eS d'études C?fj--icaines (.. .). C/1esont des 111aftres
queux du 111ensonge et de la caloI11nie.» (p. 77). «Ils ne
savent pas grclnd chose ,. cepenclant ils veulent dicter la
loi, la .façon de .faire, d'ai111er et de connaftre l'Afi--ique ,.
ils veulent constaln111ent passer les Afi--icains au caviClr.»

157
(p. 81). «Dépassés, jaloux', inco111pétents, ils entendent
semer néan1110ins la c011fùsion auprès du grand public et
des étudiants en .for111ation. Ils /11entent, caricaturent, .font
des c1l11alg(J111eSincroyahles et (les ]Jrocès d'intention
regrettahles.» (p. 97). On l1e saurait être plus clair.

158
v
UNIVERSALISME ET
NOUVELLE CONSCIENCE AFRICAINE

l-Universalisme ou impérialisme?

Que n'a-t-on pas servi aux Africains en Inatière


d'universalisme? Capitalisme, communisme, religions
"révélées universelles", culture llniverselle, civilisation
universelle, musique universelle, pensée unique
universelle, langues universelles, etc., autant d'idéologies
et de concepts qui ont servi, en réalité, à jllstifier d'autres
faits moins glorieux que la fraternisation sincère des
peuples dal1s le cadre de ce que certains appellent le
rendez-vous du donner et du recevoir. C'est l'Occident qlli
a le pIlls utilisé cette idéologie de l'universalisme pour
imposer aux Noirs toutes les forn1es possibles de
colol1isation et de l1éo-colonisatiol1. Face à toute velléité
de redécollverte de leur 11istoire véritable ou de leur
culture, les Africains se sont vus opposer ce concept
d'ul1iversalislne. Ceci n'est pas un fait 110uveau. Et
l'alié11ation aida11t, certains d'entre eux se sont laissés
duper et s'le11 présente11t n1ên1e COlnme les pIllS ardents
défenseurs. Cheil<h Anta Diop, dal1S la préface de l'édition
de 1954 de son ollvrage Nations nègres et C'fulture,

159
appelait cette catégorie d'Africail1s les cosmopolites-
scientistes-nl0dernisants, c'est-à-dire des personnes dont
l'attitude se caractérise., entre autres., par une ({tendance à
déprécier tout ce qui énlane de nous [Africains]», et à
assumer totalement tout ce qui vient de l'extérieur, sous
prétexte de gagner du temps, afin de se lnettre au diapason
de l' évoltltion du monde occidental dont les valeurs de
civilisation seraient éprouvées, ptlÎsque celui-ci est à
l'avant-garde de l'humanités1. Dans une al1alyse des
rapports el1tre les civilisations du monde, SalTIuel

51
Aujourd'hui, devant l'attitude paradoxale de certaines nations
européennes qui réclalnent l'exception cu Iturelle face à l' hégélnonie
des États-Unis d'Alnérique, alors qu'elles-Inêlnes ilnposent leurs
valeurs culturelles à l'Afrique, beaucoup d'Africains prennent
conscience, et sont prêts à prendre en cOlnpte leur propre histoire et
leur propre culture. Cependant, cela se fait encore trop souvent dans
des lilnites tolérables pour la conscience de l'Occident dont on espère
quelques Iniettes d'aide écononlique : ouÏ- on accepte que l'Afrique ait
une histoire, Inais il ne tàut pas la faire relnonter trop loin, à l'Égypte
antique, par exelnple, dont le caractère trop nègre pourrait indisposer
les bailleurs de fonds ~oui, les Africains ont une culture, nlais il faut la
folkloriser pour épancher la soif d' exotisllle des détenteurs de devises
et faire financer quelques projets pittoresques par les bonnes âlnes et
autres organisations caritatives étrangères ~ oui, on ose dire que
l'Esclavage des Noirs est un crilne contre l'hulnanité, Inais on insiste
pour ne pas delnander de réparations nlatérielles, afin de ne pas
heu11er la susceptibi lité de ceux sans l'aide desquels, pense-t-on,
l'Afrique serait en retard. On cOlnlnélnore la prétendue abolition de
l'Esclavage avec la bienveillance des descendants des esclavagistes
qui, eux, prennent bien soin de Ininiiniser le nOlnbre de victilnes et
l'ilnpact de ce Crilne. etc. Quant à la dénonciation de l'Esclavage
passé et présent perpétré par les Arabes envers les Noirs, elle attendra.
Il s'agit là d'une nouvelle façon de faire l'autruche. On fait dans la
delni-lnesure pour être en adéquation avec le degré de soulagelnent
que l'Occident accepte d' ilnposer à sa conscience. Cette attitude
donne l' ilnpression de faire progresser la fraternisation des peuples,
Inais en réalité, elle Inasque les effets d'une Inanœuvre de ce Inêlne
Occident qui, en faisant ll1ine de faire des concessions, alnorce en
réalité une nouvelle phase de dOlnination du Monde noir.

160
Huntington explique que «le concept de civilisation
universelle est caractéristique de l'Occident. Au XIXè
siècle, l'idée de "la responsabilité de I 'homme blanc" a
servi à justifier l'expansion politique occidentale et la
domination écono111ique sur les sociétés non occidentales.
À la .fin du llè siècle, le concept de civilisation
universelle sert à justtfier la dOlnination culturelle de
l'Occident sur les autres sociétés et présuppose le besoin
qu'elles auraient d'imiter les pratiques et les institutions
occidentales. L 'universalislne est l'idéologie utilisée par
l'Occident dans ses confi~ontations avec les cultures non
occidentales» 52.

La Déclaration universelle des droits de lOhOlllme


et du citoyen qui est Ul1e éllla11ation de la pr{)i)agande
universaliste de l'Occident, prend ses fondement~ dans des
mouvements révolutiol111aires qui ont eu lieu qUl'illue part
en Europe aux siècles der11iers. Seules les c011ceptions
Ï11do-européennes et jlldéo-chrétiennes de I'homme, de la
femme, du citoyel1~ du droit, du devoir~ de la démocratie,
de la liberté, etc., y sont pris en compte. Et pourta11t, la
communauté planétaire ne se limite pas aux seuls peuples
indo-européens et leurs excroissances nord-américaines.
On peut également contester le monopole de la
contribution sociologique et philosophique de l'Occident à
l'histoire et au progrès de l'humanité. D'une manière
générale, 011 peut constater que lorsqu'un peuple entend
imposer son système de valeurs à l'Afrique, il habille son
entreprise de l' étiquette "universaliste" . Aussi les
Africains sont-ils inviter à parler des lal1gues
"universelles" européenl1es, à pratiquer des religions
"universelles" venus d'Europe, d'Arabie ou d'Orient, à
apprendre I'hÏstoire "universelle" des peuples européens
5~
SalTIuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris,
1997, p. 67.

161
"en 12 volumes" , etc. Cette forme pernICIeuse
d'impérialisme dont l'Occident est l'un des grands
spécialistes, fut dénoncée en son telnps par le grand
penseur africain Alioune Diop (1 907 -1980) : «C1e que
l '()ccident aJ7pelle l'universalité de la science, de
l'histoire ou de la philosophie, n'indique souvent que le
sens de son propre confort de vivre et de dOlniner. Le
degré d'universalité qu'il se co'?lère mesure le poids
d'in1périalislne
, .
qu'il
.
est prêt - en toute bonne conscience -
S3
aJeter sur nos vIes.»-

Aujourd'hlÜ, la prise de COl1science grandissante


des Noirs et l'utilisation partiale des résultats de la
biologie moléculaire par certains scientifiques idéologues,
ont amené une partie de l'intelligentsia occidentale à
inventer le "néo-universalisme" qui n'est autre qu'une
idéologie mutante de cet universalisme européen né au
XIXè siècle. Par U11e sorte de propagande qui exploite
l'aliénation d'un certain nombre de Noirs, et à l'aide des
moyens modernes de coercition., ce néo-llniversalisme
entend Î11citer les Africai11s à s' e11gager dans sa nouvelle
doctrine de "fraternisation" des peuples dont les lllaîtres
mots sont: m011dialisation éconolllique (==tout le monde
doit accepter le capitalisme), mondialisation politique
(==tout le monde doit avoir les Inêmes institlltions
politiques que 1'Occide11t), lllo11dialisation culturelle
(==référence à la culture occidentale et folklorisation de la
culture africaine), mondialisatiol1 lingllÎstique (==tout le
monde doit parler les langues europée1111es),
mondialisation intellectuelle (==u11epe11sée unique valable,
celle de l'Occident), etc. Tandis que l'universalisme du
XIXè siècle affirmait la supériorité de la race blanche sur
la race noire., le 11éo-u11iversalis111equaI1t à lui., se pose
5~
Alioune Diop, «Du confort culturel», in Revue Présence ,1/i-icaine
n° 107, Paris, 3è trilllestre, 1978, p. 6.

162
purement et simplement en négateur de la diversité raciale
même en tant que donnée immédiate, donl1ée
sociologique, et défend le concept uniformisant d' "une
seule race", "la race hlImaine" .

Cette notio11 de "race unique humaine" en effet, si


elle est recevable d'un point de vue génétique (encore
qu'il existe bien des "marqueurs raciaux"), ne l'est plus
d'un point de vue sociologique qui est la réalité
quotidienne saisissable par tous. Par conséque11t, la
paléontologie hU111aineaura encore raison de parler d'ul1e
espèce humaÎ11e - l'homo sapiens sapiens - composée de
plusieurs races humaines phénotypiquement parlant. Qui
plus est, c'est en expliquant scientifiquement, et de façon
rigoureuse, l'origine de cette diversité raciale, et non en la
niant idéologiquement, qu'on fera réellement reculer les
préjugés racistes. Là n'est pas le souci du néo-
universalislne. En réclamant de 11e plus poser les
problèmes anthropologiques el1 terlnes de nègre, blanc,
sémite, jallne, cette nouvelle idéologie entend atteindre
certains objectifs non avouables publiquement.

En effet, après avoir 11iéle caractère négro-africain


de la civilisation antique égyptienl1e, le néo-universalisme
espère profiter de la naïveté des Noirs pOlIr nier le
caractère leucoderme., c'est-à-dire blanc, des négriers
européens qui envoyèrent nos ancêtres en déportation et en
esclavage aux Amériques et allX A11tilles. Cette dissollltion
raciale autoriserait tout un chacun à 11e plus dire" des
négriers blancs ont déporté et mis en esclavage des Noirs"
mais plutôt '~des hommes ont déporté et mis el1 esclavage
d'autres hommes". Les victimes assulneraient aÎ11si les
forfaits de leurs bourreaux, toutes velléitl'~ de
revendications de réparations seraient anéanties cb.ez les
Noirs et le fondement racial de l'apartheid serait

163
tranquillement passé sous silence. Il importe que les
Africains s'opposent à cette tentative de destruction totale
de leur consciel1ce historique. Car, on imagil1e mal,
aujourd~11ui, un individu ren1ettre e11 cause la race des
Grecs et des Ron1aÜ1s de l'A11tiquité ou encore essayer de
faire croire aux Jllifs qu~ils n'ont pas été victimes de
l'antisén1itisme.

E11fin, il n'est pas inutile de faire relnarquer que ce


néo-u11iversalisme émerge dans un contexte mondial où la
crise des valeurs sans précédent, subie par la civilisation
judéo-chrétienne, est en passe de créer une fragilisation
culturelle des peuples i11do-européens. Ce phénomène
risque de relnettre en cause lellr hégémonie dans le monde
et plus particulièrement en Afrique l10ire. Allssi, par
crainte de l'affirmation émancipatrice des peuples l10irs~
les Occidentaux n ~11ésitent pas à servir aux plus dupes
d'entre eux cette nouvelle idéologie qui est e11 fait le
paradigme des impérialismes dll XXlè siècle.

2-Nouvelle Conscience Africaine et projet


culturel planétaire

Il paraît d011C évident qu'avec l'émergence de la


Nouvelle Conscience Africaine issue des travaux de
Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga, et intimement
liée à la Re-naissance Africaine, la notion
d" 'universalisme" ~ si elle doit avoir lIn sens positif pour
tous, doit faire l'objet d'u11e ren1ise e11 cause radicale
préalable. Ceci de manière à pre11dre en cOlnpte la
contribution de la cOlnposante l1ègre de 1'hulna11ité et à
matérialiser la diversité culturelle planétaire. Si tous les
peuples de la terre ont l'intime c011viction que tous les
~
110mmes sont égaux, alors c est la seule base de travail

164
possible. TOLIte autre attitude ne serait qu'un acte de foi
impérialiste, donc raciste. Comme le dit Cheikh Anta
Diop, «I 'hu711anité ne doit pas se.fàire par l 'e.ffclcement des
')4
uns au pr(~ f zt' d es autres»- .

Ell ce qui COIlcerne les Noirs d'Afrique, les travaux


de Cheil<h Anta Diop et de Théophile Obenga restaurellt
une réalité historique, celle qui veut que ceux-ci aient des
pratiques clllturelles et religieuses aussi anciennes sinon
plus anciennes que celles d'alltres peuples, qu'ils aient U11e
antiquité COlnnle d~autres peuples, qu'ils aient des la11gues
et une histoire qui plollgent leurs racines dans l'ancienne
Égypte et la Nubie, etc. Le fait d'affirmer, sur la base
d'arguments scientifiques, qu' «à l'origine, à la
préhistoire, au paléolithique supérieur, les Nègres .titrent
prédo711inants» et qu' «ils le sont restés aux ten1ps
historiques pendant des lrzillénaires sur le plan de la
civilisation, de la suprén1atie technique et militaire»55~,
n'est en rien un acte de racisll1e à rebours COlll1ne
l'affirmellt certaÏ11S. C'est tout sÏ1nplement rappeler et
souligner la contribution d'une des brallches de
I'hulnanité. Contribution que doivent prendre en compte à
sa j~ste valeur les autres cOlnposantes de I'}1uma11ité. Et,
comme le dit encore Cheikh Anta Diop, «toute conscience
qui est devenue, par j)rincipe, inajJte à l'assÙ11iler
[l'antériorité de la prédominance 11ègre], est rétrograde,
quelle que soit l'idée qu'elle se .fclit d'elle-mên1e, et son
aptitude à contribuer au progrès réel de la conscience
7110r{Jlede l 'hu711clnité pourrait en être .fort li711ité»56. «La
conscience de l 'ho711711elnoderne», poursuit Cheil<h Anta
Diop, «ne peut progresser réellen1ent que si elle est

54
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et ('ullure, op. cit., p. 17.
55
Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres, /71ythe Olt
vérité historique~ op. cit.~ 2è éd., 1993, p. Il.
56
Cheikh Anta Diop, op. cit., p. Il.

165
résolue à reconnaitre explicite111ent les erreurs
d 'interprétations scient~fiques, 111ê111e dans le do/naine très
délicat de l'Histoire, à revenir sur les falsifications, à
dénoncer lesfi/lustrations de patri111oines. Elle s'illusionne,
en voulant asseoir ses constructions morales sur la plus
monstrueuse .fals?ficcltion dont I 'hu111anité ait jamais été
coupable tout en de111an(iant aux victi111es d'oublier pour
711ieux aller de l'avant. »57

Les paroles de Cl1eikh Anta Diop sont jllstes. Et


ceux~ Africai11s~ Européens~ Asiatiques~ Arabes ou autres~
qui sont a11imés d ~U11véritable SOllCi de construire une
humanité meilleure, débarrassée des hypocrisies
meurtrières~ doivent les entendre et les méditer58. Plus

57
Cheikh Anta Diop~op. cit.~p. 12.
58
Pour les besoins de leurs causes, les Noirs peuvent privilégier, avec
vigilance, des alliances stratégiques circonstancielles avec les
cOlnlnunautés qui n ont aucun contentieux avec eux. Ce ne sont pas
~

les nations qui ont colonisé et pillé l'Afrique, et qui continuent


pernicieuselnent aujourd'hui de la dOlniner, qui sont les Inieux placées
pour l'aider, quoiqu'en pensent les tenants africains d'une coopération
naïve. La prelnière aide que l'Occident, pour ne parler que de lui, peut
apporter à l'Afrique par exelnple, c'est d'abord d'indelnniser
Inatériellelnent les Noirs pour toutes les destructions et autres forfaits
perpétrés sur le sol africain durant des siècles par l'agression
esclavagiste et l'invasion coloniale, étant entendu que le préjudice
Inoral et psychologique de ces actions barbares delneure, quant à lui, à
jalnais irréparable. À titre indicatif, on peut rappeler que le
Mouvelnent Noir Brésilien exige que l'État brésilien verse la SOlnlne
de 100 000 dollars à chacun des 60 lilillions de descendants d'esclaves
que cOlnpte le pays, au titre des réparations Inatériels de la Traite (voir
le quotidien français Ouest-France du Inardi 21 février 1995).
D'autres Inilitants et chercheurs noirs ont proposé la SOlntne de 1300
tnilliards de dollars en guise d'indelnnisation pour le travail forcé de
10 Inillions d'Africains en Alnérique. Ce qui donne 2600 nlilliards de
dollars pour 20 Inillions d'Africains, 3900 Inilliards de dollars pour 30
Inillions d'Africains, et ainsi de suite... On itnagine déjà le rnontant
total lorsqu'on sait que l'Esclavage et la Déportation des Noirs ont fait

166
particulièrement les Africains qui doutent de leurs
capacités de créatio11~ et ql1Ï sont prêts à soutenir des
idéologies pseudo-fraternisantes qu~on leur propose~ et à
développer une culture foll<lorique de complémentarité
bien appréciée de l'et11nographie touristique occide11tale en
mal d'exotisme. Ils doiverlt con1pre11dre que c~est en
~
assumant d abord pleinement leur culture intrinsèqlIe~
authe11tique~ qu'ils pourroI1t être le Inieux à même de
donner à l'autre~ c'est-à-dire d~être véritablelnent au
"rendez-vous du dOI1ner et du recevoir,,59, comme disent
certains. Car, «renoncer pré111aturélnent et d'une .façon
unilatérale, à sa culture nationale pour essayer d'adopter
celle d'autrui et appeler cela (..) un .\'ens du progrès, c'est
se condcllnner au suicide» 60.

Da11s l'un de ses ouvrages essentiels~ Pour une


Nouvelle Histoire61., Théop11ile ()be11ga apporte une
contribution remarquée à la c011struction non seulement
d'un nOlIvel universalisme fOI1dé slIr lIne NOlIvelle
Histoire, mais aussi à l'édificatio11 d'un humanisme qui
doit se fonder sur le contenu positif de chaque civilisation
humaine. Il écrit: «Parce qu'elle est sensible aux
parcours de lu ]Jensée hU111aine,I 'o:uvre de lu Nouvelle

entre 100 et 300 Inillions de victilnes. D~autres initiatives du Inêlne


genre devront être entreprises pour fixer aussi le Inontant de
l~indelnnisation des victiInes de la Colonisation de l'Afrique noire.
Toutes ces délnarches et tous ces chiffres peuvent servir de base pour
l'étude et la fixation des Inodalités d'un dédolnlnagelnent général du
Monde noir.
59 Pour le InOlnent en tout cas, l'Afrique est au rendez-vous de la
Inanipulation culturelle, religieuse et hUl11anitaire.On ne cOlnpte plus
toutes ces religions étrangères et leurs dérivées qui ont pignon sur rue,
en Afrique, ainsi que toutes ces organisations dites ""hulnanitaires"
qui y viennent faire fortune en toute tranquillité.
60
Cheikh Anta Diop, ,Nations nègres et (lultllre, op. cit., p. 17.
61
Théophile Obenga, op. cit.

167
Histoire est .!onda111entale111ent p.sychiqueJ culturelle. La
grandeur humaine de la Nouvelle Histoire ne saurait ni se
. ., . 62
concevozr, nz s exp Izquer autre111ent.»

Clleil<h Anta Diop et Tlléophile Obenga sont


profondément humanistes. Est-il besoin de le rappeler?
Leur grande connaissance des faits culturels et historiques
africains et mondiaux, leur découverte des processus
régulant le moteur de I'histoire des peuples, leur ont
permis de proposer à lellrs contemporains une voie de
fraternisation juste. L'une des gral1des tâches de leur vie,
e' est-à-dire la restitution à la COllsciellce nègre de la
culture africaine authel1tique et la ll1ise à la disposition de
la conscience mondiale des clés de compréhension de cette
dernière, a permis de refaire de l'Afrique une terre
d'espoir. C ~est pour cette raisoll sans doute que le
sociologue Jean Ziegler n'a pas hésité à écrire que «pour
l'Occident ravagé par l 'instru111entalisation de la nature et
des h0111111es, la rationcllité mClrchandeJ ICImaximalisation
du pro.!it, les hautes cultures C!f;;ticaines ressuscitées -
d'autres encore - seront C0l11111e des oasis dans le désert,
des .foyers précieux de sens» 63. Il faut donc faire triompher
la Nouvelle Histoire qui, selol1 Tlléopllile Obenga, «se
d~finitJ substantielle111ent, C0l11111eun projet culturel
planétaire»64, afin que, con11ne le réclalne Cheikh Anta
Diop, «toutes les nations se donnent la 111ainpour hâtir la
civiliscltion planétclire au lieu de s0111brer dans la
barharie» 65.

62
Théophile Obenga, op. cit., p. 161.
63
Jean Ziegler, «Aux sources du PatrilTIoine intellectuel africain», in
Jeune A/i,oique, n° 1579, 3-9 avril 1991, pp. 34-35.
64
Théophile Obenga, Pour line Nouvelle Histoire, Présence Africaine,
Paris, 1980, p. 161.
65
Cheikh Anta Diop, C'ivi/isation ou Barharie, Présence Ati'icaine,
Par is, 198 1, p. 16.

168
Troisième partie

RESPONSABILITES AFRICAINES:
LE TEMPS DE LA RE-NAISSANCE

«La création d'une conscience collective nationale,


adaptée aux circonstances, et la rénovation (le la culture
nationale, sont le point de déj)art de toute action
progressiste en ~fjl'ique noire. (1'est le /11oyen de prévenir
les diverses .forJ11es d'agressions culturelles. i-)eule une
révolution culturelle jJeut, J11aintenant, engendrer des
changeJ11ents qualitat?f.s' notahles. (1elle-ci devra réveiller
le colosse qui clort dans la conscience de chaque
A fil' i c ai n . >>

Cheikh Anta Diop,


Antériorité des civilisations nègres, /1'lytheou vérité
historique?
Prése11ce Africaine, Paris~ 2è éd., 1993~ p. 278.

<<Aucun j)euple du J1'londe qui vit a~(jourd 'hui n'ignore ou


.fèint d'ignorer son passé, son histoire. Tout peuple du
J1'londe qui vit aujourd 'hui vit avec sa l'néJ110ire culturelle.
Il est nécessaire et utile de connaître son histoire,
l'évolution culturelle de son peuple, dans le teJ11pS et dans
I 'e'~JJCICe,JJour /11ieux saisir et c0/11jJrendre le progrès
incessant de l 'huI11anité, )) contrihuer aussi, en foule
lucidité et re,~ponsabilité.»

Théophile Obenga,
La géoJ11étrie égyptienne. (,lontribution de I '~fil'ique
clntique à la MathéJ11atique J110ndiale,
L'Harmattan / Khepera~ Paris, 1995, p. 14.
VI

CHEIKH ANT A DIOP


ET THEOPHILE OBENGA
FACE A LEUR PEUPLE

l-Cheikh Anta Diop, Senghor et la Négritude

N'eussent été les conséquel1ces pour l'Afrique I, à


propos du sort réservé à Cheil(h Anta Diop par les
autorités ul1iversitaires de l'État français et Léopold Sédar
Senghor alors Président tout puissant du SénégaC que les
lignes qui sui vent~ COlnme d'autres études d' aillellrs,
n'auraient pas été écrites. Pour la sÎ111pleraisol1 que dans
le domaine des contriblltions à l'émancipation et à
l'indépendance des Noirs, toute idéologie mise à part, les
écrits de Sel1ghor ne font vraiment pas le poids face à
l'œuvre monumentale de Cheil(h Anta Diop. Il s'agira
donc, pour 110US, d'apporter qllelques éléments, parmi
d'autres, de compréhension des causes de l'attitude
présidentielle et de ses répercussiol1S sur l'évolution des
peuples noirs.

I
Voir chapitre II, paragraphe 2.

171
«Le grand théoricien de la Négritude, n1ais encore
un savant authentique, n1ais surtoul un hUlnaniste au plein
sens du n10t.»2 C'est en ces termes que Léopold Sédar
Senghor livre quelques-unes des appréciations qu'il porte
sur la personne de Cheikh Anta Diop, à l''occasion de
"I 'hommage'" qu'il ente11dait re11dre à ce dernier., e11
associant sa plun1e à celles d"alltres personnalités
africaines.

Cette p11rase de Senghor est sig11ificative à deux


POÜ1ts de vue au 111oins. D~une part., par rapport à la
Négritude oÙ il e11tend caser Cheil(h Anta Diop.,
contrairement aux affir111ations de ce der11ier~ 111011tral1t
bien ainsi sa volonté de récupération des résultats et des
bénéfices des travaux du célèbre sava11t. D'autre part,
lorsqll'on connaît un peu les rapports qu'il a entretenus
avec I'hoI11me qui repose aujollrd 'hui à Caytou, on pelIt se
demander si les qualificatifs de «SLlvant authentique».,
«hun1anisle» qu~illui applique ne relèvent pas purel11ent et
simplement de I'hypocrisie et d'une tentative de se
dédouaner du comportement hostile qll'il a toujours eu à
son égard.

Les rapports entre Cheil(h Anta Diop et Léopold


Sédar Seng11or, e11tre les travaux scientifiques du premier
et la Négritude défe11due par le seco11d 011tété un 1110111e11t
particulièreme11t intéressant de I'histoire intellectuelle du
M011de noir3~ tant il est vrai qu'ils n1arquent un des enjeux

:2
Léopold Sédar Senghor, in Préface à Éthiopiques, revue trÙl1estrielle
de culture négru-afi'icaine, nouvelle série, 2è trilnestre 1987, volunle
IV, n°1.2, pp. 7-87.
:;
Cette question est traitée par Chris Gray dans son ouvrage
Cunception (~l Histor.y : C~heikh Anta Diup & Théuphile ()henga,
I(arnak House, London, 1989, pp. 36-52.

172
de la responsabilité des Noirs dans la Re-naissance
africaine.

Pour bien cOlnprendre le cOlnportement de Senghor


et son hostilité4 à l'égard de Cheil(h Anta Diop, il faut sans
doute se souvenir des cheminements intellectuels et
politiques des deux hommes. Ceux de Clleikh Anta Diop
pouvant être saisis tout au long de ce livre, il convient de
rappeler, dalls les lignes qui vont suivre, ce que furent
ceux de Senghor.

Jalons biograpltiques et éclairages idéologiques

Léopold Nylane Sédar Sellg1l0r est né


officiellenlellt le 9 octobre 1906 à Joal, en Afrique de
l'Ouest sur le territoire actuel du Séllégal. Très tôt, SOIl
père le confie à un prêtre et colon français originaire de
Normandie et vellU évangéliser l'Afrique, le missionnaire
Léon Dubois. C'est peut-être ce dernier qui a communiqué
au futur poète cet amour pour" sa Normandie". Senghor
fera six années d'études primaires chez les pères du Saint-
Esprit à la Mission catholique coloniale de Ngasobil, tout
près de son village 11atal. Après deux années sabbatiques
consacrées à une réflexion sur son orientation, il choisit de
rentrer en octobre 1923 au Séminaire Liberlnann avec
pour fernle intelltion de devellir curé. C'est dans cet
établissement que, selon lui, le Père-Directeur, un autre
colon, un certain Albert Lalous, lui aurait donné l'essentiel
de sa culture française, c'est-à-dire «I 'e.sprit de 111éthodeet

Elnprisonnelnent, confiscation du passeport, tnaintien de


l'interdiction d'enseigner à l'université, censures, interdiction de ses
partis politiques, persécution sociale, etc., sont autant de
~~désagrétnents" que Senghor et son régilne ont fait subir à Cheikh
Anta Diop.

173
d'organisation»., qu'il essayera «d'assin1iler tout au long
de ses études»).

Non retenu pour poursuivre ses études au


Séminaire, il ira au lycée Van Vollenhoven de Dakar
(rebaptisé aujourd'hui Lalnille Guèye) où il obtiendra son
baccalauréat en 1928. Après quoi, comme beaucoup de
jeunes Africains de sa génératiol1., il bénéficiera d'une
bourse pour aller el1 Fral1ce faire des études supérieures.
Licencié ès lettres en 1931, il devient el1 1935 le premier
Africain agrégé de grammaire française. Quelques années
plus tard, il devait enseigner à rÉcole Nationale de la
France d'Outre-mer. Donc, comme l'écrit Lilyan
Kesteloot «... entièren1ent élevé pClr les religieux
européens (..J, Senghor avait été entièren1ent instruit,
n10delé dClns un .système de J]ensée étranger à l '~fi;oique
(..), c "est ce qui explique l'an1biguité de sa
. , 6
personnCl Zzte» .

Il est vrai que le poids de l'éducation coloniale est


prépondérant., mais suffit-il, à lui tout seul, à expliquer
l'attitude de Seng110r envers ses frères et envers I Afrique
~

noire? Parce qu~après tout, beaucoup d'autres Africains


sont passés par les moules éducatifs chrétiens et
musulmans les plus conservateurs et ont néanmoins réussi
à se libérer d'un maximum de facteurs aliénants, afin de
contribuer à l' élnal1cipatiol1 réelle des peuples noirs. Il
semble que ce qui a le plus joué chez Senghor, c'est que
contrairement à ces alltres Africains, il n'a pas réussi à
rompre mel1talelnent et intellectuellement le cordol1
ombilical avec la puissal1ce coloniale et la tutelle néo-

5
Léopold Sédar Senghor, C~e clue je crois. Négritude, Francité et
(~ivilisation de l'Universel, Grasset, Paris, 1988, p. 22.
6
Lilyan Kesteloot, Anthologie négro-({f;~icaine, la littérature de 1918
à 198/, Marabout, Alleur, 1987, p. 109.

174
coloniale. Tout au contraire~ les circonstances politiques
de l'époque aidant, il va s'installer délibérément dal1s une
logique de collaboration avec le pouvoir et les structures
coloniales et néo-coloniales. Par conséquent,
contrairement à ce qu'on pourrait penser, chez lllÎ, poésie
et politique seront toujours inti111ement liées. Ce qui
signifie, en d'autres terllles, que sa défense de la culture
française, de la «francité», est intin1emel1t liée à sa défense
du systèlne politiqlle français et des intérêts français non
seulemel1t en Afrique, n1ais partout dal1s le n10nde. C'est
pour cette raison que son adlnission à l'Académie
française, plus qlle la consécration d'lIn quelconque génie
littéraire, signifie surtout et aval1t toute la reconnaissance
du paterl1alisme européel1 envers un serviteur fidèle et
docile des valeurs occidel1tales.

En effet~ si c'était réellement la compétence


littéraire qui prévalait toujours con1111ecritère de jugelnent
pour l'admission dans cette institution, alors Aimé Césaire
y aurait été admis depuis bien longtemps. D'alItant plus
que, comparé à Seng110r, le poète africain antillais est de
loin plus génial, plus reconnu et plus lu par le public aussi
bien africain que fral1çais. Selllen1ent, contrairelnent à
Senghor, Césaire fut, durant les luttes pour l' il1dépendance
des peuples noirs, en plein milieu du XXè siècle, un
pourfendeur acharné et opil1iâtre de l'Esclavage, du
Colonialisme et de l'impérialisme culturel imposé au
M011de noir par rEurope blanche. Ce qui, semble-t-il, a
suffi à le tenir éloig11é de la Coupole (siège de l' Acadélllie
fra11çaise à Paris).

Donc, après sa période de formation et d'éducation


à l' europée1111e, débute sa période de collaboration, sous
couvert d'universalisme, avec la puissal1ce tutélaire du
Sénégal. Cette collaboration va se faire à delIx niveaux

175
intimement liés: participation active au développelTIent de
la politique française en Afrique, et défense de la langue et
la culture françaises.

En ce qui concerne sa participation active et sa


collaboration au développement de la politique fra11çaise
en Afrique, il faut rappeler que celle-ci commence très tôt,
puisque dès 1947, il est conseiller général du Sénégal alors
colonie française. De 1947 à 1959~ il assume les fonctions
de grand conseiller de l'Afrique occidentale française.
Devenu député «fral1çais», il est Secrétaire d'État auprès
de la Présidence du C011seil da11sle gouvernement d'Edgar
Faure de 1955 à 1956.

On peut rappeler qu'à peu près à cette Inême


époque, au début des an11ées ci11qua11te,Cheil<h Anta Diop
milite au sein de l'Association des Étudiants du
RasselTIblement DélTIocratique Africain (AERDA) dont il
est Secrétaire Gé11éral en 1951 et où le mot d'ordre
d'indépendance est déjà lancé7. Ce qui constituait déjà un
engagement à l'opposé de celui de Senghor. Les
responsabilités politiques de Senghor dans l'Union
Progressiste Sénégalaise ne l'empêchent pas d'être élll
7
Et COlTIlTIe
l'écrira Cheikh Anta Diop, (( il e,)'t certain qu'à l'époque,
le,)' députés J'l1algaches el le leader cClJ71erounais, Ruben Un? Nyobé,
n'lis à part, auclIn hon7lne politique afi/'icain noir francophone n'osait
encore pur/el' d'indépendance, de culture, oui de culture et de Nations
afi/'icuines. Les déclarations qui ont COllI'S az(jourd'hui, à ce szdet,
fiAisent l'Ùnposture et sont, pour le 1l7oins, des contre-vérités
flagrante,)')) (Les ,londen?ents éconoJniques et culturels d'un État
fëdéral d'A./Î/'ique noire, Présence Africaine, Paris, 2è éd., 1974, p. 6).
Il faut aussi rappeler que contrairelTIent à sa branche étudiante dirigée
par Cheikh Anta Diop, la direction du RasselnblelTIent DélTIocratique
Africain ne parlait pas d'indépendance et avait opéré son fanleux
«repli tactique», c'est-à-dire en clair qu'elle renonçait aux idéaux de
défense des peuples noirs pour lesquels les nlasses africaines l'avaient
plébiscitée.

176
représental1t du Sénégal au Sél1at de la Communauté
française en avril 1959. Trois 1110isplus tard, el1 jltillet
1959, il est nommé Ministre-Conseiller chargé des
Affaires Culturelles auprès du Président de la
Communauté française. Il dissimulait à peine sa
satisfaction d'avoir participé, d'après ItlÎ, à la rédaction
des constitutions françaises: «("0711711e député du ~)énégal,
j'ai appartenu aux deux C0711/11issionsqui, en 1946 et en
1958, ont préparé des C1onstitutions pour la France.» R
Après l'éclatement de la Fédératio11 du Mali qu'il n'a pas
vigoureusel11el1t empêché, il devient Président de la
nouvelle Républiqlle du Sénégal le 05 septembre 1960.
Après vÎ11gt al1S d'U11 pouvoir sa11S partage, de
mystérieuses raisol1s liées probablement à un contexte
politico-social particulièrement difficile, et qui n' 011trien à
voir avec U11e quelconqlle qualité de démocrate, le
poussent à quitter son pays pour aller s'installer en France,
dans le petit village normal1d de Verson. Le 02 juin 1983,
dans l'indifférence générale des Africains et de bien des
Européens, il est coopté pour siéger à l' Acadél11ie
française. Voici une de ses impressio11S à propos de cette
promotion: «Pour 711'en tenir à 1110nélection à l'Acadé711ie
.fj;4ançaise, sur laquelle on insiste, et lourden'lent, si.i 'avais
re.fitsé, le geste eût été grossier: si règne to~U.ours, en

8 Senghor, (1e que je crois, op. cit., p. 162. Quelques lignes plus loin,
Senghor se targue d'avoir été le prelnier à delnander l'indépendance
pour son pays. Ce qui relève, pour le Inoins, d'une contre-vérité. Car,
carnine l'écrit Delnba Jacques Habib Sy, pour Léopold Sédar
Senghor, «l'indépendance en dehors de la C'oJ1l111unauté./il'anco-
a./il'icaine est ilnpensable)), et que «le général De Gaulle sait d~jà alors
qu'i! peul C0171ptersur des .figures de proue C0l7l171eSenghor pour
a1710rCer en douceur la phase néo-coloniale de la dOI11ination
fi'"ançaise en .1fi~ique)) (<<Quelques repères dans la pensée politique de
Cheikh Anta Diop», in Carbet, Revue I\lfartiniquaise de Sciences
HUl11aines et de Littérature, n08, sciences el civilisation C(fil'icaine,
h0l1l171ageà C1heikh Anta Diop, pp. 25-60).

177
~f;;tique, le ''prin1Llt de la susceptihilité et de I 'honneur ",
on n 'y pratique pCIS n10ins cette vertu cardinale qu'est la
courtoisie. Il reste que, si je suis entré à l'Acadé,nie
.fj;tançaise, c'était pour Y.faire entrer, en n1ême tenlps et en
convivialité, ICINégritude el côté de la Francophonie. Je
veux dire: lu C"ivilisLltion de l'Universel, si chère el Pierre
Teilhard (ie C"hardin.»9

Toute cette activité de Senghor jusqu~en 1960


contraste singulièrel11ent avec celle de Cheikh Anta Diop.
Pendant que le prelllier s'appliquait à occuper avec
délectation des fonctio11s dans les différents
gouvernelne11ts coloniallx et autres structllres néo-
coloniales~ le seco11d s'attelait à trouver les voies et
moyens d"engager l'Afrique sur la voie de la rupture avec
l'impérialisme culturel et la domination européenne,
comme en témoignent les articles fondamentaux rédigés et
diffusés à cette époque: «Quand ])ourra-t-on parler d'une
renaissance L{fi.icaine?» (Ü1 Le Musée vivant, l1uméro
spécial 36-37, 1948), «Étude linguistique ouol(~f' Origine
de la langue et de la race vvalL{f) (in Présence Africaine,
n04 et n05, 1948), « Vers une idéologie politique «!;;ticaine»
(in La voix de I '~fj;tique noire, bulletin n1ensuel de
l'Association des Étudiants du RDA, mai-juin 1953),
«Alerte sous les tro])iques» (Î11Présence ~fj;ticaine, n05~
nouvelle série., décelllbre 1955-janvier 1956)~ etc.IO

À son arrivée à Paris en 1946, Cheil<h Anta Diop


Î11itie la création de 1~Association des Étlldiants Africains
de Paris. En juillet 1951~ alors qu~il est Secrétaire Gé11éral

9
Senghor, C~eque je crois, op. cit., p. 201.
10
Le lecteur pourra se repo11er à l'ouvrage de Théophile Obenga,
Cheikh Anta Diop, Volney et le sphinx, op. cit., pour avoir la liste
exhaustive des a11icles de Cheikh Anta Diop. Voir égalelnent Cheikh
Anta Diop, Alerte SOl/S les tropiques, Présence Africaine, Paris, 1990.

178
de l'Association des Étudia11ts du Rassemblelnent
Démocratique Africain, il orga11ise le premier Congrès
Panafricain Politiq ue d'Étudiants d'après-guerre au cours
duquel on pouvait l10ter la participation remarquée de la
West African Student Union. Lorsqu'il rentre en vaca11ces
au Sénégal, il met son temps à profit pour les activités les
plus diverses concernant l'avenir de l'Afrique, telle que sa
proposition, entre autres, d'U11 pla11 de reboisement du
Sénégal, afiI1 de faire face à la sécheresse. Il faut aussi
rappeler que déjà, avec ses ouvrages Nations nègres et
C1~tlture, paru en 1954 et l'Unité culturelle de l'Af;l'ique
noire, publié en 1960, Cheikl1 Anta Diop avait posé
scientifiquelnent les bases culturelles de l'unité politique
de l'Afrique noire. Son ouvrage Les ,fÔndelnents
économiques et culturels d'un État .fedéral d'Afil'ique noire
tire ((les conclusions pratiques de tant d'années d'études
des prohlèn1es [{f;l'icains».

Pour lui, il n'y a aucun doute I1i aUCUI1el1ésitation


possible, il faut vivre l'unité fédérale africaine et (~faire
basculer d~finitive111ent l'Af;l'ique noire sur IClpente de son
destin .fedéral» Il. Senghor pense tout le contraire: ((J'ai
insisté sur les obstcf(;les qui se dressent devant nous, sur la
voie de l'unité [{f;l'icaine. Vous 111ele pardonnerez. ,J'ai
pensé que c'était la 111eilleure 111éthode.»12 Il est vrai que
Senghor préfère la collaboration et ~'l'unité" avec la
France pour forlner la "FraI1çafriqlle'l' et "l'Eurafrique".

Il
Cheikh Anta Diop, Les .!()/u.iel77enls écono/77iques el clIlturels d'lin
Élat fedéral d .,1fi'iéJue noire, Présence l\ fricaine, Paris, 2è éd.~ 1974,
p. 31.
12 Senghor cité par Axelle K.abou, El si l'AfiAique refîlsait le
développel71ent, L' Hannattan, Paris, 1991, p. 197.

179
Les idéologies senghoriennes à l'épreuve des
études diopiennes
La défense de la civilisation occidentale et plus
particulièrelnent de la culture et de la langue françaises
aura été le grand chantier de la vie de Léopold Sédar
Senghor. Le zèle qu'il met à accomplir cette tâche que ses
maîtres lui ont suggérée et imposée est tel, que parfois il
suscite, outre l'admiration de beaucoup de Blancs, un
certain étonnelnent et même un agacement de la part de
certains Européens face à ce type d'Africain qui se veut
plus francophile qu'eux-111êmes. C'est vrai, et il faut le
reconnaître, dal1s ce dOlnail1e de défense de la langue et de
la culture françaises, l' œuvre de Sel1g110rest prodigiellse.
D'abord, il se veut, avant tout, un apôtre défenseur de la
francophonie et Ul1 promoteur de la "Francité" ,
néologisme qu'il dit avoir co-inventé (~je crois
égalen1ent, J70ur l'avenir, à la Francophonie, plus
exacten1ent, à la Francité, n1ais intégrée (ians la Latinité
et, par-delà, dans la C~ivilisation de l'Universel, oÙ la
Négritude a d4jà C0111111encéde jouer son rÔle,
pri1110rdial. ))13Il définit la "Francité" comme «l' ensenlble
des valeurs de la langue et de la culture, partant de la
civilisation .f;;tançaise))14. Et il écrit entre autres: «la
Francophonie est un a5pect essentiel de la C1ivilisation de
l'Universel. (1e qui au de711eurant, est dans le génie de la
France, J7lus exacte711ent, de la Francité.)) 15 Aussi «la
Francophonie peut sign~fier :

l-L 'ensen1ble des États, des pays et des régions qui


elnploient le .fj;tançais C0711711e
langue nationale, langue de
13
Senghor~ ('e que je (;rois~ op. cit., p. 25.
14Senghor, C'e que je crois, op. cit., p. 158.
15Senghor, interview à la revue Arabies, n09 septelnbre 1987, pp. 11-
13.

180
cOJnmunication internationale, langue de travail ou de
culture ,.
2-L'ensen1ble des personnes qui emploient le
.français dans les d?fférentes~fonctions que voilà ,.
3-La comn1unauté d'esprit qui résulte de ces
d?fférents en1plois» 16.

Outre son travail de définition de ces concepts,


Senghor, en bon soldat de la langlle française, consacrera
une bonne partie de son temps à un exercice qu'il
affectionne tout particulièrement: l'invention de mots se
terminant en «itude», suffixe qui, selon lui, est «plus
. . , . 17 .
I mzeux l enracznement» . A USSl, d ans
concret» et «tr(lCUlt
ce domaine, son imagination eXllbérante accouchera-t-elle
des termes suiva11ts : ibéritude (par référence à la
péninsule ibérique), sérèritude (par référence au sérère),
slavitude, si11itude, berbéritude, basquitude, etc. Et COlllme
le suffixe en «itude» a «une sign?fic(ltion plus concrète, ou
n10ins abstraite, que le suffixe en "ité "», il mettra son
imagination déborda11te e11core une fois à profit pour faire
connaître les mots suivants: francité, normandité, latinité,
germanité, arabité, etc.18 Il se targlle aussi d'avoir lancé le
mot «afro-arabie», et avoue préférer le 1110t «albo-
~
européen» à celui d «i11do-européen».

En SOll1me'l c'est au bout du compte une des


fortunes i11tellectuelles de l' homrrle de Joal qu'il ente11d
partager avec les autres. C11ez Cheil<h A11ta Diop, la
démarche et le fonctionnement me11tal sont tout autres.

