Vous êtes sur la page 1sur 35

Jeanne Croissant

Matière et changement dans la physique ionienne


In: L'antiquité classique, Tome 13, fasc. 1, 1944. pp. 61-94.

Citer ce document / Cite this document :

Croissant Jeanne. Matière et changement dans la physique ionienne. In: L'antiquité classique, Tome 13, fasc. 1, 1944. pp. 61-
94.

doi : 10.3406/antiq.1944.2720

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antiq_0770-2817_1944_num_13_1_2720
G

Matière et changement

dans la physique ionienne

par Jeanne Croissant.

Sur l'un des plus vénérables chapitres de la pensée grecque, on ne


peut prétendre apporter aujourd'hui des vues entièrement neuves.
Toutes les positions possibles, semble-t-il, ont été prises, du moins en
ce qui concerne les principes directeurs, sur la manière d'interpréter
les aperçus fragmentaires et parfois désespérément laconiques que
nous donnent sur les premières physiquesAristote et les doxographes.
Il s'agira toujours de définir ce que signifie le monisme ionien, si
Thaïes, Anaximandre et Anaximène ont eu en vue seulement
le devenir ou si déjà ils se sont élevés au problème de la
matière, s'ils ont obéi dans l'explication du devenir, ou dans la
conception de la matière et de ses transformations, à une
mécaniste ou dynamiste ; à moins que refusant de voir en
eux de véritables physiciens on ne les considère avant tout comme
des météorologues. Ces différentes positions cependant sont
reprises et pour ne citer qu'un exemple, d'ailleurs
central, dans les quarante dernières années le dynamisme ionien
a trouvé des partisans en Gilbert (x), en Joël (2), comme il avait
auparavant trouvé en Zeller (3) un défenseur décidé contre
mécaniste soutenue par Teichmüller (4) et par Paul
(5). La pauvreté de nos sources nous contraindrait-elle à ce
balancement perpétuel de l'esprit ou, pour l'éviter, à un choix qui
risquerait d'être guidé par les partis-pris inconscients que l'histo-

(1) O. Gilbert, Die Meteorolog. Theorien der Griechischen Altertums, 1907.


(2) Κ. JoëL, Geschichte der antiken Philosophie, Tübingen, 1921.
(3) E. Zeller, Die Philosophie der Griechen, I, l5, p. 270 s.
(4) G. Teichmüller, Studien zur Geschichte der Begriffe, Berlin, 1874.
(5) P. Tannery, Pour l'histoire de la Science hellène, Ie éd. 1887, 2e éd. 1930.
62 JEANNE CROISSANT

rien apporte souvent dans la compréhension du passé? Nous ne


le pensons pas. Et si nous voulons reprendre ici l'examen des
principales questions posées par la physique milésienne, c'est parce
que nous espérons, en précisant ou en rectifiant certains points
d'interprétation, porter une clarté plus décisive sur les principes
qui ont guidé l'explication ionienne du monde.
Il nous faut préciser d'abord que des trois physiciens de Milet
c'est Anaximandre qui fournira à notre étude son point de départ
et son centre. Thaïes est trop mal connu et ses conceptions
trop peu élaborées, trop proches encore des sources
mythiques auxquelles elles s'alimentent, pour mener bien loin un
examen qui n'a de raison d'être et d'intérêt qu'au regard des
pleinement développées de la physique milésienne. S'il y a
bien une physique ionienne, son créateur est Anaximandre, Ana-
ximène son vulgarisateur. Et la distance qui sépare du système
d'Anaximandre les vues embryonnaires de Thaïes sur
du monde ne peut que confirmer les droits de son successeur
au titre de physicien.
Notre méthode constante sera, quand notre information nous
vient d'Aristote qui est pour presque tous les Présocratiques notre
source la plus sûre en dehors des fragments authentiques, pour
ainsi dire nuls dans le cas qui nous occupe, de prendre garde au
fait qu'Aristote n'est pas précisément un historien, mais un
qui envisage toujours les doctrines sous l'angle des
et des conceptions qui lui sont personnels et les apprécie
en fonction du pressentiment qu'elles paraissent ou non avoir eu
des solutions aristotéliciennes. Ce point de vue n'est pas neuf
et même avant que Cherniss (x) eût, dans un livre récent, attiré
l'attention sur cette position particulière d'Aristote au regard de
l'histoire de la philosophie, tout historien digne de ce nom se
d'apporter aux informations aristotéliciennes les rectifications
ou les commentaires qui pouvaient s'imposer. C'est ce qu'a fait
pour Anaximandre — dans une certaine mesure du moins —
Teichmüller dont la contribution à l'éclaircissement de la
physique milésienne reste, malgré ses défauts, l'une des plus
qui nous aient été données. Mais cette méthode est

