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UNE VIE EN ROUMANIE

Graveurs de mémoire
Dernières parutions
Claude DIAZ, Demain tu pars en France. Du ravin béni-safien au gros caillou
lyonnais, 2011.
Jacques QUEYREL, Un receveur des Postes durant les trente glorieuses, 2011.
Benoît GRISON, Montagnes… ma passion, Lettres et témoignages rassemblés
par son père, 2011.
Henri Louis ORAIN, Avec Christiane, 68 ans de bonheur, 2011.
Pascale TOURÉ-LEROUX, Drôle de jeunesse, 2011.
Emile HERLIC, « Vent printanier », nom de code pour la rafle du Vél’ d’hiv’.
Récit, 2011.
Dominique POULACHON, René, maquisard. Sur les sentiers de la Résistance
en Saône-et-Loire, 2011.
Shanda TONME, Les chemins de l’immigration : la France ou rien ! (vol. 3
d’une autobiographie en 6 volumes), 2011.
Claude-Alain CHRISTOPHE, Jazz à Limoges, 2011.
Claude MILON, Pierre Deloger (1890-1985). De la boulange à l’opéra, 2011.
Jean-Philippe GOUDET, Les sentes de l’espoir. Une famille auvergnate durant
la Seconde Guerre mondiale, 2011.
Armand BENACERRAF, Trois passeports pour un seul homme, Itinéraire d’un
cardiologue, 2011.
Vincent JEANTET, Je suis mort un mardi, 2011.
Pierre PELOU, L’arbre et le paysage. L’itinéraire d’un postier rouergat (1907-
1981), 2011.
François DENIS et Michèle DENIS-DELCEY, Les Araignées Rouges, Un
agronome en Ethiopie (1965-1975), 2011.
Djalil et Marie HAKEM, Le Livre de Djalil, 2011.
Chantal MEYER, La Chrétienne en terre d’Islam, 2011.
Danielle BARCELO-GUEZ, Racines tunisiennes, 2011.
Paul SECHTER, En 1936 j’avais quinze ans, 2011.
Roland BAUCHOT, Mémoires d’un biologiste. De la rue des Ecoles à la rue
d’Ulm, 2011.
Eric de ROSNY, L’Afrique, sur le vif. Récits et péripéties, 2011.
Eliane LIRAUD, L’aventure guinéenne, 2011.
Louis GIVELET, L’Écolo, le pollueur et le paysan, 2011.
Yves JEGOUZO, Madeleine dite Betty, déportée résistante à Auschwitz-
Birkenau, 2011.
Lucien LEYSSIEUX, Parcours d’un Français libre ou le récit d’un sauvageon
des montagnes du Dauphiné, combattant sur le front tunisien avec les Forces
françaises libres en 1943, 2011.
Sylvie TEPER, Un autre monde, 2011.
Jean Michel Cantacuzène

UNE VIE EN ROUMANIE


De la Belle Époque à la République populaire
1899-1960
Du même auteur

Chimie Organique
3 tomes (avec A.Kirrmann et P. Duhamel)
Armand Colin, Paris, 1971-1975

L’Amérique, la Science et la Technique


dans les années 80
La Documentation française, Paris, 1981

Mille ans dans les Balkans


Chronique des Cantacuzène dans la tourmente des siècles,
Ed. Christian, Paris, 1992

© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-56883-9
EAN : 9782296568839
AVANT-PROPOS

Malgré des noms de famille identiques, le héros de cette histoire, Georges


Mathieu Cantacuzène, n’est pas un de nos proches parents.
Notre ancêtre commun, Pârvu, est mort en 1692, sans doute victime de la
peste, tandis qu’il bâtissait en Olténie le monastère de Hurezu, pour le
compte de son cousin germain, Constantin Brancovan, prince règnant alors
sur la Valachie. Du fait de son occupation, (maître d’oeuvre, ispravnic en
roumain) on retrouve le portrait en pied de Pârvu Cantacuzène sur la fresque
du mur Nord, à l’intérieur de ce splendide monastère. C’est l’ancêtre
commun de la plupart des Cantacuzène vivant actuellement en Occident.
La famille de Georges s’est séparée des autres Cantacuzène de Valachie,
quand un petit-fils de Pârvu a dû épouser une demoiselle Cantacuzène (sic)
de Moldavie, fixant là-bas les ancêtres de Georges.
Cette chronique de la vie de Georges M. Cantacuzène au 20ème siècle,
fait suite au livre “Mille ans dans les Balkans”, chronique de cette même
famille au cours du second millénaire de l’ère chrétienne. C’est en somme un
agrandissement au microscope de l’Histoire, portant sur soixante années de
la vie d’un seul personnage principal, mort il y a tout juste cinquante ans.
Mais quel personnage ! Quelle vie !

Gif-sur-Yvette, novembre 2010


PREMIERE PARTIE

AU TEMPS DE LA REPUBLIQUE POPULAIRE


I
Happé par le goulag
Echec et Mat

Dossier.29929, $r. 75611 Bucarest, le 3 mai 1948

Au ministère des Affaires étrangères


J’ai l’honneur de porter à votre connaissance le fait que la Direction
Générale de la Sûreté de l’Etat, suivait depuis assez longtemps l’individu
G.M. Cantacuzène du fait de ses actions hostiles dirigées contre la Sûreté de
l’Etat.
Le susnommé a tenté, à la fin du mois de mars de quitter frauduleusement
le pays par le lieu-dit Agigea, à bord d’une barque à moteur, avec tout un
groupe. Cette tentative ayant été déjouée et le groupe arrêté, le susnommé
s’est enfui et après des pérégrinations à travers le pays, il s’est présenté à la
villa Bibesco de Posada/Prahova, louée à la légation de France en
Roumanie. Là, il s’est caché, en pleine connaissance de cause et avec
l’assentiment de l’intendant de la villa, Barbo Ilie et d’un gardien. Les
organes de la Sûreté qui étaient à sa recherche, l’ont vu rentrer dans la
villa, ce qui les a déterminés à solliciter l’approbation de M. le Ministre de
France en Roumanie qui se trouvait là-bas, pour procéder à une descente
(sic). La chose ayant été approuvée, le dénommé G.M. Cantacuzène a été
trouvé dans le grenier, recouvert de coussins et avec une barbe qu’il avait
laissé pousser depuis qu’il se savait recherché, ce qui dénotait que ceux qui
l’ont caché, l’ont fait en connaissance de cause. Devant les faits révélés ci-
dessus, je vous serais obligé de faire savoir qu’il s’agit là du second cas où
des citoyens français ou des salariés de la légation de France en Roumanie
cachent des personnes recherchées pour des agissements contre la Sécurité
d’Etat, le premier cas étant celui de l’Institut de Byzantinologie2 (signé)
ministre Jianu Marin.

