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Revue des Études Grecques

Sur un passage de Chalcondyle relatif aux Anglais


Spiridion Moraïtis

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Moraïtis Spiridion. Sur un passage de Chalcondyle relatif aux Anglais. In: Revue des Études Grecques, tome 1, fascicule
1,1888. pp. 94-98;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1888.5330

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1888_num_1_1_5330

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94 NOTES ET DOCUMENTS-

SUR UN PASSAGE DE CHALCONDYLE RELATIF AUX ANGLAIS

L'historien de la chute de l'empire byzantin, Laonicos Chalco-


condylès, vulgairement appelé Nicolas Chalcondyle, s'exprime
ainsi en parlant des Anglais de son temps (1) :
« Νομίζεται δε τούτοις τα τ' άμφι τάς" γυναικάς τε και τους παΐδάς
άπλοϊκώτερα 'ώστε άνα πασαν την νήσον, ε-ειοάν τις εις τήν τοΰ
επιτηδείου αύτω οικίαν εισίϊ] καλούμενος, κύσαντα την γυναίκα Ούτω ξενίζεσΑαι
αυτόν. Και εν ταΐς δδοΐς οε άτΐανταχγ) παρέχονται τάς έαυτων γυναίκας
τοις έ-ιτηοείοις. Και ουδέ αίσχύνην τοΰτο φέρει Ιαυτοΐς κύεσθαι τάς τε
γυναίκας αυτών και τάς θυγατέρας. »
Traduction : « Leurs mœurs, en ce qui regarde les femmes
et les enfants, sont d'une extrême simplicité. C'est ainsi que,
dans toute l'île, lorsque quelqu'un rend visite à un ami, la
maîtresse de maison se fait embrasser par le visiteur en guise de
bon accueiL De même, à la promenade, ils présentent sans
façon leurs femmes à leurs amis... Personne ne rougit de laisser
embrasser ainsi sa femme et sa fille» «
Traduit comme nous venons de le faire, ce passage nV rien
de choquant \ il Vient simplement à l'appui de ce que nous
sauvons déjà par ailleurs des mœurs cordiales et sans façon de la
société anglaise aux xv° et xvie siècles. Par exemple, dans une
lettre à Fausto Andfelmi^ que Gibbon a déjà rapprochée de
notre texte (2), Erasme parle ainsi de l'Angleterre : « Slmt hic nyin-
phae divinis vultibus, blandae, faciles et quas tu tuis Camenis facile
anteponas. Est praeterea mos nunquam satis laudatus. Sive quo ve-

(1) Livre II, p. 49.


(2) Gibbon, Decline mid falls été ; ch. GG (Ed. vdridriiui Je Bëll. Londres;
1867, tome Vit, p. 216)t
SUR UN PASSAGE DE CUALCONDYLE 9S
nias, omnium osculis acciperis; sive discedas aliquo, osculis demitte-
ris; reddis, redduntur marna; venitur ad te, propinantur suavia;
disceditur abs te, dividuntur basia; occurritur alicubi, basiatur affa-
tint. Denique, quoque te moveas, suaviorum sunt plena omm'a. »
On le voit, c'est le même usage, signalé dans des termes
presque identiques par les deux auteurs, l'esprit, l'afféterie et
l'appréciation à part; mais tandis que le passage d'Erasme n'a
jamais été interprété dans un sens fâcheux, certains termes
équivoques du texte de Chalcondyle ont donné lieu à une
singulière méprise. Le premier traducteur latin, Clauser, a
traduit, en effet, les mots κύσαντα, xùsuOat (que nous avons
rendus par « embrasser »), par concumbere et impraegnari, et lu
phrase παρέχονται τας γυναίκας par mutuis utuntur uxoribus (1). Ce
dernier contre-sens ne se justifie même pas grammaticalement*
il s'explique seulement, ainsi que plusieurs autres, par
l'impression générale que laissait dans l'esprit d'un traducteur
prévenu le contexte détourné de son sens véritable. Cette
impression a malheureusement fait fortune; tous les interprètes ou
commentateurs de Chalcondyle ont répété depuis, à l'envi, que
l'historien byzantin avait calomnié les mœurs anglaises, qu'il
avait confondu, comme le dit Gibbon, a modest salute with a cri'
minai embrace, et, suivant leurs dispositions d'esprit, ils se sont
indignés de son injustice ou ont fait des gorges chaudes de sa
crédulité. Quelques-uns ont cherché à excuser Chalcondyle en
alléguant qu'il applique simplement aux Anglais du xvc. siècle
ce que César, Strabon, Dion Cassius, et après eux Frantzès ont
écrit de la communauté des femmes des anciens Bretons :
étrange excuse pour un homme qui a pu converser
personnellement avec les compagnons de l'empereur Manuel, au retour de
leur voyage à travers l'Europe occidentale.
La vérité est que Chaleondyle n'a jamais tenu le langage
qu'on lui a prêté. L'aoriste *ύσαντ« vient ici, non du verbe *ύει*,

