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Faure Paul. Le mythe des Cyclopes dans la Grèce contemporaine. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres
d'humanité, n°26, décembre 1967. pp. 384-407;
doi : https://doi.org/10.3406/bude.1967.3469
https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1967_num_26_4_3469
i. Nik G. Politis, MeXItt) èni tou (3tou t&v vewTéptov 'EXX^vtov, NeoeX-
X7]vi>o) MuOoXoyta, Athènes, 1874 ; MeXéToa 7tepl tou |3£ou xal T7Jç Yk&ocrriç
toO èXX7)vi>toij Xaoo. Iïapa86creiç, 2 vol., Athènes, 1904 ; AaoypacpÊa, SeXrfov
-njç 'EXXïjvwâjç AaoYpafpoâjç 'EraipeÊaç, Athènes,i9 09 sqq.
z. Siège de la Société : 35 rue de Constantinople à Nea Smyrni, Athènes.
M. El. Platakis, président de la Section Cretoise de cette Société, 'ÉTrravifjcrou 85
à Hèrakleion, a rassemblé également un très riche matériel.
DANS LA GRECE CONTEMPORAINE 385
avec celle de Tepegoz, ce géant turc qui n'a qu'un œil sur le haut
du crâne : la plus originale raconte comment deux ferblantiers
affamés sont faits prisonniers par un Cyclope, comment ils
l'aveuglent et comment les villageois le tuent avec leurs flèches.
Même en faisant la part de l'affabulation moderne dans ces
récits : le prince ou les ferblantiers, le palais, la femme
complaisante, la demeure construite..., on pouvait être surpris encore
récemment de la survie, en pays pastoral ou dans une île comme
Psara, d'un thème antique aussi étrange que celui de bergers
anthropophages, pourvus d'un seul œil (fxovo^pxTOt.)
qu'aveuglent leurs visiteurs. Les bibliographies savantes des
mythologues modernes, Bernard Schmidt, Frazer, Eitrem, Cook,
G. Germain, W. Deonna, font peu de place à de tels mythes et la
comparaison incite les auteurs à un scepticisme embarrassé.
Tel était le dossier que les études folkloriques avaient constitué,
lorsque, le 26 septembre 1961, le hasard d'un congrès
international me fit rencontrer à Hèrakleion M. Georgios Spyridakis,
directeur des Archives du folklore hellénique de l'Académie
d'Athènes. Il était venu pour parler de la légende de Polypheme
dans les îles 1 et je lui demandai s'il connaissait la caverne de
Polypheme à Sougia et quelque mythe analogue en Crète. « Non,
me dit-il, pour Polypheme. » II me demanda à son tour si je
n'avais pas entendu parler des Triomates :
Je les connais à Chypre, me dit-il, dans le Dodecanese et en Crète.
Voici ce qu'on raconte d'eux, en gros, et que vous devriez vérifier :
la vulgate parle de 2 ou 3 voyageurs venus d'un pays lointain et qui
s'arrêtèrent un soir dans la caverne de géants munis de trois yeux,
dont un derrière le crâne (Tpiau,àT7]tteç) ; ils se restaurèrent en
l'absence du maître de la caverne et à son retour furent chargés de
faire cuire un chaudron plein de lait et de débris humains. Profitant
du sommeil de cet ogre, ils lui versèrent le contenu bouillant dans la
bouche ou sur le visage, et s'enfuirent. Ils échappèrent à toute
poursuite de diverses façons, parfois en barques, parfois en crevant les
outres qui soutenaient l'ogre sur les eaux.
Depuis, j'ai consacré plusieurs mois à interroger sur la légende
des Triomates ou Triamates 2 un grand nombre de paysans et
de bergers crétois, généralement fort vieux et incultes, ignorant
aussi bien Homère que Polypheme ou Ulysse 3. Comme je n'ai
1. Georgios K. Spyridakis, 'O ^G9oç tou IIoXu<p'/)[Jt.ou eiç Sy](jlcoSeiç TOxpa-
S6oeiç 7tepl tôv Tpiajxar/jStov, communication publiée dans KpTj-nxà Xpovixà,
1961-1962, t. III, 106-116.