1
Malgré plusieurs demandes au CNSAS (Conseil National pour l’Etude des Archives de la
Securitate) directes ou par des relations, la famille n’a jamais pu accéder au dossier établi par
la Sécuritate au fil des années pour G.M. Cantacuzène. Cet accès sur place, au dossier de
G.M.C., a pu être obtenu, moyennant une assez forte somme (statutaire) par un architecte
doctorant allemand qui vient de soutenir sa Thèse à Stuttgart en Allemagne. Dan Teodorovici
“G.M.Cantacuzino (1899-1960) : Dialogik zwichen Tradition und Moderne”, Université de
Stuttgart, Faculté d’Architecture & Urbanisme, 2010.
M. Teodorovici avait aimablement mis ses notes de consultation sur place du dossier de la
Securitate, à la disposition de la famille de G.M. Cantacuzène qui nous les a transmises.
2
Voir au chap. XIII comment la Roumanie communiste chassa une bibliothèque unique.

11
Chap. I Happé par le goulag

On ne sait trop comment les agents de la Securitate, dépendant de Jianu


Marin3, avaient réussi à trouver Georges dans ce manoir niché dans les
contreforts des Carpates et loué à des diplomates...
Les Archives diplomatiques françaises, consultées par nous, n’en ont pas
gardé la trace. Selon certains, ce fut le fils de l’intendant qui dénonça
Georges ; selon d’autres, ce fut le cordonnier auquel on avait confié ses
chaussures à réparer ; selon le rapport de la Securitate ce furent ses guetteurs
surveillant cette résidence diplomatique qui virent se faufiler un inconnu
dans la propriété... Toujours est-il que Georges fut pris le 26 avril 1948 dans
un grenier, caché sous de la laine de moutons fraîchement tondus, et conduit
en taxi (sic) jusqu’à Ploeshti, la grande ville la plus proche à avoir une
prison.
Son père, Nyno, mourut cette nuit-là à l’hôpital, laissant son épouse
Marcelle, agée de 73 ans et sans ressources, avec un fils en prison et l’autre
estropié pour la vie.
A partir de ce jour, Georges Cantacuzène fut poussé, pour de longues
années, dans la nuit et le brouillard du goulag roumain.

La prison sous terre : le “Fort nr.13 Jilava”

Pour commencer on mit Georges à Jilava, en attendant de lui préparer un


procès.
En Roumain, Jilava4 veut dire : humide. Cette prison au sud-ouest de
Bucarest, est un des dix-huit forts construits par le roi Carol Ier à la fin du
19ème siècle pour la défense de Bucarest. Ce “Fort n°13 Jilava” est à demi
enterré et son toit était encore recouvert de terre à l’époque où Georges y
était enfermé. C’était devenu une prison à partir de 1907, lors de la grande
révolte paysanne.
“La vie de la prison se déroulait dans un immense trou, une sorte de
carrière”5.
“Quand, trainant des pieds (enchaînés) avec difficulté, nous avons
commencé à descendre le chemin en pente qui menait sous le niveau du sol,

3
Après une enfance triste en Olténie avec ‘Téohari Georgesco’, Marin Jianu était devenu
ajusteur aux chemins de fer roumains. Informateur après 1945, il devint le 2 avril 1948
ministre adjoint de son ami le ministre de l’Intérieur. Après sa disgrâce en 1952, ce noceur et
pourvoyeur de plaisirs aux puissants fut rendu responsable de la situation abominable du
goulag roumain, et singulièrement de Pitesti.
Une page entière de biographie lui est consacrée par Marius Oprea,Banalitatea raului,
Oistorie a securitatii în documente, 1949-1989, Ed. Polirom, Bucarest 2002, p. 558-559.
4
Jilav, mot d’origine bulgare.
5
Oana Orlea (Marie-Ioana Cantacuzino), Les années volées, dans le goulag roumain à 16 ans,
Ed. Seuil, 1992, p. 41

12
Chap. I Happé par le goulag

vers la porte du Fort, nous ne soupçonnions pas vers quoi nous nous
dirigions... et ce qui nous attendait.
$ous avons été ramenés à la réalité par un groupe de choc de brutes en
uniforme bleu-délavé. C’étaient les gardiens de la sinistre Jilava. La pluie
de coups assénés comme ça, pour rien, ne s’arrêtait pas... On tombait, on se
relevait et de nouveau on tombait... Le gardien-chef, Ivanica, bestiale
célébrité aujourd’hui connue de tous, cognait de tous les côtés avec sa
matraque criant sur nous comme un dingue ‘Voilà votre baptême, tas de
bandits ! Pour que vous compreniez que vous êtes à Jilava ! C’est ici que
vous laisserez votre carcasse.’
C’est avec ces paroles que nous avons été introduits par la Porte n°1. Il
s’en est suivi une perquisition enragée. Ils cassaient, déchiraient,
confisquaient et de temps en temps nous donnaient encore un coup de botte.
$ous attendions déshabillés, tout nus. Pendant ce temps ils nous délivraient
aussi nos documents d’incarcération.
Enfin, pleins de bleus, à peine habillés, on nous fit passer la Porte n° 2 et
ils nous ont jetés dans un caveau tout en long6, quelque part sous la terre,
tout en nous cognant. Dès l’entrée dans cet endroit, on était agressé par une
odeur infâme de cabinets pestilentiels7. A la lumière des deux faibles
ampoules qui pendaient du plafond, j’ai vu les figures terreuses des
locataires de cette grotte...
Ils ressemblaient à des ombres8. C’est très exactement ce qu’avait dû
subir Georges pendant son séjour à Jilava... il n’en parla jamais, n’en ayant
pas le droit.

6
Grigore Caraza, Aïud însângerat, Ed.Vremea XXI, 2004, chap.III . L’Enfer de Dante. “Dans
ce local prévu pour 30 à 35 personnes, on avait entassé 150 à 200 condamnés. Les fenêtres
étaient obstruées par des planches clouées. A cause de la chaleur les détenus étaient tout nus”
7
Grigore Caraza, op.cit.”Dans la chambrée il y avait un tonneau métallique de 200 litres env.
sans couvercle, sur lequel nous devions monter les uns après les autres, pauvres de nous, et
nous accroupir pour faire nos besoins, affrontant la gêne du regard des autres. Le papier
nous était interdit pour éviter les messages... L’odeur était insupportable... le tonneau était
vidé tous les 2-3 jours...”
8
Constantin Ticu Dumitrescu, Marturie si document, vol. 1, pt. 1, Ed. Polirom, 2008. p. 162.
Arrêté à l’automne 1949, l’étudiant Ticu Dumitrescu (1928-2008) a suivi pratiquement le
même chemin de prisonnier que Georges. Ayant 30 ans de moins que Georges, il a vécu assez
longtemps pour devenir un sénateur renommé par ses lois visant à dévoiler les agissements de
la Securitate et pour pouvoir laisser son témoignage complet en 6 tomes in 4°, sur ses
15 années de détention, documents à l’appui. Il est mort à 80 ans, au moment où sortait son
6ème et dernier tome de témoignages. Il n’aura pas pu faire passer la loi de ‘lustration’ visant
à limiter l’accession à des fonctions officielles en Roumanie des personnes ayant fait partie
des structures de direction ou de répression de l’appareil communiste ; ce qui fait que ce sont
eux qui tiennent toujours le haut du pavé, ce qui a eu pour effet de faire émigrer
définitivement depuis 1990 des millions de Roumains.

