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Pr. Lucien AYISSI


Département de Philosophie
Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines
Université de Yaoundé I
B.P. 13280 Yaoundé-Cameroun
Tél. : (237) 992 28 80
E-mail : layissi2000@yahoo.fr

LE COGITO CARTÉSIEN FACE À L’HOMO CYBERTINETICUS

Introduction
Le face à face dans le cadre duquel nous allons analyser le rapport du
cogito à l’homo cyberneticus n’a pas été envisagé par Descartes. Ce que ce
philosophe français avait plutôt en vue, c’est la domination cosmique du cogito
par son appropriation et sa maîtrise de la nature grâce à la science et à la
technique. Mais, l’expression de cette volonté de domination du cogito sur un
monde simplement machiné, a produit un effet pervers : la centralité et
l’absoluité du cogito en tant que chose à la fois pensante et certaine semblent
compromises depuis les années 1930. En effet, depuis la découverte de la
cybernétique par Norbert Wiener sous la pression des nécessités militaires de la
Seconde Guerre Mondiale et celle des machines à penser d’Alan Turing, le
cogito apprend à ses dépens qu’il n’a plus le monopole de la pensée, car ce qui
passait jusque-là pour son privilège est également reconnu aux machines. La
« chose qui pense » n’a plus nécessairement pour référent le cogito. La référence
à la pensée est désormais pluralisée, puisqu’il est établi que des machines sont
elles aussi capables de penser. N’étant plus la seule « chose qui pense » dans la
population des choses dont nous avons l’expérience, le cogito perd sa superbe de
Jupiter de la connaissance, celle qui justifiait son arrogance parce qu’elle
donnait à son être une exceptionnalité évidente. Reconnu comme la chose qui a
la possibilité de connaître l’extériorité et de se connaître, le cogito pouvait se
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targuer d’être supérieur aux autres choses avec lesquelles pourtant il avait en
partage la même origine divine.
Le problème que nous voulons résoudre, en marge de l’enthousiasme
scientiste ou techniciste suspect de cybernétolâtrie et de ce nous pouvons
appeler la cybernétophobie, c’est celui de la place du sujet dans le tout-
cybernétique d’aujourd’hui. Que devient le sujet et la philosophie du sujet dans
le cybernétisme actuel si la res cogitans n’a plus son privilège logique depuis
l’apparition et l’émergence de la res cyberneticans ?