Ta11dis que pour Senghor, «il s'agit de savoir


comlnent, tous ensen1ble, les États de la Francophonie,
16
Senghor, C~eque je crois, op. cit., pp. 157-158.
17Senghor, C~eque je Grois, op. cit., p. 158.
18Senghor, (~e que je crois, op. cit., pp. 137, 158,215,223.

181
bien sûr, 111aisaussi les universitaires en général, plus
.~pécialeI11ent savants et chercheurs, ingénieurs et
techniciens, écrivains el artistes, nous enrichiront la
langue .f;l'ançaise)) 19, Cheil<h A11ta Diop, quant à lui,
cherche à développer et à enricl1ir les langues africaines.
Pour ltlÎ, «cette nécessité apparaît dès qu'on se soucie de
.faire clcquérir à l'Afil'icain 1110yenune 111entalité 1110derne
(~'eule garantie d '[ldaptation [ru 1110nde technique) sans
être obligé de passer par une expre5;sion étr(lngère (ce qui
serait illusoire)))2o. Le raisonnelnent de Senghor est
contraire. Pour lui, l' Afriqtle ne peut participer à ce qtl'il
appelle la Civilisation de l'U11iversel21 qlle par le biais de
la Francophonie. Car pour ltlÎ «ce que la Frclnee nous a
apporté de prÙ110rdial, d'irreI11plaçable, plus qu'aucun
autre pays d'Europe, c'est l'esprit de mét110de et
d' organisatiofl))22. Alors qtle Se11g110re11ricl1it la la11gue
française avec ses mots en «itude» et «ité», Cheil<h Anta
Diop, quant à lui, enrichit les langtleS africaines à l'aide
d'u11e méthode scie11tifique rigoureuse. Il pense qu' «il est
plus e.tficLlce (ie dévelopJ?er une langue nationale que (le
cultiver art~ficiellel11ent une langue étrangère un
"
enseigne111ent qui serc/it donné dans une lang.ue 111aternelle
permettrait d'éviter des années de retard dans
l'acquisition de la connaissance. Très souvent
l'expression étrangère est C0111111e un revête111ent étanche
qui e111pêche notre e.~prit d'accéder [lU contenu des mots
qui est la réalité. Le développelnent de la r~flexion .félit
alors place à celui de la 111é1110ire»23. Senghor sait tout
ceci, mais il a délibérément choisi une atltre option et
persiste dans sa position. Il écrit: «Quand, pour parler de

19
Senghor~ (~e que je (;r()i,\'~op. cit.~ p. 195.
lU
Cheikh Anta Diop~ Na/ions nègres et (~lI!tZlre~op. cit., p. 415.
21
Disons plutôt~ «sa» civilisation de I~universel.
22
Senghor, C~eque je crois, op. cit.~p. 177.
n Cheikh Anta Diop~ Nations nègres el ('u/ture, op. cit.~ p. 4 J5.

182
ce que j'ai étudié et enseigné, je con1pare les langues
agglutinantes ci'A.f;l'ique aux langues el.flexion d'Europe,
ce qui n1e.fjl'appe le plus, c'est /110ins leurs vocabulaires,
voire leurs n10rphologies que leurs .syntaxes. À la .syntaxe
de coordination ou de juxtajJosition des langues
4fil'icaines, si pr~pre el la poésie, s'oppose la .syntaxe de
subordination des langues cllbo-européennes. c~'est dire
que celles-ci sont essentiellen1ent des langues scient?fiques
parce que de raisonnen1ent - je ne dis pas de
philosophie. »24 V oilà~ entre alltres raisol1s, ce qui explique
que pour Sel1ghor~ el1 Afrique, «il n'est pas question
d'écarter le .fil'ançais, pas /11ên1eci'en .faire une' 'langue
étrangère", /11ais bien une' 'langue o.fficielle" ou de
, ,»25.
'colnmunication internationClle '

Au contraire, pour Cheil<h Al1ta Diop, ce SOl1tles


langues nationales africaines qui doivent être des lal1gl1es
de gouver11eme11t (d011Cofficielles) et le «support de notre
culture nationale 1110derne»26. Alors que Seng110r Ü1cite les
Africains à appre11dre le français~ le latin et le grec~ pour
miellx aSSltmer lellr condition de pellple colonisé, Cheil<h
Anta Diop propose à ceux-ci d'apprendre, réappre11dre ou
développer les langues nationales africaines ainsi que la
langue classique nègre, l'égyptien pharaonique. Car pour
lui, le mérite de l'égyptologie afiicaine a été de montrer
que l'u11ité de l'égyptien pharaol1ique et des langues
négro-africaines modernes était un fait incontournable, et
que le premier pOllrrait enrichir les secol1des dans le cadre
d'une future politique linguistique~ de la rnême faço11 qlle

14
Senghor~ C~eque je crois~ op. cit.~ p. 170.
15
Senghor~ C~eque je crois~ op. cit.~ p. 178.
16
Cheikh Anta Diop~ Les .fondel17ents éconon1iques et culturels d'un
État ./ëdéral d'Afi'"ique noire~ Présence Africaine~ Paris, 2è éd.~ 1974,
pp. 23-24.

183
la langue française ou une autre langue européenne a été
enrichie par l'apport gréco-latin.

Par aillellrs, lorsqlle Senghor parle d'unité


lÜ1guistiq ue franco-africaine sur la base du français et dans
le cadre de la Civilisation de l'UniverseL en fait U11e
civilisation euroce11triste, Cheil<h A11ta Diop, lui, affirlne
au contraire la nécessité de «l'unité linguistique» qui doit
«dolniner toute la vie nationclle»27, et il préconise, en
prena11t l'exemple du Sénégal, que le «vvala.f'devra devenir
le plus rapide111ent possible la langue de gouverne111ent
utilisée dans tous les actes ]Jublics et politiques:
interventions au parlenlent, rédaction de la constitution,
du code, etc. »28. Pour lui, e11tout cas, «l'unité linguistique
sur la base d'une langue étrangère, sous quelque angle
qu'on l'envisage, est un avorte111ent culturel. Elle
consacrerait irrénlédiable111ent la 1110rt de la culture
nationale authentique, la .fin de notre vie .spirituelle et
intellectuelle pr(~fonde, pour nous réduire au rôle
d'éternels pasticheurs ayant 111anqué leur mission
.. 29 .
h lstorzque en ce 1110ne»d . E n outre, en ce qUI concerne Ie
projet d'unité fédérale africaine, C11eil<hAnta Diop fait les
propositions suivantes: «()n pourra choisir d'une .façon
appropriée l'une cles principales langues a.fit<icaines(il a
fait le choix du swahili comme 110USle verrons au chapitre
VII) «fin de l'élever au niveau de langue unique de
gouvernenlent et de culture à l'échelle du continent; elle
couvrira toutes les autres langues territoriales (...j. La
langue ainsi choisie sera d'abord enseignée dClns le
secondaire, dans tous les territoire.\', au nlêlne titre qu'une
langue viVLlnte rendue obligLltoire. Au .fÛr et à 111eSUreque
les 111anuels des d~fferentes disci]Jlines seront rédigés en

27
Cheikh Anta Diop, Lesfonde/11ents..., op. cit., p. 19.
28
Cheikh Anta Diop, Les'/()ndel71ents..., op. ciL, p. 22.
29
Cheikh Anta Diop, Lesf'ondel71Cnts..., op. ciL, p. 25.

184
cette langue, que les progra111111eSdu secondaire et du
supérieur Ji seront intégrés, elle se substituera dans
l'enseigne111ent qfficiel aux anciennes langues
européennes C0111111e support de notre culture n(ltionale
111oderne.Ainsi, les langues européennes ne disjJaraissent
pas de notre enseigne111ent, n'lais elles t0111bent
progressivel1'lent au rang de langues vivantes .facultatives,
au niveau du secondaire. »30

StIr la manière de c011cevoir les rapports des


Africains avec les autres peuples au plan linguistique~ les
positions de Senghor et de Cheil<h Anta Diop sont
radicalelnent opposées égalelne11t. Pour Senghor «tout
d'abord, dans les confërences internationales, en
C0/11lnençant par I '()NU et ses organiS/11eS ~pécialisés, il
nous .faut, non seule111ent pCll;<ler.fj;<ançais, 111ais encore
parler en .fj;<ançclis(...), exiger, et la trclduction sinlultanée,
et les doculnents, ronéotypés ou Ï711pri/11és,dans les
langues qtficielles, dont le .fj;<ançais(...j. La troisiè/11e règle
sera au niveau des organisations internationales
.fi;<ancophones, dont l'A UPELF et l'A C~(~T,lnais aussi au
niveau de chaque État ou région .fj;<clncophone, de .faire
porter notre e.ffàrt sur la publication en .fi;<ançais
d'ouvrages .fÔnda111entaux d(lns les d0111aines des sciences
et des techniques»31. Au contraire~ pour Cheil<h Anta
Diop, «le choix d'une langue continentale unique qu'il
suffirait el n'i111porte quel étranger d'apprendre, qu'il soit
Français, Anglais, Russe, Indien, (,"hinois, Japonais,
Allemand, Hollandais, E.spagnol, Portugais, Italien, etc.,
pour pouvoir C0/11/11Uniqueravec n'i/11porte quel ~fj;<icain
de n'i111jJOrtequel coin du continent noir, conduirclit donc
p(ll~faitel1'lent (( une sÏ711pl~ficationcie nos relations avec le
/110nde extérieur: les relations internationales, au lieu de
30
Cheikh Anta Diop, Lesfondel71ents..., op. cit., pp. 23-24.
:) I
Senghor, C~e que je cruis, op. cit., pp. 195-196.

185
s'en trouver c0111pliquées, C0111111e
on le voit, serait plutÔt
I: ' l ztees))- 12 .
/aCl "

Ainsi donc~ dans le cadre des projets


d'émancipation culturelle des Noirs, à l'absllrdité et à
l'illusion de «cultiver les vertus 111L{!euresdu génie
.f;~ançais, qui peuvent encore être d~finis par la clarté dans
la logique et la nuance dans la précis'ion))3J prônées
naïvement par Se11ghor'l Cheikh A11ta Diop oppose
«l'exploitation des possibilités internes de la langue
[africaine], de son génie propre))34.

Senghor et sa politique de défense de la langue


française

Chez Seng110r'l la défe11se de la littératllre et des


intérêts politiques, culturels'l et économiques français en
Afrique sont liés. Toute sa Présidence a été
particulièrelnent marquée, au Sé11égal comme el1 Afrique~
par des actions alla11t da11s ce sens. E11tre autres mesures
prises arbitrairelnent par Se11g110rPrésident du Sénégal~ on
peut citer celle-ci qui ne manque pas de ridicule:
imposition d'un respect tatillon de la langue fra11çaise allX
présentateurs de la RadioTélévision sé11égalaise sous peine
de retenue sur les salaires. Voici ce qu'il déclarait
fièrement à propos de son actio11 autoritaire de promotion
du français en Afrique «,.. dClns la r~fOr111e de
l'enseigne111ent en ~f;~ique .f;~anC01Jhone, nous avons, au
Sénégal, 111is l'accent sur les deux disciplines

:;2
Cheikh Anta Diop~ LesjondeI71ents..., op. cit.~ pp. 28-29.
:;:;
Senghor~ C~equeje crois, op. cit.~ p. 196.
:;4
Cheikh Anta Diop~ lVations nègres et C~lIlture, op. cit.~ p. 4 I9.

186
traditionnelles de l 'École .f;~ançaise : I JexjJlication de texte
et la dissertcltion. »35

Dans une circulaire présidel1tielle (n01596 PR-


S.G.U.R.) du 17 Juillet 1980 relative à l'emploi des
majuscules et des virgules, et adressée aux Ministres, aux
Secrétaires d'État~ aux Secrétaires Généraux de la
Présidence de la République et du Gouvernement du
Sénégal, voici ce qu'écrit Sel1g11or : «C'Yonl111e j'ai eu
souvent l'occasion de le dire en (1onseil des Ministres, les
111e111bres du gouverne111ent chargés de présenter un projet
de loi ou un projet de décret ne resjJectent pas très souvent
les règles édictées ]Jar le gouverne111ent sénégalais pour
I 'el11ploi des 111qjuscules, ni celles en usage dans la langue
.fj~ançaise pour l'el11ploi des virgules (...). En ce qui
concerne l'elnploi des virgules, je 111ebornerai à vous
rappeler ici, les deux règles essentielles. Sans parler des
détails que vous trouverez dans les bonnes graI11111aires.
Première règle: Quand l'ordre des 1110tsn'est pas respecté
dans la phrase, on 111etentre virgules les groupes de 1110ts
qui ne sont pas el leur place nor111ale. L'ordre des lnots,
déter111inépLlr leur .t'onction, est nor111ale111entle suivant:
sujet, verhe, c0l11plé111enl d 'o~jel direct, cOlnplél11ent
d 'o~jet indirect, c0l11plé111entcirconstanciel. Etc.) (Extrait
du Journal Officiel du Jeudi 28 Août 1980. 125è année -
N°4.785. Cité par Taxavv, n022, de novembre 1980). Ce
sont de telles futilités l1avral1tes qui caractérise11t la
négritude senghorienne dont la soumission au néo-
colol1ialisme tral1sparaît clairement dans ces
préoccupations assez particulières pour un Présidel1t de la
République. Donc, Senghor a bien utilisé son pouvoir
politique absolu pour imposer ses idées et défendre la
larigue fral1çaise.

35
Senghor~ C-Ye
que je crois, op. cit., p. 196.

187
Cette soumissio11 puérile et Î11défectible de Senghor
à la culture française va l'alnener~ entre autres, à être Vice-
Président du Haut Conseil de la Francophonie, à préfacer
un certai11 nombre d'ouvrages dont un Lexique dU.fjJ'ançais
du Sénégal (NEA-Edicef, 1979), à postuler et à être
coopter à l'Académie française, à sillonner le monde
comme «représentant de la France», etc. Pour prolnouvoir
davantage le français, tout dépend, dit-il, «de notre
courage, /11aissurtout, c'est le cas de le rappeler, cie notre
e.~prit de 111éthode et d'organisation: de notre francité,
pour tout dire. Il nous reste, par-delà la 111éthode
d'organisation, à créer l'e.sprit de ]7oésie, c'est-à-dire, au
sens étY/110logique du 1110t grec poïêsis, l'esprit de
création»36. Autrelllent dit, pOllr Senghor, les Africains ne
sauraient acquérir l'esprit de créatio11 sans la francopl1onie~
sans la méthode et l'organisation françaises
(caractéristique de «leur francité»), en lln n10t sans la
culture française.

Cheikh Anta Diop face à la Négritude

Lorsque Léopold Sédar Senghor dit de Cheil<h


Anta Diop, quelques mois après sa mort, qu'il est lln
«théoricien de la Négritude» ou que celui-ci «a consacré
sa vie à d~fèn(lre, 111ieux,à.faire connaître la Négritude»37,
il sig11e là, con1me nOllS le verrons, une véritable
imposture.

En effet, Cl1eil<h A11ta Diop, a11ticiparlt


intuitiven1ent cette entreprise l11édiocre de confusion des
genres, avait bien pris soin d' aflirlner et de démontrer

~6 Senghor, C~eque je crois, op. cit., p. 197.


~7Senghor, in Préface à Éthiopiques, op. cit.

188
radicalement le fossé qui le séparait de cette idéologie de
la Négritude. Dans son ouvrage Antériorité des
civilisations nègres, il écrit: ((Est-il besoin de se répéter
encore et de procla111er, une .jois (le plus, le sens de cette
étude? Il ne s'agit point {['une théorie de la Négritu{[e.
Notre intention est d'éclaircir un jJoint précis de I 'histoire
hU711aine,d'établir un .jait singulier de cette histoire, de le
dégager du 1110nCeau d '«ffir111ations .fausses sous
lesquelles il est enseveli. »38 Senghor lui-même a toujours
affirmé son opposition aux thèses de Cheikh Anta Diop.
Dans un livre d'entretiens avec Mohamed Aziza, il
déclarait ceci en 1980 : ((('Tequi nous ra711èneà la thèse de
C/~heikhAnta Diop. Pour lui, les Égyptiens de l'éj)oque
pharaonique étaient des ((Nègres», au sens où le sont,
aujourd 'hui, les Wolofs et les Sérères. C~'est là oÙ je ne
. .
. 19 . .
SUISpas d '([ccor.d avec IUl.»- Il t"aut b le11 sou 1Ig11er que
Seng110r qui affirn1e cela n' a fait aUCllne étude sur
l'Égypte ancienne, et qu"il n'ajalnais pu lire un seul signe
hiéroglyp11ique. Sa position est d011Cidéologique pour les
raisons que l'on devine. Pourtal1t., aussi paradoxale que
cela puisse paraître, cette négatiol1 des thèses de Cheil<h
Anta Diop l1e 1"a pas empêché" d'emprunter", parfois
mot pour mot, quitte à se contredire, quelques idées à ce
dernier., afin de tel1ter de redorer le blason d'une l1égritude
finissante. C'est ail1si qu'on pouvait lire cette phrase du
poète en 1988 : «Je sais que certains auteurs, ne ])()uvant
se consoler que les ÉgyjJtiens .jitssenf des nègres, ont
attribué l'invention de la pren1ière écriture aux
40 On croirait lire C11eil<h Al1ta Diop. Bref,
sUlnériens.»
d'après une des adn1iratrices de Sel1g11or,elle aussi apôtre
de la Francophonie, le plagiat ferait partie de la vie

3X
Cheikh Anta Diop, Antériorilé des civilisations nègres, op. cit., p. 9.
39
Léopold Sédar Senghor~ La poésie de I 'action~ Stock, Paris~ 1980~ p.
183.
40
Senghor~ C~eque je crois, op. cit., p. 204.

189
mouvementée des idées! Et Sengl10r pouvait encore écrire
ces phrases curieuses: «En /11ê/11etemps, je suivais les
cours de linguistique négro-afi;oicaine à l'École pratique
des Hautes Études, sous I '(l-;illucide et bienveillant de
Mlle Liliane H0/11burger, qui lançait, dans ces années-là,
quelques i(lées ./econdes, que nous S0/11/11eSen train
d'exploiter: la parenté de l'égyptien ancien et des langues
négro-ajj;oicaines, (les langues négro-qfi;oicaines et des
langues dravidiennes de l'Inde.» 41 Le «l10US» sigl1ifierait
donc que lui Senghor (soit selll, soit avec d'alltres) était en
train d'exploiter l'idée de la parenté de l'égyptien al1cien
et des lal1gues négro-africaines. Jusqu' ici el1 tout cas, à
notre conl1aissance, rien n'a été publié el1 ce sens. Il ne
s'agissait l1i plus l1i moins que d'Ul1e tel1tative, parmi tant
d'autres, de récupération d'un des nOlTIbreux succès
scientifiques de Cheil(h Anta Diop. Mais cette
récupération est impossible, car sa compromission avec les
doctrines coloniales et néo-colol1iales est telle qlle les
futures gél1ératiol1s reconl1aÎtront facilement le bon grain
de l'ivraie. Tout le l110nde le sait, sa spécialité à lui
Senghor, c'est pllÜôt la lexicologie du français qu ~il
considère d'ailleurs comme le «grec des te/11pS1110dernes)).

DOI1C,le lecteur ne doit pas se laisser abuser par


cette gYlTIl1astique verbale et idéologique de Senghor qui
demeure, avant tout, lIn défenseur de cette Négritude dont
il dOl1ne les défil1itiol1s suivantes: «I 'enselnble des valeurs
de civilisation du Monde noir, qui sont essentiellement
.fondées sur la sensibilité, dont Aristote .faisait la pre/11ière
des trois .fclcultés hU/11aines qui nous perlnettent de
connaître et de tran~1rOr/11erla nature)), ou el1core «une
certaine 111anière d'être h0111111e,surtout de vivre en
h0I11/11e.Cf'est la sensibilité et, ]Jartant, l'â111eplus que la

41
Senghor~ La poésie de l'action, op. cit.~ pp. 60-61.

190
pensée», et aussi «l'ensemble des valeurs de civilisation
du Monde noir, dont le sens de la C0l11l11unication,le don
de l'in1age analogique, le don du rythn1e ,fait de
,. 42
para Ile' 1ZSl11eS
' a.SYl11etrzques. »

Du reste, les choses commel1cent à évoluer; et de


plus en plus d'intellectllels dénoncent nettement
aujourd'hui cette idéologie sel1ghoriel111e de renielne11t et
de soumission; et cela à juste titre. Car, comme l'écrivent
Mongo Beti et Odile Tobner, «la négritude senghorienne
est une l11achine de guerre dont la destination serait de
sceller l'asservissel11ent intellectuel d~finit~f'des Noirs. ()n
, ..,
compren d qu une te Il e entreprzse .S'Oltvouee a' I "ec h ec» 41- .
Aminata Barry partage le même sentiment: «la négritude
senghorienne n 'a sûre7nent pas ennobli l'A.fj;ticain. Bien au
contraire, elle l 'a (?!faibli et dév(llorisé (oo.). (l'est une des
raisons j70Ur laquelle il [Senghor] est plus plébiscité J7ar
les Blancs que par les siens. »44 Il est certain que très tôt, la
négritude senghorienne s'est én1a11cipée dll cadre des
ambitions de la Négritude origi11elle pour aller se
fourvoyer dans la Francophonie. D'ailleurs, Senghor s'en
explique à sa façon en disant qu'il est ((passé de ICI
négritude-ghetto à ICInégritude-ouverture»45. Et, pour lui,
((l'ouverture à la Frclncophonie n'est donc pas
contradictoire avec l'enracinel11ent dans la Négritude.

42
Senghor, Interview à Arabie,~' n09 septelnbre 1987, p. 12 ~('e cIlieje
crois, op. cil., p. I39 ~La poésie de / 'action, op. cit., p. 88.
Et pour bien lnontrer que toutes ces définitions du Inot «Négritude» ne
souffrent pas de confusion avec d'autres concepts, il propose le Inot
«nègrerie» qui, selon lui, «désigne l'ensenlble des peuples noirs»
(Voir La poésie de / 'action, op. cil., p. 89).
43 Mongo Beti et Odile Tobnec Dictionnaire de la Négritude,
L'Hannattan, Paris, 1989, p. 206.
44
Alninata Barry, L'Afi"iqlle sans Ie capitaliSl71e, rr.S. Zed & Harris,
Angers, 1996, p. 126.
45 Senghor, La poésie de /' action, op. cit., p. 107.

191
Elle en est le con1plén1ent nécessaire»46. Ce besoil1 de
«réorienter le mouven1ent de la Négritude», expliqlle-t-il,
a germé en lui «depuis la Lfin de la Seconde Guerre
Mondiale», lorsqu'il a «découvert que toute grande
civilisation était lnétissage»47. On saisit mieux la distance
qui sépare les conceptiol1S d' Ail11é Césaire (comme 110US
le verrons plus loin) de celles de Senghor. On comprend
aussi pourquoi certains auteurs africains, dont les écrits
sont pourtant classés dans la fal11euse catégorie de la
«littérature africaine d'expression française», ont préféré
se démarquer nettel11ent du poète llltrafrancophile.

El1 effet, le problème chez Sel1ghor, c'est cette


capacité à s'autodéprécier et à déprécier le Noir. Cette
volonté délibérée de voir dans le Blanc le salut du Noir a
Î111prégnéS011œuvre (littéraire COl11l11e politique d ' ailleurs)
en prenant l'aspect d'un combat pour la défense et la
promotion du métissage biologiqlle et culturel. «Toute sa
poésie est don1inée , par cette' 'voix blanche" qu'il vénère
. 48
en melne
'" ten1ps qu e II e Ie nze» .

Selon Senghor, formé à I école de Rivet pOllr sa


~

49
théorie dll l11étissage ~ et éveillé all postulat de la
46 Senghor, La poésie de l'action, op. cit., p. 97.
47 Senghor, La poésie de l'action, op. cit., p. 96.
48 Mongo Beti et Odile Tobner, Dictionnaire de la Négritude, op. cit.,
p.206.
49 Senghor s'est toujours targué d'avoir été l'élève de Paul Rivet à
l'Institut d'Ethnologie de Paris. Voici ce qu'il écrivaÜ à ce propos: ((À
1110n grand étonnel71ent, ce que 111'apprenaient Ines pro.fesseurs
coïncidait avec 1710nexpérience personnelle. Paul Rivet 111'a apporté
beaucoup parce qu'il avait le génie de découvrir le sang - et
l'influence - des Noirs un peu partout. /1171"a donné quelques grandes
idées. Toutes les grandes civilisations historiques, enseignait-il, ont
été des civilisations de l71étissage, biologique et culturel, depuis la
civilisation égyptiennejusqu'à la civilisation arahe, en passant par les
civilisations chinoise et indienne, 5;ans oublier celles de l'A 111érique

192
supériorité de la race blanche grâce aux œuvres de
Gobineau5o, l'Afrique et les Africains ont bien peu de
mérite. Il rappelle «qu'avec la Traite des Nègres, l '~fi;<ique
noire, avait déjà apporté à l'A711érique le plain-chant, la
polyphonie et ICIdClnse nègres» 51 et affirlne que ((lorsque
les Nègres .fitrent déportés, par lnillions, de leur continent
aux Amériques, ils n 'e711portèrent appare711711entque des
haillons. Il e711portèrent, avec eux, l'essentiel: leurs
richesses intérieures, culturelles, (iont le plain-chant et la
polyphonie ne .furent pas les 7110indre.~,52. Avec de telles
conceptions, on cOlnprend qll' il se soit engagé très vite
dans la voie de la défense de sa t11éorie du Inétissage dOl1t
la pierre aJlgulaire est justelnent la négation des capacités
de rationalité du Noir (((I 'élnotion est nègre et la raison est
hellène»), capacités que celui-ci peut néal1moins acquérir
en ,diluant sa persol1nalité dans celle du Blanc. Autal1t dire,
une fois de plus, que ces théories plus que frustrantes, que
Senghor s'est époumoné à défendre dural1t toute sa vie,
vont radicalement à l'encontre des idées de Cheil(h Anta
Diop. Ce dernier 11'a ell cesse de pourfendre
scientifiquement les t11èses dualistes de Senghor et de la
Négritude en générale. Dans Nations nègres et ("ulture, il
expliquait déjà les causes de la genèse de la littérature
véhiculée par les auteurs de la Négritude: ((Il est.fj;<équent
que des Nègres d'une haute intellectualité restent victi711es
de cette aliénation au point de chercher de bonne .l'oi à
cod?fier ces idées nClzies d'une prétendue dualité du Nègre
sensible et é7110t?f,'créateur d'art. et du Blanc .fait surtout

centrale, Métissage entre les trois races: blanche, jaune et noire,


pour garder l'ordre alphabétique)) (La poésie de l'action, op. cit., p.
61 ).
50 Voir chapitre I.
51 Senghor, Ce que je crois, op. cit., p. 219.
52 Senghor, ('le que je crois, op. cit., p. 134.

193
de rationalité. »53 Et il poursuit: «Ainsi s'est créée, peu à
peu, une littérature nègre de .'con1plélnentarité ", se
voulant e~fantine, puérile, bon e'1fant, passive, résignée,
. "4
P Ieurnzc h ar d e.))~

D'une façon générale, pour Cheikh Anta Diop,


cette littérature ne saurait être considérée «comn1e la base
d'une culture afj~icaine))55, car, dit-il, «toute a:uvre
littéraire appartient nécessairen1ent à la langue dans
laquelle elle est écrite))56. Ces écrits de ces auteurs
africains dont il ne «sous-estin1e le n10ins du n10nde la
valeur)), ne peuvent pas non plus être considérés comme
des œuvres de re-naissa11ce africaine~ parce que «c'est à un
public européen qu'ils s'adressent essentiellen1ent, que
leur but est de hriller aux yeux des Européens, tout en
défendant
L accessoiren1ent une cause ajricaine))57.
.

En SOll1111e, pour C11eikh Al1ta Diop, «en .faisant le


bilan de la littérature qji/'icaine d'exjJression étrangère, on
peut dire que, dClns l'ensen1ble, il)) a plus de secret désir
de pédantisn1e que d'intention de dire autre chose))58.
Même si on lui objecte «que les Nègres qui utilisent une
langue étrangère, le .font d'une .façon originale et que dans
leur expression il y (1 quelque chose de spéc?fique à leur
race)), Cheikh Anta Diop rétorque: «Mais ce que le }'lègre
ne pourra jan1ais exprin1er sans cesser de parler une
langue étrangère, c'est le génie jJrO!Jrede sa langue.))59

53
Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et ('l1lture, op. cit., pp. 54-55.
54
Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et C'lIlture, op. cit., p. 50.
55
Cheikh Anta Diop, Alerte sous les tropiques, Présence Africaine,
Paris, 1990, p. 33.
56
Cheikh Anta Diop, Alerte sous les tropiques, op. cit., p. 34.
57
Cheikh Anta Diop, A lerte sous les tropiques, op. cit., p. 34.
SR
Cheikh Anta Diop, Alerte ,~'ousles tropicjues, op. cit., p. 34.
59
Cheikh Anta Diop, Alerte sous les tropiques, op. cit., pp. 34-35.

194
Donc~ pour C11eil(h Anta Diop~ le développement
des langues africaÎ11es est la c011dition préalable d'llne
véritable re-naissa11ce africaine. La littérature et la culture
africaines doivent, pour cette raison, être obligatoirement
fondées sur les langues africaines. Ce qui est radicalement
opposé aux conceptions de Senghor pour qui l'Afrique ne
saurait avoir un autre avenir que celui qui consiste à
végéter da11s l'u11ivers de la Francophonie en y
~,
développant une culture" africaine artificielle axée sur le
français et la culture française. Ces deux positions ne
sauraient être complémentaires~ contrairement à ce
qu'affirment certai11es perS011nes~ et surtout les épigo11es
de Senghor obligés de reconnaître la force créatrice des
idées de (Iheikh Anta Diop.

En effet, il ne peut y avoir de complémentarité


entre, d'un côté, lIne idéologie qui te11d à Inaintenir les
Africains dans la mendicité culturelle et le carcan d'une
culture étrangère qui les nie et~ de l' alltre, une pensée qllÎ
les rend acteurs de leur propre desti11 culturel tout en
restaurant leur âlne propre ainsi que leur culture
authentique fondelnents de leur élna11cipation créatrice~ de
leur maturité et de leur liberté. «Entre la liberté et
l'esclavage, il n y a pas de c0I11pron1is)), disait si
justement le leader panafricaniste Patrice Emery
Lumumba. Et c'est bien le cas de le dire concernant le
sens des œuvres de Cheil(11 A11ta Diop et Léopold Sédar
Senghor. Enfin, on peut remarquer qu'en dépit du fait que
Cheikh Anta Diop, comme 110US ]' avons rappelé
précédem111ent, ait catégoriquell1e11t affirmé que son œuvre
n'était en rien une théorie de la Négritude, certai11s
continue11t de faire C0111l11esi de rien n'était et
entretienne11t savamment l'a111algalne60. En fait, les

60
Les Africains avertis ne se laissent plus distraire par ces procédés.

195
Africains qui 011t une telle attitude se rendent con1pte,
assez péniblement il est vrai, que, malgré leurs efforts
délibérés pour plaire à leurs ~~maîtres" en se faisant les
ambassadeurs de leurs langues et de leurs cultu.res, ces
derniers c011tinuent de les nier de façon implacable. Aussi
sans ren011cer complètelTIe11t à leur e11gagement littéraire,
et pour gagner un peu en dignité, mélangent-ils du
Senghor avec un peu de Diop (]a partie de ses travallX qllÎ,
selon eux, est la moins agressive pour les Blancs) et
pense11t le tour ai11si joué. Ils croie11t ainsi, avec cette
théorie de la con1pléme11tarité, avoir sauvé les apparences
et contribué au progrès de la condition des Noirs et de la
fraternisation des hOlTImes. Mais très vite, l'incohére11ce
du comportement et du discours inhérente à la soutenance
concomitante d'une idée et de S011c011traire reprend le
dessus, et aboutit, en fin de COlTIpte,aux mêmes complexes
d'infériorité et autres réflexes de subordination du Noir
vis-à-vis des autres peuples et des autres cultures.

L'échec de Senghor

Tout ce qui precède peut aider à comprendre 011à


apporter des éléments de réponses à l'attitude adoptée par
Senghor vis-à-vis de C11eik11Anta Diop. Léopold Sédar
Senghor était parfaitement C011scient qu'il était incapable
de rivaliser avec Cheikh Anta Diop sur la scène culturelle
au Sénégal comme en Afrique. Aussi allait-il, pour essayer
d'exister, s'appuyer sur une puissa11ce étrangère, la Fra11ce
notamment, d011til décide délibérément d'être le défenseur
et le promoteur de la langue et la clllture. Comme les idées
de Cheikh Anta Diop pouvaient faire barrage à la politique
d'expansio11 culturelle de cette nation européenne, celle-ci
va tout naturellement s'appuyer sur Senghor, qui sera
présenté aux yeux des élites africaines et du monde

196
européen comme «un nOln prestigieux dans la littérature
et dans la politique de I 'Afj;<ique»61.

Laisser Cheik11 Anta Diop e11seigner à l'université,


aurait été, pour Seng110r et ses acolytes, prendre le risque
de permettre l' émerge11ce d'une 110uvelle élite africaine
capable de condlÜre le peuple sur le chemin de
l'éradication définitive dll néo-colonialisme en Afriqlle.
Disposant d'un appareil d'État qll'il manipulait à sa guise,
et souve11t avec cynisme'l Senghor va, par des meSllres
autoritaires, imposer partollt (écoles, lycées, université,
télévision, radio, calnpagnes, etc.) sa vision de la culture
africaine, sa conceptio11 de l'histoire et de la civilisation
africaines, etc., dans le but d'étouffer Cheil<h Al1ta Diop
qll'il n'avait pas réussi à corrompre ni à intimider
politiquelnent62. Convoqllant ou orgal1isant des colloques
pour SOl1propre compte et pour flatter son orgueil, il 11'a
eu cesse de vouloir faire approuver Oll admirer ce qu'il
6]
Maurice A. Lubin, ,4,!i-ique et PoliticJue, La pensée universelle,
Paris, 1973, p. 83.
Voici ce qui est dit encore de Senghor dans Le ROBERT, Dictionnaire
Universel (français) des NOlns Propres (Paris, 1985) : «Conjuguant les
sortilèges de la poésie 1710derne et ceux de /' âl11e a,/i"icaine éprise
d'Ùnages el de rythl11eS, son œuvre exprÙne, dans une langue savante
et pure, exaltée par le plus haut (vris/71e, ! 'a1110Urde sa terre natale, de
ses traditions el des paysans qui la peuplent. Elle s' 'élève pClI:!()is
jusqu'au Ion de / 'épopée pour céléhrer la grandeur de la . 'négritude "
el / 'espoir d'une réconciliation universelle des races.)) Dans ce Inêlne
dictionnaire, on peut aussi lire que Cheikh Anta Diop est «auteur
d'ouvrages sur l'art traditionnel (l' Unité culturelle de I '~/i"ique noire,
J96() ,. I '~fi-ique noire précoloniale, J960) ». Bref!
62
Il n'est pas inutile de rappeler qu'à chaque fois que Cheikh Anta
Diop créait un parti politique, Senghor s'acharnait à déstabiliser celui-
ci en offrant à ses Inelnbres des postes de M inistres (ce fut le cas
notalnlnent avec le Bloc des Masses Sénégalaises et le Front National
Sénégalais). Les ln iIitants Inentalelnent les plus faibles craquaient et
allaient rejoindre Senghor. Cheikh Anta Diop et une poignée
d'irréductibles savaient résister à cette Inanœuvre 111alsaineet cynique.

197
appelle' 'ses pel1sées". Et «ce qui est générale111ent appelé
ses pensées, circule autour d'une utilisation incohérente
de n10ts que les autres ont en1ployés pour la pren1ière .f'ois
dans des circonstances historiques déter111inées !
Négritude --> (lésa ire, Balk{lnisation --> André Blanchet,
Francophonie --> Bourguiba, Détérioration des ter111esde
l'échange --> A111ani Diori (Nigel), L 'Eur4/j;eique --> le
Parti MRP et les indépendants d'outre-111er, Politique
. . .
po IItlclenne --> ( 1alnus» 63 .

D'alltre part, Cheil(h Anta Diop était très


l1aturellel11el1t charismatique, contrairel11el1t à Senghor, qui
n'avait d'autre solution que de contraÎ11dre ses courtisans
et le peuple à venir l'applaudir. Pendant et à la fin de ses
conférences, Cheil(11 Anta Diop était acclamé par
l'assistance et parfois même porté en triomphe comme ce
fut le cas sur le can1pus universitaire de Lubumbasl1i
(Congo-Kinshasa) en décembre 1972. Malgré sa mise à
l'écart de l'université pendant plus de vingt ans par
Senghor et ses maîtres, «Cfheikh Anta Diop, au cours de
ses n0111breuses co'?férences scient?fiques en Af;;eique et
hors du continent (Lubu111bashi, Addis-Abeba, Kinshasa,
(lotonou, Nia111ey, Yaoundé, Dakar, Brazzclville, .Alger,
Paris, Atlanta, etc.) enthousiaS111ait au J]lus haut point les
étudiants, qui l'ont toujours considéré C0111lnele SY111bole
111ê111e et le porte-étendard redoutable de la science en
Afi;ezque»64. Pierre Bllngener se souvient aussi que lors du
premier Congrès des Écrivail1s et Artistes 110irs à la

63
Cheikh Anta Diop cité par Jalnes G. Spady~ «La fulgurance d'un
signe: Cheikh Anta Diop~ la Négritude et le Discours sur le
colonialislne», in C~arbet, revue 171artiniquaise des sciences hu/naines
et de littérature n08, science et civilisations c?/i-icaine,)',h0l7l171ageci
(~heikh Anta Diop~ 1989~ pp. 61-66.
64
Théophile Obenga~ C-'heikh Anta Diop, Volne.y et le Sphinx, op. cit.,
cOlnmentaire de la photo 17.

198
Sorbonne en 1956, «CYheikh Anta Diop jilt acclamé par des
centaines de participants, debout, et ,nains levées, comme
un des chan1pions de I 'anticolonialisme»65. On peut donc
dire que les compétences de Cheikh Anta Diop, sa
popularité, son incorrllptibilité politique, son combat
implacable contre le néo-colol1ialisme et l'impérialisme
culturel, sa volonté de restaurer la mémoire historique et
donc la dignité des Noirs dans le cadre d'un humanisme
sincère, sa critique négative et radicale de la Négritllde et
des théories frustra11tes basées sur le fameux vers de
Senghor «L'émotion est nègre et la raison est hellène»,
sont autant de faits qui constituèrent des crimes de lèse-
majesté pour celui qui allait gouverner d'une main de fer
le Sénégal pendant vingt a11S.

Pathé Diagne, dans un tél110ignage d'une précision


appréciable, relate l'une des l11anières utilisées par
Léopold Senghor pour essayer de contrer Cheil<h Anta
Diop après la victoire et le triol11phe de ce dernier au
colloque du Caire sur «Le peu]Jlen1ent de l'Égypte
ancienne», en 1974 :

«()n va organiser contre CYheikhAnta un colloque


à Dakar, en n10bilisant un corps jJro.fessoral G:ljtficainqui
s y prêtera d'autant plus que les n1aftres qui dirigent leurs
thèses nlèneront la partie. Il.I'aut prendre une revanche.
()n ;fèra un colloque de démysttfication de (Yheikh Anta
avec' 'l'École de Dakar" et quelques grands' non1S. .f
Desanges, J. Vercoutter, M. Snowden, R. Mauny, M
Voron(~ff,' A. Abdelgadir, Lonis sont aussi invités à la
rencontre portant sur' 'I '~fitfique noire et le Monde
n1éditerranéen dans l'Antiquité? " L. S. Senghor donnera
pour titre à son allocution: "Négritude et C'Tiviliscltions
65
Pierre Bungener cité par Théophile Obenga, Cheikh Anta Diop,
Volney et le Sphinx, op. cit., p. 390.

199
méditerranéennes". L'on invita sur le bout des lèvres, j7ar
l'entrel11ise de quelques dé111archeurs habiles dans le
double jeu, C1heikh Anta qui, après quelques réticences,
décide d y donner une cOJ?fërence sur' 'l'évolution de
I 'humanité de la préhistoire à la .fin de l'Antiquité". Le
Président lSenghor devait prononcer une allocution et
traiter en pro.fesseur et en ({fj;<icaniste du thème de
,
'Négritude et (1ivilisations 111éditerranéennes". Il s 'o.ffi;<ait
ainsi l'occasion, et la possibilité de préciser sa propre
contribution C0111111e ({fi;<icanistesur l'Égyptologie. Traitant
du thè111e,Senghor esti111ed'entrée de jeu devoir placer
son exercice dans la problé111atique de ce qu'il appelait
,
'l'École de Dakar". Celle-ci se devait, dans tous les
domaines, de dire la pClrt du Nègre aussi bien dans les
111athél11atiques, la philosophie, la 111édecine, le droit ou
l'anthropologie. Les' 'Écoles de Dakar" se devaient
égale111ent dans toutes les discij7lines, d'illustrer la
Négritude C0111111ehU111anis111e et la Francophonie C0111111e
cadre géopolitique. Les grands lnaîtres ,fj;<ançais de
l'Université devaient, dans ce contexte, encadrer les
jeunes et .fitturs pédagogues qfi;<icainsdont ils étaient les
directeurs de thèse. Dans les sciences hU111aines,il fallait
veiller contre tous les déborde111ents possibles,
singulière111ent contre l'iJ?fluence de (1heikh Anta et des
rares têtes chercheuses auton0111eS qui continuaient à
contester le discours o.fficiel. Le Président Senghor était
très iJ?/luent dans les lnilieux universitaires ,ji;<ançaisqui
géraient les carrières. acceptaient les thèses, distribuaient
les agrégcltions donnant accès à l'enseignement supérieur.
N0111bre d'intellectuels c?ji;<icainsdu continent et des
dia~sporas ou sénégalais, jeunes et 1110insjeunes, ,faisaient
égale111ent preuve d'un très grand zèle pour asseoir son
autorité sur ce plan. Il y avclit ainsi par111iles pro./esseurs
et assistants plu~\' n0111breux, des groupes d'intérêt ({ffiché
qui 111an(J;uvraienthabilelnent dans les 111ultiplescolloques

200
,
pour que la ''pensée du Président' soit par.f'aiten1entbien
servie. Ils pouvaient ainsi investir, avec l'appui (le
quelques professeurs expatriés déterlninés, les
associations afi;<icaines ou a.fi;<icanistes de critique
littéraire, d 'histoire, de philosophie, de droit ou
d'éconon1ie. ("ette politique o.fficielle, le Président
Senghor devait la préciser en ouvrant le colloque. Il y
,
s'agit, dira-t-il, 'd'exan1iner un problèn1e lnc~jeur de
civilisation dans l'e.sprit de l'École de Dakar, c'est-à-dire
par rapport à l'A.fi;<ique noire et pour son
aecon1plissement' '. Et pour souligner qu'il parle devant
les son11nités qui discutent dans le n10nde des thèses de
(1heikh Anta et de l'Égyptologie sur lesquelles il a son
propre point de vue, il se .felieite d'avoir invité' 'les
chercheurs noirs qui avaient c0111n1encédepuis nOlnbre
d'années de d~finir les apports nègres dans les
civilisations n1éditerranéennes", c'est-à-dire bien avant
(1heikh Anta. Rappelant sa prOjJre carrière dans ce
domaine, il se souvient du débat sur la présence noire
dans cette Méditerranée culturelle, cOf?fluence des rc/ces et
des cOf?flits d'appropriation historique. '~je voudrais
placer lnes réflexions, telles qu'elles se sont développées
depuis les années 1930 où je suivais parlni d'autres
enseignen1ents, des cours de l'Institut d'Ethnologie de
Paris et à l'École pratique des hautes Études où j'eus
COlnn1epro.fesseurs par111i d'autre", : Marcel Mauss, Paul
Rivet, affirn1ant en pleine lnontée du nazisme, qu'il y avait
4 à 20% de sang noir autour de la Méditerranée".
,
'Penché sur mon voisin, j'ajoutais en souriant: au n10ins
car je savais qu 'clvec 25% de sang noir on peut passer
pour un Blanc et inverse111ent. Mais c'est plus tard ajJrès
le désastre de J 940, que prisonnier de guerre, j'eus,
pendant deux (Ins le loisir de r~fléchir sur les langues et
civilisations n1éditerranéennes que depuis 1935 j'avais
enseignées sans chercher à jJénétrer leur sign~fication,

201
sinon leur sens intin1e. Je .finis par découvrir que le
miracle 111éditerranéen, des Égyptiens aux Arabes, Inais
d'abord le 111iracle grec c'était le 111iracle du métissage
culturel". Autren1ent dit, L. IS. Senghor, auteur
d'excellents articles de gramn1aire sur le );1}olo.f'et le
sereer, analyste précurseur des institutions j)olitiques
sereer et négro-c?li4icaines, hern1eneute de l'esthétique et
de l'ontologie nègre, aclepte dès 1936 d'une renaissance
qfjl'icophone, est donc pCll~/àiten1ent en accord avec C/1heikh
et ses én1ules sur les' 'liens du Monde noir et de la
Méditerranée pharaonique, grecques ou islan10-arabe ". Il
aurait pensé à ce lien alors n1ên1e que Cheikh Diop était
, ,
'un potache' de quinze ans, au plus. Mais nuance! Il Y a
seulen1ent que la civilisation qfil'o-n1éditerranéenne n'est
pas noire, comn1e le dit Cheikh Anta, elle est métisse car
,
'deux peuples el1 contact se n1étissent touj ours' '. Il
continue avec tOL(jours des sous-entendus. "D'ailleurs
toute grande civilisation est métissage culturel". C~ela
devrait aller de soi, le j)ro.lèsseur Frank I.).l.)no);1}denou le
révérend père Mveng s'accordent avec moi sur ce jJoint
désormclis acquis dans les cercles cie l'Égyptologie
o.fJicielle ! Et c'est du reste l'occasion de signaler l'article
suggestft'de Théophile ()benga intitulé: "Égyptien ancien
et négro-africain" : sous-entendu Parenté génétique, clé
de la dén10nstration de la pensée de ("h. Anta relative à
une Égyptologie d'expression négro-aj;l'icaine, c 'était d~jà
dans ICIr~/lexion senghorienne. Mieux: les disciples sont
plus convaincants que le Maître. Le texte de Senghor est
clair. La chronologie et la genèse de sa pensée en
contrepoint à I 'œuvre de ('fheikh Anta contre laquelle se
déploie cette polén1ique sourde et tenclce, mais tOL(jours de
haute tenue, repose certainelnent sur des,fàits. Il restait au
colloque et au lecteur de ses actes à entendre et à lire
l'auteur de N-ations nègres et Culture. (1ela pouvetit
per'!lettre de 111ieux peser l'intérêt de la pensée

202
senghorienne dans le développe111entde l'Égyptologie et
de I 'Histoire de l'Antiquité d'une part et de la mettre en
rapport avec le point de vue de (Yheikh Anta Diop. Il n'en
sera rien dans ce 1110111ent d'un dialoguisme per111anent
entre L. Senghor et ("heikh Anta Diop. Le colloque
entendra l'exposé (le (Yheikh Anta ciont il ne sera pas .fait
de C0111pterendu dans le "Soleil", quotidien national. Par
contre, le pro.fesseur Raoul Lonis, 111aÎtre d'(J~~uvredu
colloque et brillant ~pécialiste s 'il en est de l'Antiquité
gréco-latine, s'en ]7rendra publique111ent dans le "Soleil"
aux thèses de ("heikh Anta. C"elui~ci put publier sa
réponse. Senghor donnera le dernier 1110tCILonis dans le
"Soleil" qui par ailleurs re,fitsera de publier le second
texte de ('heikh Anta. Le Président /:';enghor avait déci(lé,
dira son directeur, de 111ettre.fin el la ]JoléI11ique. Il .fàut
regretter que la cO'1ference donnée par ("h. Anta en
réponse à cette lecture senghorienne sur les rapports de
I '~frique noire et de la Méditerranée n'ait pas elle-/11ê111e
été publiée dans les actes officiels d'un colloque qui se
soucie de le citer C0111111e participant muet. Si111ple
question de probité intellectuelle. Mais c 'eût été peut-être
aller à l'encontre des raisons et de la déontologie
,
politiques" du colloque. L'École de Dakar, c'est-à-dire
l'Université sénégalaise .fiJfancophone senghorienne,
n 'avail pas 111an~festel11entvocation à servir les thèses de
(1heikh Anta Dia]). ('le colloque 111eten évidence, 111ieux
que tout (lutre, la position et l'u111biance dans laquelle
l'Université d'État avait placé CYheikhAnta Diop de 1960
el 1980.»66

Confiné dans son célèbre laboratoire, Cheikh Al1ta


Diop, malgré toutes ces hostilités à son égard, n'en a pas
moins lnené la brillante carrière scientifique que l' 011sait.
66
Pathé Diagne, (~heikh Anta Diop et l'Afi-ique dans l 'histoire du
Inonde, Sankoré / L' Hannattan, Paris, 1997, pp. 38-41.

