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L’éllipse orange marque les lieux du drame : Keransquer (Kansquer) où le citoyen Soufflet quitta la route et « sauta dans un champ ... »
et Kervoalzic (Koazis) où il fut assassiné.
Le rapport Dupré
Christian Souchon
Jean-Yves Thoraval
Il y a quelque temps déjà, le Kaier du CGHP publiait un article consacré au chant breton :
« La mort du citoyen Soufflet / Marv sitoyen Soufflet » (cf. n°65 - juin 2019). C'était pendant
le Directoire, un système politique instable menacé, entre autres, par la reprise des activités
des monarchistes, connues en Bretagne sous le nom de Grande Chouannerie. Le 15 août
1798, Charles Joseph Soufflet après avoir participé au pardon de l'Assomption, à Roudouallec
où, selon une note tirée des carnets de La Villemarqué, il avait été autrefois maître d'école,
rentrait avec sa femme à Gourin, la ville voisine. Il y occupait à présent des fonctions d'employé
municipal. Ils s'étaient mis en route après un dîner copieusement arrosé auquel les avait conviés
le notable Le Postollec rencontré lors de la fête. Arrivé au hameau de Keransquer, Soufflet
« sauta dans un champ, y rencontra aussitôt sa garde (?). Pourtant il n'est personne au canton
qui puisse dire quelle genre de fin a fait le citoyen Soufflet ». C'est ce qu'affirme la complainte
en dialecte de Vannes publiée par l'abbé Cadic dans le n° de juin-juillet 1922 de sa revue, La
Paroisse Bretonne de Paris.
Plus courte que celle de l'abbé Cadic, 15 quatrains d'alexandrins au lieu de 25, cette version la
complète heureusement. La date de collecte est postérieure aux événements, d'une quarantaine
d'années, et l'informateur la tient sans doute de première main. Il a non seulement transmis sans
déformation les noms des protagonistes, mais également ajouté des commentaires essentiels
pour la compréhension du récit :
• C'est ainsi qu'outre le nom du prêtre jureur, Alain Ruppe, nous apprenons le nom de l'auteur
de ce texte, le chouan Le Scoull de Roudouallec. Le manuscrit lui attribue, semble-t-il, un
autre chant, Les gendarmes de Châteauneuf dont le ton fait écho au poème sarcastique sur
La mort du citoyen Soufflet.
• Alors maître d'école à Roudouallec, Soufflet surprend des prêtres réfractaires dans l'église
lui servant d'école, cela conduit à leur arrestation. D'autres sources nous apprennent qu'il
s'agit plus précisément de l'abbé Jérôme Yvenat, arrêté le 10 mai 1798 par Soufflet, alors
garde champêtre de Gourin,
• Le riche Le Postollec a invité le couple Soufflet à dîner. Avoir un fils chouan explique sans
doute qu'on ait pu lui tendre un piège. Trois vers en marge gauche, étrangers au poème,
semblent tirés d'un chant sur les cloches fondues / teuzet par le nouveau régime ; elles ne
sonnent plus ni aux baptêmes ni aux enterrements. Elles ont servi à faire des gwarezioù
/ abris, protections, couverts, euphémisme pour canons. Peut-être le chanteur les insère-
t-il ici pour expliciter le mot gward quasi homonyme de gwarez. Le fils Postollec se serait
empressé d'informer ses amis chouans de l'endroit où ils pourraient dresser une embuscade
à l’écart de la route, sachant que Soufflet, pris de boisson, avait annoncé son intention à un
certain endroit de passer par les champs pour se mettre à couvert / gwarez. La dispute du
couple arrivant sur les lieux où il devait quitter la route découverte sauva la vie de la femme.
• Quant à l'auteur de cette mystérieuse disparition, il est désigné par le chanteur dans une
remarque : ce n'est autre que le chef chouan Bonaventure « élevé près de Keransquer », le
lieu où selon l'indication du titre Marv Sitoyen Soufflet, le citoyen Soufflet mourut.
