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JEAN D'ARRAS
Mélusine
ou
LE LIVRE DE POCHE
Pour Sophie.
1. Voir Le Livre des Merveilles (Ill' partie des Otia lmperialia), trad.
A. Duchesne. Paris, Les Belles Lettres, La roue à livres, 1992.
10 Mélusine
1. Essai sur<< Mélusine», roman du XIV' siècle par Jean d'Arras. Paris,
Picard, Publications de l'université de Dijon. Ill, 1930, p. 63 qui éclaire les
ressemblances de Mélusine avec le Méliador de Froissart. 2. Le chap.
II du Livre des merveilles du monde est cité au f 47rh : Ascunes gentz
quidunt qe la moitité de croiz Nostre Seignur soit en Cipre a une abbeye
des moignes qe homm appelle la montaigne de Seinte Croiz de Cipre [mes
y n'est mie ensy. Qar celle croiz de Ciprej est celle en quelle Dismas luy
bon larron .filt penduz. Ed. C. Deluz, p. 105. 3. Voir J. Cerquiglini
Toulet, la Couleur de mélancolie. la.fréquentation des livres au XIV' siècle.
Paiis, Hatier, Brèves, 1993.
Introduction 21
1. L'hypothèse est hardie si l'on s'en tient aux liens romanesques entre
Lusignan et Luxembourg; elle l'est moins si l'on se souvient qu'un Jean
de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir, avait épousé en 1390 Marguerite
d'Enguyen, descendante du roi de Chypre, le Lusignan Hugues rer. Voir la
table généalogique des Luxembourg dans l'Essai de L. Stouff et les pages
100-101. L. Harf-Lancner complète cette justification avec la date de la
rédaction. Léon de Lusignan, dernier roi d'Arménie, sillonne l'Europe pour
convaincre les souverains d'Occident de l'aider à reconquérir son royaume
perdu en 1375. Les Chroniques de Froissart le suivent dans le Paris des
années 1384-1385. li meurt en novembre 1393, l'année où Jean d'Arras
termine son ouvrage. Coudrette, Le Roman de Mélusine. Paris, GF-Flamma
rion, 1993, pp. 32-33.
24 Mélusine
D'une part, les signes exposés par les huit fils de Mélu
sine sont de nature positive : ni néfastes carences, ni
laides disgrâces, ils relèvent de ces emblèmes connus
sous le nom de « blessures qualifiantes». Ces traces,
d'autre part, affirment des compétences excessives sous
deux rapports au regard de celles des humains (Ray
mondin en est donc dépourvu) : soit comme des témoi
gnages d'une animalité sauvage, moins qu'humaine en
quelque sorte; soit comme les preuves d'une perception
quasi magique (voir l'avenir, nier l'oubli), plus qu'hu
maine donc. Confirmant cette idée, les traducteurs du
Roman d'Alexandre déchiffrent la disposition des yeux
et des oreilles sur le visage d'Alexandre et, du même
coup, sur ceux des fils de la Merveille : « A commencer
par les yeux vairons, toute caractéristique asymétrique
( ... ) était un signe de pouvoir et de don particulier dans
le domaine de la magie » (p. 231 ). Ajoutons la prodi
gieuse aptitude de Renaud (4lrb) : il n'apporta que un
œil sur terre, mais il en veoit si cler qu'il veoit venir
par mer les nefs ou par terre autres choses, de trois
veues. Elle rappelle ces magiciens borgnes, comme
Odinn, blessés ou défaillants dans les organes qui assu
rent précisément la fonction dont ils sont les maîtres. Le
borgne Odinn est un fascinant voyant. On comprend
peut-être mieux que, à la différence de ses frères, Fro
mont n'exhibe qu'une petite tache, poilue comme une
peau de taupe ou de fouine, animal qui passe pour aveu
gle i. Il sera éliminé comme son terrible frère Hon·ible,
son inverse puisqu'il possède le formidable privilège de
posséder trois yeux et de se comporter comme un être
diabolique. Se dessine alors la relation entre ce système
des marques physiques et les contraintes de l'imaginaire
dynastique : les deux fils éliminés par leur propre
famille alarment leur lignage, soit par excès de proxi
mité avec le divin, soit par une sauvagerie déréglée.
C'est une nouvelle pièce à verser au dossier du statut
de médiateur culturel des fils de Mélusine. Situés entre
PRÉSENTATION DE L'ÉDITION
LES MANUSCRITS
1. Ibid., p. 145.
46 Mélusine
1. LS, p. IX. Pour ne pas alourdir nos références, nous renvoyons à notre
édition (en écrivant Ars... ). 2. C 22v se tennine sur : comment vostre
pere se party de son pays et laissa ses heritaiges qui devraient estre vostres
(• Ars 25ra). 23r s'ou,Te sur: s'i/z en serez rouz joyeux se vous amastes
oncques Hervy. (= Ars 27rb). 3. La reliure très serrée ne permet pas
ici de repérer la composition des cahiers.
48 Mélusine
1. Précision de F. Avril.
Introduction 57
1. Citer les douze copies serait d'une lourdeur excessive, nous ne renver
rons qu'à deux témoins, variables, de chaque famille, en favorisant Ars pour
des raisons justifiées dans un instant. Ici : Ars l va. D l v. E Ir, M 2v.
2. Voir var. 7. 3. D 260v, V 136ra. E 135r, Brux l 84r. Voir var. 53.
4. Ex. A 26r : Et ad ce respondy Remondin : « il en a bien cause d'en
parler! ». C 24r et Brux 40r : Remondin dist que Josselins al'Oit bien
cause d'en parler. 5. Encore que, chez tous les membres de la première
famille, Josselin soit accusé de savoir la querelle - comme par B 43v -, la
cause, pour les témoins de 8 (C 24r, Brux 40r). 6. Ars 5ra, E 4r, H
12va. 7. Ars 44vb, Ste 125 (de bonnes aises). C 39r, Brux 59v.
8. A 109v, V l 14ra. C l 14r, E 113v. 9. D 6v (/atinfrançoys), H 12rb.
Brux 6v, M IOv.
