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La Créolisation culturelle historique : Définition et

Variation écologique
La Créolisation culturelle historique : définition et variation écologique

Gerry L’Etang

C’est vers la fin du XIXe siècle que sont conçues les premières recherches sur les langues
créoles. Elles sont réalisées notamment par John Jacob Thomas (1869), Charles Baissac (1880)
et surtout, Hugo Schuchardt (1882). Dès lors (et davantage encore à compter à des années
1950), des travaux sur les langues créoles sont produits de divers points de vue, dont celui de
leurs conditions d’émergence.

La première occurrence du mot « créolisation » serait toutefois apparue en dehors des


investigations sur les langues créoles et leur formation. Le mot, à son apparition, ne concerne
donc pas la créolisation linguistique mais la créolisation culturelle. Le terme aurait en effet été
créé en 1884 par Paul Lévy, « à l’occasion d’un débat entre membres de la Société
d’anthropologie de Paris » (Benoist, 2012 : 20). Dans ce débat, l’expression désigne en quelque
sorte le processus de constitution de « l’Homme créole »

Lors de cette discussion publiée par Armand de Quatrefages (1884), Lévy dit précisément ceci :
« Le travail que je voudrais voir entreprendre et auquel je pourrais contribuer, je crois, c’est
l’étude de ce qu’à défaut de mieux j’appellerai la créolisation, qui n’a jamais, je crois, été
abordée comme elle devrait l’être et sans laquelle toutes les études sur le métissage des races
humaines me paraissent devoir être frappées de stérilité » ; et Armand de Quatrefages de
commenter : « C’est ce que j’ai exprimé depuis longtemps en disant que chaque race de
l’ancien continent, de l’Europe en particulier, était représentée aux colonies par une race
dérivée » ; un autre intervenant au débat, Louis-Joseph Janvier, ajoute : « On pourrait soutenir
que, en Haïti, la race noire s’est transformée autant sous l’influence du milieu climatologique
que sous celle des mélanges ethniques et du travail intellectuel » (cité par Benoist, op cit. p.
20-21). Cette opinion de Louis-Joseph Janvier est très importante car dès l’origine du mot, elle
pointe une donnée essentielle, celle de l’adaptation à l’environnement comme élément au
fondement de la créolisation culturelle. J’y reviendrai.

C’est cependant bien plus tard que la fin du XIXe siècle, que le phénomène de créolisation sera
de nouveau considéré d’un point de vue culturel global (anthropologique), à la faveur de la
correspondance entre langue et culture.

En écho aux travaux des linguistes sur les mécanismes de formation des langues créoles,
plusieurs chercheurs vont s’intéresser à l’élaboration des cultures créoles. C’est le cas de
Richard Adams (1959) qui proposa « une réflexion consacrée à la relation que l’on peut tracer
entre la plantation et les cultures créoles », ou de Edward Kamau Braithwaite qui en 1971 fait
paraître un ouvrage dans lequel il opère un « recours frontal à la notion de créolisation
[culturelle]. Celle-ci renvoyait pour lui à deux processus complémentaires : l’acculturation
(domination d’une culture sur une autre) ; l’interculturation (qui réfère à la relation d’osmose
non planifiée résultant de cette domination) » (Bonniol 2012 : 34-35).
En 1987, Ulf Hannerz allait élargir l’espace concerné par la créolisation culturelle en ne le
limitant plus aux sociétés issues de la plantation coloniale mais en caractérisant ainsi les effets
culturels de la mondialisation. Divers auteurs ont donc, de diverses façons, théorisé le concept
de créolisation culturelle[1].

La créolisation historique concerne, elle, principalement (mais pas seulement), deux grandes
aires, d’une part, celles d’iles de l’océan Indien, les Mascareignes et les Seychelles, et d’autre
part, une partie des Amériques, celle où il y eu l’esclavage.

L’Amérique créole, sur laquelle portera en priorité ce cours, correspond à ce que Charles
Wagley (1975) appelle « l’Amérique des plantations », espace dans lequel l’action de la
plantation coloniale esclavagiste a été déterminante du point de vue de la culture, de la société
et de l’histoire. Wagley (Ibid., p. 29). Il la délimite ainsi : « cette aire culturelle part de la moitié
nord de la côte du Brésil et s'étend vers les Guyanes, au long de la côte et de l'archipel caraïbe
et pénètre aux Etats-Unis. Elle est presque exclusivement côtière : jusqu'au XIXe siècle le mode
de vie de la Plantation n'a pas pénétré dans l'arrière-pays, et, depuis, il ne l'a fait qu'au Brésil
et aux Etats-Unis. Cette zone (sauf au Sud des Etats-Unis) se situe toujours sur des terres
basses, en milieu tropical ».