(1) H. Cherniss, Aristotle's Criticism of presocratic Phitosophy, Baltimore,


1Θ35.
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 63

loin d'avoir été généralement appliquée et d'avoir donné tous ses


fruits. Encore faut-il la manier avec tact et se garder de prendre
à l'égard des renseignements que nous fournit Aristote une attitude
hypercritique où risque de perdre sa valeur, qui reste grande, le
témoignage d'un esprit de premier ordre.
C'est une semblable hypercritique, semble-t-il, qui a pour une
part motivé la répugnance de certains historiens à admettre que
le problème de la matière ait été l'un des problèmes fondamentaux
de la physique milésienne.
On a suffisamment mis en lumière la dette des physiques
à l'égard des théogonies où s'exprima la première vision que
les Grecs eurent du monde Q). Non seulement chacune des
milésiennes retient dans sa conception de la matière
l'un ou l'autre aspect du Chaos primitif des théogonies,
mais le schéma général auquel elles obéissent et qui consiste à
décrire la dérivation des choses à partir d'un état primitif, reste
le schéma cosmogonique et place au centre des préoccupations
milésiennes le problème du devenir. Il n'est pas question de
contester que, comme l'a établi Heidel (2), le terme ά'άρχή, au-
auquel Aristote devait donner le sens de principe et utiliser sans
précautions et partant non sans ambiguïté dans l'exposé des
physiques, doit être pris chez les Ioniens et dans bien
textes postérieurs, dans son sens premier de « point de départ ».
Mais du fait que le processus décrit par Thaïes, Anaximandre et
Anaximène est essentiellement celui de la formation du monde à
partir d'un état originel, devons-nous conclure que nous n'en
rien retenir qui intéresse le problème qu' Aristote présente
comme celui même de la physique milésienne, le problème de la
matière ?
Nous abandonnons Thaïes, quoiqu'il y ait quelque présomption,
comme le dit Abel Rey qui a laissé un judicieux examen de cette
controverse (3), que le témoignage d' Aristote ne soit pas aussi

(1) J. Dörfler, ï)ie Kosiñogon. Elemente in der Naturphilos. des Thaies


dans Archiv für Gesch. der Philos., t. 25, 1912. Du même, Ueber den Ursprung
der Naturphil. Anaximander, dans Wiener Studien, t. 38, 1916. cf. Abel Rey,
La Jeunesse de la Science Grecque, Paris, 1933 ; R. Mondolfo, L'Infinito nel
Pensiero dei Greet, Firenze, 1934.
(2) W. A. Heidel, On Anaximander, dans Class. Philology, t. VII, 1912.
(3) A. Rey, Jeunesse de la Se. gr., p. 38.
64 JEANNE CROISSANT*

sujet à caution qu'on a voulu le dire. Nos informations sur le


premier Milésien sont trop pauvres pour autoriser une affirmation
sur ce point. Il n'en va pas de même pour Anaximandre. Nous
avons des indications relativement détaillées sur sa conception du
processus cosmogonique et elles rendent évident que si le
du devenir reste chez lui assez fondamental pour donner son
cadre à la description du monde, le processus cosmognique
dans une cosmologie, l'explication des origines concourt à
l'intelligence de ce que nous avons sous les yeux. Sans doute le
problème de la matière n'est-il pas clairement posé. Il ne se
distingue même pas du problème du devenir. Mais dès le
où le physicien ne se satisfait plus, comme Thaïes,
la rationalité dans le devenir par quelque unification, qui
chez le premier Milésien prend la forme concrète d'une matière
primordiale, mais porte son attention sur le processus de
du divers, le problème de la matière se greffe sur le problème
du devenir. Définition de la matière primordiale, processus de
formation du divers qui en dérive, tels sont les deux points, d'ailleurs
connexes, autour desquels s'articule le système d'Anaximandre et
qui font entrer dans le champ de la pensée grecque les problèmes
inséparables du problème de la matière.
Du primitif des théogonies, de l'abîme indistinct, Thaïes,
sans doute d'autre part par des mythes babyloniens et
égyptiens, avait retenu et rationalisé l'un des aspects concrets
et il avait considéré l'eau comme l'origine de toutes choses, sans
qu'il nous soit possible de déceler s'il entendait par là, comme le
pense Heidel (x), un complexe hétérogène, différent de la substance
qui deviendra plus tard l'un des éléments.
C'est, au contraire, à ce que la représentation du Chaos avait
de plus profond, de plus abstrait et de plus proche du rationnel
qu'Anaximandre emprunte sa conception de la réalité primordiale
et il la désigne d'un terme, l'Apeiron, sous l'ambiguité duquel
nous découvrons l'ambiguïté foncière d'une notion qui doit
à la fonction complexe de la réalité qu'elle représente.
De fait, c'est en tenant compte du double problème qui sollicite
Anaximandre qu'on comprend le mieux les difficultés d'interpré-