66 Mélusine
1. Ste 27 : fut grand pere saint Guillanen qui fùt conte. 2. H 9rb :
item Œdon qui fùt conte de la Marche ( ... ), item Fromon leur frere qui fù
moine de [9rb] Maillesiéz, lequel Gieufji'oy au grant dent ardy en la dicte
abbeye avec 1'abbé et cent religieux. V 2ra : Item Odon qui fùt duc de
Danemarche I [2rb] ( ... ) Item en yssi Fromont, /eurfrere, qui fut moyne
de Mail/esiez, lequel Gie:ffroy au grant dent ardra a tout l'abbé et couvent,
qui estait en nombre total cent et un religieux, dont ce.fut moult grant pitité
et de le raconter, comme nous raconte l '.vstoire cy en avant. Rappelons
que cette liste se trouve en B 4v. 3. LS, p. XI. 4. Ou marquées
de régionalismes. « Les a pour les e : poullaigla, poutansa, (...) enfin le
redoublement des consonnes : ?perfection. Barsellone, Llusignen. » LS,
p. Xl.
70 Mélusine
l. Voir var. 14. D 58v gomme l'adjectif: toutes les terres qui cysont envi
ron derny lieu. 2. Comme Ste 326. Sobre, B 150r simplifie: Par la dent
Dieu, disr Geuffroy. tantost le congnoistra. La substitution de chien à chie{
(d'ail) vient-elle d'une mauvaise lecture de la consonne finale de chie/'?
3. Les leçons de V (!Orb-! Ira; et celles de H 20vb-22va) confirment
les « rajeùnissements de la langue, communs à ce manuscrit [B] et au texte
de l'édition princeps» établie par L. Harf-Lancner (1988, p. 354).
4. Reconnue, avec une rigueur qui paraît excessive, par H. J. Hermann :
Unbedeutende eü!f'ache nordf'ranzosische Arbeit. 1938, op. cil., p. 202.
5. G. Paris la juge durement : « l'édition de Brunet, faite sur un texte
unique et mauvais, est pleine de fautes, et très souvent inintelligible : ce
roman aurait besoin d'être revu avec soin sur les manuscrits», 1872, p. 506.
Introduction 73
1. Respectée par A 6v, H l 6vb, Bnix 1 Or, /If l 6r et V 7vb. C est lacunaire,
D oublie la physique (p. 70 et n. !), l'édition princeps gomme ce passage.
2. E 28r (de/aire signe de parler), M 80v, C 27r et Brux 44r (de parler ne/aire
signe). D 47r, V 30ra, H 58va, Ste 94: qui parlast mot nefist signe.
Introduction 77
1. 1988, art. cit., pp. 361-363. 2. Qui vit désormais une existence
autonome elle « connaît six éditions, entre 1530 et 1597 », ibid.,
p. 363. 3. Sans que les effacements s'effectuent terme à terme.
4. Rappelons les omissions infligées aux exploits de Geoffroy : Brux (de
la main du copiste)= Ars 133vb-146va; H = Ars 13lva-l 37ra ; C = Ars
l 33rb-142va; M (de la main du copiste)= Ars l 06rb-129va. Finalement,
la lacune con-espondant aux ff 133vb-137ra est commune à trois mss, Brux,
H et C.
1ntroduction 83
1. Comparer Or est vrc.:J' que quant le roy eubt pris congié et .fut entré
en mer(... ) et se esquipperent du port, et se boutèrent en mer (297) et le
passage correspondant dans Ars 11 Sra(= A 94v et R 56). 2. Comme il
gommera la totalité du châtiment infligé par Titus aux juifs. R, second
fragment, p. 58 = Ars 127vb; B 154r : Jherusa/em qui encore n 'estait
ruperee de la destmction de Vaspasien et Titus sonjilz et demoura Geuffi·oy
troys jours au saint sepulcre en devocion et cependant y arriverent les roys
Urien et Guyon et pluseurs autres chrestiens.
Introduction 87
de son antériorité par rapport à tous les autres manuscrits,
on s'appuiera sur ce rappel: les bribes sauvées donnent une
version qui, regardée de près, n'est pas identique en tous
points à celles de ses deux« frères » ; R ne les recopie donc
pas et il semble probable que ces trois copies œinégale
ampleur dérivent indépendamment d'un seul modèle.
Proches de Ars et de A, ces deux très courts fragments ne
sont donc pas d'un grand secours pour accroître notre
connaissance de u et bouleverser les filiations établies 1•
Redisons en effet, mais la prudence est de rigueur, que Ars
et A paraissent offrir un texte lexicalement plus riche et
plus complet que celui de R. Voici un dernier indice
complétant les gages déjà fournis. La phrase suivante (Ars
l 27rb), montre à la fois la grande proximité des versions et
les interventions« appauvrissantes » de R 58 (en gras; on
remarquera qu'elles induisent la répétition du verbe don
ner, évitée par le ms de l'Arsenal) : ilz furent d'accort
parmy tant que les Sarrasins leur donnerent (R gomme
deux verbes restituerent et [127va] rendirent) tout quant
qu 'ilz avaient frayé sur le voyage et pour rater dont ilz
estaient venuz, et chascun an deurent (suppression de
payer et) donner au roy Uriien .xxxm. besans d'or.
On peut retourner maintenant aux liens passés entre les
douze témoins considérés. A la suite de ces arguments, on
les présentera sous la forme du stemma codicum suivant
0
1
BruxE M
t. Pour marquer des incises, détacher des propositions relatives, des par
ticipes présents, etc., à l'intérieur de la phrase. 2. Ces points de suspen
sion ne remplacent que la fin de la phrase. Nous évitons, bien sûr, d'écrire
la ponctuation contemporaine que l'on peut voir dans l'édition.
Introduction 95
de son pays et y laissa bon gouverneur (« virgule ») Puis
[92ra) erra tant.
Bien que sommaires, ces remarques montrent com
ment la narration et la syntaxe, en se structurant, tendent
à charpenter une prose que menacent la dilatation et le
décousu.
1. Elle vient après celle que M. Perret a publiée, en 1979, et qui a été
justement reconnue pour sa fluidité et sa clarté. Paris. Stock, Plus Moyen
Âge, 1979. Cette traduction partielle était, notamment, précédée par l'adap
tation de L. Stouff, Mélusine ou la Fée de Lusignan. Paris, Librairie de
France, 1925. 2. Expression de M. Plouzeau, « Compte rendu de Perce
forest, 2' partie, t. l, édition critique de G. Roussineau, 1999 », Romania,
2000, pp. 242-271, p. 243.
