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Le poids des collections ethnographiques fait problème.

Le musée d'ethnographie n'est


plus le laboratoire indispensable aux recherches de terrain qu'il fut jusque dans les
années soixante. Devenu musée d'histoire des sociétés autres et des rapports que nous
avons entretenus avec elles, il tend aujourd'hui à figer des formes, à juxtaposer des
styles, à présenter des segments d'altérité sous forme de dioramas ou à commémorer
les grandes missions passées. Face à la concurrence d'autres médias faisant commerce
d'exotisme, il ne parvient plus à toucher le grand public qu'en misant sur le caractère
esthétique des chefs-d'œuvre légitimés par l'histoire, les institutions et les
collectionneurs.

Au Musée d'ethnographie de Neuchâtel, depuis une vingtaine d'années, nous avons


cherché une autre voie en proposant des approches thématiques et des problématiques
dont l'objectif visait essentiellement à déconstruire nos préjugés sur les autres et sur
nous-mêmes ainsi qu'à mettre en perspective les éléments fondamentaux du travail
«expographique».

Poursuivant dans cette voie, nous avons décidé de reprendre au vol la question que
Jean Jamin (1998:65-69) posait dans Gradhiva: «Faut-il brûler les musées
d'ethnographie ?». N'étant pas encore prêts à mettre le feu à nos dépôts, nous avons
invité une brochette de collègues et amis à réfléchir à un nouveau programme pour notre
discipline, qu'il s'agisse de revitaliser les anciens paradigmes ou d'en proposer de
nouveaux. Faut-il rebaptiser nos institutions, comme le font de nombreux musées dits
aujourd'hui «de sociétés», «des cultures» ou «de(s) civilisation(s)», voire «du Quai X»
ou «de la Colline Y», neutralisant au passage le qualificatif apparemment déprécié
d'«ethnographique»? Serait-il judicieux de nous associer aux centres de culture
contemporaine ou aux musées d'art contemporain ? Vaudrait-il mieux raviver les
anciennes alliances avec nos collègues des musées d'histoire naturelle, dont l'objectif
consiste de plus en plus souvent à ramener l'homme et la société au centre de leurs
discours sur le vivant ? Voulons-nous plus ambitieusement devenir des centres
d'interprétation du patrimoine mondial, en abattant au passage les barrières existant
entre l'ethnographie d'ici et d'ailleurs ? Ou désirons-nous au contraire nous replier sur
une spécificité à redécouvrir, à redéfinir ? Telles sont quelques-unes des questions que
nous avons proposées à nos contributeurs.

Quels que soient nos champs d'activités et nos partenaires du moment, nous pensons
en tous les cas que nous devons rester des analystes et des traducteurs de la
quotidienneté, susceptibles de relier une expérience de l'ailleurs avec une implantation
et une implication locales. Telle semble être également la position des auteurs invités à
s'exprimer librement dans ce volume sur le passé, le présent et le futur des musées
d'ethnographie. Loin de proposer un enterrement de la discipline, leurs contributions
prouvent à quel point celle-ci peut se révéler pertinente dès qu'elle est mise en pratique
avec imagination et esprit critique.

En cours de préparation du présent volume et de l'exposition qu'il accompagne, nous


avons croisé la thématique du cannibalisme - qui fait manifestement recette puisque le
Musée des arts d'Afrique et d'Océanie de Paris vient de lui consacrer une exposition
(Boulay 2001). Celle-ci partage apparemment les chercheurs en deux camps: ceux qui
posent que la pratique du cannibalisme est avérée et ceux qui pensent avec et à la suite
de William Arens (1979) qu'elle est purement fantasmatique.