13
Chap. I Happé par le goulag

Combien de temps y resta-t-il ? Sans doute moins d’un an d’après


diverses déductions. Il eut son procès à la fin de l’année 1948. Il ne fut pas
condamné pour avoir voulu fuir le pays puisque la loi ne le permettait pas. Il
fut condamné, à la stalinienne, pour des actes qu’il n’avait pas commis et
fabriqués de toutes pièces : on avait rattaché son cas à la périphérie d’une
affaire de résistance et d’espionnage. On trouve ainsi au dossier de la
Securitate de Georges, dans des fiches personnelles écrites de nombreuses
années après sa condamnation : 08/06/1953. Fiche personnelle. “L’année
1948 il a été condamné par le Tribunal Militaire de Bucarest à 5 ans de
prison correctionnelle pour avoir entrepris des actions en faveur d’une
organisation de type fasciste (sic!). Ainsi il a facilité, à plusieurs reprises, à
Toba Ion, chef d’une organisation subversive, la mise en relation avec
Jadwin, membre de la Mission américaine.” Dossier individuel 664.
Strictement secret. 29/01/1957. “En 1946, il a établi la liaison de l’ex-
commandant Toba Ion avec le colonel Jadwin de la Mission américaine,
dans le but de former une organisation formée de retraités d’office,
d’éléments parachutés par les Allemands, de divers éléments de l’Armée, des
rangs de ceux restés au Tyrol et d’autres éléments qui devaient agir dans un
sens terroriste, demandant en même temps de l’aide extérieure en armes et
munitions.”
Le colonel C.C. Jadwin, membre de l’OSS (Office of Strategic Services),
était apparu dans les relations des Etats-Unis avec les pays du Bas-Danube, à
propos de la Bulgarie essentiellement9. Egalement mentionné dans le
“dossier” de Georges, après sa sortie de prison, on trouve le commandant Ion
Toba. Cet officier roumain avait le style des cosaques d’antan. C’était un
spécialiste des coups de main. En 1943 en Crimée, à la tête de son
4ème escadron des Chasseurs à cheval, Toba débusquait les partisans
soviétiques. Le retournement d’alliances du 23 août 1944 l’avait trouvé en
Allemagne dans un stage de Chasseurs anti-tanks. Après avoir continué
jusque dans le Tyrol la lutte contre la progression soviétique, l’ataman Toba
s’était rendu aux Américains et, en 1945, on le retrouvait en Roumanie où il

9
Ancien attaché militaire US en Bulgarie, le colonel C.C.Jadwin avait été envoyé (avec deux
autres personnes) en Turquie à la fin de l’année 1943 par l’Office of Strategic Services, de
Washington, dans le but d’établir un contact avec les autorités bulgares. Le gouvernement des
Etats-Unis voulait se rendre compte si la Bulgarie pouvait être détachée de l’Axe et ramenée
dans le camp des Nations Unies. Les pourparlers discrets se poursuivirent au Caire jusqu’en
mars 1944, de manière favorable aux espoirs américains. (Rapport de fin de mission en date
du 23 mars 1944 du colonel Jadwin & C° au général Donovan, directeur de l’OSS. Document
déclassifié, trouvé sur internet). Seule la Roumanie arriva à se détacher de l’Axe pour
rejoindre les Nations Unies le 23 août 1944, mais cela ne lui procura aucun avantage. Le nom
du colonel Jadwin apparaît également dans les mémoires de l’ambassadeur américain à
Bucarest, Burton Y. Berry, Romanian diaries, 1944-1947, p. 137-138, lorsque ce colonel
intervient après du général Vinogradov-commandant des troupes russes en Roumanie-pour
obtenir un visa de sortie pour le diplomate suisse Paul Ritter et son épouse (née en Russie).

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Chap. I Happé par le goulag

était promu lieutenant-colonel. Il fut aussitôt après pris en main par les
sécuristes de Nicolski et relaché pour être infiltré dans un groupe hétéroclite
d’opposants au régime qui furent arrêtés au printemps 1948 : des industriels,
des universitaires, un amiral, auxquels on adjoignit Georges et son beau-
frère Brancovan. Au procès principal d’une centaine de personnes qui eut
lieu à la fin octobre 1948, on entendit Toba compromettre la plupart des
accusés en racontant leur avoir extorqué divers services, et notamment de
l’argent, pour aider la résistance roumaine, alors qu’il semble bien que son
action ait été télécommandée par l’agent soviétique Nicolski10.
Il n’est donc pas impossible que, vu les états de service antérieurs de
l’ataman Toba, Georges l’ait aidé à contacter tel ou tel Américain, ignorant
qu’il était déjà retourné par un agent soviétique travaillant en Roumanie...
Pour remercier Toba de sa coopération au détriment de ses compatriotes, les
Soviétiques l’invitèrent à parfaire son éducation en Sibérie, où il passa une
vingtaine d’années au goulag ; cela se nommait la rééducation.
Georges eut donc droit, dans un procès annexé au procès principal et qui
eut lieu fin 1948, à cinq ans de goulag, peine légère par rapport à tous les
crimes qu’on lui avait imputés - organisation fasciste, terrorisme, armes et
munitions. Cette peine relativement “légère” montre qu’il était juste fautif
d’avoir tenté de fuir ce département soviétique, qu’était devenu la
Roumanie, pour rejoindre les siens. Sa belle-soeur Marina ainsi que sa fidèle
secrétaire Margareta, avaient pu l’entrapercevoir lors de son procès, dans des
conditions indignes, car la Roumanie, qui n’avait déjà plus rien d’un pays
civilisé, allait sombrer dans l’atrocité.
“En décembre j’ai appris par hasard qu’il devait être jugé,” écrivait
Marina à sa soeur en Angleterre11. “Il avait un avocat commis d’office, donc
très timoré. J’ai attendu cinq jours de suite, dans la rue à partir de 6h du
matin par -16 degrés, dans l’espoir de l’apercevoir. Je l’ai aperçu seulement
le dernier jour, après sept heures d’attente. Il était très maigre. Il s’est
beaucoup réjoui en m’apercevant. Je lui ai fait signe de ‘garder le menton
haut’ comme disent tes amis, et il m’a fait signe d’être sans crainte à cet
égard. Il a demandé de vos nouvelles et j’ai pu lui crier que vous alliez bien.
J’ai pu lui envoyer quelques habits et de la nourriture. J’ai appris ensuite
qu’il s’était un peu refait grâce au paquet remis au cours du procès.”
Pour la nouvelle année 1949, Georges put enfin écrire une carte postale à
la seule personne non compromise de son entourage, sa fidèle secrétaire
Margareta, la dame de la calea Moshilor comme on l’appelait dans le beau
monde dont elle ne faisait pas partie.

