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La gwerz de Skolan,
un poème panceltique
Christian Souchon
Que l’on parle en Bretagne une langue celtique apparentée à des idiomes encore usités
dans les Îles Britanniques est mentionné de façon fort discrète !
L’exposition regorge de vestiges archéologiques qui dépeignent la réalité des faits culturels
« vraiment celtes » des peuples de La Tène qui vécurent de 600 av. J.-C. à 100 ap. J.-C. Or,
que telle ou telle sorte de céramique ou de tumulus funéraire soit « vraiment celte » semble
moins assuré que la parenté des langues celtiques, tout immatérielle qu’elle soit.
• Il est vrai qu’au début du xxe siècle les adeptes du mouvement breton ont beaucoup
recouru à un bric-à-brac symbolique auquel ils ont accolé l’adjectif celtique ; certains en
ont usé et abusé durant l’occupation nazie. Mais ce sont en réalité les auteurs français
qui dès le haut Moyen-Âge, avaient fabriqué cette étiquette synonyme de sauvagerie.
L’apogée de cette « assignation en celtitude » est atteint au xixe siècle chez Balzac,
Flaubert, Hugo, Maupassant et d’autres. Les Bretons n’ont fait que transformer un
ostracisme en élément valorisant.
• Le nationalisme breton est la déclinaison, à l’échelon régional, du nationalisme français
développé après la guerre de 1870. Invoquer l’usage fait par le nationalisme breton
de la symbolique celtique, sans traiter convenablement du nationalisme français qui l’a
induit - fondé sur la race et le « sang pur » des Gaulois - constitue donc une deuxième
falsification.
• La troisième falsification consiste à ignorer tout ce qui ne sert pas le dessein des
responsables de l’exposition, les langues en premier lieu. En deuxième lieu, certains
faits culturels tels la représentation de l’espace dans les langues celtiques ; le lien entre
une procession catholique, la Troménie de Locronan, d’une part et un rituel celtique
antique de circumambulation, la conception du temps reflétée par les vestiges d’un
calendrier gaulois du iie siècle (calendrier de Coligny) d’autre part. La parenté de certaines
traditions orales bretonnes avec des traditions écrites irlandaises et galloises fait l’objet
de nombreuses publications contemporaines d’auteurs dont la rigueur scientifique n’est
pas discutée tels que Daniel Giraudon.
L’incontournable La Villemarqué
Cela conduit à s’interroger sur l’affirmation péremptoire mise en exergue par l’exposition : « Il
n’y a pas de filiation directe entre les faits culturels d’aujourd’hui et ceux des populations de
l’Antiquité ». Et c’est d’autant plus regrettable que cette exposition est belle et riche, comme
le souligne Ronan Le Coadic.
Au chapitre consacré à la « celtomanie du xviiie au xixe siècle », l’exposition cite parmi les
écrivains romantiques qui « esthétise[nt] la Bretagne [en] créant des images durables pour
1 Article paru dans le blog de Ronan Le Coadic hébergé sur le site Mediapart le 29 juin 2022 et dans l’Hebdomadaire de l’Agence Bretagne-
Presse du 5 juillet 2022. Nous le reproduisons dans son intégralité dans les pages Actualités / Neventioù du présent Kaier ar Poher.
Cette citation prend la forme d’un montage sonore intitulé Agencement qui compile de
multiples interprétations de cinq chants du recueil : Le Cygne, Geneviève de Rustéfan,
La Prophétie de Gwenc’hlan, Le Vin des Gaulois et la Mort de Pontcallec. Le choix des
passages retenus appellerait bien des commentaires. C’est ainsi qu’une place de choix est
réservée à une strophe apocryphe du « Cygne » qui proclame :
« Enor, enor d’ar gwenn-ha-du ! Honneur au drapeau breton [inventé en 1925 !]
Ha d’ar C’hallaoued mallozh ruz ! Et malédiction aux Français ! »
En revanche, La Danse du Glaive qui suit Le Vin des Gaulois dans le recueil est passée
sous silence. Si la première partie apparaît authentique bien que remaniée, l’examen des
carnets de collecte de La Villemarqué montre que ces sept dernières strophes sont une
composition inspirée au barde de Nizon par « les danses guerrières et mimiques en l’honneur
du soleil que nous trouvons figurées sur les deux médailles des Cénomans [décrites par] M.