Il existe de nombreuses définitions de la créolisation culturelle historique. J’ai pour ma part,


dans deux articles (L’Etang 2011, 2012), essayé de caractériser ce concept. Il s’agit, de mon
point de vue, d’un processus d’interaction et d’hybridation de traits culturels autochtones,
déterritorialisés, reconfigurés, inventés et hérités en situation de variation écologique et en
contexte plantationnaire[2].

Certes, toutes les cultures sont hybrides. Mais les cultures créoles ont en particulier d’avoir
été générées sur une courte durée : deux générations environ[3]. Cette brève durée s’explique
par la violence extrême du contexte (esclavagiste et engagiste), qui força à l’hybridation.
L’interférence et le croisement furent donc imposés d’emblée par la plantation, qui en outre
imprima fortement sa marque aux reconfigurations qu’elle suscita, lors de la genèse de la
culture créole comme au long de son évolution. Enfin, le caractère totalitaire de la plantation
fut plus ou moins accusé selon les lieux et les périodes.

La violence plantationnaire est ici une donnée essentielle. On la retrouve (« le joug de


l’Histoire ») dans la définition que Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant
(1989, p. 26) donnent du produit de la créolisation, la « créolité », pour ce qui est de la
Martinique : « l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes,
européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même
sol ».

La créolisation, c’est en quelque sorte comme une mayonnaise. Il y a dans celle-ci des
éléments de départ (œufs, huile, moutarde, sel, etc.) et un élément d’arrivée, la mayonnaise,
dont le goût, l’aspect, la texture ne ressemblent en rien aux éléments de départ. De plus, dans
une mayonnaise, les éléments d’origine sont forcés au mélange, à l’hybridation, par un
mouvement violent, celui du fouet (l’instrument de cuisine). Dans la créolisation, le fouet, c’est
celui administré aux esclaves pour qu’ils perdent leur culture de départ et qu’ils se mélangent.

Il convient maintenant de s’arrêter sur deux éléments de la définition que je vous ai donnés :
la variation écologique et la reconfiguration.
Voyons d’abord la variation écologique.

L’écologie dont il est question ici est « l’écologie généralisée » définie par Félix Guattari
(1989)[4]. Elle recouvre l'écologie environnementale pour les rapports à
l'environnement biophysique ; l'écologie sociale pour les rapports aux réalités économiques
et sociales ; et l'écologie mentale pour les rapports à la psyché, à la subjectivité. En d’autres
termes, il s’agit de l’environnement global de l’individu, la totalité des « milieux » dans lesquels
il se trouve placé.

Les individus et les groupes (amérindien, européen, africain) à la genèse des sociétés créoles
américaines furent confrontés à une variation écologique au sens où leur environnement
général fut modifié. En effet, le nouveau contexte qui s’imposa à eux fut radicalement différent
de leur contexte d’origine, sur les plans physique, politique, sanitaire, linguistique,
économique, social, démographique, psychique, etc. Et c’est de leur adaptation à ce
changement total et violent qu’est née la culture créole.

Une des conséquences de la variation écologique fut la « rupture générationnelle », pour


reprendre un terme de Jean Bernabé (2013 : 33). La rupture générationnelle est selon Jean
Bernabé l’arrêt de la transmission entre générations, plus exactement, entre l’arrivante et sa
descendance née sur place. Bernabé y voit une condition de la créolisation. Par ailleurs, même
si cette rupture concerne les bossales et non les colons européens, elle impacte ces derniers
en raison des relations étroites qu’entretiennent les deux groupes, notamment sur le plan
communicationnel.

Cette rupture générationnelle concerna les bossales, lesquels ne purent transmettre à leurs
descendants les savoirs et savoir-faire africains, si ce n’est des fragments convertibles par la
plantation.

Par ailleurs, « la variation dans la variation écologique » a produit des différences entre les
sociétés créoles et au sein de celles-ci. Ainsi, à l’intérieur d’une même société, les
dissemblances entre les écologies du maître et de l’esclave générèrent des modèles familiaux
différents : patriarcal pour le premier, matrifocal pour le second. La créolisation ne s’opère
donc pas de la même façon selon les groupes. Cette différence a été relevée par Orlando
Patterson (1975) pour qui une créolisation segmentaire a lieu à l’intérieur de chaque groupe
s’insérant dans la plantation. Cependant, cette créolisation segmentaire est complétée pour
Patterson par une créolisation synthétique qui concerne la société globale et qui est la
synthèse des créolisations segmentaires. On retrouve un distinguo entre la créolisation des
maîtres et celle des esclaves chez Jean Bernabé (op. cit. p. 33-37). Pour celui-ci, la créolisation
des dominants est seulement symbolique. Elle consiste en une nativisation de ces derniers
sans qu’ils subissent pour autant une disjonction d’avec leur culture d’origine. Par contre, pour
Bernabé, la créolisation des dominés est fonctionnelle. La disjonction d’avec la culture
africaine est ici patente. Elle induit la rupture générationnelle et contribue à produire
l’essentiel du fait culturel créole.