I-LA QUIÉTUDE SOLIPSISTE DU COGITO DANS LE MONISME


LOGIQUE DU SUJET CARTÉSIEN

En établissant que le cogito n’est pas une machine, puisqu’il peut exister
indépendamment de la structure mécanique du corps et qu’il n’est ni assignable
à une localité spatiale ni confinable à un moment donné du temps, Descartes a, à
travers son doute hyperbolique, poussé l’activité réflexive de l’esprit humain
dans ses retranchements les plus solipsistes (Descartes, 1966 : 60 ; 1979 : 83-
85). Le pouvoir qu’a le cogito de déréaliser le corps, le monde, le temps ou le
l’espace n’implique jamais ne lui fait courir aucun risque de s’irréaliser par le
fait même, puisqu’il ne se résorbe jamais quand il lui arrive de feindre que les
autres choses ne sont pas. C’est la preuve que le cogito est, dans la philosophie
de Descartes, assurée d’une confortable quiétude solipsiste. Mais, le solipsisme
dont il s’agit, et dans la quiétude logique duquel existe évidemment le cogito
cartésien, ne consiste pas à affirmer le monisme ontologique de celui-ci, mais la
possibilité exclusive qu’il a de penser, au point de douter de l’existence de toutes
les autres réalités, avec la garantie que c’est la sienne seule qui survit à cette
épreuve méthodologique cruciale. Le cogito, c’est, d’après Descartes, la chose la
plus certaine parmi toutes celles qui existent. Descartes justifie la garantie de
certitude du cogito par une preuve a priori et par une preuve a posteriori : par la
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preuve a priori, il établit que le cogito existe par la nécessité de son essence, car
en tant que chose essentiellement pensante, il ne peut pas ne pas exister
certainement, étant donné qu’il ne peut pas penser sans être ni être sans penser.
Fût-elle fausse ou erronée, la pensée qui définit essentiellement le cogito est
toujours la preuve a priori de la certitude de cet être. Au moyen de la preuve a
posteriori, Descartes démontre la certitude du cogito à partir de l’expérience. De
l’expérience sensible de l’existence de la cire et des autres choses du monde
extérieur, il suit qu’il est lui-même une chose certaine (Descartes, 1979 : 93-95).
Bien plus, le fait qu’une puissance démoniaque use de son industrie pour abuser
de lui, prouve a posteriori que l’être qui est la victime inconsciente des malices
de ce « trompeur très puissant et très rusé » (Ibid. : 79) est une chose
effectivement certaine.
La garantie de certitude sur laquelle se fonde un son être explique le
privilège qu’il a de douter. Ce privilège revient au cogito parce que lui seul peut,
dans l’ordre des choses existantes ou susceptibles d’exister, soumettre le factuel
ou l’empirique tout comme ses propres artifices logiques au doute méthodique
dans la perspective de démarquer nettement le certain de l’incertain au terme de
cette opération intellectuelle qui, comme l’indique le sous-titre du Discours de
la méthode, consiste à « bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les
sciences ». La possibilité d’élever le contingent à la dignité du concept, de
s’interroger sur la pertinence logique de ses propres artifices et de concevoir ce
qui n’a pas d’existence factuelle au moyen des opérations intellectuelles dont le
cogito possède exclusivement les règles et maîtrise particulièrement les
modalités pratiques, est, chez Descartes, le privilège logique du sujet. La preuve
de ce privilège se vérifie par la possibilité qu’a le cogito de tracer la voie de la
connaissance et de s’investir dans une dynamique philosophique auto-réflexive
destinée non seulement révoquer en doute l’existence de sa propre subjectivité
(Descartes, 1966 : 60), celle des évidences des sens, des représentations de
l’imagination (Descartes, 1979 : 103) et de l’altérité (Ibid. : 93), mais aussi à
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accéder aux évidences intellectuelles en transcendant l’ordre des préventions