10
Cicerone Ionitoiu, Genocidul din România,Repere în procesul comunismului.#Pravalire în
barbarie-Miscarea nationala de rezistenta.
http://www. procesulcomunismului.com/marturii/fonduri/ioanitoiu/rechizit.htm
11
Lettre du 24 mars 1949 de Marina Brancovan à sa soeur Sanda Cantacuzène en Angleterre.

15
Chap. I Happé par le goulag

Prison de Jilava. 31 décembre 1948. Ma chère Margareta, J’ai été à la


fois heureux et triste de pouvoir t’apercevoir, ne serait-ce qu’un instant.
J’aurais aimé pouvoir te serrer dans mes bras. J’espère que tu n’as pas trop
manqué d’argent et que Marinesco fait ce que je lui ai demandé pour toi.
J’ai une incroyable envie de te revoir. Je te souhaite une année meilleure
que celle qui s’achève et au cours de laquelle nous puissions nous revoir.
Prends bien soin de ta santé et que Dieu te vienne en aide.
On apprit ainsi que Georges était à Jilava, où Margareta avait elle aussi
réussi à l’entrapercevoir à l’occasion de son “procès”.

La “Prison Principale Aïud”, ses cellules et ses niches (“zarka”)

En mars 1949, Marina eut des nouvelles des prisonniers12. “Costi est à
Aïud. Georges est à Aïud. Toute la Roumanie est à Aïud, depuis le symbole
de la roumanité en Transylvanie (J.Maniu) jusqu’au dernier pauvre type. On
trouve à Aïud toutes les classes sociales et toutes les valeurs intellectuelles.
(Fig. 1)
J’ai essayé d’aller voir Costi (mon mari). $euf heures dans un train qui
sifflait dans toutes les courbes. Même durée et même chose au retour, mais
sur un autre trajet, à travers d’autres régions. J’ai avalé toutes les insultes,
mais je ne l’ai pas vu ! Ah, s’il avait tué quelqu’un, j’aurais pu le voir. Le
meurtre n’est qu’un petit délit, la fleur (rouge) à l’oreille !”
Le gros bourg d’Aïud, fondé par les Saxons au 13ème siècle13, est situé en
plein centre de la Transylvanie, sur les contreforts des Monts du Couchant, à
mi-distance, à vol d’oiseau entre Sibiu et Cluj. La prison d’Aïud remonte à
Marie-Thérèse d’Autriche et le premier prisonnier date de 1786. En 1882 un
nouveau corps de bâtiment a été ajouté, appelé ‘Zarca’ (= niche, en
hongrois). Il sert aux punitions par isolement total dans des très petites
cellules (niches). En 1892 un grand bâtiment de trois étages qui comprend
312 cellules, le Cellulaire neuf, a complété cet ensemble.
Une description réaliste de la prison d’Aïud, a été faite par Grégoire
Caraza, instituteur stagiaire des Carpates de Moldavie. Ayant osé dire en
1948 qu’il trouvait le christianisme supérieur au communisme, il passa ses
plus belles années, de 20 à 50 ans, dans les geôles communistes, dont 18 ans
à Aïud, qu’il put ainsi connaître parfaitement.
“Des prisons de Bucarest et particulièrement de Jilava, les détenus
étaient transportés à la gare du $ord. Là, en bout de ligne, loin des yeux du
public, on les faisait monter dans le train. Le mardi 25 avril 1950, le soir,
nous avons été chargés dans le train-fourgon en direction d’Aïud. $ous

12
Idem.
13
Les Saxons l’appelaient Strassburg am Mieresh. C’étaient d’excellents artisans, mais il n’y a
pratiquement plus de Saxons à Aïud. Ils ont été chassés ou bien vendus à l’Allemagne.

16
Chap. I Happé par le goulag

sommes arrivés le lendemain matin vers 10h30-11h. En gare d’Aïud, nous


étions attendus par un grand nombre de miliciens... De la gare nous avons
été à pied. Entouré de nombreux miliciens armés, notre convoi sentait la
tristesse et la désolation. En tête il y avait deux appelés du contingent, pieds
nus, tête nue et tellement maigres qu’ils avaient du mal à porter leur
baluchon avec le peu d’affaires qu’ils avaient. A part ça, ils avaient des fers
aux pieds dont les chaînes faisaient un bruit sinistre en soulevant la
poussière de la route. Ces deux-là faisaient partie d’un groupe de la
Dobroudja, l’un condamné au bagne à perpétuité, l’autre à 25 ans de
prison. Derrière eux, venaient les autres condamnés ; dans leurs yeux on
lisait la terreur comme s’il y avait eu, au bout du chemin, un peloton
d’exécution. Les gens nous évitaient, entrant dans la prochaine boutique ou
tournant au coin de la rue. Aux fenêtres on voyait des rideaux qui
bougeaient, laissant apparaître derrière eux, une tête de vieillard ou bien de
jeune homme. Cela me rappelle les vers de Radu Gyr14.
Si au-dessus de l’enfer de Dante il y a écrit, “Vous qui entrez,
abandonnez toute espérance”, au-dessus de l’entrée de cette prison il y a
écrit “Prison Principale Aïud”. Le pavillon cellulaire est un bâtiment en
forme de T, à quatre niveaux, chacun ayant 78 cellules et deux grandes
pièces. Dans l’enceinte de la prison il y a un autre bâtiment appelé Zarca,
avec rez-de-chaussée et un étage, ayant un total de 70 cellules... Dès 1929,
la Zarca a été déclarée insalubre, mais on n’en a pas tenu compte. En
arrivant là bas en 1950, les murs de la Zarca étaient humides jusqu’à 1 m-
1 m 50 et pleins de moisissures à certains endroits... Ce n’est qu’à travers
les fentes des volets cloués que nous distinguions de temps en temps un petit
bout de ciel bleu et nous sentions un tout petit peu libres. Pendant deux-
cents ans, les pauvres Roumains ont accompli leur peine dans ces cellules. Il
y a eu ici, les plus grands hommes du pays, des professeurs, des savants, des
hommes de culture, d’anciens ministres, des politiciens, et c’est ici que sont
morts 34 généraux connus, des héros de la Seconde Guerre mondiale.
En arrivant, j’ai été affecté à la cellule 199, 2ème étage de l’aile
orientale, tounée au nord, vers les gorges de Turda. Dans un espace de 4 m
de long sur 2 m de large, la tinette se trouvait dans le coin gauche et le
récipient d’eau dans le coin de droite. Pour notre plus grand bonheur nous
nous sommes étendus sur le sol en lattes de sapin, à huit prisonniers entre la
porte et la fenêtre. Pour toute literie, on avait une couverture usée et pleine
de trous. Par jour, notre nourriture atteignait 600 à 700 calories (il faut
consommer 3 fois plus), l’eau était rationnée à 32 cuillerées par personne,
pour boire, faire la vaisselle, se laver les mains et la figure. Après quelque
temps, nous avions du mal à nous lever et nous nous appuyions sur les murs.