2. On entend les formes TptojJidcTeç, Tpia|i.dcxeç, Tpio[i.àT/]8sç, Tpta(i.à-
T/]Seç. Ces ogres ont parfois une femme, la TpiOfxdcTicaa, et un enfant, Tpux(J.à-
TIXO.
3. Je dois aussi de particuliers remerciements à M. Eleutherios Platakis, déjà
cité, et qui m'a plusieurs fois aidé dans mes enquêtes et dans mes recherches
bibliographiques.
388 LE MYTHE DES CYCLONES
1. Une partie seulement en a été publiée dans mes Fonctions des caverne
Cretoises, Paris, 1964, 234-236.
2. Site minoen considérable, à la naissance de la gorge du Sedamnos ayant la
baie de Karoumes pour port. Ces noms figurent déjà dans une inscription de la
fin du 11e siècle avant J.-C., Inscriptiones Creticae,t. III, IV (Itanos), 9, 1. 59, 63, 66.
Sur leur caractère préhellénique, cf. Kadmos, VI (1), 1967, 59, 70.
3. Il s'agit de l'une des célèbres cavernes 'Àoiàêaxov ("Avo et KdcT<o),
IloSapôc, £7n)Xtàpa, sur la baie de Karoumes. J'en fais mention dans 5. C. H.,
1960, 192 ; 1962, 38 ; 1963, 496.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 389
1. Stergios Spanakis, Su(i,6oX-}] crijv loropta tou AaaiOfoo xarà tt) Beve-
OXpaTÉa, Hèrakleion, 1957, 67, et note 234, p. 129.
2. jf. H. S., 1930, 251 ; 'Apx, 'E<p., 1939-1941, 69-96.
392 LE MYTHE DES CYCLOPES
c'est qu'il avait troif yeux, était fort rusé et qu'il passait pour un
grand buveur.
A Kamarès (Pyrgiotissis), les Triomates, toujours géants et
anthropophages, vivaient dans les creux du sol, et notamment
au lieu-dit axoùç Aàxxouç ou ctto Ooiipvo, sur la hauteur de So-
pata où l'on a fouillé des tombes de la fin de l'âge du bronze 1. Ils
se réfugiaient là, la nuit, par crainte d'un moustique qui les
empêchait de dormir au dehors. On a découvert, me dit-on en
1962, un grand crâne oblong avec trois orbites, deux par devant,
l'autre par derrière, preuve évidente de leur existence. — Dans
la grotte sacrée de JCamarès, la Mavrispiliara, à 1524 m d'altitude,
où ont été exhumés les vases minoens célèbres (1900- 1700 avant
J.-C), un voleur de bétail faisait cuire un soir secrètement un
agneau qu'il avait dérobé, quand il vit venir à lui, du fond de la
caverne, un jeune garçon qui lui demanda à manger. Peu à peu
l'enfant allait dévorer tout l'agneau, au grand dépit du voleur qui
pensait se régaler tout seul. — « Comment t'appelles-tu ? », dit
le garçonnet. — « '0 Suvxpoçoç [xou (Mon Compagnon) », dit
le voleur. Car le rusé voleur a deviné la présence d'un mauvais
esprit, le fils des Néréides qui habitent dans les profondeurs de
la caverne. Alors il empoigne la broche avec ce qui reste de
l'agneau rôti et il en assène de grands coups sur tout le corps de
l'enfant. Celui-ci, brûlé, se sauve en hurlant vers les Néréides qui
sont en train de dans-sr : « Qui est-ce qui a mal ? », dit l'une
d'elles. — « C'est Mon Compagnon », crie l'enfant. — « Alors
ce n'est rien. Va-t-en jouer ! » Le voleur a aperçu les Néréides ;
il a compris le danger ; il est descendu au village. La population
en armes monte à la grotte. Mais il est une heure du matin ; le
coq chante ; les Néréides disparaissent.