communes et en évitant les jugements précipités. Dans cette épreuve suspensive
du jugement au cours de laquelle le cogito donne la preuve magistrale qu’il est
la seule chose qui puisse penser et qui participe, mieux que les autres, du divin
(Descartes, 1963 : 73 et 78), sa pensée peut finalement s’hypertrophier, son
doute peut considérablement s’emballer au point de l’amener à se figurer que ses
propres spéculations intellectuelles peuvent être totalement erronées ou résulter
des malices éventuelles d’un Dieu trompeur (Descartes, 1979 : 99) ou de
l’industrie du Malin génie (Ibid. : 77).
Comme nous l’avons déjà établi, si le cogito peut se payer le luxe
intellectuel de soumettre ses propres pensées à l’épreuve sévère du doute
méthodique, c’est parce qu’il a le pouvoir de conceptualiser l’hétérogène et, par
conséquent, de le soustraire, par la pensée, à la loi inexorable du devenir. Si la
cire peut, par exemple, se définir comme telle, malgré la nécessité délétère que
le temps peut imposer à ses qualités secondes, c’est parce que le cogito peut, in
abstracto, en avoir la raison formelle. Par le privilège qu’il a de penser, il peut
même concevoir, en mathématique par exemple, ce qui, comme le triangle, n’est
pas immédiatement donné (Descartes, 1966 : 62). C’est ce pouvoir exclusif de
penser qui lui permet donc de s’élever à la dignité de sujet. C’est pour cela qu’il
ne s’agit pas d’une chose ordinaire, mais de celle qui peut s’affirmer comme un
Je Pense et qui tient, dans l’ordre des substances, le milieu entre Dieu et la
matière : il n’est pas Dieu bien qu’il participe du divin par sa lumière naturelle ;
s’il se distingue des bêtes (Ibid. : 79) et des autres choses, c’est parce qu’il est
capable de penser.
La constitution axiomatique du cogito dont la régie des préceptes
méthodologiques est, pour l’essentiel, assortie du devoir de soumettre tous nos
jugements au principe de précaution intellectuelle, révèle non seulement sa
possibilité de douter, mais aussi celle de résilier le doute grâce aux certitudes
apodictiques qu’il est en mesure d’atteindre, sous la bienveillance théorique de
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Dieu, « la souveraine source de vérité » (Descartes, 1979 : 75), qui l’a doté du
privilège de penser.
La possibilité exclusive de douter ou de résilier finalement le doute par
des certitudes qui lui résistent absolument et qui, par le fait même, l’achèvent
définitivement, est le propre du cogito cartésien parce que la pensée est, à
proprement parler, sa constitution ontologique. C’est pour cela que, relativement
à toutes les choses qui existent, Descartes proclame le monisme logique du
cogito parce que ce dernier peut non seulement les arraisonner par la pensée,
mais aussi se constituer comme objet de pensée.
La thèse constitutionnelle de la pensée, celle qui définit l’essence du
cogito, permet de comprendre non seulement pourquoi la pensée est son propre,
mais aussi pourquoi il ne peut pas, sans risquer d’aliéner la personnalité de son
être, avoir cette propriété essentielle en partage avec les autres choses. C’est cela
qui ressort de la définition que Descartes donne au mot penser dans l’Article 9
des Principes de la philosophie : « Par le mot penser j’entends tout ce qui se fait
en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ;
c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est
la même chose ici que penser. » (Descartes, 1963 : 56). Suivant cette définition,
quelle autre chose pourrait, par exemple, en dehors du cogito, penser si tant est
que la pensée renvoie, selon Descartes, à l’aperception de la constitution de la
subjectivité de soi, dont les modalités ontologiques sont : entendre, vouloir,
imaginer et même sentir ?
Tout en étant donc une chose, au même titre que le corps ou la matière, le
cogito a une essence spécifique, car « une chose qui pense », c’est, lato sensu,
un chose « qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en
ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi
et qui sent »(Ibid. : 85-87 et 97), par opposition à la matière qui est divisible,
figurable ou partitionnable. Ainsi, le titre que le corps a en partage avec toutes
les autres choses auxquelles renvoie le créationnisme cartésien, ne suffit pas à
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lui assurer une constitution ontologique identique à celle du cogito. Suivant la


présentation que Descartes en fait dans le Traité de l’homme, dans le Discours
de méthode et dans les Méditations métaphysiques, le corps n’est réellement
qu’une structure mécanique, constituée de pièces hétéroclites et détachées (os,
nerfs, muscles, veines, artères, estomac, foie, poumons, cœur, cerveau)
(Descartes, 1967 : 120 ; 1966 : 71-79 ; 1979 : 81-83). La complexité de cette
structure mécanique dont Dieu, en qualité de mécanicien suprême, assure
constamment la « fabrique » (Descartes, 1966 : 78-79), ne la rend pas moins
pensable. Descartes reconnaît à cet artifice divin une traçabilité instrumentale
semblable à celle de ses analogons (horloges, fontaines artificielles, moulins) qui
relèvent plutôt de l’industrie humaine (Ibid. : 120 et 131). Réduit à une étendue
à trois dimensions (longueur, largeur, hauteur ou profondeur) et condamné, de
ce fait, à s’étendre pour la contemplation mathématique du géomètre ou les
spéculations du physicien, le corps est un objet pensable, mais qui est trop
stupide pour penser ou pour se connaître. Il ne peut pas non plus exercer sur la
pensée le moindre déterminisme qui permette de relativiser le monopole logique
du cogito.
C’est cette approche machiniste du corps, fort remarquable dans la
récurrence de la notion de machine dans l’analyse anatomique à laquelle se livre
minutieusement Descartes dans le Traité de l’homme et dans La description du
corps humain et de toutes ses fonctions, qui conforte, chez ce philosophe, le
cogito dans sa quiétude solipsiste. En tant qu’il a l’exclusivité du pouvoir de
penser, c’est-à-dire de juger, d’imaginer, de vouloir ou de sentir, il ne peut pas
avoir la pensée en partage ave une machine, cet animal artificiel, fût-elle créée
par Dieu. Si l’analyse mécanologique à laquelle Descartes se livre tant dans la
Vème partie du Discours de la méthode, dans la seconde méditation
métaphysique que dans le chapitre XVIII du Traité du monde, est dominée par le
refus de reconnaître à la machine le moindre pouvoir de penser, c’est parce que
la machination cartésienne du corps participe de la volonté exprimée par le
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philosophe français d’établir qu’en dehors de la pensée, c’est le mécanisme