14
Radu Demetrescu, dit Gyr : poète roumain qui, étant légionnaire, fit de la prison sous trois
régimes, dont de nombreuses années sous les communistes, les fers aux pieds, à Aïud.

17
Chap. I Happé par le goulag

Les cuisses étaient pleines d’escarres et infectées, tandis que nos muscles
étaient atrophiés. Il ne nous restait que la peau sur les os.
Les 312 cellules du bâtiment principal étaient pleines à ras bord avec un
total compris entre 2 400 et 2 500 prisonniers. De temps à autre, les détenus
politiques de deux ou trois cellules étaient sortis à la promenade, en
maintenant une certaine distance entre eux pour ne pas qu’ils puissent
communiquer.
De part et d’autre de l’entrée du grand Cellulaire, il y avait deux
ardoises où chaque jour était inscrit l’effectif par étage ; ces ardoises ont
disparu le jour où ils ont compris que nous mémorisions ces chiffres. Il y eut,
à la place, tous les soirs un sinistre appel. Au changement de gardiens, à
19h, Pavel le chef de section du rez de chaussée appelait à voix forte ses
collègues : -3ème étage, combien aujourd’hui ? - réponse : deux ; -
2ème étage, combien ? R : un ; 1er étage, combien ? R : trois ; -Pavel : deux
et un trois plus trois six, plus un chez moi : sept. Ce nombre, 7, désignait le
nombre total de morts du Cellulaire pour cette journée.
Pour les détenus politiques, l’année 1950 a été sans doute la période la
plus lourde dans l’existence de cette prison. Selon le docteur Ranca,
médecin de la prison d’Aïud, de septembre 1949 à la fin août 1950,
25 personnes sont mortes de faim qu’on a portées ensuite au Ravin des
Détenus...
...Une nuit j’ai rêvé que j’étais dans la belle vallée de la Bistritza15
admirant le grandiose massif du Ceahlau, puis, je me suis rendu compte que
jusqu’au sommet, c’était de la mamaliga ! je me suis jeté sur lui, d’abord à
genoux, puis sur le ventre et pendant toute la nuit, j’ai tout dévoré jusqu’au
sommet... La mamaliga, cette polenta faite de farine de maïs bouilli, était
pratiquement la seule nourriture consistante des prisonniers, mais sans
grande valeur nutritive.
Un de ses voisins de cellule était le médecin du port de Braïla, le
Dr Pinkus Klein. “Un jour Klain Pincu s’est assis à côté de moi et m’a
murmuré :
- Je vois que tu es un garçon calme, avec quelque chose dans la tête. Je
suis désolé, mais toutes les années de taule que tu dois faire, tu les feras. !
- Et qu’est-ce qui vous fait penser ça ? lui demandais-je curieux et un peu
révolté.
- Tout d’abord tu es Roumain, et les Roumains ne s’entraident pas entre-
eux, ils se détestent. Moi je suis Jidan, comme disent les Roumains en
parlant de nous les Juifs et je suis marié à une Roumaine de Braïla ; je
crains toutefois qu’elle ne demande le divorce pendant que je suis enfermé.
Mais nous, nous nous entraidons les uns les autres ; les miens ne me

15
Cette belle vallée des Carpates de Moldavie a disparu depuis son industrialisation (barrage,
cimenterie, etc).

18
Chap. I Happé par le goulag

laisseront pas faire ces 25 années de prison renforcée auxquelles j’ai été
condamné ; on m’a accusé qu’étant médecin du port, j’ai travaillé avec des
étrangers qui m’ont donné des cadeaux et de l’argent. Moi je n’ai pas le
droit (sic) de faire plus de 5 ans, mais toi, mon cher enfant (Caraza n’avait
que vingt ans) tu feras toute ta peine. Je suis désolé de t’avoir dit ça.
...Comme il avait raison Klain Pincu en ce qui concerne sa nation et ma
nation.
...Dans mon pays j’ai donc la liberté de rester toute une vie en prison parce
que j’ai aimé ma patrie et le Christ ! J’ai appris plus tard, qu’il avait été
libéré, exactement au bout de cinq ans”16.
Georges, capturé à l’âge de 49 ans, était pour sa part, trop âgé pour
connaître la chute du régime soviétique et pouvoir évoquer librement ses
longues années d’emprisonnement en Roumanie. Sa vie durant, il n’eut
simplement pas le droit d’en parler.
On sait par des témoignages de co-détenus d’Aïud, en général des
intellectuels et souvent des architectes, que Georges faisait à voix basse des
causeries sur l’histoire de l’art à ses collègues de cellule, dans l’espace exigu
de 2 mètres sur 4 mètres où on les entassait à huit personnes. “Il était
capable d’improviser sur la Renaissance, sur les arts et traditions
populaires, sur les influences de l’Orient dans l’art roumain et sur d’autres
de ses sujets favoris, ce qui captivait l’attention de ses compagnons
d’infortune”17. Il leur permettait d’échapper un peu, par la pensée, à la
misère présente et à la dégradation intellectuelle et morale qu’on voulait leur
faire subir.
Mais, pour avoir refusé d’être rééduqué (des gardiens de prison
prétendant rééduquer un homme de la Renaissance !), Georges fut enfermé
pendant neuf mois, dans l’isolement total d’une niche de la sinistre Zarca. Il
a laissé quelques lignes poignantes pour évoquer la nuit et le brouillard des
goulags roumains, entre la Zarca et le Cellulaire d’Aïud “lorsqu’on ressent
tout à coup, en dépit des sollicitations de la mort, cette sensation d’être
dépouillé du faste de l’espérance et de l’orgueil de la pensée18.

