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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé : Lettres


d'humanité

Le mythe des Cyclopes dans la Grèce contemporaine


Paul Faure

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Faure Paul. Le mythe des Cyclopes dans la Grèce contemporaine. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres
d'humanité, n°26, décembre 1967. pp. 384-407;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1967.3469

https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1967_num_26_4_3469

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Le mythe des Cyclopes

dans la Grèce contemporaine

Quiconque s'est tant soit peu familiarisé avec les cavernes de


l'Europe, de l'Afrique du Nord et du Proche Orient sait, par la
toponymie, l'hagiographie ou les simples légendes locales,
qu'elles sont hantées, même de nos jours, d'êtres plus ou moins
fantastiques : on ne compte plus les grottes des fées, des dragons,
des diables, des revenants, des saintes ou des saints.
L'imagination populaire et parfois même l'ingéniosité des guides et des
agences de tourisme se donnent libre cours pour peupler l'ombre,
au singulier, d'ombres, au pluriel, ou pour interpréter au gré des
désirs ou des terreurs de l'homme les formes que la nature donne
aux rochers ou aux concrétions calcaires. La Grèce, pays
karstique, n'a pas échappé à cette loi de la spéléologie descriptive
et l'on trouve dans les gros recueils folkloriques de Nikolaos
Politis x ou dans les catalogues de la Société Spélêologique
Hellénique 2 des centaines de légendes de cavernes analogues à
celles de Mélusine, de la Dame blanche, de Jean de l'Ours, de la
Sainte Baume, des kobolds ou des korrigans de chez nous. Les
noms seuls changent : on nomme plutôt en Grèce les Draki, bu
Ogres, Baboula, les Lamies, les Néréides, la Gelouda, saint
Antoine, saint Jean, le Nègre, le Sarrasin ou le Gitan. Mais ce
qu'on ignore généralement, c'est que le mythe antique des
Cyclopes, souvent assez différent de celui que V Odyssée, chant IX,
vers 116-566, nous a fait connaître, s'y trouve largement et
spécialement représenté. Nous nous proposons ici de refaire à
l'envers, dans le temps et dans l'espace, le voyage du malicieux
Ulysse et peut-être, en remontant aux sources de l'Odyssée,
de donner un sens plus plein, un sens religieux à l'histoire de
Polyphème.
Je suis bien obligé, dans cette enquête, de laisser de côté les
cas fort nombreux où les conteurs locaux de la Grèce continen-

i. Nik G. Politis, MeXItt) èni tou (3tou t&v vewTéptov 'EXX^vtov, NeoeX-
X7]vi>o) MuOoXoyta, Athènes, 1874 ; MeXéToa 7tepl tou |3£ou xal T7Jç Yk&ocrriç
toO èXX7)vi>toij Xaoo. Iïapa86creiç, 2 vol., Athènes, 1904 ; AaoypacpÊa, SeXrfov
-njç 'EXXïjvwâjç AaoYpafpoâjç 'EraipeÊaç, Athènes,i9 09 sqq.
z. Siège de la Société : 35 rue de Constantinople à Nea Smyrni, Athènes.
M. El. Platakis, président de la Section Cretoise de cette Société, 'ÉTrravifjcrou 85
à Hèrakleion, a rassemblé également un très riche matériel.
DANS LA GRECE CONTEMPORAINE 385

taie, des rivages de l'Anatolie, Pont-Euxin compris, et des îles


récitent des histoires si semblables à celles d'Homère, avec les
noms d'Ulysse et de Polyphème, ô KuxXœTcaç, que l'on est amené
à les interrompre et à leur demander s'ils ont lu Y Odyssée. S'ils
le nient, ils avouent le plus souvent qu'ils sont allés à l'école et
qu'on leur a fait apprendre l'histoire et la littérature de la Grèce
antique. Je connais une caverne dite du Cyclope ou de
Polyphème, 7) <77T7)Xià tou KÛxXcotco, ou IloXucp7][xou, à 50 minutes de
marche à l'est de Sougia, l'antique Sotoc, en Crète, célèbre dans
toute l'éparchie de Selinon. Doit-elle son nom à autre chose qu'à
une assimilation de lettré du XIXe siècle ? Les bergers et les
marins des villages voisins la désignent sous de plus simples noms,
Y] £7rr)Xiàpa, ou to STCTjXtàpi, ou b 'Ap/aïoç S7T7)Xt.o<;, ou ils
recourent à un toponyme, 'EXuYià, le gattilier, mais ils sont
capables de montrer le rocher énorme que le géant lança au héros
grec lorsqu'il s'embarquait avec ses moutons ; à l'intérieur de ce
vaste abri de bergers, des stalagmites figurent l'abreuvoir, le siège,
le bélier du géant x. Malheureusement, à Sougia, on récite aux
visiteurs tout le passage correspondant de Y Odyssée, si bien que
les aventures du Cyclope et de son hôte peuvent passer pour la
suggestion d'instituteurs ou de prêtres modernes. Même les
traditions rassemblées par Bernard Schmidt 2 en 1862 sur les
Géants souterrains de Zacynthe et sur les MovojxfxocTot. d' Arakhova
ou de l' Acarnanie, géants grossiers, impies et criminels, paraissent
un héritage littéraire.
Mais voici trois récits qui marquent plus d'indépendance 3. Le
premier a été communiqué d'Athènes par Marianne Kampu-
roglu à G. Drosinis en 1883 et traduit en allemand par Au-
gust Boltz en 1884 4 : un prince entre dans la caverne d'un ogre
en son absence, se nourrit de lait et de gâteau, puis se cache dans
un creux du rocher. L'ogre rentre, ferme sa demeure, mange
ce qui lui reste, non sans s'étonner, et s'endort. Le prince durcit
un bâton au feu et crève l'œil unique de l'ogre. Ses cris attirent
des voisins mais, comme l'entrée est fermée, ils le croient ivre et
s'en vont. L'ogre ouvre la caverne, s'assied à l'entrée et caresse
le dos des brebis qui sortent une à une. Le prince, suspendu au
1. A. Trakakis, KpYjxiXY) 'Ev6ty)ç, La Canée, 23 septembre 1953 ; A. Mak-
ridakis, KpyjTix-?) 'Ea-rfa, La Canée, 1959, p. 79, n0B 27 et 31 ; du même, Xavià
Kpif)TY)ç, La Canée, 1959, 61 ; P. Faure, B. C. H., 1956, 102 ; Fonctions des
cavernes Cretoises, Paris 1964, 33, 234.
2. Dos Volksleben der Neugriechen, Leipzig, 1871, zoi-203.
3. Résumé dans J. G. Frazer, Apollodorus, the Library, II, Londres, 1921,
Coll. Loeb, Appendix XIII, 438-441 ; Cook, Zeus, II, Cambridge, 1925, 990-999.
4. L'àndliche Briefe von Georgios Drosinis, Land und Leute in Nord-Eub'ôa,
deutsche autorisierte Ubersetzung von Aug. Boltz, Leipzig, 1884, 170-180
('0 IloXu<pou[jU(j(J!ivoç Apàxoç). Cf., du même traducteur, Die Kyklopen, ein
historisches Volk, sprachlich nachgewiesen, Berlin, 1885 (KôxXoiJ; = Siculus, p. 27)
386 LE MYTHE DES CYCLOPES

ventre du bélier, parvient enfin à s'échapper. Ici, pas


d'expédition, pas de dialogue, pas de représailles : c'est de l'Homère
simplifié et modernisé. Le second récit, qui figure comme le
précédent dans le grand recueil de Hackman, Die Polyphemsage
in der Volksùberlieferung x, a été recueilli à Psara, îlot de pêcheurs
nu sud-ouest de l'île de Chio, en 1863, par l'archéologue Ludwig
Ross. Trois frères, Dimitrios, Mikhaël et Georgios débarquent
sur une côte inconnue et parviennent dans un magnifique palais.
Ils trouvent dans la cour un grand troupeau de moutons et, dans
la salle à manger, un festin tout prêt, mais sans un seul convive.
Ils se restaurent, quand apparaît un ogre immense, horrible et
aveugle, qui s'écrie : « Je sens l'odeur de la chair humaine ! »
II attrape les deux premiers frères et les tue. Georgios s'échappe
dans la cour, mais elle est close de hautes murailles. Il égorge
avec son couteau le plus gros bélier, se couvre de sa toison et se
met à marcher à quatre pattes. L'ogre ayant fini son festin de
chair humaine jure que Georgios ne lui échappera pas. Il entrouvre
la porte de la cour et trait ses brebis au passage. Mais Georgios
a l'apparence d'un bélier : il sort sain et sauf, le dernier. Ce conte,
plus original, ne parle ni d'aveuglement, ni de nom énigmatique,
ni de poursuite, mais on y rencontre deux traits fréquents dans le
folklore des Cyclopes d'Asie et d'Afrique : le rusé voyageur
revêt la peau d'un bélier et passe lui-même pour un bélier.
Le troisième récit a été enregistré au début du siècle à Lasta,
près de Gortys, en haute Arcadie, pays pastoral 2. Un homme
qui a décidé de voir le monde parvient dans le pays des géants
qui n'ont qu'un œil. Il s'arrête dans une de leurs demeures. Le
maître est absent. Le soir venu, la femme du géant cache son
hôte. Quand le géant rentre à son foyer, il sent l'odeur de la chair
humaine ; il cherche et découvre le voyageur. Il fait le geste de
le dévorer, puis l'épargne par égard pour sa femme. Le
lendemain, celle-ci enivre son mari et invite le voyageur à fuir. Avant
son départ, celui-ci prend soin d'aveugler le géant avec un
charbon ardent. Et c'est depuis ce temps-là que le géant ne
dévore plus de chair humaine. Somme toute, une espèce de
Cyclope sentimental, bourgeois et victime d'une épouse trop ou
trop peu morale.
D'autres récits, entendus chez les Grées de Turquie dans le
dialecte de Kerasund 3, font interférer l'histoire de Polyphème
1 . Paru dans les Akademische Abhandlungen d'Helsingfors, 1904, conte n° 2.
2. N. Politis, ILxpocSécreiç, o. c, I, 70-71, n° 134 (fO Movo[Z[zdcT/)ç).
3. R. M. Dawkins, More Greek Folktales chosen and translatée!, Oxford, 1955,