Même histoire, avec quelques variantes, à Zoniana (Mylopo-
tamou), entre Axos et l'antre de la nativité de Zeus, dans la
caverne gttou Sevtovtj tï)v zp^ixcn 2. Ici, le garçonnet est fils du
diable ; il se présente nu ; le voleur se fait appeler '0 Kupyta7taToç
(jlo"j (= *o KtSpioç sauTÔç [xou 3, « Monsieur Moi-même ») ; il
assomme l'enfant vorace avec la peau rôtie et chauffée du mouton
tué ; les diables de la gorge de Gavrili poursuivent le voleur qui
sacrifie ses chiens et n'est sauvé que par le chant du second coq,
le noir après le rouge. Selon une autre version, le voleur pour-
1. A. y. A., 1901,439-443.
2. Histoire narrée en dialecte crétois dans la revue IIpofi.7}9sùç ô IIupcpopoç
de Rhethymnon, n° 23, ier décembre 1925, p. 7. Sur cette caverne, voir l'article
de Mme Anna Petrochilou, Bulletin de la Société spéléologique de Grèce, VII (3),
juillet-septembre 1963, pp. 76-82.
3. Cf. en Triphylie la légende '0 MuXtovàç xal Ta AuxoxâvxÇapa,
reproduite par N. Politis, IIapaS6aetç, t. I, Athènes, 1904, pp. 357-359, n° 624. Le
rusé héros se fait appeler 'At6ç (= ocOt6ç) p.ou.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 393
laissaient entrer les gens, mais ne les laissaient pas sortir. Ceux-ci
donnèrent à dévorer aux chiens l'enfant des Triamates et
s'enfuirent sans être poursuivis.
A Karoti, près de Gerani (Rhethymnis), existe un toporiyme
« tou Tpia[i.dcT7) ». Il s'agit d'une vieille construction, à moitié
ruinée. Selon le témoignage d'un vieillard de 90 ans, entendu en
1963, un homme jadis avait bâti là une auberge-hôtellerie, x*vt>
le long de la grand route qui mène de La Canée à Rhéthymnon.
Comme l'affaire marchait bien et que les voyageurs venaient en
grand nombre, on trouva le propriétaire fort intelligent et on le
surnomma Triamatis, comme s'il voyait plus loin et mieux que
les autres.
Plusieurs des mes informateurs originaires de Hagia Roumeli
et Samaria, au cœur du pays des gorges, Ta Scpaxtà, disent que les
Triamates sauvages, inhospitaliers, vivent dans la montagne
comme des bergers ; ils attirent et nourrissent les enfants des
hommes pour les dévorer ; ils sont pourvus de trois yeux, dont
un derrière la tête. Ils passent parfois pour habiter un château
à triple enceinte, chacune gardée par un chien formidable. Mais
les voyageurs tuent trois enfants des Triamates et les donnent à
manger aux chiens.
Dans la commune d'Anopolis (Sphakion), il existe un massif
de pâturages, à 1 800 m d'altitude, entre les deux cimes du mont
Kalorcs (1 925 m) et de la Mavri (2 069 m), juste à la frontière de
deux éparchies sur le sentier de Therisso à Anopolis. Ce massif,
dit Triomati, ou Triamati, est déjà mentionné dans un acte de
partage byzantin de 11 83 en faveur de la famille des Skordili *.
Actuellement, le lieu appartient aux bergers sphakiotes qui y ont
leurs laiteries (xoufjioi) et une caverne en forme de puits, ô
TàcpxoçTouTpia|i,àT/), pleine de neige la moitié de l'année. Leurs
voisins du Nord, à Meskla, y craignent l'apparition de l'Archange
de la mort, saint Michel. Les bergers de Therisso, sur le revers
Nord des Monts Blancs, possédaient jadis une laiterie cjtoo
TpiafJUXT/), actuellement hors d'usage. A Anopolis même où l'on
connaît une caverne de l'Ogre, ÀpaxoXocxxoç, le Triomatis passe
aujourd'hui pour une sorte de Cyclope ; selon les uns, c'était
un sauvage ; pour d|autres, une sorte de Satyre ; pour d'autres,
un être civilisé. La fantaisie individuelle brode beaucoup sur la
signification de son nom. On croit qu'il était seul de son espèce.
Dans un village voisin de Therisso et de Meskla, à Lakkous
(Kydonias), on raconte, très simplifiée, l'histoire du voleur de
1. Cet acte, depuis longtemps connu, a été publié d'une manière critique par
Miklosich et Muller dans les Acta et Diplomata Graeca, à Vienne, en 1865,
t. III, pp. 235-237. Il a été réédité par E. Gerland, Histoire de la noblesse cré-
toise au Moyen- Age, Revue de l'Orient latin, XI, 1907, 21-29, et par St. Xanthou-
didis, 'Etcst. 'Et. KpY)T. StcouSwv, t. II, 1939, 299-312.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 395
bétail qui fut dérangé dans son repas au lieu-dit orà Pfoaa x par
un mauvais esprit, le Katakhanas, et qui lui jeta la viande au
visage en disant qu'il se faisait appeler « Monsieur Moi-même »,
ô KupYia7raToç (aou. Le voleur s'enfuit, malgré la poursuite des
démons 2. Ce mauvais esprit 4iante la célèbre caverne Tzani, ou
du géant Digenis, réceptacle-gouffre des eaux du polje d* Omalo.