96 Mélusine
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TRADUCTIONS
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LES LUSIGNAN ET L'OUTRE-MER
MÉLUSINE
ou
LA NOBLE HISTOIRE DE LUSIGNAN
(lra} (Dessin: un personnage. sur une cathèdre, pointe
le doigt vers un scribe assis, sur la droite ; une roue à
livres en arrière-plan.)
En toutes choses commencier on doit appeller le Crea
teur des creatures qui est maistre de toutes les choses
faictes et a faire qui doivent tendre a perfection de bien
et les autres pervenir selon les vices des creatures. Et
pour ce au commencement de ceste hystoire je, cognoi
cent que je ne soye pas digne de lui requerir, supplie a
sa haulte dignité que ceste histoire je puise achever a sa
gloire et louenge et au plaisir de mon treshault, puissant
et redoubté seigneur Jehan, filz de roy de France, duc de
Berry et d'Ouvergne, conte de Poictou et d'Auvergne,
laquelle histoire j'ay commencé selon les vrayes coroni
quez que j'ai trovéz tant [lrbl de lui comme du conte
Au début de tout ouvrage, on doit invoquer le Créateur
de la création, maître de toutes les choses faites et à
faire, celles qui ont pour finalité la perfection du bien
et les autres qui n'y parviennent que selon le vice de
leur nature 1• C'est pourquoi, au début de cette histoire,
conscient d'être indigne de Lui adresser cette prière, je
supplie sa haute majesté de m'aider à mener ce récit à
son terme, pour sa gloire et sa louange ainsi que
pour le plaisir de mon éminent, puissant et redouté sei
gneur, Jean, fils du roi de France, duc de Berry et
d'Auvergne, comte de Poitou. Cette histoire, j'ai entre
pris de la raconter d'après les chroniques authentiques
orent .xv. ans. Et les menoit tous les matins sur une
haulte montaigne laquelle estoit appellee, si comme
l'ystoire dit, Bleneos qui vault autant dire en françois
comme « montaigne [Srb] florie » et de la elle pouoit
asséz veoir la terre d'Albanie. Puis disoit a ses trois
filles en plourant : « Filles, veéz vous la le pays ou vous
fustes neez et ou vous eussiéz eu vostre partie, ne feust
la fausseté de vostre pere qui, vous et moy, a mis en
grant misere sans fin jusques au jour du hault juge qui
punira les maulx et essaucera les biens ! »
Lors Melusigne lui demanda : « Madame, quelle faul
seté vous fist nostre pere pour quoy nous avons ceste
griefté ? » Et elle leur compte tout ainsi comme vous
avéz ouy dessus. Et celle Melusigne remist sa mere en
autres paroles en demandant les estres et les noms des
villes et des chasteaulx du pays d'Albanie. Et en ce
racontant descendirent de la montaigne et vindrent en
Avalon et lors icelle Melusigne traist Melior, sa serour,
et Palestine, s'autre serour, a part et leur dist : « Mes
chieres seurs, or regardéz la grant griefté et misere ou
nostre pere a mis nous et nostre mere qui eussiemes esté
en si grant aise et en si grant honnour. Or n'en est il
bon a fairea ? Quant a moy, de ma partie je m'en pense
a vengier, car aussi pou de soulaz qu'il a empetré a
nostre [Sva} mere par sa faulseté, je lui pense a faire. >>
Et les autres deux lui respondirent : « Vous estes nostre
ainsnee, nous vous suivrons et avouerons ce que vous
en vouldréz faire. » « Par ma foy, dist Melusigne, mes
suers, vous monstréz amour de vrayes filles a vostre
mere et c'est moult bien dit. Et j'ay advisié, se il vous
semble bon, que nous l'enclouons en la merveilleuse
Elinas puni par ses _filles 133
mage à Jean Du(ournet, Paris, Champion, Il, 1993, pp. 579-592) le mot
désigne moins un statut social (nobiliaire) qu'une fonction (militaire,
hôtelière et, surtout, celle de l'entretien des armes). On trouve cependant,
aux ff. 78r et v, ! 'alternance gentil hommeiescuyer pour un même pro
tagoniste.
1. Escu du sanglier (aussi «armure» ou «paroi») : partie de la peau
très épaisse qui recouvre le cou, les épaules et l'échine.
150 Mélusine
1. Du latin denarium (« d'une valeur de dix» as). Une livre d'argent est
divisée en 240 deniers (soit 20 sous).
216 Mélusine
1. Point, dans ce sens, est encore présent dans apoint et ses dérivés
comme« à point». A. Rey ne date que de 1634 l'expression à son point,
signifiant « à son plus haut degré, à la perfection », Die!. hist. de la langue
française, 1562a.
218 Mélusine
liéz des paroles que il m'a dictes cent foiz que vous
n'estes de sa venue, mais asséz tost vous et moy serons
esclarciz de ce que nous desirons asséz. » Et lors se
traist Remondin avant et [28ra] appella l'ainsné filz
Alain et lui a dit : « Sire chevaliers, par vostre courtoi
sie, dictes moy se uns appelléz Jossellins de Pont le
Leon est point en la compaignie du roy.» Et Alain lui
respondy : « Par foy, sire, oui!. Pleust a Dieu que le roy
ne s'en deust courroucier et je l'eusse occiz, car il tient
l'eritaige qui fu de mon oncle que nous deussions avoir.
Veéz le la, ce! ancien empréz le roy, et sachiéz que c'est
le plus plain de mauvais malice qui soit en dix
royaumes, et si veéz la Olivier, son filz, qui ne poise
pas moins une once.» « Par foy, sire chevalier, dist
Remondin, vous en seréz temprement vengiéz, se Dieu
plaist. » Et atant en laisse le parler et s'en vint devant
le roy en disant telles paroles
mais il en veoit si cler qu'il veoit venir par mer les nefs
ou par terre autres choses, de trois veues, qui montent
.xxi. lieues. Cil fu beaulx, doulz et courtois si comme
vous orréz en l'ystoire ça avant.
l. La Colchide, île où Jason aurait conquis la Toison d'or. Elle est visible
depuis la côte de Cilicie, notamment du Coure (Gorighos).