Henri Martin.» C’est ce que l’on lit à la page 77 du Grand Mystère de Jésus publié par La
Villemarqué en 1866. L’exposition commence par un rappel archéologique visant à montrer
que le lien entre ces témoignages matériels antiques et les faits culturels d’aujourd’hui est
une construction idéologique. Dans ce contexte, La Danse du Glaive aurait mérité d’être
mentionnée.
Enfin, au titre de la 3ème falsification consistant à ignorer les travaux contraires à l’idéologie
développée dans l’exposition, Ronan Le Coadic cite la démonstration faite par Donatien
Laurent : La complainte bretonne de Skolvan [ou Skolan] « présente de réelles analogies
avec un manuscrit gallois du xiie siècle, la légende de Merlin et d’anciennes traditions
orales irlandaises et écossaises relatives au thème de l’homme sauvage, à la transition
entre druidisme et christianisme et aux représentations préchrétiennes de l’au-delà ». Cette
analyse panceltique a fait l’objet d’une publication dans Ethnologie française, pp.19-54, sous
le titre « La gwerz de Skolan et la légende de Merlin » en 1971 .Le rapprochement entre le
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chant breton et le poème gallois avait été fait dès 1845 par La Villemarqué lui-même.
L’exposé qui suit, élaboré avant la publication du texte de Donatien Laurent, adopte un autre
point de vue : il considère la gwerz comme illustrant la genèse de la notion de purgatoire. Du
fait que le texte du Barzhaz déroule sur pas moins de 5 strophes une liste de conseils issus
de l’expérience de l’au-delà, le présent exposé propose en outre une interprétation différente
du livre noyé. Bien entendu un paragraphe sera consacré à résumer la fascinante théorie
développée par Donatien Laurent, car c’est surtout elle qui justifie le titre de cet article.
La gwerz de Scolan
La seconde partie du chant, La Merci de l’âme, est très mystérieuse. Elle met en présence un humain
et un personnage de l’Autre Monde. Accompagné d’un « saint parrain », Yannick Scolan apparaît
une nuit à sa mère pour lui demander le pardon de ses crimes, faute de quoi, bien que Dieu lui ait
fait miséricorde, après une longue pénitence il sera damné. Pour l’éternité.
Sa mère tout d’abord refuse son pardon et énumère, par ordre de gravité croissante, les forfaits
qu’il a commis : il a brûlé sept tas de blé, sept églises et sept prêtres, violé trois de ses sœurs et
tué les enfants nés de l’inceste. Ce détail horrible est remplacé dans le Barzhaz : il a tué sa cousine
Mauricette et noyé le petit livre de sa mère.
Yannick la rassure : le petit livre est gardé par un poisson doré. Il n’a perdu que trois feuilles
détruites l’une par l’eau, la deuxième par le sang et la troisième par ses propres larmes.
Le parrain ajoute que si Yannick va en enfer, sa mère « cruelle et dénaturée » l’y suivra.
La mère demande alors à son fils de lui donner des conseils fondés sur son expérience de l’au-delà.
Ces conseils nous paraissent assez surréalistes :
• Ne pas faire de lessive le vendredi, cela reviendrait à faire cuire le sang de notre Sauveur. Cet
interdit est bravé par la païenne, Keban, dans La légende de saint Ronan.
• Ne pas enlever le coq à la poule, ni le rouge-gorge à sa compagne car le jour le chant du
rouge-gorge accompagne celui des apôtres, la nuit l’appel du coq celui des saints et des anges.
• Enfin, ne laisser s’échapper ni le porc qui sinon ravagerait le champ, ni le jeune taureau, ni le
poulain qui sinon se noierait.
Il faut croire que la mère finit par accorder son pardon car Scolan repart, tout blanc sur son cheval
blanc, alors qu’il était venu, noir sur un cheval noir, solliciter sa mère en pleine nuit.