Même visite de Monsieur Moi-même au géant qui habite la
caverne Xotikospiliaro de Koustogerako (Selinou), et même
duperie 3 : notez encore la proximité de la caverne dite du
Cyclope, tou KuxXwrta, dans la même commune 4.
A JCampanos (Selinou), on dit que les Triomates étaient des
géants. Ils circulaient la nuit, enlevaient et dévoraient les enfants.
Il paraît que les femmes, naguère, pour intimider les enfants
opiniâtres, se dessinaient au charbon de bois un troisième œil sur
le front et leur tiraient la langue.
A Sklavopoula (Selinou), les Triamates étaient tenus pour les
ennemis traditionnels du village. C'étaient des anthropophages
aussi rusés que redoutables. On dit encore d'un enfant éveillé
et vigoureux : « ocutôç elvou Tpia^cmxo' êyei cttÔ xàcpa tou
jxàôta » (c'est un petit Triamate : il a des yeux sur le cou). Les
géants vivaient en famille, 6 ou 7 personnes, dans la caverne
encore appelée Tpia^aGià 5, à une heure et quart de marche au
nord-ouest du village, au fond d'un ravin, dans les bois de noyers,
tout près des frontières des Ennea Khoria (antique 'Iva/<optov).
Ils attirèrent un soir deux femmes et leurs enfants qui se
rendaient de ce pays au moulin et leur demandèrent de préparer le
repas dans un vaste chaudron à lait. Elles y aperçurent un sein de
femme qui cuisait et l'une d'elles parvint à s'enfuir en prétextant
un besoin naturel, tandis que les Triamates empêchaient les
enfants de pleurer. Elles alertèrent les gens de Sklavopoula qui
tuèrent les anthropophages. Ce lieu, où j'ai trouvé divers tessons,
de la fin de l'antiquité jusqu'à l'époque turque, n'est fréquenté
que par les bergers.
Au même village, on dit qu'une Triamatissa s'échappa de
chez elle. Elle était si élancée et si belle qu'un pallikare l'épousa
sans chercher à savoir d'où elle venait. Un jour de printemps, elle
avait mis sa tête sur les genoux de son mari et celui-ci lui caressait
1. Il s'agit d'une doline au sol jonché de billes de fer naturel, avec une vaste
citerne, où les bergers abreuvent leurs troupeaux, à 3/4 d'heure de marche au
Nord du polje d'Omalo.
2. Légende mentionnée par G. Spyridakis, 'Etc. 'Et, Kp. Sir., 1939, 148.
3. Thalia Kalligianni, To Hcùtix6 cttctjXio tou KouCTToyepàxO'), dans la revue
KpTQTlX^ IIptdTOXpOVtà, t. VI, 1966, pp. 90-91.
4. Cf. ci-dessus p. 383.
5. J'ai décrit cette caverne B. C. H,, 1965, 61-62, avec une photographie p. 43 :
profil grimaçant dans les concrétions calcaires de l'intérieur.
396 LE MYTHE DES CYCLOPES
Mœurs
1. S. etSiméon,
coutumes
Itinerarium,
des Tziganes,
éd.trad.
Nasmith,
fr. de J.
Cambridge,
Marty, Paris,
1778,Payot,
18 ; Martin
1936, 131-136.
Block,
Or connaît en Crète 1 9 cavernes différentes qui doivent leur nom à la présence de
Gitans, parfois près de gisements de cuivre : à Kavousi, Kalamavka, Adrianos,
Kephalovrysi, Panagia (Pediados), Galipe, Douli, Voriza, Hag. Ioannis (Pyrgio-
lissis), Kamariotis, Gonies, Anoya, Veni (Mylopotamou), Sellia, Stylos, Drakona,
Khordaki, Katsomatado.