318 Mélusine
/
Une armée et des chefs admirables 323
/
Famagouste secourue 329
/
Déroute des Sarrasins 343
\
Poursuite des fi1yards 345
chrétiens franchissent alors l'ouvrage ventre à terre.
S'engage un farouche combat, ponctué de morts et de
blessés en grand nombre. Les Sarrasins reculent, abim
donnant un immense terrain. Urien constate qu'ils bat
tent en retraite et remontent en selle, il fait franchir le
pont à ses cavaliers. À son tour, l'arrière-garde s'engage
sur le pont. Les Sarrasins le voient, ils se remettent tous
à cheval et prennent la fuite vers ceux qui emportent
leur butin : bœufs, vaches, moutons, porcs et un impor
tant chargement. Urien se remet en selle, demande à ses
hommes de le faire également et donne l'ordre à l'ar
rière-garde qui passait le pont de le suivre en belle
ordonnance. Ils s'exécutent. Urien et ses troupes se lan
cent alors à la poursuite des païens qui fuyaient en
pleine confusion et à toute allure. Ceux qui sont
rattrapés sont tués. Le carnage se poursuit sur près de
cinq lieues*. Les Sarrasins rejoignent alors ceux de
leurs gens qui gardent le butin et le leur font abandonner
avant de se regrouper en bon ordre sur une haute mon
tagne, à côté de Famagouste. Urien et ses troupes les
rejoignent, lances baissées. Au cours de cet engagement,
il y eut beaucoup de tués parmi les païens et beaucoup
de blessés des deux côtés. Mais, grâce à leur nombre,
les Sarrasins résistent vaillamment. Urien les charge
alors avec fougue, réalisant tant d'exploits que tous res
tent confondus. Arrive l'arrière-garde, forte d'un millier
de combattants et de cent arbalétriers. Les Sarrasins doi
vent céder la place et prendre la fuite, laissant sur le
terrain près de quatre mille morts, sans compter ceux
qui avaient été tués sur le pont. La poursuite se prolonge
jusqu'à proximité du camp sarrasin. Urien ordonne alors
à ses hommes de décrocher et de se retirer, puis rentre
au camp au petit trot, précédé du butin. En peu de
temps, ils se sont fort éloignés. De leur côté, les fuyards
rejoignent l'année sarrasine, hurlant : « Aux armes ! »
Il fallait voir les Sarrasins s'armer et se mettre en dispo
sitif de bataille à l'extérieur de leur cantonnement. L'un
des fugitifs fait au sultan le récit des événements. Il en
est vivement éprouvé et, très étonné, se demande qui a
pu lui infliger de telles pertes. L'éclat des trompettes et
des autres instruments s'éleva, formidable. Abasourdis,
346 Mélusine
ne sçot que faire, mais elle n'en monstra nul semblant, ains
monstre qu'elle sente grant douleur ou cuer, et si faisoit
elle. Lors prent congié de son pere et le baise doulcement
tout en plourant, et s'en vint en sa chambre. Et la
commence a lui complaindre de la doulour qu'elle ot de
[60ra] son pere et, l'autre heure, au grant desir qu'elle a 1
de veoir Uriiena dont la demeure lui tarde, et fu en ces pen
sers telement argüee que toute la nuit ne dormy oncques.
Et ainsi se passa la nuitiee jusques a l'endemain.
En ceste partie dit l'ystoire que l'endemain, par matin,
fist le roy commander que tout noble et non noble feus
sent paréz par les rues pour faire feste de la venue des
deux freres et de leurs gens et que a chascun quarrefour
eust menestriers, trompes, naquaires et tous autres ins
trumens qui pourroient estre trouvéz en la ville et toute
la melodie de quoy on se pourroit adviser pour festier
les damoisiaux. Et ly peuples en fist asséz plus que le
roy ne fist commander. Que vous feroy je long prolo
gue ? Les deux freres vindrent, montéz sur deux beaux
destriers. Et estoit Uriiens tous arméz ainsi qu'il party
de la bataille, l'espee toute nue ou poing, et Guyon
estoit vestu d'un riche drap de [60rb] Damas bien
fourré. Et aloyent par devant eulx .xxx. des plus haulx
barons en noble arroy et devant eulx, au plus prez, estoit
le grant maistre de Rodes et le cappitaine. Et aprés les
deux freres venoient .lxx. chevaliers et leurs escuiers et
leurs paiges. En ce point entrerent en la cité. La veissiéz
la feste commencier moult grant, et menestriers et trom
pettes faire leur mestier et aultres melodioux tons. Et
parmy la ville veissiéz gens d'onnour bien et richement
habituéz, qui crioient a haulte voix : « Haa ! Bienvien
gnent les princes de victoire par qui nous sommes resus
cité du crueux servage des ennemis de Jhesucrist ! » Et
1. Par bonheur pour les fils de Mélusine, la loi salique ne s'applique pas
à Chypre ni en Annénie, au Luxembourg ou en Bohême. En France, elle
est ignorée au long du xm' siècle et ce n'est qu'en 1410 que l'on fonde
rétrospectivement la préférence accordée, en 1328, au comte de Valois ( Phi
lippe VI).
380 Mélusine
séz par les buissons. Quant ilz virent que noz gens s'en
toumerent, ilz vindrent a la mer et rescourrent jusques
a six nefs et vaisseaux du feu. Quant le gallaffre apper
çoit le dommage si ot grant courroux au cuer. « Par
Mahon, dist il au roy Bradimont de Tarse, ces crestiens
qui sont venus de France sont durs et appertes gens
d'annes. Se ilz durent gueres, ilz nous porteront grant
dommage.»« Par Mahon, dist Bradimont, je ne [69rb]
partiray jamais de cest pays tant que ilz seront tous des
truiz ! » « Ne moy aussi», dist le gallaffre. Lors ont
mis dedens les .vi. vaisseaux qui leur estoient demouréz
bonne garnison et repairent a leurs logeiz. Et cy se taist
l'ystoire a parler d'eulx et retourne au roy Uriien.
