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Hubert PHILIPPART

Chargé de cours à l'Université de Bruxelles.^

Extrait de la Revue de l'Université de Bruxelles


n° 4, mai-juin-juillet 1926.

BRUXELLES
Société a n o n y m e M. WEISSENBRUCH, Imprimeur d u Roi
49, rue d u Poinçon, 49

1926
Hubert PHILIPPART
Chargé <lc cours à l'Université de Hruxelles,

Extrait de la Revue de l'Université de Bruxelles


n° 4, mai-juin-juillet 1926.

BRUXELLES
Société anonyme M. WEISSENBRUCH, Imprimeur du Roi
49, rue du Poinçon, 49

1926
Les Thèmes mythiques des " Bacchantes " 1
(Pl. I)

PAR

HUBERT PH1LIPPART
Chargé de cours a l'Université de Bruxelles.

A peine a-t-on défini l'intention de la pièce qu'on rencontre u n e


seconde espèce de questions d'une portée plus large : cette couleur
mystique qui surprend et séduit les modernes fascinait-elle aussi les
anciens? Quelle est la part d'originalité d'Euripide dans la composition
de ciette tragédie qui nous semble isolée dans la littérature dramatique
du ν® siècle? Que doit-il aux traditions religieuses de son pays et aux
fictions poétiques de ses devanciers?
Le problème est singulièrement compliqué parce que la plus grande
partie des témoignages que nous possédons sur la religion diony-
siaque sont postérieurs de plusieurs siècles à Euripide — en bonne
critique nous sommes obligés d'en faire presque complètement
abstraction — et que nous ne connaissons les œuvres de ses prédéces-
seurs dans ce domaine que par de brèves citations ou de vagues men-
tions. En outre, bien qu'on se soit souvent servi des Bacchantes
comme d'un document historique pour l'étude du culte, il est difficile
de dégager une doctrine cohérente des opinions et des actes des per-
sonnages, tant ceux-ci sont animés de sentiments divers et subissent
fortement l'influence de leurs rôles respectifs : le chœur a la foi
simple et ardente de la foule craintive ou exaltée, il obéit servilement
au prophète; les vieillards sont froids et raisonneurs; Penthée se plaît

(1) Extrait d'une Introduction aux « Bacchantes η CI'EORIIMDE (II). Voir Revue de
VUniversité, juillet 1925, p. 551 : A propos de V « Enigme des Bacchantes ».
à accumuler contre le séduisant perturbateur le plus de griefs pos-
sible; les paroles de Dionysos ne sont celles d'un homme qu'en appa-
rence et contiennent plus d'un mensonge.
Commençons toutefois par dessiner à grands traits la vie du dieu et
son culte, tels qu'ils apparaissent dans la tragédie. Nous tenterons
ensuite de retrouver les données dont disposait Euripide, en disant
quelques mots des explications récentes. 11 va sans dire que nous
nous en tenons à la lettre du texte et que nous écartons, par exemple,
toute interprétation symbolique de la figure centrale (1).
Quand elle apprit que Zeus avait séduit Sémélé, Héra voulut anéan-
tir le fruit de cette union. Elle poussa la jeune femme à demander à
son amant de lui apparaître dans tout l'éclat de sa puissance : Zeus
f u t forcé de céder à cette prière, et sa foudre tua l'imprudente. Cepen-
dant l'enfant qu'elle portait dans son sein fut épargné et, à l'insu de
la jalouse Héra, après avoir été baigné dans les eaux de Dircé, il
acheva de se former dans la cuisse divine de son père qui le nomma
Dithyrambe. A la fin de cette seconde gestation, le nouveau né fut
confié aux nymphes du mont Nysa qui lui servirent de nourrices...
Parvenu à l'adolescence, le dieu a été à lui-même son propre prophète :
désireux de s'assurer des honneurs au moins égaux à ceux des autres
Olympiens, il a pris la forme humaine pour répandre l'usage du vin
et ses mystères dans une grande partie de l'Asie avant de passer en
Grèce. Entraînant à sa suite une troupe de femmes du Tmolos, il a
parcouru la Lydie, la Phrygie, l'Arabie, la Perse et la Bactriane. Puis
il s'est transporté à Thèbes, où il venge la mémoire de sa mère en
forçant la famille de Cadmos et toute la population à reconnaître sa
divinité. Ce résultat atteint, il part pour d'autres contrées qu'il veut
initier à son culte.
En quoi consiste ce culte?
Tandis que le thiase docile danse et chante devant le palais royal, en
agitant les tambourins que les satyres ont obtenus de la phrygienne
Cybèle, les femmes de la ville, converties malgré elles en Ménades,
célèbrent les orgies sacrées dans la montagne : les cheveux flottants
garnis d'un bandeau et couronnés de lierre ou de smilax, une peau de
faon sur les épaules, un serpent en guise de ceinture, le thyrse

(1) B. STUMPO, Le Baccanti (Rome, 1921), p. 12-16.