S’il y a des différences de créolisation à l’intérieur des sociétés, il y a également des différences
de créolisation entres sociétés. Par exemple, l’apparition ou non des langues créoles est liée
aux conditions démographiques qui prévalurent à la constitution des diverses sociétés
créoles. On constate en effet que dans les sociétés de plantation, il ne naît de langue créole
que quand l’esclave devient majoritaire, généralement dans les premières décennies de
création de ces sociétés (dans les Petites Antilles par exemple). Inversement, là où le colon
européen demeure majoritaire (Grandes Antilles espagnoles par exemple), il n’apparaît pas
de créole, si ce n’est des créoles d’importation. Par exemple, le créole haïtien dans les milieux
haïtiens de Cuba ou de République Dominicaine.

Je m’arrête là pour cette première partie du cours. Vous lirez avec intérêt et profit deux
documents que je joins à cette partie, l’article de Charles Wagley sur l’Amérique des
plantations, ainsi qu’un article de moi-même sur la variation écologique. Vous lirez également,
et obligatoirement, la totalité des lectures sélectionnées pour vous en bibliographie.

Références

Adams, Richard N., 1959, « On the relation between plantation and ‘Creole’ cultures
», Plantation Systems of the New World, (Vera Rubin éd.), Washington DC, Pan American Union,
pp. 73-79.

Baissac, Charles, 1880, Etude sur le patois créole mauricien, Nancy, Berger-Levrault,

Benoist, Jean, 2012, « La créolisation : locale ou mondiale ? », De la créolisation culturelle (Gerry


L’Etang éd.), Archipélies n° 3-4, pp. 19-30.

Bernabé, Jean, 2012, « Réflexions sur la décréolisation »,


URL : https://www.yumpu.com/fr/document/view/34534261/la-decreolisation-par-jean-
bernabe (consulté le 30 octobre 2015).

Bernabé, Jean 2013, Prolégomènes à une charte des créoles, Fort-de-France, K Editions.

Bernabé, Jean ; Chamoiseau, Patrick ; Confiant, Raphaël, 1989, Eloge de la créolité, Paris,
Gallimard.

Bonniol, Jean-Luc, 1997, « Genèses créoles : de l’usage de la notion d’homologie », Contacts de


langues, contacts de cultures, créolisation (Marie-Christine Hazaël-Massieux, Didier de Robillard
éds.), Paris, L’Harmattan, pp. 15-27.

Bonniol, Jean-Luc, 2012, « Les théories ‘anglo-saxonnes’ de la créolisation culturelle », De la


créolisation culturelle (Gerry L’Etang éd.), Archipélies n° 3-4, pp. 31-44.

Bonniol, Jean-Luc, 2013, « Au prisme de la créolisation. Tentative d’épuisement d’un


concept », Un miracle créole ? (Jean-Luc Bonniol éd.), L’Homme n° 207-208, pp. 237-288.

Brathwaite, Kamau, 1971, The Development of Creole Society in Jamaica (1770-1820), Oxford,
Clarendon Press.

Chivallon, 2013, « Créolisation universelle ou singulière ? Perspectives depuis le Nouveau


Monde », Un miracle créole ? (Jean-Luc Bonniol éd.), L’Homme n° 207-208, pp. 37-74.

L’Etang, Gerry, 2011, « Créolisation et créolité à la Martinique : essai de


périodisation », L’habitation/plantation. Héritages et mutations. Caraïbe-Amérique (Maurice
Burac, Danielle Bégot éds.), Paris, Karthala, pp. 185-195.
L’Etang, Gerry 2012 « A la genèse des sociétés créoles : la variation écologique », Archipélies n°
3-4, De la créolisation culturelle, pp. 45-62.

Patterson, Orlando, 1975, « Context and Choice in Ethnic Allegiance : a Theoretical Framework
and Caribbean Case Study », Ethnicity : Theory and Experience (Nathan Glazer, Daniel P.
Moynihan éds), Cambridge, MA., Havard University Press, pp. 305-349.

Quatrefages de, Armand, 1884, « Observations relatives à l’action exercée par le milieu
américain sur les races de l’ancien continent », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris,
sér. 3, t. 7, fasc. 1-4, pp. 579-585.