2. P. Faure, Fonctions des vavernes Cretoises, Paris, 1964, 57, 235, n. 2 ; Les
minerais de la Crète antique, Revue archéologique, 1966 (I), 45-78.
3. il s'agit d'un petit mouillage où ont été trouvé des tessons de la fin de l'âge du
bronze. Les habitants de la région parlent de la découverte d'un chaudron de
berger, ou de matériel de l'armée turque ; peut-être s'agit-il de vaisselle minoenne
analogue à celle qui a été découverte à l'Ouest de Malia, B. C. H., 1929, 365 sqq.
4. Ce personnage terrifiant se retrouve dans les légendes chypriotes.
5. P. G. Vlastos, '0 Aiyev^ç, àpxafoç Y^Ya? xo" y-^fOLç %><«>ç t% KpYJTrçç,
dans la revue Kp7)Tixoç Aa6ç 1. 1, 5 mai 1909, pp. 12-16 ; N. G. Politis, Ilapa-
86aeiçl, nos 120, 121, 131 ; et les notes t. II, p. 745 ; 751-752.
6. C. Spyridakis, fO àpi6{zèç xearoapàxovTa 7tapà toiç BoÇavrivoîç xal
veeoTépoiç "EXXiqcn, Athènes, 1939, 97-100 : influences de légendes syriennes
qu'on peut suivre jusqu'au début de l'ère chrétienne.
7. Pline, Nat. hist., VII, 73 ; Servius, Comm. Aen., III, 578 (d'après Salluste,
Hist.) ; Etienne de Byzancb, au mot BÊevvoç. Cf. Lettres d'humanité, t. XXIV,
décembre 1965, 437.
DANS LA GRÈCE CONTEMPORAINE 397
général, des Cyclopes antiques. Deux d'entre ces récits ont été
publiés dans V Annuaire des archives folkloriques de Grèce x en
1962. Je ne résumerai que l'exemple le plus caractéristique, tel
qu'il a été noté en dialecte local au village de Pedoula, au cœur du
massif du Troodos, l'antique Olympe, la plus haute montagne
de l'île. Tous les autres témoigbages proviennent des villages de
l'Ouest de Chypre, également.
Donc, à peu de distance au sud-est de Pedoula, existe un lieu-
dit Trimmatos, avec une église de la Vierge, Source de Vie
(ZwoSô^oç ïlrpfii). Là demeurait jadis, derrière un grand fourré,
un géant pourvu de deux yeux brillants sur la face et d'un œil
plus grand sur la nuque. Quand les petits enfants venaient
chercher de l'eau à la fontaine voisine, le Trimmatos les saisissait,
les mettait dans son chaudron de bronze et les faisait cuire. Sa
commère, la Loïna, vint un jour pour le saluer. Quand elle vit
le chaudron plein d'enfants, elle fut saisie de peur et s'enfuit.
Elle traversa la rivière. Le Trimmatos lancé à sa poursuite fit
une chute et ne put l'atteindre. Il lui cria de revenir : « Eh,
commère, reviens ! Je te rendrai ton petit -fils ». Tout le village
l'entendit et se précipita chez le Trimmatos. Derrière les épines,
il y avait une grande caverne où se cachait le géant. Un villageois
fort résolu y pénétra et sauva douze enfants. On mit le feu aux
épines et ainsi périt le Trimmatos. C'est en souvenir de cette
délivrance que fut construite la chapelle de la Source de Vie.
De pareils récits qui se répètent plus ou moins déformés 2 sont
assez semblables au récit de VOdyssée et assez différents à la fois
pour garantir une communauté d'origine et l'indépendance des
traditions. Si l'on fait la part des apports modernes facilement
discernables ou de cycles mythiques distincts, tels que la légende
de Barbe Bleue, l'intervention du diable, des saints ou des
saintes, on retrouve les éléments essentiels du récit odysséen :
la caverne où demeure l'ogre, son œil extraordinaire, sa taille,
sa voracité, son métier de berger, son repas de chair humaine,
parfois le subterfuge du faux nom du visiteur, le feu dans la
caverne, la défaite de l'ogre, la fuite du prisonnier. Mais aussi on
remarque l'absence du thème de l'œil crevé, l'absence de tout
pillage et, en revanche, la présence de détails extrêmement
importants, car ils se retrouvent dans des variantes européennes
du mythe, étrangères à VOdyssée : les victimes du Triomate sont
souvent des enfants, le géant a trois yeux dont un secret, il est
fort intelligent ou rusé, il ne vit pas seul mais en famille, il dispose
1. Parus en août 1963 dans les KprjTixà Xpovixà, 1961-1962, t. III, pp. 114-
2. Edition C. Muller, Paris 1846, Collection Didot, II, 33, p. 86, en note,
d'après le manuscrit B. Dans le manuscrit A, il n'est question ni de cavernes, ni
de chiens.