stupide, caractéristique des « automates » corporels et animaliers (Descartes,
1966 : 78-79), qui n’est préservé contre le chaos que grâce à l’action
providentielle de Dieu, le mécanicien suprême, en vertu du principe de la
création continuée (Ibid. : 70).
C’est cette mécanologie fondée sur le principe de la simple automation et
inscrite dans le cadre non seulement de la réduction absolue du corps, de la
matière et de l’animal au mécanique, mais aussi de la spiritualisation exclusive
du sujet, qui sert à Descartes de caution philosophique à sa thèse du monisme
logique du cogito. C’est donc elle qui sera considérablement subvertie au début
du XXème siècle avec l’apparition et l’émergence de ce qu’il est convenable
d’appeler l’homo cyberniticus qui fera désormais, avec le cogito, partie des
choses qui pensent.

II-DE LA MÉCANOLOGIE CARTÉSIENNE À L’APPARITION DE


L’HOMO CYBERNETICUS : LA RÉDUCTION DES PRIVILÈGES
LOGIQUES DU COGITO

La subversion de la mécanologie cartésienne est consécutive à la


réactualisation de l’optimisme technique qui dominait déjà l’imaginaire des
Anciens, tel qu’il était saturé par le rêve d’inventer des mécanismes pouvant
reproduire le corps humain et jouer parfaitement ses fonctions ou de construire
des automates capables de suppléer intelligemment l’homme dans certaines
tâches domestiques. Ce que suggère, par exemple, la légende relative aux
automates d’Héphaïstos, c’est la possibilité qu’a l’intelligence naturelle de
s’auto-cloner ou de se dupliquer au moyen d’artifices mécaniques. L’expression
d’un tel optimisme technique est remarquable dans l’introduction au Léviathan
de Thomas Hobbes (1971 : 5-6) : inscrit dans une approche mimétique qui
rappelle celle de Descartes, l’art humain qui reproduit, dans une certaine mesure
l’art divin, peut créer des « automates » ou des animaux artificiels capables
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d’une vie artificielle. Mais, le propre de l’art humain est qu’il est également
capable de reproduire, au plan politique, l’homme naturel. Le Léviathan, la
République ou l’État

« n’est qu’un homme artificiel, quoique d’une stature et d’une


force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense
et protection duquel il a été conçu ; en lui la souveraineté est une
âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le mouvement à
l’ensemble du corps ; les magistrats et les autres fonctionnaires
préposés aux tâches judiciaires et exécutives sont les
articulations artificielles ; la récompense ou le châtiment qui,
attachés au siège de la souveraineté, meuvent chaque articulation
et chaque membre en vue de l’accomplissement de sa tâche, sont
les nerfs, car ceux-ci jouent le même rôle dans le corps naturel ;
la prospérité et la richesse de tous les membres particuliers sont
la force ; la sauvegarde du peuple (salus populi), est son
occupation ; les conseillers qui proposent à son attention toutes
les choses qu’il lui faut connaître, sont sa mémoire ; l’équité et
les lois sont une raison et une volonté artificielle ; la concorde est
sa santé, les troubles civils sa maladie, et la guerre civile, sa
mort. Enfin les pactes et conventions par lesquels les parties de
ce corps politique ont été à l’origine produites, assemblées et
unifiées rassemblent au Fiat ou au Faisons l’homme que
prononça Dieu lors de la création. »