16
Grigore Caraza, Aïud însângerat, Ed. Vremea XXI, 2004, chap. IV. Sur Internet :
http://www.procesulcomunismului.com/marturii/fonduri/gcaraza/aiud/Gr.Caraza a eu 47 ans
de condamnations politiques en Roumanie. Il en aura accompli 27 ans, dont 3 ans de
résidence obligatoire dont 2 ans au milieu des chardons du Baragan. Il a effectué 21 années de
prison avec régime carcéral dur, dont 18 années à Aïud, dont huit ans d’isolement complet à
la Zarca. Libéré en 1977 il passa son baccalauréat en 1979, à 50 ans. En 1980 il fut accuelli
aux Etats-Unis et devint citoyen américain en 1986. Après avoir résidé 21 ans à New York, il
rentra définitivement en Moldavie en 2001, où on le fit citoyen d’honneur de sa commune
d’origine ‘Poiana Teiului’ (Clairière du tilleul) de la haute vallée de la Bistritza.
17
Sherban Cantacuzino, Foreword of “Romanian modernism, The architecture of Bucharest,
1920-1946” par Luminita Machedon & Emile Scoffham, The MIT Press, Cambridge Mass.
& London, 1999, pp. IX-XIX.
18
Troisième lettre à Simon.

19
Chap. I Happé par le goulag

Lorsque dans certaines nuits d’insomnie, j’entendais au loin des trains


qui sifflaient, j’ai très bien senti que les véritables voyageurs n’étaient pas
ceux qui dormaient dans des wagons, mais nous, les immobiles qui nous
enfoncions toujours plus dans les brumes en perpétuelle augmentation de
l’inconnu, atone et opaque. $i gares ni ports en vue. Pas une odeur d’île
portée par une quelconque brise. Juste la cadence vide des journées vides...
Dans ce voyage sans destination, au cours duquel la notion du temps avait
disparu, je ne poursuivais d’autre but que celui de vivre dans un présent
absurde et monotone. Cet effort même d’affirmation dans le néant, cette
affirmation non pas de l’intelligence ou de la réflection mais des instincts
qui refusaient la mort comme un port non souhaité, m’ont fait sentir, plus
que comprendre, le miracle de la vie, au moment même où il allait ne plus
m’y inclure. Dans ces moments-là, même le monde de la mémoire était
dépassé. Au-delà des ténèbres, je flairais non pas les souvenirs, mais les
possibilités et les instincts d’une volonté. Mon esprit se rétrécissait, se
concentrait et s’unifiait, autour de la décision de survivre. Et dans ces
instants, le corps lui aussi est ressenti encore plus dans toute sa complexité.
Il s’imposait, pesant de tout le poids de ses souffrances. A ces moments et
peut-être seulement alors, j’avais à mon sujet une sorte d’intuition globale ;
je réalisais quelles étaient mes ultimes possibilités, puisqu’apparemment
tout le reste avait disparu faisant le vide autour du “moi”. Puis je retombais
épuisé dans le sommeil pour me réveiller dans le monde de la mémoire.
Lorsque j’étais un homme libre, j’avais souffert d’être un voyageur
pressé. Maintenant j’étais tranquille, il n’y avait plus aucune urgence. Là où
je m’étais arrêté un instant, je passais à présent des journées entières. Là où
j’étais passé jadis en hâte, à présent j’y vivais. Je voyageais maintenant sans
me soucier de l’arrivée. Parfois, je changeais mon point de départ et je
vivais d’autres vies... Assis à la fenêtre de mon wagon, je regardais défiler
les paysages et j’imaginais parfois des destins... Les Alpes, les lacs Italiens,
les vallées moldaves ou les Carpates, la Lombardie ou la Forêt $oire, des
villes grandioses ou des localités plus petites, des demeures isolées perdues
dans la nature, qui me fournissaient toutes des idées pour une riche vie
imaginaire. Je m’ennivrais d’irréel.”
“Pas un jardin qui vaille celui de la pensée” avait écrit son oncle et ami,
le poète Charles Adolphe Cantacuzène, qui venait de succomber à une crise
cardiaque dans une soupente19, tandis que Georges croupissait à Aïud. A
quoi bon des poètes, du moment que les brutes prospéraient en République
populaire de Roumanie...
“Pour le moment, continuait Georges, devant ma fenêtre, il ne passait
aucun paysage, mais seulement des ciels, des ciels légers de printemps, des

19
On venait de le chasser de sa chère vieille maison de la strada Berthelot, devenue strada
Popov.

20
Chap. I Happé par le goulag

ciels profonds de l’été ou de l’automne, et ensuite des ciels enneigés. La


neige commençait. Vous ne savez pas comment il neige sur une prison. Les
murs de chaux deviennent alors encore plus blancs. Les figures et les mains
blanchissent, les regards s’éteignent et les voix s’étouffent. Et l’indifférence
alors commence à vous ankyloser. L’indifférence à tout et à soi-même pour
commencer. Les flocons tombaient lentement. $ous tombions encore plus
lentement ; les murs qui nous englobaient tombaient. $ous étions découplés
de tout. L’indifférence nous disloquait, lentement, aussi méthodiquement que
l’aurait fait une horlogerie. L’ombre d’attention qui existait encore en nous,
nous faisait assister à notre propre destruction. Pourquoi donc avions-nous
encore un nom ? Comme les sabliers se vident de leur sable, les mots se
vidaient de leur sens et nous nous vidions de notre propre être. $ous
tombions indéfiniment.”

La lutte pour le pouvoir dans un pays affamé

Tandis que Georges flottait entre ciel et terre, c’est-à-dire entre la vie et la
mort, dans les geôles communistes, la situation générale chez les vivants de
Roumanie ne cessait de se détériorer et devenait épouvantable. “$os moyens
matériels sont épuisés. S’il nous reste quelque chose à vendre, on ne peut
presque rien en tirer. On ne nous donne plus de tickets de rationnement et
très bientôt nous ne pourrons plus payer notre quotidien. Dans les écoles, on
enseigne à nos enfants la délation, l’espionnage, le parjure. Mais il règne
parmi nous une confiance et une foi extraordinaires. Tous nous croyons en
la survie de notre pays et, si nous sommes tous prêts à nous battre pour lui,
on préfèrerait qu’on ne nous laisse pas mourir de faim ou du fait de la haine
de ces cinglés” écrivait Marina Brancovan à sa soeur Sanda en Angleterre.
En d’autres termes, Au secours ! Help !
Les dirigeants de la République populaire avaient d’autres soucis, comme
par exemple montrer au grand frère qu’ils étaient les meilleurs flagorneurs
de la classe. A l’automne de 1950 (le 8 septembre) on rebaptisa la ville de
Brasov en ville Staline, tandis que pour bien montrer que les Roumains aussi
avaient un grand homme (au pouvoir du reste), on baptisa en 1952 un
arrondissement de la capitale arrondissement Gheorghiu-Dej, qui jouxtait
l’arrondissement Lénine !
Ceux de l’ouest commençaient bien timidement à organiser des aides vers
leurs parents de l’est sans ressources. “Quelqu’un m’a demandé l’autre jour
si j’avais déjà rencontré Marthe Bibesco et si je pensais qu’elle pourrait
envoyer quelque chose à sa belle-soeur Marcelle Cantacuzène (mère de
Georges) qui est dans la misère. Georges comme on le sait, est en prison,
son frère Emmanuel - toujours en mauvaise santé - est encore plus mal et ne
peut gagner sa vie, son épouse est donc la seule personne de la famille qui
travaille pour se nourrir elle et ses deux enfants, son mari et sa belle-mère