3. Paris, P. U. F., 1954, 55-129. Cf. du même, Ulysse, les Cyclopes et les
Berbères, Revue de littérature comparée, 1935, 573-623.
4. Helsingfors, 1904, déjà cité p. 384. Déjà P. Saintyves (Nourry) avait
proposé d'interpréter les Contes de Perrault (o. c.) comme des scénarios
initiatiques.
406 LE MtYtHE ÔES CYCLONES
1 . C'est le cas chez les Celtes, c'est peut-être aussi celui d'Horatius Codes chez
les Latins. Cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, au
mot « Codes ».
2. Pausanias, II, 24, 4; V, 3, s; Apollodorb, II, 8, 3 ; schol. Euripide,
Troyennes, 16.
3. Enéide, III, 636.
406 LE MYTHE DES CYCLOPÈS
Ulixes eum prudentia superauit et ob hoc eum caecasse fingitur.
« Par sa sagacité il voyait davantage, mais Ulysse le dépassa en
sagacité et c'est pour cela qu'on s'imagine qu'il l'a aveugle». C'est
exactement l'allégorie du folklore crétois actuel.
Bien plus, presque toutes les peintures de vases, les fresques,
les bas-reliefs représentent les Cyclopes avec deux ou trois yeux.
Il est exceptionnel que le Cyclope antique n'ait qu'un œil \ Et
l'on a depuis longtemps remarqué qu'aucun passage de l'Odyssée
ne déclare que le Cyclope n'avait qu'un œil. K\ixXt»><|> ne veut pas
dire « œil unique ». Les Grecs de l'époque classique en
rapprochant, peut-être à tort, ce mot de xijxXoç, le cercle, en faisaient
un adjectif signifiant « circulaire ». Les Étrusques le
transcrivaient sous la forme Cuclu. Il faut bien avouer que l'étymologie
du mot nous échappe et que comme celle de [xspo^, de Kéxpotjj
ou de Képxw^, elle se trouve dans la préhistoire.
Concluons que l'étude du folklore des Cyclopes dans la Grèce
contemporaine nous permet d'approfondir et d'illustrer une
interprétation fonctionnelle du mythe le plus célèbre de
l'Antiquité, telle que la suggéraient les recherches successives de
Jane Harrison en 1882 2, de Pierre Saintyves en 1923 3, de
M. Gabriel Germain * depuis 1935 et de Henri Jeanmaire en
1939 5. Ce mythe, parallèle à celui des Centaures initiateurs du
mont Pélion, à celui des Dactyles et des Courètes de Crète, des
Silènes et des Satyres auxquels les Cyclopes sont parfois associés,
nous replace dans un type de société très antérieur à celui de la
Grèce archaïque et classique. L'éducation y avait un caractère à
la fois magique et secret et elle visait à faire périr
symboliquement dans la caverne les enfants de la tribu, à les dévorer
fictivement ou à les passer au feu pour les faire renaître plus solides et
plus audacieux. Une date ? Les forges de bronze de la Courètis
cyclopéenne en Eubée, le sacrifice au Cyclope Geraistos lors de
la guerre des Athéniens contre Minos, l'érection des murs et le
creusement des labyrinthes cyclopéens de l'Argolide, la présence
des Titans auprès des Cent-Bras et des Cyclopes, les Pélasges
de la légende de Triopas, les Cyclopes pélasgiques de Persée,
tous ces traits convergent vers le milieu du deuxième millénaire
avant J.-C. Par un phénomène de conservatisme oral propre à la
Crète et à Chypre et dont on connaît bien d'autres exemples dans
leurs hautes montagnes, on entrevoit ce qu'était une des
structures sociales du monde méditerranéen indépendamment de