19-24 46 : (n°
the 4a
man: The
who blinded
Cyclops the
; the
ogre
giant
: a Cyclops
with an story).
eye in Le
thepremier
crown de
of ces
his contes
head ;
suit de très près le récit odysséen. — Sur les Cyclopes turcs, cf. G. S. Mundy,
Polyphemus and Tepegoz, B. S. O. A. S., XVIII, 1956, 279-302 (il s'agit de
récits des Oghuz du Turkestan).
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 387

avec celle de Tepegoz, ce géant turc qui n'a qu'un œil sur le haut
du crâne : la plus originale raconte comment deux ferblantiers
affamés sont faits prisonniers par un Cyclope, comment ils
l'aveuglent et comment les villageois le tuent avec leurs flèches.
Même en faisant la part de l'affabulation moderne dans ces
récits : le prince ou les ferblantiers, le palais, la femme
complaisante, la demeure construite..., on pouvait être surpris encore
récemment de la survie, en pays pastoral ou dans une île comme
Psara, d'un thème antique aussi étrange que celui de bergers
anthropophages, pourvus d'un seul œil (fxovo^pxTOt.)
qu'aveuglent leurs visiteurs. Les bibliographies savantes des
mythologues modernes, Bernard Schmidt, Frazer, Eitrem, Cook,
G. Germain, W. Deonna, font peu de place à de tels mythes et la
comparaison incite les auteurs à un scepticisme embarrassé.
Tel était le dossier que les études folkloriques avaient constitué,
lorsque, le 26 septembre 1961, le hasard d'un congrès
international me fit rencontrer à Hèrakleion M. Georgios Spyridakis,
directeur des Archives du folklore hellénique de l'Académie
d'Athènes. Il était venu pour parler de la légende de Polypheme
dans les îles 1 et je lui demandai s'il connaissait la caverne de
Polypheme à Sougia et quelque mythe analogue en Crète. « Non,
me dit-il, pour Polypheme. » II me demanda à son tour si je
n'avais pas entendu parler des Triomates :
Je les connais à Chypre, me dit-il, dans le Dodecanese et en Crète.
Voici ce qu'on raconte d'eux, en gros, et que vous devriez vérifier :
la vulgate parle de 2 ou 3 voyageurs venus d'un pays lointain et qui
s'arrêtèrent un soir dans la caverne de géants munis de trois yeux,
dont un derrière le crâne (Tpiau,àT7]tteç) ; ils se restaurèrent en
l'absence du maître de la caverne et à son retour furent chargés de
faire cuire un chaudron plein de lait et de débris humains. Profitant
du sommeil de cet ogre, ils lui versèrent le contenu bouillant dans la
bouche ou sur le visage, et s'enfuirent. Ils échappèrent à toute
poursuite de diverses façons, parfois en barques, parfois en crevant les
outres qui soutenaient l'ogre sur les eaux.
Depuis, j'ai consacré plusieurs mois à interroger sur la légende
des Triomates ou Triamates 2 un grand nombre de paysans et
de bergers crétois, généralement fort vieux et incultes, ignorant
aussi bien Homère que Polypheme ou Ulysse 3. Comme je n'ai
1. Georgios K. Spyridakis, 'O ^G9oç tou IIoXu<p'/)[Jt.ou eiç Sy](jlcoSeiç TOxpa-
S6oeiç 7tepl tôv Tpiajxar/jStov, communication publiée dans KpTj-nxà Xpovixà,
1961-1962, t. III, 106-116.
2. On entend les formes TptojJidcTeç, Tpia|i.dcxeç, Tpio[i.àT/]8sç, Tpta(i.à-
T/]Seç. Ces ogres ont parfois une femme, la TpiOfxdcTicaa, et un enfant, Tpux(J.à-
TIXO.
3. Je dois aussi de particuliers remerciements à M. Eleutherios Platakis, déjà
cité, et qui m'a plusieurs fois aidé dans mes enquêtes et dans mes recherches
bibliographiques.
388 LE MYTHE DES CYCLONES

jamais entendu de « vulgate » et plutôt que d'essayer d'en


reconstituer une artificiellement, voici le dossier complet de mon
enquête \ d'est en ouest, dans son désordre naturel, sans
retouches.
A Khokhlakes (Sitias) 2, mon informateur illettré et âgé de
6y ans en 1962 déclare que les Triomates étaient des
anthropophages munis de trois yeux, deux sur la face et un derrière
la tête. Ils vivaient en groupes dans des cavernes. Ils venaient
du lieu dit Triomathia, situé en pays lointain, peut-être en
Afrique. Ils débarquèrent un jour comme des corsaires. Ils
attirèrent dans leur caverne, près de la mer 3, des garçons du
village et dévorèrent le sexe de l'un d'entre eux ou, selon une
autre version, le prépuce seulement. Les Chrétiens les ont
chassés en leur ravissant le grand chaudron où ils faisaient
bouillir leur lait. Ce chaudron, qui venait des îles, ou d'Afrique,
comme les Triomates, avait la propriété magique de se déplacer
automatiquement. Un paysan, qui connaissait l'histoire des
voyageurs destinés à être dévorés dans la caverne et sauvés par le
subterfuge de M. Personne, souligna que l'histoire de Personne
se racontait dans les écoles et qu'elle était tout à fait différente
de la précédente : selon lui, les Triomates ressemblent à Poly-
phème mais ne sont pas Polyphème. Au même village, un
narrateur de plus de 70 ans me dit :
II était un fois une jeune fille qui voulait épouser un Triomate et
promettait de le suivre partout. L'amant voulut l'en dissuader, car il
savait que la future belle-mère devait manger sa bru. Il la lui présenta
cependant. La Triomatissa lui donna 3 tâches à accomplir, de plus en
plus difficiles : nettoyer son horrible demeure de tout ce qui se balaie
et ne se balaie pas, l'emplir de tout ce qui se cuit et ne se cuit pas,
trier un tas énorme de sésame et de sable avant le lendemain matin.
La jeune fille invoqua les Fées (Motpsç) et la Fée, sa patronne
particulière. Avec leur aide et celle de fourmis, elle acheva toute sa
besogne à temps, puis déclara à l'ogresse stupéfaite sa foi chrétienne.
L'autre consentit au mariage sans la dévorer.

A Katsidoni et à Rousa Ekklisia (Sitias), on dit depuis un


siècle au moins qu'il existe au monastère de Toplou, fondé vers
1600 en l'honneur de la Vierge du Promontoire (Iïavayta "h

1. Une partie seulement en a été publiée dans mes Fonctions des caverne
Cretoises, Paris, 1964, 234-236.
2. Site minoen considérable, à la naissance de la gorge du Sedamnos ayant la
baie de Karoumes pour port. Ces noms figurent déjà dans une inscription de la
fin du 11e siècle avant J.-C., Inscriptiones Creticae,t. III, IV (Itanos), 9, 1. 59, 63, 66.
Sur leur caractère préhellénique, cf. Kadmos, VI (1), 1967, 59, 70.
3. Il s'agit de l'une des célèbres cavernes 'Àoiàêaxov ("Avo et KdcT<o),
IloSapôc, £7n)Xtàpa, sur la baie de Karoumes. J'en fais mention dans 5. C. H.,
1960, 192 ; 1962, 38 ; 1963, 496.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 389

), un chaudron gigantesque appelé Triomata,


destiné à faire bouillir le lait. Il y a été consacré par un ou
plusieurs voyageurs qui ont réussi à le dérober en un pays lointain,
la Triomatia, à des ogres habitant une caverne ou une demeure
au ras du sol.
Dans une version de Sitia, publiée en 1896 1 mais recueillie
au moins 20 ans auparavant, les trois voyageurs sont menacés
d'être dévorés. Ils invoquent la Sainte Vierge, attendent que les
Triomates soient endormis et leur versent un pot de lait bouillant
sur le visage ; les ogres suffoquent et s'étouffent ; les voyageurs
s'enfuient avec le chaudron. Selon une légende de Katsidoni
relevée en 1933 2, un papas (prêtre de l'Église orthodoxe) et sa
papadia cherchent le pays où les hommes ne meurent pas. Ils
demandent l'hospitalité à la femme d'un Triomate, mais
aperçoivent des têtes et des chairs humaines qui cuisent dans un grand
chaudron. Un enfant attend d'être égorgé. Un chien garde
l'issue de la demeure. On lui jette le contenu du chaudron et l'on
se sauve en mer avec l'instrument. Les Triomates arrivent trop
tard, gonflent des outres et veulent poursuivre les fugitifs à la
surface des eaux : ceux-ci crèvent les outres à coups de flèches et
les anthropophages se noient. Une variante fait périr la papadia.
Les voisins des Triomates l'égorgent en l'absence de son époux
et la pendent par les pieds derrière la porte. Le papas parvient
seul à s'échapper en mer. La variante de Rousa Ekklisia (Sitias)
fait voyager 5 ou 6 personnes. Elles abordent affamées dans une
île. La maison basse, au ras de sol, des anthropophages est
gardée par deux chiens gros comme des veaux. Ils laissent entrer
les voyageurs, mais interdisent toute sortie. Pour pouvoir
s'enfuir, les voyageurs tuent l'enfant des Triomates et jettent les
morceaux de son corps aux chiens. Il emportent le chaudron à
travers la mer jusqu'à Toplou, tandis que leurs poursuivants se
noient.
A Vavelous-Nea Praisos (Sitias), on m'a expliqué plusieurs
fois que ce chaudron était appelé Triomata parce qu'il fallait
trois nommes pour le porter, ou parce qu'il avait trois anses. Une
locution du langage courant, va fz\iA\Gr\ r/]v Tpiofxàra, « de quoi
nous suffire », signifie littéralement « de quoi remplir le chaudron
des Triomates ». Effectivement, il existait au monastère de
Toplou un beau chaudron de cuivre, mais il a été détruit et morcelé
peu avant la dernière guerre.
L'ancienneté de tels récits est garantie par le voyageur turc