— 5—

enguirlandé à la m a i n , elles bondissent dans les vallons boisés en


lançant le cri d'Evoé, en invoquant Bacchos, Bromios ou lacchos.
Elles sont chastes et sobres, bien que leur dieu ait d o n n é la vigne aux
mortels et qu'elles possèdent le pouvoir de faire jaillir d u sol, o u t r e
les sources d'eau fraîche, de lait ou de miel, des flots de vin. Cepen-
dant elles sont redoutables, car leur thyrse est une a r m e terrible q u i
atteint sûrement les paysans et leurs troupeaux : descendues dans la
plaine, elles pillent les maisons, se r u e n t sur le gros bétail, d é c h i r e n t
les taureaux et les génisses et dévorent leur chair pantelante.
Voilà à peu près à quoi se ramènent les éléments dionysiaques de
la tragédie, si on les dépouille de leur parure poétique et si on les
isole du mouvement dramatique.
Résumons maintenant ce que l'histoire nous a p p r e n d .
Dionysos est u n dieu d'origine indo-européenne, d o n t le m y t h e
offre beaucoup d'analogies avec celui du védique Soma qui f u t
enfermé dans la cuisse d'Indra (1). Il est fils de Zeus, le Ciel, et de
Σεμέλη-Θεμέλη, la Terre. C'est la Thrace qui a t r a n s m i s son culte à
l'Hellade, sans doute par l'intermédiaire des Minyens de Thessalie et
à une époque relativement récente, très peu antérieure à celle des
poèmes homériques. Si Euripide, qui avait certainement lu Hérodote,
fait néanmoins partir les mystères d'Asie Mineure et les t r a n s p o r t e
directement à Thèbes sans parler de la Thrace, il n'a pas t o u t à fait
tort : les Phrygiens étaient originaires de la Thrace, les orgies de la
Grande Mère, qui avaient tant de traits c o m m u n s avec celles de
Bacchos (2), se célébraient surtout en Phrygie, sur le m o n t Dindyme
ou à Pessinonte; le poète, qui écrivait en Macédoine, avait intérêt à
éloigner le plus possible du lieu de la représentation le berceau d u
culte qu'il idéalisait, à laisser dans l ' o m b r e u n pays hostile et b r u -
meux auquel on eût rougi de devoir un élément de sa vie religieuse.
D'autre part, c'est de la Béotie que les villages f r o n t i è r e s d'Eleu-
thères (3) et d'Oenoé, les dèmes des Sémachides (4) et d'Ikaria (5) —

(1) LENORMANT, S. v. Hacchus, Saglio, Dict., p. 592. Cf. M. KERBAKKR, Il Bacco


Jndimo (1905), p. 142,183, et G. M. N. DAVIS, The Asiatic Dionysos (1914), p. 133-159.
(2) Strabon, 470, ap. NAUCK 586, Trag. graec. fragm. (Leipzig, 1889), p. 545
(Palamède) ; cf. Apollodore 3, 5, 1 (excellentes notes dans l'édition J . G. FRAZER,
2 vol., Londres, 1921).
(3) FARNELL, t . V , p . 2 8 7 , n . 4 1 e . C f . FOUCART, Culte de Dion., p. 163.
(4) FARNELL, t. V, p. 299, n. 69A (Stéph. Bjz., s. ν. Σημαχίδαι).
(5) FARNELL, t. Y, p. 314, n. 112. Cf. FOUCART, Dion., p. 81-85.
—6—

le m o d e r n e Διόνυσο (1) — ont reçu tout d'abord le nouveau dieu, et


la tragédie attique, en faisant de Thèbes la patrie de Dionysos, en y
plaçant sa famille, a suivi de très vieilles légendes qui l'identifiaient
même avec Cadmos (2), le fondateur de la cité. Et qu'on ne s'étonne
pas de voir un dieu parcourir le monde pour se faire des adeptes : ce
besoin de gloire, d'encens humain, a toujours tourmenté les divinités
de tous les temps et en particulier celles de la Grèce, qui sont souvent
conçues comme des chefs d'écoles ou de bataillons et confondues avec
le thaumaturge, le Mélampos quelconque, qui les a introduites dans
le pays. Au ive siècle, les conquêtes d'Alexandre étendront l'empire de
Dionysos : il deviendra le triomphateur de l'Inde.
L'Iliade et l'Odyssée (3) rappellent rarement l'attention sur le fils de
Sémélé, cependant l'épopée connaît déjà la μανία de Dionysos, ses
nourrices, ses Ménades et leurs thyrses, sa bacchanale sur le Nysa
sacré, sa fuite épouvantée devant la terrible βούπληΗ du roi thrace
Lycurgue et ses amours avec Ariadne à Naxos. Hésiode fait de rapides
allusions au breuvage qu'il a donné aux hommes (4), à sa gloire, à
sa joyeuse beauté et à son épouse que Zeus rendit immortelle (5). Un
ou deux siècles plus tard, trois Hymnes Homériques (6) témoignent du
développement surprenant du culte de Bacchos : ils célèbrent son
illustre naissance, dont tant de villes se disputent l'honneur, ses
courses avec les nymphes et le châtiment original qu'il infligea aux
pirates tyrrhéniens. Il est le protecteur des aèdes, le dieu de la vigne
couronné de lierre et de laurier, le compagnon assidu des femmes, le
calme magicien qui provoque les apparitions effrayantes. Tous les
deux ans, on lui sacrifie de complètes hécatombes.

(1) G. FOUGÈRES, Grèce, 2E édit. (Paris, 1911), p. 201.


(2) Pausanias, 9, 12, 4. Cf. EM. BOURGUET, Fouilles de Delphes, t. III, 1 (Paris,
1 9 1 1 ) , p . 1 9 5 (no 3 5 1 , 1 . 22) e t 1 9 8 .
(3) 11., 2, 508; 6, 130-140; 10, 460; 14, 325. Od., 11, 321-325; 24, 74. Même si
tous ces passages sont interpolés (voir notes édit. V. BÉRARD, Odyssée, Paris, 1924,
t. II, p. 9, t. III, p. 183), ils restent antérieurs à Euripide. M. P. NILSSON, dans sa
récente histoire de la religion grecque, n'hésite pas à invoquer le témoignage d'Homère
{Greek religion, p. 206, 210).
(4) Trav., 613-614.
(5) Théog., 940-942, 947-949.
(6) I , V I I e t X X V I , é d i t , ALLEN ( O x f o r d , 1912), p . 1 , 7 6 e t 8 6 . C f . LUDWICH, Berl.
Phil. Woch., 1920, p. 377 sq.
Au νι· et au ve siècle, la personnalité de Dionysos s'enrichit d'élé-
ments divers, dus à de nombreux syncrétismes, et s'assure une place
importante dans les principaux sanctuaires de la Grèce centrale et des
îles (1) : à Delphes, Bacchos occupe seul le temple pendant l'hiver (2),
non pas pour rendre des oracles, comme il le faisait chez les Besses
de l'Hémus et les Satres du Pangée (3), mais pour présider aux céré-
monies qui se déroulent dans Vadyton (4) ou sur les hauts plateaux
voisins de l'antre Gorycien (5); en Béotie, le culte est si vivant dans
la ville même de Thèbes et sur le Githéron que la Pythie charge des
Ménades thébaines de fonder trois thiases à Magnésie à la suite de la
découverte d'une statue de leur dieu dans un platane de cette cité (6) ;
à Eleusis, Dionysos est vénéré à côté de Déméter (7), non seulement
sous son aspect traditionnel, mais encore sous le nom du δαίμων
attique lacchos (8), que la procession solennelle vient déposer dans le