203
Il faudra atte11dre le départ du pouvoir de Senghor en
1980, pour que sa nomination comIne professeur associé à
l'Université de Dal<ar mette fin à l'un des plus tristes et
des plus absurdes épisodes de l'histoire universitaire et
intellectuelle de l'Afrique noire contemporaine.

Donc, la main mise de l'africanisme sur le


développement culturel et intellectuel des Noirs et la
tentative de légitin1ation d'un prétendu complexe
d'infériorité de ceux-ci par Senghor et ses séides
constituent bien des obstacles majeurs qu'il falldra
~
surmonter, pour faire basculer défil1itivel11entI Afrique sur
la voie de sa Re-naissallce.

2-Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga et les


autres

Négritude et responsabilité césairienne

Nous avons évoqué la positiol1 de Cheikh A11ta


Diop vis-à-vis de l'idéologie de la Négritude en général et
de celle de Seng110r en particlllier. Nous avons allssi
montré comment ce dernier, tout el1 développal1t, dès le
début, des thèses opposées à celles de Cheil<h Anta Diop,
n'en a pas n10ins cOl1til1ué à le plagier pour redorer son
blason. Cependant, il ne serait pas juste de loger tous les
auteurs de la Négritude à la même enseigne. C'est pour
cela qu'il convie11t d'étudier la positioI1 d'Ailné Césaire
vis-à-vis des études diopie11nes et des perspectives pour le
Monde noir ouvertes par la rupture épistémologique
diopienne.

204
~
C est Césaire, faut-il le rappeler, qui inventa le mot
«négritude». Il ne lui donnait pas le même contentl que
Senghor qui, du reste, n'hésitait pas à reconnaître, même
publiquement, cette divergence: «Nous avons, les uns et
les autres, singulièren1ent C~ésaire, Dan1as et n10i, donné
des définitions convergentes, n1ais pas toujours identiques
du n10t, qui ont varié selon le temps et les
. 67 , .
CIrconstances.)) D ' apres Seng h or., Cesalre
' d onne a' Ia
Négritude la définition suivante: «La Négritude est aussi
une certaine volonté et une certaine n1anière de vivre les
valeurs que voilà [celles de la civilisation du Monde
noir].)) 68 Contrairement à Senghor, Ail11é Césaire fut un
anticolonialiste infatigable. Sa dénonciation de
l'oppression coloniale atteignit son point culminant dans
des écrits comme Discours sur le colonialisme. C'est dans
cet ouvrage qu'il a livré ses impressions sur les travaux de
Cheikh Anta Diop: «tIe ne /11'étendrai pas sur le cas des
historiens, ni celui des historiens de la colonisation, ni
celui des égyptologues, le cas des j7ren1iers étant trop
évident, dans le cas des seconds, le Jnécanisn1e de leur
lnyst?fication ayant été d~finitivement dén10nté par C~heikh
Anta Diop, dans son livre: Nations nègres et Culture - le
plus [ludacieux qu'un Nègre ait jusqu'ici écrit et qui
comptera, à n'en pas douter, dans le réveil de
I 'Afj;oique.»69 Pour Césaire, les travaux de Cheil(h Anta
Diop devaient aider le courant de la Négritude à modifier
son jugel11ent quant à la capacité créatrice des Nègres;
jugement faussé, comme le rappelle Cheikh Al1ta Diop,
par «le clÙ11at d'aliénation)) entretenu par les historiens
coloniaux et autres égyptoJogues occidentaux, et qui «a
.fini par agir pr(~fondén1ent sur la personnalité du

67 Senghor, La poésie de l'action, op. cit., p. 88.


68 Senghor, La poésie de l'action, op. cit., p. 88.
69
Ailné Césaire, Discours sur le C'olonialisl71e, op. cit., pp. 33-34.

205
Nègre» 70. Seng110r adopte une attitude complètelnent
différente de celle de Césaire. POlIr lui, la Négritude doit
s'exprimer dans le cadre occidental et surtout néo-
colonial, c'est-à-dire qu'elle doit se loger exactement dans
les limites d'émancipation du Nègre fixées Oll tolérées par
les Européens. En somme, 011peut dire qu'à la "négritude
de soumission" au paternalisme occidental prônée par
Senghor, Césaire oppose une' '11égritllde de combat",
utilisée pour pourfendre le colonialisme sous toutes ses
formes. Rien d' étonnal1t donc dans l'accueil que le
militant africain antillais a réservé à l' œuvre de Cheil<h
Anta Diop qui d'ailleurs 11'a pas manqué de lui rendre
hommage: ((Il y a lieu de rendre hUlnn'lage ici, au
courage, à la lucidité et à I 'honnêteté du génial }Joète,
AÙné C"ésaire : après avoir lu, en une nuit, toute la
première partie de l'ouvrage [Nations l1ègres et Culture],
il.fit le tour du PClrisprogressiste (le l'époque, en quête de
.spécialistes disposés à d~rendre, avec lui, le nouveau livre,
lnais en vain! C"e.fut le vide autour de lui.» 71

Les marxistes africains et C/leikh Anta Diop

Certains marxistes africaÏ11s font partie des


critiques les plus virulents de Cheil<h Al1ta Diop et
Théophile Obenga. Ils l'ont souvel1t été avec un manqlle
d'arguments parfois déconcertant. Amady Aly Dieng, un
des chefs de file des marxistes en Afrique,
particulièrement all Sénégal, s'est fait, depllÎs plusieurs
années, le symbole de cette classe d'intellectuels. Dal1s
son ouvrage Le Marxisn'le et l'Aji;<iquenoire, il consacre un
paragraphe à la question relative aux rapports entre Cheikh

70
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et C'ulture, op. cit., p. 54.
71
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et C~ulture, op. cit., p. 5.

206
Anta Diop et les marxistes africains. Pour Amady Aly
Dieng, «l'audace et la .fécondité de (,lheikh Anta Diop ne
sign~fie ]Jas que toutes ses thèses sont justes et
scient~fiques» 72. Il expliqlle ainsi le succès de Cl1eil(h Anta
Diop «le contexte politique était .favorable au
développenlent des idées qui exaltaient le rôle des Nègres
dans l"édification de la civilisation htllnaine. C"'est ainsi
que la thèse de l'origine nègre de l'Égypte pharaonique,
lnère des sciences et des arts, d~fèndue par Cheikh Anta
Diop, a pu trouver un écho .favorable dans ce contexte
politique propice au développenlent de thèses
nationalistes. (,"e n'est pas un hasard si c'est Présence
~fil'icaine, organe d'expression de la Négritude et du
nationalis111e culturel, qui a servi de support CIla d?fJÛsion
73
des œuvres de C"heikh Anta Diop.»

Ce que ces Africains d'obédience marxiste


reprochent, entre alltres, au savant africain, c'est de
((considérer l

'le progrès 111atériel" et non la lutte de


classes C0111me 1110teur de l 'histoire en ~f;l'ique
précoloniale» (Tidiane Gadio) ou encore ((d'avancer des
explications sur l'équilibre des sociétés qui ne
s'appliquent qu'à des sociétés à castes» (Amady Aly
Dieng)74. Il semble aussi que la connaissance approfondie
des sociétés africaines affichée par Cheikh Anta Diop et
son érudition indisposent ces intellectuels africains. Ainsi,
Amady Aly Dieng écrit: ((Nous signalons qu'un seul
h0J11J11e"quelle que soit l'étendue de ses connaissances, ne
peut guère eJ11brasser tous les d0J11aines de la science,

7'2 Alnady Aly Dieng~ Le Marxi:n71e et / ',1fi~ique noire. Bilan J'un


du Marxisl71e~ Nubia~ Paris~ 1985, p. 33.
débat sur l'universalité
n Alnady Aly Dieng, Le Marxislne et l '~fi~ique noire, op. cit.~pp. 32-
33.
74Voir Alnady Aly Dieng, Le MarxisJ71e et l '~fi~ique noire, op. cit., pp.
30-3 1.

207
comme le .fait (,1heikh Anta Diop.)) 75 Il semble donc bien
qlle «les directions critiques, en 711arxistes, vis-à-vis de
l'œuvre de C1heikh Anta Diop))76, réclamées par Y.
Enagnon se soient en tout et pour tout résumées aux
citations énumérées ci-dessus. Certains diront que c'est
déjà ça. Et bien soit! En tout cas, la problématiqlle
soulevée par Cheik~h A11ta Diop est te]lement dense et
importante qu'on ne salIrait se contenter de ces jugements
de valeurs gratuits qui n'apportent aucune argumentation
solide et concrète pOllvant c011tribller au débat. Les
discussio11s entre T11éophile Obe11ga et AlTIady Aly Dieng
à Dakar, en 1996, lors de la commélTIoration du Xè
anniversaire de la mort de Cheikh Anta Diop, ont été
significati ves à cet égard. Il n'est pas inutile de rappeler
que, dans le Paris de la fin des a1111éessoixante, le mêlTIe
Théophile Obenga était combattu intellectuellement par
les marxistes africains qlli lui reprochaient de préférer
Cheil<h Anta Diop à Karl Marx et de se faire, dans la

75
Alnady Aly Dieng, Le tvlarxisl11e et l'Afi'ique noire, op. cit., p. 30.
Il faut quand Inêlne souligner que c'est surprenant d'entendre un tel
reproche de la pal1 d'un Inarxiste.
76
Voir Alnady Aly Dieng, Le Marxis171e el l'Afi-ique noire, op. cit., p.
29. D'une Inanière générale, Babacar Sine, un autre Inarxiste, réSUlne
bien l'attitude des Inarxistes africains face à l' œuvre de Cheikh Anta
Diop: «Hélas! ils lui ont .fait un accueil réservé, voire quelquefois
hostile, et surtout tard(/.' A ccrochés à des dogl11eSscientistes surannés,
ils n ); ont c0l11pris, dans le IneiUeur cas, CllI'une tentative idéologique
de fonder le nationalisl11e culturel africain. Scientisl11e contre
culturalisl71e, voici les ter171eS étriqués entre lesquels beaucoup de
l11arxistes ont grossière171ent enfèr171éle débat ouvert par Cheikh Anta,
alors que, plus qu'une tentative idéologique, son œuvre pose pour la
prel11ière fois les bases seient(fiques de l'él11ergence des nations
négro-qfricaines. Ceux qui, par cécité théorique, n'ont rien vu de cela
ont o~jectivel11ent .fait chorus avec les idéologues de la réaction.))
(Babacar Sine, Le MarxisI11e devanl les sociétés qf;.icaines
conte/11poraines, Présence Africaine, Paris, 1983, pp. 32-33).

208
capitale française, le défenseur du savant africain, ce
dernier étant déjà rentré en Afrique depuis longtemps.

L'avance prise par l'école de Cheikh Anta Diop


dans le domaine de la connaissance des civilisations et des
réalités culturelles africaines est telle, que pour le moment,
les véritables débats de f011ds e11tre scie11tifiqlles ou
intellectuels africai11s sont parfois difficiles. Et pourta11t,
Cheikh A11ta Diop n'hésitait pas à écrire que «quiconque
voudra se servir du lnarxislne C0111111e guide d'action sur le
terrain arrivera sensiblement aux 111ê111eS conclusions» 77.
La crise idéologique dans l'ex-URSS aidant, gageons d011C
qu'avec l'autocritique des marxistes européens qui ont
d'ailleurs très SOllvent influencé les marxistes africains, le
Inarxisme, U11efois débarrassé de son carca11 elIroce11triste,
deviendra enfin un outil de travail fécond pour les
Africains qui le souhaitent, et qui surtout auront fait
l'effort de connaître suffisamme11t et profondément les
réalités africaines. Car comme le dit Cheikh Anta Diop,
«serait-on ar111é d'une 111éthode scient~fique d'analyse
aussi .feconde que la dialectique 111arxiste (à supposer
qu'on l'ait suffisa111111entassi711ilée), qu'on l'ap]Jliquerait
en vain à une récllité que l'on ignore totaleI11ent» 7R.
Lorsque ces conditio11s seront réalisées" alors il y aura un
véritable débat.

Autres critères de jugements

L'appartenance politique a parfois été un critère de


jugement de l' œuvre des deux savants africains. Ainsi,
d'aucuns ont tout simplement refusé de reconnaître

77
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et ('Zllture, op. cit., p. 23.
78
Cheikh Anta Diop, Lesf'ondeI77ents..., op. cit., p.S.

209
l'œuvre immense de Cl1eikh Anta Diop, parce qu'il était
un opposal1t farouche au régin1e de Léopold Sédar
Senghor. Et beaucoup de ses adversaires politiques qui
aujourd'hui tiennent un discollrs contraire (certains même
n'hésitant pas à se réclamer de SOl1nom), refusaient ses
thèses en raison de son engagement et surtout de son
éthique politique qui était différente de la leur. Il faut
toutefois reconnaître que ce phénomène se relativise
aujourd'hui. Théophile Obenga a également subi le même
sort. La critique des gouvernements auxquels il appartenait
s'accompagnait parfois du rejet de ses travaux. Le temps
ayant fait son effet, ces attitudes non fondées se sont
fortement atténuées aujourd'hui.

Beaucoup d'Africains qui pratiquent les cultes


musulmans, chrétiens Oll autres, ont également jugé
l' œuvre de Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga sur la
base de leurs confessions. Ai11si, avons-nous entendu
plusieurs fois certains Africains affirmer qu'en dépit de
tout, «la vérité» du Coran ou de la Bible était supérieure à
la «vérité des travaux de Cheikh A11ta Diop». Certaines de
ses idées étaient jugées blasphélnatoires quand lui-même
n'était pas traité purement et silnplen1ent d'e11nen1i de la
religion (sous-entendue la religion chrétienne ou
musulmane) 79. Mais la religion n'échappant pas à l'effet

79
Cheikh Anta Diop rédigea dans le nUlnéro spécial de 1985 de la
Revue de Philosophie un ilnportant article intitulé «Philosophie,
Science et Religion», repris par une publication de l'IF AN. Il Y écrit
entre autres: ((La hiologie 1110derne a découvert et localisé la région
J
du cerveau qui est le siège de l'Ùnaginaire, et q'ui per/net à I H0l110
sapiens, et à lui seul, SUprêl11eparticularité, de concevoir l'inexistant,
des êtres Îlnaginaires. On pourra tOl~jours rétorquer qu'un pareil
raiSOnne171ent n'est qu'une /nanière habile de reculer à l'infIni la
dffficulté, au point qu'elle s'esto/npe dans l'esprit du penseur, car
171ê171el'existence d'un Univers éternel pose le 111ênle problè171e
ontologique. Par conséquent, la religion en tant que sofl de

210
du temps~ les thèses de Cheikh Anta Diop reçoivent Ul1
écho moins hostile aujourd'hui chez ces Africains. NOllS y
reviendrons plus loin au chapitre VII.

Il est inutile de nous appesantir sur les autres


critères de jugement tels que la jalousie professionnelle, le
rang social, etc.., car leurs conséquences constitllent des
épiphénon1ènes d011t l' exame11 l1e présel1te aucun intérêt
ICI.

3-Disciples et continuateurs

Question de définition

Notre but n'est pas ici de comptabiliser selllelllent


le nombre de disciples ou de continuateurs de l' œuvre de
Cheikh Anta Diop. Il s'agit aussi d'envisager l'analyse dll
mouvelne11t qui contribue au développement de ses idées
de façon à en faire un lieu con1mUl1. Et, comme tout
mouvement naît de la volonté des hon1mes, il importe
donc de voir comment ceux-ci s'organisent pour créer et
entretenir ce derl1ier.

Ava11t tout~ il convient de rappeler ces paroles de


Théophile Obenga., qlli, l11ême s'il accepte d'être considéré
comme le premier disciple de Cheikh Anta Diop, tient à
apporter la précision importante suiva11te : «C1eque C1heikh
Anta Diop a .fait pour les siens, les ~rricains
conten1porains, cela appartient à nous tous, jeunes,
adultes, vieux, qui luttons pour une ~fi;fique nouvelle. Nous

spiritualité n'est pas en train de dépérir qZloi qu'en pense un


/11atérialisl11e élé/11entaire.»

211
son1mes tous redevables à e". A. Diop, et nous tous, nous
SOlnn1es ses héritiers. Tous, nous devons être ses disciples
(...j. ("heikh Anta Diop a travaillé pour tout le continent
. 80
,l''
C?Jrlcaln. »

L'école scientifique de Cheik/1 Anta Diop

L'exclusion de Cheik11 Anta Diop de l'université


pendant plus de vingt ans avait~ rappelons-le, plusieurs
buts essentiels: l'isoler, faire le vide autour de lui et
l'empêcher de former des disciples, et donc de créer et
animer~ au sein de la structure universitaire, une école
scientifique capable de te11ir tête aux plus gra11des écoles
exista11t dans le monde. Les menaces verbales à peine
voilées de certaines autorités acadénliqlles, voire même les
menaces physiques, devaient aboutir, selorl le plan des
négateurs de la personnalité africaine, à étouffer toute
velléité d'émancipation culturelle et intellectuelle des
Noirs. Mais le propre d'une idée authentiquen1ent
révolutionnaire, défendue scientifiquement de surcroît, est
qu'elle finit toujours par triomp11er. Cheil<h A11ta Diop ne
fut pas le premier et ne sera certainen1ent pas le dernier
savant dont les décollvertes subiront un tel destin 81.
Finalement, après une longue traversée du désert~ Cheik,h
Anta Diop trouvera son prelnier disciple en la perS01111ede
Théophile Obenga, qui est aujourd'hui le chef de file
incontesté et incontestable de l'école africaine
d'égyptologie.

Aussi et surtout~ la pertinence de ses idées~ la


véracité de ses thèses, ainsi que la n1édiocrité scientifique
gO
Théophile Obenga, entretien accordé à la revue NOll1ade,n° 112, pp.
156-159.
SIOn peut se souvenir dans cette optique de Galilée par exelllple.

212
des" critiques" négatives de ses détracteurs allaiel1t finir
par lézarder puis faire exploser le mur du silence érigé
autour de ses œuvres ici et là dans le l11onde. De nOl11breux
chercheurs allaient courageusement entrer en formation et
suivre ses conseils. Ce n'est qll' à partir de 1981, date de sa
nominatiol1 comme professeur associé à la faculté des
Lettres de Dal<ar82 que Cheikh Anta Diop commencera à
former les jeunes dans le cadre de l'llniversité.

Aujourd'11ui, l'école de Clleikh Anta Diop


regroupe autour du professeur Théophile Obenga un grand
nombre de scientifiques et de personnes compétel1tes
qu'on retrouve tant en Afrique qlle dal1s la Diaspora. Dal1s
l'un de ses ouvrages83, le savant rend un hommage mérité
à un certain nombre d'el1tre eux84.

Ce qui caractérise l'école scientifique de Cheil<h


Anta Diop et de Théophile Obenga peut s'expril11er
globalel11ent dans les terl11es suiva11ts : rupture radicale
avec le paternalisme idéologique et culturel d'oll qu'IiI
vienne, indépendance Ï11tellectuelle vis-à-vis des can011S
académiques prétendument un.iversels, exigence d'une
connaissance directe et approfondie des faits historiques et
culturels africains, vigilance face à la supercherie et aux
manœuvres de distraction des Noirs menées par les
africanistes, découverte de la vérité scientifique par ses
propres moyens, sans passer par lIne sacro-sainte autorité
africal1iste de tutelle, travailler pour l'avènement d'une
Afrique et d'un Monde noir respectés pou.vant participer
de façon consciente et efficace à l'édification d'un

X?
Cette nonlination s'est faite selnble-t-il sous la pression d'un certain
nOlnbre de personnes qui souhaitaient Inettre fin à cette situation
aberrante.
83Théophile Obenga, ('heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.
84Le lecteur pourra s'y reporter s'il le souhaite.

213
véritable humanisme. Il n'est dOI1Cpas exagéré de dire,
qu'à l'heure actuelle, l'école scientifique née des travaux
de Cheikh Anta Diop et de Théop11ile Obenga est la plus
féconde et la plus à même de tenir scientifiquement la
dragée haute à n'importe qu'elle autre école dans le
monde. Il suffit de lire une revue scientifiqlle comme
ANKH (Revue d'Égyptologie et des Civilisations
africail1es) pour s'en convaÎ11cre.

La revue ANKH est une publication de KHEPERA


(Association pour le développement de la connaissaI1ce en
sciences humaines et en sciences exactes). Elle est dirigée
par le professeur Théophile Obenga et le docteur Cheikh
M'Backé Diop. Cette revue accueille les articles
scientifiqlles de nombreux chercheurs et savants de
l'avant-garde scieI1tifique et intellectuelle de la Re-
naissance Africaine. Elle dispose de nombreux
collaborateurs et correspondants à travers le monde. C'est
aujourd'hui une revue de référeI1ce pour tous les
scientifiques sérieux. Comlne le rappelle Théop11ile
Obenga en 1992, à la page 3 de la première livraison de
cette prestigieuse publication, «La revue ANKH [qui
signifie la "Vie" en égyptien pharaonique] se d~finit
COn1Jnele trait d'union vivclnt entre toutes les générations
actuelles de I 'A./i;<iquequi tentent de connaître et de .fàire
connaître la culture et les civilisations qfi;<icaines depuis
les temps les plus reculés de I 'Histoire, selon le sens et les
per.~pectives du travail, in1n1ense et précieux, du
pro.fesseur C~heikh Anta Diop. Toutes les problén1atiques
culturelles, égyptologiques, historiques, linguistiques,
artistiques, littéraires, sociologiques, éconon1iques,
politiques, scientf/iques et technologiques, religieuses et
philosophiques, ont leur pl(lCe dans la revue ANKH
Exigences n1éthodologiques, pertinences
interdisciplinaires, ouvertures intellectuelles, sont

214
requises pour ce nouvel esprit nécessaire de liberté
créatrice (...). (Jutil de travc/il, de solidarité et
d'ouverture, telle est la revue ANKH, au nom d'une idée
de I 'h0111111eet de son destin.))

Dans C1heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx85,


Théophile Obenga a recensé de ma11ière suffisamment
exhaustive les premiers travaux et les écrits déjà produits
par cette école.

Disciples, continuateurs et détracteurs

Le colloque internatio11aI organisé à Dal(ar en


commémoration du Xè anniversaire de la mort de Cheil<h
Anta Diop, flIt le témoin d'un affrontement scientifique
entre des chercheurs de l'école du savant noir et certains
de ses détracteurs représentés par François-Xavier
Fauvelle et Alain Froment. C'est le seco11d qui, l'espace
d'une partie de l'après-midi, tint volo11tairenlent la vedette
dans le grand amphithéâtre de la faculté de Médecine de
Dakar. L auteur de ces lignes était présent. Dans U11e
~

commu11ication pIllS que hasardellse et précaire, Alain


Froment, qui s'est juré, tout comn1e son valet Fauvelle, de
prendre la relève des Mauny, Suret-Canale et autres, s'est
cru un instant capable de porter une critique contradictoire
à l'égard de certaines parties de l' œuvre de Cheikh Anta
Diop sans se don11er la peine d'exposer une argulnentation
scientifique et consistante.

En fait, l'objectif de cet intervenant européen était


clair: brouiller les consciences des jeunes gé11érations
africaines avec un discours nébulellx et scientifiquelnent

85
op~cit.

215
ridicule. La riposte de l'avant-garde scientifique africaine
fut immédiate et magistrale. Théophile Obenga, le
premier, a pris la parole. Après avoir rappelé à FrOillent les
principes élémentaires de respect dû aux morts, il a
raconté à l'assistance, médusée, comment celui -ci, en
claquant la porte, sortit du palais des Congrès de Yaoundé
(Cameroun) lors de la conférence historique que Cheil(h
Anta Diop y donnait en 1986 - quelques selnail1es
seulement avant sa mort - démentant ainsi les allégations
du chercheur européell selon lesquelles il côtoyait
amicalement le grand saval1t africain. Ensuite, le
professeur Théopllile Obenga a Inis el1 évidel1ce ses
carences linguistiques el1 grec, puis lui a rappelé, en n1ême
temps qu'à François-Xavier Fauvelle, les notions
méthodologiques de base en sciences historiques, notions
normalelnent dispel1sées da11s les premiers cycles d'études
universitaires. Un concert d'applaudissements a
longuelnent salllé l'interventjon dll professeur africain.

Parmi les alltres il1tervena11ts dal1s la riposte, il y


avait 1'historien, égyptologue et pl1ilosophe Coovi Jean-
Charles Gomez qui a pris Froment en flagrant délit
d'utilisation de documel1ts égyptiel1s falsifiés destinés à la
propagande touristique occidentale. Devant une assistance
attentive, captivée et remontée, Froment, qui fut
littéralement «atomisé» et «désintégré», ne savait plus où
donner de la tête. À ce moment précis, on pouvait
facilement se rendre compte qu'il cl1erchait désespérémel1t
du regard un soutien (sans doute de son ami Fauvelle) gui
pouvait l'aider à supporter ce 11101nentdifficile imprévu.
Cheikh M'Backé Diop, physiciel1~ intervint ensuite pour
réfuter P0i11t par point les résultats statistiques aligl1és par
l'anthropologlle européen. Ces interventions africaines
ainsi que celles qui suivirent, fure11t saluées par Ul1concert
d'applaudisseme11ts et des acclal11atio11S de la part de

216
l'assistance qui avait bien compris qu'elle vivait là un des
instants les plus haletants de la marche inexorable de
l'Afrique vers sa Re-naissance.

Finalement, ce qlÜ ne devait être pour Froment


qu'une simple leçon d'anthropologie administrée à des
Nègres incultes'l se transforma en une correction
sciel1tifique il1soutenable subie par un Blanc prétentieux.
Sans doute, devait-il se rappeler, après coup, ces phrases
de Cheikh Anta Diop qui disaiel1t en substance que la
supercherie était finie, et que tout le monde devrait savoir
désormais que les Africains ne sont plus des enfants. En
réalité, Alail1 Froment et François-Xavier Fauvelle se
croyaient encore à une époque, pas si lointaine il est vrai,
où des c11ercheurs occidentaux ou autres pouvaient venir
en toute tranquillité piétil1er la Inémoire d'illustres
Africains'l et dicter aux Noirs lellrs visions de I'11istoire
africaine.

Dès lors qu'ils se rendent c01l1pte qu'ils ne peuvent


plus inf1uencer le processus de prise de conscience des
Noirs, les africanistes écrivent SOlls-couvert
d'universalisme (et ce ne sont pas les quelques Africains
qu'ils utilisel1t C01l1l11e alibi qui lnasquerol1t leurs
alnbitions réelles), afil1 de prévenir ce qu'ils considère11t
comme un danger: l'adhésion africaine aux idées de
Cheikh Anta Diop. Car, ce qu'ils craigl1ent par-dessus
tout'l c'est la fin irrémédiable de la don1ination
intellectuelle de l'Afrique par l'Europe. Et comme l'école
scientifique de Cheikh Anta Diop symbolise cette
évolution des choses, il faut la diaboliser ainsi que tous les
Noirs qui s'en réclament. C'est dans ce sens qu'il faut
comprendre, ni pIllS ni moins, les écrits mâtinés

217
d'inquiétude des détracteurs actuels de Cheil(}1 Anta Diop
et de Théophile Obenga86.

Il faut remarquer aussi que chaque fois que les


scientifiques de l'école de Cheikh Anta Diop ont eu à se
confronter avec les scientifiques qui se veulent leurs
détracteurs, ils sont touj ours sortis victorieux. C'est ainsi
depuis le colloqlle du Caire de 1974 avec Cheil(h Anta
Diop lui-même, en passant par le colloque de Dal(ar et la
IXè semail1e d'Études africaines de Barcelone en 1996.
C'est bien le signe que quelque chose a changé en
Afrique, quelque chose qui s'inscrit bel et bien dans un
coural1t de Re-naissance Africaine.

Le rôle des mouvements associatifs

Les Associations africaines se réclamant des idées


de Cheil(h Anta Diop ne se comptent plus, tant la prise de
conscience grandit dans la communauté noire en Afrique
et dans la Diaspora. Par des conférences, débats, cours,
expositions, colloques, etc., ces Associations s'efforcent
de diffuser au miellx de leurs possibilités ces idées de la
Re-naissance Africaine. La référel1ce à l'Antiquité nègre
égypto-nubienne est maintenant systématique. Dans ce
domaine de la diffusion et de l'enseignement des
Antiquités nègres, les actions de ces Associations
anticipent depuis longtemps celles du système éducatif
africain. Un autre point positif qu'il faut l11ettre égalemel1t
à leur actif, c'est que, lorsqu'elles l11aÎ11tiel111entleurs

86
Un grand nOll1brede détracteurs n'ose plus affronter directell1ent les
111ell1bresde l'école de Cheikh Anta Diop. On ne COll1pte plus ceux
d'entre eux (Européens COl11111e Africains) qui décOl11111andent leurs
invitations à des colloques ou congrès lorsqu'ils apprennent que
Théophile Obenga ou l'un des 111ell1bresde cette école est présent.

218
programmes d'activités, elles deviennent incontrôlables
par l'ordre académique néo-coloniale. Et il n'est pas
exagéré de dire que, pour l'instant, c'est grâce à ces
Associations plus qu'aux pouvoirs et instances
illstitutionnels, que beaucoup de Noirs en Afrique et dans
la Diaspora découvrent directemellt les idées de Cheil<h
Anta Diop et de Théophile Obenga. Parmi toutes ces
Associations, aussi volontaires les unes que les autres,
raction de quelques Ulles d'entre elles sera évoquée ici à
titre d'exemple.

Le Cercle d'Étude Cheil<h Anta Diop (C.E.C.A.D.)


est une Association créée ell Guadeloupe en 1987 à
l'initiative de Claude Bausivoir. Le C.E.C.A.D. s'est
donné l'objectif suivant: «Étudier, d~tfitser et pro1110uvoir
I 'œuvre de (:'HEIKH Al/TA DJ()P, ainsi que ses
87
prolonge111ents et i11:fluences.)) A' cet effet, par des
projectiollS de films, des débats, des inaugurations de lieux
publics ou privés portant le nom de Cheil<h Anta Diop88, le
C.E.C.A.D. participe véritablelnellt à l'enracinement en
Guadeloupe des idées de la Re-naissance Africaine. Cette
action a permis de canaliser judicieusement et donc de
faire perdurer, à jamais, les répercussions des conférences
données par le savant noir lors de son séjour historique
effectué en Guadeloupe, au cours de l'anl1ée 1983. Ce
travail de terraill effectué par les Africains Antillais du
C.E.C.A.D. est d'llne importance capitale au regard de la
volonté délibérée des autorités lléo-coloniales de l11aintellir
loin de l' Afrique- Mère cette partie de la Diaspora, afin

87
Cercle d'Étude Cheikh Anta Diop, Le /7iois de l'Afi"ique, 1993, p. 1.
88
Il s'agit, entre autres, du Centre Municipal Socio-Culturel Cheikh
Anta Diop à Morne-à-l'Eau, de la Bibliothèque Municipale Cheikh
Anta Diop des AbYlnes, de la Bibliothèque Cheikh Anta Diop du
lycée professionnel de Blanchet Gourbyere, de la place Cheikh Anta
Diop à Pointe-Noire, etc.

219
d'annihiler en elle tout désir de restaurer sa Inémoire
historique et sa conscience culturelle, deux éléments qui
permettent à l'homme dominé de retrOtlVerla dignité et la
liberté.

La Génération Cheil<h Anta Diop (G.C.A.D.) est


basée en Afrique de l'Ouest~ plus précisément au Burl<ina
Faso. Selon ses membres, sa création s'est faite en raison
de la ((nécessité de créer un cadre de réflexion et de
d~fJusion des idées "C'1heikh Antaéenes ,,»89. Donc, il y a
toujours cette «nécessité» qui revient sans cesse. C'est
bien la preuve d'une carence du système éducatif africain
en matière d' enseig11ement des Antiquités négro-africaines
qui constituent, comme nous l'avons déjà écrit, le point de
départ de la conscience historiqtle africaine. La G.C.A.D.
se dota d'un journal, Le PharLlon, qui venait renforcer son
action sur le terrain (conférences, débats, élnissions
radiophoniques, Î11terviews dans des grands médias tels
que Africa n01, etc.), afin de faire connaître efficacement
les travaux de Cheil<h A11ta Diop et son école dans cette
partie de l'Afrique. Pour la G.C.A.D., il s'agissait de
((contribuer à briser ce 111urde silence qu'on a élevé
autour de l 'œuvre du MLlître», car, constatait-elle StIr le
terrain, ((cette con.~piration juste111ent.f'ait que les ouvrages
du Maître .,'ont rares et souvent d'un coût excessivement
élevé ». ((D(ffitser des extraits (.les écrits du MLlître»
. .. . . 90
permettaIt d one d e ((pa Il 1er cette sItuatIOn» .

Donc, on le voit bien, cette Association a réussi,


par son action, à contourner l'obstacle que représentait les
insuffisances de l'enseignement en matière de sciences
humaines en Afrique. Son travail StIr le terrain a permis la
89
Diallo Abdoulaye Ménès, in le Pharaon, Journal de la Génération
Cheikh Anta Diop, n° 1, janvier 1997.
90
Diallo Abdoulaye Ménès, in le Pharaon, op. cil.

220
restauration de la conscience historique chez des
personnes qui ne pouvaient pas accéder à ces idées de la
Re-naissance Africaine faute de pouvoir acheter des livres.

Le Cercle Ramsès, par rapport aux dellx


précédentes Associations, ne porte pas le nom de Cheil<h
Anta Diop, mais a pour éponyme l'une des personnalités
noires les plus marquantes de 1'histoire négro-africai11e. Ce
fait signe une profession de foi qui ne souffre d'aucune
ambiguïté: assumer totalement l'\Antiquité nègre égypto-
nubienne. Créé à la fin des années quatre-vingt par C.
Khadim Sylla et Doué G110nsea, le Cercle Ramsès avait
pour objectif prÏ11cipal la se11sibilisatio11 des AfricaÏ11s
résidant en France sur la problématique développée par
Cheil<h Anta Diop.

Pour cette association, il s'agissait de mener à bien


la «réconciliation totale avec notre passé, notre culture
(...) grâce à I 'œuvre originale et titanesque de C~'fheikh
Anta Diop" savant noir qfi;oicain de renoJn111ée
internationale» 91. Il fallait absolul11ent contribuer à faire
retrouver à l'Africain sa ((dignité grâce à l 'h0J11J11e qui
incarna pendant quarante années l'e.spoir de l'Afi/fique
noire, l 'e.spoir et la réhclbilitation du peuple noir,
l'espérance d'un vrai dialogue entre tous les peuples de ce
. ., .
zn d e construzre une h U111anztemez 11eure» 92 . L e
mon d e, q/-f~
Cercle Ramsès justifiait la nécessité de son action par le
fait suiva11t : beaucoup d' AfricaÎ11s quittaient l'Afrique
pour venir étudier en France avant de retourner dans leur
mère patrie une fois leur formation terminée. Les membres
du Cercle Ran1sès ont pensé que dans la mesure où le
système éducatif africain ne permettait IJas à ceux -ci d'être
91
Cercle Ralllsès, C~heikh Anta Diop ou la réhabilitation de la culture
et de la dignité de l 'h0I17111enoir, Angers, 1988, p. 3.
92
Cercle Ral11sès, op. cit., p. 5.

221
au fait des idées développées par Cheil(h Anta Diop~ il
fallait profiter de lellr séjour en France pour les
sensibiliser et les gagner aux thèses de Cheil(h Anta Diop.
De cette façon~ dotés d'une nOllvelle conscie11ce (la
conscience panafricaine), ils participeraient, une fois
rentrés en Afrique, à la sensibilisation de ceux qllÎ étaiellt
restés là-bas~ et contribueraie11t ainsi à l'émancipation
réelle des Noirs. En I~ espace de 5 années d'activités
ponctuées par des conféren.ces, des projections de films,
des écrits, etc., la quasi-totalité des Africains de la région
d~Angers avait entendu parler de Cheik11 A11ta Diop et
savait désormais qlle RalTIsès II était U11pharaon nègre.
Comme pour les autres Associations, il s'agissait de
pallier les insuffisances d'un systèlne d'enseigneme11t qui
n'avait pas encore suffisan1111e11tintégré les résultats des
recherches du savant africain. 1~11éophile Obenga~ alors
Directeur Général du Centre International des Civilisations
Bantu (CICIBA), avait ell, dans U11elettre à ses membres,
ces mots d'encouragements pour cette Association: «,Je
vois que le "("ercle Ran1sès" que vous ani111ezest digne
d'éloges. Je suis personnelle111ent très .fier et très heureux
de votre travail (..). La grande bCltaille doit être
111aintenant la concrétisation de l'idée de C"heikh Anta
Diop sur l'enseigne111ent de l'Antiquité égypto-nubienne
C0111111e base de nos Antiquités classiques. Le "C~Yercle
A 91
R alnses .' a un ro l e a'. Jouer d ans ce sens.» - L orsque
'.'

Théophile Obenga écrit que le Cercle Ramsès a un rôle à


jouer dans l'enseignement de l'Antiquité égypto-nubienne,
il reconnaît clairen1ent l'importance, dans ce domaine, du
rôle du Inouvelnent associatif COlnn1e un des vecteurs
essentiels de l'élan de la Re-11aissa11ceAfricaine.

9:;
Lettre du Pr Théophile Obenga aux l11elnbres du Cercle Ralnsès,
n0002513/DG/CICIBA/NFY /89, du 22 novelnbre 1989.

?I?
À partir des années 1993-1994~ le Cercle Ramsès
allait connaître un regain d'activité avec l'arrivée au sein
de son équipe dirigeante de Ayao Dossou, Geneviève
Deffo Mabé et Momar Diop. Aux côtés de Doué Gnonsea,
ils initièrent la création du C'Iontinent, le journal du Cercle
Ramsès. Ce jOllrnal, qu'ils animèrent avec talent et
riguellr, fut tout entier consacré à la vulgarisation des
œuvres de Cheil<h Anta Diop et à la proll10tion de la Re-
naissance Africaine. C'est toute cette expérie11ce qui
permit au Cercle Ramsès d'aller facilement à la re11co11tre
d'un certai11 nombre d'Associations défendant l'héritage
diopien.

La Commission Cheil<h Anta Diop (C.C.A.D.) fut


également une Association qui défendit avec un
dynamisme exceptionnel l'héritage diopien. Créée à
Bordeaux à la fin des a11nées qllatre-vingt sur l'initiative
de Jean Eloka qui la dirigea en c0111pagnie de Marc Bruno
Mayi et Mahougnon Kakpo, son influence dépassa très
rapidement le cadre de la région bordelaise où elle réussit
à s'implanter malgré un contexte très défavorable lié au
l11anque d' infor111atio11sdes étudiants africains sur l œllvre
~

de Cheil<h Anta Diop. Pour mener son action de diffllsion


et de vulgarisatio11 des idées de la Re-naissance Africaine,
la Commission Cheikh A11ta Diop Î11tervint à plusieurs
niveaux. Elle anima pendant 6 ans une élnission
,
radiophoniqlle d' Histoire Africaine dénommée" Maât' ,
dispensa des cours de l<iswa11iliet de langue pharaonique,
publia régulièrement Ja111borée, journal dont la parutio11
constituait un évé11ement. À toutes ces activités, il faut
,
ajouter ses conférences, ses débats, ses' Journées aux
Mornes" (Journées de comméllloration des luttes de
libération des esclaves africains d'Amérique), ses
,, ~
Journées Cheikh Anta Diop' , etc.

223
En 1994, à l'initiative et sous la houlette de la
Commission Cheikh Anta Diop de Bordeaux, et en
collaboration avec le Cercle Ramsès d'Angers et le
Comité d'Action Panafricaine de Poitiers, se tint, pendant
trois jOllrs (17, 18 et 19 juin), à Ville11ave d'Ornon, le
premier Colloque des Structures Panafricaines qui donnera
naissance à une fédération d'Associations Panafricaines
ayant pour nom le Collectif des Structures PanafricaÎ11es
(C.S.p.)94. Le C.S.P. organisa trois autres Congrès à
Poitiers (1995), Angers (1996) et Bordeallx (1997)95. Il
faut rappeler qu'au Congrès d'Angers, Mubabinge Bilolo
et Jean-Charles Coovi Gomez furel1t les invités d'honneur.