1. Revue Ztoypaçeioç 'Aywv de Constantinople, t. I, 1896, pp. 34-35. Le


conteur Emmanuel Lilibakis était mort âgé en 1887 ou 1888.
2. G. Spyridakis, KpyjTixal MsXéxai, 1. 1, 1933, pp. 266, 304.
390 LE MYTHE DES CYCLOPES

Evliya Çelebi, en 1667. Il a raconté dans le Seyahat Named 1, ou


Journal de voyage, à propos du monastère de Toplou 2, la légende
suivante :
Dans ce monastère, il y a plus de mille prêtres et novices vêtus de
bure. Chacun d'eux a un visage beau comme celui des « péri » (sortes
de génies) et un giron comme celui des anges. Ces « péri » servent les
hôtes qui vont et viennent. Nuit et jour, ils leur dispensent des mets
gratuitement en se donnant des tracas infinis (littéralement : « avec
mille âmes et têtes »). Matin et soir, ils remplissent les devoirs de
l'hospitalité dans leur cuisine de Kaïkaous 3 (sorte d'Hercule de
l'épopée persane). Ils possèdent plus de cent chaudrons, capables de
contenir chacun de dix à quinze moutons, ou cinq ou six bœufs, de
telle sorte que, les jours de Pâques, ils donnent des banquets à
plusieurs milliers d'infidèles qui sont là jour et nuit. Dans cette église
merveilleusement décorée, un des Apôtres 4 de Jésus est enterré,
selon les fausses croyances de l'higoumène (littéralement : du
patriks) et des moines.
Comme le monastère n'a jamais contenu plus de trente moines
et qu'on peut encore visiter les petites cuisines sombres où l'on
prenait soin des hôtes et des moines, on peut être assuré qu'Evliya
Çelebi (« Toussaint le Lettré ») n'a jamais vu ce dont il parle : il
se fait l'écho de légendes. Si les chaudrons réels du monastère
lui ont été comparés par ses informateurs crétois à des chaudrons
de cuisine d'ogres, c'est que les ogres étaient indépendants, en
1667, des chaudrons de Toplou.
A Maronia (Sitias), Mme Diamantos Tsiphetaki, âgée de
67 ans, racontait en avril 1966 qu'un petit vieux qui cherchait
aventure était arrivé dans la vaste caverne des Triomates, géants
anthropophages, qui faisaient bouillir un chaudron plein de
nourriture. Comme ils s'apprêtaient à dévorer leur visiteur,
celui-ci les surprit par trois tours de sa façon : en faisant couler
du liquide hors d'un œuf, qu'ils considéraient comme un galet,
en faisait lever un lièvre d'un buisson, en se montrant capable
d'assécher la rivière et de raser la forêt. Finalement, ils lui
laissent la vie sauve, l'hébergent parmi eux et le ramènent chez
lui avec un monceau d'or.
A Hagios Stephanos (Sitias), Emmanuel Drakakis, âgé de
1. Tome VIII, p. 541 de l'édition d'Istamboul, 1928. J'en dois la traduction
littérale à l'obligeance de M. Louis Bazin, professeur de turc à l'École nationale
des langues orientales vivantes.
a. Le monastère est dit dans le texte Agia Inon, ou Einon ou Ainon, corruption
probable de Panagia Akrotiriani.
3. M. Louis Bazin me signale que l'auteur a peut-être lu ou entendu dire
simplement kiklous (Cycfopos).
4. La nef méridionale de l'église (postérieure à 1471) est consacrée à saint Jean
l'Évangéliste (fête le 26 septembre). La caverne de Saint-André, à 800 mètres au
Nord du monastère, attire une assez grande foule chaque année le 30 novembre.
Auquel des deux Çelebi fait-il allusion ? Car il n'y a pas de reliques à Toplou,
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 391

81 ans, savait, en septembre 1966, que les Triomates étaient


aussi hauts que le Géant de 40 coudées (Sapava7nr)^oç), qu'ils
venaient de l'étranger comme les Arabes et, comme eux,
ravageaient la Crète et tuaient les gens. Leurs trois yeux les faisaient
ressembler à des sortes de bêtes. — Non loin de là, à Hiérapetra,
leur pays est nommé TpiofjiaOioc, et l'on sait qu'il est gouverné
par un roi sanguinaire. Il est proposé comme épreuve à un jeune
homme d'aller conquérir la fille de ce roi.
A Latsida (Mirabellou), on racontait en 1941 à Mme Maria
Lioudaki qu'un homme et une femme se mirent un jour en
quête du pays où l'on ne meurt jamais. Ils parvinrent chez les
Triamates anthropophages qui d'abord les hébergèrent. Mais
comme l'époux s'était éloigné, ils égorgèrent sa femme et la
suspendirent derrière la porte. A son retour l'homme devina
ce qui était arrivé et le sort qui l'attendait. Il prit la fuite et assura
son salut.
A Kavousi et à Mithous (Hierapetras), à Latsida (Mirabellou),
à Mathia et à Skotino (Pediados), à Akoumia (Hagiou Vasiliou),
on désigne du nom de Triomates, ou Triamatides, les gens rusés,
très intelligents, et on se justifie en disant qu'ils ont trois yeux
et qu'ils voient plus clair et plus loin que les autres. C'est là une
vieille tradition. Sur le haut plateau du Lasithi, en 1583, Pietro
Castrofilaca, secrétaire du provéditeur général de la République
de Venise, nomme parmi les débiteurs de la République le
paysan Vassilis Triomatis *■ : ce nom est donc employé comme
sobriquet en Crète depuis au moins 400 ans. Il existe encore
aujourd'hui une famille Triamatakis à Hèrakleion, une famille
Triomatis à Zoniana (Mylopotamou). On explique
communément ces anthroponymes par l'intelligence extraordinaire des
lointains ancêtres auxquels on les attribua.
A Hagios Myron (Malevyziou), les Triamates passent pour
des anthropophages pourvus de trois yeux et demeurant au lieu
dit Triamathia. A Phodele, dans la même éparchie, on associe ce
dernier nom à celui de Sarandapikhos, le géant de 40 coudées,
aux enjambées et à l'appétit fantastiques. A Gonies, toujours
dans la même éparchie, sur le chemin d'Anoya et de la caverne
de Zeus, au-dessus du pont du torrent Sklavokampos, près du
lieu-dit Soros (le Tas de pierres), on montre « la Taverne du
Triomate » : il s'agit des ruines d'une villa du Minoen récent I
(xvne siècle avant J.-C), fouillée par M. Marinates entre 1929
et 1933 2. Tout ce qu'on 3 su mt dire au village de ce Triomate,

1. Stergios Spanakis, Su(i,6oX-}] crijv loropta tou AaaiOfoo xarà tt) Beve-
OXpaTÉa, Hèrakleion, 1957, 67, et note 234, p. 129.
2. jf. H. S., 1930, 251 ; 'Apx, 'E<p., 1939-1941, 69-96.
392 LE MYTHE DES CYCLOPES

c'est qu'il avait troif yeux, était fort rusé et qu'il passait pour un
grand buveur.
A Kamarès (Pyrgiotissis), les Triomates, toujours géants et
anthropophages, vivaient dans les creux du sol, et notamment
au lieu-dit axoùç Aàxxouç ou ctto Ooiipvo, sur la hauteur de So-
pata où l'on a fouillé des tombes de la fin de l'âge du bronze 1. Ils
se réfugiaient là, la nuit, par crainte d'un moustique qui les
empêchait de dormir au dehors. On a découvert, me dit-on en
1962, un grand crâne oblong avec trois orbites, deux par devant,
l'autre par derrière, preuve évidente de leur existence. — Dans
la grotte sacrée de JCamarès, la Mavrispiliara, à 1524 m d'altitude,
où ont été exhumés les vases minoens célèbres (1900- 1700 avant
J.-C), un voleur de bétail faisait cuire un soir secrètement un
agneau qu'il avait dérobé, quand il vit venir à lui, du fond de la
caverne, un jeune garçon qui lui demanda à manger. Peu à peu
l'enfant allait dévorer tout l'agneau, au grand dépit du voleur qui
pensait se régaler tout seul. — « Comment t'appelles-tu ? », dit
le garçonnet. — « '0 Suvxpoçoç [xou (Mon Compagnon) », dit
le voleur. Car le rusé voleur a deviné la présence d'un mauvais
esprit, le fils des Néréides qui habitent dans les profondeurs de
la caverne. Alors il empoigne la broche avec ce qui reste de
l'agneau rôti et il en assène de grands coups sur tout le corps de
l'enfant. Celui-ci, brûlé, se sauve en hurlant vers les Néréides qui
sont en train de dans-sr : « Qui est-ce qui a mal ? », dit l'une
d'elles. — « C'est Mon Compagnon », crie l'enfant. — « Alors
ce n'est rien. Va-t-en jouer ! » Le voleur a aperçu les Néréides ;
il a compris le danger ; il est descendu au village. La population
en armes monte à la grotte. Mais il est une heure du matin ; le
coq chante ; les Néréides disparaissent.
Même histoire, avec quelques variantes, à Zoniana (Mylopo-
tamou), entre Axos et l'antre de la nativité de Zeus, dans la
caverne gttou Sevtovtj tï)v zp^ixcn 2. Ici, le garçonnet est fils du
diable ; il se présente nu ; le voleur se fait appeler '0 Kupyta7taToç
(jlo"j (= *o KtSpioç sauTÔç [xou 3, « Monsieur Moi-même ») ; il
assomme l'enfant vorace avec la peau rôtie et chauffée du mouton
tué ; les diables de la gorge de Gavrili poursuivent le voleur qui
sacrifie ses chiens et n'est sauvé que par le chant du second coq,
le noir après le rouge. Selon une autre version, le voleur pour-