(1) M. P . NILSSON, Griechisclie F? s te von religiôser Bedeutung mit Ausschluss der


attischen (Leipzig, 1906), p. 258-311.
(2) Plutarque, Mor., 389c.
(3) Dionysos avait deux oracles en Thrace (Hdt VII, 111; E u r . , Héc., 1267 et
schol. ; Suét., Aug., 94; PERDRIZET, ...Pangée, p. 37-43). L'association des deux dieux-
prophètes Apollon et Dionysos a été si intime qu'on les a confondus par moments
(NAUCK 477, p. 508, Likymnios·, cf. NAUCK 341, p. 103», mais nous ne pouvons
admettre, avec MM. FOUCART {Dionysos, p. 28) et PERDRIZET (...Pangée, p. 70), que
l'oracle de Delphes ait d'abord été occupé par Dionysos. L'aflirmation du scholiaste de
Pindare ( Υ π ο θ . , Pytli. : év φ Διόνυσος π ρ ώ τ ο ς έθ€μίστ€υσεν) reste isolée et con-
trarie tout ce que nous savons de la haute antiquité du culte d'Apollon (FARNELL, t. V,
p. 112-113).
(4) Suivant Callimaque les restes de Dionysos mis en pièces par les Titans ont été
déposés près du trépied d'Apollon ; Philochoros cite l'épitaphe : évOdbe Κ€Ϊται θ α ν ώ ν
Διόνυσος ό έκ Σ ί μ έ λ η ς . FARNELL, t. V, p. 285, n. 35, e, i, m; NILSSON, Greek reli-
gion, p. 210. Plutarque (Mor., 293c, 365A) mentionne les cérémonies de YHérois, fête
consacrée à Sémélé, et le sacrifice secret offert par les "Οσιοι, quand les Thyiades
éveillent Dionysos Liknite. Dionysos et les Thyiades figuraient dans le fronton occiden-
tal du temple du iv e siècle : Pausanias, 10, 19, 4. Dionysos et Apollon se serrent la main
au-dessus de l'omphalos : cratère de la fin du V siècle, Pétrograd (Arch. Zeit., 1866,
p. 186, pl. 211).
(5) Euripide, Bacch., 559; Soph., Antig., 1127-1128; Pausanias, 10, 32, 7.
(6) MICHEL, Inscr. gr., n°856. Cf. deux inscriptions de Milet (m e et u e s.) commen-
t é e s p a r B . HAUSSOULLIER, Rev. ét. gr., 1919, p. 256-267.
(7) M. FOUCART (Dionysos, p. 44) soutient même « que Dionysos est aussi ancien à
Eleusis que Déméter, et que, dès l'origine, il forma avec elle un couple étroitement
uni ». Cf. Mystères d'Bleusis (1914) p. 443 sq. (le second degré de l'initiation était
réservé à Dionysos).
(8) FARNELL, t . I I I ( 1 9 0 7 ) , p . 1 4 7 - 1 4 8 .
—8—

temple de Hadès (1), et sous le titre du Zagreus crétois et orphique,


dont Onomacrite, au vie siècle, a imaginé la lutte avec les Titans et la
mort (2). Athènes a beaucoup contribué à la formation du nouveau
culte mystique de Dionysos, cependant, en dehors des Eleusinies, elle
a laissé à des confréries fermées le soin de le célébrer, comme elle
limitait à l'envoi du collège des Thyiades sa participation officielle aux
Triétérides delphiques (3). Sous l'influence des traditions égéennes,
elle a glorifié le dieu de la vigne, le dieu-bouc; elle a préféré conser-
ver à ses rites publics u n caractère rustique ou artistique : quatre
grandes fêtes de l'Attique étaient consacrées chaque année à Bacchos,
les Dionysies de la campagne, les Lénéennes, les Anthestéries et les
Dionysies urbaines ; les concours dramatiques avaient lieu dans son
théâtre devant la θυμέλη, qui rappelait l'origine religieuse de la tra-
gédie (4); la comédie et le drame satyrique, issus en droite ligne de
licencieuses solennités dionysiaques, se livraient sans cesse à des
plaisanteries sur le compte du dispensateur des ivresses au cortège
pétulant et grotesque. Les peintres de vases se sont plu, pour répondre
aux goûts de leurs contemporains, à dessiner toutes les phases de la
légende de Dionysos et tous les aspects de son cômos. Des cités comme
Thèbes, Thasos, Phocée, la sicilienne Naxos, ont frappé au νθ siècle
des monnaies à son image (5), les plus grands sculpteurs comme Cala-
mis (6) et Myron (7) ont taillé sa figure dans le marbre ou l'ont coulée
en bronze ; Phidias l'a placé à côté de Déméter sur la frise et dans le
fronton Est du Parthénon (8); le hiéron d'Athènes possédait une sta-
tue chryséléphantine d'Alcamène (9).