Comme le stipule l'article 2 de sa charte, les buts


fondamentaux du C.S.P. sont les slÜvants :

-La promotion de la personnalité Kamit (Nègre)


par la création d'un cadre de travail et d'échanges entre les
Panafricains du Continent et de la Diaspora.
-La réorgal1isation et la valorisation de la pensée
panafricaine en lui donnant un contenu concret dénué de
toute logique micro-nationaliste.

94
La COlnlnission Cheikh Anta Diop, le Cercle Ralnsès et le COlnité
d'Action Panafricaine seront rejoints par les Associations suivantes:
La COlnlnission de Recherche et d'Études sur l'Afrique (CREA) de
Tours dirigée par Léopold Nouind, Ahoefa Agbagla et Wisdonl
Dohnahi, L'Alliance I(alnit de Bordeaux dirigée par Méyé Mé Mvé,
L'Association les Dossiers Panafricains de Lilnoges, Le Mouvelnent
Kamit (Paris), Le Mouvelnent Cheikh Anta Diop (Calneroun), La
SESA (Bordeaux), La Comlnission Osiris (Angers).
95
À ce IV è Congrès du Collectif des Structures Panafricaines tenu à
Bordeaux les 18 et 19 avril 1997, Diallo Abdoulaye Ménès
représentait la Génération Cheikh Anta Diop (G.C.A.D.) du Burkina
Faso dont il présenta la candidature d'adhésion. Celle-ci fut acceptée à
l'unaniInité par le Congrès du C.S.P. et la G.C.A.D. fut nOlnlnée
coordonatrice du C.S.P. pour le Burkina Faso.

224
-La mise en place d'un programme commun de
diffusion des idéaux élaborés par les penseurs
panafricains.

Pour les membres du C.S.P.~ la réalisation de tous


ces objectifs doit être perçue comme une contribution
décisi ve au processus devant hâter l'avènement de la Re-
naissance Africaine. Car~ comme le rappela Monsi Isidore~
Représenta!1t de la Délégation Permanente du Bénin
auprès de l"UNESCO~ lors de son message de bienvenue~
à l'ouverture des travaux dll premier Colloqlle des
Structures Panafricaines, «Face aux silencieuses tragé(iies
(guerres, .famines, épidémies, n1isères...) qui se conjuguent
dans un élan destructeur pour tisser la tran1e du drame
actuel de l'Afit<ique, en en organisant, dans une
indifference quasi-généralisée le voyage au bout de
I 'horreur et de la nuit, il appclrtient désormais aux
Afit<icains eux-n1êmes, ,nieux que quiconque et plus que
tous autres, de tirer sereinement les riches enseignen1ents
de l 'histoire et d'assun1er, pleinen1ent et avec abnégation,
leur destin, au prix d'ingéniosité, d'initiatives hardies et
de décisions courageuses.»

Il faut enfin rappeler que le C.S.P. envoya une


délégation à Dakar pour les manifestations célébrant le Xè
anniversaire de la mort du professeur Cheikh Anta Diop.
À cette occasion~ sa modeste contribution, à la 11auteur des
tâches qui lui ont été confiées, fut appréciée positivement.

Les exemples que nous ven011Sd'exposer montre!1t


que le mouvement associatif a bie!1 cerné les enjeux de la
Re-naissance Africaine, et accepte de prendre ses
responsabilités à cet effet. Pouvoir étudier, d~ffùser et
pron10uvoir l' œuvre de Cheikh Anta Diop et T11éophile
Obenga ainsi que ses prolongen1ents et i'?fluences, afin de

225
lnieux résister à I aliénation
~
néo-coloniale~ canaliser
durablement la prise de conscience née de leurs travaux~
créer des cadres de réflexiol1., arriver à contourner les
insuffisances africaines en mettant à la disposition du
maximum d'Africains les ouvrages et la pensée de Cheil(h
Anta Diop, réconcilier toutes les couches des populations
noires avec le véritable passé et la culture allthentique de
I Afrique~ participer à 1"el1seignelnel1t de l' Al1tiquité
~

égypto-nubienne selon la volonté et la voie tracée par


Cheikh Al1ta Diop et Théophile Obenga., tels S011tautant
d~enjeux pour la Re-naissance Africaine face auxquels le
mouvement associatif a déjà pris ses dispositions. Les
résultats observés montrent que celllÎ-ci., comme tant
d'autres cadres de llltte., joue un rôle fondamental dans la
. . . 96
propagatIon d es travaux d es d eux penseurs a f rIcaIns .

L ~héritage de C11eikh A11ta Diop et T11éophile


Obenga est devenll aujourd'hui 11nlieu commun aussi bien
pour le peuple noir que pour toute I'humanité. Les
dernières résistances constatées ici et là font partie de la
nature des choses., et ne pourront plus arrêter cette
dynamique de reconquête du patriInoine culturel nègre et
de la dignité négro-africaine. C11aque Africain., chaque
génération africaine intégrera cet héritage à un mOlnel1t ou
à un autre. Ce ne sont pas Cheikh A11ta Diop et T11éophile
Obenga qui ont voulu que l'Égypte a11tique soit nègre~ et
que l'Antiquité égypto-nubienne soit le point de départ de
la conscie11ce historique nègre. Ce sont les faits qui
~
1 affirment. Leur mérite a été de 1110ntrerla natllre de ces

96
D'une Inanière générale, un hOlll1llageappuyé doit être rendu à
toutes les Associations qui, en Afrique COlll1lle dans la Diaspora,
défendent I'héritage de Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga, et
111ènent sur le terrain, souvent dans la discrétion, l' anonYlllat et
l'abnégation, un véritable travail de conscientisation auprès des
cOInpatriotes.

226
faits., et d'en avoir permis la prise de conscience. Par
con~équent, il faut le redire, cet héritage appartient à tous,
à ceux qui admirent Cheik11 Al1ta Diop et Théophile
Obenga comme à ceux qui ne les aiment pas97., à leurs
amis comme à lellrs ennemis. Car nOllS avons tous pour
ancêtres ces N airs de la Vallée du N il. Cette prise de
conscience historique concerne aussi bien 1"Afrique
urbaine que l'Afrique rurale., le ric11e COl11mele pauvre., le
bourgeois comme le prolétaire., le croyant comme le non
croyant, etc. De la l11ême façon que Cheil(h Anta Diop et
Théophile Obenga ont pris leurs responsabilités face à leur
peuple, celui-ci tend - et beaucoup de signes le montrent -
à prendre les siennes vis-à-vis de leur héritage., n'el1
déplaise aux africanistes néo-colonialistes et racistes.

97
C~est Djibril Salnb qui écrivait que «/'ceuvre scientifique» de
Cheikh Anta Diop ((est versée d'(~fflCe all patrÙ710ine C0l1l111Un
de la
Science)). (Oj ibril Salnb~ Cheikh Anta Diop~ Les Nouvelles Éditions
Africaines du Sénégal~ Dakar~ 1992, p. 136).

227
VII

L'IMPACT DE CHEIKH ANTA DIOP


ET THEOPHILE OBENGA :
PERENNITE OU EFFET DE MODE?

1-Le Panafricanisme

L'un des aspects les plus esse11tiels de l'œuvre de


Cheil(h Anta Diop et de Théophile Obenga est sa
contribution décisive à l' avance111e11tdu Panafricanisl11e.
Le Panafricanisme est un mouvement qui s'appuie sur la
solidarité de toutes les composantes du peuple noir, pour
hâter la libération du c011tinent noir et assurer la sécurité
du Monde noir. Beaucoup de penseurs et de leaders
politiques l1égro-africains et d'origine négro-africaine ont
apporté une contribution importal1te au Panafricanisme.
Ce qui caractérise l'apport de Cl1eikh Anta Diop et de
Théophile Obenga, et qui fait S011originalité, c'est le souci
de bâtir celui-ci en s'appuya11t sur U11e connaissance
objective et scientifiqlle de I'histoire, de la culture et des
institutiol1s de l' Afriqlle noire. Chez les deux savants, en
effet, il y a une volonté inaltérable de ne pas assujettir les
peuples africains à des idéologies conçues et inspirées de
l'extérieur. Derrière le concept de Panafricanisme, il ne

229
doit y avoir ni idéologie capitaliste~ ni communiste~ ni
socialiste, ni aUCUl1eautre idéologie étrangère, mais notre
vision propre de la société tirée de l'analyse de
l'expérience multimillénaire des peuples africains. Ce sont
toutes ces raisons qui font aussi que la jeunesse africaine
considère la contribution à la pensée panafricaine de
Cheil<h Anta Diop et de Théophile Obenga comme
véritablement stimlllante et Ollvrant les perspectives de cet
enthousiasme général qui caractérise toute renaissance
culturelle.

Resolidarisation et Unité du Monde noir

Ces deux notions concernel1t les rapports entre les


Noirs el1 Afrique, el1tre les Noirs d"Afrique et leurs frères
de la Diaspora~ et entre les Noirs de la Diaspora eux-
mêmes. L'unité dll Monde noir repose inéluctablement sur
ce sentiment d'appartenance à une même commUl1allté
historique et culturelle précisément Inise en évidence dans
les travaux sciel1tifiques de Cheil<h Anta Diop et de
Théophile Obenga. Afin de saisir l'enjeux de cette
immense contribution au Pal1africanisme, il convient de
souligner brièvement les caractéristiques générales de la
dislocatiol1 du Monde noir engendrée par l'agression
esclavagiste et l'invasion colol1iale européenne. Les
tragédies de l'Esclavage et de la Déportation des Noirs.,
qui causèrent entre 100 et 300 InilIions de victimes~ ont
séparé violemment les éIél11ents d'une même
communauté~ et provoqué ainsi Ul1e fragmentation de la
conscience collective africaine. Les conséquences de ce
processus de fragmentation fut une altération brutale et
persistante de la personnalité culturelle aussi bien des
Noirs déportés aux Amériqlles et aux Antilles que de ceux
restés en Afrique même.

230
Pour les premiers, ce sera la dilution identitaire
dans ces territoires lointains à la suite de la disparition du
contact direct avec la culture négro-africaine authentique.
La perte de la langue maternelle ollvrira inévitablement la
voie au processus de créolisation qui fait dire, aujourd'hui,
à certains de nos frères, qu' «ils ne sont pas noirs mais
créQles)). Cette entreprise de désintégration humaine
menée par la politique esclavagiste va toutefois se heurter
à la résistance culturelle africaine à la laquelle il faut
attribuer la survivance et la persistance, ici et là, dal1s les
~
Caraïbes, des clIltes religieux de 1 Afrique-Mère tels que
le Vodun haïtien, les Candomblés du Brésil, la Santeria de
Cuba, etc. Il en va de même de 1'h-umanisme l1ègre resté
pratiquement intact tout au long de ces siècles de
persécution.

Cependant, malgré ces îlots de résistance


culturelle, l"éducation imposée par la dominatiol1
européenl1e dans ces territoires que l' 011 pelIt encore
considérer, pour certains, comme des colonies, a netteme11t
contribué à éloigner culturellemel1t de l'Afrique-Mère ces
Africains vivants dans les Amériques et les Antilles et à
faire apparaître chez beaucoup d'entre eux ce sentiment
d'appartenir à un autre peuple dont 1'histoire
commencerait avec l'Esclavage. COl11mele dira le cil1éaste
africain américain Spil<e Lee, «les Noirs ont été éduqués
dans une haine de I '1fil'ique)). Car, même ]orsqll' 011
s'intéressait à cette Afrique, c'était pour réciter ce refrain
1naintes fois ressassé par les Européens aux Africains: les
Noirs des Amériques et des Antilles ont été victimes de
leurs frères d'Afrique qui les 011t vendus aux Blancs.
Litanie très séduisante et efficace qui, nOl1 seulelnel1t,
entraînait une profonde division c11ez les Noirs, 1nais
surtout, permettait dans le même temps de dédouaner les
Européel1s de leurs forfaits.

231
Toutefois, le se11time11t de frustration qui a]lait
naître d'une telle conception de l'histoire, deviendra de
plus en plus insupportable au fur et à mesure que les Noirs
de la Diaspora, excédés par la domination culturelle
blanche, iront à la recherche de leurs véritables racines.
Cette sorte d'histoire artificielle proposée aux Noirs par
les Blancs devenait un peu trop simpliste.

En effet, nonobstant leurs caractères physiques et


culturels différents, comment les Noirs pouvaient-ils avoir
des ancêtres latins ou anglo-saxons? Pourquoi les Noirs
devaient-ils toujours restés à des degrés divers les esclaves
des Blancs? Pourquoi les Bla11cs étaient les seuls à
posséder une la11gue que les Africains étaient obligés
d'apprendre? Pourquoi les Blancs des Amériques,
contrairelne11t aux Africai11s déportés, pouvaient avoir une
histoire aussi longue qui prenait ses racines en Europe,
terre d'où ils S011t originaires? Théophile Obenga
souligne, à juste titre, que «les An1éricains d'origine
européenne n'ont jJas "coupé" leurs liens linguistiques,
historiques et culturels avec l'Europe occidentale, tout en
étant ce qu'ils sont devenus de]Juis l'Indépendance des
États-Unis))98. Pourquoi les Noirs ne pouvaient-ils ou ne
devaient-ils exister qu'à travers les Blancs? Pourquoi
l'éducation coloniale s'acharnait -elle à marteler da11s la
conscience des Noirs des Amériques et des Antilles que
leur existe11ce et leur histoire comlnençaie11t avec
l'Esclavage? Voilà autant de qllestions qlle V011t
COlnmencer à se poser les Noirs au fur et à mesure de leur
émancipation culturelle et intellectllelle.

AlI terme de ce questio1111eme11t, il apparaissait


clairement qlle l'entreprise de reconquête des racines
98
Théophile Obenga, ("heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.329.

232
historiques et culturelles ne pouvait avoir comme point de
départ que la réconciliation avec la mère patrie, l'Afrique.
Ainsi, au fur et à mesure de cette redécollverte de soi par
les Noirs des Amériques~ Sltr la base de leurs propres
recherches, cette Afrique n'apparaissait plus comme une
contrée frustre et sauvage. Les travaux de Cheikh A11ta
Diop et de Théophile Obenga vont permettre de
parachever cette redécouverte de soi, en restituant
scientifiquenlent l'intégralité de cette expérience
historique vécue par tous les Noirs depuis l'Antiquité de la
Vallée du Nil jusqu'à nos jours. Expérience historique
commune au cours de laqllelle l'Esclavage et la
Déportatioll sont des momellts douloureux., des
~
'accidents" tragiques et non U11point de départ. De là, va
renaître le sentiment de fierté et de dignité qlle confère
toute référence cultllrelle et historiqlte. Et, en même
temps, cette restauration de la conscience africaine va
renforcer, chez tous les Noirs de la Diaspora, le sentiment
d'appartenir à la même mère patrie, au même peuple, par-
delà les petites spécificités bien conlpréhensibles.

Chez les Noirs restés en Afrique, les tragédies de


I'Esclavage~ de la Déportation et de la Colonisation
entraînero11t aussi de graves conséquences qui, aujourd'hui
encore, ne se sont pas estompées. Le complexe du
colonisé, si efficacement inculqué par le colo11isateur,
allait bien évidemment contribuer à accel1tuer la fracture et
l'incompréhensiol1 avec les compatriotes africains
américains et africains antillais. Aux Africains restés dans
la mère patrie, les colons européens avaient enseigné
qu'ils n'avaient rien à voir avec les Noirs d' outre-
Atlantique qui n'étaient que des descendants d'individus
~

jadis bannis par leur société ou d a11cienspriso11niers des


royaumes africains de l'époque. Ces préjugés sont si
vivaces, qu'un jour, un chef d'État d'un pays de rOuest

233
Africain expliquait en substance que les Noirs des États-
Unis avaiel1t eu la chance d'être des descendants
d'esclaves, car leur situation écol1omique actuelle était
nettement meilleure que celle des Noirs d'Afrique
aujourd'hui. De même, lors de la première Conférence des
Africains et Africains Américains, certains responsables
politiques d'Afrique noire se demandaient ce que pouvait
signifier ce type de rencontre. On peut aussi regretter qlle
les commémorations et autres mOnUlTIents à la mémoire de
l'Esclavage et la Déportation des Noirs soient encore
insignifiants, voire inexistants, dans beaucoup de pays
africains.

En outre, l'éducation coloniale entraînera aussi les


Africains à entériner la politique de division menée sur
notre continent, et dont l'acmé fut la conférence de Berlil1
(15 novembre 1884 - 26 février 1885) au cours de laquelle
l'Afrique fut divisée selon le bon vouloir des Européel1s.
C'est de là que VOl1tnaître ce que certains appellent des
pseudo-nations, proto-nations, micro-États, etc., qui ne
reflètent en rien les réalités afi4icaÎ11es.Et, l'enseignement
dispensé par les hordes de missionnaires colol1iaux
fanatiques, qui sillonnèrent l' Afriqlle COlTIlTIe des vandales,
va s'appliquer à inculquer à l'Africain du Niger qu'il n'a
rien à voir avec celui du Togo. À l'Africain de tel pays, on
expliquera qu'il est il1férieur à tel autre Africain. Au Tutsi,
on dira qu'il est supérieur au Hutu parce qu'il est plus
grand et qu'il a un nez plus fin, etc. Tous ces non-sens
biologiques et culturels vont ma111eureusement être repris
à leur compte par des Africains aliénés par plusieurs
années de colonisation. Tant et si bien que la politique de
division menée par l'Occident va parfaitement réussir et
être intégrée par les Africains ellx-mêmes. L'histoire de te]
pays commençait avec la date de SOl1 irldépel1da11ce
formelle ou, au mieux, avec le jour de la signature du

234
décret colonial de son attributio11 à un pays tutélaire
européen. Par conséquent, il n'y avait plus d'histoire de
l'Afrique au-delà de quelques siècles. Parler même
d'histoire africaine était une imposture. Les Africains l1e
devaient donc exister qu'à travers ces nationalités définies
pour eux par la colonisation etlropéenne. L'éducation
coloniale~ en divisant ainsi les Africains, va développer
insidieusement la haine entre les Noirs d'Afrique,
a11éa11tissant au plus haut degré le f011d culturel comlnU11
qui pouvait le plus les rapprocher et les faire travailler
ensemble. Séparer culturellement et matériellement les
éléments naturels d'une mêlYle famille, telle fut
l'entreprise préalable à l'exploitation et au pillage de
l'Afrique par l'Europe.

Voilà, à peu près~ da11s quel état des ce11taines


d'années d'esclavage et de colonisation avaient plongé la
conscience 11égro-africaine. Cheil<11Anta Diop avait, très
tôt, attiré l'attention de ses compatriotes sur cet état des
choses et ses implications. Pour lui, il ne pouvait y avoir
des peuples avec une histoire et des peuples sans histoire.
La nature ne pouvait créer à tel point pareille injustice. On
imagine donc bien l'adversité farouche qu'il rencontrera
vis-à-vis des négateurs de l'Afrique et autres héritiers de la
pensée l1égélie11ne qui affirlnaie11t que le C011ti11e11t noir
était une partie ahistorique du Inonde.

Pour les AfricaÎ11s du InoI1de entier~ l' œuvre de


Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga restaure aussi
un double sentiment de contintlÎté : continuité historique
depuis l'Égypte antique nègre et contiI1uité géograpl1ique
entre l'Afrique et sa Diaspora 99. C'est là le point de départ
de la restauration, de la reconstruction de cette fraternité
99
Les sigles de plusieurs Associations Panafricaines (C. E. C. A. D.~
C. C. A. D.~ etc.) traduisent bien ce double sentilnent de continuité.

235
anéantie par toutes ces tragédies qui se sont abattues sur le
Monde noir. Pour les deux savants africains, il y a les
Africains tout court, dont I'histoire commence depuis les
premiers temps de la Vallée du Nil. Par conséquent, il faut
rappeler, une fois encore, que la Diaspora Africaine n'est
que la fraction du peuple noir résidant 110rs d'Afrique.
Écoutons plus précisément Cheikh Anta Diop à ce sujet:

«Il y a plusieurs ~facteurs qui contribuent à la


cohésion d'un }Jeuple. Le pre111ier est la C0111111unauté
historique. En .fait, bien qu'une .f;/faction de la population
G;ji/ficaineait été déracinée et transportée vers les États-
Unis, nous découvrons aujour(} 'hui notre souche
comlnune et les liens romjJUS de notre com111unauté. ("es
liens que nous S0111111es en train de découvrir re1110ntent à
très loin, avant 111ê111e la naissance de la civilisation
égyptienne. C-''est ce lien historique qui nous unit et.fait la
d?fférence (...). Le .fait d'avoir vécu dans le même berceau
nous a lnoulés et transfor111és. Instinctivelnent, nous
ressentons les 111ê111eschoses par rClpport aux 111ê111eS
réalités (..). Par exelnple, un Noir a111éricain et un
Aj;/ficain ont des ryth111esse111blables, et le mê111erapport à
la nature. Il ont le 111ê111e sens de l'unité et ce potentiel
,
., .. 100
7
d 'unIte est La consequence
' d 'une h lstolre partagee.»
Cheil<h Anta Diop se réjouissait de cette prise de
conscience culturelle unitaire par les Africains de la
Diaspora:

«(...j Pour 111oi,Antillais, A 111éricains, tout cela


c'est pareil, vous savez, 111eS 111eilleurs alnis sont
aujaurd 'hui peut-être là-bas aux Antilles, en A/11érique,

100
Charles Finch, «Rencontre avec le pharaon: conversation avec
Cheikh Anta Diop», in Carbet, Revue /nartiniquaise de sciences
hu/naines et de littérature n08. "Sciences et civilisations «fricaines,
h0J11/11age
à Cheikh Anta Diop ", 1989, pp. 17-23.

236
heaucoup plus qu'ici. Là-bas il y a une école formidable,
des jeunes qui sont en train de .t'aire de la recherche aux
Antilles (...). En A111érique mê111e,des Noirs ont acquis le
niveau de la connaissance directe (...). Il y a là-bas, un
noyau capable de prolnouvoir la science dans ce domaine.
Et j'en suis très heureux. Depuis quinze ans, ils venaient
ici chaque année, restaient avec 1110ipendant quinze jours.
. ..,. ]
T
,Je Ieur preparaIS
' un ztInerazre pour (JIl el' en E' gypte. » 0 I

T11éophile Obenga, qui partage le même réconfort


que Cheik11 Anta Diop, rappelle que lors de sa sortie,
l'ouvrage de ce dernier, C1ivilisation ou Barbarie
(1981) 102, traduit en anglais Civilisation or Barbaris111
(1991)103, «a été vendu en trois se111ainesseule111ent à plus
de 10000 exemplaires» 104.

Les travaux d'un savant tel que Alain Anselin


traduisent très bien la restaltration de ce lien
communautaire entre les Africains restés en Afrique et

101
Cheikh Anta Diop~ entretien avec Thellla lobby Valente, in
Diaspora A.fi~icaine, Tribune internationale indépendante. Paris,
PrintelllPs 1990~ pp. 4-6.
102
Cet ouvrage fait la synthèse de quarante années de recherche
scientifique Inenée avec opiniâtreté.
103
D'autres livres de Cheikh Anta Diop ont été traduits en anglais. Il
s'agit de : L'Unité culturelle de I 'A.fi~iqlle noire (The Cultural VJlity
of Black A.trica, Chicago~ Third World Press, 1974, - London, Karnak
House, 1990) ~ Antériorité des civilisations nègres, 171ythe ou vérité
historique? et Nations nègres et Culture (The A.fricaJl OrigiJl (~f
CivilisatioJl : Myth or Reality? New York, Westport, Laurence Hill
& COlllpany, 1974) ; L 'A.frique noire précoloniale (Precolonial Black
A.frica, New York, Westpoli, Laurence Hill & COlllpany, 1986); Les
fondel11ents éconol11iques et culturels d'un État.fédéral d 'A.fi~iquenoire
(Black A.frica, The ECOJlOnlic and Cultural Basis .for a Federated
State, New York, Westpoli, Laurence Hill & COlllpany, 1978).
104
Théophile Obenga, Cheikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.330.

237
ceux de la Diaspora. Les titres et sous-titres de certains de
ses ouvrages sont à cet effet révélateurs:

Les Deux rives. Du Nil à la C1araïbe, les deux rives


de six mille ans d'Histoire a711éricaine et af;JOicaine.

Le Discours C1aboclo. L '~fjJOiqueet l'Amérique sans


C1olo1nh et avant C1010711b: l'autre rencontre des deux
7110ndes.

Alain Arlselin, qui a été l'élève de Denise Paulme,


fut très tôt acquis à la problématique proposée par Cheil<h
Anta Diop. Voici ce que ce dernier disait de lui: «Alain
Anselin est un n10dèle d'érudition, il a une .for711ation très
105
solide.»

U11e autre illustration remarquable de ce processus


de resolidaristion du Monde 110ir est, comme nous le
rappelions plus haut, la sollicitation de Théophile Obenga
par les compatriotes africains an1éricains, notalnment le
professeur Molefi Kete Asante, pour lui confier U11
enseignement à Temple University de Philadelphie où il a
été créé depuis longtemps un département des études
africaines américaines. Le professeur Théophile Obenga
enseigne présentement à l'Université d'État de San
Francisco. Dans le liminaire de C1heikh Anta Diop, Volney
et le Sphinx, il écrit:

((Je voudrais assurer encore une .f'ois de 711avive


reconnaissance t(J'USles .fiJOèreset S(1!ursqui 711'ont accueilli

105
Cheikh Anta Diop, entretien avec Thelna lobby Valente, op. cit., p.
5.

238
aux USA, dans le cadre de nos C0711munes préoccupations
. .. 106
lnte Ilectue Iles et SClent?/{"lques...»

Comme Cheikh A11ta Diop, Théophile Obe11ga


expose avec acuité cette conséque11ce de leurs travaux sur
la communauté d'histoire et de destin des peuples noirs:

«Les Américains d "origine qfi;ticaine, diversement


appelés: Noirs A 711éricains, ~fj;to-A71iéricains, 1!;;ticains
Américains, se sont toujours préoccupés de connaître
leurs' 'racines" (Alex Haley) existentielles, historiques,
avant leur in1plantation aux LISA. C~esracines pro.fondes
sont éviden1n1ent, et tout naturellen1ent, qf;;ticaines, plus
précisément négro-c?fi;ticclines.Ainsi, I 'histoire de l'Af;;tique
noire, dans le ten1ps et dans l'ekspace, depuis les Antiquités
égypto-nubiennes, est également I 'histoire conilnune de
toute les nations et conin1unautés noires d'origine
-{;. . l07
q/rlcalne ]Jartout d ans Ie n10n d e.»

L 'histoire en somme, est en train de dOl111erraisol1


à Cheil(h Anta Diop qui, avec une vision politique
précoce, écrivait dans les années 1955-1956 que «le jour
où les Af;;ticains et les Antillais se débarrasseront de leur
aliénation réciproque pour fi;taterniser sincèrelnent, le tour
sera joué. On ne voit pas pourquoi, dans ce cas, les
Antilles, au lieu de regarder vers l'A,nérique ou vers
l'Europe, ne ,formeraient pas une Fédération sur le type de
l'Indonésie pour entretenir des relations culturelles,
éconon1iques et ,fi;tclternelles avec l'Af;;tique noire devenue
un État n1ultinationcll» 108.

IOÔ
Théophile Obenga, ['heikh Anta Diop. Volney et le Sphinx, op. cit.,
p. 12.
107
Théophile ()benga, C'heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.329.
108
Cheikh Anta Diop, Alerte sous les tropiques, op. cil., p. 104.

239
Ainsi donc, il apparaît clairement que les travaux
pionniers des professeurs Cheil<h Anta Diop et 'Théophile
Obenga dans le domaine de I'histoire, de l'égyptologie, de
la linguistique, et des sciences humaines en général,
constituent une contribution fondamentale à la
resolidarisation du Monde noir. Comme une famille trop
longtemps dispersée, les Noirs se retrouvent ainsi sur la
base de leur conscience historique restituée et de leur
mémoire collective restaurée. Ces deux éléments
apparaissent désorlnais indispe11sables à l'édification
d'une entité politique efficaceme11t protectrice qui ne peut
être ni plus ni moins qu'un État fédéral d'Afrique noire.

L'Unité de l'Afrique sous forme d'un État


fédéral

Les conséquences des travaux de Cheikh Anta


Diop et de Théophile Obenga prennent radicalement le
contre-pied des tl1éories tribalisantes européennes. Au
début de L'Unité culturelle de l'Afj;tique noire, Cheil<h
Anta Diop écrit:

«J'ai voulu dégager la pr(~fonde unité culturelle


restée vivace sous des UjJparences trolnpeuses
"., I 09
d 'heterogenelte.
" »

« Unité culturelle», voilà les deux mots bannis par


l'africanisme et le néo-colonialisme européens qui,
d'emblée, en avaient saisi le prolongement: l'unité
politique. L'enjeu était là. Sans llnité politique, l'Afrique
noire demeure exploitable, con1me au temps de la

109
Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l'Afi'ique noire, Présence
Africaine, Paris, 2è éd., 1982, p. 7.

240
Colonisation qui, faut-il le rappeler, avait démantelé les
grands royaumes fédéraux africains. Voilà, une fois
encore, des raisons supplémentaires qui valurent à Cheikh
Anta Diop d'être voué aux gémonies. La conscience
culturelle comme base de la conscience politique: ce
schéma d'émancipation, que tous les peuples libres se S011t
appliqués à eux-mê1nes, ne devait surtout pas inspirer les
Noirs. L'une des premières tâches de l'impérialisme était
justement de veiller à ce qu'il en soit ainsi. Cela, Cheil<h
Anta Diop n'a eu cesse de le déno11cer sa11Sambages:

«Ainsi l'impérialisJ11e, tel le chasseur de la


préhistoire, tue d 'ahord c~JJirituellen1entet culturellen1ent
l'être. avant de chercher à l'éliJ11iner jJhysiquelnent. La
négation de l 'histoire et des réalisations intellectuelles des
peuples C!j,,'icainsnoirs est le Jneurtre culturel, 111e
ntal, qui
a déjà précédé et préparé le génocide ici et là dans le
110
n10nde.»

Le colonialisme européen, il faut le répéter, a eu


aussi et sllrtout pOlIr effet de 11ierl'l1istoire et la culture des
Africains. La conférence de BerlÎ11, en programmant la
balkanisation de r Afrique noire, vOltlait, entre autres,
anéantir tout projet d'unification ultérieure de celle-ci.
C'est aussi pour cette raison d'ailleurs qu'elle a entériné
d'emblée la dislocation territoriale et culturelle des grands
royaumes fédérau.x africains par la barbarie coloniale. On
comprend donc que l'intérêt de 1'Afrique ne peut se
trouver que dans l'antithèse d'une telle action. Les bases
de cette antithèse, c'est-à-dire de la reconstructio11
culturelle et politique de l'Afrique, se trouvent da11s les
travaux de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga. «Il
n y a pLIS d'unité sans 111én10ire» peut-on lire dans la
110
Cheikh Anta Diop, ('ivi/isation ou Barharie, Présence Africaine,
Paris, 1981, p. 10.

241
postface de Les .fànde711ents écono711iques et culturels d'un
État .fédéral d'Afrique noire. Justement, cette mémoire
nous conduit à réaliser, comme le dit Cheikh Anta Diop~
que «plusieurs.faits prouvent que les ~fi;eicains ont grouillé
d'abord, vécu C0711711e une sorte de grappe, dans le bassin
du Nil depuis les Grands Lacs, avant d'essaimer lentement
et réce711711entà l'intérieur du continent» 111. T11éophile
Obenga rappelle également ce fait: «De cette Vallée du
Nil, des hon1n1es et des .fem/nes ont gagné, par vagues
n1igratoires successives, differents points du continent
I12
noir.» Ce qui signifie qu'on peut «localiser ainsi dans
la Vallée du Nil, depuis les Grands Lacs, le berceau
primit?f de tous , les peuples nègres qui vivent aujourd'hui
. fj:.£' . . Il:)
a' l "etat d z"sperse sur Ies d ?Jerents
' }Joznts d u contznent» -.
Par conséquent, «c'est dans cette perspective qu'il
convient de s'attendre à voir se restaurer dans l'avenir la
. . . . 114
consczence h zstorzque des peup Ies L{/rzcazns»
.1" .

Et il ne saurait en être autremel1t, car «l'Unité


C?f;;eicainene peut se passer, o~jective711ent, de l'unité des
consciences, du sentin1ent, pour les peuples C?fi;eicains,
d'appartenir à une seule et même con1711unauté
culturelle»115. C'est bie!1 de cela qu'il s'agira pour les
Africains: bâtir Ul1 État fédéral africain sur la base de
l'unité culturelle de l'Afrique noire. Voilà donc l'une des
conséquences, capitale en tout cas~ des travaux des deux
savants que les Africains ne devront pas avoir peur
d'assumer. Cette conclusion essentielle~ les deux savants

III
Cheikh Anta Diop~Alerte sous les tropic/ues, op. cit., p. 118.
112Théophile Obenga~ L 'Afi-ique dans l'Antiquité, Présence Africaine~
Paris, 1973~ p. 446.
113
Cheikh Anta Diop~ Nations nègres et C~lIlture, Présence Africaine~
Paris, 1979~ p. 378.
114
Cheikh Anta Diop, Alerte sous le.)'tropiques, op. cit., p. 118.
liS Théophile Obenga, L 'A.fi~iquedans l'Antiquité, op. cit., p. 448.

242
l'ont souvent rappelée. Cheikh Anta Diop y a consacré un
ouvrage entier où il écrit:

«l)eules, des per~pectives grandioses de


construction d'un État C{f;;ticaincontinental 1110derne et
.fort, permettent de créer l 'enthousias111e, l 'e.~prit
, .
'. .. 116
d 'a b negatIon, un verIta hl e sentl/11ent
' patrIotIque. »

«L'idée de ./ëdérrltion doit re.fléter chez nous tous,


et chez les responsahles politiques en particulier, un souci
de survie (par le /110yen d'une organisation politique et
écono111ique efficace à réaliser dans les 111eilleurs délaLs~),
au, lieu
, ,
de n'être qu'une
. . expression dé111agogique
,
dilatoire
repetee sans convIctIon d u b out d es l evres.» 117

Théophile Obenga n'en dit pas moins. Concluant


L'~f;;tique dClns I 'Antiquité~ il écrit:

«L'Unité qf;;ticaine est autant une unité politique,


éCOn0111ique, juridique qu'une unité culturelle. La
connaissance des diverses C0111pOsantesde notre héritage
culturel doit pouvoir jouer un rÔle déterminant dans
l'éd?fication de l'Unité qfi;ticaine (...J. Seule l'Unité
L{f;;ticainenous per/11ettra de nous (uiapter de la 111anièrela
plus convenable, la plus totale aussi, el la vie moderne:
les problè/11eS ./onda/11entaux, scient?/iques,
technologiques, écono111iques, /11ilitaires, ne seront
valable111ent posés et résolus qu'à l'échelle d'un État
.(; 1I8
.Ie ' d era.»
' I

Quelles professjons de foi plus panafricaines que


celles-ci? Ce message d'u11ité est plus que jamais
116
Cheikh Anta Diop, Les.fondeI77ents. op. cit., p. 51.
117 '"
Cheikh Anta Diop, Lesfonden1ents..., op. cit., p. 31.
118
Théophile Obenga, L '.1fi~ique dans l'Antiquité, op. cil., p. 448.

243
d'actualité. En effet~ dans un monde rendu de plus en plus
précaire par le vandalislne économique de certaines
nations culturellement, politiquelnent et militairement
arrogantes, «I 'Unité qf;~icaine, seule, garantira la sécurité,
la dignité, l'existence du peuple qfi~icain tout entier» 119.
C'est le projet le plus efficace qui évitera aux générations
futures de ((vivre un e1?fersur cette terre)) 120.

Nos ancêtres de l'Égypte a11tique avaient déjà bien


compris cette importance de la cohésion et de I'llnité
comme conditions d'un développement durable, comme
facteur de paix et de stabilité d'un peuple, eux qui pendant
3500 ans d'histoire natio11ale n'ont jamais perdu leur
identité culturelle~ leur langue et leur conscience
historique. C'est ce qu'explique T11éophile Obenga :

((La .f'orn1e de la langue égyptienne qu'est le duel


TA WY ('le Double pays" désigne la Haute et la Basse-
Égypte, leur unité politique. Ainsi, l'État de ](EMET est
structuré en deux royaun1es unis, avec la lnên1e langue et
la n1ên1e institution pharaonique. L'Égypte antique est née
dans l'unité, suite aux e.tf'orts de NClrn1er et de ses
prédécesseurs 3500 ans avant notre ère. La grandeur de
l'Égypte est apparue lorsque le j7ays .fitt un?fié, une .f'ois
vaincue la résistance de chacun des deux royaun1es
rivaux. C~'Tetacte politique d 'un~fication, dès l'origine
n1ên1e de l 'histoire nationale a été par la suite .syn1bolisé
par le rituel clppelé SEMA-TA W}T souvent exécuté par
SETH et H()RUS. SETH, rival de HORUl), était le
seigneur d '()n1bos, une ville de Haute-Égypte et HORUl),
le dieu-.fàucon, seigneur de Dep. Les villes de Dep et de
Pe, dans le Delta, .fùrent unies pour donner naissance clIo

119
Théophile Obenga, L 'A.fi"ique dans l'Antiquité, op. cit., p. 448.
120
Cheikh Anta Diop, interview à la télévision calnerounaise,
Yaoundé, 10 janvier 1986.

244
ville de Bouta, ICIcapitale prédynastique de Basse-Égypte.
Ainsi, pClr ce geste rituélique du SEMA TA WY, SETH et
H()RUS se réconcilièrent et constituèrent une seule .force
.spirituelle pour donner au souverain de KEMET vie
[ANKH}, stabilité [DJEDET} et pouvoir [WAS} ({fin qu'il
puisse accon1plir sa .fonction dans la paix [H()TEP) et la
prospérité [OUDJA}. L'Unité apporte la vie, la stabilité,
le pouvoir, la paix, la prospérité. En termes d 'at(-jourd 'hui,
on dira que l'unité apporte à la .fois développen1ent,
progrès, et épanouisselnent. Le secret du bonheur du
peuple égyptien est à trouver clans l'unité politique du
pays (..J. Les anciens Égyptiens avaient clairen1ent
conscience que leur unité politique et culturelle est le
.fonden1enf de la grandeur de leur Nation. Le .sy,nbole
l)EMA TA WY est par conséquent l'expression de la
continuité historique de KEMET et de la conscience
121
historique du peuple de KEMET»

Pour bâtir I~unité politique de I ~Afrique noire


aujourd'hui, nous POUVOI1S nous inspirer des principes qui
guidèrent nos a11cêtres jadis, au lieu de nous laisser gllider
par des lois édictées par et pour d'autres peuples et qllÎ
n'ont rien à voir avec notre culture. Nous devons aller aux
sources mêmes de l'Unité Africai11e. C'est de cette seule
façon que la Re-naissance politique de l'Afrique prendra
tout son sens.

121
Théophile Obenga, leçon inaugurale sur l' œuvre de Cheikh Anta
Diop. Voir Coovi Jean-Charles GOlnez. Dossier et cOlnpte rendu du
colloque de Dakar sur ((L'œuvre de C"heikh Anta Diop et la
Renaissance de l'Afi-iC/ue au seuil du troisièl11e 11'1illénaire)),in Racines
& Couleurs (Paris), n0126, trilnestre IV, 1997, pp. 193-V-206-XVIII.

245
Langue panafricaine et Re-naissance Africaine

Cheikh Anta Diop disait que le facteur lÜ1guistique


faisait partie avec les facteurs historique et psychologique
des trois éléments constitutifs de l'identité culturelle 122.
C'est donc dire son importance dans la perspective
inévitable que COl1stitue l'édification d'un État fédéral
d'Afrique 110ire.

Pour Théophile Obenga, ((le dossier linguistique


C?[ricain, intin1en1ent lié au dossier culturel panC?fil'icain, a
toujours préoccupé les ~fjl'icains conscients de leur avenir
~/' 123 .
co Il ect?!»

Par conséquent, dans la réalisation de ce dessein


suprême africain qu~est l'unité fédérale, la restauration de
l'identité culturelle africai11e ne saurait souffrir plus
longtemps du maintien de langues non africaines, Inême
lorsqu'elles sont proposées comme facteur d'unité. En
d'autres termes, ce serait une aberration que d'imaginer
qu'un peuple bâtisse son unité linguistique à partir d'une
langue étrangère, c'est-à-dire une langlle appartenarlt à une
autre sphère culturelle que la sien11e. D' ailleurs~ Cheil<h
Anta Diop a souligné, avec justesse, que ((l'unité
linguistique sur la base d'une langue étrangère, sous
quelque angle qu'on l'envisage, est un avortement
culturel. Elle consclcrerait irrén1édiable111ent la 1110rtde la
culture nationale authentique, la .fin de notre vie
.spirituelle et intellectuelle pro.fonde, pour nous réduire au

122
Voir Cheikh Anta Diop, CïvilisalÎon ou Barbarie, op. cit.,
troisièlne paliie, «l'identité culturelle», p. 270 et suivantes.
ln
Théophile Obenga, Origine C0I77117Une de l'égyptien ancien, du
copte, et des langues négro-a.fi"icaines /11odernes, L' Hannattan, Paris,
1993, p. 374.

246
rôle d'éternels pasticheurs ayant /nanqué leur mission
.. 124
h Istorlque en ce mon d e» .

Donc, dans la mesure où la Re-naissance Africaine


passe aussi par l'unité linguistique, elle-même facteur
d'unité politique de l'Afrique noire, il appartient aux
Africains de choisir une langue négro-africaine qui puisse
être érigée au rang de langue panafricaine de culture, de
gouvernement et de communication du futur État fédéral
africain. Le choix de cette langue commune ne signifie pas
l'étouffement des autres langues nationales africaines. Les
travaux linguistiques de Cheil(h Anta Diop et de Théophile
Obenga permettent justement de faciliter l'acceptation de
ce choix par le plus grand nombre d'Africains. En raisol1,
tout simplement, de la prise en compte de notre Antiquité
égypto-nubienne qui joue ici aussi un rôle fondamental.
Écoutons Cheikh Anta Diop:

«Quoi qu'il en soit, c'est ]Jar l'étude des langues


égypto-nuhiennes que l'on introduit la din1ension
historique qui J11Clnquait jusqu'ici dans les études
C?fjt<icaines le c0J11paratisJ11e qui en découle per/net,
"
chaque jour qui passe de re11;forcer le sentiJ11ent d'unité
linguistique des Af;t<icains, donc le sentiJ11ent d'identité
125
culturelle de ceux-ci.»

En effet, comme le dit Théophile Obenga, «sclns la


contribution écl{lirante de la langue égyptienne,
pharaonique et copte, qui deJ11eure le sanscrit de la
linguistique générale qf;t<icaine, il est radicale/rIent
iJ11possible d'entrevoir la pro.fonde unité génétique des
langues négro-africaines, leur diJ11ension historique,

124
Cheikh Anta Diop, Les.fonde/l1ents..., op. cit., p. 25.
125
Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barharie, op. cit., pp. 276-277.

247
temporelle» 126. Donc, le comparatisme qui découle de la
prise en compte de la dimension l1istorique dans l'étude
des langues africaines doit permettre à chaque Africain de
saisir la parenté existant entre sa langue et celle d'un de
ses compatriotes africains, parenté qui s'explique par une
autre parenté, celle existant eI1tre les langues africaines
modernes et la langue égyptienne: «parenté génétique de
l'égyptien pharaonique et de.)' langues négro-C{.fj;oicaines»,
dit Cheikh Anta Diop, «origine C0111111une de l'égyptien
ancien, du copte et des langues négro-C{.{i;oicaines
modernes», réaffirme Théophile Obenga.

Voilà pourquoi il est impératif d'introduire


rapidement l'enseigneme11t des la11gues classiques
africaines (comme l'égyptien pharaonique) dans le
système scolaire africain. De cette façon, on rendrait
caduque les accusations d'impérialislne culturel qui
pourraient être lancées à l'encontre de toute tentative de
proposition d'une langue commune africaine. Et, on
justifierait, aux yeux des Africains sceptiques, cette
préférence, pour l'Unité Africaine, d'une langue africaine
authentique, plutôt que d'une langue étrangère européenne
ou sémite. Il s'agit donc là d'un apport décisif des travaux
des deux savants africains qui re11dent périmées, par la
même occasion., toutes ces notions douteuses et fUIneuses
d"«aire culturelle africaine francophone», «aire cu]turelle
africai11e anglophone»., «aire culturelle africaine
arabophone», etc.