Le lendemain matin, la pierre du foyer était percée par les genoux de Scolan et, parmi les charbons,
sa mère vit des gouttes de sang qu’il avait répandues avec ses larmes.
Voici le chant tel qu’il apparaît dans l’édition de 1867. Les strophes 1 à 22 ont trait au crime et ne
sont pas reproduites ici. À part quelques changements, plus ou moins judicieux, l’essentiel du texte
est tiré du premier carnet de collecte de La Villemarqué, pp. 170 à 172. Il date de l’édition de 1839.
La strophe 30 a été ajoutée en 1845 et les strophes 28 et 42 partiellement modifiées.
Les strophes 29, 34, 51 et 52 ont été ajoutées en 1867.
23. Yannig Skolan hag e baeron 23. Yannick Scolan et son parrain
Zo aet o-daou ' c'houlenn pardon, S'en vinrent avant le matin,
C'houlenn truez d'an eneoù, Demander le pardon des âmes
C'houlenn pardon d'ar bechejoù. Pour toutes ses fautes infâmes.
25. Na dre belec'h oc'h c'hwi deuet ? 25. - Par où donc êtes-vous entré ?
Va dorioù am-boa prennet ; Moi qui pensais avoir fermé
Prennet em-boa va dorioù À clef mes portes de partout,
Ha morailhet va frenestoù. Et mes fenêtres au verrou.
28. -Tavit, va mamm, na spontit ket ! 28. - Oh, ma mère, n'ayez pas peur !
Me eo ho mab ho-peus ganet, Je suis votre fils. Le malheur
Zo deut ur wech c'hoazh d'ho kweled : Me conduit vers vous, car j'espère
Bennozh va mamm am-eus kollet ! La bénédiction de ma mère !
29. - Mar d'eo va mab ez eo hemañ ; 29. - Lui mon fils ? Dites-moi comment,
M'am-boa eñ liammet e gwenn Il a quitté son linceul blanc,
Hag eñ deuet e du d'am gweled ; Et revient, tout vêtu de noir,
Evit doare, ez eo poaniet. Bien contrit, semble-t-il, me voir.
30. Du eo da varc'h, - du out ivez -, 30. Noir ton cheval, - toi tout autant -,
Ker garv e reunenn ma pikfe ; Et son crin est rêche et piquant.
C'hwezh karnoù rostet a glevan. Cette odeur de sabot brûlé !
Va mallozh gant va mab Skolan ! Je t'ai maudit, Scolan, c'est vrai.
31. - War marc'h an diaoul on deuet amañ. 31. - Mon cheval est celui du diable
Gantan d'an ifern ez ean. C'est en enfer qu'est son étable.
Me ya d'an ifern da leskiñ C'est là que je m'en vais brûler
Ma na garit me fardoniñ. Si ne voulez me pardonner.
35. - Va mamm, me oar ervad am-eus. 35. - Mère, je sais que je l'ai fait.
Siwazh ! dre wall-youl, ha dre reuz ; Par malheur, par méchanceté.
Hogen p'am-eus truez Doue, Mais puisque Dieu me pardonne,
Va mamm, ho ped, ouzin truez ! Fais-en donc autant et sois bonne !
37. - Va mamm, me oar ervad am-eus. 37. - Mère, je sais que je l'ai fait.
Siwazh ! dre wall-youl, ha dre reuz ; Par malheur, par méchanceté.
Hogen p'am-eus truez Doue, Mais puisque Dieu me pardonne,
Va mamm, ho ped, ouzin truez ! Fais-en donc autant, oui, sois bonne !
40. N'eus errut droug erbed gantañ, 40. Un poisson d'or. Trois de ses feuilles
Nemed gant teir feilhenn anezañ ; Furent arrachées au recueil.
Unan dre zour, un all dre wad, L'une par l'eau, l'autre le sang,
Un all dre zaeroù va daoulagad ! L'autre mes pleurs qui vont coulant.
45. Lamfit ket 'r c'houk digant ar yar 45. N'enlevez ni coq à la poule,
Na Yann Boc'h-ruz digant e par. Ni rouge-gorge qui roucoule :
Ar c'hilhog a gan en uhel, Le coq chante vers le ciel quand
A gan pa gan an ebestel ; Les apôtres en font autant.