(1) W. A. Heidel, Antecedents of Greek Corpuscular Theories, dans Harvard


Studies in Classical Philology, t. XXII, 1911.
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENN 65

tation que soulève sa conception de la matière primordiale. On


s'avise alors que ce n'est pas par défaut d'information ou de
qu'Aristote légitime à la fois l'interprétation de l'Apei-
ron dans un sens quantitatif, comme un Illimité, et dans un sens
que nous appellerons provisoirement qualitatif, comme un

Dans des cas de ce genre, ce n'est pas l'interprétation la plus


immédiatement claire qui a chance d'être la plus vraie. Ce faux
critère de clarté a égaré ceux des historiens modernes qui se sont
efforcés de comprendre la notion d'Apeiron en éliminant l'un des
deux sens possibles du terme. Aussi leurs interprétations restent-
elles insuffisantes, malgré de bons arguments de part et d'autre.
A ceux qui interprètent la notion dans un sens quantitatif (*),
il faut accorder que par Apeiron Anaximandre entendait
un Illimité, un infini en grandeur. Nous avons là,
garantie par Aristote, l'une des fonctions fondamentales de
la substance primordiale, celle qui répond au vieux problème du
devenir et Anaximandre la conçoit sous une forme que son
n'empêchera pas de persister dans les physiques du vie
et jusqu'au ve siècle. C'est à ce propos qu'apparaît l'écart
qui sépare Ι'αρχή des Ioniens de Γαρ^-principe d'Aristote. La
matière primordiale est une source de matière extérieure aux
mondes, qui entoure ceux-ci de toutes parts, qui est la cause
de leur devenir. A ce titre elle doit être infinie : « si la
génération et la destruction ne s'épuisent pas, c'est seulement
grâce à l'infinité de la source d'où est pris ce qui est engendré » (2).
Aristote rapporte l'argument sans l'admettre (3), ce qui semblerait
indiquer qu'il n'attribuait pas à Anaximandre l'idée d'une infinité
de mondes coexistants. Mais cette objection comme tant d'autres
tend seulement à préparer la doctrine personnelle d'Aristote.
En fait, on ne peut alléguer aucun argument décisif contre
l'attribution à Anaximandre, conformément à la doxographie (4),

(1) J. Burnet, Aurore de la Philos, grecque, p. 61 ; Heidel, On Anaxim.


dans Class. Phil., VII, 1912, p. 213 ; Ε. Brehier, Histoire de la Philosophie, t.I,
p. 45 ; F. Enriques et G. de Santillana, Les Ioniens et la nature des choses
dans Actual, scient, et industr., 384, p. 54.
(2) Aristote, Phys., III, 4, 203 b 18-20.
(3) Phys., 208 a 8-10.
(4) Diels, Fr. d. Vors., 5 éd., 12 A9 (Theophr., Phys. Opin. fr. 2 dans
5
66 JEANNE CROISSANT

d'une conception que nous voyons tantôt reprise, tantôt rejetée


dans les physiques immédiatement postérieures et qui légitime si
bien la nécessité sentie par le Milésien d'une source inépuisable du
devenir.
L'infinitude spatiale est donc un caractère fondamental du
d'Anaximandre, qui toutefois ne doit pas être interprété comme
un abstrait d'ordre mathématique : les textes sont clairs (x) et
l'anachronisme serait trop grand quand on songe aux limites que
n'ont pas dépassées celles des physiques grecques qui sont allées
le plus loin dans la voie d'une mathématisation de la matière.
Certainement donc Teichmüller et Tannery ont eu tort, dans
leur effort pour interpréter l'Apeiron comme un Indéterminé, d'en