Schuchardt, Hugo, 1882, Kreolische Studien, Vienne, In Commission bei C. Gerold's


Sohn.Thomas, John Jacob, 1859, The Theory and Practice of Creole Grammar, Port-of-Spain, The
Cronicle Publishing Office.

Wagley, Charles W., 1975, « Une aire culturelle : l’Amérique des plantations », Les sociétés
antillaises. Etudes anthropologiques (Jean Benoist éd.), Sainte-Marie/Montréal, Centre de
recherches caraïbes, Université de Montréal (rééd.), pp. 26-37.

[1] Sur l’évolution du concept de créolisation culturelle, on consultera Bonniol (2013) et


Chivallon (2013).

[2] Cette définition concerne la créolisation en espace américain. L’élément autochtone (ici
amérindien) n’est pas présent lors de la créolisation des sociétés india-océaniques, dont le
peuplement commença avec la colonisation.

[3] Je crois, à la suite de Jean-Luc Bonniol (1997), en l’homologie des genèses des créolisations
culturelle et linguistique, c'est-à-dire en leur « façonnement parallèle (mais distinct) par le
même mouvement historique » (Ibid., p. 16). Par ailleurs, Jacques Petitjean Roget (1980) estime
que la formation de la société d’habitation à la Martinique (variante locale de la société de
plantation) s’est effectuée sur cinquante ans, de 1635 à 1685. Georges Daniel Véronique (2013,
p. 8) pour sa part, considère que « l’émergence des langues créoles est un processus graduel
qui s’étend sur une durée d’au moins une cinquantaine d’années ».

[4] Pour Guattari, « moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous
faut apprendre à penser ‘transversalement’ les interactions entre écosystèmes,
mécanosphère et Univers de référence sociaux et individuels (Guattari, 1989, p. 34). L’écologie
environnementale, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’a fait, à mon sens, qu’amorcer et
préfigurer l’écologie généralisée que je préconise » (Ibid., p. 47).

Texte : La Créolisation culturelle historique :


Reconfiguration
La Créolisation culturelle historique : Reconfiguration

Gerry L'Etang
La reconfiguration est un autre phénomène essentiel à la compréhension du processus de
créolisation culturelle. On peut la définir comme de l’adaptation imposée à de l’adoption. A
travers ce mécanisme, les éléments extérieurs intégrés aux sociétés créoles sont modifiés afin
de les rendre compatibles avec le fonctionnement du complexe plantationnaire. Mais la
reconfiguration, c’est également un processus de transformation, au fil du temps, d’éléments
ou de traits culturels déjà intégrés. Les exemples ci-après donnent à comprendre ce
mécanisme

La matrifocalité est un exemple de conséquence directe d’adaptation à la plantation. C’est une


organisation familiale qui repose principalement sur la mère qui élève ses enfants aidée des
siens, sa propre mère, ses sœurs et frères. L’absence du père, caractéristique de ce type de
famille qui s’est généralisé dans toutes les Amériques noires, fut induite entre autres par le
fait que l’esclave, « bien meuble », pouvait être séparé des siens par la vente. Cette disposition
concernait surtout l’homme, la femme conservant généralement la proximité d’avec ses
enfants, au moins le temps de les sevrer voire de les élever. La condition de l’esclave américain
différait en cela de celle du serf européen qui était en quelque sorte « immeuble », c’est-à-dire
attaché à la terre qu’il cultivait et, le cas échéant, vendu avec elle. Ce dernier ne risquait donc
pas d’être isolé de sa famille. Par ailleurs, la femme esclave, « chose » privée de personnalité
juridique, dont le corps ne lui appartenait pas, était confrontée à un risque élevé de prédation
sexuelle de la part du maître et de ses affidés. Cette prédation contribuait également à la
défection du père de ses enfants.

Mais la reconfiguration peut être aussi une conséquence indirecte d’adaptation à la


plantation. Si nous prenons le cas du transfert à la Martinique de la religion catholique, on
remarque qu’on passe d’une religion christique à une religion mariale. La religion catholique,
apostolique et romaine est en effet dans sa version canonique une religion chrétienne, c’est-
à-dire christique. En d’autres termes, dans le catholicisme romain, la déité majoritaire,
principale donc, est le Christ. Il en va autrement à la Martinique, où la déité majoritaire du
catholicisme est Marie. Il suffit pour s’en convaincre de considérer les lieux spontanés de culte
catholique que sont les oratoires, mini chapelles édifiées par la communauté des croyants au
bord des routes, des carrefours. Ces sanctuaires sont pour la plupart dédiés à Marie. Ils
contrastent avec d’autres édifications catholiques, les croix-missions, lesquelles apparaissent
aussi au bord des routes mais plus particulièrement dans les bourgs. Ces croix ont été érigées
non pas par le peuple dévot mais par les prêtres. Elles relèvent en conséquence du
catholicisme officiel. Ces dernières constructions, comme leur nom l’indique, marquent le
passage de missionnaires venus prêter main forte au clergé local pour la catholicisation des
Martiniquais.