L’artificialisme politique de Hobbes vérifie l’optimisme technique qui l’a


motivé à établir que l’homme peut s’auto-cloner de manière à produire un
artifice humain capable d’une vie analogue à la vie naturelle.
C’est surtout de Blaise Pascal à Allen Newell, par exemple, en passant par
Leibniz, Charles Babbage, George Boole ou William Stanley Jevons, le projet
de mécaniser les lois de la pensée pour réaliser soit des machines à calculer, soit
des machines à raisonner, évolua vers la conception et la construction des
machines intelligentes. Si Pascal ne parvenait, avec sa Pascaline, à mécaniser
que les simples opérations de la pensée arithmétique, Leibniz, après avoir
perfectionné la Pascaline, envisagea, à partir de la réduction de la pensée à une
série de calculs algébriques, la possibilité de réaliser une machine capable de
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construire, avec des énoncés logiques, des raisonnements parfaitement déductifs


(Ganascia, 1993 : 25-26). De la machine à différence à la machine analytique de
Babbage, le projet de mécaniser la pensée évolua vers la réalisation d’une
machine capable d’exécuter à la fois des calculs arithmétiques et de manipuler
des expressions formelles (Ibid. : 28). En exploitant à la fois les travaux au
terme desquels Babbage établit la possibilité pour la machine de mécaniser les
mathématiques et ceux de Boole qui, sur les traces de Leibniz dont il achève le
projet, conçoit le principe du formalisme algébrique en vertu duquel les lois qui
régissent la pensée humaine sont mathématisables parce qu’elles sont analogues
à celles qui gouvernent le raisonnement mathématique en algèbre, William
Stanley Jevons posa les jalons de l’intelligence artificielle en concevant et en
construisant en 1870 « un piano logique, véritable réalisation mécanique de
l’inférence logique, autrement dit, machine à raisonner. » (Ibid. : 32). Les
travaux de Claude Shannon, tout comme ceux de Pitts et McCulloch permirent
de montrer la fécondité de l’algèbre de Boole en prouvant qu’on peut procéder
soit à l’analyse des circuits électriques suivant la mathématique de Boole, soit à
la transcription du fonctionnement du cerveau au moyen de la logique
symbolique. Ainsi, ils purent établir qu’un appareil physique peut faire preuve
d’un comportement intelligent comme s’il obéissait aux lois de la logique
mathématique (Simon, 1984b). L’idée selon laquelle le cerveau est un système
neuronal ou matériel qui peut produire, combiner ou dissocier les symboles,
comparable à un réseau booléen commença petit à petit à faire jour. La
conséquence de cela est qu’une machinerie comme le computeur, semblable au
cerveau, sont capables d’effectuer toutes les opérations relatives au traitement
des symboles ou de l’information. Avec l’évolution de la cybernétique vers une
approche qui intègre la théorie de la rétro-action (feedback), celle de
l’information, le calcul mathématique et la neuro-physiologie, la conception
classique de l’union de l’esprit et du corps va beaucoup évoluer : l’esprit qui
habite le corps n’est plus conçu comme cette substance immatérielle qui a
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l’exclusivité de la pensée. L’esprit a désormais pour référence une dimension