1. A. y. A., 1901,439-443.
2. Histoire narrée en dialecte crétois dans la revue IIpofi.7}9sùç ô IIupcpopoç
de Rhethymnon, n° 23, ier décembre 1925, p. 7. Sur cette caverne, voir l'article
de Mme Anna Petrochilou, Bulletin de la Société spéléologique de Grèce, VII (3),
juillet-septembre 1963, pp. 76-82.
3. Cf. en Triphylie la légende '0 MuXtovàç xal Ta AuxoxâvxÇapa,
reproduite par N. Politis, IIapaS6aetç, t. I, Athènes, 1904, pp. 357-359, n° 624. Le
rusé héros se fait appeler 'At6ç (= ocOt6ç) p.ou.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 393

suivi tombe par sa cheminée dans sa maison et meurt étouffé.


Son vrai nom serait Manias. Il paraît que sa famille existe encore.
Le 11 novembre 1963, l'instituteur de Zoniana écrivait sur ma
demande que vivait jadis dans ce village un certain Georgios
Zervos, fort intelligent et entreprenant et qu'en raison de son
esprit on surnommait Triamatis. Toute sa famille reçut le même
surnom : les Triamatides.
A Axos, au cœur de l'Ida, on croyait encore communément
en 1926 qu'il existait jadis des hommes munis de trois yeux, les
deux premiers sur la face, le troisième sur la nuque, et que, pour
cette raison, on nommait Triammatis (sic) un homme
particulièrement intelligent l.
A Aloïdes (Mylopotamou), un Triomate réparait sa chaussure
au lieu-dit Ai[AVY], dans un creux des ruines antiques. Son turban
ayant glissé pendant son ouvrage découvrit son troisième œil
sur sa nuque. Un villageois qui passait s'en aperçut et le tua. La
légende des Triomates fleurit encore à l'extrémité de la même
éparchie, dans la région d'Eleutherna, cité considérable de la
Crète antique, au pied Nord du mont Ida. Voici ce que racontait,
à la fin de septembre 1963, Mme Zabia Polykhronaki, 65 ans,
villageoise inculte du village de Langa : entre Alphas, où l'on a
trouvé la nécropole d'Eleutherna et les célèbres tablettes dites
orphiques, et Alexandroukhani, existent les ruines d'une auberge
dite cttou KouxtcùT/) to Xàvi. Elle appartenait à des négociants.
Des voyageurs qui y avaient passé la nuit prièrent au matin
l'aubergiste de leur préparer de la viande, pour pouvoir la manger
en cours de route. Quand ils ouvrirent plus tard leur paquet, ils
virent, stupéfaits, que la viande était couverte de poux. Or, selon
un tradition populaire, « àvotyst to ijjstpio tûv Trs6a[xévcov »,
le pou s'échappe des morts, c'est-à-dire que les cadavres humains
passent pour engendrer une foule de poux de couleur noire. Les
voyageurs comprirent que les aubergistes étaient des
anthropophages, des Triamatides. La chose se confirma, et ils furent
chassés par les villageois.
A Gerakari (Amariou), les Triamates ou Triamatides passent
pour des géants de la très lointaine antiquité. Selon les uns, ils
vivaient dans le massif du mont JCedros (1178 m) et dans les
bois ; selon les autres, près de la rivière, au sud du village. Ils
étaient anthropophages, tuaient les hommes et vendaient leur
chair dans un « magazi ». On se sert encore de leur nom pour
terroriser les enfants.
A Akoumia (Hagiou Vasiliou), au flanc nord-est du mont
Siderotas Ci 136 m), deux voyageurs débarquèrent, sans le savoir,
au pays de Triamathia. Devant la caverne, deux chiens énormes
1. IIpo[i.Y)Geùç ô IIupcp6poç, n° 26, 15 janvier 1926, p. 7.
394 LE MYTHE DES CYCLOPES

laissaient entrer les gens, mais ne les laissaient pas sortir. Ceux-ci
donnèrent à dévorer aux chiens l'enfant des Triamates et
s'enfuirent sans être poursuivis.
A Karoti, près de Gerani (Rhethymnis), existe un toporiyme
« tou Tpia[i.dcT7) ». Il s'agit d'une vieille construction, à moitié
ruinée. Selon le témoignage d'un vieillard de 90 ans, entendu en
1963, un homme jadis avait bâti là une auberge-hôtellerie, x*vt>
le long de la grand route qui mène de La Canée à Rhéthymnon.
Comme l'affaire marchait bien et que les voyageurs venaient en
grand nombre, on trouva le propriétaire fort intelligent et on le
surnomma Triamatis, comme s'il voyait plus loin et mieux que
les autres.
Plusieurs des mes informateurs originaires de Hagia Roumeli
et Samaria, au cœur du pays des gorges, Ta Scpaxtà, disent que les
Triamates sauvages, inhospitaliers, vivent dans la montagne
comme des bergers ; ils attirent et nourrissent les enfants des
hommes pour les dévorer ; ils sont pourvus de trois yeux, dont
un derrière la tête. Ils passent parfois pour habiter un château
à triple enceinte, chacune gardée par un chien formidable. Mais
les voyageurs tuent trois enfants des Triamates et les donnent à
manger aux chiens.
Dans la commune d'Anopolis (Sphakion), il existe un massif
de pâturages, à 1 800 m d'altitude, entre les deux cimes du mont
Kalorcs (1 925 m) et de la Mavri (2 069 m), juste à la frontière de
deux éparchies sur le sentier de Therisso à Anopolis. Ce massif,
dit Triomati, ou Triamati, est déjà mentionné dans un acte de
partage byzantin de 11 83 en faveur de la famille des Skordili *.
Actuellement, le lieu appartient aux bergers sphakiotes qui y ont
leurs laiteries (xoufjioi) et une caverne en forme de puits, ô
TàcpxoçTouTpia|i,àT/), pleine de neige la moitié de l'année. Leurs
voisins du Nord, à Meskla, y craignent l'apparition de l'Archange
de la mort, saint Michel. Les bergers de Therisso, sur le revers
Nord des Monts Blancs, possédaient jadis une laiterie cjtoo
TpiafJUXT/), actuellement hors d'usage. A Anopolis même où l'on
connaît une caverne de l'Ogre, ÀpaxoXocxxoç, le Triomatis passe
aujourd'hui pour une sorte de Cyclope ; selon les uns, c'était
un sauvage ; pour d|autres, une sorte de Satyre ; pour d'autres,
un être civilisé. La fantaisie individuelle brode beaucoup sur la
signification de son nom. On croit qu'il était seul de son espèce.
Dans un village voisin de Therisso et de Meskla, à Lakkous
(Kydonias), on raconte, très simplifiée, l'histoire du voleur de
1. Cet acte, depuis longtemps connu, a été publié d'une manière critique par
Miklosich et Muller dans les Acta et Diplomata Graeca, à Vienne, en 1865,
t. III, pp. 235-237. Il a été réédité par E. Gerland, Histoire de la noblesse cré-
toise au Moyen- Age, Revue de l'Orient latin, XI, 1907, 21-29, et par St. Xanthou-
didis, 'Etcst. 'Et. KpY)T. StcouSwv, t. II, 1939, 299-312.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 395
bétail qui fut dérangé dans son repas au lieu-dit orà Pfoaa x par
un mauvais esprit, le Katakhanas, et qui lui jeta la viande au
visage en disant qu'il se faisait appeler « Monsieur Moi-même »,
ô KupYia7raToç (aou. Le voleur s'enfuit, malgré la poursuite des
démons 2. Ce mauvais esprit 4iante la célèbre caverne Tzani, ou
du géant Digenis, réceptacle-gouffre des eaux du polje d* Omalo.
Même visite de Monsieur Moi-même au géant qui habite la
caverne Xotikospiliaro de Koustogerako (Selinou), et même
duperie 3 : notez encore la proximité de la caverne dite du
Cyclope, tou KuxXwrta, dans la même commune 4.
A JCampanos (Selinou), on dit que les Triomates étaient des
géants. Ils circulaient la nuit, enlevaient et dévoraient les enfants.
Il paraît que les femmes, naguère, pour intimider les enfants
opiniâtres, se dessinaient au charbon de bois un troisième œil sur
le front et leur tiraient la langue.
A Sklavopoula (Selinou), les Triamates étaient tenus pour les
ennemis traditionnels du village. C'étaient des anthropophages
aussi rusés que redoutables. On dit encore d'un enfant éveillé
et vigoureux : « ocutôç elvou Tpia^cmxo' êyei cttÔ xàcpa tou
jxàôta » (c'est un petit Triamate : il a des yeux sur le cou). Les
géants vivaient en famille, 6 ou 7 personnes, dans la caverne
encore appelée Tpia^aGià 5, à une heure et quart de marche au
nord-ouest du village, au fond d'un ravin, dans les bois de noyers,
tout près des frontières des Ennea Khoria (antique 'Iva/<optov).
Ils attirèrent un soir deux femmes et leurs enfants qui se
rendaient de ce pays au moulin et leur demandèrent de préparer le
repas dans un vaste chaudron à lait. Elles y aperçurent un sein de
femme qui cuisait et l'une d'elles parvint à s'enfuir en prétextant
un besoin naturel, tandis que les Triamates empêchaient les
enfants de pleurer. Elles alertèrent les gens de Sklavopoula qui
tuèrent les anthropophages. Ce lieu, où j'ai trouvé divers tessons,
de la fin de l'antiquité jusqu'à l'époque turque, n'est fréquenté
que par les bergers.
Au même village, on dit qu'une Triamatissa s'échappa de
chez elle. Elle était si élancée et si belle qu'un pallikare l'épousa
sans chercher à savoir d'où elle venait. Un jour de printemps, elle
avait mis sa tête sur les genoux de son mari et celui-ci lui caressait