Or dit l 'ystoire que le roy Uriien fut logiéz en une moult
belle praierie sur une riviere et fu en la place mesmes
ou ly fourrier du soudant furent desconfiz au pont. Et
avoit le roy envoié ses espiez a savoir ou les Sarrasins
se logeroient. Atant et vous le maistre de Rodes qui
descendy devant la tente du roy et le salua moult haulte
ment et le roy, qui moult fu joyeux de sa venue, le
conjoy moult et lui demanda comment Guyon, son frere,
le faisoit. « Par ma foy, dist le maistre, monseigneur,
bien, comme l'un des plus asseuréz hommes que je
veisse oncques et se recommande a vous tant comme il
puet. » « Par foy, dist le roy, ce m'est bel, mais or me
dictes comment vous avéz fait depuis que vous depar
tistes [69va] de nous. » Et le maistre lui recorde toutes
les adventures, de branche a autre, qui leur estaient
advenues et la derreniere du navire au gallaffre qu'ilz
avoient desconfite au cap Saint Andrieu et comment ilz
l'avoient arse. « Par Dieu, dist le roy Uriien, vous avéz
vaillaument voyagié et bien eureusement, j'en loue mon
Createur, et quant de mon oncle, le roy d'Annenie, je
sui moult joyeux que vous l 'avéz laissié en bonne pros
perité. Mais il nous fault adviser a autre chose :
comment les Sarrasins soient desconfiz. Et quant de
moy et de ma gent, je me deslogeray presentement pour
Satisfaction du roi Urien 411
1. Hassel!, A 81.
422 Mélusine
1. Rodes mq., a). d'ap. V 65rb. 2. Rodes mq., a). d'ap. V 66va.
Réjouissances à Famagouste 425
'
reconnu à son arrivée devant la porte de la ville et on
la lui ouvrit après avoir abaissé la passerelle, puis on lui
demanda quelles nouvelles il apportait. « Assurément,
' ;
1. et mq .. aj. d'ap. A 71 v.
Spectacle martial 469
1. Cramoisi, car ce rouge est obtenu par la teinture tirée d'une graine
appelée kermès.
482 Mélusine
mêmes ce que bon vous semble, c'est vous qui avez été
à la peine pour le vaincre et le capturer. Il est donc
parfaitement légitime qu'il soit à vous. Dès lors, je vous
rends grâce humblement de m'en avoir fait présent et le
remets entre vos mains sans regret. Sa vie ou sa mort
dépend de vous, choisissez! Je n'ai pas l'intention de
m'immiscer dans vos décisions et vous le livre sans
aucune restriction.
- Mademoiselle, puisque tel est votre bon plaisir, nous
trancherons en votre faveur et à sa grande honte, ne crai
gnez rien, répondit Antoine. Mais sachez que ni moi ni
mon frère ne sommes venus à votre secours afin de rece
voir des soldes mais pour défendre une cause juste et légi
time, parce que c'est le devoir des chevaliers de venir en
aide aux veuves, aux orphelins, aux jeunes filles et de pro
téger leurs droits, et nous savions bien que le roi vous fai
sait une guerre totalement injustifiée. Telles sont les
raisons de notre venue. N'ayez aucune crainte, de votre
part nous n'espérons pas le moindre sou, mais votre ami
tié sincère, sans aucune arrière-pensée.
La jeune fille fut vivement impressionnée par ces pro
pos. Les deux frères lui faisaient beaucoup d'honneur!
Elle tint cependant à leur dire
- Ma foi, chers seigneurs, ce n'est pas une raison pour
ne pas payer vos hommes à qui vous avez donné soldes
et appointements pour vous suivre ici.
- Demoiselle, reprit Antoine, vous devrez pourtant
l'admettre, car monseigneur mon père et madame ma
mère leur ont réglé une année d'engagement avant de
quitter notre pays. Or nous sommes partis il y a moins
d'un mois et, par ailleurs, nous avons nous-mêmes suffi
samment d'argent. Veuillez donc, mademoiselle, ne
plus parler en pure perte, il ne peut en être autrement.
�Ile les remercia très poliment.
A cet instant l'un des maîtres de l'hôtel s'avança et
s'agenouilla devant la demoiselle en lui disant
- Mademoiselle, le repas est prêt. Vous plaît-il de
vous laver les mains ?
- Quand messeigneurs le voudront.
- Nous sommes prêts, allons-y quand il vous plaira,
fit Antoine.
486 Mélusine
1. Un Geoffroy d' Argenton est connu pour son appui aux Anglais de
Perceval de Cologne et de Cresewell. 2. Cf Gen., XXX, 2; Deut.,
XXVIII (entre autres); Luc, 1, 42.
504 Mélusine
1. Adroit est pris dans le sens de « bien faits », « beaux » comme dans
les expressions corps moult adroit, bien taillés ; de menbres adroits, mains
blanches. adroitez.
514 Mélusine
1. Les règnes des comtes de Hollande sont marqués par leurs guerres
contre les Frisons et les seigneurs voisins. Vers 1322. Guillaume Ill établit
une paix définitive avec la Flandre et le Brabant. L'empereur d'Allemagne
abdique toutes ses prétentions sur la Hollande, la Zélande et la Frise.
548 Mélusine
1. L'une des provinces unies des Pays-Bas (union réalisée par les ducs
de Bourgogne, entre 1419 et 1473), à l'est du pays. 2. Enoncé qui tente
de maintenir l'ambiguïté de les deux ans aprés.
554 Mélusine
roye plus que dire, car nous ne savons entre nous tous
adviser que nous eussions oncques fait chose qui peust
tourner a vostre desplaisir. Si vous requerons et
prions tous que vous ne vous veulliéz informer que de
raison.»
Quant Gieffroy ot oye l'escusacion de l'ancien cheva
lier, pour lui et pour les autres, si traist son conseil
ensemble et leur dist : « Beaulx seigneurs, que vous
semble de ce fait ? Il me semble que ces gens se excu
sent bonnement. » « Par foy, sire, ce dirent ilz tous de
commun, c'est verité, ne nous ne leur saurions que
demander fors que vous leur faciéz jurer, sur sainctes
ewangiles, se le siege eust esté devant Sion, s'ilz eus
sent aidié ne conforté Glaude et ses freres contre vous.