L'épilogue de cette affaire tient en huit vers dans la version La Villemarqué et en huit quatrains
dans la version Cadic. À la demande du président du conseil municipal de Gourin, la préfecture
de Vannes alloue à la veuve une indemnité de 2.000 écus d'argent. Cette indemnité est à la
charge de la commune de Roudouallec, en application de textes proclamant le principe d'une
responsabilité collective subsidiaire en matière de crimes de sang perpétrés par un ou plusieurs
ressortissants de ladite commune. La somme n'ayant pas été versée dans un délai de 5 jours,
le général Michaud, basé à Pontivy, envoie l'adjudant-général La Bruyère faire le siège de
Roudouallec. Cette occupation, du 20 au 25 novembre 1798, coûta à la malheureuse commune
une indemnité supplémentaire de 8.000 livres !
L'abbé Cadic remarquait que « l'on peut contrôler facilement par les registres de l'état-civil de
Gourin et de Roudouallec » la mort de ce personnage. Cela ne l'empêcha pas de dater de 1791
ces événements survenus en réalité en 1798. Il ajoute : « au ton qui se révèle [dans ce chant]
on peut juger de l'état des esprits ». Il ne croit pas si bien dire. Les archives départementales du
Morbihan ont conservé des pièces relatives à ces événements, d'un intérêt considérable ; les
deux premières ont déjà été publiées dans l'article du Kaier :
Peu après la publication de l'article du Kaier, j'ai reçu d'un aimable correspondant, Jean-Yves
Thoraval, de nouveaux documents résultant de recherches effectuées dans les années 1985-90
sur la chouannerie en Bretagne centrale. M. Thoraval, membre de Dastum jusqu'en 1984, n'est
pas un inconnu des lecteurs du Kaier. Il a collaboré au cahier n° 5 avec une contribution sur le
Pays Fañch.
Cette documentation complète utilement le portrait des personnages évoqués dans La mort du
citoyen Soufflet. Elle explicite le récit des démêlés judiciaires entre la commune de Roudouallec
et les autorités publiques esquissés dans la gwerz. M. Thoraval m'a également fait remarquer le
lien entre cette première pièce et un autre chant collecté par La Villemarqué, L'habit de Chouan.
Tous ces éléments officiels et semi-fictionnels ont un commun dénominateur : ils nous plongent
dans un univers de faux-semblants, de double-jeu et de déguisement, au sens propre comme
au figuré. Les gendarmes se déguisent en chouans, lesquels sont aidés par des tailleurs qui
confectionnent, outre des habits de chouans, de faux uniformes républicains entreposés chez
des sympathisants. Et surtout, véritable coup de théâtre, on découvre que les agents publics
chargés de l'enquête sur la disparition de Soufflet sont acquis à la cause royaliste.
Quant à moi, susdit Dupré, ayant fait connaître Le peloton poursuit sa route
la fatigue que j’avais endurée et le besoin que
vers Guiscriff
j’avais de me reposer, l’on m’a conduit dans
une espèce de grange où l’on étira sur quelques
fagots deux couettes de balle fraîche, en guise Nous étant mis en marche nous sommes passés
de lit et où l’on me dit de me reposer sans plus devant la porte de Jacques Quere, à Kervoric,
tarder. où attendaient sa femme, ses enfants et ses
domestiques. Ses enfants se sont mis à leur porte
Le lendemain matin [26 octobre 1798], un des et se sont armés et nous disant d’entrer chez eux
jeunes gens repartit, à ce qu’il me fit connaître, que nous trouverions de quoi nous rafraîchir.
à la recherche des [chouans] qu’ils avaient Sa femme surtout insista particulièrement
cherchés pendant la nuit et dans cet intervalle, et ne voulut pas nous laisser partir sans que
l’on mit du lard à cuire pour notre déjeuner. leur domestique fût armé pour nous conduire
jusqu’au grand port, craignant que les bleus ne
Revenus de leur mission les jeunes gens nous se trouvassent sur le passage. Ce domestique
annoncèrent que les chouans étaient encore nous conduisit jusqu’à cet endroit, et quand
engagés dans une expédition et qu’ils n’étaient il nous eut quittés, nous sommes montés au
pas rentrés. Ils étaient fort étonnés de ce retard. village de Kerbiguet, passant par un champ où
Je leur fis connaître le besoin que j’avais de l’on était à semer du grain.
