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DENYS ROMAN

Pythagorisme et Maçonnerie ∗
Parmi les multiples organisations initiatiques dont la Maçonnerie revendique l'héritage, une de
celles qui sont le plus fréquemment citées est l'Ordre pythagoricien. On sait que la raison d'une telle
prétention est la présence, dans le symbolisme maçonnique, d'emblèmes utilisés par les disciples du
maître de Samos : ceux de ces symboles qu'on cite le plus ordinairement sont l'étoile à 5 branches
en ce qui concerne la Maçonnerie latine, et le bijou de Past Master en ce qui concerne la Maçonne-
rie de langue anglaise. Ce dernier bijou réunit même 2 symboles pythagoriciens importants : d'une
part, il figure la démonstration graphique du théorème sur le carré de l'hypoténuse ; et d'autre part,
cette démonstration est faite à l'aide du triangle 3-4-5 (1), dont on sait l'importance dans le Pythago-
risme.
Bien entendu, le fait que le pentagone étoilé n'est pas forcément associé au nom de Pythagore, et
que beaucoup de Maçons latins ignorent même que le tracé de cette figure constituait le signe de re-
connaissance des Pythagoriciens, alors que, par contre, le théorème sur le carré de l'hypoténuse est
universellement connu sous le nom de théorème de Pythagore, ce fait, disons-nous, a eu pour
conséquence que la Maçonnerie anglo-saxonne a gardé beaucoup plus vivant que la Maçonnerie la-
tine le souvenir de sa connexion avec le Pythagorisme. La chose lui était du reste facilitée, parce
que certains des anciens documents appelés Old Charges font expressément mention de Pythagore
comme ayant introduit la Maçonnerie en Europe. - Cependant, c'est un Maçon italien, aujourd'hui
décédé, Arturo Reghini, qui a publié, sur les rapports entre Maçonnerie et Pythagorisme, le seul ou-
vrage de valeur dont nous ayons eu connaissance (2).
Avant de dire tout le bien que nous pensons de ce livre, nous devons émettre une critique, et une
critique grave. Son auteur méconnaissait absolument le Christianisme, qu'il était pourtant bien placé
pour connaître, au moins sous une de ses formes. C'est même trop peu de dire qu'il le méconnais-
sait, il en donnait une image qui est une véritable caricature. Comment s'exprimer autrement quand
on voit l'auteur stigmatiser « la hantise (3) sexuelle qui est diffuse dans les religions dérivées de
l'hébraïsme et qu'on retrouve dans le Christianisme, par exemple avec la circoncision, à qui est
consacré le premier jour de l'année, et dans le dogme de l'Immaculée Conception » (4) ?
Ce passage est vraiment incroyable. Il est presque impossible d'accumuler plus d'erreurs en si
peu de mots. Si les calendriers chrétiens occidentaux portent au 1er janvier la mention « Circonci-
sion », ce n'est nullement pour consacrer l'année entière à une observance mosaïque que le Christia-
nisme a pour sa part abolie, mais simplement parce que le Christ, étant né traditionnellement le 25
décembre, a été circoncis, selon la loi, le 1er janvier, et que toutes les Églises chrétiennes ont cou-
tume de célébrer les événements de la vie de leur fondateur (5). Et la circoncision est si peu l'effet
d'une « hantise sexuelle » d'origine israélite, qu'elle est pratiquée non seulement par les Juifs et les
Musulmans, mais par les peuples les plus divers, civilisés ou sauvages. En Australie par exemple,


DENYS ROMAN, René Guénon et les destins de la Franc-Maçonnerie, Les editions de l'Œuvre, Paris, 1982, ch. I,
pp. 19-29.
(1) Dans le bijou de Past Master, les carrés construits sur les côtés du triangle sont en effet constitués par des da-
miers qui ont respectivement 9, 16 et 25 cases.
(2) Les Nombres Sacrés dans la Tradition Pythagoricienne Maçonnique (Archè, Milano, 1981). En appendice, treize
lettres de René Guénon à Arturo Reghini sont publiées.