21
Chap. I Happé par le goulag

Marcelle. Si Marthe envoyait un paquet de médicaments, de temps en temps,


ils pourraient le vendre et cela aiderait un petit peu. Karmitz20, qui était le
plus grand pharmacien de Roumanie, est aujourd’hui réfugié à Paris. Il a
organisé l’envoi de paquets-type de médicaments dont les prix vont de
1 500 à 5 000 francs (de 2 eu à 7 eu ).
D’un paquet on peut prélever une ou deux bouteilles pour le bacshish et
le reste est du profit net pour celui qui reçoit le paquet. Marie Braesco21 a
envoyé plusieurs paquets de ce type et elle dit que cela fonctionne très bien.
Je peux adresser à Marthe l’annonce de Karmitz pour ces paquets”22.
Sanda, l’épouse de Georges, était en effet en relation épistolaire avec
Marthe Bibesco qui, de ses différentes villégiatures de France ou
d’Angleterre, lui envoyait des petites lettres de compassion. Elle venait
même parfois rendre visite, à Sanda certes, mais aussi à sa protectrice Beryl
Benton devenue Lady Charnwood, à qui elle envoyait ensuite ses
remerciements Merci d’avoir été votre invitée sur les routes du Kent
accompagnés de sa note de taxi... Marthe garda jusqu’à la fin de sa longue
vie à Paris, quai de Bourbon, ce style d’émigré désargenté... On peut donc se
demander si l’idée de la correspondante de mettre Marthe Bibesco à
contribution était bien efficace.
A cette époque du début des années 1950, la vie des dirigeants
(communistes) roumains, était elle aussi hasardeuse, selon le modèle
introduit par Staline en URSS. Le Chef, c’était le mâle dominant, à savoir
celui qui avait réussi à éliminer tout son entourage, ennemis ou amis, sous
les prétextes les plus variés et les plus contradictoires. Le premier officiel
roumain à en avoir fait les frais, fut Lucretiu Patrascano, arrêté le
28 avril 1948, c’est-à-dire deux jours après Georges, alors qu’il était ministre
de la Justice 15 jours plus tôt. Ce communiste historique était nettement
mieux instruit (docteur en Droit de Leipzig) que ses collègues et le faisait
sentir. Il passa six ans dans le goulag roumain et, après un procès inique, (où
l’on remarqua qu’il avait perdu une jambe...où ?...comment ?), il devait finir
fusillé à Jilava en 1954, à l’endroit même où avait été fusillé le général
Antonesco, en 1946, quand Patrascano était ministre de la Justice...
Gheorghiu-Dej avait craint que la mort de Staline et celle de Béria, ne le
sortent d’affaire, il fit donc fusiller Patrascano, au plus vite.

20
Père du producteur de films Marin Karmitz,ce dernier étant né à Bucarest en 1938.
21
“professionnelle de l’assistance”, Marie Braesco était présidente de CAROMAN, Comité
d’Assistance aux Roumains. cf. Neagu Djuvara, Bucarest - Paris – $iamey et retour,
l’Harmattan, Paris 2004, p. 28 . En fait, cette femme généreuse contrastait dans le paysage des
émigrés pique-assiette. Sa fuite, réussie, en train à travers la Hongrie (dont elle ignorait la
langue) est passée dans la légende.
22
Lettre adressée le 17 février 1952, par Ella O’Kelly de Paris, en Angleterre à une amie de
Sanda Cantacuzène.

22
Chap. I Happé par le goulag

Ces luttes à mort pour le pouvoir n’avaient rien de spécifiquement


roumain, puisque l’exemple venait d’en haut, c’est-à-dire de l’est. On aura le
même scénario en Hongrie (Rakozi tuant Rajk) et en Tchécoslovaquie
(Gottwald tuant Slansky), le tout avec des procès créés de toutes pièces, aux
arguments variés, pour la galerie des militants benêts et pour effrayer la
populace.
Gheorghiu-Dej, éduqué dans les geôles, du roi Carol II puis du général
Antonesco, paraissait déjà préparé au rôle de mâle dominant malin, mais
dont l’esprit n’était pas encombré de connaissances inutiles. Pour tout esprit
censé, le séjour prolongé dans les geôles roumaines ne donne d’évidence pas
un brevet d’aptitude à diriger un pays ! Mais, là encore, l’exemple venait
d’en haut ; Staline lui-même était un habitué des bagnes de Sibérie. Cela
donne par contre des gages de férocité et d’esprit tordu. Il n’y a donc rien
d’étonnant à ce que Gheorghiu-Dej ait bien compris le système de Staline.
Dès 1946, Gheorghiu-Dej avait fait assassiner Stefan Foris, le chef
historique du communisme roumain. Devenu vice-Président du Conseil des
ministres, au printemps 1948, 12 jours avant l’arrestation de son collègue
Patrascano, son action contre lui fut déterminante pour le couler ; non pas
qu’il fût coupable, mais un juriste formé à l’allemande, qui vous regardait de
haut de surcroît, n’avait rien à faire dans ce marigot. En avril 1968, trois ans
après la mort de Gheorghiu-Dej, Foris et Patrascano seront réhabilités par le
nouveau maître du pays, Ceausescu...

Au Canal Danube-mer oire

Fin 1948, Staline avait demandé aux Roumains de reprendre un projet


envisagé à plusieurs reprises depuis le 19ème siècle, sans qu’on ait jamais
osé l’entreprendre : percer un canal allant du Danube à la mer Noire, pour
permettre aux navires de court-circuiter le delta du Danube dont les trois
bras ne sont pas facilement navigables.
En outre, précisa Staline à plusieurs interlocuteurs, ce canal devait être le
tombeau de la bourgeoisie roumaine. Gheorghiu-Dej en fit son projet
préféré, entrant en cela en opposition avec deux pro-moscovites de son
gouvernement, Ana Pauker et ‘Vasile Luca’. Ce projet de canal était soutenu
par le Conseil pour l’Aide Economique Régionale (CAER), c’est-à-dire que
l’URSS était partie prenante : les Soviétiques fourniraient le matériel usagé,
déjà utilisé pour la construction du canal Volga-Don en train de s’achever.
Les Roumains fourniraient les esclaves. Il s’agissait d’une méthode bien
mise au point par Staline en URSS, avec ses propres nationaux23 et plus
récemment, avec ses prisonniers de guerre. Le Politburo du parti des