Simpl., Phys. 24, 13): έτέραν τινά φύσιν άπειρον, εξ ής απαντάς γίνε·
σθαι τους ουρανούς και τους εν αύτοΐς κόσμους. Döring, Zur
Anaximanders, dans Zeitschr. f. Philos, und philos. Kritik, 1. 114, p. 189 s.,
qui n'admet ni une infinité simultanée ni même une infinité successive de
mondes chez Anaximandre, fonde son argumentation, entre autres, sur une
interprétation manifestement insoutenable du texte de Théophraste : τους
ουρανούς ne peut désigner l'ensemble du monde et τους εν αύτοΐς κόσμους
les corps particuliers qui y sont contenus. Ce texte de Théopraste n'établit
pas clairement l'infinité simultanée des mondes, mais il est précisé par une
série de textes dont l'accord est notable et qui remontent probablement à lui
comme à leur source première pour ce qui concerne Anaximandre : Diels 12 a
10 (Pseudo-Plut., Strom., 2) : εξ ού δη φησι τους τε ουρανούς άποκεκρί-
σθαι και καθόλου τους απαντάς απείρους οντάς κόσμους · άπεψήνατο
δε την φθοράν γίνεσθαι και πολύ πρότερον την γένεσιν εξ απείρου
αιώνος ανακυκλουμένων πάντων αυτών. Diels 12 Α 11 (Hipp., Ref., I,
6, 1) : φύσιν τινά του απείρου, εξ ής γίνεσθαι τους ουρανούς και τον εν
αύτοίς κόσμον ' ταύτην δ' άίδιον είναι και αγήρω, ην και π ά ν τ α ς
περιέχειν τους κόσμους. Diels, 12 Α 17 (Aetius, Π, 1, 3 et Π, 1, 8 ;
Augustin, CD., VIII, 2 ; Simplicius, Phys., 1121, 5).
(1) Aristote, Phys., III, 4, 203 a 16 : ΟΙ δε περί φύσεως άπαντες άει
ύποτιθέασιν έτέραν τινά φύσιν τ φ ά π ε ί ρ φ των
λεγομένων στοιχείων, οίον νδωρ ή αέρα ή το μεταξύ τούτων, par
aux Pythagoriciens et à Platon, cités 203 a 4 comme faisant de l'Infini
non un attribut, mais une substance ; 204 b 34 : Aristote précise que la question
qu'il examine est, comme il se doit en physique, celle de l'existence d'un corps
infini (άπειρον σώμα) ; 208 a 8 : σώμα άπειρον dans la réfutation
Théophraste in Simpl., Phys., 24, 13 (Diels 12 A 9), texte visiblement
inspiré du texte d'Aristote qui vient d'être cité, doit être interprété dans le
même sens : λέγει δ' αυτήν μήτε νδωρ μήτε άλλο τι των καλουμένων
στοιχείων, αλλ' έτέραν τινά φύσιν άπειρον ...
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LÀ PHYSIQUE IONIENNE 67

nier un caractère si nettement attesté et si essentiel (1). Est-ce


à dire qu'il suffise à éclaircir la nature de la substance primordiale,
à rendre compte, en d'autres termes, de tous les faits qu'elle est
destinée à expliquer? L'existence d'une réserve illimitée de
matière assure la possibilité du devenir ; elle ne justifie pas la
forme que prend ce devenir. La vision globale ne suffit plus
alors, d'un monde s'opposant comme un ensemble fini à une
infinie qui l'environne de toutes parts. Car ce qu'il s'agit
d'expliquer c'est la structure de cet ensemble fini, qui repose sur
l'opposition et l'interaction des contraires. Envisagée comme
des contraires, qui sont issus d'elle par des différenciations
la matière primordiale ne peut plus nous paraître
définie par son caractère d'illimitation quantitative
et spatiale. C'est ce qu'ont bien vu nombre d'historiens récents (2).
Nous touchons ici le point où le problème du devenir en s'
donne naissance au problème de la matière et, de fait,
c'est quand il développe sa théorie de la matière qu'Aristote
à nouveau la théorie d'Anaximandre. C'est le moment de
suivre Aristote avec vigilance. Une perception plus claire de la
pensée d'Anaximandre nous récompensera peut-être d'avoir essayé
de comprendre d'abord comment un esprit de la valeur d'Aristote
a pu s'exprimer de manière à paraître justifier des interprétations
assez différentes de la position où se trouve la matière originelle
à l'égard des contraires. Tantôt Aristote associe Anaximandre
aux physiciens qui ont admis à l'origine des choses une matière
à l'état de mélange d'où les contraires se dégageaient par simple
séparation. Tantôt il décrit l'Apeiron comme une matière une,
différente de ce qu'on appellera plus tard les éléments et
quoique corporelle, de toute contrariété sensible. Enfin, en

(1) G. Teichmüller, Studien zur Gesch. der Begriffe, p. 54-55. P. Tannery,


Pour l'histoire de la Se. hellène, p. 97. On trouvera dans R. Mondolfo, L'In-
finito nel Pensiero dei Greci, p. 227 s. une bonne critique des idées de Tannery
sur l'évolution de la notion d'infini dans la pensée présocratique, qui ont
son interprétation d'Anaximandre.
(2) Döring, Zur Kosmogonie Anaximanders, dans Zeitschr. f. Philos, und
Philos. Kritik, 1. 114, p. 189, mais sans justification convaincante. FRäNKEL, Par-
menides Studien, dans Nachr. von der Gesellsch. der Wiss. zu Göttingen, ; Phil.-
Hist. Kl., 1930, p. 184 (sans explication). Abel Rey, Jeunesse Se. gr., p. 72,
Cf. dans Dörfler, art.cit., p. 204 ss. les rapprochements avec des textes
(αόριστον).
68 JEANNE CROISSANT