(3) Dans l'édition originale, le mot « hantise » était en français et souligné dans le texte.
(4) Chap. VII, p. 166 de la traduction française.
(5) Du reste, les premiers chrétiens ont varié beaucoup dans la date où ils faisaient commencer l'année : 25 mars, 25
décembre, 1er janvier, etc.

1
lors des « rites de puberté », certaines tribus pratiquent la circoncision ; dans d'autres tribus, on pra-
tique l'arrachage d'une dent ; mais nous ne pensons pas que les premières de ces tribus soient plus
« hantées » sexuellement que les secondes.
Et pour ce qui est de l'Immaculée Conception, qui d'ailleurs n'est un dogme que dans le Catholi-
cisme romain, nous ne voyons pas en quoi le fait de croire que la mère du Christ a été exemptée du
péché originel pourrait avoir un lien quelconque avec la sexualité.
Ces réserves, que tout homme d'esprit traditionnel fait naturellement, et qu'un Maçon devrait
faire a fortiori parce que, respectant toutes les religions, il doit respecter particulièrement celle à la-
quelle appartient l'immense majorité des Maçons, ne doivent pas empêcher de reconnaître les méri-
tes exceptionnels du livre d'Arturo Reghini. L'auteur, s'il connaissait mal le Christianisme et la
« tradition monothéiste » en général, avait par contre une connaissance remarquable des mathémati-
ques (profanes et traditionnelles), de la littérature et de la tradition gréco-latine, et du Pythagorisme
en particulier. Il avait aussi étudié l'Hermétisme, l'œuvre de Dante et des « Fidèles d'Amour ». Et
c'est ainsi qu'il a pu, avant de mourir, écrire cet ouvrage précieux, indispensable à quiconque s'inté-
resse soit à la science des nombres, soit à la doctrine maçonnique.
Bien entendu, un livre de ce genre, qui comporte de nombreuses démonstrations mathématiques
et figures géométriques, ne se résume pas. L'auteur étudie successivement la Tétraktys pythagori-
cienne (qu'il assimile au Delta lumineux de la Franc-Maçonnerie) (chap. 1), le pentalpha (étoile à
cinq branches) (chap. IV) et la table tripartite (qui est la planche à tracer) (chap. VI), c'est-à-dire
trois des symboles fondamentaux des grades symboliques. Il examine longuement en outre des
questions telles que les « nombres synthétique » (chap. II), les nombres premiers (chap. III), les
puissances arithmétiques (chap. V), le Grand-Œuvre et la palingénésie (dernier chapitre).
Reghini compare longuement le ternaire 1-2-3, qui est le seul ternaire de nombres successifs dont
la somme des deux premiers (1 + 2) soit égale au troisième nombre (3), avec le « ternaire égyptien »
3-4-5, seul ternaire de nombres successifs tel que la somme des carrés des deux premiers (9 + 16)
soit égale au carré du troisième nombre : 25. S'ensuivent des considérations sur la géométrie à une
dimension (symbole de la manifestation « linéaire ») à la géométrie à deux dimensions (symbole de
la manifestation « en surface ») qui conduit à la « prise de possession » de la terre). Il explique aussi
par le passage du ternaire 1-2-3 au ternaire 3-4-5 le fait que les Loges du 1er degré sont « éclairées »
par le « Delta lumineux » à trois pointes et que celles du 2e degré le sont par l'« Étoile flam-
boyante » à cinq branches (6).
D'autres considérations sont possibles sur les nombres 3, 4 et 5, dont les figures géométriques
correspondantes sont le triangle, le carré et le cercle. En effet, les Arabes, qui ont transmis leur nu-
mérotation au monde occidental, figurent le chiffre 5 par un cercle. Dans l'Atalante fugitive du Ro-
sicrucien Michel Maier, ces trois figures sont associées au problème hermétique de la « quadrature
du cercle », et selon d'anciens textes, elles auraient été particulièrement vénérées par les Maçons
opératifs. Il est d'ailleurs probable que c'est pour cette raison que les « quatre saints couronnés » fu-
rent choisis comme patrons secondaires de la Maçonnerie, en raison des rapports du nombre 4 avec
le carré, du mot « saint » avec le triangle (à cause du Dieu « trois fois saint ») et de la couronne avec
le cercle.