Le contraste entre ces deux types de sanctuaires tient au fait qu’il s’agit, pour les oratoires
mariaux, de lieux vivants, constamment illuminés, ornés de fleurs fraîches, et pour les croix-
missions, de lieux déserts ne recevant quasiment aucune offrande. On retrouve la même
opposition à l’intérieur des églises, quand on compare la profusion de bougies et d’ex-voto au
pied des statues de Marie à la pauvreté relative des hommages aux sculptures de Jésus. Cette
redistribution de la hiérarchie du panthéon catholique est sans doute inspirée par
l’importance de la mère à la Martinique. La survalorisation de Marie, « mère de Dieu », serait
une conséquence de la matrifocalité de la famille noire créole. Dans le même ordre d’idée, on
ne retrouve pas cette surinterprétation du rôle de Marie au sein des familles blanches créoles.
Toutefois, si l’on considère l’ensemble des religions chrétiennes présentes en Martinique, on
ne relève pas semblable élévation de Marie dans les cultes néo-protestants d’origine
étasunienne qui s’établissent dans l’île depuis le début du XXe siècle. C’est que la forte
minoration de Marie, dans les cultes réformés (son évacuation même) rend impossible la
survalorisation de cette dernière, contrairement à la pratique catholique où le dogme officiel
lui fait une place conséquente à défaut d’être dominante. La progression de Marie dans le
panthéon catholique local a donc été réalisable parce que dès le modèle canonique, le rôle
reconnu à cette dernière était important. A l’inverse, pareille réévaluation n’a pu s’imposer
dans la pratique protestante martiniquaise car la fonction occupée par Marie était dès le
départ dérisoire ou nulle. Cette comparaison indique que la reconfiguration n’a lieu que là où
elle est possible.

A défaut de passer par la promotion de Marie, la reconfiguration des cultes protestants en


Martinique prend d’autres voies. Pour l’adventisme par exemple, Raymond Massé (1978) a
observé que les motifs les plus fréquents de conversion à cette église étaient la protection
contre les mauvais esprits et l’exorcisme. Il s’agit là d’une réinterprétation de la doctrine
adventiste officielle. Car selon celle-ci, les raisons fondamentales de la conversion doivent être
la soumission au dieu biblique, laquelle permet l’accès à l’éternité.

Autre exemple. Dans l’hindouisme martiniquais, au moment de la transe divinatoire, le dieu


qui a quitté l’Inde, survole les sept mers censées séparer la Martinique de l’Inde et possède
alors le prêtre. Ces « sept mers » sont un avatar, une reconfiguration des sept mers de la
mythologie classique hindoue. « Selon les Purana (dont le Visnu-P. livre II chap. II), la terre
possède sept Dvipa (îles), continents insulaires séparés et entourés par sept mers, tous
concentriques, annelés. Ces mers sont curieusement d’essence différente, évoquant une
abondance paradisiaque. Ce sont en effet : la mer d’eau salée, celle de jus de canne à sucre,
la mer de vin, celle de beurre clarifié, celle de lait caillé, enfin la mer de lait et celle d’eau
douce » (Loth 2003, p. 150). Cette reconfiguration, modalité d’un hindouisme créole et
diasporique, se double ici d’un autre fait de créolisation et de diasporicité : le dieu vient
d’ailleurs car en contexte colonial assimilationniste, les dieux des dominés viennent d’ailleurs.
A l’inverse, les dieux des dominants sont « d’ici » parce que dans une logique hégémonique,
ils sont réputés omniprésents, soit de partout et partout. Cette ubiquité des dieux chrétiens,
indépendamment de leur origine effective (le Moyen-Orient), est une marque de leur
prétention à l’exclusivité.

On retrouve cette localisation « ailleurs », cette identité de « dieux d’ailleurs » dans le vodou
haïtien, dans lequel les dieux proviennent d’Afrique, voire même résident en Afrique, d’où ils
accourent en Haïti quand on les réclame, en voyageant sous l’eau cette fois, et en faisant une
halte à Lavilokan (premier sanctuaire vodou d’Haïti), avant de pénétrer le Houmfort (temple
vodou) par le Potomitan (poteau central).

Ces deux cas sont des reconfigurations car en Afrique comme en Inde, les divinités africaines
et indiennes ne sont pas perçues comme étant « d’ailleurs » mais « d’ici ».