1. Il s'agit d'une doline au sol jonché de billes de fer naturel, avec une vaste
citerne, où les bergers abreuvent leurs troupeaux, à 3/4 d'heure de marche au
Nord du polje d'Omalo.
2. Légende mentionnée par G. Spyridakis, 'Etc. 'Et, Kp. Sir., 1939, 148.
3. Thalia Kalligianni, To Hcùtix6 cttctjXio tou KouCTToyepàxO'), dans la revue
KpTQTlX^ IIptdTOXpOVtà, t. VI, 1966, pp. 90-91.
4. Cf. ci-dessus p. 383.
5. J'ai décrit cette caverne B. C. H,, 1965, 61-62, avec une photographie p. 43 :
profil grimaçant dans les concrétions calcaires de l'intérieur.
396 LE MYTHE DES CYCLOPES

et soulevait les boucles de la nuque quand il aperçut, sous les


cheveux, un troisième œil : horrifié de sa découverte et
comprenant le danger, il tua sa jeune et trop jolie femme sans qu'elle
pût laisser de descendance.
Tel est le dossier des 40 récits que l'on a pu relever en Crète.
Visiblement, il doit une partie de sa richesse et de sa complexité
à la crainte encore vivace des chaudronniers gitans, connus en
Crète depuis 1322 1, à l'existence de chaudrons fameux comme
ceux du monastère de Toplou ou ceux dont on retrouve le nom
dans 1b toponymie de la côte Nord de l'île iXaXxwjxaxàçàKha-
maizi (Sitias), connu depuis 1651 2, Xàpxcofxa à 850 m à l'est de
Sisi (Mirabellou) 3. A Sykologos (Viannou), on me dit qu'on
faisait peur aux enfants vers le début de ce siècle avec l'histoire
du XapxwfJLaTapvjç 4, le Chaudronnier géant qui prend les enfants
aux bras des femmes et les fait disparaître dans sa caverne. Le
mythe des Cyclopes crétois est donc en partie moderne et de
caractère étiologique.
De même, ces légendes interfèrent avec celles de deux géants
crétois fameux, Digenis 5 et Sarandapikhos 6, dont les aventures
relèvent le plus souvent du folklore géographique mais qui sont
les héritiers certains de géants crétois antiques : Talos, Atymnios,
Otos, le Dactyle Hèraklès. La partie orientale de l'éparchie de
Viannos, par exemple, montre la rivière, la couche, les pas, le
tombeau de Sarandapikhos, là où l'on évoquait dans l'Antiquité
les exploits des Aloades 7 et à l'époque byzantine ceux de Saïb
et de Babdel (Shu 'Ayb et Abu 'Abdullah) dont l'un fut sur-

Mœurs
1. S. etSiméon,
coutumes
Itinerarium,
des Tziganes,
éd.trad.
Nasmith,
fr. de J.
Cambridge,
Marty, Paris,
1778,Payot,
18 ; Martin
1936, 131-136.
Block,
Or connaît en Crète 1 9 cavernes différentes qui doivent leur nom à la présence de
Gitans, parfois près de gisements de cuivre : à Kavousi, Kalamavka, Adrianos,
Kephalovrysi, Panagia (Pediados), Galipe, Douli, Voriza, Hag. Ioannis (Pyrgio-
lissis), Kamariotis, Gonies, Anoya, Veni (Mylopotamou), Sellia, Stylos, Drakona,
Khordaki, Katsomatado.
2. P. Faure, Fonctions des vavernes Cretoises, Paris, 1964, 57, 235, n. 2 ; Les
minerais de la Crète antique, Revue archéologique, 1966 (I), 45-78.
3. il s'agit d'un petit mouillage où ont été trouvé des tessons de la fin de l'âge du
bronze. Les habitants de la région parlent de la découverte d'un chaudron de
berger, ou de matériel de l'armée turque ; peut-être s'agit-il de vaisselle minoenne
analogue à celle qui a été découverte à l'Ouest de Malia, B. C. H., 1929, 365 sqq.
4. Ce personnage terrifiant se retrouve dans les légendes chypriotes.
5. P. G. Vlastos, '0 Aiyev^ç, àpxafoç Y^Ya? xo" y-^fOLç %><«>ç t% KpYJTrçç,
dans la revue Kp7)Tixoç Aa6ç 1. 1, 5 mai 1909, pp. 12-16 ; N. G. Politis, Ilapa-
86aeiçl, nos 120, 121, 131 ; et les notes t. II, p. 745 ; 751-752.
6. C. Spyridakis, fO àpi6{zèç xearoapàxovTa 7tapà toiç BoÇavrivoîç xal
veeoTépoiç "EXXiqcn, Athènes, 1939, 97-100 : influences de légendes syriennes
qu'on peut suivre jusqu'au début de l'ère chrétienne.
7. Pline, Nat. hist., VII, 73 ; Servius, Comm. Aen., III, 578 (d'après Salluste,
Hist.) ; Etienne de Byzancb, au mot BÊevvoç. Cf. Lettres d'humanité, t. XXIV,
décembre 1965, 437.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 397

nommé Tessarakontopikhos 1. On a constaté aussi, au passage,


combien les souvenirs de la piraterie arabe, sarrasine et turque
avaient peuplé les récits crétois. Quelques thèmes, comme
celui des trois tâches, de l'ogre et de la belle princesse sont
universels. Les apports chrétiens au mythe sont enfin très sensibles.
Ces réserves faites, il est remarquable que les aventures des
Triomates soient connues et célébrées en Crète dans les pays
étéocrétois, c'est-à-dire archéologiquement les plus anciens, dans
les régions où les bergers vivent seuls, auprès de ruines antiques,
et spécialement dans les régions frontières. Plusieurs fois la
légende est liée à l'existence d'une caverne précise, à la présence
d'enfants prisonniers, mutilés au sexe, terrorisés et enfin délivrés.
On notera l'importance des épreuves imposées aux visiteurs. Un
trait original enfin : ces géants sont intelligents, et plus que les
autres hommes, précisément parce qu'ils ont un oeil exceptionnel
ou exceptionnellement placé et dissimulé, un œil que nul ne
crève jamais.
Dans le Dodécanèse, deux îles d'ailleurs riches en souvenirs de
l'âge du bronze, Karpathos et Symi, confirment partiellement les
témoignages crétois et les conclusions qu'on en peut tirer. Dans
la première, les Trimmaties, pourvus aux aussi de trois yeux,
sont représentés comme des pirates gigantesques, venant du
pays de Trimadia. Ils se dissimulent derrière d'énormes troncs
d'arbres. Ils ont la peau noire et les pieds larges comme des
souches. Us se nourrissent de chair humaine. A Symi, célèbre
aussi par son jeu du Labyrinthe appelé le Château de Souria 2, les
Trimmaties habitent une terre mythique au bout du monde, la
Trimmatia, où ils vivent en anthropophages.
Le dossier chypriote sera bref. On connaissait déjà à Chypre,
depuis une centaine d'années, un ogre à trois yeux, nommé
Trimmatos, et Pierre Saintyves, dans ses Contes de Perrault et
les récits parallèles 3, avait pu, d'après Emile Legrand, donner
un résumé d'une étrange histoire qui ressemblait trait pour trait
à celle de Barbe Bleue. On vérifiera chez un auteur chypriote,
Athanase Sakellariou 4, l'exactitude de la ressemblance. Mais
c'est la mission folklorique de G. Spyridakis et de Stavros JCara-
kasis qui devait rassembler, du 21 octobre au 20 novembre i960,
une douzaine de récits qui rapprochent tout à fait le jTrimmatos
chypriote du Triomatis crétois, du Trimmatis de Symi et, en
1. R. Pashley, Traveh in Crète, Londres, 1837, I, 272 ; G. C. Miles, A
provisional reconstruction of the genealogy of the Arab Amirs of Crète, KpTjTtxà
Xpovixà, 1961-1962, t. II, 59-72.
2. Mikhaïl D. Khaviaras, Ilepi toù KàaTpouxTJç Soupiôcç, revue Aaoypacpîa
d'Athènes, t. II, 1910, 557-574.
3. Paris ,1923, p. 388.
4. Ta Ku7rpiaxà, t. III, Athènes, 1868, pp. 137-144.
39§ LE MYtHE DES CYCLONES