Dans la mesure où la Re-naissance de l'Afrique se


confond avec celle du Monde noir., il est loisible de penser
que cette langue commune pourrait être apprise par les
Africains de la Diaspora qui rétabliraient ai11si le lien

126
Théophile, Obenga, Origine C0/77171une...,op. cit., p. 373.

248
linguistique avec I' Afrique-Mère.
D' ailleurs~ cette
démarche a déjà commel1cé avec bonheur chez certains de
ces Africains de la Diaspora.

Comme 110USl' aVOl1Sdéjà sOllligné, le choix de


cette langue commune africaine l1e signifie pas
l'étouffement ni la disparition des autres langues
africaines. Bien au contraire~ celles-ci seraient
développées à côté de la langue panafricaine qui les
coifferait tout simplement pOlIr des raisons d'unité
politique. Laissons encore une fois la parole à Cheikh
Anta Diop:

«Le 1110111entvenu, on pourra choisir


d'une .fàçon
appropriée l'une des principales langues qfj;<icaines ({fin
de l'élever au niveC1U de ICIngue unique de gouvernernent
et de culture à l'échelle du continent,' elle couvrira toutes
.. 127
Ies Iangues terrztorza Ies...»

Ainsi par exemple, on pourrait très bien voir un


Africain Tutsi parler sa lal1gue tlltsi et la langue
panafricaine, un Africain Zoulou parler sa langue zoulou
et la langue panafricaine et l11ême un Africain Antillais
parler le créole et la langue panafricaine, etc.
L'introduction de cette langue dans le système éducatif
africain se ferait de la façon suival1te selon C11eikh Anta
Diop:

«La langue ainsi choisie sera d'abord enseignée


dans le secondaire, dans tous les territoires, au 111êmetitre
qu'une langue vivante rendue ohligatoire. Au .fitr et à
111eSUreque les 111anuels des d~tferentes disciplines seront
rédigés en cette langue, que les progra/11711es du

127
Cheikh Anta Diop, Lesfondenlents..., op. cit., p. 23.

249
secondaire et du supérieur y seront intégrés, elle se
substituera dans l 'enseignen1ent o.fficiel aux anciennes
langues européennes con1lne support de notre culture
128
nationale moderne.»

L'examen de la carte linguistique de l'Afrique


noire indique bien assez clairement que, parmi toutes les
langues africaines, il y el1 a une qui peut nettement et
immédiatement assurer ce rôle de langue panafricaine. Il
s'agit du kj-swahiliI29. C'est sans doute une des raisons
pour lesquelles elle a la préférence de Cheikh Anta Diop,
Théophile Obenga et de beaucoup d'Africains 130.
Théophile Obenga, qui a consacré de nombreuses études
au monde bantu, tire la conclusion que le swahili pourrait
déj à être la langue commune de l'Afrique bantu qui
représente 150 millions d'Africains répartis dans 25
paysl31. Cheikh Anta Diop, quant à lui, écrivait déjà en
1967 :

«Quoi qu'il en soit, c'est une langue bantou de


l'Afrique de l'Est, Ie svvahili, qui a Ie plus de chances de
128
Cheikh Anta Diop~ LesfondeI11ents... op. cit., pp. 23-24.
~
129
Le swahili ou ki-swahili est déjà parlé dans de nOlnbreux pays
africains : Congo~ Kenya~ Ouganda~ Rwanda~ Burundi, Tanzanie~
Mozalnbique, Zalnbie, SOlnalie, COlnores, Malawi, Sud-Soudan, etc.
D'autres pays l'ont introduit dans l'enseignernent en tant que langue
optionnelle dans un prelTIier telTIps. Le swahili est aussi la langue
officielle dans plusieurs organisations interafricaines scientifiques ou
politiques.
LW
COlTIlne le rappelle Théophile Obenga, ((Wole Soyinka, au FESTACl
77 de Lagos, avait l77is l'accent avec vigueur sur la nécessité de
l'unité linguistique à l'échelle continentale: il avait proposé le
svvahili C0l1l111e langue de C0l1l111unication interafi'icaine» (()rigine
COlnl11Une de l'égyptien ancien, du copte et des langues négro-
af;l'icaines 1110dernes, op. cit.~ p. 374).
131
Théophile Obenga, Interview à Jeune Afil'ique~ n° 1292~ du 9
octobre 1985~ pp. 58-59.

250
devenir den1ain pour l'Afrique noire un?fiée, une langue
132
de gouvernen1ent et de culture.»

Le swahili n'est pas du tout une langue arabe,


comme aiment à le dire ses détracteurs, dont une bonne
partie défend ouverteme11t, sinon tacitement, 1'hégémonie
des langues étrangères en Afrique. «Sa gramn1aire, c'est-
à-dire, sa morphologie et sa 5yntaxe, ne doivent
absolun1ent rien à l'arabe ni à aucune autre langue
étrangère. Elles sont strictement indigènes et relèvent des
133
.formes et structures de la Lfanlille bantou.»

On peut d'ailleurs rappeler à ces détracteurs du


swahili que certaines langues étrangères, dont ils
s'époumonent tant à défendre la prédominance en Afrique,
possèdent dans leur lexique de nombreux mots d'origÎ11e
étrangère. C'est le cas de la la11gue française, par exe111ple,
dont un très grand nombre de mots commençant par la
lettre "a" (pour ne pre11dre que ceux-ci) a une origine
arabe: an1iral vient de l'arabe "amir al-bahr" qui veut
dire prince de la mer; alcool tire son origine du mot arabe
, .,,
'al-l(uhl qui désigne l' antimoi11e pulvérisé; alanlb ic
vient de l'arabe" al' inbiq" qui désigne un appareil pour
distiller; l' alidade, règle graduée, portant un instrume11t
de visée et permettant de mesurer les angles verticallX,
vient de l'arabe" al- idada" signifiant règle; clIgèbre est
, ,
également tiré de l'arabe' al-dj abr' sig11ifia11t la
réduction; alnalga/11e vie11t de l'arabe "al-madjma'a", la
fusion; cllgorithnle (procédé de calcul mathématique) est
une déforn1ation du nom de son inventeur arabe, le
mathématicien AI-Kharezmi ; Alcazar vient de l'arabe

132
Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres..., op. cit., p.
113.
Ln
Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres..., op. cit., p.
1 13.

251
~~al-qasr" qui signifie le palais; l'alizari, racine non
encore broyée de la garance, dérive de l'arabe "al-'usara"
qui signifie le jus; l'algarade vient de l'arabe Io'al-ghara",
,. ,
attaque a maIn armee etc. 134

Ce que nous venons de dire de la langue française


est encore plus vrai pour la langue espagnole qui subit
l'influence de la présence arabe en Espagne pendant près
de 800 aI1S. Par contre, il ne vie11drait à l'idée d'aucun
savant européen de classer le français et l'espagnol dans la
même faIllille lin.guistique que l'arabe. Donc, COIllllle
toutes les langues du monde, et selon les lois du
dynamisme des langues, le swahili a vu son vocabulaire
s'enrichir de mots étrangers qui ont été adaptés à sa
phonétique. En outre, il n'est pas inutile de savoir que le
swahili parlé en République Démocratique du Congo, par
exemple, contient beaucoup llloins de ces mots d'origine
arabe.

Enfin, en ce qui concerne l'alphabet da11s lequel


cette langue panafricaine pourrait être transcrite, on peut
méditer cette proposition de C11eikh Anta Diop contenue
da11s son ouvrage post11ume et qui est passée inaperçu ou
n'a pas été suffisamment mise en relief par les
panafricanistes :

«L 'Aj;i<ique pourrait créer un alphabet continental


à partir de quelques signes hiéroglyphiques égyptiens dont
la valeur phonétique est bien connue et ce serait très
pratique. Une écriture qf'i<icaine1110dernedoit avoir des

134
Voir Dictionnaire de la langue .fi-ançaise lexis, Larousse, Paris,
1989.

252
racines historiques, si elle doit être differente des
135
caractères actuels.»

Cette proposition de Cheikh Anta Diop est tout à


fait réalisable. En effet, une observation du phé1101nène
linguistique mondial permet de se rendre compte que
beaucoup de pays ont gardé leurs alphabets authentiques et
originaux: la Chi11e, le Japon, les pays arabes, les pays du
sOUS-co11tinent indien, la Russie, etc. Ainsi, l'unité
linguistique africaine sur la base d'une langue commune
écrite avec un alphabet typiquement négro-africai11, serait
un élément supplélnentaire de la restauration de la culture
africaine. C'est encore là une respo11sabilité historique qui
incombe en premier lieu aux Noirs.

2-La levée des tabous

Religions et Re-naissance Africlline


Sujet fort scabreux en Afrique noire que celui
concernant les religions étrangères imposées aux Noirs par
différentes formes d'esclavage et de colonisation. Ce
phénomè11e a fait dire à Cheikh Anta Diop en 1954 da11sla
préface de Nations nègres ef C'ulture :

«Mais C0111prenOns-nous bien. Je tiens à dire que je


ne .fais aucune allusion à la véracité de la religion
musuln1ane ou chrétienne. Je pense que tout Afil'icain
sérieux qui veut être efficace dans son pays à l 'heure

135
Cheikh Anta Diop, Nouvelles recherches sur l'égyptien ancien et
les langues négro-a.fi~icaines 1110dernes, Présence Africaine, Paris,
1988, p. 153.

253
actuelle évitera de se livrer à des critiques religieuses. La
religion est une qflaire J7ersonnelle. Ici il est question
uniquen1ent des problèn1es concrets qui doivent être
résolus pour que chaque cro)Jant puisse pratiquer
librement sa religion dans des conditions lnatérielles les
lneilleures. Il serait donc n1alhonnête de lire ce livre avec
l'intention secrète d'y trouver un seul n10tper111ettant cie le
. . 136
Jeter en crzant au bl asp h e111e.»
'

Dans son article «Un continent à la recherche de


son Histoire» paru en 1957, il consacra un paragraphe à la
religion où il écrivait: «Question délicate lnais capitclle !
Un vrai croyant change plus .facilelnent de parti politique
que de religion, car sa .foi engage sa personnalité
entière.»137 Ces écrits montrent bien qu'il fut un temps,
qui n'est d'ailleurs pas totalelnent révolu, où l'inquisition
occupait une place c011sidérable dans le processus
d'évangélisation et de domÜ1ation culturelle de l'Afrique.
Ceci peut s'expliquer par le fait que, dans le cas du
Christianisme, par exemple, l'accès à l'éducation pendant
la lourde et tragique période coloniale, fut régenté par les
colons missionnaires. Il fallait, pour les Africains, accepter
de se convertir aux religions des envahisseurs pour espérer
bénéficier d'une quelconque éducation scolaire. C'était la
seule alternative qui s'offrait aux Noirs avant les lllttes de
libération et d'émancipation. L'aliénation générée par
l'endoctrinement Inéthodique et dévastateur inhérent à U11e
telle situation allait faire des Africains, deve11us ainsi
instruits, les grands défenseurs de ces religions étrangères.
Ce faisant, la minorité des cadres convertis, une fois aux

136
Cheikh Anta Diop~ N alions nègres el (1ulture~ op. cit., p. 23.
On peut faire relnarquer qu~en Afrique noire, d'une Inanière générale,
le problèn1e du prosélytislne religieux et donc de l'intolérance, ne se
pose pas avec les religions africaines.
137
Cheikh Anta Diop~Alerte sous les Tropiques, op. cit.~p. 121.

254
commandes des États, allait imposer, dans les médias et au
monde, l'image de pays africaiI1s dits ~~chrétiens" ,
contrairement à la réalité où la très grande majorité des
Africains avaient toujours conservé les religions africaines
malgré la farouche répression coloniale. À l'exception de
quelques régions, le prosélytisme musulman s'appuya sur
l'aristocratie et quelques chefs africai11s pour aboutir aux
mêmes rés-ultats que le Christianislne.

Il est certain qu'aujourd'hui, on peut parler de


culture et d'histoire africaines sans se faire mettre une
cloche au cou ou sans se faire rappeler brutalement à
l'ordre par une sacro-sainte autorité religieuse quelconque.
Il faut dire aussi que la crise idéologique que traversent
ces religions non africaÎ11es (crise se tradllÎsant, entre
autres, par l'augmentation du nombre de religions
dérivées) permet aujollrd'hllÎ à un grand nombre
d'Africains de jeter un regard plus bénéfique sur leur
histoire. Ainsi, dans une certaine mesure, le tabou
religieux a été en grande partie levé sur les travaux de
Cheil<h Anta Diop. Au Sénégal même où il a vécu et où
l'Islam s'est fortelne11t implanté, les thèmes qu'il a
développés toute sa vie ne S011t plus tabous.
Paradoxalement, c'est le manque de volonté politique dû à
l'influence et aux résidus de l'éducation coloniale qui fait
obstacle à la franche i11troductiol1 des travaux de C11eikh
Anta Diop dans l'enseignement scolaire et universitaire
africain.

Si donc la religion est une question capitale et


quand bien même serait-elle une question délicate à
aborder en Afrique, il conviendrait de lui accorder une
juste importance dans le cadre du processus de la Re-
naissance Africaine. Voilà pourquoi, après avoir rappelé
brièvement la position de ces religions étrangères vis-à-vis

255
de la civilisation antique négro-égyptiel1ne qui est le
fondement de cette Re-naissance~ nous montrerons les
perspectives que la prise en compte de cette Antiquité
africaine peut offrir au spiritualisme contemporain africain
et, pourquoi pas, à la rénovation de la pensée religieuse
négro-africaine lTIoderne.

Jusqu'à Cl1eil(h Anta Diop~ pour les Africains qui


avaient adhéré, pour une raison ou une autre, à ces
religions non africaines, il n'y avait qu'une seule réalité
religieuse: les bOl111esreligions étaient le Christianisme~
l'Islam, le Judaïsn1e ou leurs dérivés, car elles seraient,
affirme-t -on, ~'révélées". Les mallvaises religions, quand
on osait les reconnaître comme telles, étaient les religions
africaines. Sous le joug de l'occupation coloniale, il est
vrai, beaucoup de Noirs avaient été obligés d'abjurer les
cultes africains pour faire allégeal1ce aux cultes étrangers,
ceux des dominateurs et des el1vahisseurs. L'ouverture
diopienne à la période antique négro-africaine, en
réintroduisant le facteur temps dans l'histoire africaine et
done dans l' histoire religieuse africaine, change
complètement les données du problème en mettant face à
face I'histoire et le présent des pensées religieuses
étrangères et africaines. Et~ toute comptabilité bien faite~ la
connaissance de l'antique Égypte indique que, 110n
seulement, une religion négro-africail1e a précédé ces
religions étrangères, mais en pIllS, elle en a été la mère
nourricière. Et e' est là une vérité scientifique difficilelTIent
supportable pour certains prosélytes fanatiques.

D'autre part, les rapports entretenus entre ces


religions dites' 'révélées" et l' Al1tiquité l1ègre sont bien
révélateurs et devraient interpeller les adeptes africaÏ11s de
ces cultes étrangers. Car, comme le souligne, par exemple,
Serge Jodra, le Pharaon «restera dans la mé1110ire

256
religieuse l'ennenli de la vraie ,foi - celle des Hébreux en
. ., .
I
captIvIte, pUIS ce Ile d es nlUSUnlLlns -» 138. Il sera perçu
comme l' Ï11carnation du mal au fil des siècles. En lisant la
sourate VII du ("oran, notamment le passage relatif à la
confrontation entre Moïse et le Pharaon (particulièrement
les versets 112 à 126), on ne peut manquer d'être frappé
par le mépris exprimé à l'égard de ceux qui sont appelés
«les sorciers» égyptiens, ceux qui «effrayaient les gens
par un grand déploiement de sorcellerie», et qui, en fin de
compte, seront «vaincus et hUI11iliés», avant de se
«prosterner» et de faire allégeance au «l)eigneur des
Mondes» malgré les admonestations de leur Pharaon. Pour
Serge Jodra, «Le Coran partage le !Joint de vue qui ,jait de
l'Égypte ancienne le pays des sortilèges et des
'~.r 139
Ina l eJ ICeS» .

La Bible (Genèse, chapitre 9, versets 25 à 27)


quant à eUe, se fait le témoin d'u11e prétendue malédiction
de la descendance de Cham, plus jeu11e fils de Noé et
a11cêtre biblique des Noirs qui, après avoir vu son père
dénudé, se serait attiré les fOlldres de ce dernier. En fait,
c'est Canaan, un des enfants de Cham, qui sera la cible de
cette condamnation:

«Maudit soit ("anaan, qu'il soit l'escl(lve des


esclaves de ses,{i"ères !
Béni soit l'Éternel, Dieu de Senl, et que (Yanaan
soit leur esclave!
Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu'il
habite dans les tentes de Senl, et que Canaan soit leur
esclave! »

138
Serge Jodra, «L'alnbiguïté égyptienne», in Les cahiers de Science
et Vie, hors série, n040, août 1997, pp. 92-93.
139
Serge Jodra, op cit.

257
Il n'est pas vain de rappeler que ce passage
biblique servira aussi de caution morale à l'Esclavage et à
la Colonisation et constituera une des bases du racisme
anti-noir et de l' Apartheid. Avec l'implantation de ces
religions en Afrique, la femme noire aussi verra son rôle et
sa place complètement remis en cause, contrairement à ce
qu'ils étaient dans la période antique égyptienne et d'une
manière générale dans la culture négro-africaine 140. Dans
le Christianisme, c'est la femme qui introduit le péché qui
condamnera le monde judéo-chrétiel1. Et, con1ll1e le
rappelle Théophile Obenga, «1'Afii9ique ne connaît pas de
tels mythes de la déchéance de I 'humanité par la
./èmme» 141. Pour lui, «la notion de culpabilité collective
.fondée sur une .faute ancienne relève strictement de
.. . .. 142 .
I 'h lstolre natlona Ie JUlve» . Il se deman de «pourquol en

140
Concernant la condition des felnlnes~ on peut lire les phrases
suivantes dans La Bible (Traduction œculnénique. Édition du Cerf /
Société biblique française, Paris-Pierrefitte~ 1988) : « Une .leJ1l1ne
acceptera n'Ùnporte quel hOJ11/nepour Inari, Inais il y a des filles
pr~férahles à d'alltres)) (Siracide 36, 26)~ «Épollses, soyez souJ11ises à
vos J11aris, COI71J11e il se doit dans le Seigneur)) (Colossiens 3~ 18).
Certains passages du Coran sont de la Inêlne veine: «Les h0J11/71eSont
autorité slIr les.feJ1l171eSà cause des pr~férences de Dieu et à cause des
dépenses des hOlnJ11eS (...). Celles dont vous craignez la
désobéissance, exhortez-les, reléguez-les dans leurs chaJnbres,
fi"appez-Ies, /nais si elles vous écoutent ne les querellez plus, car Dieu
est sublÙne et grand.)) (Le Coran, sourate 4, verset 34, traduit de
l'arabe par Jean Grosjean. Éditions Philippe Lebaud, Paris, 1979).
Les felnlnes noires qui voudront jouer un rôle essentiel dans la Re-
naissance Africaine ne resteront certainelnent pas indifférentes à de
telles conceptions.
N.B.: En toute rigueur~ il faut préciser que le passage relatif à la
"condalnnation de Canaan'", cité plus haut, est tiré de La Bihle éditée
par l'Alliance biblique universelle, Paris-Bruxelles, 1959.
141
Théophi1e Obenga~ interview à la revue Alnina~ n03 18~ octobre
1996,pp.28,64~ 65.
142Théophile Obenga~ interview à la revue AJ17Ù7a,op. cit.

258
{; . . .
./azre un dogn1e unzverse I !» 143 et rappe Il e aUSSI que « I e
<J

n1épris, la haine n1ên1edesfen1n1es est une pathologie dans


la con;figuration culturelle et 5pirituelle de l'Occident» 144.

Donc~ pour l'Africain pratiquant ces cultes non


africains~ se pose inévitablement le problème de
l'adéquation entre S011 engagelne11t religieux et sa
conscience historique telle qu'elle est reconstruite par les
travaux de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga. La
religion étant un fait de culture~ comment concilier la
quête de spiritualité à partir de ces religions issues de
cultures étrangères avec l' iInpératif devoir de
réappropriation du patrimoine llistorique et culturel négro-
africain? Dans la mesure où la cultllre nationale145 est le
rempart le plus efficace contre toute agression extérieure,
comment faire de ces religions étrangères des faits de
culture africaine? En d'autres termes, ces religions
doivent-elles s'intégrer à la culture africaine selo11 les lois
de l'acclimatatio11 religieuse ou est-ce que la culture
africaine doit faire allégeance à ces cultes allogènes et
entraîner la dissolution complète de la personnalité
africaine? Il s'agit là de questions essentielles que
l'Afrique adulte devra résoudre~ si elle veut assumer
pleinement ses responsabilités historiques.

143
Théophile Obenga, interview à la revue Al11ina, op. cit.
144
Théophile Obenga, interview à la revue An1lna, op. cit.
145
Cheikh Anta Diop écrivait que (da culture nationale est le seul
rel11part sérieux, vrai1nent i'?fi"an ch iss able, entre le Inonde extérieur et
nous...)) (Alerte sous les tropiques, Présence Africaine, Paris, 1990, p.
102). Dans son ouvrage Civilisation ou Barbarie (op. cit., p. 272), il
répétaÜ encore: ((Devant les agressions culturelles de toutes sortes,
devant tous les .facteurs désagrégeants du Inonde extérieur, l' arlne
culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple est ce
sentÙnenl de continuité historique.))

259
En effet, la religion étant et devant rester une
affaire strictement personnelle, il appartient à chaque
Africain désirant contribuer à la Re-naissance Africaine de
se déterminer en son âme et conscience. Il ressort en tout
cas, à la lumière de l' œuvre de Cheil<h Anta Diop et de
Théophile Obenga, que la connaissal1ce de la religion et de
la vie spirituelle de nos ancêtres amène inéluctablement à
reconsidérer certaines pratiques religieuses grossièrem.ent
et violemment transplantées en Afrique noire. Cela l1e doit
en rien être perçu comme une atteÎ11te à la foi de ceux qui
ont décidé de donner à leur vie Ul1edimension spirituelle
avec l'aide de ces religions étrangères.

Un exemple concret permettra de saisir peut-être


mieux ce que nous voulons dire. Prenons le cas de Moïse,
un des personnages centraux des religions judaïque et
chrétienne. La dogmatique de ces religions a toujours
dissimulé sa vraie identité, c'est-à-dire celle qui fait de lui
un Égyptien authentique comme le rappelle d'ailleurs
Cheikh Anta Diop: «On est presque certain actuellen1ent
que Mots'e était Égyptien, donc Nègre» 146.Le fOl1dateur de
la psychanalyse, Sigmund Freud, qui a consacré un
ouvrage entier à Moïse147, confirme également que ce
dernier est égyptien.

Par conséquel1t, pour 1111Africail1 qui veut jeter U11


regard nouveau sur ces religions qu'il pratique et constater
sereinelnent la dette que celles-ci ont envers la religion
négro-égyptienne antique, Moïse ne devrait plus être
considéré comme un grarld homlne blanc barbu, image
que véhicule à satiété un certai11 film de propaga11de
religieuse occidentale. Un autre exen1ple peut encore être

146
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et C~ulture, op cit., p. 46.
147 SiglTIUnd Freud, L 'h0l7l171e Moi~'e et la religion 177onothéiste,
Gallimard, Paris, 1986.

260
cité avec cette femlne nommée Marie~ mère de Jésus
surnommé ~'le Christ"~ personnage central du
Christianisme. Cette religion raconte qu'une annonce
aurait été faite à cette femme par un envoyé de son dieu,
l'ange Gabriel, pour lui signifier qu'elle mettra au monde
le fils du dieu des cl1rétiens :

«Le sixièn1e n10is, l'ange Gabriel .fut envoyé par


Dieu dans une ville de Galilée du non1 de Nazareth, à une
jeune .fille accordée en n1ariage à un homme non1n1é
Joseph, de la .falnille de David; cette jeune .fille s'appelait
Marie. L'ange entre auprès d'elle et lui dit: «sois joyeuse,
toi qui as la .faveur de Dieu, le Seigneur est avec toi». À
ces lnots, elle .fut très troublée, et elle se delnandait ce que
pouvait signffier cette salutation. L'ange lui dit: «sois
sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de
Dieu. Voici que tu vas être e11ceinte, til enfanteras un fils
et tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand et sera
appelé .fils du Très Haut (...)). Marie dit à l'ange:
((("on1n1ent cela se .fera-t-il puisque je n'ai pas de relations
conjugales?» L'ange lui répondit: ((I 'E.sprit Saint viendra
sur toi et la puissclnce du Très Haut te couvrira de son
on1bre ,. c'est pourquoi celui qui va naître sera saint et
148
sera appelé Fils de Dieu.» Ce Inythe de la naissance
divine du personnage de Jésus dit le "Christ" est
pratiqueme11t identique à celui de la naissance divine de
certains pharaons de l'Égypte antiqile. Les scènes de celui
de la pharaonne nègre Hatcl1epsout (XVlllè dynastie~ XV è
siècle avant notre ère) sont gravées dans son temple de
Deir el-Bahari.

Écoutons M. Della Monica à ce sujet: ((L'action se


situe dans le ciel. Le dieu An10n désire donner naissance à

148
La Bihle (traduction œculllénique~ op. cit.)~ Luc L 26 à 35.

261
un enfant qui gouvernera l'Égypte. JI en avise l'assemblée
des dieux. Thot est chargé d'en il?forn1erla .future mère:
la reine Ahmosis, l'épouse du souverain de Haute et
Basse-Égypte: le roi Aakheperkaré, Thoutmosis 1er. Thot
conduit le dieu An10n qui a pris l'apparence du roi
régnant vers la reine Ahn10sis. Le dieu et la reine sont
assis, .face à .face, sur un lit dont les montants sont
terminés par des pattes de lion, .syn1bolisantla naissance
aussi bien que la n10rt. Le dieu .fait respirer à la reine la
. , .,
crolX ansee, Ieurs n1eln bres sont entrecrOlses...» 149
~

Plusieurs remarques s'imposent ici. L'ange Gabriel est le


messager du dieu cl1rétien comme Thot est le messager du
dieu négro-égyptien An10I1. COI11Ine la mère du futur
pharaon, Marie est fécondée par un dieu et sera mère d'un
dieu. Comme les pharaons d'Égypte, Jésus sera tout à la
fois homme, roi et dieu. Eugen Drewermann souligne
aussi ces similitudes et rappelle encore que «la naissclnce
terrestre et l'origine céleste du roi-dieu ne se contredisent
pas dans la croyc/nce des Égyptiens, mais s'impliquent
n1utuellen1ent, tout COlnn1e les théologiens chrétiens
souligneront vigoureusenlent que le ("hrist est «vrai
hon1n1e» et «vrai Dieu» 150.

De même, il n'est pas inutile de souligner cette


autre implication des travaux de Cheikh Anta Diop et de
Théophile Obenga : la Vallée du Nil en tant que berceau
du monothéisme qui, bien plus tard, sera copié et adopté
par le Judaïsme, le Christianisme et l'Islam 151, pour ne
citer que ces religions. C'est, en effet, lIn pharaon nOIf,

149
M. Della l'v1onica, Thout/110sis III, le plus grand des pharaons,
Léopard d'or, Paris, 1991, p. 36-38.
150Eugen Drewenrlann, De la naissanc:e des dieux à la naissance du
("hrist, Seuil, Paris, 1992, p. 78.
151
Voir à ce sujet Sarwat Anis Al-Assiout y, ()rigines égyptiennes du
(1hristianisJ11e et de l'fslânl, op cit.

262
Amenhotep IV ou Amé110phis IV (XVIIlè dynastie, XIV è
siècle av. notre ère), plus connu sous le nom d'Akhenaton,
qui systématisa la pratique du monothéisme152. Jusque-là,
ce dernier cohabitait (en le coiffant), si on peut dire, avec
ce que beaucoup de savants occidentaux s'empressèrent
d'appeler "polythéisme". En réalité, l'Égypte antique
nègre n'était pas polythéiste153. Tous ces autres dieux
n'étaient que des di\'inités intermédiaires, manifestations
multiples du Dieu Unique. Fra11çois-Xavier Héry explique
que «l'Égyptien dans son i'?finie sagesse, admit qu'il n y
avait aucun non? assez grand pour qU(II~fier l'Unique (..).
L'Égyptien SClVClifqu'Al1?on-Ré ne ]J()uvait parczftre de
.façon identique lorsque végétant, il germinait avant
l'explosion de sa renaissance: il était alors ()siris.
Kheper, il était ICI.fornle divine du renouveau matinal.
Horakty, il était la ]Juissance du ra)J()nnelnent et ainsi sous
des millions de .fOr111eS,Neter s'eXpri111ait à l 'hOln111equi

152
La réfonne religieuse introduite par le pharaon Akhenaton reposait
sur le culte d'un seul dieu, le Dieu Unique Aton, représenté par un
disque solaire. «Aton n'avait point d'apparence autre que celle du
disque. Point de statues, point d'insignes con1pliqués. Seulenlent, de
ses longs rayons tern1inés par des Inains effilées, il tendait au couple
royal, et à travers lui, au l110nde entier, la vie créatrice. Ses ten1ples
ne possédaient point de sanctuaires obscurs et Ù11pénétrables : le saint
des saints était ouvert à la IUl11ière du soleil et on y exposait les
(~U;"andes sur des autels. Il n ~v avait point de processions puisqu'on
avait supprÙl1é les Ù11ages.Seul, pal:/ois, le roi, reproduction fidèle de
son père A ton, se présentait à son peuple, qui pouvait ainsi se
représenter en quelque Inanière le dieu, l17an(j'esté seulelnent dans le
Disque divin du jOllr.)) (François Daulnas~ Les Dieux de l'Égypte,
Presses universitaires de France, Paris~ 3 éd. 1977~ p. 116). Le pharaon
Akhenaton abandonna la résidence royale de Thèbes pour s'installer
dans une capitale nouvellelnent créée, Tell el-Alnarna, oÙ il fit
construire un ÏInlnense telnple tout entièrelnent consacré au culte
d'Aton.
153
Contrairelnent à ce que continue d' affinner une certaine trad ition
falsificatrice.

263
savait l'identifier» 154.L'égyptologue Erik Hornung, qui a
beaucoup travaillé sur la religion négro-égyptienne, écrit
aussi que «l'essence du dieu prinl0rdial est que, tout
d'abord, il est [Jn et qu'ensuite, avec la création et la
diversité qu'il engendre, il devient 111ultiJ)le»155.

~
Théophile Obenga rappelle qu en fait, «A111énophis
IV, en renouant avec le culte du Soleil érigé en une entité
divine unique, toute-puissante et universelle, ne fais(lit que
rejoindre, pour l'essentiel, un vieux courant spirituel de
ses propres ancêtres de l'Ancien Elnpire (2780-2280 avo
notre ère)>>I56.Et, il fait remarquer, d'autre part, que
«presque tous les auteurs adnlettent, de bonne .foi, que
I 'Hymne à Aton d'Anlénophis IV-Akhnaton a pu inspirer
des passages dU.fu111eUX PSaU111e ]04 de la Bible»)l5?
Il est singulier de rell1arquer que toutes ces
religions qui ont emprunté à l'Égypte nègre quasiment
tous leurs f011dell1e11tstl1éologiques sont celles-là même
qui, à l'époque contemporai11e, Î111posero11tau C011tÜ1ent
noir, par une évangélisatio11 des plus implacables, des
ersatz de religions dont la philosophie n'a rien à voir avec
1'humanisllle négro-africain. Il appartiendra d011C à
l'Afrique re11aissa11te de ne plus se laisser abuser par le
colonialisme religieux.

On pourrait ai11si donner des exemples à profusion


de ces emprunts faits à la religion antique des Noirs.
Hormis le dogmatisme et l'ethnocentrisme religieux, rien
154
François-Xavier Héry, Paroles de l'Égypte ancienne, Albin
Michel, Paris, 1995, pp. 7-9.
155
Erik Hornung, Les Dieux de l'Égypte, L'Un et le Multiple,
FlalTIlTIarion, Paris, 1992, p. 154.
156
Théophile Obenga, La philosophie C!/i-icaine de la période
pharaonique, op. cil., p. 88.
157
Théophile Obenga, La philosophie (!/i-Ù;aine de la période
pharaonique, op. cil., p. 89.

264
n'interdirait, a priori, d'imaginer un rétablissement de
cette continuité historique entre la religion négro-
égyptienne et ces religions postérieures. Restaurer la
source négro-africail1e de ces cultes serait sans doute un
des moyens les plus efficaces de leur ôter le caractère
impérialiste qu'ils véhiculent et qui fait tant de mal aux
Africains. C'est là une qllestion de responsabilité
africaine 158.

Une autre retombée des travaux de Cheik.h Anta


Diop est la prise de conscience des liens existal1t entre les
systèmes religieux de l'Afrique contemporaine et ceux de
l'Afrique antique, car, comme le sOllligne encore une fois
158
Contrairelllent à ce que croient les Africains qui pratiquent ces
religions étrangères, les ouvrages fondateurs de ces dernières ne sont
pas intangibles. Les nOlllbreux schisllles survenus dans le
Christianisllle, par exelllple, attestent cette volonté d'altérer
l'ethnocentrisllle religieux de la papauté contenu dans cette religion.
Panlli les schisllles les plus illlportants qui ébranlèrent le
Christianisllle, trois lllarquèrent profondélllent et irrémédiablement
l'évolution de la chrétienneté : en 1054, c'est la séparation entre
l'Église catholique de Rorne et le Patriarcat de Constantinople qui
donnera naissance à la religion catholique olihodoxe. Au XVIè siècle,
Martin Luther (1483-1546) conteste publiquelllent celiains aspects
fondalllentaux de la religion catholique rOlllaine et fonde le
Luthéranisllle. Peu de telllps après, sous l'influence de Calvin (1509-
1564), un autre schisllle donne naissance à une autre fOlllle de
Protestantisllle, le Calvinisllle. On pourrait égalelllent parler de la
nature du Illonophysisllle copte éthiopien par rapport aux dogllles de la
religion catholique rOlllaine, etc.
On peut rappeler aussi qu'en Afrique noire Illêllle, certains cultes
allogènes ont été nationalisés. Ce fut le cas, par exelllple, au Sénégal
où le Mouridisllle, sous l'influence de Cheikh Ahllladou Balllba
(1853-1927) nationalisa l'Islalll et fit de Touba la ville sainte de cette
religion pour les Africains. De Illêllle, en Afrique centrale, Silllon
Killlbangu (1889-1951) fonda le Killlbanguisllle, une église chrétienne
Illessianique africaine dont il fut le prelllier prophète. Son successeur,
Silllon M'Padi, réclalllera IIIêIIIe la séparation de l'Église
killlbanguiste d'avec la religion européenne.

265
Théophile Obenga~ (~jusque dans les termes, les pratiques,
les rites, les idées, les phrases, l'Afrique noire prqfonde
renvoie en ligne directe à l'Égypte pharaonique, à son
rituel funéraire plusieurs Lfois 111illénaires. L'héritage
pharaonique survit de diverses manières en Afrique noire,
au sein des sociétés qui n'ont pas encore perdu leur ân1e
ancestrale ou, comme on dit, leur' 'identité culturelle' "
leur' 'authenticité historique' '» 159. Par conséqllent, 011
peut très bie11 imagi11er et l11êl11esouhaiter que cette
parenté théologique entre l'Afrique 110ire et l'Égypte nègre
antique devienne~ un jour~ la base d'un nouveau courant
ou mouveme11t spirituel dans le cadre de la Re-naissance
Africaine.

La renaissance spirituelle africaine issue de la prise


en compte des travaux de Cheil(h A11ta Diop et de
Théophile Obe11ga peut aussi passer par la restauration
actualisée des pratiques religieuses de l' a11cienne Égypte,
comme cela se fait déjà dans certains milieux de la
Diaspora Africaine.

Enfin, on ne saurait trop insister sur le fait que les


religions africaines authentiques actuelles doi\7ent
bénéficier au moins des mêmes droits que les religions
étrangères. C'est déjà le cas au Bénin, où la religion
Vodun s'est vue réserver~ par les autorités politiques, un
jour férié (le 10 ja11vier), au même titre que l'Islam et le
Christianisme. C'est bien là un acte de responsabilité
assumé par des Africains qui ont compris que les cultes
chrétiens, musullnans, etc, ne sont théologiquement - ou
de quelque autre manière - supérieurs aux cultes africains.

159
Théophile Obenga, La philosophie a.fi"icaine de la période
pharaonique, op. cit., p. 197.

266
Quoi qu'il en soit, il appartient aux Noirs qui
refusent le colonialisme re]igieux, en s'engageant dans la
voie de la Re-naissance Africaine, de prendre leurs
responsabilités face aux enjeux de l' élnancipation
africaine à l'aube du troisième millénaire. La levée
progressive du taboll de la religion, que devrait
accompagner la diffusion croissante de la pensée de
C11eikh A11ta Diop, doit enfin perlnettre aux Africains de
bâtir eux-mêmes leur ave11ir spirituel et religieux, au lieu
de laisser le SOi11 de la réalisation de cette tâche à
l'impérialisme religieux dissimulé sous le label imposteur
de "syncrétisme universel'~, qui 11'est autre chose que le
,
nouveau fond de commerce de certaines" saintetés' .

En tout cas'l notre conviction est que seul un État


fédéral démocratique et laïc d'Afrique noire peut garantir
à chaque Africain la possibilité de pratiquer sa religion en
toute liberté, en respectant les autres et «dans des
conditions lnatérielles 111eilleures)), comme dit Cheil<h
Anta Diop.

Des gémonies à la postérité

Pendant longtemps, le nom, les travaux et la pensée


de Cheikh Anta Diop furent tabous dans plusieurs pays
africains et da11s beaucoup de milieux négro-africains hors
d'Afrique. Malgré sa réputation mondiale, on n'osait se
réclamer de lui ou de sa pensée. On l1e s'aventurait pas all-
delà de quelques clichés Oll sourires approbateurs
sournois, pour aller saisir l'importance, pour le Monde
noir et I'humanité, de la totalité de son immense œuvre.
Beaucoup de responsables africains osaient à peine citer
son nom dans lellrs discours ou leurs écrits.

267
Ainsi., par exemple, en 1971, Amadou-Mahtar
M'Bow, dans la présentation qu'il fit de l'ouvrage
collectif Le Nouveau Dossier Afrique de S. et J. Comhaire-
Sylvain, Fernand Bézy, Francis 0111Ol(ediji, Pierre L. Van
den Berghe, utilise une citation en omettant d'en citer
l'auteur. Il écrit à la page 25 : «Un de nos intellectuels qui
ont le plus contribué à l'é111ergence du .fait culturel
~fi;oicaindisait "serait-on arn1é d'une n1éthode scient?fique
d'analyse aussi .feconde que la dialectique n1arxiste - el
supposer qu'on l'ait s~!ffisan11nent assin1ilée - qu'on
l'appliquerait en vain à une réalité que l'on ignore
totalelnent ' '.» Cette citatio11 est bie11évidement de Cheikh
Anta Diop et se trouve au tout début de l'introduction de
son livre Les fonden1ents éconon1iques et culturels d'un
État fédéral d'Afi;oique noire. A.-M. M'Bow met bien entre
guillemets cette citation qu'il rapporte, pour bien montrer
qu'elle n'est pas de lui. Cependant, l'usage aurait voulu
qu'on citât., si possible, quelque part dans le texte, en bas
de page, en fin de chapitre ou e11 fi11 d'ouvrage par
exemple, le nom de l'auteur dont 011rapporte la citation.
A.-M. M'Bo'w ne pouvait l'ignorer., puisque., s'agissant de
Senghor et Bourguiba qu'il cite dans le même texte, il a
pris soin de respecter scrupuleusement cette règle
d'écriture. Cette manière de procéder s'explique par le
terrorisme intellectuel et social que Se11ghor exerçait au
Sénégal. Pathé Diagne témoigne bien de ce dilemme qui
se posait à certaines élites africaines et notamlnent
sénégalaises: «("on1n1ent s'accon11110der de ce chercheur
[Cheikh Anta Diop] ? (...) ('fon1n1entl'inviter el un ('fongrès
des ~f;;oicanistes à Dakar? (...) ('f0111mentl'associer à ICI
.fondation de l'Association des historiens C?fj;oicainscréée el
Dakar sans heurter [Senghor, tout puissant Président du
Sénégal et adversaire déclaré de C. A. Diop] ?» 160Edern
160
Pathé Diagne, Cheikh Anta Diop et f'Afl"ique dans I 'histoire du
Inonde, Sankoré / L' Hannattan, Paris, 1997, p. 37.

268
Kodjo, dans son article intitulé «(Yheikh Anta Diop ou la
pensée à contre courant», avait eu aussi cette phrase
révélatrice: «On en con1pte, des Africains lnêlne, qui
rasent honteusen1ent les lnurs de JJeur de passer pour ses
. . 161
d ISClp Ies» .

Les choses 011tbie11 cha11gé, au point que certains


qui l'évitaient soigneusement de son vivant, s'étouffent
aujourd'hui par des discollrs dithyrambiques post-mortem
et s'affairent hypocritement dans des prétendues
entreprises d'édifications se voulant commémoratives de
la mémoire de celui qu'on traitait hier seulement comme
un paria. C'est d'ailleurs bien la preuve qu'ils n'ont pas
compris le sens essentiel de son message et de sa pensée
qui ne réside aucunelnent dans leurs panégyriques
grossiers et autres revendications d'appartenance aux
«cercles d'amis» de la nième heure. Le plus important, en
effet, réside dans la phrase suivante de Cheil(h Anta Diop:

«L'Africain qui nous ([ cOlnpris est celui-là qui,


après la lecture de nos ouvrages, aura senti naître en lui
un autre hon1me, animé d'une conscience historique, un
vrai créateur, un Prométhée porteur d'une nouvelle
civilisation et pal~faiten1enf conscient de ce que la terre

Pathé Diagne rappelle aussi que Inênle ((l'UNESC10 se garda à


l'époque oÙ Maheu (un ./iAançais) la dirigeait d'inviter (1heikh An/a
pour participer, sur le terrain, aux .fouilles organisées pour sauver le
patrÙnoine pharaonique de l'Égypte, de la IVubie et du Soudan lors de
la construction du Barrage d'Assouan)) (op. cit., p. 37).
En outre, il faut préciser que le fait de citer ici A.-M. M'Bow, pour
illustrer notre propos, n'altère en rien la reconnaissance de sa
contribution à l'avancelnent des peuples noirs, lorsqu'il fut Directeur
Général de l'UNESCO.

161Edeln Kodjo, «Cheikh Anta Diop ou la pensée à contre-courant»,


in le Monde Diplol11atique, 2 Inars 1986, p. 2.

269
entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines
162
de la science, de ICIculture et de la religion.»

Aujourd'hui~ l'actualité de la pensée de Cheikh


Anta Diop est telle que mêrne certai11s de ses détracteurs
racistes comme François-Xavier Fauvelle n'hésitent pas à
s'en faire les témoins:

«Il est vrai que la demande existe. De nombreux


enseignants d'histoire ou de préhistoire, dans les pays
C?!;;<icains
aussi bien qu'en , France, témoignent de la .forte
. .. ., . 163
preSSIon« d IopIste» exercee par certazns etu d zants.» -

En fait, il faut dire qu'ici et là, les Africains ne se


laissent plus impressionner ni abllser par ce terrorisme
intellectuel des africanistes qui croient pouvoir continuer à
imposer un véritable taboll sur les travaux de Cheil<h AI1ta
Diop 164. De plus en plus, des AssociatioI1s se créent
partout dans le Inonde, pour défe11dre et diffuser l' œuvre
du savant africain. De plus en plllS~ des étudiants et des
universitaires choisissent de faire des thèses et des travaux
sur l'œuvre du Maître. On ne compte plus les
Associations, Instituts, Centres Culturels, etc., qui portent
son nom et mettent ses œuvres au programme de leurs
activités, sans parler des universités ayant créé un
enseignement Sllr Cheikh AI1ta Diop. Toutes les couc11es

162
Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barharie, op. cit., p. 16.
163
François-Xavier Fauvelle, «Cheikh Anta Diop~ dix ans après:
l'historien et son double», in A.frique C~ontel11poraine n° 181, 1er
trilnestre 1997, pp. 3-Il.
164
Ferran Iniesta rappelle que ('ouvrage de Théophile Obenga La
Philosophie A./i"icaine de la période pharaonique a été retiré de la
vente à la librairie du Musée du Louvre (Paris) en 1992. (Voir Fen"an
Iniesta, L'univers C!fi"icain, approche historique des cultures noires,
L'Hannattan, Paris, 1995, p. 16).