(1) M. BRILLANT. Les mystères d'Eleusis (Paris, 1920), p. 80. Héraclite ap. Clcm.
Alex., Protrept , p. 30 : ώ υ τ ό ς BÈ Ά ΐ δ η ς και Διόνυσος (édit. MIGNE, t. I, p. 26).
(2) Pausanias, 8, 37,5 ; cf. Hdt 7, 6.
(3) Pausanias, 10, 4, 3.
(4) M. CROISET, Lût. gr., 3E édit. (Paris, 1913), p. 54, 65. Le costume tragique lui-
même vient du culte dionysiaque : M. BIEBER, Jahrbuch des arch. Instituts, 1917,
p. 15-104.
(5) FARNELL. t. V, p. 140, 266, 268, 270, 338, 344, pl. n°» 24-26, 29-30. Fouilles
récentes au Dionyseion de Thasos : Bull. corr. hell., 1922, p. 537; 1923, p. 332; 1924,
p. 502.
(6) Pausanias, 9, 20, 4.
(7) Pausanias, 9, 30, 1.
(8) Musée Britannique, salle Elgin, n° 25 et D (Marblcs, VIII, pl. 1, VI, pl. 3).
(9) Pausanias, 1, 20, 3.
— 9—

Pindare a chanté maintes fois Sémélé et son fils (1), qu'il appelle le
« parèdre « de Déméter (2) : grâce au papyrus d'Oxyrhynchos
(n° 1604), nous connaissons maintenant un dithyrambe composé pour
les Thébains, où il est question d'une fête organisée par les Ouranides
en l'honneur de Bromios. Les instruments sonores de la Mère des
dieux s'y mêlent aux cris déchirants qui accompagnent les violentes
secousses des danses (3). Aristophane n'a pas manqué d'esquisser
l'agile silhouette des Bacchantes qui s'ébattent, la chevelure au vent,
en brandissant le thyrse (4>, et de railler les cérémonies tapageuses du
« phrygile Sabazios » (5). Hérodote est au courant du culte thrace de
Dionysos (H), mais il est tellement obsédé par ce qu'il a observé en
Egypte qu'il l'identifie avec Osiris (7).
Nous n'avons guère conservé que le titre du TTevGeuçde Thes-
pis(8), delà Λ υ κ ο υ ρ γ ε ί α de Polyphrasmon(O), des ' Υ δ ρ ο φ ό ρ ο ι de
Sophocle (10), des Β ά κ χ α ι ή Π ε ν θ ε ύ ς de son fils Iophon (11) et des
Β ά κ χ α ι de Xénoclès (12), mais les nombreuses tragédies qu'Eschyle
avait consacrées aux légendes de Bacchos (13) nous sont un peu mieux
connues. La tétralogie de Lycurgue comprenait les Ή δ ω ν ο ί , les
Βα σ σ ά ρ α ι , les Ν ε α ν ί σ κ ο ι et Λ υ κ ο ύ ρ γ ο ς . La première pièce met-
tait Dionysos et son thiase en présence de Lycurgue et des Edoniens;

(1) Dithyr., 4 ; Fragm. inc., 16, 35, etc., édit. PUECH, t. IV (1923), p. 153-154,
208, 2 1 4 .
(2) Isth., VII. 3.
(3) Dithyr., 2 , é d i t . PUECH, t . I V , p . 1 4 8 - 1 4 9 , c f . p . 1 4 2 , v . 1 1 , 15'), v. 19.
(4) Lysistr., 1308-1313, cf. 1283-1284.
(5) Oiseaux, 875: Lysistr., 388, 1-3; Guêpes, 9-10. Cf. Démosth., Cour., 259-260,
p. 313; Théophr., Caract., 16, 4; 27, 8.
(6) V , 7 ; V I I , 1 1 1 .
(7) II, 42, 144 ; cf. II, 47-52, 81, 123, 145, 156.
(8) NAUCK, p . 8 3 2 .
(9) Tétralogie qui n'obtint que le troisième rang en 467, Didascalie des Sept c. T.
( é d i t . MAZON, p . 1 0 9 ) .
(10) NAUCK 611, p. 277.— On relève une allusionà lamort de Lycurgue dans Antig.,
955-965; Dionysos était appelé Τ α υ ρ ο φ ά γ ο ς dans Tyro, NAUCK, 607, p. 277.
(11) NAUCK, p . 7 6 1 .
(12) Elles furent représentées en 415, NAUCK, p. 770.
(13) On prétendait qu'il atait vu Dionysos en songe dans sa jeunesse et qu'il avait com-
mencé à écrire des tragédies sur son ordre (Pausanias, 1, 21); les mauvaises langues
ajoutaient qu'il puisait l'inspiration dans l'ivresse (Plutarque, Mot·., 622 E, 715 E ;
Lucien, El. deDcm., 15).
— 10 —

dans un fragment de chœur, où il est question d'ôpyia et de μανία,


nous entendons un concert de flûtes, de lyre, de cymbales et de
tambours (1); u n vers du dialogue lance une apostrophe mépri-
sante à l'étranger qui porte u n e longue robe féminine, la bassara
lydienne :
ποδαπός ό γύννις; τις πάτρα; τίς ή στολή (2);
mais des miracles le vengent, le palais même partage les transports
sacrés :
ενθουσιά δή δώμα, βακχευει στέγη (3).
Dans la seconde tragédie, Orphée, qui avait offensé Dionysos, était
livré par lui aux Bassarides et déchiré sur le mont Pangée (4). Nous
ne savons rien du sujet des Ν ε α ν ί σ κ ο ι (5), rien non plus du drame
satyrique Λ υ κ ο ύ ρ γ ο ς (6). Quatre autres pièces d'Eschyle traitaient
aussi le mythe dionysiaque : Ξ ά ν τ ρ ι α ι (7), Σ ε μ έ λ η ή ' Υ δ ρ ο φ ό -
ρ ο ι (8), Β ά κ χ α ι (9), ΓΤενθεύ ς (10), et la μυθοποιία de la dernière
était la même que celle des Bacchantes d'Euripide (11), qui ont préci-
sément pour titre Τ Τ ε ν θ ε ύ ς d ins le Laurenlianus.
Ce n'est pas seulement à ses devanciers qu'Euripide pouvait songer
en composant sa tragédie : il avait lui-même effleuré la matière à trois
reprises au moins, dans les Cretois, qui appartiennent à la série des
conceptions audacieuses, presque immorales, antérieures au premier
IIippolyte[ 12), et dans Antiopeet Hypsipyle, qui datent probablement
de 408 (13). Le chœur des Crétois se composait de mystes de Zagreus :
bacchants aux vêtements blancs, astreints à des rites sévères de puri-

(1) NAUCK 5 7 , p . 2 0 . C f . NAUCK 3 5 5 , p . 1 0 6 .