(1) Vbici là traduction latine du passage entier : Parvd ipsis uœorum libero-
Himque ctirû est. (Premier bontré-sens); Itaque per universam insulam hic
mifs sertatur : quando quis amici domum vocalics ingrédituvj ut primuni
cïim amici uxore concumbat, ut deinde (!) bénigne kbspitib extipiatltr. în
jttère$rinûtionibits (?) qiioque mutuis utuntur uxoribus amici (!) .. Nec prV-
b^dsum duciint uxores et fîtias in hune nïodum îtnpr'àegnari (!).
9G η ε ν un dus études grecques ;
in utero gestare (et non jamais concumbere), verbe qui, bien en- \
tendu, ne peut avoir pour sujet qu'une femme, mais de κυνεΐν, \
osculari. Quant à κυεσθαι, c'est l'infinitif passif présent d'un se- \
cond verbe κύειν, osculari, que la grécité postérieure a formé d'à- !
près l'aoriste κΟσαι. L'existence et le sens de ce doublet de κυνεΐν
nous sont attestés par les lexicographes byzantins (1). On voit
que la confusion entre les verbes qui signifient être enceinte et
embrasser était, à l'époque byzantine, possible à tous les temps;
c'est au contexte à indiquer le sens qu'il faut choisir, et ici, pour ί
peu qu'on y réfléchisse, le choix ne peut être douteux. î
Un mot encore. Gibbon, qui avait déjà entrevu dans notre ]
passage la possibilité d'une confusion entre les deux κυω, s'est f
laissé arrêter en bon chemin par la considération du « contexte » ?
et de la « pieuse horreur » de Ghalcondyle (2). On vient de voir j
que le contexte, fidèlement rendu (probablement Gibbon suivait λ ;
la traduction latine, en jetant un regard distrait sur le texte \
grec), vient, au contraire, confirmer notre interprétation. Quant î
à la « pieuse horreur » de l'historien byzantin — expression bien \
exagérée par parenthèse (3) — elle s'explique sans peine, même f
avec notre version, pour quiconque connaît les moeurs de la By- I
zance des Paléologues. C'était déjà le régime de TOrient, sans la :
polygamie, mais avec le harem : rigoureuse séparation des sexes, <
usage du voile, réserve dans les relations sociales allant jusqu'à '
la pruderie, et dont la tradition ne s'est pas encore complètement * ;
perdue dans les familles d'origine phanariote. A cet égard, les
témoignages abondent; en voici deux, bien significatifs. L'his- ;
torien byzantin Ducas, énumérant les calamités qui fondirent \
sur Constantinople, lors de la prise de cette ville par les Turcs, \
mentionne en particulier celle-ci : « Des vierges que le soleil, i