48. Mouchit mad an ebeul bihan, 48. À bander les yeux du poulain
Pe anez ho-po poan gantañ. Pour se prémunir du chagrin ;
Ha heudit mad ho marc'h diwank, À bien entraver le pur-sang
Pe en em veuziñ ray er stank. - Pour qu'il ne se noie dans l'étang.
50. Ha lommoù gwadet e-touez ar glaou 50. Et des caillots de sang parmi
Eñ-doa skuilhet gant e zaeroù, Les charbons, répandus par lui
War al ludu ha war en tan En pleurant sur cendres et feu
Hag a oa bet mouget gantañ. Qu'ils avaient étouffés sous eux.
51. - C'hwezh tin ha lore a glevan : 51. - Cette odeur de thym, de laurier.
Va bennozh gant va mab Skolan ; Signifie qu'il est pardonné.
Gwenn eo e varc'h, gwenn eo ivez, Son cheval est blanc comme lui.
Ker splann hag an heol eo he voue. Vois, sa crinière resplendit.
52. Va mab Skolan, lavar din-me 52. Mais dis-moi donc, Scolan, mon fils,
Ma iz 'ta gant da baeron-te ? Où ton parrain te mène-t-il ?
- D'ar baradoz ez ean gantañ, - Il me conduit au paradis
Gant bennozh va mamm a gavan. Que ta bénédiction m'ouvrit.
(*) Texte du carnet 1 : Ha lazhet o inosañted (*) Texte du carnet 1 : Et tué leurs enfants
« C’est la version [celle de Melrand] que j’ai suivie dans les premières éditions de ce recueil. J’en
donne une autre aujourd’hui que je dois en partie à M.de Penguern et en partie à un fermier de
M. du Laz de Pratuloh. »
En 1867, cette référence se complique encore par l’ajout : « et en partie à une mendiante de
Loqueffret ». Il doit s’agir de Marie Koateffer à qui La Villemarqué était déjà redevable de trois
autres chants. Pour faire bonne mesure, le barde précise qu’il a « également profité d’une variante
curieuse publiée en 1864 par Gabriel Milin dans le Bulletin de la Société académique de Brest » !
Le caractère authentique de ce chant ne fait pas de doute. Il a été collecté plusieurs fois sous forme
manuscrite par de Penguern (3 versions), par Mme de Saint-Prix (quatre feuillets manuscrits, texte et
traduction) et par Luzel (Manuscrit 960 de la bibliothèque de Rennes, « Iannik Skolan », Plouguiel,
1869). Il a en outre été publié dans le recueil de Luzel, Gwerzioù, tome 1, « Iannik Skolan », pp. 150-
152, collecté à Pluzunet en 1867. Et dans plusieurs revues par Gabriel Milin, Émile Ernault, Henri
Pérennès et plusieurs fois par Donatien Laurent entre 1963 et 1969.
Sur le plan musical les versions du Nord, auxquelles appartient celle du Barzhaz (non reproduite
ici), se découpent en quatrains d’octosyllabes à rimes plates et se chantent sur des airs de 4 phrases
mélodiques. Les versions de Haute-Cornouaille présentent des tercets monorimes ou des distiques
dont le second vers est bissé, comme par exemple dans cette version Skolvan Eskob Leon chantée
par Marie-Josèphe Bertrand (1886-1970) :
3 Une strophe formée de 2 vers est appelée distique, de 3 vers est appelée tercet et de 4 vers est appelée quatrain.
Le plus étonnant, c’est que cette histoire se retrouve dans un dialogue gallois extrait du Livre noir
de Carmarthen datant du xiie ou du xiiie siècle. Le héros porte le même nom, Yscolan et ses crimes
sont analogues.
-O losci ecluis a llath buch iscol Lui qui brûla une église, tua le bétail du couvent
A llyvir rot i vothi Et noya le livre qui lui fut donné
Vy penhid ys trum kenti. Ma pénitence est mon amère affliction.