matérielle, sa dimension neuro-physiologique. Par conséquent, l’intelligence
dont elle est capable, qu’elle soit enchâssée dans un chien, dans un dauphin ou
dans un computeur, « trouve ses bases et ses racines dans sa capacité à traiter
des symboles. » (Simon, 1984b). C’est dans ce contexte que Herbert A. Simon
(1981a) et Allen Newell finaliseront, en 1956 avec leur machine, la fameuse
Logic Theorist, le projet de réalisation de l’intelligence artificielle.
Au-delà de la volonté affirmée par les penseurs précités de subvertir la
mécanologie cartésienne, il s’agit aussi de revisiter la thèse de l’incompatibilité
de l’esprit et de la matière. Une telle volonté puise ses ressources dans un
optimisme technique motivé par les prouesses que la technoscience a pu réaliser
dans le temps grâce notamment aux apports de la logique mathématique qui a
assuré l’essor de la cybernétique. Avec la logique symbolique il est admis, avec
par exemple Boole, Venn et Jevons, qu’il est possible de matérialiser la pensée à
travers un système de symboles logico-mathématiques. Profitant donc des
avancées de la pensée logico-mathématique et inscrite dans le cadre du projet
leibnizien de réaliser une machine à raisonner, parce capable non seulement de
garantir l’accès à la vérité et la conduite des guerres, mais aussi d’assurer le
gouvernement des États par des procédés aussi automatiques que ceux de
l’algèbre, la cybernétique a considérablement évolué vers la conception et la
réalisation des machines pensantes. En établissant, par le jeu de simulation ou de
l’imitation, qu’il est possible que des machines puissent penser ou faire preuve
d’intelligence, Alan Turing a introduit dans la mécanologie une subversion si
importante qu’elle semble frapper de nullité théorique celle de Descartes.
Le discours mécanologique post-cartésien reconnaît aux artifices
mécaniques la possibilité de penser. Contre la thèse cartésienne de la stupidité
irréformable de la machine, réduite que celle-ci est, avec l’animal, c’est-à-dire à
des fonctions automatiques fort limitées, comparées aux possibilités illimitées de
la raison, cet « instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de
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rencontres » (Descartes, 1966 : 79), Turing, un mathématicien anglais, établit


qu’une machine, en l’occurrence la Machine de Turing (MT), est susceptible de
résoudre certaines opérations de calcul formel. Les problèmes de plasticité que
pose l’intelligence limitée de la MT dans le traitement de certains problèmes
calculables sont rapidement résolus par ce mathématicien avec la MTU (la
Machine de Turing Universelle), puisqu’elle est capable de résoudre n’importe
quel problème calculable. De la MT à la MTU, Turing soutient, sur la base de
l’analogie du naturel avec l’artificiel, que la machine est capable de penser. En
établissant que la structure fonctionnelle complexe de notre cerveau est
artificiellement reproductible au point d’être simulée par un réseau d’automates
(Ganascia, 1990 : 22-23), Turing prouve que les machines sont capables de
comportements intelligents. Les travaux de recherche de l’Automatic
Computing Engine (ACE) auxquels il participe dans le cadre des activités du
National Physical Laboratory en Angleterre, et qui sont destinés à construire un
cerveau artificiel, le motivent davantage à soutenir, tout comme John Von
Neumann (1996 : 9-10), la thèse de la reproductibilité par les machines de tout
processus naturel ou biologique suivant une approche neuromimétique où la
machine est conçue comme la métaphore du cerveau humain (Ibid : 21). Le
projet d’automates reproducteurs de Neumann, dans le cadre duquel ce
mathématicien formé à la neurophysiologie a pu construire à l’Institute for
Advanced Study après la seconde Guerre mondiale, JONIAC, un calculateur
électronique, entre évidemment en droite ligne de la cybernétisation de la pensée
sur la base de la relation d’analogie qu’il établit entre l’ordinateur et le cerveau.
Après avoir mis ces derniers sous la catégorie d’automates, Neumann (op. cit. :
52) affirme qu’il existe non seulement une relation de correspondance entre les
composants naturels du système nerveux (les neurones) et les composants
artificiels de machines logiques (tubes à vide, transistors), mais aussi entre le
mode de fonctionnement d’une cellule de base du système nerveux et celui de
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l’organe d’une une machine digitale. D’après lui, le « fonctionnement du


système nerveux est, de prime abord, digital. » (Ibid. : 45).
Avec la création de l’intelligence artificielle par John McCarthy, la thèse
de l’intelligence des machines va évoluer vers la modélisation informatique du
système nerveux à partir du matériau biologique. En effet, suivant l’approche
cybernétique ou connexionniste dominée par le paradigme neuromimétique de la
cognition des machines, Ganascia (Ibid. : 46) rapporte qu’