Et se ilz jurent que si, ilz sont voz ennemis et, se non,
vous ne leur devéz porter nul maltaient. Et apréz, les
faictes jurer se vous les eussiéz mandéz au siege, se
ilz vous feussent venuz servir contre voz ennemis. »
(113va] A ce point furent tous ceulx du conseil d'ac
cort. Et fu Garnier appellé et tous les autres et leur fu
ce fait recordé, et ilz dirent qu'ils le jureraient bien et
voulentiers. Et jurerent les deux poins dessus diz, et
par tant orent accord. Et Gieffroy I ala par le pays, visi
tant les fors et les villes. En ce party vacqua parmy
la terre deux mois et puis prist congié aux barons et
laissa bons gouverneurs ou pays. Et se parti et s'en vint
grant erre a Lusegnen ou il fu moult bien festoiéz de
Remond, son pere, et de Melusigne, sa mere, et de
toute la baronnie pour ce qu'ilz avoient sceu comment
il avait fait pleissier tous leurs ennemis. Et pour lors
1. Rép. de et.
Serments convaincants 589
notre protection. Je n'ai rien d'autre à ajouter sur cette
question, car aucun d'entre nous n'a trouvé que nous
ayons jamais fait quoi que ce soit qui justifie votre
mécontentement. C'est pourquoi, tous ensemble, nous
vous demandons et vous prions de ne former votre opi
nion qu'à partir d'arguments légitimes.
Après avoir entendu les justifications présentées par le
vénérable chevalier, en son nom et au nom de tous les
siens, Geoffroy réunit les membres de son conseil et
leur dit :
- Quelles sont vos impressions sur cette affaire, chers
seigneurs ? Leurs arguments me semblent tout à fait
estimables.
- Certes, monseigneur, c'est vrai, répondirent-ils,
d'une voix unanime. Nous ne saurions rien leur deman
der de plu,s, sinon un serment : faites-leur jurer sur
les saints Evangiles que, si Sion avait été assiégé, ils
n'auraient ni fourni leur aide ni prêté main-forte à
Claude et à ses frères contre vous. S'ils jurent qu'ils
l'auraient aidé, ils sont vos ennemis ; s'ils jurent le
contraire, vous ne devez avoir aucun ressentiment
contre eux. Ensuite, faites-les jurer qu'ils seraient bien
venus servir dans vos troupes contre vos ennemis si
vous les aviez convoqués pendant le siège.
Tous approuvèrent cette solution. On fit donc venir
Garnier et tous les autres et on les avisa de la proposi
tion. Ils déclarèrent que, sans aucune difficulté et en
toute bonne foi, ils prêteraient serment sur les deux
questions évoquées à l'instant. Après avoir juré, ils
obtinrent un accord avec Geoffroy. Celui-ci visita alors
les forteresses et les villes, passant deux mois dans la
région avant de prendre congé des barons et de laisser
des gouverneurs compétents pour administrer le pays.
Puis il rentra rapidement à Lusignan où son père, Ray
mond, sa mère, Mélusine, et tous les seigneurs fêtèrent
son retour avec joie. Tous, en effet, savaient de quelle
manière il avait fait courber l'échine à leurs ennemis.
590 Mélusine
Mais telz s'en rist qui, puis ce, en eust plouré s'il eust
peu. Or vous diray de Gieffroy qui fist assaillir Japhe et
la prist par force et mist tout a l'espee quanqu'il pot
trouver de Sarrasins. Et fist vuidier l'avoir et les garni
sons et porter en l 'ost et es vaisseaux, et puis fist bouter
le feu partout puis repaira aux logeiz. Et requist a ses
freres qu'ilz lui baillassent le maistre de Rodes et ses
gens pour faire l'avant garde. Et ceulx lui accorderent,
de quoy le maistre de Rodes fu moult liéz. Et celle nuit
se reposerent jusques au matin.
l. Hasseli, A 53.
638 Mélusine
freres tant d'armes que tous ceulx qui les voient en sont
esbahiz. Le soudant de Damas et le soudant de Barbarie
apperçoivent les trois freres qui font grant occision de
leurs gens, si leur vont courir sus a .xxm. payens. La
renforça la bataille forte et horrible, la souffrirent cres
tiens grans faiz et sont reculéz [126vb] le long d'une
lance. Et quant les trois freres et le maistre de Rodes le
voient, si en sont moult doulens. Lors crient : « Lusei
gnen! Avant, seigneurs barons! Ceste chiennaille ne se
peuent gaires tenir! » Et crestiens se ravigourent et font
un poindre sur les Sarrasins. La fu la mortalité grande.
Atant et vous Gieffroy par la bataille, la targe tournee
derriere le dos, et tenoit l'espee empoignie a deux mains
et voit l'admirai de Cordes qui moult couroit sus a cres
tiens. Gieffroy le fiert par telle vertu, a ce que l'espee
fu dure et pesans et qu'il y mist toute sa force,
que l'espee lui coula jusques en la cervelle que oncques
le bacinet ne l'en pot garantir, et l'abat a terre mort jus
du destrier. La fu grant la foule, car les deux soudans y
admenerent leur puissance et cuidoient bien redrecier
l'admirault, mais pour neant s'en peinent, car il est
mort. Atant et vous le roy Uriien, l'espee ou poing. Et
voit le soudant de Barbarie qui moult le heoit pour son
oncle, le soudant, qu'il avoit occiz en Chippre. Le roy
entoise l'espee et fiert le soudant de [127ra] si grant
force qu'il lui envoye le bras jus, tant qu'il ne tenoit
qu'a deux tendans dessoubz l'aisselle! Quant il senty
le cop, si se part de la bataille et se fist mener par .x.
de ses hommes a Damas et la se fist appareillier. Et tous
jours se combatent Sarrasins, car le soudant de Damas
et le gallaffre de Baudas et le roy Anthenor les tiennent
en vertu. La ot grant douleur et grant pestillence! Et
sachiéz que crestiens y orent grant dommage et les Sar
rasins furent bien dommagiéz de .xlm. Turs. Et dura la
bataille jusques au soir, qu'ilz se departirent et se retrai
rent chascun en son logeiz. Et le lendemain, par matin,
se retraist le soudant et le gallifre et le roy Anthenor et
leurs gens dedens Damas. Et quant Uriien et les autres
crestiens le sçorent, si se vindrent logier devant. Et
sachiéz qu'ilz estoient moult affebliz et en y ot la plus
Une journée d'affrontements 647
et leur bailla lettre, et leur dist qu' ilz lui saluassent Gief
froy et qu'ilz portassent la teste du jayant a Melusigne
qui estoit a Nyort, et qu'ilz ne se teurdroient de gaires.