Creaudir y creadurieu opthiddeu muyaw Créateur des créatures aux pouvoirs immenses
Matev i my wy gev ! Pardonne-moi ma faute !
Ath uraddafte am thuyllaf ynheu ; Celui qui t'a trahi m'a trompé !
La Villemarqué lui-même signale cette parenté entre la gwerz bretonne et le texte gallois qu’il
connaissait par la Myrvyrian Archaeology. Dans l’édition de 1845, il en cite les 4 premiers vers dans
les « Notes », puis les premiers tercets en 1867. Sa traduction est sensiblement différente de celle
de Donatien Laurent, ci-dessus. Selon lui, le parrain ne prononce que la deuxième strophe et le
pénitent prononce le reste. Il indique qu’Yscolan est le nom gallois de saint Colomban et en déduit
que, dans la ballade bretonne, ce saint irlandais est le parrain de son malheureux homonyme.
De plus, il suit l’avis du gallois Edward Davies. Dans Mythology of the Druids, ce dernier attribuait le
poème à Myrddin, en affirmant que le pénitent du poème gallois est le barde Merlin, mais non celui
de la ballade bretonne comme le prétend Gabriel Milin dans sa version Es-Kolmwenn !
Les investigations de Donatien Laurent vont dans le même sens. Une fois de plus, on est frappé
par la justesse des intuitions du barde de Nizon.
Les éléments des trois premières strophes d’Yscolan se retrouvent dans le « Scolan » du Barzhaz
et dans le premier carnet de Keransquer, à l’exception de ceux de la première strophe (cheval noir,
cape noire, tête noire, tout le corps noir...).
Il en a fait sa strophe 30 ajoutée en 1845. Il était légitime de se demander s’il s’agissait uniquement
d’un emprunt à une source littéraire étrangère ou d’un trait existant dans la tradition orale bretonne.
Une strophe similaire existe dans la Gwerz Golvennik recueillie par H. Pérennès, à l’hôpital de
Quimper, le 13 juillet 1932, de la bouche d’un malade alité, Corentin Quillec, domicilié à Fouesnant
dans le Finistère :
- Mar d'eo va mab ez eo hemañ - Si c'est mon fils qui est ici,
M'am-boa eñ liammet e gwenn Que j'avais enveloppé de blanc,
Hag eo deut e du d'am gweled Et si c'est en noir qu'il vient me voir,
Evit doare es eo poaniet ! Il semblerait qu'il soit en peine !
La 1ère strophe est, mot pour mot, la strophe 29 du Barzhaz ajoutée en 1867. La 2ème correspond à
la strophe 31, inchangée depuis 1839 ; elle parle du cheval du diable, mais évoque l’enfer au lieu du
purgatoire dans le 1er distique.
Comme l’indique Michel Tréguer dans l’opuscule Chances et génie d’un trépané consacré à la carrière
de Donatien Laurent, celui-ci a été mis en rapport, par Jean-Michel Guilcher, avec une chanteuse
analphabète, Catherine Maltret, qui lui a cité ce couplet de la Gwerz de Skolan. Si La Villemarqué
avait emprunté au texte gallois, il aurait sans doute aussi repris la saisissante évocation de cet érudit
à l’esprit embrumé et de ce purgatoire marin...
Elle seule permettait d’ironiser, comme l’a fait Ferdinand Lot dans ses « Études sur Merlin »,
publiées dans les Annales de Bretagne, t. XV, p. 505, sur la naïveté de l’académicien La Borderie. Dans
l’article « Les véritables prophéties de Merlin » publié en 1883, celui-ci cite cette strophe du poème
du Barzhaz comme « une preuve de l’antiquité du poème gallois. »
Le deuxième carnet de collecte, commencé en 1840, contient cette référence au cheval noir.
L’argumentation ci-dessus devient redondante... et les insinuations de Gourvil bien mal venues.
Quant au poisson doré, gardien du livre, de la strophe 40, et aux fragrances et à la blancheur
retrouvée, symboles de rédemption dans les deux dernières strophes ajoutées en 1867, leurs
équivalents sont présents dans les nombreuses versions collectées. Ces éléments confirment
l’authenticité du chant breton et sa parenté avec le poème gallois que le barde de Nizon fut le
premier à mettre en évidence.