270
des populations noires sont touchées par cette dynamique
de quête d'une authentique identité culturelle et historique.

U11e conscience gra11dissa11te est prise par rapport


au caractère nocif et inopérant des conseils de prudence
donnés aux jeunes Africains, en catimini, dans la
pénombre des salles de réunioIls de certains colloques, par
ces personnalités non africaines dont le discollrs
prétendument u11iversaliste dissimule à peine leurs
mentalités racistes. Les Africains lucides sont parfaitement
capables de faire la distinction entre la critique d'une
œuvre et son dénigrement. Croire le contraire reviendrait à
continuer de considérer les Africains comme des enfants.
La critique, même négative, contribue, d'une façon ou
d'une autre, au débat scientifique et, ceci, quel qu'en soit
son ton. Ce qui n'est pas le cas du dénigrement qui montre
plutôt l'incapacité de son auteur à se situer sur le terrain
scientifique.

En ce qui concerne l'actualité de l'œuvre de


Cheikh Anta Diop, voici le témoignage de Théophile
Obenga à propos de la communauté noire des USA:

«Il existe un Institut jJour ~Jeunes déno111mé


"Yimhotep", ({fin d'initier les jeunes Noirs Alnéricains,
dès leur tendre âge, à une histoire scient?fique de I '~f;~ique
et de ses civilisations. La créativité de la jeunesse noire
américaine est sollicitée avant toute chose. Les danses, les
111usiques, les arts, les langues C!fj~icainessont enseignées,
de mê111eque les sciences, les technologies, la géographie,
les ressources naturelles, la condition des .fè111111es
C!f;~icaines.Les Associations se créent de plus en plus, avec
des' 'voyages organisés" en ~frique, notam111ent dans la
Vallée du Nil. Le but est consta111111entle lnême : éveiller
l'intelligence et la conscience des ~fj~icains, condition

271
primordiale du développement et de la liberté. Des
Associations à caractère" ésotérique" existent, mais aussi
des groupes propre111ent scient?fiques, telle l'Académie
Harlem des Mathé111atiques (' 'T11e Harlem Mathématique
Academy"), dirigée par Frederick A. Reese: c'est Ie
premier Institut scient?fique d'Harle111, à Nevv York, dont
le leit1110tiv est: "Connaissance-Créativité-Discipline".
Des librairies <~pécialisées en études afi;<icaines existent
dans toutes les grandes villes universitaires: les ouvrages
de ('1heikh Anta Diop et toute sorte de documentation sur
l'égyptologie sont ]Jrivilégiés au plus haut point. Le travail
au niveau des médias est tout clussi considérable. "La
Nile V alley Conference" el'Atlanta est chaque .f'ois un
événelnent national.» 165

Et il C011Clut :

«Retrouver sa 111é1110irecollective et historique,


lutter contre sa propre amnésie culturelle, ref1:forcer les
capacités créatrices du peuple, de la c0111munauté, éveiller
l'intelligence des .fe111111
es, des h01111nes,des adultes, des
ef1:fants, créer des richesses 1110rales, l~pirituelles,
culturelles, /11atérielles, pour 111ieuxaSS~llner son destin,
telles sont les solides a111bitions de la Nouvelle
Historiographie noire a111éricaine où I 'œuvre de C~heikh
..
A nta D IOjJ}OUe un ro l e capIta.»I 166
''' '

Une autre preuve de la dynamique créée par les


œuvres de Cheikh Anta Diop fut les manifestations
commémoratives organisées à Dal(ar du 26 février au 02
mars 1996, lors du Xè anniversaire de sa disparition. À

165
Théophile Obenga, (~heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cil.,
p.349.
166
Théophile Obenga, ("heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.350.

272
cette occasion, il a été organisé un colloque international
sur «L 'œuvre de ("heikh Anta Diop et la Renaissance de
l'Afi;<iqueau seuil du troisiè111e111illénaire». Ce mémorable
colloque rassembla environ 250 intervenants venus du
monde e11tier : Afrique du Sud, France, Éthiopie, Nigeria,
Gabon, Cameroun, USA, A11gleterre, République
Démocratique du Congo, République du Congo, Burkina
Faso, Bénin, Pays-Bas, Espagne, Canada, Allemagne,
Belgique, Zimbabwe, Togo, Mauritanie, Maroc, Namibie,
Martinique, Mali, Niger, Sénégal, Égypte, Côte d'Ivoire~
Australie, Burundi., etc. À ces intervenants il faut ajouter
les participants célèbres ou anonymes, dont une grande
partie de jeunes vellUS aussi bien du Sénégal que
d'Afrique et du monde. Pendant cette semaine historique,
on vit s'affro11ter et se côtoyer pêle-mêle des disciples de
Cheikh Anta Diop, ses amis et adversaires politiques, ses
critiques, ses détracteurs déclarés qui, eux, n'étaient qu'au
nombre de deux: Alain f'roment et François-Xavier
Fauvelle. Le second a mêlne été jtlsqu'à Caytu, pOtlr voir
où reposait celui dont il n'arrivait pas à se convaincre que
la simple évocatio11 du nom rassemble autant de personnes
et de personnalités venues d'horizons aussi divers. Étaient
également présents à ces manifestations commémoratives
les collègues de Cheikh Anta Diop, dont certains, qui
n'osaient pas le côtoyer de son vivant, se sont soudain
rendus compte, qu'au-delà des petites jalousies mesquines
et professionnelles, c'était d'abord de l'intérêt de la Re-
naissance Africaine qu'il s~agissait. Les membres du
gouverneme11t, les leaders de l'opposition, les
représentants des grandes instances nationales et
internatio11ales telle que l'UNESCO, les délégations des
jeunesses panafricaines (Génération Cheil(h Anta Diop,
Jeunesse Cheikll Allta Diop, Collectif des Structures
Panafricai11es, Organisation de la JeU11essePanafricaine...),
etc., tout ce monde était là pour apporter la pretlVe vivante

273
et éclatante de l'actualité de l' œuvre et de la pensée de
Cheikh Anta Diop.

Dans un monde où l'impérialisme culturel veut


empêcher les Noirs de réfléchir, en arguant de la soi-disant
pensée unique qui sous-tend 1'llniversalisme eurocentriste,
la présence d'un si grand nombre de personnes, plus que le
désir de seulement célébrer un homme, marque, avant
tout, la volonté de reconnaître la valeur de ses idées
originales qui constituent la seule voie de salut pour les
peuples noirs et la seule chance de fraternisation réelle
entre les nations de ce m011de sur la base d'une plénitude
culturelle retrouvée. Ces manifestations furent ponctuées
par des expositions, des conférences publiques, des
concerts, des auditions de cassettes, du théâtre (avec le
Ballet National Égyptien envoyé par le gouvernement
égyptien), etc. Des Inanifestations réussies dont le sens fut
compris par tous: «...rappeler l'apport décisif'de l'œuvre
de Cheikh Anta Diop à la restauration de la conscience
historique qfil'icaine. La per.spective qu'elle ouvre est celle
d'une véritable Ren(lissance qui re.fuse la /11arginalisation
de I '~fjl'ique dans quelque d0/11aine que ce soit et qui
conditionne I 'avènen1ent d'un nouvel humanisn1e.» 167

Il faut rappeler que chaque a11née, à la date


an11iversaire de sa mort, des n1anifestations
commémoratives se tiennent à travers le monde entier
pour honorer, comprendre et assumer l'œuvre de ce grand
pionnier que fut Cheil<h Anta Diop.

167COlTIlTIélTIOration
du Xè anniversaire de la disparition du professeur
Cheikh Anta Diop. Colloque international sur l'œuvre de Cheikh Anta
Diop et la Renaissance de l'Afrique au seuil du troisièlne Inillénaire~
«Le sens de la célébration du Xè anniversaire», Université Cheikh
Anta Diop, Dakar, Sénégal, p. 3.

274
En fait, cette dynamique créée par l'œuvre de
Cheikh Anta Diop montre que de plus en plus d'Africains
ont pris conscience que les choses ne se faisaient pas
toutes seules et que l'Afrique ne pouvait attendre son salut
de la bonne volonté de ceux qui furent jadis ses bourreaux
et qui continuent insidieusement à vouloir freiner sa
marche inéluctable vers un nouveau destin. Pour les
Africains, il s'agit bel et bien d'une lutte po'ur lellr
émancipation" d'un combat pour la Re-naissance
Africaine~ dont les armes ont été fournies par Cheil<h Anta
Diop sur la base de ses découvertes scientifiques. L'arme
culturelle est sans conteste la plus fondamentale, pour la
simple raison qu'elle conditionne l'arme politique et
économique. En d'autres termes, avoir compris le sens de
l' œuvre de Cheikh Anta Diop, c'est aussi avoir conscience
que dans la mesure où la domination exercée sur l'Afrique
est d'abord culturelle, il va de soi qu'en détruisant
préalablement celle-ci, on empêche les dominations
politiques et économiques de maintenir leurs lits dans
notre pays. L'influel1ce décisive de rœuvre de Cheil(h
Anta Diop et le désir de connaissance qui lui est inhére11t
permettent de prévoir, avec optimisme, la contribution
majeure des AfricaÎ11s da11s le cOl11bat pour leur propre
survie: le combat pour la Re-naissance Africaine.

3-Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga et la


jeunesse Africaine

S'il Y a bien une tiange de la population noire qlli


exprime le plus directement son adhésion à l' œuvre de
Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga, c'est bien la
jeunesse. Il faut dire que dans la mesure de leurs

275
possibilités, Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga ont
eu, de tout temps, le SOllCide former cette jeunesse noire
que tout le monde est d'avis de présenter comme l'avenir
de l'Afrique et du Monde noir. (]1eikh Anta Diop écrit
ainsi en parlant de son ouvrage Nations nègres et ('Tulture :

«Puissent les jeunes qui liront ce livre y trouver


des raisons d'e~pérer, en mesurant le che/11in parcouru
. ,. ,.
1 ecrlt.» 168
d epulS qu lest

Théophile Obenga re11chérit dans ('Theikh Anta


Diop, Volney et le Sphinx:

«Je dédie cet ouvrage à la ~Jeunesse ~fricaine.


Qu'elle accroisse sans cesse son autono/11ie
intellectuelle.
Qu'elle prenne totale 111eSUrede sa re.sponsabilité
(;.. . 169
C?/rlcalne et 1110nd la Ie.»

Cette conscience aiguë de leurs devoirs et


responsabilités envers cette jeunesse transparaît aussi dans
leurs volontés d"assumer pleinement lellrs rôles
d'éducateurs et d'éclaireurs de celle-ci. Écoutons Cheikh
Anta Diop lors d'une conférence à Niamey, au Niger, en
mai 1984 :

«(/'e que nous visons dans votre éducation, c'est de


réveiller justement le bâtisseur des nations qui dort en
chacun de vous, c'est de réveiller le créateur qui dort en
chacun de vous. C~elasuppose donc une réj'or/11equi /11ette
l'accent sur la rationalité, sur les facultés créatrices de
l'individu... »

168
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et ('ulture, op. cit., p. 6.
169
Théophile Obenga, ('Theikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.

276
Pour Théophile Obenga, «il appartient donc à la
jeunesse C?fil'icaine d'assulner pleinement le legs de
l 'histoire depuis l'Égypte ancienne en soignant sa
.formation intellectuelle, en C?ffir111antson autono111ie de
pensée, et en reprenant l'initiative historique à l'échelle
. 170
du contznent (..)>> .

Nul ne peut plus nier qu'il existe une véritable


adéquation entre l' œuvre des deux savants africains et les
aspirations des jeu11es Noirs qui 011t elltrepris de se
désaliéner. Pour preuve, l' atmosp11ère qui régnait dans les
conférences de Cheikh Anta Diop et les apparitions
publiques de Théophile Obenga. En ce qui concerne
Cheikh Anta Diop, la l10toriété et les retentissements de
ses conférences publiques sont si célèbres, que nous ne
nous y étendrons pas ici. Tous les témoignages, les photos,
l'observation ainsi que l'audition de cassettes montrent
bien l' enthousiaslne phénoménal exprimé par tous ces
jeunes présents da11s les salles lors de ses exposés. Ai11si,
un jour de 1972, sur le campllS de l'Université de
Lubumbashi, comme nous l'avons déj à rappelé, il sera
porté en trionlpl1e par les étudiants à l'issue d'une de ses
conférences magistrales. Cette adulation de Cheikh Anta
Diop par la jeunesse africairle s'est manifestée partout oÙ
il est passé: Yaollndé, Niamey, Atlanta, Cotonou, Dal<ar,
Guadeloupe, etc.

E11ce qui concerne Théophile Obenga, nous avons


assisté, à Dakar, à des scènes qui font pâlir de jalousie les
détracteurs africanistes. À l'issue de sa conférence

170
Théophile Obenga, Leçon inaugurale sur l'œuvre de Cheikh Anta
Diop. Voir Coovi Jean-Charles GOlllez. Dossier et cOlllpte rendu du
colloque de Dakar: ((L'œuvre de (~heikh Anta Diop et la Renaissance
de l'A/j''ique au seuil du troisiè111e 111illénaire», in Racines & Couleurs
(Paris), n0126, trilllestre IV, 1997, pp. 193-V-206-XVIII.

277
inaugurale prononcée en ouverture du colloque organisé
pour la commémoration du Xè anniversaire de la
disparition de Cheikh Anta Diop, l''éminent professeur fut
purement et sinlplement assailli par les jeunes Africains
dont certains étaient porteurs, pour l'occasion, de
magnétophones, camescopes et autres blocs-notes171. Le
plus célèbre des disciples de Cheil<h Anta Diop répondit,
avec une patience Ï111pressionnante., à toutes les questions
que lui posaient tous ces jeunes Noirs venus des quatre
coins du monde. Les responsables du protocole étaient
pratiquement obligés de l'extraire du milieu de ceux-ci
pour aller le faire déjeuner. L"entretien se poursuivit
quelques heures après avec toutes sortes de questions sur
l'Afrique. Quelques jours plus tard, lorsqu'il administra à
Alain Froment cette correction scientifique qui restera
dans les annales de ce colloque., il fll! acclamé avec une
ferveur réconfortante pour l' ave11ir de l'Afrique. Il faut
dire que, pour tous ces jeunes, Théophile Obenga est
comme une seconde vie de Cheikh Anta Diop. Aussi, la
profonde admiration et le grand respect qu'ils lui
expriment sont dus au fait qu'e11 plus du grand savant, ils
reconnaissent en lui le premier garant et continuateur
fidèle de l' œuvre de Cheil<h Anta Diop.

Pourquoi trouve-t-on auprès de la jeunesse


africaine un tel engouement pour les œuvres de Cheil<h
Anta Diop et de Théophile Obenga ? À ce phénomène, il y
a plusieurs raisons qui seront sans doute élucidées dans les
futures études qui leur seront consacrées et dans l'exégèse
de leur œuvre. Mais d'ores et déjà, plllsieurs explications
peuvent être avancées.

171
Déjà, dès son arrivée à l'aéroport international de Dakar, les jeunes
chargés de l'accueil des pa11icipants, après avoir identifié Théophile
Obenga, se sont précipités sur lui, chacun voulant se faire
photographier avec le célèbre savant.

278
D'abord, il y al' originalité de ces œuvres. En effet,
pour la première fois, les problèmes de l'Afrique et du
Monde noir sont posés dans leur globalité culturelle.
L'agression et la spoliation d011t ont été victimes les
Africains, bien que 11'étant pas le point de focalisation
essentiel des deux penseurs africains, sont d'autant plus
perçues par la jeunesse noire que celle-ci, comme les
jeunesses du monde, est sensible à toute sorte d'i11justice.
Ensuite, le dessein naturel proposé, et qui n'est en fait
qu'une conséquence logique de leurs travaux de recherche,
trouve auprès de ces jeunes les artisans de son
accomplissement.

En d' autres termes~ les œuvres de Cheil<h Anta


Diop et de Théophile Obe11ga ne sont pas des travaux
scientifiques destinés à rester da11s les tiroirs des
laboratoires ou autres cerltres de recherche. Les deux
scientifiques africains leur ont épargné un tel destin en les
rendant directeme11t accessibles à cette jeunesse. Ce
faisant, celle-ci peut toute seule en saisir les enjeux et en
tirer la quintessence. De plus, la «clarté dén10nstrative
.f'ondée sur l 'o~jectivité des .l'aits, leurs rapports
172
dialectiques» qui caractérise ces travaux, en fait des
~

œuvres authentiquement révolutionnaires. Il n'y a pas de


compromission avec la pseudo-science, pas de liberté prise
avec les faits, pas de fourvoiement avec le néo-
impérialisme culturel et les inconditionnels de la
recolonisation de l'Afrique.

Écrites dans un discours scientifique n011


discriminatoire, ces œuvres proposent à la jeunesse noire
des voies justes de développement culturel et politique,
dans un monde où l'intolérance et le désir de domination

172
Cheikh Anta Diop~ Lesf()ndelnents, op. cit.~ p. 5.

279
se dissimulent à peine derrière des idéologies
uniformisantes pompeuses émanant de la volonté du plus
fort. La jeunesse africaine en quête de moyens de
désaliénation a compris aujourd'hui la supercherie du
discours africaniste; voilà sa11Sdoute aussi pourquoi elle
est autant en phase avec l' œuvre de Cheikh Anta Diop et
de Théophile Obenga. Ces œuvres, qui marquent une
rupture radicale avec tout ce qui avait été jusque-là écrit
dans le cadre de l'émancipation de l'Afrique, S011tperçues
par les jeunes comme salvatrices et salutaires. Car, lorsqlle
Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga affirment et
démontrent que les Égyptiens a11ciens étaient des Noirs et
que l'Antiquité égypto-nubienne est le point de départ de
la conscience historique africaine, il ne s'agit pas là d'lIn
dogme à caractère religieux. Il s'agit tout simplen1ent
d'une vérité scientifique claire, que les jeunes peuve11t
eux-mêmes vérifier, pour peu qll'ils fournissent l'effort
minimum nécessaire. C'est là que se situe la différence
avec le discours africaniste sur l'Égypte ancienne. Tandis
que Cheikh Anta , Diop et Théop11ile Obenga demandent
. . 173 .
aux Jeunes d e verI fi1er 1eurs travaux SIS
' 1 ne sont pas
convaincus, les africanistes, eux, leur enjoignent de ne pas
croire un mot de ces «contributions .fantaisistes» qui
«envahissent la littérature savante». Alors que les deux
savants incitent ces jeunes à acquérir la connaissance
directe, afin de juger par eux-mêlnes, les africanistes de
service les invitent à persévérer dans leur docilité et
l'ingurgitatio11 des thèses conformistes émanant de
173
Cheikh Anta Diop n'hésitait pas non plus à écrire, à propos de
Nations nègres et Culture, que «1'enseI11ble du travail n'est qu'une
esquisse oÙ /nanquent toujours les pe/~fèctions de détail. Il était
hUl11aine/nent Ùnpossible à un seul individu de les y apporter: ce ne
pourra être que le travail de plusieurs générations a.fricaines. Nous en
SOl1l1neSconscients et notre besoin de rigueur en sOll;fJi~e: cependant,
les grandes lignes sont solides et les perspectives justes» (Nations
nègres et ("ulture, op. cit., pp. 29-30).

280
«spécialistes européens». Dans ces conditions, on
comprend donc bien que le jeune Africain ne peut qu'être
en phase avec le discours et l' œuvre de Cheikh Anta Diop
et de Théophile Obenga dès qu'il prend conscience de la
situation dans laquelle il se trouve et surtout, lorsqu'il
éprouve la nécessité d'éliminer de son cerveau les
dernières séquelles du colonialisme pour se prémunir
mentalel11el1t contre le l1éo-colonialisme.

En somme, il n'est plus difficile de prévoir une


évolution des jeunes Noirs vers U11equête radicale de leur
culture et de I'histoire intrinsèque de leurs racines. Ils
reprendront à leur compte ces p11rases prophétiques du
leader et martyr panafrica11iste Patrice El11ery LUl11umba :
«L 'Af;~ique écrira sa propre histoire)), et cette histoire ne
sera pas celle «qu'on enseignera aux Nations Unies,
Washington, Paris ou Bruxelles, 111ais celle qu'on
enseignera dans les pays C{ffi~anchisdu colonialis111e et ses
.fàntoches)) 174.Pour retrouver donc le fil conductellr qui les
conduira vers leur histoire authentique, les jeunes
Africains s'adresseront désormais aux études diopiennes et
non aux publications africanistes, à l'exception de celles
qui auront réellement le souci de les éclairer
scientifiquement, sans racisme aucun, sur tel ou tel point
des problèmes africains et~ ceci, da11sl'intérêt de l'Afrique
d'abord et de l'hun1anité ensuite.

Il n'est plus U11Africain aujourd'hui qui, lorsqu'il a


entrepris de se doter d'une conscie11ce autre que celle de
colonisé ou de néo-colonisé, c'est-à-dire d'une nouvelle
conscience africaine, ne se réfère à l' œuvre de Cheil<h

174
Patrice LUlTIUlTIba,extrait de la lettre envoyée à son épouse Pauline~
peu de temps avant qu'il ne soit assassiné. Cité par G. Heinz et H.
Doilnay, Patric:e LUl7lll/71ba,les cinquante derniers jours de sa vie~
Seuil / C.R.I.S.P., Paris-Bruxelles, 1966.

281
Anta Diop et de Théophile Obenga. Si~ comme on le dit~
les jeunes sont l'avenir de l' Afrique~ alors ce sont eux,
plus que la majorité des adultes d'aujourd'hui, qui
amorceront les différentes réformes du système éducatif
africain. R~éformes indispensables à l'introduction et la
diffusion de ces œuvres de la Re-naissance Africaine que
constituent les travaux de Cheikh Anta Diop, Théophile
Obenga et leur école.

282
VIII

DEFENSE ET ACTUALITE
DE LA RE-NAISSANCE AFRICAINE

l-Légitimité et nécessité de la Re-naissance


Africaine

C est au cours de son évolution historique que


~

chaque peuple accumule son patrimoine culturel. Celui-ci


est donc le résultat du travail de plusieurs générations. La
colonisation~ parce qu'elle est synonyme de destruction du
patrimoine du peuple agressé et colonisé, nie cette
évidence pour les peuples africains. L'un des buts
essentiels de la colonisation est précisément d'empêcher le
colonisé de contribuer au développement de S011propre
patrimoine culturel, de l'obliger à piétiner ce dernier~ pour
ensuite mieux lui faire admirer puis défendre celui de la
nation colonisatrice. De fait, cette auto-négation apparaît
bien comme une étape fondamentale de ce processus qui
doit amener le colonisé à adorer exclusivement et
naïvement les réalisations culturelles et scientifiques de
son colonisateur. Pour justifier cette propension à assumer
un tel complexe d'infériorité, beaucoup de colonisés
africains expliquent, souvent de bonne foi

283
malheureusement, qu'ils contribuent aInSI à la
"fraternisation de 1'humanité".

Toutefois, en observant bien l'attitude des non-


Africains, on constate que périodiquement, à la suite d'une
perte momentanée de leur indépendance pour callse
d'agression extérieure ou en raison d'une crise interne
quelconque ayant abouti tant soit peu à la désintégration
ou à la régression de leur société, ils éprouvent la nécessité
de puiser des références culturelles dans leurs patrimoines
même les plus loiI1taiI1s pour repartir sur de nouvelles
bases. C'est là un des aspects des rapports entre un peuple
et son patrimoine culturel, en dehors du fait même que ce
dernier doive faire 1 0 bj et d'un entretien permanent.
~

Ainsi, l'Europe de la Re-naissa11ce et la Fra11ce de


Napoléon Bonaparte vont-elles puiser aux sources de leurs
patrimoines historiques grec et rOlnain pour trouver de
nouveaux souffles de développelnent et de progrès. Par
conséquent, il est du devoir de chaque peuple de disposer
intégralement de son patrimoine culturel pour s'y référer
en toute légitimité et par nécessité, lorsqu'il le juge utile.
C'est ainsi que T11éop11ile Obe11ga écrit, à propos de
certains aspects de la culture indien11e, par exelnple, que
((la pensée indienne u to~(jours .fait preuve d'une .force
dynan1ique et lulque au cours de son évolution. De
Bouddha à Gandhi, de Yajnavalka à Tagore, cette
philosojJhie des lJpanishad, cette idée ,fondamentale d'une
imn10rtalité mystique et ilnpersonnelle, de même que l'idée
de la douleur du n10nde qui invite au dépasselnent
suprên1e de soi, au dévouen1ent pour le bien-être de
I 'hun1anité, toutes ces idées ont don1iné la pensée de l'Inde
. . 17:;'
.fusqu "a nos .fours» -. D e meme, on peu t rappe Ier qu~une
~

'"

175
Théophile Obenga, Pour une Nouvelle Histoire, Présence
Africaine, Paris, 1980, p. 100.

284
période de renaissance de la pensée du philosophe chinois
Confucius (1er siècle de notre ère) se produisit à la fin du
XIXè siècle. On parle de la Inême façon des Renaissances
juive, arabe, celte, slave, etc.

On peut donc dire que dans tout processus de Re-


naissance, il y a prise en compte de I'histoire, dont les
éléments vivants doivent enrichir les expériences du temps
présent. Pensée de la sorte, la Re-naissance ne saurait être
archaïsme, ni narcissisme historique. Bien all contraire,
elle traduit la victoire des forces du progrès (il n'y a pas de
progrès sans conscience historique) et des forces du
mouvement (contribution de la connaissance du passé à la
construction de l'avenir) sur les forces statiques (pas
d'histoire, donc pas d'avenir, car le néant ne peut servir de
base à la construction du futur) et de régression (piétiner
sa culture et se nier soi-même pour se soumettre et adorer
la culture des autres). C'est donc que la Re-naissance, en
tant que synonyme de progrès, est r antithèse du fatalisme,
du renoncement, de l'abdication, de l'auto-négation, de
l'obscurantisme. De ce point de vue, elle est totalement
. ,... . 176 . .
compatI bl e avec 1a quete du mo dernlsme qUI, -hlaut-l 1 1e
rappeler, ne signifie pas s' occide11taliser, contraireme11t à

176
Théophile Obenga rappelait encore qu' ((at(}ourd'hui la ,nédecine
indienne ajoute à son héritage 111illénaire les plus récentes
acquisitions scient(fiques /110dernes...» (Pour une Nouvelle Histoire,
op. cit., p. 102).
,
À propos de ITIodernislTIe, Cheikh Anta Diop écrit: ((' 'ModernisI71e'
n'est pas 5ynonYl11e de rupture avec les sources vives du passé. Au
contraire, , qui dit ' 'Modernislne " dit' 'Intégration d' élé171ents
nouveaux' pour se Inettre au niveau des a'Lttres peuples, Inais qui dit
"Intégration d'élél11ents nouveaux" suppose un /11ilieu intégrant
lequel est la société reposant sur un passé, non pas sur sa partie
Inorte, Inais sur la partie vivante et .forle d'un passé st(fjisal7l1nent
étudié pour que tout un peuple puisse s y reconnaÎtre.)) (Nations
nègres et Culture, op. cit., p. 16).

285
ce que l'impérialisme européen veut faire crOIre aux
Africains.

Depuis la chute des nations nègres à la Basse


Antiquité jusqu'à la défaite des grands empires africains
contemporains face aux prédateurs occidentalo-
capitalistes, en passant par les barbaries de l'Esclavage et
de la Colonisation, l'Afrique se trouve plongée dans
l'engrenage d'une décadence qui doit inciter les
générations actuelles à se situer résolument en rupture par
rapport à toutes ces formules magiques de développement
culturel et économique qui sont dictées depuis l'étranger,
pour se positionner en artisal1s de la Re-naissance
Africaine. «Après l'orage destructeur, tous les ouvriers
doivent se n1ettre à bâtir» écrit Théophile Obenga 177.
Aujourd'hui justement, les bases de cette reconstruction
ainsi que les conditions de cette Re-naissance du M011de
noir sont posées par les travallX de C11eil<hAnta Diop et de
Théophile Obenga.

2-Lieu commun théorique, vécu et destin


collectifs

Depuis la contribution de Cheil<h Anta Diop, les


Africains, dans leur grande majorité, connaissent ou ont,
au moins, entendu parler de l'Égypte antique nègre.
Lorsqu'on pénètre dans les domiciles d'Africains
aujourd'hui, il est fréquent de découvrir, ici ou là, une
statuette ou un tableau figural1t une scène antique
égyptienne. Pratiquement tout le monde s'accorde
aujourd'hui sur le caractère africain, nègre, de cette

177
Théophile Obenga~ C"heikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit.,
p.7.

286
Égypte ancienne. Cette reconnaissance collective est la
traduction du lieu commun que sont devenues les études
diopiennes.

Toutefois, il faut dire que les effets rémanents de


l'éducation coloniale font que trop d'Africains se
cantonnent encore à ce stade du processus conduisant vers
la Re-naissance. Il faut dOl1Caujourd'hui quitter ce stade
de la reconnaissance formelle pour se projeter dans l'étape
suivante qui correspond à la mise en place des conditions
d'un vécu collectif de ces idées de la Re-naissance. «Les
intellectuels doivent étudier le passé non pas pour sy
.. . . . .
I
compalre, pour y pUlser d es I,eçons)) 178 dIsaIt CI1eIkh
111a1S
Anta Diop en 1960. Au chapitre VII de cet ouvrage~ nous
avons montré l'ilnpact des idées de C11eikh Anta Diop et
de Théophile Obenga~ notamment auprès des jeunes
générations chez qui le vécu collectif est de plus en plus
indéniable. Il faut davantage. Il faut qu'émerge aussi une
volonté politique capable d'accélérer le cours des choses,
en créant le cadre d'un vaste mouvement de réforme des
mentalités. Ainsi, il ne serait pas inconcevable, dans l'état
actuel de la crise des valeurs que connaît l'Afrique sous
dominatiol1 culturelle étra11gère, de voir restaurer
l'enseignement de grandes notions philosophiques,
scientifiques et religieuses de l' A11tiquité nègre tels que la
Maât, le Noun, la Passion osirienne, etc. Partant, les Noirs
trouveront là les raisons d'une confiance dans un avenir
meilleur, parce qu'après tout, comme le dit T11éophile
Obenga, «I 'histoire n'est un savoir possible qu'à la L(aveur
179
du fiutur )) .

178
Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l 'Afi'ique noire, op. cit., p.
9.
179
Théophile Obenga, Pour une Nouvelle Histoire, op. ciL, p. 84.

287
Qu'est-ce que la Maât ? Écoutons Théophile
Obenga à ce sujet: «Les anciens Égyptiens C{ffirn1aient
l'existence d'un ()rdre supérieur, vivant et éternel: Maât,
soit la Justice- Vérité, c'est-à-dire l'ordre cosn1ique dé?fié.
Dès lors, la vie intérieure, son appro.fondisse111ent, sa
per.fèction, sera l'exercice lnême de l'intelligence. D'où la
série de "règles" à observer pour mériter l'éternité et
vivre à jan1ais la vie des dieux, en compagnie des
Bienheureux (...J. Maât est un logos; la justice qui est à la
.f'ois éthique et .spéculative, une manière d'être de la
conscience, de l'intelligence (...). Les anciens Égyptiens,
rois et lnasses de toutes conditions, ont vécu sous le signe
de Maât, ,Justice- Vérité, le chen1in 111ên1edu vrai honheur,
de la paix, de la becluté, de la vie déch?ffrée. Pour cela, le
. ., ., .
sIgne d e maat" est Iun1Iere, Iun1Iere so IaIre.))
180

Pour nos ancêtres donc, la Maât était synonyme


d '«Ordre, Harn1onie, Bonheur par excellence)) 181. «Maât
ordonne la pureté du corps et de l'e.sprit, le re.spect
scrupuleux des norn1es sociales. Maât demande d'être
charitable, généreux. Le .faible doit être protégé, c'est
aussi un clutre con1n1andel11ent de Maât.))182 Même les
égyptologues non africains reconnaissent cette originalité
et cette spécificité de la Maât. Guy Rachet explique ainsi
que «Justice et Vérité, Maât est aussi l'ordre universel, la
loi par laquelle le monde subsiste dans l 'harn10nie, la
.fàrce par laquelle la création de Rê [Dieu}, son père, ne
retombe pas dans le chaos prÙnordial)) 183.Nicolas GrimaI
note à son tour que ((Maât tient une place à part dans le

180
Théophile Obenga~ La Philosophie afi.icaine de la période
pharaonique~ op. cit.~ pp. 179-180.
]8]
Théophile Obenga~ op. cit.~ p. 512.
182Théophile Obenga~ op. cit., p. 181.
183Guy Rachet~ Dictionnaire de la civilisation égyptienne~ Larousse~
Paris~ 1992~ p. 147.

288
panthéon: elle n'est pas, à propre711ent parler, une déesse,
lnais plutôt une entité abstraite. Elle représente l'équilibre
auquel l'univers est arrivé grâce à la création, c'est-à-
dire sa cOl1:formité à la vérité de sa nature. En tant que
telle, elle est la /11eSUrede toutes choses, de la justice à
l'intégration de l'â711edu lTlort dans l'ordre universel lors
du juge711ent dernier. Elle lui serI alors de contrepoids
pour équilibrer sa pesée sur la balance de Thot. Elle est
égale711ent la nourriture des dieux, auxquels elle apporte
son harn10nie. Ainsi le règne de Maât est l'Âge d '()r que
chaque souverain va entreprendre de .faire régner CI
nouveau en qffi;oontclntles .forces négatives traditionnelles
qui cherchent chaque jour à entraver la course du soleil:
;\ A . .. . I84
lVlaat est Ie pOInt d e d epart
'" ' d ' une h Istolre cyc IIque» .

Tout ceci montre bien la place fondamentale


occupée par la Maât dans la société de l'Égypte antique.
On peut partager l'avis de non1breuses personnes qui se
sont intéressées à I'histoire culturelle de l'Afrique noire
pour dire que la force, la puissal1ce et la longévité de cette
civilisation nègre égyptienne doit beaucoup à l'élaboration
de ce code moral, de cet «Ordre .Supérieur, vivant et
éternel». La Ma'ât est bel et biel1 une Ï11ventiol1 négro-
africaine antique. Dans les sociétés africaines
contemporail1es non polluées par la clllture coloniale, on
retrouve ces idéaux éthiques dotés des mêmes intentions
de garantir la bonne marche et la pérennité des traditions.
Il y a donc une continuité entre ces différentes périodes
historiques africai11es. Et justement, les travaux de Cheikh
Anta Diop et de Théophile Obenga ont le mérite de
montrer aussi que «la morale égyptienne, pharaonique, est
encore palpable, en tous ses a.spects fondamentaux, au
sein de /11aintes sociétés négro-c?fi;oicaines n10dernes qui
IX4
Nicolas GriInal, Histoire de l'Égypte ancienne, Fayard, Paris,
1988, p. 63.

289
perpétuent ainsi un héritage éthique multi-millénaire, sur
l 8~ . . . .
cette terre d es h ommes» ~. A InSI 1' AfrIque anCIenne
'"

permet de comprendre l'Afrique contemporaine et


l'Afrique contemporaine nous ramène à l'Afrique antique.
Cette vérité issue des études diopiennes doit permettre
désormais aux Noirs de servir cette notion antique de
Maât à leur conscience moderneI86. Cette démarche est
déjà acquise puisque des intellectuels africains comme
Massonsa Wa Massonsa parlent Inême de «Maâtisme».
Pour lui, «le Maâtislne est donc cette doctrine sociale, par
conséquent celle de l'éconoI11ique,. et .fëconde quatre
invariants socio-culturels fondalnentaux la justice
sociale, la paix", la solidarité", l'agir humain
(communiquant), qui servent de guide à la société, aux
actions de I 'hol111ne durant sa vie terrestre>.)187.
Assurément, il y a dans cette tentative de restauration de la
notion de Maât des marques incontestables d'une volonté
de renaissance philosophique et spirituelle africaille
authentique. Sur le plan même du développelnent
multidimensionnel des Africains"! la restauration de la
Maât est fondamentale, en ce se11S qu'elle signifie la
recherche d~un idéal qui ne réduise pas le développement
d'un peuple à la silnple consommation des bie11s matériels
185
Théophile Obenga~ La philosophie afi~icaine de la période
pharaonique, op. cit.~ p. 183.
186
Une telle délllarche, en se généralisant~ contribuerait énonllél11ent à
lutter contre le doute et l'auto-négation qui l11inent actuellel11ent la
personnalité africaine. En effet, on ne voit pas pourquoi les Noirs
continueraient à assurner~ avec la l11auvaise fortune que l' on sait~
certaines valeurs antiques indo-européennes il11posées par la
colonisation. D'autant plus que celles-ci sont totalement étrangères à
leur univers culturel et que leur persistance facilite le 111aintien de
l'Afrique sous la dOl11ination de l' il11périaliSll1eculturel.
187
Massonsa Wa Massonsa, «Le Maâtisl11e : conception endocentrique
de l' éCOnOll1ie», in La Parole A.fi~icaine / Jal71bo la A.fi~ika, Revue du
CERV A, Centre d'Études et de Recherche sur les Valeurs Africaines~
nOl, 1993~ pp. 83-154.

290
et à l'accumulation de réalisations technologiques qui ne
profitent qu'à une minorité. Lorsqu'on analyse les travaux
de Cheikh Anta Diop, on voit bien l'intérêt qu'il portait au
développement harmonieux et à l'épanouissement matériel
de 1'homme noir. C'est dans cette perspecti\Te que le
concept de Maât devient opératoire en tant que sous-
bassement théorique d'un futur modèle de société où la
transformation intérieure de 1'homllle doit le rendre apte à
créer une harmonie avec toutes les dimensions du réel:
harmonie cosmique, harmonie sociale, harmonie politique,
justice, rectitude, etc. Les Africains nouveaux doivent être
des hommes qui accomplissent la Maât et chaque Africain
doit être un amoureux de la Maât. La Maât doit être au-
dessus de tout, doit être la ligne de démarcation avec les
autres. En tant qu'Africains Noirs, notre force réside
inéluctablement dans cette conception de 1'homme qui
pourrait aussi constituer un des apports de l'Afrique à la
civilisation planétaire.

Il Y a une autre grande notion antique que les


Africains contemporains peuve11t remettre à l'ordre du
jour, dans le cadre justement de la Re-naissance de
1'Afrique : c'est le Noun négro-égyptien. Il s'agit d'une
notion relative à l'origine de la création du monde et de
l'univers. Théop11ile Obe11ga explique que pour nos
ancêtres, «avant la naissance de Pharaon lui-111ême et de
tout l'Univers (dieux, ciel, terre, la Inort et sa
sign~fication), il n y a ni Dieu-()/féateur, ni Néant, ni
(1haos, Inais le Noun (N11W), c'est-à-dire C/1elaqui ne
resselnble à rien de connu, d 'éd~fié. Une eau abyssale,
absolue, contenant déjà toute la 111atièrepremière qui va
être lnise en œuvre par le dén1iurge, une sorte de
conscience latente au sein de cette 111ême eau

291
. . 188
prlmor d la Ie» . En'autres
d"
.
terl11es, ce N Dun cOl1tel1aIt.,
comme le dit Cheil(h Anta Diop, «la loi de tran~formation,
le principe d'évolution de la n1atière à travers le temps,
considéré également comme une divinité: kheper» 189.
«Entraînée ainsi dans son propre n10uven1ent d'évolution,
la matière éternelle, incréée, à .force de franchir les
paliers de l 'orgclniscltion, finit par prendre conscience
d'elle-même. La première conscience émerge ainsi du
Noun prin10rdial, elle est Dieu, Ra, le démiurge qui va
,. 190 . . .
ac hever Ia creatIon.» A Insl d onc, Ia connaIssaI1ce d e
cette notion du Noun montre bie!1 que dans la vision
africaine de la création, les conceptions matérialistes (le
Noun primordial contient la loi de sa propre évolution à
travers le temps) et idéalistes (du }/oun primordial surgit le
démiurge Ra, dieu autogène qui il"a pas été créé mais crée
tout ce qui vierlt à l''existence) sont liés. Et, comme l''écrit
Théophile Obenga, «les anciens Égyptiens ont cependant
eu l'imn1ense avantage sur la n1ythologie sun1érienne, la
création platonicienne et la genèse biblique en ne posant
pas de dén1iurge créateur, distinct de la création et
antérieur à celle-ci: ils ont au contraire posé la n1atière à
l'origine n1ême, une n1atière de nature très différente de
celle qui sortira par la suite de ,cette , matière .
. .
prln10r d la Ie» 191. E n son1lne, pour Ies N egro-egyptlens,
c"est «la n1atière avant toute autre chose, avant le
démiurge et les autres dieux créés de lui, à sa suite ,. avant
le ciel et la terre, avant les êtres vivants et leur évolution,
avant l'enselnble de l'Univers, avant Ie Tout

188
Théophile Obenga, La philosophie afi'icaine de la période
pharaonique, op. cit., p. 30.
189
Cheikh Anta Diop, C'ivi/isation ou Barharie, op. cit., p. 389.
190
Cheikh Anta Diop, C'ivilisation ou Barharie, op. cit., p. 389.
191
Théophile Obenga, La philosophie qfiAicuine de la période
pharaonique, op. cit., p. 32.

292
(~osmique» 192. Peut-être faut -il rechercher dans cette
conception philosophique africaine (l'antériorité de la
matière sur le démiurge) le caractère démocratique et non
fanatique des religions intrinsèquement africaines et leur
refus de tout prosélytisme. De toute évidence, il est certain
que l'enseignement aux Africains de la notion de Noun,
dès le plus jeune âge, à l'école, mettrait nOl1seltlement en
évidence des conceptions similaires entre l'Afrique
al1tique et l'Afrique contemporaine, mais permettrait aussi
et surtout d'éviter que l'intolérance, le sectarisme et le
fanatisme religieux d'importation ne s' installellt
durablement en Afrique noire par l'entremise des
Africains eux-mêmes.

Sur le plan philosophique et scientifique, on peut


dire qu'avec cette notion du Noun, les Africains Noirs
disposel1t d~une théorie millél1aire et authentique de
l'origine de l'Univers aussi estimable que celles de tant
d' a~tres peuples. D ailleurs, aucun scientifique sérieux ne
'I

conteste le caractère autochtone de cette notion. Quoiqu'il


en soit, les Africains ont grand intérêt à la restauration de
ce patrimoil1e culturel de leurs ancêtres. Cette esquisse de
prise de conscience est déjà chose faite, puisqu'lIn
physicien africain, Jeal1-Paul Mbelel(, a, par ses travaux
scientifiques, remarquablement réactualisé, sur un plan
physique et philosophique, ce concept négro-pharaonique
de Noun, "l'Océan primordial" d'où l'Univers a dOl1Cpris
naissance: «Nous avons désigné par le mot Noun,
eJ11prunté à la langue égyptienne pharaonique, la phase de
l'Univers qui corre,spond à la transition entre le début et
son expansion et la .fin de son e.ffondreI11ent. Le N-oun ou
"Eau priJ110rdiale", est une notion cosmogonique de
l'ancienne Égypte (2500 avo J (1.) qui expril11e l'idée d'un
192
Théophile Obenga, La philosophie a.fi/<icaine de la période
pharaonique, op. cit.., p. 32.

293
état premier de la 111atière(c'est-à-dire non organisé) qui
précède l'existence de l'Univers (111atièrequi s'organise et
qui prend conscience de son existence) et qui le contient à
l'état potentiel. Le Noun précède la cos1110genèse.
L'introduction du Noun en cos111010gie constitue pour
nous son actualisation en un concept scient~fique
opératoire: cette phase antérieure d'un Univers appelé à
l'existence a pour li111ites.spatio-te111porelles la longueur et
193
le temps de Planck.» Qui~ Inieux qu'un Africai11,
pouvait réussir une telle réactualisation de cette grande
pensée pharaonique nègre? Car, comme le disait Cheil<h
Anta Diop~ «aujourd 'hui encore, (le tous les peuples de la
terre, le Nègre d '~fi;<iquenoire, seul, peut démontrer de
.fàçon exhaustive, l'identité d'essence de sa culture avec
celle de l'Égypte pharaonique (00). Il est le seul, à pouvoir
se reconnclître encore de .façon indubitable dans l'univers
culturel égyptien ,. il sy sent chez lui ,. il n y est point
dépaysé C0111111ele serait tout autre h0111111e,qu'il soit indo-
européen ou sémite. Autant un ()ccidental, aujourd 'hui
encore, en lisant un texte de ('faton, ressent l'écho de
l'âme de ses ancêtres, autant, la p.sychologie et la culture
révélées par les tex.tes égyptiens s'ident?jient à la
." negre» 194 .
personna ILte

En tout cas., c'est par cette façon d'assumer son


passé que 1~Afrique pourra affronter les grands défis
philosophiques et scientifiques du futur. De ce poÜ1t de
vue, nous ne pouvons qu'être d"'accord avec Théophile
Obenga lorsqu'il écrit que «l'absolu, physique et .spirituel

193
Jean-Paul Mbelek, «Interaction entre photons et gravitons.
LiInitations ilnposées aux Inéthodes radiolnétriques de datation», in
Ankh, revue d'Égyptologie et des Civilisations a.fricaines n° 1, février
1992, pp. 89-103.
194
Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres, op. cit., p.
12.