différents passages, il fait allusion, sans l'identifier de façon


mais en des termes qui pourraient désigner la conception
d'Anaximandre, à une théorie où la matière primordiale est conçue
comme un intermédiaire entre les éléments, qu'il décrit tantôt
comme plus dense que l'air et plus subtil que l'eau, tantôt comme
plus dense que le feu et plus subtil que l'air.
On s'est efforcé généralement jusqu'ici, prenant à la lettre les
indications d'Aristote, de justifier par une critique des textes l'une
de ces trois interprétations, particulièrement la première ou la
seconde. C'est mal poser le problème.
Il semble bien, en effet, que la pensée d'Anaximandre se soit
exprimée avec un laconisme qui rendait nécessaire, pour qui voulait
la serrer d'un peu près, un travail d'interprétation dont les textes
d'Aristote nous offrent des exemples. L'information la plus
de l'écrit d'Anaximandre, qu'Aristote et Théophraste avaient
encore en mains, est sans doute celle qui se borne à dire que la
matière originelle n'était aucune des quatre substances sensibles
que l'on appellera plus tard les éléments mais, d'un terme que
Théophraste reprend à Aristote, une « certaine autre nature infinie,
qui est en dehors d'eux » ζ1).
Donner à l'Infini la forme de l'un des contraires, c'eût été, comme
le rapporte Aristote dans la Physique, rendre impossible
des autres et par conséquent celle d'un Univers diversifié (2).

(1) Théophraste, Phys. Opin., fr. 2 dans Simpl., Phys., 24, 13 (Diels 12 A 9) :
... 'Αναξίμανδρος ... αρχήν καΐ στοιχείον εϊρηκε των όντων το άπειρον...
λέγει δ' αυτήν μήτε νδωρ μήτε άλλο τι των καλουμένων είναι
αλλ' έτέραν τινά φύαιν άπειρον εξ ής απαντάς γίνεσθαι τους
ουρανούς και τους εν αϋτοΐς κόσμους, ... δήλον δέ δτι τήν εις άλληλα
μεταβολήν των τεττάρων στοιχείων οΰτος θεασάμενος ουκ ήξίωσεν
εν τι τούτων ύποκείμενον ποιήσαι, αλλά τι άλλο παρά ταϋτα. (Cf.
Phys., Ill, 4, 203 a 16 : oí δέ περί φύσεως άπαντες αει νπο-
τιθέασιν έτέραν τινά ψύσιν τω άπείρω των λεγομένων στοιχείων, οίον
νδωρ ή αέρα ή το μεταξύ τούτων).
(2) Aristote, Phys., Ill, 4, 204 b 22 : Άλλα μην ούδε εν και άπλοϋν
ενδέχεται το ά'πβιρον σώμα, οϋτε ώς λέγουσί τίνες το παρά τα
στοιχεία, εξ οδ ταϋτα γεννώσιν, ούθ' απλώς. Εισϊ γάρ τίνες οϊ τοϋτο
ποιοϋσι το άπειρον " αλλ' ουκ αέρα ή νδωρ ώς μή τάλλα φθείρηται
υπό τον απείρου αυτών ' εχουσι γαρ προς άλληλα έναντίωσιν, οίον
δ μεν αήρ ■ψυχρός, το δ' νδωρ νγρόν, το δε πυρ θερμόν ' ών ει ην εν
άπειρον, εψθαρτο αν ήδη τάλλα ' νυν δ' έτερον είναι φασιν
ε ξ ο ϋ ταϋτα.
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 69

En percevant ainsi les raisons qui obligent à chercher en dehors


des réalités d'expérience, quoique bien entendu dans l'ordre du
corporel encore, le principe ultime des choses, Anaximandre fait
preuve d'un esprit vraiment philosophique qui l'élève bien
des autres physiciens de Milet. Mais cette idée d'un infini
corporel qui devait n'être aucun des contraires pour pouvoir être
leur source à tous demande à être précisée et Aristote le fait en
deux sens apparemment opposés. Or si on envisage ces deux
interprétations en tenant compte des notions plus analysées sinon
plus valables en fonction desquelles Aristote les critique, on
qu'elles ne s'excluent pas nécessairement, mais qu'elles
chacune une vue partielle de la conception d'Anaximandre.
Il faut partir des analyses du De Gen. et Corr. (x) parce qu'elles
se bornent à tirer les conclusions philosophiques de la définition
générale que nous venons d'indiquer. Aristote voit en Anaximandre
celui des anciens physiciens qui s'est le plus approché de la notion
aristotélicienne de matière. Son erreur est d'avoir pensé qu'une
matière privée des contrariétés sensibles, corporelle d'ailleurs,
exister à l'état séparé. On voit que ce qu'Aristote reproche
à Anaximandre, c'est d'avoir ignoré la distinction entre puissance
et acte et d'avoir conçu pour cela une matière, source des
existant en acte privée de toute contrariété. Mais que faut-il
entendre par là ? Il ne s'agit certes pas d'attribuer à Anaximandre
fût-ce un lointain pressentiment de la matière-substrat d'Aristote.
Les analyses d'Aristote nous permettent de réduire à sa portée
exacte l'expression de φύσις αόριστος και κατ' είδος και κατά
μέγεθος (2) employée un peu légèrement par Théophraste pour dé-