Bien qu’il ne le dise pas expressément, on peut se demander si Francis Gourvil ne va pas jusqu’à
nier cette parenté des deux poèmes, pour faire de leur similitude le fruit du hasard. C’est ainsi qu’il
signale dans une note, à la page 476 de son La Villemarqué, que le nom Iscolan ou Yscolan ne se
rencontre au Pays de Galles que dans les textes anciens, tandis que ce dérivé du breton skol / gallois
ysgol / école, entre dans de nombreux toponymes : Pontécoulant dans le Calvados, Kerscoulan dans
le Morbihan... et noms de famille : Ecolan en Côtes-d’Armor, Ecoland à Paris, Lécolant... Son
scepticisme inclut le chant collecté auprès d’un Brestois, par G. Milin, dont le titre Iann Es-Kolmwenn
lui semble « quelque peu suspect », pour des raisons de phonétique !
Iannik Skouldrin (Iannik Skolan) - Première version collectée au xixe siècle par Jean-Marie de Penguern
149nationale
Ms 89, f° 149 verso-152 verso, chant n° 58 - Bibliothèque verso
À l’appui de la thèse de La Villemarqué, signalons enfin, après Donatien Laurent, qu’une liste
de lais bretons dressée au xiiie siècle et conservée à Shrewsbury comporte un Luelan li chler qui
pourrait bien se lire Scolan li chler / Scolan le clerc.
À propos du mystérieux livre appartenant à la mère de Yannig, dans lequel La Villemarqué dans
ses notes de 1839 voyait un livre d’heures, précision supprimée par la suite, il convient peut-être de
citer un extrait de l’introduction aux Sonioù Breiz-Izel de F.-M. Luzel et Anatole Le Braz :
« [...] Les prêtres et les clercs [...] étaient censés posséder des livres de magie des Agrippas (style
de Tréguier) ou des Vifs (style de Cornouaille).»
« Nos paysans désignent sous le nom d’Agrippas des traités d’occultisme attribués à Cornelius
Agrippa de Nettesheim qui naquit à Cologne en 1481 et mourut à Grenoble en 1535 [...]
C’est un livre doué d’une espèce de personnalité diabolique. Il ne consent à révéler les secrets
qu’il contient qu’après avoir été battu comme plâtre. On ne le dompte qu’au prix d’un effort
acharné [...] Tous les prêtres possèdent un Agrippa. Ils le consultent, pour savoir lesquelles
seront damnées de leurs ouailles défuntes [...] Il ne se doit lire qu’à rebours. Des profanes en ont
quelquefois entre les mains un exemplaire. Ceux-là on les respecte, on les redoute, on vient faire
appel, moyennant pécune, à leurs lumières surnaturelles [...] En Cornouaille [...] on l’appelle
Ar Vif, mais c’est le même traité de sorcellerie, dangereux à manier et fécond en mésaventures
pour qui ne sait pas l’art de s’en servir [...] ».
Que la mère de Yannick soit une magicienne, en plus d’être une mère dénaturée, expliquerait sa
curiosité pour les choses de l’au-delà.
Cependant cette conception se serait substituée à une autre, plus ancienne, qui voit dans le livre un
ouvrage de piété. C’est sans doute celle du poème gallois Yscolan. En effet, la « noyade du livre »
se retrouve dans l’histoire de Sweeney, le Merlin d’Irlande, où le héros éponyme jette dans un lac le
psautier de saint Ronan ; le livre étant rapporté intact à son propriétaire par une loutre. Cette piste
sera explorée en détail par Donatien Laurent.
L’ Yscolan gallois et le Scolan breton viennent tous deux d’un lieu où ils ont expié leurs fautes.
Mais si la couleur noire est chez le premier un symbole de deuil, elle est chez le second le stigmate
de son brûlant supplice, ce que confirme l’odeur de corne roussie. L’existence d’un lieu où les
défunts attendent la délivrance de leurs péchés est affirmée dans le deuxième Livre des Maccabées
(12, 43-45). Les protestants ne croient pas au purgatoire ; ils ne l’admettent pas dans leur canon.