294
à la .fois, pensé chez les anciens ~fi;ticains de l'Égypte
pharaonique C0J11J11eNoun et Maât, interviendra
nécessairen1ent dans la lutte actuelle pour prôner la
transcendance de l 'holnn1e par rapport à tous les
déterminisn1es de la nature et de la société» 195.

Une autre richesse de l'Égypte antique qui peut


jouer aussi un rôle prépondérant dans la Re-naissance
Africaine est constituée par l'ensemble des pensées des
grands philosophes négro-égyptiel1s tels que Ptal1hotep,
Aménémopé, Kagemni, etc. Ces pensées devront être
introduites rapidement dans l'enseigl1ement. L'impact de
cette démarche sera considérable sur la conscience des
Noirs dans la mesure où elle restaurera chez ces derniers le
sentiment de confiance en leurs capacités de créations
philosophiques. Ainsi, il n'y aura plus de raiso11 que les
philosophes grecs antiques continuent d'occuper, plus
longtemps, la place exclusive qu'ils ont dans les
programmes scolaires et universitaires africains, d'autant
plus que le seul but d'une telle situatiol1 est de continuer à
faire perdurer l'idée fausse de l'origine grecque de la
philosophie ainsi que la théorie désormais périmée de la
non-existence de la philosophie africaine. Avec la
restauration à l' i\frique 1110derne des pel1sées
philosophiques et des paroles de sagesse négro-antiques,
on ne voit pas pourquoi les Noirs iraient puiser ailleurs ce
qu'ils ont déjà dans leur culture. E11 effet, lorsqu'un
philosophe tel que AI<toès (env. 2000 ans av. notre ère)
dit, par exemple, (~fais-toi un n1onun1ent durable par
196
l'Ainour que tu laisses» ou quand Ptahhotep (env. 2500
ans avo notre ère) dit «n'inkspire J7as de crainte chez les

195
Théophile Obenga~ La philosophie afi~ic()inede la période
pharaonique, op. cil., pp. 513-514.
196
Aktoès~ cité par François-Xavier Héry~ Paroles de l'Égypte
ancienne, Albin Michel, Paris, p. 25.

295
. ,,197 . .
hom111escur D leu te C0111ultra
b de 111eI11e» ., on vOlt b len
que nous sommes là en présence de preuves qui
démontrent bien l'aptitude des Africains à cOl1cevoir des
pensées humanistes qui n'ont absolument rien à envier aux
autres peuples, surtout pas aux peuples colonialistes. De
même, il faut faire découvrir aux jellnes Noirs les savants
tels que Imhotep (médecin., grand architecte et homme
d'État., patron des médecins et des architectes), A11111ès
(célèbre n1athématicien), S011chès (qui fut un des
professeurs de Pythagore comme le rappelle encore Oscar
Pfouma dans son admirable ouvrage Histoire culturelle de
l'Afrique noire) et les autres illustres personnages qui
furent leurs ancêtres.

Donc, il est tout à fait légitime, pour les Africains,


de regarder avec un œil moderne ce patrimoine culturel
créé et laissé par leurs ancêtres. Une telle démarche ne
saurait en rien constituer une attitude passéiste dans la
mesure oÙ il s'agit d'un regard dynal11ique, vivifiant, sans
rapport avec une quelconque 110stalgie pleurnicharde.
Cette référence aux élé111el1ts rénovés de l'Antiquité
africaine 11'aura de poids et d'impact sur notre devenir et
notre environnement que lorsqu" elle sera vécue 11011
seulement individuellement, mais surtout collectivement.
Le sens de l'intérêt de la communauté si c11ère aux
Africains doit donc être sollicité à dessein. Avec bonheur.,
ceux -ci commencent à intégrer cette évidence, comme ces
jeunes d'un lycée de la ville de BOl1doukou (Côte d'Ivoire)
qui n'hésitèrent pas à interpréter, avec succès, dans le
cadre du Festival Natiol1al de Théâtre Scolaire et
Universitaire (1987), une pièce de théâtre intitulée
,
'Ral11sès II le Nègre "~ de Thial11 Abdoul Karim. Voici ce
qu'on pouvait lire dal1s le compte rel1dll de H. Kakoll paru

197
Ptahhotep, cité par François-Xavier Héry, op. cit., p. 19.

296
dans le quotidien Fraternité Matin: «Tout concourt dans
ce spectacle à vous donner le sentin1ent de faire une
plongée d'un réalisme bouleversant dans les teJ1lpS
198 ' . . ,
recu Ies.»
' A propos des Jeunes Interpretes, Ie n1eme "
journaliste écrit: «Les acteurs conllne Assir?fix Arnland,
dans le rôle cie Ranlsès II et Loya Mobio Bruno, dans celui
de Raken, qui ont ohtenu re,~pectivenlent le 2è et le 1er
prix des nleilleurs acteurs nationaux, ont .fortement
. ., . 199 .
ImpressIonne Ie pu bl IC.)) 0 n peut encore cIter J ean
Samba, sociologue et karatéka africain du Congo, qui créa
le premier club de boxe des pharaons, réactualisant ainsi
cet art martial pratiqué jadis par la noblesse noire de
l'Égypte antique. Après Théophile Obenga au Congo, les
égyptologues A. M. Lam et B. SalI assurent des
enseignements d'égyptologie à l'Université Cheil(h Anta
Diop de Dakar au Sénégal. A. M. Lam est égalell1ent
l'auteur avec Ayi Kwei Armah d'une revue destinée à
apprendre la langue pharaonique aux tous petits et dont la
valeur didactique et pédagogique est saluée par tous:
Hieroglyphes .f'or Babies / Les Hiéroglyphes dès le
berceau, I1lanuel de dessin et d'écriture à l'usage des
enjelnts du préscolaire, des nlaÎtres et des jJarents ; c'est le
premier document en Afrique noire qui permet aux petits
Africains d'apprendre les signes sacrés. Le physicien
Cheil(h M'Backé Diop a égaleme11t élaboré, sur ordinateur
MACINTOSH, une police de caractères lliéroglyphiques à
laquelle il a donné le nom gé11érique d'Anl0nFont2oo. C'est
198
Kakou H., «Un règne pharaonique», cOlnpte rendu du 6è Festival
National du Théâtre Scolaire et Universitaire de Côte d'Ivoire, in
Fraternité Inatin (Abidjan) du vendredi 24 avril 1987, p. 10.
199I(akou H., op. cil.
200
L'intérêt de cet outil est triple: «L 'autonul11ie de l'égyptologue, du
chercheur et / ou de l'enseignant» qui ((peut C0l11pOSerlui-111êI11e,sur
ordinateur, ses articles, ses livres, les exercices destinés à ses
étudiant.s'...)) ((un gain de teI11pS))considérable dans la cOlnposition de
"
textes en égyptjen ancjen ~ une contribution à l'édition et à (da

297
le premier travail de ce genre réalisé par un c11ercheur
africain. En Fra11ce, en Grande-Bretagne, il existe
plusieurs structures où des cours d'égyptologie et des
civilisations africaines sont dispensés aux Africains par
des chercheurs africains, etc. À tout cela, il faut ajouter
l'immense travail effectué par la Diaspora Africaine des
Amériques et des Antilles qui, d'ailleurs, sur ce point, est
très avancée, car, depuis longtemps, elle refuse de se
laisser distraire par ces «africanistes spécialistes de
l'Afrique».

TOllS les exemples que nous venons de citer


montrent bien que, pOLIr aller vers cette réconciliation
totale et durable avec eux-mêmes~ les Africains doivent
aller au-delà d'une simple admiration formelle de leur
passé, pour se doter d'une nouvelle conscience où le vécu
collectif d'un certaÎ11 nOlnbre de faits culturels historiques
rénovés occupera une place prépondérante. C'est le
passage obligé vers une Re-naissance Africaine
authentiqlle et irréversible. Cheil<h Anta Diop disait que ce
qui reste à faire, par exemple, «c'est un grand .film de
cinéma, instruit à partir des textes égyptiens authentiques,
pour 1110ntrer l 'histoire réelle de l'Égypte, avec des
.(it<esqueshistoriques sur la base des vrais textes, parce que
tout ce "qu'ils" nous ont 1110ntré,ne sont que compromis,
des .(àux, toutes les grandes .fit<esques 1110ntrées sur MoZ:~'e,
les' 'Dix C1on1111ande111ents", ces tClbleaux, etc. n'ont rien
.. . -r:
'.r:.£.fClUX, .faux, arc h l-.faux)) 20I
d e vraI, Je d IS . D onc, d II
pendentif d'Isis la noire, des pièces de théâtre aux

dfffùsiun)) tnassive de tous les textes de l' Égypte ancienne, pennettant


ainsi au public africain un accès direct aux sources. (Voir Cheikh
M' Backé Diop, H iéruglyphes el in.lulï17ClI ique, Cheikh M' Backé Diop,
Paris, 1991, pp. 9-11).
201
Cheikh Anta Diop, interview accordée à Thélna lobby Valente, in
Diaspora Af;~icaine, op. cit., p. 4.

298
vêtements à motifs négro-égyptiens, de l'enseignement,
paliout où c'est possible, des Antiquités nègres aux
fresques cinématographiques, en passant par la restitution
des noms et des coiffures néo-antiques, etc., tout peut
concourir~ chez les Noirs, à la restauration actualisée de
cet imme11se patrimoine culturel antique, afin de permettre
l'éradication définitive de ces complexes d'infériorité et
autres frustrations qui constituent encore un frein à la
construction irréversible d'une nouvelle personnalité
africaine imperméable à toute forme de colonialisme et
d'impérialisme.

3-De Thoutmosis III à Samory r-rouré

Contrairement à ce qlle velllent faire croire


certaines personnes, Cheil(h Anta Diop et Théophile
Obenga n'ont jamais affirmé que l'histoire de l'Afrique
noire devait se résumer à l' AntiqtlÎté égypto-nubienne ou
qu'il fallait favoriser plus cette période par rapport à une
autre. Pour eux, il s'agissait, dans un premier telllps, de
restaurer, à I'histoire africaine et lllondiale, cette période
dissimulée par les occupa11ts europée11s, afin de retrouver
l'intelligence du fait culturel et historique négro-africain.
Le colonialisme devait nier cette partie de l'histoire
africaine, pour mieux pouvoir illlposer aux Africai11s les
valeurs de la civilisation judéo-chrétienne dont les
fondeme11ts sont justement et curieusement antiques.
Cheikh Anta Diop a expliqué qu'il avait «consclcré ses
e.fforts à la période du passé C!fi;<icainqui va de la
préhistoire jusqu'à la ,fin du 1110yenâge, () l'apparition des

299
États modernes, paree qu'elle est celle qui pose le plus de
. 202
pro ble111espour
' Ia e0111pre' henslon d u passe
' ' "
rlU111aln» .

On ne le redira jamais assez, le tribalisme africain


des temps modernes provie11t essentiellement de
l'éducation coloniale et de la destruction de la conscie11ce
historique africaine qui est son corollaire. Pour mieux
illustrer notre propos, prenons en exemple le cas de
Samory Touré (1837-1900), le gra11d résistant nationaliste
et homme d'État africain, qui s'opposa farouchement à
l'invasion et à l'occupation de l'Ouest Africain par la
Fra11ce. Certains Africains se disputeront pour savoir s'il
est «ivoirien», «guinéen», «malie11», «bllrl<inabé», etc. Ces
disputes sont le fruit de la division de l'Afrique noire en
frontières artificielles tracées jadis par l'Europe
impérialiste.

En effet, avant les conséquences de ce dépeçage


inqualifiable du continent noir, les empires de Samory
Touré s'étalaient sur un vaste territoire qui couvrait
plusieurs régions ou États de l'Afrique de l'Ouest
d'aujourd'hui. La capitale de son premier empire était
Bissandougou et celle de son second fut Dabakala en pays
djimini. Encore aujourd'hui, lorsqu'on se promène dans la
région d'Odienné (Nord-Ouest de la Côte d'Ivoire, près de
la frontière avec le Mali) et dans celle qui se situe de part
et d'autre de la fro11tière entre la Côte d'Ivoire et la
Guinée, on est frappé par la persistance de cette époque
samorienne dans la mémoire collective des petits-fils et
arrière-petits-fils des sofas (soldats de l'empereur Samory
Touré) qui y résident encore. Par conséquent, si on veut
employer la terminologie actuelle, on dira que Samory
, , ,
Touré est à la fois' 'guinéen' , 'sierra leonais" ,
202
Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres~ op. cit., p.
13.

300
"ivoirien", "malien", "burkinabé", etc., bref, il est tout
simplement africain et appartient en tant que tel à la
mémoire collective et à la conscience historique africaines.

Or justement, ce sont ces deux éléments qui


caractérisent les peuples libres que la colonisation
européenne a détruits chez les Noirs et que les œuvres de
Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga tendent à
restaurer. À la tribalisation de l'Afrique par le
colonialisme, les deux savants noirs opposent l'unité
culturelle et historique retrouvée de tous les Africains. À
la réduction de I'histoire africaine à une époque récente
émergeant après de prétendus" siècles obscurs' ~, Cheikh
Anta Diop et son disciple opposent l'introduction de la
donnée temporelle dans celle-ci pour retrouver son
véritable point de départ: l'Antiquité égypto-nubienne.

Donc, dans l'histoire négro-africaine, il n'y a pas


d'un côté une époque Thoutmosis III ou la période antique
et d'un autre côté, sans rapport aucun, une époque Samory
ou la période d'une histoire moderne. Samory Touré
(1837-1900) et son ancêtre Thoutmosis III (1504-1450 av.
notre ère) représentent deux moments de la même histoire,
celle du Monde noir. Et, c'est de cette façon et non
autrement. qu'ils doivent être appréhendés par la
conscience historique nègre. Théophile Obenga explique
bien d'ailleurs que «C:heikh Anta Diop se place d'emblée à
l'échelle
,
du continent noir (...). Il en1brasse la totalité du
. .{" 203
passe d es h on1mes nOIrs d 'AJrzque» .

Ainsi donc, la Re-naissance Africaine passe aussi


par la re-découverte et la ré-actualisation, si besoin il y a,

203
Théophile Obenga, «Méthode et conceptions historiques de Cheikh
Anta Diop», in Revue Présence A.fiAicaine, n074, 2è trilllestre, 1970,
pp. 3-28.

301
des réalisations de nos ancêtres de l'Afrique post-antique.
Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga ont d'ailleurs
consacré plusieurs articles et ouvrages à cette période204. Il
est certain que parallèlement à la connaissance de
l'Antiquité africaine, l'introduction dans l'enseignement
actuel de tous ces faits scientifiquement restitués de la
période précoloniale, ainsi que la familiarisation avec ses
acteurs tels que les savants Ahmed Baba (1556-1627),
Kâti (1468-1593), Sâdi (1596-1656), etc., contribueraient
à restaurer chez les Africains le sentiment d'avoir toujours
été capables de se prendre en charge, depllis le
balbutiement de leur aventure humaine jusqu'à l'agression
esclavagiste et colo11iale, et qu ~il n'y a pas de raison que
leur avenir n'obéisse pas à cette logique. Cette façon de
procéder prendrait défi11itivement le contre-pied de
l'enseignement colonial et néo-colonial.

De même, la Re-naissance Africaine repose allssL


et cela va de soi, sur la prise en cOl11ptedu développement
culturel authe11tiquement africain d'aujourd'hui qui se
situe dans la lignée de ces contributions historiques.

4-Re-naissance culturelle africaine et défis des


temps modernes

C~est donc en étant d'abord culturelle que la Re-


naissance Africaine s'accompagnera inéluctablement du
développement économique et de l'émergence politique de
l'Afrique 11oire. De tous les continents~ l'Afrique est sans
doute le seul où tous les grands défis de notre temps sont à
relever en même temps: misères, famines, catastrophes

204
L'Af;"ique noire précoloniale pour Cheikh Anta DÎop et l'Af;"ique
centrale précoloniale pour Théophile Obenga.

302
naturelles~ mutations démocratiques, lutte contre la néo-
colonisation et I'impérialisme~ santé primaire,
scolarisation~ mal-développement~ maîtrise énergétique,
communication~ lutte contre le fanatisme religieux
d'importation, alphabétisation africaine~ etc. Devant tant
de problèmes, d'aucuns se réfugient dans ce qu~une
certaine littérature nomme 1-«afro-pessimisme» et
devie11nel1t convail1cus d'une lnalédiction des Noirs qui
rendrait I Afrique incapable de "décoller". En fait, cette
~

prétendue malédiction, que l'impérialisme religieux et


culturel entretient à bon marché, sert d'alibi à une grande
partie de l'élite africaine pour masquer son fatalisme, son
renoncement, sa paresse, et surtout son inclination à
choisir la voie facile de la soumission au modèle culturel
dominant du moment qui est celui de l'Occident et dont
~
I impérialisme économique et militaire assure la
prédominance ici et là dans le monde. Cette attitude atteint
le comble de son absurdité avec certains" intellectuels"
africains qui n'hésitent pas à aboyer sur l'Afrique avec les
loups, tandis que d' autres~ da11s un réflexe
d'autodestruction bien connu chez les individus
désespérés~ s'acharnent à torpiller~ du mieux qu'ils
peuvent~ le processus de renaissance déclenché par le
travail de Cheikh Anta Diop, sans pour autant proposer
eux-mêmes une alternative relevant stricten1ent de la
responsabilité africaine. Ces Africains oublient que
~
l'Afrique, c est aussi eux et que leur c011tribution,comme
celle de tous les autres~ sera décisive.

À. côté de cette catégorie, il y a une autre frange


d'Africains qui passe son temps à pleurnicher sur le sort
du continent et ne se fatigue jamais d'égrener sa litanie de
vitupérations qui explique que l'Afrique ne pourra pas
s'en sortir tant que les Blancs serol1t aussi" forts". Ceux-
ci espèrel1t peut-être~ un jour~ aller vivre sur une grande île

303
~

où les Noirs seront seuls et où il n existera pas de choc des


cultures et des civilisations. Ils doivent savoir que, pour le
moment, en tout cas, les Africains sont dans un monde où
chaque peuple, pour exister puis coexister avec les autres,
pour être respecté, doit défendre et enrichir son patrimoine
culturel. Pour les peuples agressés puis dominés, et c'est le
cas des Africains, une fois qu'a été déterminé l'agent
agresseur (le peuple agresseur), une fois qu'ont été
déterminés les causes, la nature et le processus de
l' agression (esclavage et colonialisme pour l'Afrique),
plutôt que de se complaire dans les lamentations
religieuses, les complaintes perpétuelles et autres
incantations intempestives, il cOl1viendrait de prendre des
mesures pour éviter que ces agressions ne se reproduisent.
En d'autres termes, si on considère le colonialisme comme
responsable de la négation et de la falsification de notre
histoire, plutôt que de passer notre temps à pleurer en
disant que nous avions une belle histoire que nous a
spoliée l'agression coloniale européenne, il serait encore
plus efficace d'entreprendre de restaurer cette histoire par
,. . .
nos propres moyens' 20" et eVlter d e tOrpl 11er ceux qUI en
prennent la responsabilité. C~est là que la démarche de
Cheikh Allta Diop et de Théophile Obenga est exemplaire
et salutaire, car, elle tend à montrer, une fois de plus, que
I'homme est l'acteur principal de sa propre destinée. Les
Blancs peuvent peut-être prendre des mesures pour freiner
un temps la diffusion de l' œuvre des savants africains,
mais ils ne peuvent pas empêcl1er les Africains de la
diffuser entre eux, de la même manière qu'ils n'avaient
pas réussi à empêcher l'accomplissement du travail des
deux savants noirs.

205
Sur ce point précis, il faut souligner qu'on ne peut pas à la fois
dénoncer les savants européens qui ont ou qui continuent de falsifier
notre histoire et, en lnêllle telnps, leur faire appel pour nous aider à la
restaurer et à la rédiger.

304
En général, dans la relation oppresseurs-opprimés,
ce ne sont pas les oppresseurs qui contribuent à
l'amélioration de la condition des opprimés. Ce sont plutôt
ces derniers qui, par la quête de dignité, finissent par se
libérer de l'oppression, à arracher leur liberté au terme de
luttes terribles et souvent dramatiques, mais toujours
victorieuses. Beaucoup d'Africairls pensent pouvoir faire
l'éconolnie de ces sacrifices. C'est méconnaître l'état du
Monde noir et la nature insidieuse des oppressions des
temps modernes qu'il subit. Les travaux de Cheil<h Anta
Diop et de Théophile Obenga SOl1tjustement les fruits de
ces sacrifices inhérents au recouvrement de la liberté et de
la dignité de 1'110mme noir. La conscience historiqlle
conditionne l'activité présente de l'homme. Parce que la
première étape du processus de domination ilnpérialiste
consiste à ôter la COl1science historique au peuple colonisé,
on peut dire que l''enseignement de I'histoire constitue la
première thérapeutique des peuples dominés qui veulent se
libérer de l'influence coloniale et néo-coloniale. Certains
compatriotes africains s"inscriront en faux contre cette
assertion et diront que la priorité actuelle des Noirs n'est
pas la culture mais la nourriture. Comment expliquent-ils
alors que beaucoup d'Africains préfèrent parfois se priver
de nourriture en mettant tous leurs salaires dans la
construction d'édifices religieux (mosquées, églises,
temples, etc.) et dans la pratique de cultes antiques
étrangers tels que le Christianisme et l'Islam, pour ne citer
que ces religions? C'est parce que, justement, «I 'holnn1e
, . . 206
n a pas que IJesozn d e nourrzture» .

En fait, la situation actuelle de l'Afrique est aussi


due, à notre avis, à un manque de réponses adéquates à des
problèmes auxquels ont été confrol1tés tant d'autres

206
Théophile Obenga, Pour une Nouvelle Histoire~ op. cit.~ p. 84.

305
peuples à l'époqlle contemporaine. Comme récrivait
Cheikh Anta Diop, «depuis l'implantation du colonialisme
en A.fj~ique, ce sont les grandes idées directrices d'une
action générale qui nous lnanquent le plus. ()n a réussi à
nous en dégoûter, et pour masquer cette carence nous
nous .faisons passer volontiers pour des réalistes. Toute
attitude qui tend à transcender la situation quotidienne
pour avoir une vue d'ensemble de problèmes réels,
o~jectif:s, qui existeraient même en dehors de celui qui les
. ." . 207
examIne, est.Jugee !JpecuIatIve» .

On ne peut que lui donl1er raison. En effet, un


examen même sommaire de la situation actuelle de
l'Afrique 110ire ne laisse entrevoir d'autre possibïlité que
le choix de poser les problèmes africains aussi et surtout
de façon globale, à l'aide de «grandes idées directrices
d'une action générale». Beaucoup d'Africains se sont
laissés berner par la formation idéologique et l'éducation
scolaire et universitaire reçues en Europe. Aussi ont-ils cru
qu'en Afrique, on ne pouvait pas ou on l1e devait pas poser
simultanément les problèmes globaux et particuliers. Ainsi
s'est-il créé un débat artificiel et stérile entre partisans de
la résolution des problèlnes à l' écl1elle continentale et les
partisans de leur résolution au niveau local. On peut dire
que cette dernière solution, au regard de l'état actuel de
l'Afrique, s'est révélée être Ul1 échec, du moins tant
qu'elle a été appliquée toute seule. Par conséquent,
aujourd'hui, c'est plutôt la solidarité africaine qu'il faut
mettre en avant. Ce point de vue est de plus en plus
partagé actuellement. Mais comment faire s'intéresser à
cette solidarité des personnes qui, pendant longtemps et
sous le joug colonial, ont été obligées de s'ignorer sur la
base du développement de particularismes artificiels? Le

207
Cheikh Anta Diop, Alerte sous les tropiques, op. cit., p. 79.

306
travail de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga
rompt justement avec cet état des choses. Il dérnontre que
seules la mémoire collective et la conscience historique
peuvent permettre cette resolidarition des Africains.
L'intégration culturelle africaine qu'il met en évidence
doit permettre «le passage de la conscience tribale à la
conscience nationale>>208.

Un autre enseignement qu~on peut tirer des travaux


de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga, c'est
~

qu'avant 1 agression coloniale, les Africains avaient


toujours su affronter tous les problèmes (philosophiques,
matériels, religieux, scientifiques, etc.) auxquels ils
avaient été confrontés; et que redevenus libres, il n'y a
pas de raison de ne pas retrouver cette capacité. Thabo
Mbeki, Président de la République d'Afrique du Sud et
successeur de Nelson Mandela, a donc raison de dire que
«le renouveau de I '~fj~ique exige que son intelligentsia
s'engage totalement dans la lutte titanesque et sans merci
pour éradiquer la pauvreté, l'ignorance, lu maladie et
l'arriération, en s'inspirant des -<1fj~icuinsd'Égypte (...)
qui n1aîtrisaient lu géo/11étrie, la trigonométrie, l'algèbre
et la chinlie»209.

Voilà pourquoi il faut libérer la conscience des


Africains des der11iers effets néfastes du colonialisme par
la restauration de leur unité historique. Pour qu'ainsi dotés
d'une nouvelle conscience, ils éprouvent le besoin de
définir, dans la solidarité, c'est-à-dire dans l'unité
politique, leur destin futur. Ainsi, on s'apercevrait très vite
que les problèmes qui., hier, étaient considérés comme

lOS
Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres, op. cit., p.
278.
109
Thabo Mbeki, «Éloge de la rébellion»~ in Jeune A.frique, n° 1970~
du 13 octobre 1998, pp. 26-27.

307
insolubles, parce qu'envisagés localelnent, trol1vent des
solutions dès qu'on les pose à l'échelle africaine. Prenons
par exemple le domaine de la santé et plus
particulièrement celui du coût de la fabrication des
médicaments dans l'industrie pharmaceutique.
L'investissement financier nécessaire à la recherche pour
la conception d'un se.ul médicament est trop élevé pour les
faibles budgets des États africains2lo. Ce qui signifie que
ceux-ci n'ont d'autre choix que de mettre leurs efforts en
commun pour doter l'Afrique d'une industrie du
médicament capable de satisfaire les besoins des
populations, tout en réduisant, dans le même temps, la
dépendance de celles-ci vis-à-vis de l'extérieur. C'est la
même nécessité de solidarité qui se présente encore aux
Africains dans le domaine de l'agriculture où r Afiique
doit se doter des moyens les plus n10dernes de production.
La télédétection par satellite, par exemple, peut jouer tIn
rôle majeur dans le développelne11t d'une agriculture
africaine moderne. Cette technologie, pour qu'elle serve
totalement les intérêts des Africains, exige que l'Afrique
se dote d'un véritable programme spatial. Prétendre que ce
n'est pas là la priorité ou que les Africains sont incapables
de réaliser une telle ambition, reviendrait à penser que
ceux -ci sont intellectuellement inférieurs aux autres
peuples. Ce qui est bien évidelnment une hérésie. Les
Africains, comme tous les autres peuples de la terre,
peuvent lancer des fusées qui iraient placer en orbites letIrS
satellites. Plus que l'attente misérable d'un hypothétique

210
À titre d'exelnple, on peut rappeler que l'Agence alnéricaine du
développell1ent international (AID) a investi quelque 63 111illions de
dollars dans sa tentative (infructueuse du reste) de 111iseau point d'un
vaccin antilnalaria. (Voir à ce sujet Mohanled Larbi Bouguerra, La
Recherche contre le Tiers Monde. Multinationales et illusions du
développel11ent, Presses Universitaires de France, Paris, 1993, pp. 190-
192).

308
transfert de technologie~ dans le cadre d'une pseudo-
coopération humiliante, c'est la conscience et la volonté
politiques nées de la conscience historique des capacités
africaines qui permettront de réaliser ce projet.

Cheikh Diarra Modibo, un savant noir africain né


au Mali, qui dirigea pour la NASA la mission qui envoya
le robot Sojourner photographier la planète Mars, s'est dit
prêt à participer activement à l'élaboration d'un
programme spatial africain dès que les décideurs
politiques africains en feront la demande. Depuis les
scribes et les savants négro-égyptiens jusqu'à Samory
Touré qui créa une puissante industrie militaire, en passant
par le roi Abubakari II qui utilisa les techniques de
navigation les plus élaborées de son époque, les Africains
ont toujours été capables d'utiliser la science et le progrès
scientifique pour leurs besoil1s quotidiens et leurs
ambitions de toutes sortes. Il n'y a donc pas de raison que
cela ne soit pas le cas aujourd'hui. D'autant plus que~
paradoxalement, le nombre de chercheurs et saval1ts 110irs
ayant contribué au progrès de la science, en étant hors
d'Afrique, dans des pays se targual1t jllstement d'être à la
pointe de l'avancée scientifique, est très important. Rien
qu'aux États-Unis d'Amérique, on peut citer à titre
d'exemple Georges W. Carver, Percy L. Julian, Daniel
Hale Williams, William A. Hinton, Louis Tompl<ins
Wright, Garrett A. Morgall, Frederick McKinley Jones,
Meridith G. Gourdine, George R. Carrutl1ers, etc.211 Les
211 George R. Carruthers (1939- ) Init au po int un convertisseur
d'Ï1nages capable de détecter des radiations électromagnétiques, et
inventa un appareil appelé "calnera-spectrographe" qui fut transporté
par la fusée alnéricaine Apollo 16 et installé sur la lune en 1972.
Meridith G. Gourdine (1929- ) effectua d' Ï1nportants travaux en
électrogazdynalnique qui pennirent des progrès tangibles dans les
dOlnaines de la conversion d'énergie, du contrôle de la pollution de
l'air et de l'ilnprilnerie. Il inventa aussi un dispositif pennettant la

309
inventions de ces sa\/ants l1e font que corroborer
l'évidel1ce de la capacité créatrice des Africains qui, pour
le moment, s'exprime surtout hors de l'Afrique pour des
raisons d'instabilité politique. Par conséquent, pour son
propre bien-être, pour assurer son autonomie, l'Afrique
peut et doit intervenir avec beaucoup de déterminatiol1
dans des domaines scientifiques aussi variés que la
génétique, la recherche médicale et pharmaceutique, la

réduction de la pollution causée par les incinérateurs des ilnlneubles


d'habitation~ ainsi qu'un procédé capable de chasser le brouillard dans
les aéropolis, etc. Frederick McKinley Jones (1892-1961) inventa le
cliInatiseur et le thennostat. Garrett A. Morgan (1877-1963),
inventeur de ce qui sera appelé plus tard Inasque à gaz, est aussi
l'inventeur des feux de circulation autolnobile. Louis TOlnpkins
Wright (1891-1952) inventa un collet utilisé dans les fractures
cervicales, ainsi qu'une Inéthode de vaccination intradermique contre
la petite vérole. Willialn A. Hinton ( 1883-1959) est renolnlné pour ses
travaux sur la syphilis~ tnaladie vénérienne pour laquelle il élabora un
test de dépistage~ le "Hinton test for syphilis'~, qui, après
perfectionnelnent en collaboration avec J. A. Davies, deviendra le
""Davies-Hinton Test". Daniel Hale Williatn (1856-1931) effectua en
1893 la pretnière opération à cœur ouvert sur un jeune patient, Jalnes
Cornish. Percy L. Julian (1898 ?-1975) réalisa la synthèse de la
physostiglnine, de la progestérone et de la cortisone. Georges W.
Carver (1864-1943) réussit à extraire de l'arachide plus de 250
produits ~de la pOlnnle de terre il isola 118 produits (dont ]'alnidon) ~
iI découvrit aussi Taphrina (1arveri, un chalnpignon vivant sur
~
]' érable rouge et I érable argenté~ ainsi que les chalnpignons
('ollectrichzlI77 (~arveri et /vletasphaeria C~(/rveri ; il créa à partir du
soja une tnatière plastique qui sera utilisée par le célèbre constructeur
autolnobile Henri Ford~ etc. (Voir Yves Antoine, Inventeurs et Savants
noirs, L'Hannattan, Paris, 1998).
Il faut signaler que si, dans les consciences africaine et Inondiale,
toutes ces inventions et bien d'autres passent pour avoir été réalisées
par des Blancs, c'est tout silnpleInent parce que ces savants noirs
patient des nOIns indo-européens qui ne pennettent pas de reconnaître
leur race et leur origine négro-africaine. C'est là encore une des graves
conséquences de l'Esclavage et de la Dépot1ation des Noirs vers les
Amériques.

310
recherche aéronautique et l'industrie spatiale, la maîtrise
énergétique~ la communication~ la chimie fine, la physique
atomique, la biologie moléculaire, la technologie
informatique, etc.212~tous ces domaines qui font d'un pays
une grande nation et une entité véritablement
indépendante et responsable quant à sa préocc-upation de
l'avenir de ses citoyens. Pour se moderniser~ l'Afrique n'a
pas besoin d-es'occidentaliser.

La solidarité économique doit jouer aussi avec les


Africains de la Diaspora sur la base de notre unité
historique et du sentiment d'apparte11ir à la même famille.
Forts de cette réconciliation avec la 111èrepatrie, avec leurs
racines~ donc avec eux-mêmes~ les hommes d'affaires et
entrepre11eurs de la Diaspora pourront investir dans tous
les domaines et contribuer ainsi, avec les compatriotes et
hommes d'affaires du continent, à l'émergence d'une
Afrique économiquement forte213. Dans ce domaine de la
coopération entre les fils de l'Afrique, les expériences du
rôle décisif de la Diaspora dans le réveil d'une nation
peuvent éclairer les actes des Noirs. Rappelons-nous
seulement~ à ce sujet~ le liell de naissance du
Panafricanisme et son rôle da11s l'émancipation des
212
Dans certains des dOlnaines scientifiques que nous venons de citer,
il ne serait pas juste de penser que rien n'a été fait, ou que ce qui a été
fait est insignifiant. Contrairelnent à ce que croient certains
cOlnpatriotes qui restent trop longtelnps hors du continent, beaucoup
de réalisations se font grâce à une volonté indestructible d'Africaines
et d'Africains qui ont encore une foi totale en la capacité des Noirs à
se prendre eux-lnêlnes en charge. 1\1ous pensons seulelnent qu'il Y a
des domaines oÙ il est urgent que l'Afrique fasse son entrée par ses
propres Inoyens et en faisant jouer la solidarité de tous les Africains.
Du reste, avec la récupération de l'Afrique du Sud par les Noirs, les
choses pourraient aller plus vite qu'on ne croit.
213Ce mouvelnent a pris de l'alnpleur avec les bi-annuelles rencontres
Africains / Africains Alnéricains et d'autres Inanifestations du Inêlne
genre.

311
peuples africains. Cette solidarité africaine permettrait
aussi à l'Afrique noire de retrouver son dynamisme
économique perdu avec l'invasion et l'occupation
coloniales européennes.

En outre, pour mieux appréhender et donc gérer ce


que certains appellent les mutations démocratiques
actuellement en cours sur le continent, les Noirs peuvent
encore aller puiser des leçons dans leur passé. Qu'on ne
nous raconte pas d'histoires, la liberté démocratique n'est
pas celle qui est accordée avec mépris par un chef d'État
paternaliste et raciste, dont le pays a joué le rôle colonial
que l' 011sait en Afrique. Car, toute liberté, quelle qll' elle
soit, ne s'accorde ni ne se quéma11de. Le maître ne libère
jamais l'esclave. Comme nous l'avons déjà dit, cette
liberté s'arrache de multiples ma11ières. Les leçons que les
Noirs peuvent encore tirer de leur histoire pour construire
leur avenir, c'est qu'en matière de libertés et de
démocratie, les Africains ne sauraient recevoir de leçons
de la part de quiconque et surtout pas des Européens et des
autres Occidentaux. Car, l'Europe ne peut pas à la fois se
dire démocratique ou détentrice des principes
démocratiques qu'elle aurait acquis depuis la Révolution
française et, en même temps, e11vahir l'Afrique, priver les
Noirs de liberté par la colonisation et les maintenir ensuite
dans le néo-colonialisme. Que signifie cette volonté
actuelle de l'Occident d'accorder aux Africains une «aide
économique» en rapport avec le degré d'engagement des
gouvernelnents africains dans un processus démocratique
qu'il a lui-même défil1Ï ? C'est cette forme perverse de
paternalislne qu'on veut désormais imposer aux Africains
et qui n~est rien d'autre que rune des facettes d'lIn
impérialisme insidieux.

312
Notre conviction est que ce sont les Africains eux-
mêmes qui doivent se battre pour construire une Afrique
plus libre, plus démocratique, comme l'a fait justement au
Sénégal Cheikh Anta Diop en créant un parti d'opposition
au pouvoir absolu et totalitaire du Président Senghor
Léopold Sédar. Dans ce pays, par exemple, contrairement
à ce qu'écrit une presse occidentale de propagande, les
acquis telles que la liberté politique et la libre expression
ont été le résultat de la lutte sur le terrain, dans les années
soixante~ de Cheikh Anta Diop et d'autres patriotes
africains dont certail1s furent emprisonnés avec lui dans les
geôles de Senghor. On pourrait encore citer d'autres luttes
comme celles des compatriotes d'Afrique du Sud qui, par
leurs propres moyens, ont fait plier le régime blanc
d'apartheid, etc. L'histoire africail1e restaurée par Cheikh
Anta Diop et Théophile Obenga montre que dans
beaucoup de régions de l'Afrique noire précoloniale, les
rois ou les chefs d'États n~arrivaient pas ail pouvoir
n'importe comment, ni par la grâce de pays étrangers au
continent. Certains souverains, à cause des constitlltions
de leurs pays, régnaient souvent moins d'une dizaine
d'années et devaient se remettre en question ou
démissionner. De surcroît, ils devaient rendre des comptes
à leurs peuples. Tout cela n'a rien à voir avec les petits
dictateurs et autres Présidents ""démocratiquement éllls à
vie" que connaît l'Afrique post-coloniale avec la
bienveillance active et la complicité de ceux-là même qui
nous donnent des leçons de démocratie. Combien de chefs
d'États africains actuels peuvent se promener librement
parmi leurs concitoyens, sans Ul1e armée de gardes du
corps, comme le faisait jadis les souverains de l'Égypte
antique ou de l'Empire de Ghana par exemple? Dans Les
.fondements éCOn0111iques et culturels d'un État .fedéral

313
d'A.frique noire, Cheikh Anta Diop propose de remettre à
l'ordre du jour le bicaméralisme africain ancestral214.
Pourquoi pas? Cela constituerait déjà, en tout cas, une
solution originale qui éviterait que les hommes ne
continuent de dicter leurs conduites aux femmes qui sont
aussi sinon plus nombreuses qu'eux; et dont la
contribution efficace à la vie économiqlle de l'Afrique est
reconnue par tous, contrairement à ce qui se passe dans le
domaine politique où leur influence a reculé, du fait de
l'impact du colonialisme et des religions chrétienne et
musulmane qui célèbrent la toute puissance de 1'homme et
sa supériorité sur la femme.

En somme, l' œuvre de restauration de la


conscience historique africaine entreprise par Cheikh Anta
Diop, Théophile Obenga et leur école n'a d'alltre ambition
que de se l11ettre au service de la construction de l'avenir
des peuples africains. Elle récrée le lien entre le passé, le

214COlnlne l'écrit Cheikh Anta Diop, ((de l'étude de notre passé, nous
pouvons tirer une leçon de gouvernel77ent. Le régÙne 171atriarcal
aidant, nos ancêtres, antérieurel11ent à toute influence étrangère,
avaientfail à la fèl7l111eline place de choix. Ils voyaient en elle, non la
courtisane, Inais la 111ère de .fcl/nil/e. C~eci est vrai depuis l'Égypte
pharaoniquejusqu 'à nos jours. Aussi, les.fèl1l111eSparticipaient-elles à
la direction des qflaires publiques dan.f.,'le cadre d'une assen1blée
,[énÛnine, siégeant à part, n7ais jouissant de prérogatives analogues à
celles de l' assel11blée des h0l1ll11es. Ces .[aits sont dell1eurés sans
changelnent jusqu'à la conquête coloniale, en particulier dans les
États non islan1isés yoruba et daholnéen)) (Cheikh Anta Diop. Les
,[ondell1ents op. cit., p. 53).
Il Y a lieu de rappeler la différence entre le bicalnéralislne africain et
européen: le prelnier est constitué cOlnlne on vient de le voir d'une
asselllblée d'holnllles et d'une asselnblée de felnlnes avec les Inêllles
prérogatives, tandis que dans le second on a deux asselnblées où les
hOlnlnes sont Inajoritaires la plus part du telnps (France, Grande-
Bretagne, Allelllagne, USA, etc. Il faudra le plus souvent des lois pour
ilnposer dans ces asselnblées une parité entre hOlnlnes et felnlnes).

314
présent et le flltur. C'est pour cette raison que tout projet
politique et économique ne peut se concevoir durablement,
ne peut être authentique et non dén1agogique, s'il n'a pas
d'abord une assise culturelle, c'est -à-dire s'il ne tient pas
compte de la réalité culturelle africaine. En d'autres
termes, la Re-11aissa11ce politique et économique de
1'Afrique doit passer d'abord par sa Re-naissance
culturelle.

315
CONCLUSION

Cheil(h Anta Diop, surnommé le pharaon du savoir


et son disciple Tl1éophile Obenga, égalelnent considéré
comme un autre érudit des temps Inodernes, apparaissent
bien comme deux personnalités marquantes de l'Afrique
contemporaine que le hasard a fait se rencontrer. À eux
deux, ils ont produit une œuvre immense, puissante,
fondatrice et rénovatrice qui, après avoir balayé bien des
clichés destructeurs pour les peuples noirs, est devenue
aujourd'hui incontournable dans les études africaines. En
remontant à la source lnême de I'histoire africaine~ c' est-à-
dire la Vallée du Nil antique, en rétablissant le sens de
l'unité culturelle de l'Afrique et du Monde noir d'origine
africaine, ils ont apporté au mouvelnent de la Re-naissance
Africaine la contribution la plus essentielle et la plus
décisive que constitlle le fondement culturel de la
réhabilitation des peuples noirs. Pour cette raison, leur
œuvre, au-delà même de son impact scientifique et de la
rupture épistémologique qu'elle opère, constitue l'un des
faits les plus marql1ants de l'Afrique et du monde du XXè
siècle. Car, désormais, avec leurs travaux, l'Afrique ne
sera plus regardée comme auparavant et les Africains eux-
mêmes n'auront plus honte de retrouver la confiance en
leur culture et en leurs valeurs qu'ils estimeront aussi
dignes que celles des autres.

317
En mettant en échec l'africanisme paternaliste
(donc raciste) qui avait étendu ses tentacules sclérosantes
sur le développement intellectuel des Noirs, en ralnenant
la négritllde sengl10rienne à ce qu'elle est réellement,
c'est-à-dire une idéologie puérile de soumission aux
valeurs de la civilisation judéo-chrétienne, idéologie
incompatible avec tout projet d'émancipation des Noirs,
Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga ont contribllé de
façon décisive à la mise en place des conditio11s
d'émergence d'un homme africain nouveau, digne,
conscient de sa capacité créatrice et de son passé,
convaincu de sa capacité à se prendre lui-même en charge,
et sachant apprécier dans sa juste proportion ce que
1'humanité doit à ses ancêtres.

L'esse11ce panafricaine de cette œuvre re11force


désorlnais chez les Noirs d'Afrique, comme chez ceux de
la Diaspora, la conscie11ce et le se11timent légitilne
d'appartenir à une même comn1unauté liée par une
expérience historique commune, dont tous les bonheurs et
malheurs doivent être assumés par tous, de sorte qu'un
jour, puisse être bâtie cette communauté de destin
nécessaire à la sauvegarde du Monde noir.

Cette œ11vre doit être interrogée et assumée par-


delà les positions idéologiq"ues des 11ns et des autres. Car,
il n'a pas dépendu de Cheikh Anta Diop et Théopllile
Obenga que l'Égypte ancienne flIt l1ègre et que la Vallée
du Nil a11tique fut à la fois le berceau de la naissance de
I'histoire négro-africaine et celui de l'unité culturelle de
l'Afrique noire. Ce sont les faits qui en ont décidé ainsi. Et
ces faits, ils les ont scientifiquement restitués, expliqués et
rendus opératoires pour la C011science africaine moderl1e.