L'auteur donne d'intéressants détails sur la Tétraktys « où sont compris tous les nombres en prin-
cipe » : on sait que c'est par elle que les Pythagoriciens prêtaient serment (7).

(6) Chap. III. A propos des expressions maçonniques 1er, 2e, 3e degré, faisons remarquer que la marche d'Apprenti
trace une droite ; celle de Compagnon détermine un plan ; celle de Maître parcourt l'espace.
(7) Au chap. I, il cite les paroles de Lucien : « Regarde, ce que tu crois être quatre, c'est dix, et le triangle parfait, et
notre serment. » La Maçonnerie donne à la Tétraktys le nom de Delta Au chap. l, il cite les paroles de Lucien : « Re-
garde, ce que tu crois être quatre, c'est dix, et le triangle parfait, et notre serment. » La Maçonnerie donne à la Tétraktys
le nom de Delta ; et l'on remarquera que la lettre grecque Delta est la 4e lettre de l'alphabet, qu'elle a la forme d'un trian-
gle, et qu'elle est l'initiale du mot Décas (dix).
Sur la Tétraktys, on se reportera notamment au chapitre XIV des Symboles Fondamentaux de la Science Sacrée de
R. Guénon.
2
René Guénon a si souvent parlé de cette figure, « source et racine de la Nature éternelle », que
nous nous bornerons à mentionner, à la suite de Reghini, une question de 1'« instruction » des Py-
thagoriciens Acousmatiques : « Qu'y a-t-il dans le sanctuaire de Delphes? - La sainte Tétraktys,
parce qu'en elle est l'harmonie où résident les Sirènes. » Et l'auteur précise que les Sirènes, à une
époque très reculée, symbolisaient l'« harmonie des sphères » (8).
Sur le pentalpha ou étoile à 5 branches, le livre que nous analysons met en lumière les rapports
numériques remarquables qui lient entre eux les divers éléments de cette figure, et qui la « mar-
quent », pour ainsi dire, de la « loi d'harmonie ». - Ces rapports sont tels que chaque élément du
pentalpha est la « section d'or » d'un autre élément. Et l'auteur, citant Cantor, souligne que cette sec-
tion d'or avait une grande importance dans l'architecture d'avant Périclès.
Le chapitre VI contient de longues considérations sur la planche à tracer ou table tripartite, qui
est aussi la « clé des lettres » (9). L'auteur y voit la table du mathématicien Théon de Smyrne, et
montre ses liens avec ce système de numération des Grecs. Et rappelant que la pierre brute, la pierre
cubique et la planche à tracer sont les 3 « bijoux immobiles », il ajoute que toutes 3 se réfèrent « à
la construction des temples, qui, d'après le rituel, est la tâche de la Franc-Maçonnerie ». La planche
à tracer « rappelle que cette construction, exige la connaissance des nombres sacrés, et, par sa forme
même, elle souligne l'importance spéciale de la division ternaire » (p. 154).
Il poursuit : « notons enfin que la planche à tracer de l'ancienne corporation maçonnique peut
être associée, sinon identifiée, d'une manière très simple et naturelle encore que vague et d'un intérêt
relatif, avec l'ancien abaque (10) pythagoricien, le deltos, ou mensa pythagorica, confondue plus tard
avec l'antique table de Pythagore qui, il n'y a pas si longtemps encore, s'enseignait dans nos écoles »
(pp. 158-159). Et l'auteur termine ce passage en indiquant que chez les Romains le mot mensa si-
gnifie à la fois table à calculer et table à manger (11).