Dans le récit de La Passion des saintes Perpétue et Félicité, il est dit :
« Vidit Dinocratem [...] refrigerantem / Elle vit Dinocrate, [son jeune frère décédé], en train de se
rafraîchir. »
Dans le Psaume 65 :
« Transivimus per ignem et aquam et eduxisti nos in refrigerium / Nous avons traversé le feu et l’eau mais
tu nous as fait entrer dans un lieu de rafraîchissement. »
« Memento etiam Domine, famolorum […] qui dormiunt in somno pacis. Ipsis,...locum refrigerii,...ut indulgeas,
deprecamur / Souviens-toi aussi, Seigneur, de tes serviteurs [...] qui dorment du sommeil de la paix.
Accorde-leur, nous T’en prions, [...] le lieu du rafraîchissement. »
Dans la Légende dorée de Jacques de Voragine (1228-1298), ce lieu froid devient un lieu d’expiation
et l’auteur parle d’une âme prisonnière d’un glaçon dont elle peut être délivrée par trente messes.
Une des sept enluminures sur le purgatoire ornant le manuscrit du Pèlerinage de l’âme de Guillaume
de Digueville (1295-1358) représente un homme prisonnier d’un bain d’eau glacée.
On songe à la gwerz, Merlin au berceau, où le nouveau-né prend la parole pour conjurer la malédiction
appellée par sa mère sur son géniteur et demander à Dieu de le préserver du « puits de l’enfer froid
/ puñs an ifern yen ». Il pourrait s’agir du refrigerium, tout comme dans l’inscription sur l’ossuaire de
La Martyre (1619), si l’on admet que barn désigne le jugement particulier qui suit immédiatement
la mort :
« An maro han barn han ifern ien pa ho soing den e tle crena. Fol eo na preder e esperet guelet ez eo ret decedi
/ La mort, le jugement, l’enfer froid, quand l’homme y songe, il ne peut que trembler. Bien fou
celui dont l’esprit ne médite sur cette image du trépas inévitable. »
• L’épître aux Corinthiens de saint Paul nous apprend que « l’œuvre de chacun sera manifestée dans
le feu [...] Si cette œuvre subsiste, il recevra sa récompense. »
• Origène (iie siècle) avait une vision simple, considérée par l’Église comme hérétique : celle d’un
enfer provisoire pour tout le monde. À la fin de la purification par les flammes, tous iront au
paradis. C’est ce que prêchait Michel Polnareff !
• Puis Grégoire de Nysse (ive siècle) évoque la purification dans les flammes du purgatoire. Saint
Augustin (345-430) parle d’enfer inférieur, le vrai, et d’enfer supérieur où le « feu purgatoire »
efface les péchés véniels.
Il ne s’agissait pas, on s’en doute, d’une localisation géographique. Mais le peuple se chargea de
suppléer aux lacunes de la théologie. Certains, dont Jacques de Voragine mentionné ci-avant,
pensaient que les morts pouvaient faire leur purgatoire « sur les lieux où ils avaient péché ». Chez
d’autres, le purgatoire est localisé sous l’Etna (Gestes du roi Dagobert, viiie siècle), sous un lac du
Donegal (Traité du Purgatoire de saint Patrice, xiie siècle), ou dans la baie des Trépassés (Procope,
500-560 et Claudien, 370-408), etc. À tel point que le « voyage dans l’au-delà » fit bientôt figure
de genre littéraire où s’essayèrent des auteurs, depuis Bède (672-735, Histoire ecclésiastique du peuple
anglais) jusqu’à Dante, puis des prédicateurs comme Catherine de Gênes (1447-1510), le curé d’Ars
(1786-1859), ou le padre Pio (1887-1967).
Selon l’historien Jacques Le Goff, né en 1924, c’est entre 1170 et 1180 qu’est née la notion
théologique de purgatoire comme lieu précis plutôt que processus réalisé par un « feu purgatoire ».
Le Yannick Scolan breton vient du feu du purgatoire et reflète les conceptions postérieures à 1170.