Les reconfigurations en question sont des phénomènes collectifs. Mais ils ont peut-être leurs
équivalents individuels. Cette hypothèse purement intuitive, non vérifiée par une étude
systématique, m’est venue d’une histoire vécue que je livre ainsi :
Dans les années 1980, sur la route de Saint-Joseph (centre de Martinique), au creux d’un
tournant improbable, apparut un night-club dénommé contre toute attente « Le traineau ».
Le patron était un sympathique barbu qui s’efforçait de faire prospérer son affaire. Il avait
autrefois connu la prison et essayait désormais de mener une vie honnête. Il n’en était pas
moins harcelé par des gendarmes qui exigeaient la fermeture de son établissement. Je tentai
de l’aider. Il n’y avait, hélas, rien à faire : le night-club était marron. Son propriétaire n’avait pas
d’autorisation d’ouverture, pas de droit de vendre de l’alcool, ses locaux n’étaient pas
insonorisés, ses employés pas déclarés. La boîte ferma peu après…

Je revis le propriétaire le jour de son déménagement. Il s’attachait à décrocher l’enseigne :


plaque de tôle figurant un traîneau de bois tiré par des huskies sur un fond blanc piqué de
sapins. Je lui demandai pourquoi il avait nommé l’endroit « Le traîneau ». Il m’expliqua qu’il
l’avait conçu comme un lieu où l’on aimerait traîner, espace de détente, de flânerie, où les
clients s’éterniseraient tellement ils s’y sentiraient bien (« An koté moun té ké pran plézi a
trennen. Sé pou sa man kriyé’y Tréno » : « Un endroit où les gens prendraient plaisir à traîner.
C’est pour ça que je l’ai appelé Traîneau »). L’appellation qui m’avait jusque-là parue incongrue,
aliénée même, prit un tout autre sens. Cette association inspirée par une proximité
phonétique (trennen/tréno) serait une reconfiguration. Le traîneau nordique, élément
importé, n’était pas ici un moyen de transport, de déplacement sur la neige, mais un
symbole évoquant le « traînaillement » agréable, le moment qui s'étire parce qu'on est bien.
Les chiens aux yeux bleus courant dans la neige étaient donc réinterprétés et, finalement,
créoles.

Il est bien sûr question ici d'une élaboration personnelle, arbitraire et donc non
compréhensible d’emblée par autrui. Du point de vue des codes qui régissent la publicité,
cette enseigne n'a pas dû être très efficace. Mais il s’agit peut-être là d’un cas individuel
d’activation d'un ressort de la créolisation où tout élément extérieur adopté est adapté.

Je conclurai cette seconde partie du cours en vous renvoyant aux deux articles ci-après, l’un
sur la comparaison entre les hindouismes des Antilles et des Mascareignes, qui exemplifie
une reconfiguration continue, et un autre sur l’évolution de la créolisation à la Martinique.
Vous compléterez ces lectures par celles de la bibliographe en ligne.

Références

Loth, Anne-Marie, 2003, Védisme et hindouisme. Image du divin et des dieux, Bruxelles/Paris,
Editions Chapitre douze.

Massé, Raymond, 1978, Les adventistes du septième jour au Antilles françaises, anthropologie
d’une espérance millénariste, Sainte-Marie/Montréal, Centre de recherches caraïbes, Université
de Montréal.

La Créolisation culturelle contemporaine : Définition et


Critiques
La Créolisation culturelle contemporaine : Définition et Critiques

Gerry L’Etang
Un nombre croissant d’analystes établissent un parallèle entre la créolisation culturelle
historique, découlant de l’expansion politique de l’Europe à compter de la fin du XVe siècle via
ses colonies, américaines et autres, de plantation, et les conséquences culturelles de
l’accélération généralisée de la circulation des hommes et des échanges qui a lieu ces
dernières décennies et qui est nommée globalisation ou mondialisation. Du point de vue de
ces analystes, la créolisation contemporaine serait donc la culture née de la globalisation,
laquelle serait productrice de nouvelles pratiques issues de la mise en contact, du frottement
et de l’hybridation, dans des situations inédites, d’éléments hétérogènes les uns par rapport
aux autres.

Un des principaux penseurs de la créolisation contemporaine, Edouard Glissant, déclare à ce


propos :

« Le monde se créolise. C’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière
foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres, se changent en
s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des
avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit utopiste, ou plutôt
en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque
chose à quoi elles s’obstinent depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable
et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité des autres êtres possibles » (Glissant
1995).