« Au cours des années 40, des biologistes, des physiciens et des
électroniciens avaient décidé de conjuguer leurs efforts dans le
but de fabriquer un modèle du système nerveux. Les neurones
étaient simulés par des automates élémentaires reliés entre eux
par des liaisons dites synaptiques qui permettraient de faire
passer un influx plus ou moins intense. Mimant les phénomènes
de plasticité synaptique qu’observent les neurobiologistes, les
liaisons entre automates étaient capables de se modifier
dynamiquement, simulant ainsi des phénomènes
d’apprentissage. »

La mutation épistémologique opérée dans le domaine de la cognition des


machines, due aux précieux apports de l’intelligence artificielle à la
cybernétique, notamment avec la préférence marquée de l’intelligence
artificielle pour le procédé de modélisation du système nerveux par rapport à sa
simulation ou à sa reproduction artificielle, ne sonne pas le glas du projet de
subversion de la mécanologie cartésienne tel que nous l’avons exposé plus haut.
À la réalisation de ce projet sera seulement imprimée une nouvelle orientation
épistémologique motivée par les nécessités que le progrès de la technoscience
impose à la science : l’intelligence reconnue à la machine ne sera plus conçue
comme simplement analogique ou reproductrice de celle de l’homme. Les
résultats du travail d’adjonction des heuristiques aux systèmes symboliques
effectué sur la base de la synergie intellectuelle des logiciens, des psychologues,
des électroniciens, des cybernéticiens et des économistes, seront plus tard
exploités par Herbert A. Simon et à Allen Newell qui, convaincus qu’il existe
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une équivalence fonctionnelle entre le cerveau et l’ordinateur, vont établir qu’il


est possible de doter l’intelligence des machines d’une certaine autonomie
logique, celle qu’elles peuvent, par exemple, manifester dans le jeu d’échecs.
Mais, ce sont surtout les recherches effectuées par Marvin Minsky et Roger
Schank par rapport à l’organisation de la cognition des machines qui vont
aboutir, en 1970, avec le « Système expert », à la vérification de cette autonomie
logique. Ainsi, il est désormais établi que la machine peut, grâce respectivement
aux programmes INTERNIST, MYCIN, R1 et PROSPECTOR, poser des
diagnostics, configurer des systèmes informatiques en fonction des besoins et
assurer efficacement des tâches de prospection (Ibid. 44). Avec des programmes
tels que MATER (programme de jeu d’échecs), SHRDLU (qui, écrit par Terry
Winograd, peut comprendre et exécuter des ordres donnés en anglais, visant à
réarranger des blocs dans un imaginaire ‘‘monde de blocs’’, ISAAC (qui,
élaboré par Gordon Novak, comprend assez l’anglais pour résoudre certains
problèmes de physique), UNDERSTAND (qui, écrit par John Hayes et Herbert
A. Simon, peut interpréter certaines instructions), l’intelligence artificielle
permet de concevoir, par exemple, des programmes qui lisent des problèmes
dans des manuels de physique et qui les résolvent, qui résument des histoires
enfantines ou qui apprennent à résoudre des équations algébriques en analysant
quelques cas usuels.

III-LE SUJET CARTÉSIEN ET LE SUJET CYBERNÉTIQUE :


L’ANALYSE PHILOSOPHIQUE D’UN FACE À FACE
PROBLÉMATIQUE

-La cybernétomanie >cybernétophobie>cybernétophilie<ou décentration du


cogito.
-Robofoot, Voiture intelligente.
-l’éthique de la subjectivité dans la cybernétomanie actuelle.
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-Mécanocratie/Sacrifice du sujet à l’autel d’un systémisme.


inhumain<Effacement tragique du sujet dans une mécanocratie qui entend
désormais soumettre la gouverne de l’histoire au vouloir des automates
intelligents.

CONCLUSION
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BIBLIOGRAPHIE

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