(2) NAUCK, 6 1 , p . 2 1 .
(3) NAUCK 5 8 , p . 2 1 .
(4) NAUCK, p . 9 .
(5) NAUCK, p . 4 8 .
(6) NAUCK, p . 4 0 .
(7) NAUCK, p . 5 5 .
( 8 ) NAUCK, p . 7 3 .
(9) NAUCK, p . 9 .
( 1 0 ) NAUCK, p . 6 0 .
(11) Argum. Eur., Bacch.
( 1 2 ) M . CKOISET, Rev. ét. gr., 1915, p. 222.
(13) Schol. ΑΓ., Gren., 53.
- 11 -

fication, initiés à l'omophagie, aux courses nocturnes, aux cérémonies


qu'éclairent les torches dans la montagne, ils adoraient à la fois
Zagreus, Zeus Idéen et la déesse des Curètes (1). Dans Antiope, la
reine Dircé apparaît suivie d ' u n e troupe de Bacchantes (2), qui
célèbrent avec elle la fête du dieu Evios (3) et qui vont l'aider à atta-
cher sa rivale au taureau. On sait comment le d é n o u e m e n t renverse
les rôles et rend Antiope à ses fils, tandis que son e n n e m i e expire sous
les sabots de l'animal furieux (4). Le groupe colossal d'Apollonios et
Tauriscos de Tralles a immortalisé cette issue imprévue de l ' i m p é -
tueuse bacchanale (5). Dionysos est aussi au p r e m i e r plan d a n s Hyp-
sipyle : en sa qualité d'ancêtre de l'héroïne il intervient au d é n o u e -
ment (6), et deux fragments laissent entrevoir les m o m e n t s les plus
pittoresques de son culte delphique et de sa légende : le dieu m e n a n t
sur le Parnasse, à la lueur des flambeaux, la r o n d e des thyrses et des
nébrides soulevées par la danse sur les épaules nues des vierges (7),
— la terre inondée de lait, de miel et de vin, p a r f u m é e d'encens,
frappée par les narthex des Bacchantes échevelée^ (8).
En somme, nous ne trouvons dans les Bacchantes aucun caractère,
aucun attribut, aucune épithète même, que Dionysos ne possède déjà
dans les œuvres antérieures à Euripide (9) et dans les cérémonies du
culte contemporain : c'est un dieu sauvage, cruel, e n t o u r é de serpents

(1) NAUCK 472, p. 505 (fragment de la piralos cité par Porphyre). Le fragment 912
(NAUCK, p. 655) est peut-être une invocation à Zagreus.
(2) Schol. Eur., Hipp., 67.
(3) NAUCK 2 0 3 , p . 4 2 1 .
(4) NAUCK 2 2 1 , p . 4 2 5 .
(5) Taureau Farnète, Musée de Naples, RUESCH, n° 260.
(6) HUNT, Trag. graec. fragm. pap. ^Oxford, 1912), fr. 41, col. III, v. 152.
(7) NAUCK 752 (prologue), p. 594. Cf. Sophocle, Antig., 1126-1152; Ar., Nuées,
603-606; Eur., Ion., 714-718, 1125-1126, Phén., 226-228,1. T., 1242-1243.
(8) HUNT 31-32 (stasimon).
(9) Euripide nous semble être le premier à mentionner la double naissance, mais ce
n'est là qu'une apparence trompeuse : même si l'épithête είραφίύτα de Y Hymne
homérique (I, v. 2, 17, 20. La note de l'édit. ALLEN-SIKES adopte le sens μηρορ-
ραφής ; cf. H. orph., 48, 2) ne signifie pas « cousu dans sa cuisse », le jeu de mots
μηρός, όμηρος, qui nous surprend dans la bouche de Tirésias (Bacch., 293, 295) ne
pouvait porter que sur un mythe très populaire. FARNKLL (t. V, p. 110) découvre dans
le second enfantement une forme d'adoption datant de l'époque du matriarcat. HARRI-
SON ( Themis, p. 33-35) y voit le rite de naissance par excellence.
12

et de fauves (1), parce qu'il vient des contrées barbares du nord, que
les rites agraires l'honorent par des sacrifices sanglants, des orgies
démoniaques (2) ou des mascarades bouffonnes d'hommes ivres, et
que l'histoire de son établissement en Grèce est tissée de persécutions
et de vengeances, — mais c'est aussi la joie des mortels (3), un génie
bienfaisant, protecteur de la végétation vernale (4) et des fruits de
l'automne (5), un bel adolescent paré de rameaux de chêne ou de lau-
rier, de lierre, de pampres et de smilax, aimant les sources, le lait et
le miel des νηφάλια (6), la musique, la danse, les mimes, les ban-
quets, toutes les voluptés d'une civilisation raffinée. Son père l'a fait
entrer dans le panthéon hellénique; par sa mère il se rattache à la
ττόλις grecque. Ses mystères sont un mélange du délire thraco-phry-
gien des adorateurs de Sabazios et de Cybèle et du mysticisme éleusi-
nien et crétois des fidèles d'Iacchos et de Zagreus. Aucun culte n'est à
la fois aussi exotique et aussi national, aussi insolemment démonstra-
tif et aussi intimement fervent. Mais il y a toute une partie de cette
religion que l'œuvre d'Euripide laisse dans l'ombre, parce qu'il eût
été sacrilège d'en parler aux non-initiés, c'est la signification profonde
des όργια, les formules sacrées, les « espérances eschatologiques »,
qui constituent proprement les τελεταί, en un mot le ιερός λόγος (7).
A défaut des témoignages des anciens, force nous est de consulter les
savants modernes, de recourir aux hypothèses de la méthode compa-
rative pour expliquer l'histoire de Penthée (8).
Ce drame réduit à ses grandes lignes populaires comprend deux
éléments, l'un historique, la résistance opposée par un souverain à
l'introduction d'un culte étranger qui menace de détruire l'harmonie

(1) Pindaiv, Dithyr., 2, 17-18, édit. PUECII, t. IV, p. 149.