général, des Cyclopes antiques. Deux d'entre ces récits ont été
publiés dans V Annuaire des archives folkloriques de Grèce x en
1962. Je ne résumerai que l'exemple le plus caractéristique, tel
qu'il a été noté en dialecte local au village de Pedoula, au cœur du
massif du Troodos, l'antique Olympe, la plus haute montagne
de l'île. Tous les autres témoigbages proviennent des villages de
l'Ouest de Chypre, également.
Donc, à peu de distance au sud-est de Pedoula, existe un lieu-
dit Trimmatos, avec une église de la Vierge, Source de Vie
(ZwoSô^oç ïlrpfii). Là demeurait jadis, derrière un grand fourré,
un géant pourvu de deux yeux brillants sur la face et d'un œil
plus grand sur la nuque. Quand les petits enfants venaient
chercher de l'eau à la fontaine voisine, le Trimmatos les saisissait,
les mettait dans son chaudron de bronze et les faisait cuire. Sa
commère, la Loïna, vint un jour pour le saluer. Quand elle vit
le chaudron plein d'enfants, elle fut saisie de peur et s'enfuit.
Elle traversa la rivière. Le Trimmatos lancé à sa poursuite fit
une chute et ne put l'atteindre. Il lui cria de revenir : « Eh,
commère, reviens ! Je te rendrai ton petit -fils ». Tout le village
l'entendit et se précipita chez le Trimmatos. Derrière les épines,
il y avait une grande caverne où se cachait le géant. Un villageois
fort résolu y pénétra et sauva douze enfants. On mit le feu aux
épines et ainsi périt le Trimmatos. C'est en souvenir de cette
délivrance que fut construite la chapelle de la Source de Vie.
De pareils récits qui se répètent plus ou moins déformés 2 sont
assez semblables au récit de VOdyssée et assez différents à la fois
pour garantir une communauté d'origine et l'indépendance des
traditions. Si l'on fait la part des apports modernes facilement
discernables ou de cycles mythiques distincts, tels que la légende
de Barbe Bleue, l'intervention du diable, des saints ou des
saintes, on retrouve les éléments essentiels du récit odysséen :
la caverne où demeure l'ogre, son œil extraordinaire, sa taille,
sa voracité, son métier de berger, son repas de chair humaine,
parfois le subterfuge du faux nom du visiteur, le feu dans la
caverne, la défaite de l'ogre, la fuite du prisonnier. Mais aussi on
remarque l'absence du thème de l'œil crevé, l'absence de tout
pillage et, en revanche, la présence de détails extrêmement
importants, car ils se retrouvent dans des variantes européennes
du mythe, étrangères à VOdyssée : les victimes du Triomate sont
souvent des enfants, le géant a trois yeux dont un secret, il est
fort intelligent ou rusé, il ne vit pas seul mais en famille, il dispose

1. 'ETOTYjpiç toO AaoYpa<pixou 'Ap^etao, t. 13/14, 1960-1961, pp. 315-


317-
a. A Stroumbi de Chypre, par exemple, le monstre n a qu'un œil sur le
ftont.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 399

d'un chaudron de métal où il fait bouillir ses victimes, des


épreuves sont proposées aux visiteurs. Si bien que l'on est en
droit de se demander à quelle époque, ou du moins à quel type
de civilisation peut remonter un mythe assez vivace pour s'être
conservé, indépendamment de la littérature, chez les bergers les
plus incultes du monde hellénique.
Avant de proposer une interprétation des faits que j'ai
collectionnés, je passerai en revue quelques-unes des très nombreuses
études modernes qui ont été consacrées au mythe des Cyclopes
dans la Grèce antique et moderne, ne serait-ce que pour les
éprouver.
Dans le dernier volume des Actes du premier Congrès
international des études Cretoises *, M. G. Spyriadakis a proposé
d'expliquer la légende des Triomates ou Trimmates créto-chypriotes
par l'interférence, à l'époque byzantine, du récit de l'Odyssée
et d'un récit du Pseudo-Callisthènes, intitulé 'AXe^àvSpou
IïpàEeiç, les Hauts faits d'Alexandre : selon ce narrateur,
Alexandre, ayant conquis l'immense empire des Perses, s'avança avec
son armée jusqu'en des terres inconnues où il rencontra des
hommes de haute taille, habitant des cavernes dont les entrées
étaient gardées par des chiens à trois yeux. — Mais outre qu'il ne
s'agit ici que d'une variante de la tradition manuscrite 2 et non
du texte canonique, outre que cet Alexandre de fantaisie
rencontre un peu plus loin des monstres à 6 pieds et à 3 et 5 yeux qui
font penser aux Arimaspes d'Hérodote, outre que la ressemblance
de l'aventure d'Alexandre et des récits crétois est fort lointaine
(le héros n'entre pas dans la caverne, les habitants ne sont pas des
Cyclopes, il n'y a aucune péripétie), on n'entend jamais parler
chez les bergers du personnage principal, Alexandre, dont les
légendes et le nom avaient pourtant envahi au Moyen-Age
l'Europe et la moitié de l'Asie. Il faut donc, je crois, chercher aux
récits crétois autre chose qu'une source littéraire.
La thèse fort brillante de M. Gabriel Germain, Essai sur les
origines de certaines thèmes odysséens et sur la genèse de /'Odyssée 3,
a consacré un chapitre de 74 pages au problème du Cyclope. En
s'appuyant sur les 219 exemples du recueil de Hackman 4 et
sur l'existence de 5 mythes berbères analogues, il me semble

1. Parus en août 1963 dans les KprjTixà Xpovixà, 1961-1962, t. III, pp. 114-
2. Edition C. Muller, Paris 1846, Collection Didot, II, 33, p. 86, en note,
d'après le manuscrit B. Dans le manuscrit A, il n'est question ni de cavernes, ni
de chiens.
3. Paris, P. U. F., 1954, 55-129. Cf. du même, Ulysse, les Cyclopes et les
Berbères, Revue de littérature comparée, 1935, 573-623.
4. Helsingfors, 1904, déjà cité p. 384. Déjà P. Saintyves (Nourry) avait
proposé d'interpréter les Contes de Perrault (o. c.) comme des scénarios
initiatiques.
406 LE MtYtHE ÔES CYCLONES

avoir établi avec force que l'épisode odysséen narrait un rituei


d'initiation pastorale. Je crains qu'il n'outrepasse les droits de la
comparaison quand il soutient qu'il s'agit nécessairement d'un
culte du bélier, que ce bélier rupestre a un rapport avec la pluie
et que l'origine de ce culte doit être cherchée dans l'Afrique
égypto-libyenne de l'époque néolithique. Les chaudrons de
cuivre de nos Cretois et de nos Chypriotes nous entraîneraient
dans une tout autre direction. Quant à la pluie et au dieu-bélier,
je n'en vois nulle trace dans les 54 nouveaux récits que j'ai
collectés.
En 1922, Eitrem, qui ne connaissait des Cyclopes que les récits
antiques et les quelques témoignages analogues relevés par
Bernard Schmidt à Zacynthe en 1 862, proposait dans son article
« Kyklopen » de la Real Encyclopédie x une interprétation qui
a été largement acceptée par les critiques : le Cyclope est un
monstre qui a le mauvais œil, la paaxavta, et il faut le conjurer
par le fer et par le feu. On aurait affaire à un rituel de magie
apotropaïque, tel qu'on le retrouve chez les forgerons, lorsqu'ils
crèvent l'œil du haut fourneau, ou chez les Turcs des temps
modernes crevant en pays grec les yeux des saints sur les icônes.
Par là s'expliqueraient un certain nombre d'épithètes de Calli-
maque ou de Virgile qui prêtent un caractère fulgurant ou
foudroyant aux Cyclopes, l'expression KûxX(O7toç pXé(jL[xa, et le
fait que le géant (xovofXfxaToç de Zacynthe possède un regard
brillant comme du feu ou de la braise. — Cette exégèse, à mon
avis trop partielle, a au moins le mérite de rejeter loin derrière
elle toute une série d'interprétations qui ont eu leur heure de
succès : Pétymologie sanscrito-latine de Mahlow, sanscrit ekas,
« un », latin oculus, « œil », c'est-à-dire que Polyphème serait le
dieu borgne, comme Odin ; les Cyclopes, dieux du soleil, chers
à l'école naturaliste ; les Cyclopes, constructeurs d'enceintes
circulaires, xuxÀot, comme celle de Troie qu'Ulysse avait percée :
cette hypothèse de Crusius, soutenue en 1886 à Leipzig, a été
encore reprise par Jakson Knight à Oxford en 1936 2 ;
l'hypothèse de Roscher qui, en 1890, mettait en rapport l'œil rond des
Cyclopes avec le cratère de l'Etna 3 n'a fait d'autre adepte, ou
d'autre victime, que V. Bérard 4 : comment imaginer dans les
Cyclopes une personnification des volcans (des Champs Phlé-
gréens !) lorsqu'on interroge les habitants de Chypre, du Dodé-

1. Colonnes 2340 à 2345.


2. Cutnaean Gates, A Référence of the Sixth Aeneid to the Initiation Pattern,
Oxford, 1936.
3. Attsfùhrliches Lexikon der griechischen and rômischen Mythologie, Leipzig,
t. II, 1689.
4. Les.Phéniciens et l'Odyssée, Paris, t. II, 1903, 140 ; cf. André Bonnard,
V. Bérard et les Cyclopes, Rec. trav. Univ. Lausanne, juin 1937, 44-62.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 4OI

canèse et de Crète ? On connaît enfin le rapprochement qu'Otto


ICeller x proposait entre l'œil frontal des Cyclopes et la lampe que
les mineurs de Sicile auraient portée sur le front : l'ennui, c'est
que les récits crétois placent tous l'œil exceptionnel derrière la
nuque. Et puis, pourquoi vouloir que l'œil du Cyclope soit
nécessairement maléfique ?
Tous ces rapprochements ont le tort de mettre l'accent sur un
trait de la légende, tantôt sur le feu, tantôt sur l'œil (rond ?),
tantôt sur la peau de mouton, tantôt sur le nom du visiteur. Mais
l'ensemble des séquences est seul significatif et tous les moments
du scénario revêtent une égale importance. Mais surtout, à mon
avis, ces diverses tentatives d'explication ne cherchent à rendre
compte que d'une seule catégorie de Cyclopes, et spécialement
de celle de Polyphème, alors que la mythologie antique et
moderne en connaît au moins trois espèces. L'unité des trois mythes
reste donc à trouver.
Déjà, au milieu du Ve siècle avant J.-C, l'un des premiers
historiens et mythologues que l'Antiquité ait connus, Hellanicos
de Mytilène, remarquait 2 qu'il existait trois sortes de Cyclopes :
1) « Ceux qui ont construit Mycènes ». Les Anciens, depuis
Pindare et les auteurs tragiques, précisaient en disant qu'il
s'agissait de la construction des remparts de la citadelle et de la
célèbre porte des lionnes. Bacchylide, suivi par un grand nombre
de mythographes, par Strabon, par Pausanias, etc., ajoutait
la forteresse de Tirynthe ; d'autres, celles de> Midea, d'Argos,
de Nauplie et généralement tout ce qu'on appelle les murs
cyclopéens et que l'archéologie, depuis les travaux de Schlié-
mann et de Dbrpfeld, situe aux xve et xive siècles avant J.-C.
Strabon, sur la foi de ses guides, leur attribuait les casemates, les
galeries et les cavernes taillées et aménagées de Nauplie, que l'on
appelait des labyrinthes 3. Parfois on surnommait ces Cyclopes
bâtisseurs ^eipoYaaTopeç, mot que l'on interprète tantôt par
« ceux qui se nourrissent du travail de leurs mains », tantôt par
« ceux qui ont des mains autour du ventre », c'est-à-dire comme