[134rbJ Lors s'en partent les deux chevaliers et ont tant
erré qu'ilz sont venuz a Nyort. Et ont trouvé la dame,
la saluent de par son filz Gieffroy et lui presentent la
teste du jayant. Et la dame en fu moult lie et l'envoya
a La Rochelle, et la fut mise sur une lance a la porte
guiennoise. Et donna Melusigne aux chevaliers moult
riches dons, et ceulx prennent congié et s'en vont vers
la tour de Mont Jovet, ou Gieffroy se tenoit voulentiers.
Et cy se taist l'ystoire d'eulx quant a present et parle
d'autre chose.
L 'ystoire nous certiffie que la nouvelle fut espandue en
moult de pays comment Gieffroy a la grant dent avoit
occiz le jayant Gardon en bataille. Si en furent tous
ceulx I esbahiz qui en ouïrent parler. Et pour lors regnoit
en Onbellande 2 un jayant qui avoit a nom Grimaut et estoit
ly plus crueulx que on eust oncques mais veu, et sachiéz
qu'il avoit .xvii. piéz de hault. Cellui deable se tenoit
empréz une montaigne qui estoit nommee Brumbloren
lio. [134va) Et sachiéz qu'il avoit tout le pays destruit
et n'y osoit homme habiter a .viii. lieues ou a .x. lieues
prez, car les gens l'avoient tout habandonné. Or advint
qu'ilz ouïrent ou païs les nouvelles comment Gieffroy
avoit occiz et destruit le jayant Gardon. Lors orent
conseil qu'ils envoieroient devers Gieffroy et lui offre
roient, s'il les vouloit delivrer de ce crueulx monstre,
qu'ilz lui donrroient tous les ans qu'il vivroit .xrn. besans
d'or et, s'il avoit hoir masle de son corps, qu'il en pos
sesseroit de branche en branche tant que il vendroit en
ligne de fille, mais lors en vouloient ilz estre quittes.
Ilz eslurent .viii. messages des plus notables du pays et
envoyerent vers Gieffroy, lesquelx le trouverent en la
tour de Mont Jovet, et la lui compterent leur messaige.
Et quant Gieffroy l'entendy, si leur respondy prompte-
1. Plutôt que « jusqu'à la lie». lei, c'est le sens littéral qui est maintenu.
li est bien attesté : « a ten [celui de la mort] hanap convenra boire Tous
ceux que Dieusfist etjèra. Vers de la Mort, 3, 2 », TL, IV, 868a.
684 Mélusine
pour lors estait a Nyort ou elle avait fait faire les deux
tours jumelles qui sont moult belles a veoir. Lors prin
drent un messaige et lui manderent [137ra] tout ce fait.
Las ! Tant mal le firent, car ilz les mirent tous deux en
grief tourment et en grief misere. Or commence leur
dure departie, or commence la doulour qui durra a
Remond tout son vivant, or commence la penitence qui
durra a Melusigne jusques a la fin du monde. Le messa
gier a tant erré qu'il est venus jusques a Nyort, et salua
la dame et lui bailla la lettre que les barons lui avaient
envoyee. Et elle prent la lettre et rompt la cire, et la lit.
Et quant elle apperçoit le meschief, si fu moult doulente.
Et ot plus de courroux de Remond que d'autre chose,
car elle veoit bien que le meschief que Gieffroy avait
fait ne pouoit pour le present autrement aler. Lors fait
venir tout son arroy et fait venir foison de dames du
pays pour lui tenir compaignie, et se party de Nyort. Et
vint a Lusegnen et la demoura deux jours. Et faisait
moult mate chiere et tous jours aloit et venait hault et
bas parmy leans, visitant tout le lieu, et gectoit de foiz
a autre moult griefs plains et moult griefs souspirs. Et
dist l'y-[137rb]-stoire et la vraye cronique que je tien
estre veritable qu'elle sçavoit bien la doulour qui lui
approuchoit, et quant de moy je le croy fermement.
Mais ses gens ne pensaient pas a cela mais pensaient
que ce feust pour la desplaisance qu'elle eust de ce que
Gieffroy avait ars son frere et les moynes et pour le
courroux qu'elle savait que Remond en avoit pris. En
ce party fu Melusigne a Lusegnen deux jours et au tiers
se party, et s'en vint a Meurvent bien acompaignie
comme j'ay dit par dessus. Et lors les barons du pays,
qui la furent assembléz pour reconforter Remond que
ilz amoient de bon cuer, lui vindrent a l'encontre et la
bienviengnerent forment et lui compterent comment ilz
ne lui pouoient faire laissier sa doulour. « Or vous souf
fréz, dist elle, car se Dieu plaist il sera sempres recon
fortéz. »
1. Eudes, corr. ici et dans les .fJ: suivants d 'ap. V l l 9rb, B l 68v =
D 222r : Orrible.
Les adieux de Mélusine 701
Ils répliquèrent
- Monsei gneur, les maîtres en astronomie nous l'ont
affirmé : ce géant ne peut mourir que de votre main,
d'ailleurs nous sommes sûrs également que lui-même le
sait parfaitement. Si vous vous dirigez vers lui et que
vous lui apprenez votre nom, vous ne pourrez rien y
faire, il ne vous échappera pas.
- Sur ma tête, dit Geoffroy, si vos astronomes vous
ont dit la vérité, il ne peut me filer entre les doigts.
Mais, maintenant, conduisez-moi là où je pourrai le
trouver, car j'ai très envie de le voir.
Ils lui répondirent :
- Monseigneur, bien volontiers.
Ils chargèrent alors deux chevaliers du pays de le
conduire à l'endroit voulu. Mais ces deux chevaliers se
dirent discrètement l'un à l'autre qu'ils ne s'approche
raient pas trop près et qu'ils doutaient de la victoire de
Geoffroy sur le géant. Geoffroy prit congé des seigneurs
et partit accompagné de ses dix compagnons et des deux
chevaliers chargés de le guider. Après avoir longuement
chevauché, ils aperçoivent la montagne de Brumblorem
lion. Les guides dirent alors à Geoffroy
- Monseigneur, voici la montagne où il demeure.