318
Comme l'aurait expliqué en substance le grand
leader noir Malcom X (1925-1965), on ne peut pas
détester ses origines sans finir par se détester soi-même.
Donc, pour les Noirs Africains, renier leurs racines
historiques égypto-nubiennes reviendrait à se renier eux-
mêmes et à rester ainsi dans cet état dans lequel la
politique de destruction coloniale a toujours voulu les
111aintenir~ c'est-à-dire des Ï11dividus sans histoire~ au
destin de feuilles mortes, prêts à être happés par les
discours démagogiques sur l~universalisme et le
n1011dialisl11e. Chaque peuple doit d'abord et avant tout
assumer sa culture et sa propre histoire. Et cette culture
nationale~ cornme le dit Aliollne Diop, «ne saurait
s 'aCC0I1111'loder de subordination à une culture
étrclngère»l. ((Le dialogue des civilisations passe d'abord
jJar le dialogue des civilisations qf;;<icaines entre elles»2
rappelle Théophile Obenga. Une telle attitude n'est pas du
tout incol11patible avec la fraterl1isation des peuples, car,
comme le disait justement Cheikh Al1ta Diop, «la
plénitude culturelle ne peut que rendre un peuple plus
apte à contribuer au progrès général de l 'hul11anité et à se
rapprocher des (lutres peuples en connaissance de
')

cause» -' .

Restaurer l'histoire authentique africaine, prendre


en considératiol1 la culture africail1e et son rôle dans
l'éducation et le développement politico-économique de
~
1 Afrique~ n.'est pas du racisl11e à rebours, ni dll
narcissisme, mais bie!1 la l11ission l1istorique qui il1combe
aux sciel1tifiques~ homn1es politiques, e11seignants~

I
Alioune Diop, «Colonialislne et nationalislne culturels», in Revue
Présence A.f;'icaine, n04, octobre-novelnbre 1955, pp. 5-15.
2
Théophile Obenga, Pour une Nouvelle Histoire, op. cit., p. 75.
3
Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres, op. cit., p.
12.

319
parents, intellectuels et autres responsables et acteurs de la
vie africaine. Le message de Cheikh Anta Diop et de
Théophile Obenga, si fidèle à l'idéal de la Maât négro-
égyptien11e~ est juste et légitin1e. Il révèle le vrai visage de
1'humanisme africain trop souvent masqué par la
folklorisation de la culture africaine. La force créatrice et
le souffle salutaire véhiculés par cette œuvre monumentale
sont à la base même du succès grandissant qu'elle
rencontre auprès des Africains et dans le Monde noir en
général. C'est l'essentiel et c'est tant miellx. Tant pis pour
ceux qui refusent encore de comprendre que les temps ont
changé et que les Africains, dotés d'uIle nouvelle
conscience~ entendent désormais devenir les acteurs
lucides de leur Re-naissance qui passe, entre autres, par
l'enseig11ellle11t des Antiquités nègres égypto-nubien11es~
l'enseig11emerlt de I'histoire autl1e11tique des peuples noirs
et la revalorisation de la culture négro-africaine, le ré-
el1racinen1el1t de la science en Afrique, la maîtrise de
l'économie, le développement des tecl111ologies lllodernes,
le développen1ent des langues nationales et le choix du
swahili comme langue panafricaine de culture, de
gouvernement et de communication, l'édification d'un
État fédéral d'Afrique noire, etc., autant d'impératifs dont
dépend la survie des peuples noirs.

320
QUELQUES POINTS DE REPERES)

1923. Naissance de Cheil(h Anta Diop à Caytu, en pays


Baol-Baol (région du Sénégal-Afrique de l'Ouest).

1936. Naissance de Théophile Obenga à Mbaya, en pays


Bangangoulou (région du Congo-Brazzaville-Afrique
. centrale).

1946. Arrivée de Cheikh Anta Diop à Paris (France). Il


s'inscrit à l'Université de Paris-Sorbonne.

1951-1953. Cheil(h Anta Diop est Secrétaire Général de


l'Association des Étlldiants du Rassemblement
Démocratique Africain. Il lance «l'indépendance» comme
mot d'ordre. Il organise, en juin 1951, le premier Congrès
Panafricain Politique d'Étudiants d'après-guerre auquel
participe la W ASU (West Africa Student Union).

1954-1955. Cheikh Al1ta Diop publie, aux éditions


Présence Africaine alors nouvellel11ent créées par Alioune
Diop, SOl1 ouvrage fOl1damel1tal Nations nègres et
Culture, dont le sous-titre est De l'Antiquité nègre
]
Les points de repères concernant spécitïquelnent Cheikh Anta Diop
doivent beaucoup aux renseignelnents fournis par Cheikh M' Backé
Diop et Mariétou Diongue dans l'ouvrage de Théophile Obenga
C-"heikhAnta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit., pp. 449-460.

321
égyptienne aux problèn1es culturels de l'Afrique noire
d 'aujourd 'hui. Cet ouvrage, vigoureusement combattu à
ses débuts par les africanistes eurocentristes comme par
une grande partie de l'élite négro-africaine profondément
aliénée à l'époque, marque pourtant le début de la
restauration de 1'histoire authentique et de la conscience
collective des peuples noirs. L011gtemps interdit dans
beaucoup d'établissements scolaires et universitaires
d'Afrique noire., il est devenu aujollrd'hui un lieu commun
dans le monde entier.

1959-1960. Théophile Obenga arrive en France. Il


comme11ce par s'inscrire en philosophie à l'Université de
Bordeaux. C'est là qu'il découvrira les œuvres de Cheik.h
A11taDiop.

1960. Retour de Cheikh Anta Diop au Sénégal. Malgré


tous ses diplômes, ses travaux, ses compétences et sa
renommée, il est écarté de l'enseignement universitaire
et scolaire sur les ordres du pouvoir académique
français et ceux du Président Léopold Senghor Sédar.
Ce dernier, fortement inféodé à la France, se vantait d'être
conseillé par des immigrés europée11s parmi lesquels un
grand nombre d"africanistes racistes installés aux postes
universitaires de décision en Afrique et décidés à faire
barrage à la volo11té d'érnancipation des Noirs. Cheil(h
Anta Diop sera nommé silllple assistant de recherche à
I~IFAN (lnstitllt Fondamental d'Afrique Noire).

C'est cette année aussi que Cheil(h Anta Diop publie ses
ouvrages L'Unité culturelle de l'Afrique noire, L'Afrique
noire précoloniale, Les fondenlents économiques et
culturels {['un Étatfédéral d'Afrique noire.

322
1961. Persécution et emprisonnement de Cheil<h Anta
Diop par le Président du Sénégat Léopold Sédar Senghor~
en raison de ses opinions politiques.
Création par Cheikh Anta Diop d'lIn parti d'opposition, le
Bloc des Masses Sénégalaises (BMS) qui refusait toute
compromission avec le néo-colonialisme défendu par le
Président Senghor.

1963. Cheikh Al1ta Diop achève la construction de son


laboratoire de Radiocarbone 14.

Après avoir échoué dal1s sa tentative de corruption de


Cheikh A11ta Diop et de tous les membres de son parti, en
leur proposant des postes ministériels grassement payés en
échange du renoncement à leurs idéaux et d'une
soumission à sa politique d'inféodation à l'Occjdent~
Senghor, fort de SOIl pouvoir absolu~ fait dissoudre le
BMS.

1966. Cheikh Anta Diop se voit décerner, en même temps


que W.E.B. Dubois~ le prix du premier Festival des Arts
nègres récompensant l'écrivain qui a exercé la plus
grande influence sur la pensée nègre du XXè siècle.

Cette même année~ il met en route son laboratoire de


Radiocarbone 14 devenu opérationnel. Comme le
rappellent Cheikh M'Backé Diop et Mariétou Dio11gue~
«une C0111111issiondu ('TEA (C,'o111111issionà l'Énergie
Ato111ique) de France, présidée par Georgette Délibrias,
directrice du Laboratoire de Radiocarbone de G?f~sur-
Yvette, se rend au Sénégal pour tester, avec succès, les
installations du Laboratoire de Dakar)). Ce laboratoire
était le seul de ce type existant en Afrique noire à
répoque, exception faite de celui de R110désie du Sud
(futur Zilnbabwe).

323
1967. C11eikl1 A11ta Diop publie un autre ouvrage
fondamental, Antériorité des civilisations nègres, mytlle
ou vérité Ilistorique ? Dans l'annexe, il rend
définitivement caduques les critiques des africanistes
Mauny, Suret-Canale, Thomas, Devisse, Cornevin, etc.

1969. Rencontre de Théophile Obenga et Cheikh Anta


Diop à Paris. Ce n10ment l1istorique marque le point de
départ de l'expérience scientifiqlle et intellectuelle
africaine la plus fructueuse, la plus dynalnique et la plus
efficace du XXè siècle.

1970. René Maheu, alors Directeur Général de


l'UNESCO, sollicite officielleme11t Cheikh Anta Diop
pour qu'il devienne membre du Comité Scientifique
International pour la rédaction de l'Histoire générale
de l'Afrique.

Retour de Théophile Obenga en Afrique, au Congo-


Brazzavile. Il est nommé Directeur de l'École Normale
Supérieure en n1ême temps qu'enseignant à la faculté.
D'abord professellr de li11guistique sallssurien11e et de
philosophie africaine, il enseig11era ensuite 1'histoire
ancie11ne et la langue pharaonique.

1974. En Égypte même, au Caire, se tient, à l'initiative de


Cheikl1 Anta Diop, le colloque international sur le
peuplement de l'Égypte ancienne et le déchiffrement
de l'écriture méroïtique. Colloque organisé par
l'UNESCO, dans le cadre de la rédaction de l'Histoire
générale de l'Afrique. Cheikh A11ta Diop et Tl1éophile
Obenga, les seuls savants noirs présents, affrontent le reste
de l'aréopage scie11tifique mondial el1 soutenant leur thèse
d'un peuplement uniforme (nègre) de la Vallée du Nil
depuis les origines jusqu'à l'invasio11 perse. Une phrase de

324
la conclusion générale de ce colloque, pourtant rédigée par
un africaniste (le Pr Jean Devisse) alors farouchement
opposé aux thèses africai11es, résume, à elle seule, la
nature de l'issue des débats: <<La très minutieuse
préparation des comnlunicatiolls des professeurs CIleikll
Anta Diop et Obenga Il' a pas eu, malgré les précisions
contenues dans le document de travail préparatoire
envoyé par l'UNESCO (voir annexe 3), une contrepartie
toujours égale. Il s'en est suivi Ull véritable déséquilibre
dans les discussions.» (Actes du colloque sur le
peuplement de l'Égypte a11cienne et le déchiffrement de
l' écriture 111éroïtique~Ï11Histoire générale de 1~Afrique~
Étude et documents 1~UNESCO~ 1986, p. 101).

Cheikh Anta Diop rédige son traité de physique Ï11titulé


PIlysique 11ucléaire et cllroll0logie absolue.

1975. Théophile Obenga est nommé ministre des affaires


étrangères du C011go-Brazzaville sous la Présidence du
très populaire Marien Ngouabi.

Cheikh Anta Diop est honoré par la Diaspora Africaine


d'Amérique pour sa contributiol1 à la préservation et au
développel11ent de la vie et du patrimoine des peuples
d'origine africaine dal1s le monde. À cet effet, une plaque
commémorative lui est décernée par The African
Heritage Studies Association.

1976. Cheil<h Anta Diop crée un 110uveau parti politique,


le RND (Rassemblement Natiol1al Dél11ocratique). Il
s'attire instantanément les foudres et les tracasseries
judiciaires du Président Senghor Léopold Sédar.

1981. C11eikh Anta Diop publie S011livre Civilisation ou


Barbarie affectueusement dédié à la mémoire d'Alioune

325
Diop. Cet ouvrage clôture 40 an11ées de recherche
scientifiqlle et de réflexion sur le devenir de l'Afrique.
Cette mêlne année, soit un an après le départ de Senghor
de la Présidence de la République, il est nommé
professeur associé à l'Université de Dakar où il
enseignera en maîtrise, DEA et dirigera des thèses.

1982. Théophile Obenga reçoit le Prix Natiollal de la


Recherche pour ses travaux scientifiques.

Cheikh Anta Diop reçoit le Grand Prix Scientifique de


l'Institut Culturel Africain pour son ouvrage Civilisation
ou Barbarie.

Un symposium sur l'ensemble de l'œuvre de Cheikh


Anta Diop se tie11t à la faculté des Lettres de Dakar à
l'initiative des éditions Sank.oré et leur directeur, le Pr
Pathé Diagne. C'est l'occasion pour le savant afi4icain de
soumettre ses travaux à l'épreuve des critiques des
chercheurs et du corps enseig11ant. Cet évé11elnent fut
retransmis sur les ondes de la radiodiffusion sénégalaise.

1983. À l'initiative de Daniel Maximin et Ernest Pépin,


Cheikh Anta Diop est reçu par la Diaspora Africaine
de la Guadeloupe. À l'issue des conférences qu'il donne,
toutes les librairies sont prises d'assaut par les
compatriotes africains antillais qui veulent, à tout prix, se
procurer les ouvrages de la Renaissance Africaine.

1985. Théophile Obenga est nommé Directeur Général


du CICIBA (Ce11tre Inter11atio11aldes Civilisatio11s Bantu)
dont le siège est à Libreville, au Gabon, en Afrique
ce11trale.

326
Cheikh Anta Diop est reçu triomphalement aux USA.
Il donne de nombreuses conférel1ces en public et à la
télévision. Andrew Young~ ancien ambassadeur des USA
aux Nations Unis et Maire d~Atlanta~ ainsi que
l'Association Martin Luther King le décorel1t et le
récompensent pour l'ensemble de son œuvre et sa
contributiol1 à l' anlélioration du devenir du Monde noir.
Le 4 avril 1985 est décrété «Cheikh Anta Diop Day» et
une rue de la ville est baptisée de son nom.

1986. Le 7 février~ en débllt d'après-midi, à la suite d'un


malaise cardiaque, Cheikl1 Anta Diop décède brutalemel1t
à son dOl1licile de Fann à Dakar. La nouvelle de sa mort
est accueillie avec stupeur. Son corps sera inhumé dans le
sable de Caytu~ près de son grand-père. Le Paradis
~
d'Osiris 1 acclleillera pour l'éternité.

1993. Après avoir publié ell 1990 un autre ouvrage


fondamental~ La plli/osop/lie africaine de la pério{le
pllaraonique, Théophile Obenga publie SOl1 traité de
linguistique Origine conlmllne {le l'égyptien ancien, {lu
copte et des langues Ilégro-africain es modernes.
IntroductÏon ù la linguistique historique afit<icaine.Il s'agit
d'un ollvrage fondall1ental qllÎ jette les bases scientifiques
de cette 110uvelle discipline dal1s les études africail1es.

1996. Commémoration à Dakar du Xè anniversaire de


la disparition du professeur Cheikh Anta Diop. Le
professeur Théophile O'benga préside le comité
scientifique du colloque organisé à cet effet et qui porte
sur le thème «L 'œuvre de C'Iheikh Anta Diop et la
Renaissance de l'Af;t<ique au seuil du troisième
millénaire», Pas moins de 250 cl1ercheurs du monde entier
étaient présents; et ce fut l'occasion pour l'école de
C,heikh Al1ta Diop~ emn1ellée par T11éop11ileObellga~ de se

327
mesurer avec succès aux contradicteurs et autres
détracteurs venus pour l'occasion.

2001. Théophile Obenga publie son livre Le sens de la


lutte contre l'africanisme eurocentriste. Il y défend
scientifiquement, scrupuleusement, sans passion, mais
vigoureusement, l'immense héritage de Cheikh Anta Diop
injustement attaqué (dans l'ouvrage Afi;eocentrisme.
L 'histoire des ~fi;eicains entre Égypte et Amérique,
Karthala, Paris, 2000) par une équipe internationale de
chercheurs africanistes, idéologues et racistes, ell1menée
par François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien
et Claude-Hélène Perrot. Soulignant le c/zarabia (p. 71),
l'incompétence et la nullité en 'matière d'/zistoire et {le
linguistiqlle africaines (p. 100), le manque de
mét/zodologie appropriée (p. 39), la /zaine et le dédain (p.
47), les attaques ilzciviles et racistes (p. 54) de ces
africanistes, ainsi que la pauvreté de leur ouvrage,
Théophile Obenga écrit: «Que les africanistes cessent
d'induire leurs /zommes et fenzmes politiques flans
l'erreur, en pon{lant {les ouvrages d'une médiocrité sans
limite. Qu'ils cessent aussi, ces {lames et messieurs
africanistes, d'abuser de la curiosité illtellectuelle saille
des jeunes de leurs pays, en qllête {le connaissances,
utilisables, sur l'Afrique et les Africains. Il est acquis
que les étlldiants africains en fornzation doivent déserter,
sans façon, tous les cours et enseignements africanistes.»
(p. 105).

328
BIBLIOGRAPHIE

AL ASSIOUTY, Sarwat Al1is~Recherches con1parées sur


Ie C1hristianisme Primitif'et I 'Is1ôn1Pren1ier. T/ol. II : tJésus
le non-./u~f~Letouzey & Ané, Paris, 1987.
AL ASSIOUTY, Sarwat Anis, Recherches cOlnparées sur
le C"hristianisme Prilnitif et I 'Ls'lôn1Premier. Vol. III :
origines égyptiennes du C"hristianisn1e et de I 'Ls'lôn1.
Résultat d'un siècle et delni d'archéologie, Letouzey &
Ané, Paris~ 1989.
ANTOINE~ Yves'\ Inventeurs et L)aVants nOlrs~
L'Harmattan~ Paris~ 1998.
BALANDIER~ Georges'\ voir Théophile Obenga, (,Theikh
Anta Diop, Volney et le Sphinx~ Présence Africaine /
Khepera, Paris, 1996, p. 43.
BARRY~ Aminata, L '~fi~ique sans le C"apitalisme.
L 'Afi~ique ne re.fuse pas le déveloJ)pen1ent. Mais conl1nent
I 'A.fi~iquepeut-elle se développer? T. S. Zed & Harris~
Angers, 1996.
BETI, Mongo et l'OBNER, Odile, Dictionnaire de la
Négritude'\ L'Harmattan, Paris, 1989.
BÉZY, Fernand, COMHAIRE-SYL VAIN, S. et J., OLU
OKEDIJI, Francis~ VAN DEN BERGHE~ Pierre L.~ lie
Nouveau Dossier ~fj~ique'\ Marabout Université~ Verviers,
1971.
BIYOGO, Grégoire, Aux sources égyptiennes du savoir.
Vol. 1. Généalogie et enjeux de la ]7ensée de C1heikh Anta
Diop, Éditions Héliopolis, 1998.
BOUQUIAUX, Luc, «L'Afrique en quête de ses ancêtres:
réflexions d'un linguiste sur l'idéologie afrocentriste de

329
Cheikh Anta Diop et Théophile Obe11ga ou Quid d'une
origine commune de l'égyptien et des la11gues négro-
africaines? Réflexions d'un linguiste sur une idéologie
afrocentriste», exposé présenté le Il février 1995 à la
Sorbo11ne (Paris) deva11t la ~Société de Linguistique de
Paris (École pratiqlle des Hautes Études, IVè section).
Texte cité dans ANKH, revue d'Égyptologie et des
("ivilisations africaines, n04/5, 1995-1996, pp. 340-346.
CAMILLERI, Carmel et COHEN-EMERIQUE, Margalit
(sous la direction de), Chocs des Cultures: concepts et
enjeux pratiques de l'interculturel, L 'Harmattan, Paris,
1989.
CAL VET~ Louis-Jea11, Linguistique et (1olonialis111e. Petit
traité de glottophagie, Petite Bibliothèque Payot, Paris,
1974.
CASTELLO, Martine, «L'affaire Ramsès II>>,in ~Science
et Avenir n0441, 1983, pp. 38-42.
CERCLE RAMSÈS, C"heikh Anta Diop ou la
réhabilitation de la culture et de la dignité de l 'ho111me
noir, Angers, 1988.
CERCLE RAMSÈS, Nouvelle conscience culturelle
4jjt<icaine.Vol I, A11gers, 1989.
CERV A (Centre d'Études et de Recherches sur les
Valeurs Africaines), ("heikh Anta Diop, l 'h0111111e et son
œuvre, Paris, s. d.
CESAIRE, Aimé, Discours sur le ("olonialis111e, Présence
Africaine, Paris, 1976.
CESSOU, Sabine~ «Senghor, l'Afrique, le M011de et le
siècle», in Jeune Afit<iqueÉcono111ie, n0227, du 14 octobre
1996, pp. 8-13.
CHARJ-1ES, Gilbert~ «Les gènes fossiles du Dr Paâbo», in
l'Express. 5 décembre 1991, pp. 104-106.
COLLECTIF DES STRUCTURES PANAFRICAINES~
L'Afit<ique s'interroge... ~ Actes du premier Colloque,
Ville11ave d' Ol11011~1994.

330
COLLECTIF DES STRUCTURES PANAFRICAINES,
Aujourd 'hui l '~fi;tique, quelle Alternative? Actes d11
deuxième Colloque, Poitiers., 1995.
DAUMAS., François., Les Dieux de l'Égypte., Presses
Universitaires de France., Paris., 3è éd., 1977.
DE BENOIST., Alain., Europe, Tiers Monde, lnê111 e
combat., Robert Laffont, Paris, 1986.
DECRAENE., Philippe., «Théophile Obenga, égyptologue
et ministre», Î111JeMonde, nOl0002, du 27-28 mars 1977,
p. 9.
DELLA MONICA~ M., Thout1110si.\'III le plus grand des
Pharaons, Le Léopard d'or, Paris, 1991.
DESCAMPS, Cyr, «À la découverte de milliers de
"mariées pétrifiées", in Afi;tique Histoire, n° l, janvier-
février-mars 1981, pp. 59-62.
DESCHAMPS, Hubert, voir la revue Nomade, nOl/2,
ACCT, Paris, p. 23.
DESROCHES-NOBLECOURT, Cl1ristiane, «La lllornie
de Ramsès II livre ses secrets»~ in Historia, hors série~
n09612., pp. 96-99.
DEVISSE., Jean, voir Cheikh Anta Diop, Antériorité des
civilisations nègres, 111ytheou vérité historique? Présel1ce
Africaine, Paris, 1ère éd., 1967, 2è éd., 1993, pp. 272-273.
DIAGNE, Pathé, (~heikh Anta Diop et l'Afrique dans
l 'histoire du 1110nde,Sankoré / L'Harmattal1, Paris, 1997.
DIASPORA AFRICAINE, «Dossier spécial: Théma
lobby Valente rencontre Cheikh Anta Diop», Paris,
printemps 1990.
DIENG, Amady Aly., Le 111arxis111eet l'Afj;tique noire.
Bilan d'un débat sur l'universalité du 111arxis111e., Nubia,
Paris, 1985.
DIOP, Alioul1e, «Colonialisme et l1ationalisme culturels»,
in Revue Présence C{fi;ticaine, 11°4, octobre-novelllbre,
1955, pp. 5-15.

331
DIOP, Alioune, «Du confort culturel», Ü1Revue Présence
~fit<icaine, nOl 07, Paris, 3è trimestre 1978, p. 6.
DIOP, C11eikh A11ta, Nations nègres et Culture, Présence
Africaine, Paris, 1979.
DIOP, C11eikh A11ta, L '~fjt<ique noire précoloniale,
Présence Africai11e, Paris, 1987.
DIOP, Cheil(h Anta, L'Unité culturelle de l '~f;t<iquenoire.,
Présence Africaine, Paris, 1982.
DIOP, Cheikh Anta, Les (onde111ents économiques et
culturels d'un État .fédércll d '~fjt<ique noire~ Prése11ce
Africaine, Paris, 2è éd., 1974.
DIOP, Cheil(11 Anta, Antériorité (les civilisations nègres,
111ythe ou vérité historique? Présence Africaine, Paris,
1ère éd., 1967, 2è éd., 1993.
DlOP, Cheil(h Anta~ Parenté génétique de l'égyptien
pharaonique et des langues négro-«fjt<icaines, IFAN /
NEA~ Dakar, 1977.
DIOP, C11eil(h A11ta, C1ivilisation ou Barbarie, Présence
Africaine, Paris, 1981.
DIOP, Cheikh Anta, Nouvelles recherches sur l'égyptien
ancien et les langues négro-qfit<icaines 7110dernes, Présence
Africaine, Paris, 1988. Ouvrage posthume.
DIOP, Cheil(h Anta, Alerte sous les tropiques. Culture et
développel11ent, Prése11ce Africaine~ Paris, 1990.
DIOP, Cheil(h Anta, «Philosophie~ Science et Religio11».
Article paru da11s le nU111érospécial de 1985 de la Revue
de Philosophie et repris par l'lnstitut Fondame11tal
d'Afrique Noire de Dal(ar.
DIOP, C11eik11M'Backé, Hiéroglyphes et i11:for111atique,
Cheil(h M'Backé Diop, Paris, 1990.
DIOP-MAES, L.-M., «Une Fondation Cheil(h Anta
Diop?», in Jeune ~fj~ique, n01366, du Il mars 1987, p. 74.
DOUE GNONSEA., «Les perspectives de l'unité
africaine», in ~~Actes du premier Colloque du Collectif des

332
Structures Panafricaines~', Villenave d'Ornon, 17-19 juin
1994.
DOUE GNON"SEA, «Fédéralisme et Re-naissance
africaine», il1 "Actes du deuxième Colloque du Collectif
des Structures Pal1africaines", Poitiers, 29 juin-1 er juillet
1995.
DOUE GNONSEA, C~ours de C~ulture Générale Af,;<icaine.
C~onnaissance et conscience, Menaibuc, Paris, 1996.
DREWERMANN, Eugen, De la naissance des dieux à la
naissance du (~'fhrist, traduit de l'allemand par Joseph
Feisthauer, Seuit Paris, 1992.
ELA, Jeal1-Marc, C~heikh Anta Diop ou l 'honneur de
penser~ L'Harmattan~ Paris, 1989.
ESSOMBA, Joseph-Marie, C'fheikh Anta Diop et son
dernier n1essage à I '4fi;<iqueet au 1110nde(Janvier 1986),
AMA / COE, Yaoundé, 1996.
FALL, Ely Madiodio, L 'œuvre politique de C'fheikh Anta
Diop, CREFG-DAKAR, s. d.
FAUVELLE, François-Xavier, L '~fj;<iquede C~heikh Anta
Diop, Karthala / CEA, Paris, 1996.
FAUVELLE, François Xavier, «Cheil(h Anta Diop dix ans
après 1'historien et son double», in ~fj;<ique
conte111poraine, 11°181, 1er trimestre 1997, pp. 3-11.
FAUVELLE-A YMAR, François-Xavier, CHRÉTIEN,
Jean-Pierre, PERROT, Claude-Hélène, édit.,
~fi;<ocentris111es.L 'histoire des Ajj;<icains entre Égypte et
An1érique. Kart11ala, Paris, 2000.
FREUD~ Sigmud, L 'h0111me MoYse et la religion
1110nothéiste, traduit de l'allemand par Cornelius Heim~
Gallimard, Paris, 1986.
FROMENT, Alail1, «Origil1e et évolution de l'110l11n1e
dans la pensée de Cheikh Anta Diop». Extrait de la
conférence donnée à Yaoundé le 23 février 1988. Voir la
revue N0111ade,11°3,pp. 18-48.

333
GAKUNZI~ David~ JVJé7110iredu Monde noir~ FOlldation
pour le progrès de l'homme / L'Harmattan, Paris~ 1995.
GA TTORE-OSW ALD~ «Théop11ile Obenga et les
paradoxes de l' ethnocentrisn1e»~ i11 Revue Présence
Africaine, n0103, Paris, 3è trimestre 1977, pp. 109-125.
GOME~ Esso~ «Alain Froment et sa critique de la pensée
du sava11t africain Cheik11 Anta Diop: science et
idéologie»'\ in revue N0l11ade, n03~ L' Harlnattan,\ pp. 50-
73.
GOMEZ, Coovi Jean-Charles~ «Destin singlllier et
contradictoire à l'image de l'Afrique», in Jeune At;;oique,
n01323, du 14 mai 1986, pp. 78-79.
GOMEZ, Coovi Jean-Charles, «Cheikh Anta Diop,
Historien de la Renaissance», in revue Nomade, n01/2~
ACCT, Paris, pp. 36-43.
GOMEZ, Coovi Jean-Charles, «Étude comparée de
l'écriture sacrée du Danxomé et des hiéroglyphes de
l'ancienne Égypte», in ANKH, revue d'Égyptologie et des
(Yivilisations qt;;oicaines~n° 1, février 1992, pp. 59-78.
GOMEZ, Coovi Jean-Charles, dossier et compte rendu du
colloque de Dal(ar : «L 'œuvre de C/YheikhAnta Diop et la
Renaissance de l'Afi;oique au seuil du troisième
711illénaire», in RClcines & C10uleurs (Paris), 11°126,
trimestre IV, 1997, pp. 193-V-206-XVIII.
GRAY, ChTis, C1oncejJtion 0.('histor)J : Cheikh Anta Diop
and ThéoJ]hile ()benga~ Karnak House, London, 1989.
GRIMAL~ Nicolas, Histoire de l'Égypte ancienne, Fayard,
Paris, 1988.
HEGEL, G. W. F., La raison dans l'histoire, éd. 10/18,
Paris, 1997.
HERVIEU WANE, Fabrice, «Cheik11 Anta Diop,
restaurateur de la conscience noire», in Le Monde
diplolncltique, janvier 1998, pp. 24-25.
HERY~ François-Xavier~ Paroles de I 'Égypte anClenne~
Albin Michel, Paris~ 1995.

334
HORNUNG, Erik, Les Dieux de l'Égypte, l'un et le
multiple, traduit de l'anglais par Paul Couturiau,
Flammarion, Paris, 1992.
HUNTINGTON, Samuel, Le choc des civilisations, traduit
de l'anglais (États-Unis) par Jean-Luc Fidel et Geneviève
Joublain, Patrice lorland, Jean-Jacques Pédussaud, Odile
Jacob, Paris, 1997.
IFAN (I11Stitut Fondamental d'Af14ique Noire), «Spécial
Cheikh Anta Diop», in Notes A.fi/ficaines, n° 192, août 1996.
INIEST A, Ferran, L'univers C{fi'.icain.Aj7proche historique
des cultures noires, traduit de l'espagnol par l'auteur, revu
et corrigé par Philippe Beaujard, L'Harmattan, Paris 1995.
JODRA, Serge, «L'ambiguïté égyptie1111e»,in Les cahiers
de Science et Vie~hors série, n040, août 1997, pp. 90-96.
KABOU, Axelle~ Et si l'Af;/fique re.jusait le
développe111ent, L ~Harmatta11, Paris, 1991.
KAKOU, H., «Un règne pharaonique», compte rendu du
6è Festival National de Théâtre Scolaire et Universitaire,
in Fraternité lv/atin (Côte d ' Ivoire) du vendredi 24 avril
1987, p. 10.
KASHAMURA, Anicet, L'aliénation en 4fi/fique, Éditions
du Cercle / ÉditioI1S de la tête de Feuilles, 1971.
KESTELOOT Lilyan, Anthologie négro-qji/ficcline. La
littérature de 1918 à 1981, Marabout, Alleur, 1987.
KODJO, Edeln, «C11eil<hA11ta Diop ou la Pensée à contre-
courant», in Le Monde diplo111atique, du 2 mars 1986, p. 2.
LAM, Aboubacry Moussa, Le ~Sahara ou le Nil? Aperçu
sur la problé111afique du Berceau de 1"Unité culturelle de
l'Aj;/fique noire, Khepera / IFAN / A. M. LAM, Dal<ar-
Paris~ 1994.
LAM, Aboubacry Moussa et Armah, Ayi Kwei,
Hieroglyphics ,for babies / Les Hiéroglyphes dès le
herceau. Un 111anuelde dessin et d'écriture à l'usage des
e11:fànts du préscolaire, des 111aîtres et des j7arents, Per
Ankh, Dakar, 1997.

335
LAM, Aboubacry Moussa, L '«flaire des momies royales.
La vérité sur la Reine .Ahmès-N~fertari, Khepera /
Présence Africaine, Paris, 2000.
LONIS, Raolll, «L '11istoire africaine doit se garder des
approximations hasardeuses», in Le 5;oleil, n0513, 8-9
janvier 1972, p. 8.
LUBIN, Maurice, Afit<ique et Politique, La Pensée
Universelle, Paris, 1974.
MAES, Pierre, «Un Grand Africain: Cheikh Anta Diop»,
in Aujourd 'hui l'Af;t<ique,n033, 1986, pp. 24-26.
MASSONSA WA MASSONSA, «Le Maâtisme
conception el1docentrique de l'économie», in La Parole
C{f;t<icaine / ~Jan'lhoLa Af;t<ica,11°1,revue du CER VA, 1993,
pp. 83-154.
MAUNY, Raymond, voir C11eik11Al1ta Diop, Antériorité
des civiliscltions nègres, n1)Jthe ou vérité historique? Op.
cit., pp. 229-274.
MBEKI, Thabo, «Éloge de la rébellion», in Jeune ~f;t<ique,
n01970, du 13 octobre 1998, pp. 26-27.
MBELEK, Jean- PauL «Interaction el1tre pllOt011S et
gravitons. Lil11itations imposées aux 111éthodes
radiométriques de datation», in ANKH revue
d'Égyptologie et des C"ivilisations C{fit<icaines,11°l, février
1992, pp. 89-103.
MEROOD, C11arles, «Cléopâtre était-elle noire ?», in Le
Nouvel Af;t<iqueAsie, n026, flovembre 1991, pp. 42-44.
MIDANT-REYNES, Béatrix, «Avant les Pharaons», in
Science et Vie, 11°197, décembre 1996, pp. 32-36.
MONTEIL, Vincent (1964), voir Michel Ndoh.
NANTET, Bernard, Dictionnaire d'Histoire et des
("ivilisations C{fit<Ù.:aines,Larousse, Paris, 1999.
N'DIA YE, Jean-Pierre et DIALLO, Siradou, «Aux
sources du Génie noir», in Jeune ~f;,~ique, n° 1316, du 26
l11ars 1986, pp. 9-15.

336
NDOH, Michel, extrait de «Des Africains revendiquent
leur Histoire», repris sous le titre «Avalanche des
découvertes et tremplin scientifique» dans la revue
Non1ade, na spécial 1/2'1ACCT, Paris, pp. 86-99.
NICOLINI, Elisabeth, «Les Bantu attendent leur Bolivar
africain». I11terview de Théophile Obenga, in Jeune
~fjl"ique, na 1292, du 9 octobre 1985, pp. 58-59.
OBENGA, Théophile, L '~f;l"ique clans l'Antiquité. Égypte
pharaonique - Af;l"ique noire, Présence Africaine, Paris,
1973.
OBENGA, Théophile, Af;l"ique centrale précoloniale.
Docunrzents d 'histoire vivante, Présence Africaine, Paris,
1974.
OBENGA, Théophile, Pour une Nouvelle Histoire,
Présence Africaine, Paris, 1980.
OBENGA, Théophile, La philosophie C?fil"icainede la
période pharaonique - 2780-330 avant notre ère,
L' Harmatta11, Paris, 1990.
OBENGA, Théophile, La Ciéonrzétrie égyptienne.
C~ontribution de l 'Af;l"ique antique à la Mathélnatique
lnondiale, L'Harmattan / Khepera, Paris, 1995.
OBENGA, Théop11ile, (lheikh Anta Diop, Volney et le
Sphinx, Khepera / Présence AfricaÎ11e, Paris, 1996.
OBENGA, Théopl1ile, Le sens de la lutte contre
1'~f;l"icanisnrzeeurocentriste" K11epera / L 'Harmattan, Paris,
2001.
OBENGA, T11éop11ile,«C11eil(h A11ta Diop et les alltres»,
in Revue Présence Africaine, na 105-1 06, 1978, pp. 29-43.
OBENGA, T11éophile, «Mét11ode et Conception
historiques de Cheikh Anta Diop», i11 Revue Présence
Afjl"icaine, n074, 1970, pp. 3-28.
OBENGA, Théophile, «Prise de conscience des
dimensions mondiales de la vie des peuples noirs», in
Revue Présence Af;l"icaine, na Il 7-118, 1981, pp. 25-35.

337
OBENGA~ Théophile, «Les derniers remparts de
l'africanisme», in Revue Présence Afitficaine, n° 157~ 1er
semestre 1998, pp. 47-65.
PERRIN, Dominique, «Et si le nez de Cléopâtre avait été
plus noir ?», in Le Nouvel ECOn0111iste,nOl083, du 4 juillet
1997, pp. 106..1 07.
PFOUMA, Oscar~ Histoire culturelle de l 'Afitfique noire~
Publisud, Paris, 1993.
PIERRE, Henri~ «L'offensive de l'Afrocentrisme», in Le
Monde, du jeudi 7 mars 1991, p. 13.
RACHET~ Guy, Dictionnaire de la civilisation égyptienne~
Larousse, Paris, 1992.
SALL~ Babacar~ Racines éthiopiennes de l'Égypte
ancienne. Préface du Pr Théophile Obenga, Khepera /
L'Harmattan, Paris, 1999.
SAMB, Djibril, C~heikhAnta Diop~ Les Nouvelles Éditions
du Sénégal, Dakar, 1992.
SENGHOR, Léopold Sédar, C~eque je crois. Négritude,
Francité et C~ivilisation de l'Universel, Grasset, Paris~
1988.
SENGHOR~ Léopold Sédar~ La poésie de l 'action~ Stock~
Paris, 1980.
SENGHOR~ Léopold Sédar, «Négritllde et Ul1iversalité»~
interview à la revue Arabies, n09~ septembre 1987, pp. 11-
13.
SENGHOR, Léopold Sédar, «L'Esprit de la Civilisation
ou les Lois de la Culture négro-africaine», in Revue
Présence Afitficaine, Pre111iersjalons pour une politique de
la culture~ 2è trimestre 1968~ pp. 11-25.
SER TIMA~ Ivan Van, Ils y étaient avant C1hristophe
C~olomb, Flammarion~ Paris, 1981.
SERTIMA~ Ivan Van (Editor), Great Afitfican Thinkers.
Vol. I : C~heikh Anta Diop~ Journal of Africal1
Civilisations, USA, 1986.
SHAREVSKA y A, B. I. (1960), voir Michel Ndoh.

338
SIMON, Erica, «La Négritude et les problèmes culturels
de l'Afrique contemporaine (À propos de l' œuvre de
Cheikh Anta Diop)>>, in Revue Présence ~fi;ticaine, n047,
1963, pp. 145-172.
SINE, Babacar, Le Marxis111e devant les sociétés
a.fi;ticaines conte111poraines, Présence Africaine, Paris,
1983.
SPADY, James G., «La fulgura11ce d'un signe. Cheikh
Anta Diop, la Négritude et le Discours sur le
colonialisme», in C"arbet, ReVlle Martiniquaise de
Sciences Humaines et de Littérature n08, "science et
civilisations africaines, hommage à Cheil<h Anta Diop' ~,
1989, pp. 61-66.
SURET-CANALE~ Jean, voir Cheikh Anta Diop,
Antériorité des civilisations nègres, 111ythe ou vérité
historique? Op. cit., pp. 229-274.
SY, Demba Jacques Habib, «Qllelques repères dans la
pensée politique de Cheikh A11ta Diop», in C:arbet, Revue
Martiniqllaise de Scie11ces HumaÜ1es et de Littérature n08~
"science et civilisations africaines, hommage à Cheikh
AntaDiop",1989,pp.25-60.
THIAM, Abdul Karim, Ramsès II le nègre, Édilis,
Abidjan, 1993.
THOMAS, L.V.(1961), voir Tl1éophile Obenga, C"heikh
Anta Diop, Volney et le Sphinx, op. cit., p. 43.
UNESCO, «Le peuplement de l'Égypte ancienne et le
déchiffren1e11t de l'écriture lTIéroïtique», actes du colloque
du ("aire (28 janvier-3 .fevrier 197-4) ; collection Histoire
générale de I '~fj;tique ; Études et docu111ents, nal,
UNESCO, Paris, 1986.
UNESCO, «Racisl11e, Science et Pseudo-science», actes
du colloque réuni en vue de l'exa111en critique des
differentes théories pseudo-scient~fiques invoquées pour
just~fier le racis111e et la discrÙnination raciale, Athènes,
30 111ars-3avriI1981, UNESCO, Paris, 1982.

339
UNESCO~ Le rôle des lnOUVe111entsd 'Étudiants af;~icains
dans l'évolution politique et sociale de l '~f;;fique de 1900 à
1975, UNESCO / L'Harmattan, Paris, 1993.
ZIEGLER, Jean, «Aux sources du Patrimoine intellectuel
africain», Î11Jeune ~f;;fique, n01579, 3-9 avril 1991, pp. 34-
35.
ZIEGLER~ Jean, La victoire des vaincus. Oppression et
résistance culturelle, SeuiL Paris~ 1988.

340
TABLE DES MATIERES

Avant-propos 9
Introduction Il

Pre111ière partie:

GENERATIONS, EPREUVE DES FAITS,


ET MISSION HISTORIQUE

I-Des générations spontanées 23


1-Première génération 23
2-Une autorité reconnue ")")
.J.J

3-Deuxième génération 37
4-L'histoire d'une re11contre 45

II-Science et compétences au service de


l'Afrique 51
1-Une formation pluridisciplinaire
exemplaire 51
2-Le savoir au service du peuple 55

Deuxiè111e partie:

IMPERIALISMES ET VOIE AFRICAINE DE LA


RE-NAISSANCE
CONSEQUENCES ET ENJEUX DES ETUD~~
DIOPIENNES

III-Ramsès II, Osiris et les impérialismes 73


1-L'affaire Ramsès II 73

341
2-0siris le Grand Noir: un prédécesseur
encombrant 82

IV-Réponses et ripostes de l'africanisme:


De R. Mauny à F.-X. Fauvelle 91
1-Les buts de la critique 92
2-Une certaine conception de la science 94
3-Les thèmes de la critique: les Inêmes
refrains 116
- Pllblic et espace de publication 116
- Le thème du «déj à vu» 122
- Le renversement de perspectives 127
- La critique des sources 130
4-Le cas Fauvelle ou le paradigme dll
néo-africaniste 131
- Les alnbitio11s d'un africaniste 133
- La rhétorique ironisante COlnme
ponctuatio11 du discours 136
- L'instauration du doute par
le 111ensonge 139
- L'africaniste Fauvelle et le courant
néo-universaliste 146

V-Universalisme et Nouvelle Conscience


Africaine 159
1-Uni versalisme ou impérialislne ? 159
2-Nouvelle Conscience Africaine et projet
culturel planétaire 164

342
Troisièlne partie:

RESPONSABILITES AFRICAINES:
LE TEMPS DE LA RE-NAISSANCE

VI-Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga face


à leur peuple 171
l-Cheikh Anta Diop, Senghor et la
Négritude 171
- Jalons biographiqlles et éclairages
idéologiques 173
- Les idéologies sengl10riennes
à l'épreuve des études diopiennes 180
- Senghor et sa politique de défense
de la langue française 186
- Cheil(l1 Anta Diop face à la
Négritude 188
- L' écl1ec de Senghor 196
2-Cheikh Anta Diop, Tl1éophile Obenga
et les autres 204
- Négritude et responsabilité
césairienne 204
- Les marxistes africains et Cheikh
Anta Diop 206
- Autres critères de jugement 209
3-Disciples et continuateurs 211
- Question de définition 211
- L'école scientifique de Cheil(h
Anta Diop 212
- Disciples, contÏ1111ateurset
détracteurs 215
- Le rôle des mouvel11ents
associatifs 218

343
VII-Impact de C. A. Diop et T. Obenga :
Pérennité ou effet de mode? 229
1-Le Panafricanisme 229
- Resolidarisatiol1 et Unité du
Monde noir 230
- L'Unité de l'Afrique sous forme
d'lIn État fédéral 240
- Langue panafricaine et Re-naissance
Africaine 246
2-La levée des tabous 253
- Religions et Renaissance Africaine 253
- Des gémonies à la postérité 267
3-Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga
et la jeunesse africail1e 275

VIII-Défense et actualité de la Re-naissance


Africaine 283
1-Légitimité et nécessité de la Re-l1aissance
Africaine 283
2-Lieu commun théorique, vécu et destin
collectifs 286
3-De Thoutmosis III à Samory Touré 299
4-Re-naissance culturelle afi4icaine et défis
des temps modernes 302

Conclusion 317
Quelques points de repères 321
Bibliographie 329

344

Vous aimerez peut-être aussi