1. Lateinische Volhsetymologie und Veruandtes, Leipzig, i?9i, 190-191, 2*74.


2. Texte connu par les scholies d'HÉsiODE, Théog., 139 et 144, et d' Aristide,
III, 408 Dindorf.
3. Strabon, Géographie, VIII, 6, 2 (369), et VIII, 6, 1 1 (372). Artemidoros
d'Ephèse, qu'il cite 50 fois du 3e au 17e livre et précisément pour la côte d'Argo-
lide (Épidaure Limera), est la source probable de ces deux passages ; ses rew-
Ypa<pou[iéva datent de la fin du 11e siècle avant J.-C. Les cavernes et les
labyrinthes construits qui nous sont mentionnés sont apparemment les anfractuosités
aménagées en habitats et en tombes à longs dromoi maçonnés que l'on peut
visiter au pied NQ.rd etau flanc Est dufortPalamède de Nauplie. Les fouilles de
Kondakisen août-septembre 1878, de Lolling en février-mars 1879 et de Staïa
en 1892 ont dégagé 50 tombes du Mycénien Récent IIIô (xme siècle av. J.-C).
Sur le sens funéraire et religieux du mot Xa6iipiv8oç, cf. P. Faure, Kp. Xpo-
vixdc, 1963, 315-326 ; Fonctions des cavernes Cretoises, 166-173.
4O2 LE MYTHE DES CYCLOPES

une forme d'êtres nés de la Terre et appelés les Cent-Bras. Une


tradition faisait d'eux des mercenaires amenés de Lycie par
Persée pour construire la Larissa, ou citadelle, d'Argos, puis
passés en Thessalie où la ville forte de Larissa était leur œuvre.
On remarquera que ces maîtres- maçons sont unanimement
considérés comme des héros civilisateurs et bienfaisants.
2) Venaient ensuite les Cyclopes Ouraniens, c'est-à-dire des
enfants du Ciel et de la Terre, ceux qu'Hellanicos nommait des
dieux, « ocuTol ol 8eoi », les frères des Titans et des Cent-Bras.
Ils nous sont bien connus par la Théogonie d'Hésiode : sous les
noms de Stéropès, Argès et Brontès, « l'Éclair, la Foudre et le
Tonnerre », ce sont les fabricants des armes de Zeus et les alliés
de Zeus contre les Titans. La tradition littéraire et des dizaines
de représentations de l'art plastique font d'eux des forgerons, les
inventeurs de l'art de l'art de fondre et de travailler les métaux,
les maîtres d'Héphaistos et d'Athèna ou les serviteurs de Vul-
cain, façonnant aussi bien le casque de Pluton que le trident de
Poséidon ou que les armes d'Énée, dans les grands centres
industriels de l'antiquité : l'Eubée, Corinthe, la région de l'Etna de
Sicile. Ils sont liés étroitement par les textes aux Telchines de
Rhodes, aux Dactyles de Crète et aux Courètes d'Eubée, ces
confréries de métallurgistes et de magiciens à qui la mythologie
attribue l'éducation des dieux, et, comme eux, ils reçoivent un
culte. Par exemple, Apollonios de Rhodes 1 nous montre les
Cyclopes fortifiant l'enfant Zeus dans l'antre de l'Ida avec la
foudre qu'ils ont forgée. A Athènes, nous dit Apollodore a, on
sacrifia les enfants d'Hyakinthos au Cyclope Geraistos dont le
nom se retrouve parmi les centres métallurgiques de l'Eubée.
3) Venaient enfin les Cyclopes appartenant au groupe de
Polyphème, « ol 7tspl t6v IIoXiicp7)(Jiov », c'est-à-dire des bergers.
Mais là, la tradition antique était loin d'être unanime. On garde
trop présente à l'esprit l'image caricaturale que l'auteur de
V Odyssée, IX, 116-566, nous a laissée de ce géant sauvage, aussi
inculte qu'impie et dont le tort essentiel était, après tout,
d'ignorer l'usage du bon vin. Ulysse qui l'enivre, avant de l'endormir
et de l'aveugler, a vraiment trop beau jeu. Comme M. Fer-
nand Robert 3, je verrais volontiers là un trait, une charge
politique et morale contre les colonies occidentales de Chalcis et de
Corinthe. Celles-ci célébraient l'œuvre civilisatrice de leurs
Cyclopes et leur dressaient même des autels comme à des dieux :
Homère nous présente au contraire de balourds inhospitaliers,

1 . ArgonaUtiques, I, 510-51 1. Sur Zeus et les Cyclopes, cf. A. B. Cook, Zeits, a


Study in ancient Religion, 1. 1, Cambridge, 19 14, 302-323.
2. Bibliothèque, III, 15, 8.
3. F. Robert, Homère, Paris, 1950, 392-300.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 403
étrangers à la culture, à la navigation, à toute humanité.
Cependant il ne peut s'empêcher, parce que la tradition l'y contraint,
de leur prêter des traits de civilisation, à ces éleveurs prodigieux,
à ces fabricants d'excellents fromages : ils vivent en groupes, en
familles, ils connaissent le blé, le raisin, dans un pays merveilleux
où tout pousse à profusion et ils sont bénis et protégés des dieux,
puisque Poséidon vengera d'un bout à l'autre de l'Odyssée son
fils Polyphème du mauvais traitement que lui a infligé Ulysse.
Et ce caractère, somme toute religieux et humain, constitue
l'essentiel de la tradition des Siciliens : le Cyclope de Théocrite,
comme celui de quelques représentations du mythe, n'est pas
seulement le jeune amoureux passionné d'une divinité marine,
Galatée, mais un musicien véritable, un compositeur x. Somme
toute, là aussi et pour la troisième fois, nous avons affaire à des
héros civilisateurs.
L'unité de ces trois sortes de Cyclopes est facile à dégager : il
s'agit de trois catégories de spécialistes, ceux de la construction,
ceux de la métallurgie et ceux de l'élevage, de savants techniciens
vivant en groupes, avec leurs dieux et leurs traditions, et dont
l'œil exceptionnel, qui n'est pas nécessairement un œil unique ni
un œil crevé, est celui de magiciens qui voient plus loin que les
autres. *Haav écpiaxot ts^vTtou, « c'étaient d'excellents artistes
(ou techniciens) », nous dit un commentateur ancien
d'Euripide 2. Si, selon une saisissante définition de F. Sartiaux, les
mythes sont — souvent — les explications de rites et si l'on est
en droit de rechercher la réalité sociale qu'ils illustrent, comment
ne pas penser à ces confréries de maîtres-maçons, de maîtres-
forgerons, de maîtres-bergers qui, dans tous les pays du monde,
détiennent avec des secrets professionnels des pouvoirs magiques
et procèdent aux initiations de la jeunesse ? C'est une banalité de
constater encore de nos jours, en Afrique, que les forgerons sont
des sorciers, mais aussi des poètes, des musiciens et parfois des
personnages politiques, des conseillers à qui l'on confie
l'éducation et l'initiation des classes d'âge 3. Il en allait de même autour
de la Méditerranée de l'époque du bronze. Zeus, le grand dieu
des Grecs, avait été confié à l'éducation de forgerons- magiciens
dans l'antre de l'Ida, les Cyclopes, les Dactyles, les Courètes 4,
comme les jeunes gens de l'aristocratie, descendants de Zeus,
étaient confiés à l'éducation de confréries de magiciens, tels que
le voyant Polyidès, à l'époque minoenne, ou Épiménide, « le

t. Jacqueline Duchbmin, La houlette et la lyre, I, Paris, B. L., i960, 47-5».