A. Reghini rappelle aussi que la planche à tracer, d'après le rituel d'Apprenti, symbolise la mé-
moire, et il ajoute : « La déesse de la mémoire, Mnémosyne, est la mère des 9 Muses, ces Muses qui
montrent l'Ourse à Dante conduit par Apollon et inspiré par Minerve (Paradis, ch. 2). Mnémosyne,
dans le mythe orphico-pythagoricien des 2 fleuves ou des 2 voies, est la fontaine de vie, l'Eunoé
dantesque, opposée à la fontaine mortelle du Léthé. En outre, pour Platon, la compréhension est une
anamnèse, un ressouvenir. Il faut tenir compte de ce sens supérieur de la mémoire chez les anciens,
si l'on veut comprendre pourquoi elle est symbolisée par la planche à tracer (pp. 161-162). »

(8) Il est étrange que les Sirènes soient devenues, chez Homère notamment, des monstres avides de sang humain,
comme si on avait cessé, dès une haute antiquité, de comprendre la signification de ce mythe orphico-pythagoricien.
Certains éléments de la légende homérique pourraient facilement être transposés dans un sens initiatique : les prés riants
et fleuris où les Sirènes sont assises symbolisent sans doute la voûte étoilée ; les matelots aux oreilles remplies de cire
sont les profanes « qui aures habent et non audient » ; les liens qui attachent les pieds et les mains d'Ulysse au mât du
vaisseau symbolisent peut-être le renoncement à l'action de l'être qui suit la voie et s'assimile ainsi à l'axe du monde. Le
chant « céleste » des Sirènes est assez significatif, puisqu'elles disent « connaître tout ce qui arrive dans ce vaste Uni-
vers ».
(9) Table tripartite se dit en anglais tiercel board, qui est devenu trestle board et tracing board.
(10) Ce mot désigne à la fois : la tablette carrée formant la partie supérieure d'un chapiteau ; une machine à calculer
en usage chez les Romains ; une table ou étagère à vaisselle ; et une auge pour laver l'or. Le mot abaque évoque donc à
la fois l'architecture, la science des nombres, le repas et la métallurgie de l'or. D'autre part, le mot calcul désigne non
seulement l'art de compter, mais toute pierre située à l'intérieur du corps humain (et qui symbolise ainsi la « pierre ca-
chée des sages »).
(11) Sur les rapports vraiment curieux qui existent entre la table tripartite et la table à manger, citons le passage sui-
vant de La Vie privée des Anciens par René Ménard (t. II, pp. 188-189) : « Les Romains faisaient 3 repas par jour. Le
plus important était le souper (caena) qui se prenait quand les affaires étaient terminées. Un souper en règle devait avoir
3 services. Il y avait ordinairement 3 lits pour chaque table : c'est ce qu'on appelait le triclinium. Le triclinium régulier
était disposé pour 3 personnes. Il y avait un ordre déterminé pour le placement des convives. Les lits étaient placés sur 3
des côtés de la table, et le 4e côté était réservé pour les besoins du service. Le pythagoricien Varron, dans un ouvrage
perdu dont Aulu-Gelle nous a conservé des fragments, dit que le nombre des convives doit commencer à celui des Grâ-
ces et finir à celui des Muses, c'est-à-dire qu'il faut être au moins 3, mais jamais plus de 9. » Il est inutile de souligner
l'analogie qui existe entre la disposition des sièges dans une « Loge de table » et celle du triclinium, la seule différence
étant que les anciens mangeaient couchés.
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L'ouvrage contient un grand nombre de considérations intéressantes sur la musique, et les liens
qui unissent cet art à la science des nombres. On y cite une tradition rapportée par Diogène Laërce,
et qui raconte comment Pythagore, « en écoutant les sons émis par les marteaux d'un forgeron frap-
pant sur son enclume, observa que la hauteur de ces sons dépendait de la grosseur des marteaux, et
puis, en essayant avec des cordes également tendues, il trouva que lorsqu'on diminuait la longueur
de la corde le son s'élevait, et qu'on obtenait des sons dont l'oreille percevait l'accord quand les lon-
gueurs des cordes étaient entre elles dans des rapports numériques simples » (p. 83).