(2) Hdt IV, 79.
(3) II., 14, 325 (χάρμα βροτοίσι); Hés., Thëog., 941, Trav., 614, etc. (πολυγηθής).
(4) Pindare, Diihyr., 4, 15, édit. PUECH, t. IV, p. 154; Ar., Nuées, 311.
(5) Pindare, Fragm. inc., édit. PUECH, t. IV, p. 214, n° 35; cf. FARNELL, t. V,
p. 280 sqq.
( 6 ) FARNELL, t . V , p . 1 9 9 , 3 0 5 , n . 8 9 a , 2 8 4 , n . 3 2 .
(7) PERDRIZET, . . . P a n g é e , p . 9 9 . M . VOLLGRAFF a t t r i b u e u n s e n s a l l é g o r i q u e aux
vers Bacch., 902 sq. : « Il est question de la mort mystique » (Bull. corr. hell1924,
p. 182).
(8) S. REINACH, Cultes, mythes et religions, t. II (Paris, 1906), p. 85-122 (La mort
d'Orphée, 1902) ; FABNELL, t. V, p. 164-168.
- 31 -

de la cité, l'autre religieux, la théophagie, le meurtre rituel, réel oU


fictif, devenu le meurtre du roi. Par une de ces transformations fré-
quentes dans les légendes exégétiques, l'animal sacré, qui représentait
Dionysos et dont les dévots portaient la peau, le faon, le bouc ou le
taureau qu'ils dévoraient dans leur sacrifice communiel, pour s'assi-
miler sa divine substance et pour faciliter à la fin de l'hiver la crois-
sance des germes ensevelis dans la terre, cet animal a été remplacé par
un impie dont il fallait faire justice. De là un σπαραγμός dont le sens
s'est perdu assez tôt ou n'a été donné que dans les enseignements éso-
tériques (1). Mais certains indices permettent de le retrouver : sur
l'ordre de la Pythie, on a fait deux xoana de Bacchos avec l'arbre sur
lequel s'était assis Penthée pour épier les Bacchantes (2); d'autres
prétendus ennemis du dieu, comme Lycurgue (3) et Orphée (4), ont
été, après leur passion, l'objet de la vénération p u b l i q u e ; l'évêque
Clément place à Thèbes le discerptus et le tombeau de Liber (5) ; enfin
les poursuites rituelles, donnant parfois lieu à une effusion de sang,
existaient encore au temps de Plutarque (6). Les Chrétiens, poussés
par un zèle aveugle d'apologie, ont été amenés tout naturellement à
comparer avec orgueil le symbolisme épuré de l'Eucharistie à ces
affreuses cérémonies du paganisme (7) : ils n'ont pas vu que le fond
des deux sortes de mystères était identique et que, tout comme le
Christ et le Soma védique, Dionysos pouvait même s'offrir sous les
espèces du vin (8).
Si nous avons énuméré tous les détails qui prouvent que les
légendes dionysiaques avaient défrayé avant 406 u n n o m b r e considé-
rable de compositions poétiques ou artistiques et que la population

(1) Le scholiaste de Clément d'Alexandrie (92 P) est le seul à voir dans l'omophagie
une répétition figurée du déchirement de Dionysos par les Ménades : FARNELL, t. Y,
p. 171, 303, n. 83; cf. p. 257 (tète de bouc à traits humains sur un vase de Kamarina).
— Il faut se rappeler le mot de Platon (Phédon, 69c) : ν α ρ θ η κ ο φ ό ρ ο ι μέν πολλοί,
βάκχοι bé Te παΟροι.
(2) Pausanias, 2, 2, 6-7. D'après Oppien, les Bacchantes voulaient dévorer Penthée:
FARNELL, t . V , p . 3 0 1 , n . 7 6 d ( C y n ê g é t 4 , 3 0 4 ) .
(3) RHÉSOS, 972-973; Strabon, p. 471; Nonn., Dion., xxi, 159.
(4) FARNELL, t . V , p . 2 9 1 , n . 4 9 , 3 0 1 , n . 7 6 6 ; REINACII, Cultes, I I , p. 111, n. 2.
(5) FARNELL, t. V, p. 174, 286, n. 35m (Recogn., 10).
(6) Mor., 299 F , 717 A ; cf. Pausanias, 9, 8, 2.
(7) FARNELL, t. V, p. 164, 302, n. 81-82.
(8) Euripide, Bacch., 284 ; cf. FARNELL. t. Y, p. 121, PERDRIZET, Pangée, p. 74.
— 14 —

athénienne les connaissait très bien, parce qu'elles emplissaient la


vie courante, ce n'est pas pour diminuer le mérite d'Euripide, mais
pour m o n t r e r au contraire que son originalité n'est pas celle que nous
lui supposons première vue : en exploitant une matière banale, en
l'adaptant après tant d'autres à la scène, il a su, par un miracle de sa
technique dramatique et de son sentiment poétique, transfigurer la
réalité à tel point qu'il est parvenu à éclipser ses devanciers, à s'impo-
ser seul à l'admiration des écrivains antiques, qui pouvaient encore
établir des comparaisons au moyen d'œuvres que nous ne possédons
plus. Sans parler des textes dont on trouverait la liste clans les Testi-
monia, les traces de l'influence plus ou moins directe des Bacchantes
abondent. Bornons-nous à citer le péan delphiquede Philodamos (1),
le fragment de YOineus de Chérémon (2), un passage de Y Ion de Pla-
ton (3), YIdylle XXVI de Théocrite (4), l'accompagnement de cithare
adapté à un extrait des Bacchantes par le joueur de flûte Satyros de
Samos (5), u n long épisode des Métamorphoses d'Ovide (6), les Baccliae
d'Attius (7), le Dionysos de Lucien (8), le tableau décrit par Philostrate
de Lemnos (9), l'imitation de la fable de Penthée par les jeunes gens
de Sparte (10) et les récits de Plutarque relatifs à la mère d'Alexandre
et à la m o r t de Crassus (11). Rappelons encore deux des innombrables
sculptures figurant la Ménade χιμαιροφόνος : la statue de Scopas (12)
et le relief attique dont nous reproduisons une réplique des premiers
temps de l'Empire conservée au Musée Britannique (pl. I) (13).