(1) Etymologicum Magnum, p. 543 '. Kîi3o; ... πχρχ το κΰω, το <ράω. Ib.t
p. 549 : Κύων ... πζρκ το κύω, ?b ^t/ôi, zjvw... T6 ok κύο> ηιμχίνιι τρία · τό ηύ.ώ,
το Tcposy.uvôi xcù το τίκτω.
(2) « If the double sense of the verb Kjw (osculor and in utero gero) be
equivocal, the context and pious horror of Chalcocondylas can leave no doubt of his
meaning and mistake. »
(3) Que Ton compare, par exemple, à la légère censure que renferme le mot
άπ/οϊ/.οΊτίρκ, le langage d'Hérodote apropos de la prostitution babylonienne (I,
99) : Ο os δή. ta^j/MTO; τδίν νέ/Λ«ν·8βτί τοϊιι Βουλών ίοιβι ό'οΐ. . .
SVR UN PASSAGK DE CHALCONDYLE 97
que leurs propres parents ne voyaient jamais, furent
enchaînées avec de jeunes hommes et emmenées, ainsi accouplées,
en esclavage. » Et l'Italien Philelphe, marié à Constantinople,
s'exprime ainsi, à propos de la langue grecque, conservée plus
pure chez les dames de la noblesse : « Nobiles matronae, quibus,
quum nullum esset omnino cumviris peregrinis commercium, merus
Me ac purusGraecorum sermo servabatur intactus. Verum quid dixi:
cum peregrinis? Quum ne cum ipsis quidem concivibus ullus dabatur
hujusmodi mulieribus colloquendi locus : quum domo nunquam nisi
noctu egrederentur, atque id quidem et raro, et équités, et velata
facie, ductaeque a domesticis ac suis, dum aut templum... aut sanguine
conjunctissimos, visendi gratia, peterent. »
On tient maintenant la raison, non de la « pieuse horreur »,
mais de l'étonnement méprisant de l'historien byzantin en
présence de la liberté d'allures des femmes anglaises et de leur
luxe d' «embrassades frivoles. » Ce qu'Erasme trouve une
coutume charmante, « jamais assez louée », Chalcondyle, étant
données les habitudes de son pays, devait trouver choquant, un
peu barbare, l'indice d'une civilisation inférieure. Autres pays,
autres mœurs; autres voyageurs, autre jugement. Sommes-
nous tous bien sûrs de n'être pas un peu Chalcondyles en cet
endroit, et y a-t-il si longtemps que nous avons cessé de
sourire en voyant une jeune miss anglaise ou américaine s'en aller
au cours sans l'escorte d'une gouvernante, ou échanger un
shake-hands avec un jeune homme qui lui était présenté pour la
première fois ?
Spiridion Moraïtis.
Post-scriptum. — Cet article était déjà sous presse lorsque j'ai
découvert un nouvel argument, encore plus décisif que tous les
autres, en ma faveur; c'est un passage du récit de voyage de
Nicandre Nuncius de Gorfou (1), qui accompagna en 1545 le Vé-
(1) Cranmer, qui a édité une partie de ce récit de voyage, écrit Νούκ«ο?, mais
il existe une souscription de manuscrit à l'Escurial signée 'Avopovtxoç Νούντζιος
Κερχνρχϊος, Venise, novembre 1541. (Gardthausen, Griechische Palœographie,
p. 36, transcrit à tort Nouzzto?.) Aucun doute ne peut exister sur l'identité des
deux personnages (Andronic équivaut à Nicander comme Laonicos à Nicolas,
Démonique à Nicodème, etc.), ni par conséquent sur la véritatile lecture du nom
ISuncïus (en grec Ί\ούντζιο£ ou NoJy^ioç).
98 REVUE DES ÉTUDES GRECQUES
nitien Gérard, envoyé de Charles-Quint à la cour d'Henri VIII
d'Angleterre. Nuncius s'exprime ainsi : Άπλοικώτερον Be τα προς
τας γυναίκας σφίσιν εϊδισται και ζηλοτυπίας άνευ * φιλοΰσι γαρ ταύτας εν
τοις στόμασιν ασπασμοί ς και άγκαλισμοΐς, ούχ οί συνήθεις και οικείοι
μόνον, αλλ' ήδη και οί μηδέπω εωρακότες. Και ουδαμώς σφισιν αίσχρον τοΰτο
δοκεΐ. Le sens ici n'est pas douteux, et la coïncidence de
certaines expressions avec celles de Ghalcondyle est si frappante
qu'on ne peut s'empêcher de croire que Nuncius ait eu sous les
yeux ou dans la mémoire le récit de son devancier. Son
témoignage est à la fois une nouvelle preuve des mœurs sans façon
des Anglaises de la Renaissance et une confirmation complète
de mon interprétation du passage incriminé.
Sp. M.

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