A. Reghini fait remarquer ici que les rapports numériques les plus simples sont ceux qui ont pour
éléments les nombres de la Tétraktys: 1, 2, 3 et 4, et que les cordes de la lyre d'Orphée ou tétracorde
de Philolaüs étaient dans le rapport 1/2 2/3 3/4. Mais il convient de remarquer aussi que la légende
rapportée par Diogène Laërce attribue une origine « métallurgique » à la musique et particulière-
ment à la lyre, cette même lyre par laquelle Apollon réglait le mouvement des astres, Orphée apai-
sait la discorde, Arion charmait les dauphins et échappait au naufrage, et Amphion édifiait les mu-
railles de Thèbes (12).
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* *
Nous devons maintenant aborder une autre question. On sait que l'étoile à 5 branches ou pental-
pha était le signe de reconnaissance de l'école pythagoricienne, c'est-à-dire leur symbole le plus im-
portant. A. Reghini rappelle que les membres de cette école faisaient correspondre avec chacun des
sommets de la figure une des lettres du mot υγιεια (santé). Et l'auteur ajoute que la santé est pour le
corps ce que l'harmonie est pour l'être total (p. 125) ; c'est vrai, mais il semble n'avoir pas remarqué
une particularité curieuse : chacune des lettres composant le mot υγιεια est une « lettre pythagori-
que » :
Υ, upsilon (i grec), lettre pythagorique par excellence symbolisant les « deux voies de la droite et
de la gauche », et « sous une forme exotérique, le mythe d'Hercule entre la vertu et le vice » (13).
Γ, gamma, la lettre G de la Maçonnerie, qui a la forme de l'équerre, symbole essentiel (avec la
spirale) du second degré, et dont Guénon a indiqué qu'elle « représente les deux côtés de l'angle
droit du triangle 3-4-5, qui a (...) une importance toute particulière dans la maçonnerie opérative »
(14).
I, iota, symbole universel de l'Unité (15).
EI, c'est-à-dire l'inscription mystérieuse gravée sur la porte du temple de Delphes, et qui, en ré-
ponse à l'injonction : « Connais-toi toi-même », formule explicitement la doctrine « solaire » de
l'Identité Suprême (16).
Enfin A, alpha, élément constitutif du pentalpha, première lettre de l'alphabet, qui représente le
« retour aux origines ».

(12) Sur la lyre d'Amphion, cf. Le Roi du Monde, chap. XI. Pour les rapports de Thèbes avec la Thébah hébraïque, cf.
ibid. A propos du rôle joué par le forgeron dans la construction de la lyre de Pythagore, il convient de rappeler que la
Bible (Gen. IV, 21-22) regarde comme frères Jubal, « père de ceux qui jouent de la harpe », et Tubalcaïn, qui le premier
travailla les métaux. On sait le rôle important que ce dernier joue dans le symbolisme maçonnique. Dans beaucoup de
Loges américaines (mais nous ne savons pas s'il en est de même en Angleterre), figure un tableau représentant l'histoire
du forgeron et du roi Salomon ; cette histoire très remarquable semble faire allusion à une certaine « réintégration » de
l'art métallurgique, dont on connaît à la fois le caractère dangereux et sacré.
(13) Symboles Fondamentaux, chap. XVIII et XXXVII.
(14) Ibid., chap. XVII.
(15) Cf. La Grande Triade, chap. XXV.
(16) C'est Ananda Coomaraswamy qui a pour la première fois dans la Review of Religion, exposé la signification que
Plutarque n'avait fait qu'entrevoir... ou qu'il n'avait pas voulu divulguer. (Cf. les comptes-rendus de René Guénon, Étu-
des Traditionnelles, octobre 1946).

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Le symbolisme de la succession de ces 6 lettres serait intéressant à étudier. Remarquons qu'elles
sont disposées autour de l'étoile à 5 branches selon le sens polaire, ce qui est parfaitement normal
puisque le pythagorisme procède de la tradition hyperboréenne (17). D'autre part, dans la Maçonne-
rie de langue anglaise, la « préparation du récipiendaire » au second degré semble indiquer que les
voyages de ce grade devaient se faire en sens polaire, ce qui du reste était le sens des voyages dans
l'ancienne Maçonnerie opérative.