(1) H. WEIL, Études de littér ature et de rythmique (Paris, 1902), p. 29-46 ;


W . VOLLGRAFF, Bull. corr. hell., 1924, p. 97 sq., 1925, p. 104 sq. (date probable :
printemps 335). Cf. V. DE FALCO, Μουσεΐον. I, fasc. 3 (article que je n'ai pas pu me
procurer).
(2) NAUCK, p . 7 8 6 .
;3) Ion., 534a. Euripide est cité 533d.
(4) W . VOLLGRAFF, Bull. corr. hell., 1924, p. 125-177, en défend l'authenticité.
(5) Dédicace du NE siècle avant J.-G. : L. COUVE, Bull. corr. hell. 1894, p. 84-86.
(6) Métam., III, 514-733, IV, 1-32; cf. Vi, 587 sqq.
(7) RIBBECK, Die rdmische Tragudie (1875), Ρ 569 sq.
(8) Dion., 1-4.
(9) I, 17, cf. A. BOUOOT, Une galerie antique (Paris, 1881), p. 291-296.
(10) Athénée, XIV, p. 631.
(11) Alex , 2 ; Crassus, 33.
(12) Revue de Γ Université, juillet 1925, p. 555 et pl. I.
(13) A. H. SMITH, Cat. Sculpt. Brit. Mus., t. III (1904), p. 256, n° 219t. Restau-
rations : cadre et coin inférieur à droite. Le même type de Ménade νεβροφόνος se
PLANCHE I.

MÉNADE (Musée Britannique).


— 15 —

Nous insisterons davantage sur les Dionysiaques de Nonnos et sur le


Χριστός Πάσχων.
A la fin du 111e siècle de notre ère, Sotérichos d'Oasis composa u n
poème en quatre livres qui racontait la légende de Dionysos, les Bas-
sariques. Il ne nous en reste que des fragments. Un siècle plus tard,
Nonnos de Panopolis développa le même sujet dans les quarante-huit
livres de ses Dionysiaques (1). Les trois chants qui exposent l'his-
toire de Penthée ( X L I V - X L V I = 1045 vers) reprennent sous une forme
épique les principaux thèmes des Bacchantes : hymnes du chœur, dis-
cours de Tirésias, colère et égarement du roi, récits des messagers,
délire d'Agavé, plaintes de Kadmos. L'influence d'Euripide est très
sensible jusque dans les détails, mais, selon son habitude, Nonnos a
inséré dans la trame de l'action toutes les digressions qui s'offraient
à lui, annonçant ou dédoublant les scènes et les personnages. De là
un songe prophétique d'Agavé, une invocation à la Lune, le conte
des pirates tyrrhéniens, le rôle supplémentaire d'Autonoé, etc.
Une altération de la tragédie, qui nous intéresse tout particulière-
ment, est celle qu'on note au dénouement de cet épisode thébain :

retrouve sur une douzaine de monuments dont je donnerai la bibliographie détaillée


dans l'Iconographie des Bacchantes-, 1. Autel rond, Londres, Landsdowne-House
(MICHAELIS, A ncient Marbles, 1882, p. 450, n° 58). — 2 . Plaque, Broadlands ( l b i d . ,
p. 218, n° 5). — Vase de Sosibios, Louvre (FROHNER, Notice, 1869, p. 50, n° 19; REI-
NAOH, Rép. stat., t . I, 2E édit., 1920, p. 24, n<> 118, p. 28, n° 117). — 4. Plaque Cam-
pana, Louvre (ROHDEN, Terrakotten, IV, 1, 1911, p. 46; REINACH, Rép. rel., t. II,
1912, p. 265, n u 2). — 5. Rhyton de Pontios, Rome, Palais des Conservateurs (HEL-
BKÎ, Fuhrer, t. 1, 1912, p. 539, n° 950). — 6 . Plaque, Pal. Conserv. (HELBIG, lbid.,
p . 5 3 7 , n ° 9 4 6 ; BOCCONI, Catal., 1 9 1 4 , p . 1 5 4 , f i g . 3 5 ; REINACH, Rel., t. III, 1912,
p. 195, n° 5 ) . — 7. Base carrée, Vatican, Musée Ghiaramonti, n° 182 (AMELUNG,
Sculpt. Vut. Mus., t. I, p. 436, pl. 45). — 8 . Cratère, Musée Torlonia (REINACH, Rel.,
t. III, p. 337, n" 2). — 9. Plaque, Coll. Barracco {lbid., p. 161, n° 2). — 10. Plaque,
Villa Albani (lbid., p. 142, n° 2). — 11. Plaque, T u r i n (lbid., p. 424, n» 3 ) . —
12. Plaque, Florence, Dffizi (DUTSCHKE, Ant. Bildtv. in Oberitalien, t. III, 1878,
p. 223, n° 510). Le relief le plus soigné est celui du Palais des Conservateurs (6).
C f . HAUSER, Die ycu-AttischenReliefs, 1889, p. 7 sq., p. 54 sq. ; WINTER, Fi'inf-
zigstes Programm zum Winchelmannsfeste, 1F90, p. 97 sq., pl. I ; SCHRADER, Phi-
dias, 1924, fig. 304.
(1) Principales éditions : comte DE MARCELLUS, Paris, Didot, 1856; A. KÔCHLY,
Leipzig, Teubner, 1857-1858 (bibliogr., t. I, p. vm) ; A. LUDWICH, Leipzig, Teubner,
1909-1911. — REINHOLD KOEIILER, De Nonni Dionysiacis (Halle, 1853), s'est surtout
occupé des sources. L'article le plus récent sur l'œuvre de Nonnos en général est celui
d e L . P . CHAMBERLAYNE, Studies in philology (Univ. of North Carolina), X I I I , 1916,
P. 40-68.
- 16 -