Vous voyez ce chemin tout blanc qui monte directement
vers ce gros arbre ?
- Certes, oui, dit Geoffroy.
- Par Dieu, monseigneur, dirent-ils, ce chemin vous
conduit droit à lui, vous ne pouvez pas le manquer! Il
se poste souvent sous ce gros arbre pour guetter ceux
qui passent par ce chemin. Vous pouvez y aller mainte
nant si vous voulez ; quant à nous, nous ne comptons
pas faire un pas de plus.
- Heureusement que je ne suis pas venu en me fiant à
votre aide, je n'aurais pas réussi cette fois-ci ! fit Geof
froy.
- Par mon père, fit l'un d'eux, vous dites la vérité!
Ils avancèrent alors jusqu'au pied de la montagne. Geof
froy descendit de sa monture et prit ses plus belles
armes. Il se remit en selle, puis passa son écu autour du
cou et empoigna sa lance. Ensuite il pria les deux cheva
liers de l'attendre à cet endroit pour voir la suite des
712 Mélusine
1. Le duc de Berry était lié aux rois d'Aragon dans la mesure où Jean l"
était le gendre de Robert de Bar et de Marie, la sœur du duc.
736 Mélusine
1. Le vassal est lié à son suzerain par des servises obligatoires (le verbe
servir signifie être assujetti à) éventuellement l'aide ou la taille. Cette aide
peut affecter la forme d'un treüage, «tribut».
786 Mélusine
1. Rép. de veilla.
Succès du roi d'Arménie 803
Deo gratias
Remarques préalables
1. Ce qui ne veut pas dire que nous les citerons tous, le cas échéant, pour
chaque proverbe répertorié. Nos références privilégieront les répertoires de
J. W. Hassel et de T. Matsumura, qui concernent les textes en moyen fran
çais, et celui de J. Morawski, indispensable outil de base. 2. Ne numé
rote pas les entrées. Nous ne renverrons à ce travail que pour les item
manquants dans les autres répertoires ( cf. n'" 10 et 11 ).
Proverbes et expressions sentencieuses 851
Classement 1
l. [20ra] L'amour aux dames donne peine et trava:l aux
amoureux et la mort aux chevaulx. Ha Al10.
2. [30ra] Vieux pechié fait la vergoingne nouvèlle. Ha
PlOO. Mo 2481.
3. (30ra] Prendre les grues en voulant. Bi, p. 177. Ha G58.
4. [30ra] On ne prent pas telz cliaz sans moufles. Bi,
p. 188. Ha C95 : On ne prent pas chats (rat�� sans
moufles 2.
5. (36rb] Tel cuide vengier sa honte qui l'accroist. Ha
H68. Mo 2351.
6. [38ra] C'est mauvaise compaignie que de traitours.
Mat 42. Mo 864 : Il est foui qui en ribault se fie.
7. [38ra] Il fait bon fermer estable avant que le cheval
soit perdu et [77ra] L 'estable est bien fermee a point
avant que le cheval soit perdu. Voir Ha Cl27 : Fer
mer l'estable [l'écurie] quand le cheval est perdu.
8. [42va] Ce/lui est moult fol qui souffle contre le vent
pour le cuidier tarir ne surmonter. Ha V36. Voir
Mat 220.
9. [43va] (Elle les) amoit d'amour de mere non pas
d'amour de Jau/se nourrisse. Mat 166 : Nuz ne puet
mieux amer Que cuer de bonne mere 3• Mo 2078
Qui plus aime de mere, il est fausse nourrice.
1. En suivant la foliotation du texte médiéval. Les mots clés, ceux qui pour
raient être retenus dans un index, sont mis en relief. Une évidence : souvent, le
roman modifie les proverbes« classiques» qu'il utilise ; nous indiquerons les
écarts les plus notables. 2. Voir, de C. Dangibaud, << Origine du proverbe
Prendre sans moufles comme La Rochelle». Toutes les interprétations « ont
répondu que le mot "moufles" voulait dire qu'il fallait s'entourer de précau
tions, de ménagements, chercher des moyens pour arriver à s'emparer d'une
chose hérissée de difficultés». Le proverbe signifie donc : « On ne prend pas
cela sans mitaines, sans précautions.» Citant La Colombière (dans Science
héroïque, 1644 ), C. Dangibaud poursuit : « Le chat peut représenter ces vail
lants guerriers qui défendent si bien les places qu'ils commandent, qu'il est
impossible de les avoir sans beaucoup de peines(...) d'où est venu le proverbe:
Un tel chat ne se prend pas sans mitaines», pp. 422-423. Bulletin de la Société
des Archives historiques de la Saintonge et de l'Aunis, Ill, 1880-1882, pp. 422-
427. Voir Mo 372: Chat enmoujlé ne.fèraja beau.fait. 3, Mat poursuit :
« Proverbe commun à JourdBJA et à Percef. ProvM mq. Hassell : Al23
!qui dit : il n'est amour que de mere]. PercefR3(3), p. 367, n° 3 : L'en dist
852 Mélusine
que amours de mere est plus grande que de nourrice, ainsy comme se ! 'en
voulsist dire qu'il n'est amour que de mere. »
1. Mo 914 : lin'est nulz petis amis.
, Proverbes et expressions sentencieuses 853
INTRODUCTION
En lisant Jean d'Arras ................................................... 7
Présentation de l'édition................................................ 41
Les manuscrits ........ .................................................. 42
Tradition manuscrite, choix des manuscrits de base
et de contrôle ........................................................ 64
Établissement du texte édité..................................... 89
Remarques sur la traduction.......................................... 95
Indications bibliographiques.......................................... 99
Carte : L'Europe à la fin du x1ve siècle....................... 105
Arbre généalogique des Lusignan................................. 106
Carte : Les Lusignan et l'outre-mer............................. 108
Variantes........................................................................ 821
Glossaire........................................................................ 829
Index des personnages et des lieux............................... 837
Proverbes et expressions sentencieuses........................ 849
Description des dessins................................................. 855