23
Euphrosina Kersnovskaïa, Coupable de rien - Chronique illustrée de ma vie au goulag,
Ed. Plon, 1994.

23
Chap. I Happé par le goulag

travailleurs roumains (dirigé par Gheorghiu-Dej) décida donc le 25 mai 1949


de construire le Canal. Le gouvernement prit le même jour le décret
correspondant. Les travaux du Canal commencèrent le 15 juillet 1949. Une
demi douzaine de camps de forçats furent d’abord élevés le long du tracé du
futur cours d’eau artificiel.
Gheorghiu-Dej lui-même allait s’inspirer du goulag et du NKVD pour
tapisser la Roumanie de camps d’extermination de ses concitoyens24 et pour
vicier la société roumaine pour des générations, avec l’organisation
omniprésente de la Securitate.
Georges ayant été un des premiers arrêtés (dès la proclamation de la
République populaire d’où il avait essayé de fuir), il fut un des premiers à
rejoindre à l’automne de 1950, la colonie pénitentiaire de Peninsula,
rattachée au village de Valea Neagra, commune d’Ovidiu25. Ce camp était
situé au nord du lac saumâtre de Siutghiol, à 5 km à l’ouest du boulevard
Mamaïa, la grande plage à la mode sur la mer Noire. Aucune indication ne
signale aujourd’hui cet endroit et, pour ne pas faire fuir le touriste, le nom
sinistre de ce lieu sinistre, la Vallée Noire, a été changé en “Lumina” (“La
Lumière !”). 8 000 esclaves appartenant à l’intelligentsia roumaine sont
passés par cet endroit, mais près de la moitié y ont péri.

24
Dans la province du Maramuresh,le Musée de Sighet, “Mémorial de la résistance et des
victimes du communisme” consacre sa Salle 5 à la représentation cartographique des geôles du
communismeroumain.(http://www.memorialsighet.ro/index.php?option=com_content&view=
article&id=112%3Asala-hartilor&catid=40 %3Aparter&lang=fr ) La carte des plus de quatre-
vingts camps de travaux forcés, avec une forte densité autour de Bucarest et dans la zone
située entre le Danube et la mer Noire ; la carte des quarante-cinq pénitentiers, répartis à
travers tout le pays ; la carte de soixante-trois camps de déportation dont la densité est très
forte depuis le Baragan jusqu’au sud de la Moldavie ; s’y rajoutent : la carte des dix asiles de
psychiatrie politique situés en Valachie, en Moldavie, dans le Banat et en Transylvanie, ainsi
que la carte des soixante-quatre centres de dépôt et des résidences obligatoires pour
condamnés politiques, répartis a travers le pays et une plus forte densité autour de la capitale ;
la carte des quatrevingt dix fosses communes retrouvées et lieux d’exécutions, avec une
densité plus grande au canal Danube-mer Noire, ainsi qu’au nord-ouest du pays clot cette
cartographie macabre. Le tout est rassemblé dans la “grande carte”qui met en évidence la
densité des lieux de répression en Roumanie communiste, densité encore plus forte au sud-est
du pays, depuis la capitale jusqu’à la mer Noire. Les explications du principal auteur de ces
cartes, Romulus Rusan, sont fournies par ailleurs.
(http://www.memorialsighet.ro/index.php?option=com_content&view=article&id=369%3A
la-geographie-et-la-chronologie-du-goulag-roumain&catid=47%3Abreviar-pentru-procesul-
comunismului&Itemid=154&lang=ro )
25
Ovidiu : du nom du poète latin éxilé sur les bords de la mer Noire par l’empereur Auguste
au début de l’ère chrétienne.

24
Chap. I Happé par le goulag

“$ous avons été embarqués, raconte un rescapé, Aurel Popa, qui a pu


témoigner26 dans trois wagons cellulaires du train, avec deux jours de
nourriture : du pain, de la marmelade de prunes et du lard salé. $ous
sommes restés entassés là-dedans pendant trois jours, jusqu’à ce que nous
ayons passé le Danube et nous sommes arrivés à la plus grosse des colonies
du Canal, à savoir Poarta Alba (La Porte Blanche). Il y avait ici de façon
permanente environ 12 000 détenus, tandis que la quinzaine d’autres
colonies pénitenciaires du Canal avaient des effectifs d’environ 5 à
7 000 détenus. Ici nous avons été triés : ceux qui avaient des peines de moins
de cinq ans ont été répartis dans les différentes colonies et ceux avec des
condamnations allant de cinq à dix ans, comme c’était mon cas, (et le cas de
Georges) ont été affectés à la colonie pénitentiaire “Peninsula”, dans le
village de Valea $eagra, commune de Ovidiu ; il y avait là-bas quelque
6 000 personnes. Après être restés une nuit à Poarta Alba, nous avons été
transportés en camion à Peninsula (La Péninsule). Ici nous sommes restés
quelques jours en quarantaine, en travaillant aux cuisines à éplucher des
carottes et des pommes de terre. Certains affamés s’en sont goinfrés, tout
crus, au-delà du raisonnable. Les condamnés à plus de dix ans avaient été
envoyés aux mines de plomb, en Bucovine (aujourd’hui en Ukraine) et au
Maramuresh. Le travail au Canal a été la période la plus dure de ma
détention de huit ans et particulièrement les années 1950-1952, (lorsque
Georges y était), tandis que l’année 1953 a été la moins pénible. J’ai été
affecté à une brigade de 80 personnes qui dormaient toutes dans une seule
pièce, sur des lits de planches superposés à deux étages avec des matelas de
paille. L’entassement était tel, qu’on devait dormir (de profil), sans pouvoir
se retourner. $ous étions soumis à des brigadiers et à des pointeurs ; les
brigadiers, souvent d’anciens gendarmes et parfois des criminels de droit
commun, avaient droit de vie et de mort sur nous ; les pointeurs surveillaient
le travail des bagnards et étaient là aussi pour encourager la délation entre
nous. 25 % des détenus étaient des mouchards. La journée de travail était de
12 heures plus les corvées, que chacun faisait à son tour. La ration
quotidienne était de 750 g de pain avec du chou ou de l’oignon bouilli.
J’avais un paletot bleu-marine que je traînais depuis le lycée où un collègue
me l’avait donné à Aïud, il m’avait servi de matelas. Ce paletot a été
complètement détruit dans les premières semaines du Canal car je le portais
en travaillant. Du reste on volait tout dans nos baraques faites de planches
de bois et de carton goudronné comme toit.

26
Aurel Popa, Sub semnul gulagului, Ed. Corgal Press, Bacau, 2001, chap. XIV. sur internet :
http://www.memoria.ro/?/location=view_article&id=1495.

25

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