a. Scholies d'EuRiPiDE, Oreste, 965.
3. Germaine Dieterlen, Contribution à l'étude des forgerons en Afrique
Occidentale, Anmtaire de l' École pratique des Hautes Études (Sciences Religieuses),
Paris, 1965-1966,3-28.
4. P. Faure, Revue archéologique, 1966 (I), 72-75^
Lettres d'Humanité *5
404 LE MYTHE DES CYCLOPES

nouveau Courète », le dormant de la caverne, en pleine époque


historique. Pythagore, à son tour, fut initié par lui dans la même
caverne que Zeus, et les fils de la noblesse de Magnésie, au
11e siècle avant J.-C, allaient encore revêtus de toisons en plein
été se faire initier dans la caverne du Centaure Chiron sur le
sommet du Mont Pélion, comme l'avait fait avant eux, au même
endroit, Achille, fils du roi Pelée x.
Or le mérite de la cinquantaine de récits folkloriques relevés
en Crète, à Karpathos, à Symi et à Chypre et qui sont
indépendants de la caricature du chant IX de l'Odyssée, est précisément
de nous présenter dans les Triomates des héros d'une
intelligence redoutable, vivant en sociétés secrètes, mais en relation
avec les jeunes enfants des hommes qu'ils éprouvent de différentes
façons. Ils doivent leur science à l'existence d'un troisième œil
qui, loin de les enlaidir, est dissimulé derrière leur tête et, dans
certaines versions, sous leurs cheveux : c'est évidemment l'œil
caché de la vision intérieure, l'œil de la connaissance surhumaine
et surnaturelle 2.
Bien plus, un trait comme celui des femmes de la région de
Selinon, en Crète, qui se dessinent au charbon de bois un œil
terrifiant sur le front, nous permet d'entrevoir une partie du
scénario qui se déroulait dans les cavernes d'initiation à l'époque
où les confréries initiatiques de Cyclopes, forgerons, maçons ou
bergers, étaient une réalité sociale : des hommes masqués et
grandis par leur masque ne se bornaient pas à terroriser les
enfants confiés à leurs soins par le village ou le clan en faisant
entendre au fond des cavernes la grosse voix du rhombe, mais ils
leur montraient réellement, soit sur leur costume, soit sur leur
masque, soit parmi les concrétions calcaires, des yeux fascinants.
On ne devient un homme, un initié, un re-né, que si l'on a
dépassé sa peur au fond de la terre, que si l'on s'est montré plus
habile et plus intelligent que le Cyclope horrible dont on a
déjoué les ruses et résolu les problèmes.
Et l'œil crevé ? dira-t-on. On remarquera que l'aveuglement
du Cyclope n'est pas attesté en Crète pastorale, pas plus qu'il
n'était attesté chez les Cyclopes bâtisseurs ni chez les Cyclopes
métallurgistes de l'Antiquité. La plupart des 221 récits relevés
par Hackman dans le monde l'ignorent. Je crois qu'il n'est pas
1 . Pseudo-Dicéarque, II, 8. Cf. Fonctions des cavernes Cretoises, o.c.,118.
z. Sur la monophtaimie, réelle ou mythique, et sur les pouvoirs magiques
qu'on lui attribue, cf. W. Deonna, Le symbolisme de l'œil, Paris, 1965, 117-121.
H remarque que n'avoir qu'un oeil ou trois comme le Cyclope est pareil. Aux
références qu'ildonne, ajouter Louise Weiss, Cachemire, Paris, 1955, 122, notice 51:
« II n'est pas un fidèle (du temple de Shiva à Shrinagar) qui ne veuille se faire
mettre sur le front, par le prêtre, la marque du 3e œil, 'l'œil de la connaissance,
l'œil qui lui permettra de voir Dieu. » Le même dieu est adoré sous là forme d'une
«talagmitede glace dantla caverne sacrée d'Amarnatr*.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 40$
indispensable et qu'il s'explique par un changement de
civilisations ou de structures morales. Bien des panthéons, en Egypte,
en Perse, dans l'Inde, dans les pays celtiques, en Germanie, chez
les Kwatliutl du Canada, etc., ont connu des dieux à l'œil
exceptionnel et magique, soit dans le gouvernement du monde,
soit dans la science des runes, soit dans la guerre 1, soit dans les
diverses techniques : pour les Grecs de l'âge du fer, soucieux de
beauté et d'harmonie humaine, une telle exception constituait
une sauvage difformité qu'il fallait éliminer. Laissant aux
peuples d'Asie ou d'Afrique leurs monstres, ils ont adoré des
dieux humains. La Gorgone elle-même, Méduse, les Grées se
sont féminisées. En 700 avant J.-C, l'aristocratie que connaissait
Homère ne faisait plus initier ses enfants dans les rudes
conditions où les jeunes nobles étaient initiés mille ans plus tôt, et
l'œil surhumain, donc inhumain, des masques cyclopéens
d'autrefois était conçu comme une anomalie qu'il fallait faire
disparaître, un œil superflu à crever. De même, dans deux de nos
récits entendus à Aloïdes et à Sklavopoula de Crète, massacre-
t-on sans pitié l'être, aussi beau soit-il, qui se trouve atteint
d'une telle monstruosité.
Tout ce que nous apprend la Crète actuelle trouve une
confirmation absolue dans les textes antiques comme dans les
représentations plastiques du mythe. Sur l'Acropole d'Argos,
construite par les Cyclopes, on adorait encore à l'époque de Pausa-
nias un Zeus à trois yeux, Zsùç Tpt,6cp0aX{xoç, ou Aapicraïoç, ou
Kttjctioç. Il s'agissait d'une statue extrêmement fruste de bois,
dans un sanctuaire à ciel ouvert que les guides dataient de
l'époque d'Agamemnon et de Ménélas. Le même personnage
mystérieux, qui passait pour, voir dans les trois mondes avec ses trois
yeux, et spécialement sous terre, avait guidé les Héraclides lors
de leur retour dans le Péloponnèse 2. A Cnide et dans la Pérée
Rhodienne, en Thessalie pélasgique, à Argos, on a vénéré un
certain Triops ou Triopas, héros à trois yeux, opérant
précisément dans les pays où l'on retrouve la présence des Cyclopes
antiques. Pourquoi n'y aurait-il pas eu alors, comme l'affirme
Servius commentant Virgile 3, des Cyclopes à trois yeux ?
Et il ajoute, en parlant de Polyphème :
Hic uir prudentissimus fuit et ob hoc oculum in capite habuisse
dicitur, id est iuxta cerebrum, quia prudentia plus uidebat. Verum

1 . C'est le cas chez les Celtes, c'est peut-être aussi celui d'Horatius Codes chez
les Latins. Cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, au
mot « Codes ».
2. Pausanias, II, 24, 4; V, 3, s; Apollodorb, II, 8, 3 ; schol. Euripide,
Troyennes, 16.
3. Enéide, III, 636.
406 LE MYTHE DES CYCLOPÈS
Ulixes eum prudentia superauit et ob hoc eum caecasse fingitur.
« Par sa sagacité il voyait davantage, mais Ulysse le dépassa en
sagacité et c'est pour cela qu'on s'imagine qu'il l'a aveugle». C'est
exactement l'allégorie du folklore crétois actuel.
Bien plus, presque toutes les peintures de vases, les fresques,
les bas-reliefs représentent les Cyclopes avec deux ou trois yeux.
Il est exceptionnel que le Cyclope antique n'ait qu'un œil \ Et
l'on a depuis longtemps remarqué qu'aucun passage de l'Odyssée
ne déclare que le Cyclope n'avait qu'un œil. K\ixXt»><|> ne veut pas
dire « œil unique ». Les Grecs de l'époque classique en
rapprochant, peut-être à tort, ce mot de xijxXoç, le cercle, en faisaient
un adjectif signifiant « circulaire ». Les Étrusques le
transcrivaient sous la forme Cuclu. Il faut bien avouer que l'étymologie
du mot nous échappe et que comme celle de [xspo^, de Kéxpotjj
ou de Képxw^, elle se trouve dans la préhistoire.
Concluons que l'étude du folklore des Cyclopes dans la Grèce
contemporaine nous permet d'approfondir et d'illustrer une
interprétation fonctionnelle du mythe le plus célèbre de
l'Antiquité, telle que la suggéraient les recherches successives de
Jane Harrison en 1882 2, de Pierre Saintyves en 1923 3, de
M. Gabriel Germain * depuis 1935 et de Henri Jeanmaire en
1939 5. Ce mythe, parallèle à celui des Centaures initiateurs du
mont Pélion, à celui des Dactyles et des Courètes de Crète, des
Silènes et des Satyres auxquels les Cyclopes sont parfois associés,
nous replace dans un type de société très antérieur à celui de la
Grèce archaïque et classique. L'éducation y avait un caractère à
la fois magique et secret et elle visait à faire périr
symboliquement dans la caverne les enfants de la tribu, à les dévorer
fictivement ou à les passer au feu pour les faire renaître plus solides et
plus audacieux. Une date ? Les forges de bronze de la Courètis
cyclopéenne en Eubée, le sacrifice au Cyclope Geraistos lors de
la guerre des Athéniens contre Minos, l'érection des murs et le
creusement des labyrinthes cyclopéens de l'Argolide, la présence
des Titans auprès des Cent-Bras et des Cyclopes, les Pélasges
de la légende de Triopas, les Cyclopes pélasgiques de Persée,
tous ces traits convergent vers le milieu du deuxième millénaire
avant J.-C. Par un phénomène de conservatisme oral propre à la
Crète et à Chypre et dont on connaît bien d'autres exemples dans
leurs hautes montagnes, on entrevoit ce qu'était une des
structures sociales du monde méditerranéen indépendamment de

1. P. Courbin, Un fragment de cratère protoargien, B. C. H., 1955, 35-49.


a. Myths of the Odyssey, Londres, 1882, 31-32.
3. Les Contes de Perrault et les récits parallèles, Paris, 1923, 235-349.
4. Revue de Littérature comparée, 1935, 573-623.
5. Couroiet Courètes, Lille, 1939.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 4Ô7
tout document écrit. Les moyens d'information de la civilisation
moderne pénètrent très rapidement les cantons les plus reculés
de la Méditerranée. Les légendes disparaissent. Presque tous
mes informateurs avaient plus de 60 ans, certains plus de 90.
J'ai pu, probablement un des derniers, noter des traditions en
voie de disparition totale. Heureux si mes récits avaient pu inciter
de plus jeunes chercheurs à se hâter avant qu'il ne fût trop
tard !
Paul Faure.

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