Ulf Hannerz déclare quant à ce phénomène :

« … creolist concepts suggest that cultural mixture is not necessarily deviant, second-rate,
unworthy of attention, matter ou of place. To me, at least, « creol » has connotations of
cretivity and of richness of expression. Croelist concept also intimate that there is hope yet for
cultural variety. Globalization need to be a matter only of far-reaching or complete
homogenization ; the increasing interconnectedness of the world also results in some cultural
gain. Again, « a bit of this and a bit of that is how newness enters the world. » (Hannez 1996 :
66)

« Dans cet extrait très optimiste, plusieurs idées intéressantes sont soulevées : Hannerz
associe directement la créolisation à la mixité culturelle. Il met en lien cette mixité culturelle
avec la globalisation des modes de vie contemporains. Selon lui, ce phénomène est donc avant
tout positif et dynamique car il peut être à la base de nouvelles créations et de nouvelles
relations interculturelles. » (Chanel, sans date : 3)

Pour Luc Gwiazdzinski :

« La créolisation permet d’imaginer des cultures composites assumant leur propre


éclatement, leur origine éclatée ou « digenèse » sorte de Big Bang qui se manifesterait à la
manière d’une « permanence changeante» ou d’un « chaosmos », ce mot imaginé par le poète
et romancier James Joyce pour dire à la fois le chaos et le monde ordonné. Elle permet de
quitter « l'impénétrable exigence de l'unicité excluante » et de concevoir des éléments
hétérogènes qui « s’inter-valorisent » sans dégradation ou diminution de l’être : « Ils ont
dépassé les limites et les frontières, ils mélangent les langages, il déménagent les langues, ils
transbahutent, ils tombent dans la folie du monde, on les refoule, on les exclut de la puissance
du Territoire mais ils sont la terre elle-même, ils vont au-devant de nous, ils voient loin devant,
ce point fixe qu’il faudra dépasser une fois encore » [citation de Glissant]. Le concept de
créolisation et l’invitation d’Edouard Glissant à changer de paradigme pour penser le « Tout-
monde » sont stimulants pour les hommes, les organisations et les territoires. » (Gwiazdzinski
2016 : 321).

Ces théories de la créolisation contemporaine suscitent toutefois quelques critiques. Car pour
certains, les productions culturelles nées de la globalisation relèveraient de processus
différents de ceux produits par la plantation esclavagiste.

L’une de ces différences porterait sur durée relativement étalée des mutations culturelles liées
à la globalisation, en opposition avec la rapidité de la créolisation historique.

En deux générations en effet, la créolisation historique a élaboré une culture relativement


stable, même si elle s’est complexifiée par la suite, à mesure que les sociétés créoles
accueillaient de nouveaux apports. Or la mondialisation dans ses formes contemporaines,
celles modelées par l’accroissement généralisé des échanges, remonterait aux années 1970,
à compter de la dérégulation du système monétaire de Bretton Woods. Si l’on se réfère à cette
datation, la mondialisation durerait depuis près de deux générations sans que ses effets
culturels soient fixés. Il semble donc qu’on ait affaire ici à un phénomène s’étalant sur la
longue durée, ou pour le moins, sur une durée plus longue que la stabilisation culturelle liée
la créolisation historique a nécessité.

Une autre critique porte sur le caractère uniformisant de la globalisation. La mondialisation


culturelle dans sa tendance lourde ne serait pas reconfigurante mais uniformisante. Là où la
créolisation historique génère de la diversité, la mondialisation induirait de l’uniformité. Les
prolongements culturels de la globalisation économique ne concèderaient que des
concessions marginales aux cultures locales (la glocalisation par exemple[1]). La diffusion
internationale par quelques pôles économiquement forts[2] de biens marchands, unifierait
les styles de vie mondiaux car ces objets et services, de même que leur mode de
consommation, sont standardisés. La publicité qui accompagne la diffusion de ces produits
contribuerait encore à unifier les imaginaires. Ainsi, l’homogénéisation de la représentation
du père Noël est une construction de Coca-Cola.

Les exemples de convergence des modes de vie en raison de la mondialisation


abondent : généralisation d’internet, transmission instantanée des informations
internationales en raison d’une interconnexion universelle, globalisation des manifestations
sportives ou des événements politiques majeurs, sentiment croissant d’interdépendance,
sélection linguistique, homogénéisation des modèles politiques, économiques, esthétiques,
thérapeutiques, vestimentaires, des modes de pensée, etc.