remplir promptement ma mission et que
j’allais prendre une route vers la forêt de Laz Nous avons demandé à un homme la route
pour nous mettre à couvert de la poursuite de de Rostrenen. Il nous dit en français qu’il était
la « Nation » (l’armée républicaine), espérant bien charmé de nous voir puis, après nous avoir
trouver dans ces parages le marquis du Gage et dévisagés et reconnus pour des chouans, il nous
l’abbé Dubot, grand vicaire de Rennes, juge du a invités à passer à son domicile en nous disant
tribunal de l’armée catholique. que c’était le lieu ordinaire où se retiraient
Bonaventure et ses royalistes lorsqu’ils passaient
dans les environs, mais qu’il n’avait chez lui que
(*) Le principe ici énoncé par le juge Lollivier « Pas de cadavre, pas d'amende », peut justifier
que l’auteur du chant La mort du citoyen Soufflet évite le mot marv / mort, à la strophe 7 où il aurait
logiquement sa place. Ce barde était vraisemblablement Corentin Le Scoull, secrètement royaliste,
agent municipal en 1798, puis maire de Roudouallec sous le Premier Empire. Il était donc bien
placé pour savoir ce qu’impliquait l’usage de ce mot.
En ur moment Soufflet lammas er park L’instant d’après, Soufflet dans un champ se retire.
Hag en ur vont e-barzh, gavas diouzh-tu e varv Et c’est la mort qu’il a trouvée incontinent.
Mez n’eus den er c'hanton a-gement oufe laret, Mais il n’est au canton, âme qui puisse dire
Pe-seurt fin en-deus graet ar sitoyen Soufflet. Ce qu’il advint vraiment, du citoyen manquant.
Au lieu de e varv, on lit e ward / sa garde, tant chez Cadic que chez La Villemarqué. Ce mot est
suffisamment inattendu, pour que le chanteur se livre à une exégèse notée par le vicomte, en
marge. Il s’agit de trois vers vraisemblablement tirés d'un chant sur les cloches fondues / teuzet
et non deuet / venues, comme je le lisais en juin 2019, par le nouveau régime. Elles ne sonnent
plus aux baptêmes ni aux enterrements, mais ont servi à faire des gwarezioù / abris, protections,
couverts, euphémisme pour canons. Peut-être le chanteur insère-t-il ce poème ici pour expliciter le
mot gward quasi homonyme de gwarez. Voici ces vers :
N'ho klefomp mui kanañ, siwazh met gouelañ. Ce ne sont plus des chants, mais des pleurs désormais
Kanañ war ho… Qu'hélas nous entendrons sur vos…
- Na ganit war ar c'havel, na ouelit mui war ar bez. - Plus de chants aux berceaux, sur les tombes non plus.
Teuzet omp bet evit ober gwarezoù, d'am Jezuz kaezh ! Pour servir de couverts, on nous fondit, Jésus !
Le dernier vers commence à la 1ère personne du pluriel « Nous avons été fondues ... ». L'expression
finale « à mon pauvre Jésus » semble être une exclamation purement explétive.
Si l'on admet qu'il faille lire dans la strophe 7 gwarz au lieu de gward, on peut inclure dans l'explication
la remarque faite par le chanteur : le fils Le Postollec était un chouan. Celui-ci se serait empressé
d'informer ses amis d'un endroit propice pour dresser une embuscade à l’écart de la route, là où
Soufflet, pris de boisson, avait annoncé son intention de couper par les champs pour se mettre à
couvert / gwarez. Le dénonciateur de l'abbé Yvenat était certainement conscient du risque encouru,
s'il circulait en évidence sur la route principale.
On se demande cependant quel sens attribuer à diouzh-tu / aussitôt. Faut-il supposer l’existence
d’une haie vive, par exemple, masquant la vue depuis la route dès l'instant qu'on quittait celle-ci
pour entrer dans les champs ?
(**) La mort de Henry Le Bihan est enregistrée dans l'état civil de Gourin (décès : 1793-1805,
pages 133 et 134-276). Louis Herveou est agent municipal et François Cola est assesseur du juge
de paix.
Dans le prochain Kaier, nous présenterons un chant qui prolonge le présent artticle, « Gwiskamant
chouan / L’habit de chouan ».
À suivre
Christian Souchon
Jean-Yves Thoraval