Sa mère possède un chapelet et l’on sait que la pratique du chapelet remonte au xiiie siècle où elle
est répandue par les dominicains.
En 1883, La Borderie situe vers 937 l’époque où le récit a dû traverser la Manche, lorsque de
nombreux Bretons d’Armorique, réfugiés dans l’île de Bretagne par crainte des Normands,
rentrèrent avec Alain Barbetorte. Le mythe avait cessé de se diffuser dans le pays d’origine. La
multiplicité des versions indique que ce ne fut pas le cas dans le pays d’accueil.
Il faut prêter attention à la note manuscrite en marge du poème qui apparaît clairement sur le Livre
noir de Carmarthen :
« Merddin a Thaliesin ar pawl ym angor / Merlin et Taliesin [ont souffert] sur un pieu de pêcherie. »
Donatien Laurent fait un rapprochement tout à fait intéressant entre les trois figures écossaise,
irlandaise et galloise de l’homme sauvage : Laïloken, Sweeney et Myrddin. Ce rapprochement
s’organise autour des trois thèmes : le livre, le pieu, le supplice du vent au sommet des arbres.
La tradition bretonne connaît d’autres hommes sauvages : Guynglaff dont La Villemarqué a fait
Gwenc’hlan, Salaün ar Foll, le Merlin des manuscrits de Modène et Didot... L’homme sauvage
Yscolan a fait place au revenant Skolan avec certains traits de son archétype gallois : couleur noire,
enfer froid...
Merlin, l’homme-oiseau
L’analyse faite ci-dessus, à savoir que cette gwerz est l’illustration d’une conception ancienne du
purgatoire, recoupe par certains aspects celle de Donatien Laurent. Par ailleurs, celui-ci cite un
texte irlandais présentant Sweeney / Suibhne comme un homme-oiseau. On peut reconnaître dans la
tradition bretonne cet aspect de la figure de Merlin, comme je l’ai exposé à propos du Merlin du
Barzhaz (cf. C. Souchon, Les Mystères du Barzhaz-Breizh, t. III, Amazon). On peut supposer que ce
nom était connu de Geoffroy de Monmouth quand il a nommé, Merlinus, le personnage né de la
fusion d’Aurèle Ambroise et de Myrddin. Inutile dès lors d’imaginer, comme on le lit parfois, qu’il
voulait éviter une fâcheuse assonance.
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« Alan Stivell retire son parrainage de l’exposition Celtique ? qui se tient à Rennes » titrait Ouest-
France le 24 mai dernier. Le musicien reprochait à l’exposition de présenter avec partialité des faits
qui se sont déroulés pendant l’Occupation.
On ne signale pas l’existence d’une tradition orale bretonne reprenant des thèmes attestés dans
les littératures anciennes du Pays de Galles, d’Écosse et d’Irlande, parce qu’on postule par ailleurs
qu’une culture celtique supranationale serait une vue de l’esprit engendrée par les délires de
celtomanes en quête d’origines différentes de la nation française. Cela semble bien plus grave que
d’ironiser sur la taille des binious et des harpes ou sur le mot grec « triskèle » métamorphosé en
triskell.
Comble de traîtrise, on affirme que le roi Arthur et la matière de Bretagne ne sont pas celtes car
ces figures légendaires ne sont pas attestées à l’âge du fer, ce qui relève du sophisme. Comme le
souligne R. Le Coadic, « Arthur et Merlin sont une allégorie christianisée des fonctions du roi et
du druide dans la société celtique ».
Cette exposition fait-elle le jeu du « nationalisme banal » de l’État (en l’occurrence, français) pour
reprendre le titre de l’ouvrage de Michael Billig ? Passe-t-elle sous silence les origines gauloises
affirmées pendant des générations dans nos écoles alors qu’elle dénonce comme une mystification
l’altérité bretonne ? Fait-elle sienne cette maxime d’Ernest Renan citée par R. Le Coadic : « L’oubli
et... l’erreur historique sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et... le progrès des
études historiques est souvent pour la nationalité un danger » ?
Le mieux est de visiter cette remarquable exposition pour décider si elle questionne honnêtement
l’identité celtique de la Bretagne.
Christian Souchon