Cette normalisation ne va cependant pas sans résistance : repli communautaire, défense de


l‘« exception culturelle », médecines alternatives, désirs d’altermondialisme, d’écologie
politique, de développement durable, de décroissance, etc. Le domaine culinaire, champ idéal
d’observation des mutations liées à la mondialisation culturelle, offre des contre-exemples de
diversification. Ainsi, l’établissement à la Martinique d’églises protestantes d’origine
étasunienne prohibant la consommation du sang, a provoqué au départ une baisse de la
production de boudin traditionnel (le « boudin créole ») et donc l’affaiblissement d’un élément
culturel local. Ultérieurement néanmoins, cette interdiction a entraîné la création de
nombreux nouveaux boudins créoles, à base de divers produits, sang excepté.
Enfin, les migrations internationales actuelles n’impliquent pas l’adaptation à un changement
aussi radical que celui qu’imposait la plantation esclavagiste. Les immigrés gardent le bénéfice
de leur travail (c’est d’ailleurs souvent l’espoir d’une meilleure rétribution de leurs efforts qui
les pousse à partir). Et ils ne sont pas, en raison même de l’intercommunication que permet
la mondialisation, en situation de disjonction d’avec leur société d’origine et il n’y a pas à leur
niveau de rupture générationnelle. Ils peuvent donc transmettre une part de leur culture (leur
religion, leur langue par exemple) à leurs rejetons.

La possibilité de transmission intergénérationnelle contribue toutefois, au moins dans un


premier temps, à créer une certaine diversité. Mais elle représenterait la tendance faible d’une
mondialisation qui serait majoritairement uniformisante. Qu’adviendra-t-il de cette diversité
relative ? L’avenir nous le dira.

Le précédent étatsunien, soit l’amoindrissement au fil des générations de l’hétérogénéité


allemande, italienne, grecque, irlandaise, polonaise, japonaise, etc. dans le melting-pot à
dominante politique WASP (White anglo-saxon protestant), pourrait en augurer l’érosion au fil
du temps. Il est par ailleurs des évolutions paradoxales. Ainsi, aux Etats-Unis, le maintien dans
les communautés d’installation récente des pratiques religieuses importées, témoigne
davantage d’une étatsunisation des comportements dans un pays où la sécularisation est
souvent bien plus faible qu’ailleurs, d’une assimilation donc, que d’une résistance culturelle.

Reste que le creuset assimilationniste étasunien est aujourd’hui confronté à forte opposition.
Les immigrants hispaniques et leur descendance sauvegardent en effet une part croissante
de leur culture d’origine. Ce phénomène est peut-être favorisé par le fait que les Etatsuniens
d’origine WASP sont désormais confrontés à un processus de minorisation démographique.
Les évolutions sont donc, aux Etats-Unis, répétons-le, paradoxales.

J’annexerai à cette troisième et dernière partie du cours, deux articles qui questionnent ce
glissement sémantique de la créolisation, de l’histoire au contemporain. Il s’agit d’un texte de
Christine Chivallon et d’un autre de Raymond Massé. Vous les lirez intégralement, comme
vous lirez les textes de la bibliographie en ligne.

Bon travail.

Références

Chanel, Sophie, sans date, « La créolisation : un nouveau concept pour aborder la mixité
culturelle », pp 1-8.

https://www.unine.ch/files/live/sites/maps-
chaire/files/shared/documents/travaux_ecrits/chanel_sophie_creolisation.pdf

Consulté le 7 août 2018.

Glissant, Edouard, 1995 Introduction à une poétique du divers, Gallimard, Paris.

Gwiazdzinski Luc., 2016, « De l’hybridation territoriale à la créolisation des mondes


», L’hybridation des mondes (Gwiazdzinski Dir.), Elya, pp. 311-334.
Hannerz, Ulf, 1996, Transnational connections. Culture, People, Places, London (chapitre 6.
Kokoschka’s return. Or, the social organization of creolization), pp.65-78.

[1] La glocalisation ou globalocalisation est l’adaptation particulière d’un produit ou d’un


service à l’endroit où il est vendu. Ainsi en Inde, les burgers de McDonald’s ne sont ni au bœuf
ni au porc (afin d’éviter de désintéresser voire de heurter hindous et musulmans, soit
l’écrasante majorité de la population) mais sont au poulet ou sont végétariens. Dans l’exemple
pris, La glocalisation est une concession a minima. Elle n’impose certes pas le contenu du
burger (sandwich rond) mais elle en impose le contenant, c'est-à-dire, en définitive, le burger
lui-même.

[2] Le nombre de pôles diffuseurs d’objets mondialisés va croissant. Les Etats-Unis, l’Europe
occidentale, la Russie, le Japon, sont aujourd’hui rejoints par Taïwan, la Corée, l’Inde, la Chine.
Et illustrant cette tendance, des pays qui n’étaient que des relais dans la diffusion de produits
pensés par d’autres, imposent de plus en plus des objets qu’ils créent, à l’image de la Chine et
de la cigarette électronique.

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