Dionysos ne reste pas insensible aux douleurs qui accablent les siens,
il plaint les cheveux blancs de Kadmos, les larmes d'Agavé, il pleure
lui-même et verse à tous un breuvage de Léthé (XLVI, 268-270,
357-360). Cette divine pitié répondait mieux aux sentiments de celui
qui écrivit après sa conversion la Paraphrase île l'Évangile de Jean.
Le Χριστός Π ά σ χ ω ν (ΧΠ) (4) est une longue suite de monologues et
de scènes dialoguées (2,640 vers), qui durent trois journées et com-
mentent les principaux événements de la Passion et de la résurrection
du Christ, L'action est nulle, bien que les personnages se transportent
successivement tout en parlant dans différents lieux, et que le chœur
ne chante pas : les quatre récits de messagers et les lamentations de la
Vierge constituent les principaux éléments, marquent les étapes les
plus importantes de ce drame contemplatif, qui n'a probablement
jamais été représenté. L'auteur de ce centon est inconnu, mais on
semble d'accord pour en placer la rédaction au xn e siècle. Reprenant
l'idée de Dubner, qui attribuait l'épilogue à Tzetzès, Ch. Magnin a
supposé que Tzetzès, ou u n copiste d'une époque un peu antérieure
au xii® siècle, avait juxtaposé trois drames écrits entre le ive et le
vin® siècle. Le premier serait l'œuvre de Grégoire de Nazianze (ive s.),
dont plusieurs manuscrits portent le nom, le second de Grégoire
d'Antioche (vi· s.), et le troisième d'un certain Etienne du VIII® siècle.
Ces hypothèses expliqueraient les contradictions, les répétitions et les
disparates qui foisonnent dans cette étrange « marqueterie poétique ».
Brambs soutient au contraire que les vers du ΧΠ n'ont plus rien de
commun avec ceux de Grégoire de Nazianze et que l'analyse de la
métrique et de la langue leur assigne comme date le xn e siècle. Il pro-
pose de les attribuer au moine grec Théodore Prodrome.
Quoi qu'il en soit, ce poème dramatique est très précieux pour la
constitution des textes classiques, parce qu'il contient un grand
n o m b r e de trimètres, et même de fragments lyriques, empruntés au
Prométhée et à VAyamemnon d'Eschyle et à sept tragédies d'Euripide :

(1) Principales éditions : FR. DUBNER, Paris, Didot, 1846, cf. CH. MAGNIN, Journ.
sav., 1849, p. 12-26, 275-288; MIGNE, Patrol. graec., t. X X X V I I I , S. Grég. Naz.,
t. IV, P a r i s , Migne, 1858 ; J . G. BRAMBS, Leipzig, Teubner, 1885. Cf. KRUMBACHER-
GELZER, Gesch. derbyzant. Litt. (Munich, 1897), p. 746-749. J.-A. LALANNE (La Pas-
sion du Christ, P a r i s , 1852) a traduit à peu près les deux - cinquièmes (1039 vers).
— 17 —

Médée, Hippolyte, Hécube,-les Troyennes, Oreste, les Bacchantes (1),


Bhésos. Il faut reconnaître que le compilateur byzantin a p p l i q u e assez
habilement les expressions païennes à des idées et des s e n t i m e n t s
nouveaux. Dionysos est devenu Jésus et la t r a n s f o r m a t i o n a été d ' a u -
tant plus facile qu'ils ont tous les deux un père divin, u n e m è r e m o r -
telle, qu'ils se heurtent l'un et l'autre à l'hostilité du chef de la con-
trée, manifestent leur divinité par des miracles et sont n é a n m o i n s
chargés de liens. Mais la fin des Bacchantes ne satisfaisait p l u s l'idéal
chrétien de charité, — nous l'avons déjà r e m a r q u é à p r o p o s des Dio-
nysiaques —, aussi le Christ cesse-t-il de jouer le rôle de Bacchos, dès
q u e celui-ci se dresse à son tour en persécuteur : il souffre c o m m e
Penthée, et la Vierge et ses amis le pleurent c o m m e Agavé p l e u r a i t
Penthée. Il n'y a donc plus ici de dispersion de sympathie.

Bibliographie
DICTIONNAIRES.

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p. 196-197 (P. Monceaux); Sabazius, p. 929-930 (Fr. Cumont); Saltatio,
p. 1025-1054 (L. Séclian); Thyiades, p. 284-286 (P. Perdrizet) ; Thyrsus,
p. 287-296 (A. J. Reinacli); Zagreus, p. 1034-1037 (Ch. Dubois).
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(F. A. Voigt), col. 1089-1153 (E. Thraemer); Mainaden, col. 2243 2283
(Rapp) ; Sabazios, col. 232-264 (Eisele) ; Tliyiades, col. 916-922 (Joliannes
Schmidt); Weltschopfung, col. 493-494 (Seeliger).
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(1) 215 vers du XTT contiennent des propositions ou des mots tirés des Bacchantes ;
52 vers sont identiques à ceux que nous lisons dans notre tragédie. On peut supposer
en outre qu'une vingtaine de vers au moins ont passé des plaintes d'Agavé, que nous
n'avons plus, dans les gémissements de Marie et de ceux qui l'entourent au pied de la
croix. Sur les rapports du XTT avec l et p, voir J. BIDEZ, Rev. belge de philol., 1926,
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— 18 —

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