(1) Aristote, De Gen. Corr., II, 1, 329 a 8 ss. : 'Αλλ' ol μεν ποιοϋντες
μίαν ν λ η ν παρά τα είρημένα (les éléments), ταύτην δέ
σωματικην και χωριστήν, άμαρτάνονσιν · αδύνατον γαρ άνευ
εναντιώσεως είναι το σώμα τ ο ν τ ο αίσθητον
δ ν . ή γαρ κονφον ή βαρύ ή ψνχρόν ή θερμον ανάγκη είναι το
τ ο ν τ ο δ λέγονσί τίνες είναι την αρχήν.
(2) Théophraste, Phys. Op., fr. 4. dans Simplicius, Phys., 154, 14 (Diels,
12 A 9 a : καΐ Θεόφραστος ôè τον Άναξαγόραν εις τον Άναξίμανδρον
συνωθών ... γράφει ôè όντως εν tjj Φυσική 'Ιστορία ■ ... εί δέ τις την
μίξιν τών απάντων (théorie d'Anaxagore) ύπολάβοι μίαν είναι φύσιν
αόριστον και κατ' είδος και κατά μέγεθος, δπερ αν δόξειε βονλεσθαι
λέγειν, συμβαίνει δύο τάς αρχάς αύτώ λέγειν, etc. noter le
établi entre Anaximandre et Anaxagore de même que Diels 12 A 9, à la
70 JEANNE CROISSANT

finir la matière d'Anaximandre et qui a grandement contribué à


lui faire refuser par certains historiens tout caractère

Sans rien accorder à cette position extrême, on conçoit sans peine


que l'absence dans l'Apeiron de toute contrariété sensible demande
un commentaire qui ne doive rien à des notions postérieures. Si
d'ailleurs nous passons aux textes de la Physique et de la
nous voyons Aristote, dans le premier, nous dire que les
contrariétés étaient contenues dans la matière originelle d'où elles
se dégageaient par séparation (ϋκκριαις) (χ) et, dans le second,
expressément l'Infini comme un mélange {μίγμα) (2), en
les deux fois Anaximandre à Empédocle, Anaxagore ou
Démocrite.
Ce terme de mélange paraît contredire de façon si choquante
tout ce qui nous est dit par ailleurs de la conception du Milesien
que beaucoup d'historiens, convaincus d'ailleurs de l'inspiration

suite d'Aristote (cf. infra p. 70 n. 1 et 2). Indice qu'une conciliation doit être
trouvée entre ces différents passages.
(1) Aristote, Phys. I, 4, 187 a 20 s. : Oi ô' εκ τοϋ ενός ενουσας τας εναν-
τιότητας εκκρίνεσθαι, ώσπερ 'Αναξίμανδρος φησι και όσοι δ' εν καΐ
πολλά φασιν είναι χα οντά, ώσπερ Έκμπεδοκλης και 'Αναξαγόρας · εκ
τοϋ μίγματος γαρ και ούτοι εκκρίνουσι ταλλα. Le terme de μίγμα désigne
sans doute ici les conceptions d'Empédocle et d'Anaxagore seulement, le και
portant vraisemblablement sur εκκρίνουσι : l'opposition entre les deux
{οί μεν ... oi δε ...) concerne le mode de transformation de la
matière par lequel s'engendre le multiple. Mais par la force des choses, cette
opposition s'établit aussi entre un monisme radical et un monisme plus nuancé
où l'Un originel est en un sens déjà multiple. De sorte qu'une analogie au moins
est établie entre l'Un d'Anaximandre et le μίγμα d'Empédocle et d'Anaxagore.
(2) Aristote, Meta., XI, 2, 1069 b 17 s. : ' Επει δε διττον το δν, μετά
βάλλει παν εκ τοϋ δυνάμει δντος εις το ενεργεία δν ... ώστε ου
κατά συμβεβηκος ενδέχεται γίγνεσθαι εκ μη δντος, άλλα και εξ
δντος γίγνεται πάντα, δυνάμει μέντοι δντος, εκ μή δντος δέ ενεργεία,
και τοϋτ' εστί το Άναξαγόρου εν. βελτίον γαρ ή ομοϋ πάντα {και
το μίγμα και 'Αναξίμανδρου και ως Δημόκριτος φησιν) ήν
δμοΰ πάντα δυνάμει, ενεργεία, δ' ου ' ώστε της νλης αν εϊεν ήμμένοι.
traditionnel, mais rectifié dans sa ponctuation par Ross et bien défendu par
lui contre Jackson et autres (Aristotle's Metaphysics, a revised text with
and commentary, Oxford, 1924, t. II, p. 350-352). Il n'est pas nécessaire
de transposer les noms d'Anaximandre et d'Anaxagore comme Tricot le
suggère (Aristote, Métaphys., trad. nouv. et notes par J. Tricot, Paris, 1933,
t. II, p. 155 n. 1.
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 71