Ce que nous avons dit sur la raison probable du choix du mot υγιεια ne doit pas nous empêcher
de reconnaître l'importance toute particulière qu'avait la santé, et, d'une façon générale, le dévelop-
pement corporel, pour les Pythagoriciens. On sait que Pythagore lui-même n'avait pas dédaigné de
concourir aux Jeux Olympiques (18), et le « Père de la Médecine », Hippocrate, établit sa science sur
des bases pythagoriciennes, comme lui-même le déclare expressément. La science des nombres
(théorie des « jours critiques ») joue un grand rôle dans cette médecine, qui du reste était un « art
sacerdotal » (exactement comme l'Ayur-Véda des Hindous, avec lequel il pourrait être intéressant de
la comparer) ; et le « serment d'Hippocrate », prêté sur 4 divinités (Apollon, Esculape, Hygie et Pa-
nacée), est exactement calqué sur les obligations initiatiques, et comporte, comme le serment ma-
çonnique en particulier, 3 éléments essentiels : invocation, engagement, imprécation (19).
Nous pensons qu'il pourrait être intéressant de comparer ces deux sciences héritées du Pythago-
risme : la médecine hippocratique et la Maçonnerie. Et si quelques-uns de nos lecteurs trouvaient
ces considérations étranges, nous leur demanderions comment ils expliquent le fait que toute Loge
opérative, parmi les membres « acceptés », comptait obligatoirement un médecin (20).
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A. Reghini cite à plusieurs reprises une expression des rituels italiens où il est parlé des « nom-
bres sacrés qui sont connus des seuls Francs-Maçons », et il y voit très justement un indice de filia-
tion pythagoricienne. En France, où l'expression qu'il cite ne se rencontre pas, croyons-nous, on
trouve pourtant une autre formule aussi significative. C'est la salutation que doit employer un Ma-
çon écrivant à l'un de ses frères : « Je vous salue par les nombres mystérieux qui vous sont
connus. » Cette formule indique clairement que les Maçons connaissent la « science des nombres »,
et que ces nombres ne sont pas les nombres « vulgaires » des profanes, mais bien ces nombres
« mystérieux » dans lesquels les Pythagoriciens voyaient l'essence de toutes choses.
Mais la « science des nombres » n'est pas spéciale au Pythagorisme, pourrait-on dire, et la Kab-
bale et l'ésotérisme islamique en font un usage constant. C'est vrai, mais, comme René Guénon l'a
fait remarqué, les traditions juive et musulmane considèrent le nombre « arithmétiquement », tandis
que le Pythagorisme, né au sein d'un peuple sédentaire et par conséquent constructeur, les considère
en tant que ces nombres sent liés aux formes géométriques : triangle, cube, etc. Et il en est évidem-
ment de même de la Maçonnerie.
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(17) Il est dit que Pythagore avait apprivoisé une ourse qui obéissait à sa voix. Sur les liens du Pythagorisme avec le
culte delphique de l'Apollon hyperboréen (le Dieu géomètre), cf. La Crise du Monde Moderne, chap. 1.
(18) Tous les jeux de la Grèce antique avaient du reste un caractère traditionnel évident ; les vainqueurs d'Olympie,
rentrant dans leur patrie « par la brèche des murs », symbolisaient sans doute la nécessité de la « violence » pour rega-
gner le « pays natal », qui est le « royaume des cieux ».
(19) « Les Fidèles d'Amour », dans le 3e grade de leur hiérarchie, possèdent un rite appelé saluto (salut) ou salute
(santé). Il est assez curieux que ces mots salut et santé soient demeurés les 2 éléments essentiels du rituel de la « Loge
de table ». Il semble même que le nombre de « santés », qui a beaucoup varié au cours des âges, doive être régulière-
ment de 5 ; pour la dernière de ces santés, dans les Loges anglo-saxonnes, est utilisée une formule qui remonte à une
grande antiquité, et où l'on évoque le « retour au pays natal ». Et tout ce qui se passe après cette santé est considéré
comme « extra-maçonnique », comme si l'on voulait suggérer qu'avec ce retour, les « objectifs de la Maçonnerie » sont
atteints.