Du côté de ceux qui prêtent une réalité au phéno-mène, nettement majoritaires, la


plupart le lient à la notion de rite et de sacrifice visant à une appropriation des vertus des
morts, qu'il s'agisse d'endocannibalisme, consistant à consommer la chair des membres
de son propre groupe afin d'en intensifier l'esprit de famille, ou d'exocannibalisme,
consistant à consommer la chair de l'ennemi afin de restaurer l'intégrité de la
communauté des mangeurs ou de lui permettre d'acquérir de nouvelles aptitudes ou
identités. Dans la plupart des cas, il s'agirait d'une forme collective et réglementée qui
n'aurait pas grand-chose à voir avec la simple consommation de protéines à des fins
alimentaires ou médicales, ou avec les situations de survie, de déviance ou de
transgression à partir desquelles s'est implantée la vision la plus commune du
phénomène, qualifiée alors plutôt d'anthropophagie.

Bien qu'elle ne résiste pas à de nombreux témoignages dignes de foi, la thèse d'Arens,
qui consiste à mettre radicalement en question la réalité du cannibalisme, est précieuse
en ce sens qu'elle impose la clause du soupçon à toute analyse posant cette activité
comme allant de soi dans telle ou telle société. Elle révèle en effet que cette notion
dissimule un piège à fantasmes d'altérité susceptible d'aboutir aux pires aberrations, tant
est biaisé le regard porté sur l'autre à travers elle.

Elle permet par ailleurs de mieux comprendre la proposition de Marshall Sahlins


(1983:88), largement reprise depuis qu'elle fut émise, posant simplement que le
cannibalisme est toujours symbolique, même lorsqu'il est réel. En d'autres termes, il
s'agit d'admettre que la question de la réalité du cannibalisme est très secondaire par
rapport à celle de la portée de l'imaginaire cannibale, territoire de référence dans lequel
la notion prend pleinement soh sens, ici et ailleurs, et ce de manière à la fois symétrique
(voir par exemple loan M. Lewis 1983 ou Alan Rumsey 1999 pour la figure du
Blanc cannibale) et contrastée.

Mode de lecture de l'autre permettant de poser un pôle radicalement différent et hostile


à partir duquel puisse s'organiser une vision positive de sa propre culture, la métaphore
cannibale renvoie à un ensemble de pratiques liées aux limites des comportements
culturellement admis, tels que l'inceste (et plus généralement la sexualité dévorante), le
meurtre (et plus spécifiquement l'infanticide et le parricide, dans sa version endogène,
et le meurtre en série, dans sa version exogène), la torture et l'enfermement
concentrationnaire (on se souviendra ici du titre qu'André Glucksmann a donné en 1975
à un ouvrage dénonçant le goulag soviétique: La cuisinière et le mangeur d'hommes).
Aux limites de cette vision concentrationnaire se trouverait la pulsion de la collection en
chambre froide, déjà présente dans le meurtre en série, mais ici dans une vision plus
muséographique que criminologique.
«Appropriation des vertus des morts», «intensification de l'esprit de famille»,
«restauration de l'intégrité de la communauté», «acquisition de nouvelles aptitudes ou
identités», «forme collective et réglementée», «piège à fantasmes d'altérité», «mode de
lecture de l'autre»:

destinés à qualifier la thématique du cannibalisme, ces commentaires ne sont-ils pas


également associables à la pratique muséale, au-delà même du cadre strictement
ethnographique? Partant du constat que nos sociétés sont d'essence «anthropémiques»
plutôt qu'anthropophagiques, au sens où elles tendraient à expulser l'autre du corps
social plutôt qu'à l'absorber (Lévi-Strauss 1973: 448) mais qu'elles n'en sont pas moins
fantasmatiquement travaillées par la pulsion cannibale, tabou monstrueux qu'elles
refoulent et mettent en scène de manière récurrente, nous pourrions même aller plus
loin et poser par hypothèse (1) que notre cannibalisme consiste à ingérer l'autre
symboliquement dans un contexte plus global de refus de l'altérité et (2) que les musées
en général et les musées d'ethnographie en particulier sont un lieu privilégié où s'expose
et se résoud le paradoxe en question, puisqu'ils offrent un espace pour l'ingestion de
l'autre et un simulacre d'ouverture à l'altérité en laissant penser que cet autre devenu
même est enfin assimilable.

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