dynamiste d'Anaximandre, ont mis en doute l'exactitude du texte


qui nous a été transmis. Nous ne serions autorisés pourtant à
modifier le texte d'Aristote que toute possibilité écartée de le
tel quel. Et par là nous ne voulons pas dire légitimer
l'exactitude proprement historique du terme de mélange appliqué
à l'Infini d'Anaximandre, mais son emploi par Aristote pour
une conception que son archaïsme rendait malaisée à définir.
Au reste, ce terme de μίγμα ne fait que gloser, assez
peut-être, l'inhérence des contrariétés dans la matière
par laquelle le texte de la Physique caractérise la conception
d'Anaximandre. C'est elle que nous devons nous efforcer de
et nous y sommes aidés par la critique dont s'accompagne
dans la Métaphysique la mention d'Anaximandre. Or, cette
rejoint en un sens celle que nous avons rencontrée dans le
De Gen. et Corr.. Pour peu qu'on le corrige par la notion de
Aristote accepte de voir dans Υδμον πάντα auquel se
avec Anaximandre, des physiciens du ve siècle comme
Empédocle, Anaxagore et Démocrite, une sorte d'approximation
de la notion aristotélicienne de matière. En effet, la matière
aristotélicienne, potentialité pure, en même temps n'est aucun des
contraires et est susceptible de les recevoir tous. La position des
physiciens du ve siècle qui, soucieux des injonctions de Parméni-
de, n'admettaient que des éléments immuables, donc toujours
actuels, s'opposait clairement et directement à la conception
Mais pour Anaximandre, qui ne sait rien de la
proclamée par l'éléatisme de choisir entre l'être et le non-
être, il n'en va pas de même. Et pas plus qu'on ne s'en étonne
chez Aristote, parce que celui-ci introduit avec la notion de
le correctif qui sauve le principe de contradiction, nous ne
devons nous étonner de trouver chez Anaximandre, parce que
celui-ci ignore tout d'une formulation technique du principe de
contradiction, une conception de la matière originelle dont on
peut dire à la fois qu'elle est sans contrariétés et qu'elle les contient
toutes. La question se pose seulement de savoir comment la
conception d'Anaximandre échappait en fait à la contradiction et
de voir si l'ensemble du système apporte des éléments de clarté à
cette définition ambiguë. C'est l'interprétation du processus de
séparation par lequel les contraires arrivent à une existence différa,
renciée qui doit nous donner la clef de la pensée d'Anaximandre et
cette interprétation ne peut être atteinte qu'à travers la description
72 JEANNE CROISSANT

du processus cosmogonique en son entier. En sa signification la


plus générale, le problème est celui du mécanisme ou du dynamisme
d'Anaximandre.
Il va sans dire, d'ailleurs, qu'au point de naissance où se trouve
alors le problème de la matière, il ne peut être question de trouver
chez Anaximandre un dynamisme ou un mécanisme caractérisés.
C'est ce qu'indique en somme Aristote. Quand il note qu'il n'a
à l'Apeiron que le correctif de la notion de puissance pour
la conception aristotélicienne de la matière, il tend à faire
d'Anaximandre un précurseur de la physique dynamiste. Mais
il le fait incliner vers le mécanisme lorsqu' ailleurs il compare à un
mélange l'état de la matière primordiale au regard des
Il apparaît clairement, en tout cas, que c'est la
du processus de séparation qui permet de déceler dans quel
sens Anaximandre engageait la physique plutôt que certaines
déclarations générales sur le caractère divin de la matière, qui se
rencontrent tout aussi bien chez un mécaniste déclaré comme
Empédocle (*), ou telle expression où transparaît sans doute le legs
de l'aninisme cosmogonique, mais qui nous paraît affecter
le langage, qui est en tout cas, et c'est l'essentiel, sans valeur
explicative (2). Ce qu'on appelle le monisme ionien, lui-même,
n'implique pas, comme allant de soi, une conception dynamiste
du changement. L'ordre explicatif est inverse : ce sont les
de détail qui éclairent les tendances générales du système
et permettent d'estimer à leur exacte valeur ses aspects parfois
divergents.
D'après les bribes de cosmologie que nous ont transmis les doxo-
graphes, nous voyons que le processus cosmogonique s'accomplit
en plusieurs étapes qui sont celles des différenciations successives
des contraires. La première est celle où se détache de l'Apeiron
la masse de matière destinée à former un monde et que le Pseudo-
Plutarque désigne en des termes qui ont pu paraître déceler chez
Anaximandre une inspiration dynamiste : το γόνιμον θερμού και
ψυχρού (3). Chaud et froid se répartissent sous la forme d'une
sphère de feu qui se dispose à la périphérie et, telle l'écorce autour

(1) Empédocle, fr. 6 Diels.