(20) Cf. Aperçus sur l'Initiation, chap. XXIX.
5
A. Reghini cite encore le silence comme élément commun aux Ordres pythagoricien et maçonni-
que ; à la vérité, c'est là un trait commun à toutes les organisations initiatiques, mais il est vrai que
les néophytes pythagoriciens restaient 3 ans parfois 5, en gardant le silence et en s'instruisant (21). Et
ces nombres peuvent rappeler les « âges » de l'Apprenti et du Compagnon, qui sont assujettis au si-
lence pendant leur temps de probation.
Il convient aussi de mentionner que chacun des 5 voyages du second degré est dit représenter
une des années d'étude du néophyte.
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Ainsi, la Maçonnerie a, parmi ses symboles et ses usages, plusieurs éléments qui lui sont com-
muns avec le Pythagorisme : Delta, étoile flamboyante, planche à tracer, triangle 3-4-5, importance
donnée au théorème sur le carré de l'hypoténuse, science des nombres, silence de 5 ans, usage des
repas rituels, importance donnée à la santé du corps (22). On comprend que l'auteur du livre dont
nous rendons compte fasse sienne l'affirmation de l'archiprêtre Domenico Angherà : « L'Ordre ma-
çonnique est la même chose, absolument la même chose, que l'Ordre pythagoricien. » A. Reghini
pourtant sait bien qu'il existe aussi des éléments judaïques, johanniques, templiers, rosicruciens,
hermétistes, dans la Maçonnerie ; mais dans son enthousiasme pour le Pythagorisme, il considère
tous ces éléments comme des adjonctions inutiles et même nuisibles. Et cela l'entraîne à déprécier le
grade de Maître, où les éléments salomoniens, comme on le sait, sont prédominants (23).
D'un autre côté, quand on considère que tous les mots sacrés de la Maçonnerie sont hébreux ;
que l'ère et le calendrier maçonnique sont spécifiquement juifs ; que le président d'une Loge est dit
occuper la chaire du roi Salomon, et que ses 2 assesseurs représentent Hiram, roi de Tyr, et Hiram-
Abiff ; que les légendes du 3e degré et des grades subséquents roulent entièrement sur les événe-
ments qui ont précédé, accompagné ou suivi la construction du Temple de Jérusalem, on est porté à
penser que le caractère « salomonien » de la Maçonnerie ne fait aucun doute.
Par le Pythagorisme, la Maçonnerie se rattache à l'Orphisme et même à la tradition hyperbo-
réenne conservée à Delphes. Mais au cours des âges l'apport de la tradition juive, puis de la tradition
chrétienne est venu lui imprimer ses caractères définitifs. Les « légendes » de Salomon, du meurtre
d'Hiram-Abi et de la grande-maîtrise des deux saints Jean en sont le témoignage. Et cette « impré-
gnation » juive et surtout chrétienne préparait les voies aux nombreux héritages qu'allait recueillir
l'Ordre maçonnique, héritages dont le plus illustre, le plus noble et le plus précieux est celui des
Templiers.

(21) Philosophumena.
(22) Il est un élément très important de l'ascèse pythagoricienne qu'on est étonné de ne pas trouver dans la Maçonne-
rie actuelle : c'est la musique. La Maçonnerie opérative, qui utilisait, comme le Compagnonnage, de très nombreuses
chansons, possédait-elle certains chants, d'un rythme particulier, permettant de mettre le chanteur en communion avec
1'« harmonie des sphères » ? C'est possible ; mais ce qui nous est parvenu, du moins en France, en fait de chansons ma-
çonniques, est d'un niveau tel que nous préférons n'en pas parler.
(23) A. Reghini a l'air de penser que le grade de Maître a été introduit après 1717, parce que, dit-il, les Constitutions
d'Anderson l'ignorent. Il se peut bien qu'Anderson ait ignoré ce grade, mais en tout cas les éléments en existaient bien
avant le XVIIIe siècle, car la Maçonnerie opérative avait un caractère salomonien très prononcé.

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