(2) cf. infra, note 3. Ceci contre Gilbert, Die meteorol. Theorien der Griech.
Altertums, p. 40 et JoëL, Gesch. der Ani. Philos., p. 263 s.
(3) Pseudo-Plutarque, Strom. 2, d'après Théophraste (Diels, 12 A 10).
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 73

de l'arbre, enveloppe l'air qui lui-même entoure la terre. Ensuite


cette sphère de feu se brise et se divise en trois cercles qui s'insèrent
dans des gaines d'air feutré : c'est ainsi que se forment le soleil,
la lune et les étoiles que nous voyons comme des corps de nature
ignée parce que les roues d'air feutré où est enclos le feu sont
percées d'évents par où nous apercevons le feu qu'elles
(*). Bribes de cosmologie dont l'insuffisance est patente
puisqu'elles ne spécifient ni quand, ni comment le froid s'est
en air et terre et ne disent rien de l'élément humide qu'on
s'attend à trouver dans une représentation visiblement destinée
à expliquer l'apparition des quatre matières que les Grecs ont
considérées de tout temps comme les maxima mundi membra.
Le rôle de l'élément humide est attesté dans deux passages des
Météorologiques d'Aristote par lesquels on complète généralement
le processus décrit par le Pseudo-Plutarque. On aperçoit, grâce
à eux, que, fidèle en cela à une représentation courante à son
époque, Anaximandre a conçu le centre du monde comme une
sorte de masse boueuse où se sont « séparées » dans la suite la terre
et la mer. Une difficulté se présente cependant, qui concerne la
formation de l'air.
La théorie que mentionne Aristote explique la formation de la
mer, des vents et des mouvements secondaires du soleil et de la
lune par l'action qu'exerce le soleil sur l'humidité originelle (2).
Un second passage (3), qui reprend sous une forme moins claire
la même théorie, précise que l'humidité transformée en vapeur

(1) Au Pseudo-Plutarque, Le, ajouter Hippolyte. Ref., I, 6 (Diels, 12 A 11)


Aetius, II, 131, 7 (Diels, 12 A 18).
(2) Aristote, Meteorol., II, 1, 353 b 6 s (Diels, 12 A 27) : είναι γαρ το
πρώτον ϋγρον τον περί την γήν τόπον, υπό δε του ηλίου ξηραινομένου
το μεν διατμίσαν πνεύματα και τροπάς ηλίου και σελήνης φασι ποι-
εϊν, τα δε λειφθέν θάλατταν είναι " διό γαρ ελάττω γίνεσθαι ζηραινο-
μένην οϊονται και τέλος εσεσθαί ποτέ πασαν ξηράν.
(3) Aristote, Meteor., II, 1, 355 a 21 ss. (Diels, 64 A 9) : το δ'αύτό
και τούτοις αλογον και τοις φάσκουσι το πρώτον ύγρας οϋ-
κα'
αης της γης, και τοϋ κόσμου του περί την γήν υπό του ηλίου
αέρα γενέσθαι και τον όλον οΰρανόν αύξηθήναι και τούτον
πνεύματα τε παρέχεσθαι και τάς τροπάς αύτοϋ ποιειν. On considère
généralement que ce passage apporte des précisions décisives au texte précédent
et il est utilisé dans ce sens, quoiqu'au service d'interprétations différentes
dans le détail, par Zeller (I, l5 p. 298, n. 4) par Burnet (Aurore, p. 67) et par
Gilbert, Die Meteorol. Theorien des griech. Altertums, p. 514. Cf. infra, p. 81,
n. 1.
74 JEANNE CROISSANT

devient de l'air, ce qui s'accorde avec l'opinion d'Anaximandré,


pour qui les vents sont de l'air en mouvement Q). Sur la foi de
ces deux passages beaucoup d'historiens, Burnet notamment, ont
attribué à l'action du chaud sur le froid toutes les différenciations
secondes qui s'opèrent dans l'élément humide, y compris la
de l'air (2).
La question peut se poser de savoir si cette interprétation n'est
pas recevable, mais c'est chose certaine qu'elle n'est pas contenue,
sous la forme qui lui est donnée, dans les textes d'Aristote. Il
est évident aussi qu'elle contredit le témoignage du Pseudo-Plu-
tarque, qui place la formation de l'air et de la terre dans la même
phase du processus cosmogonique que celle de la sphère de feu
qui les entoure (3). Or ce texte n'est pas sans valeur. Selon
toute vraisemblance, il remonte à Théophraste et la comparaison
qu'il rapporte de la position concentrique des différentes matières
avec celle de l'écorce autour de l'arbre a, par son archaïsme, un
cachet d'authenticité. Si nous acceptons le témoignage de Pseudo-
Plutarque, il faut récuser l'usage qui a été fait jusqu'ici des textes
d'Aristote.
En fait, c'est, comme on le voit, le problème général du facteur
de différenciation que pose la difficulté soulevée par la formation
de l'air. L'interprétation de Burnet revient à reconnaître deux
facteurs successifs de différenciation : l'un est le « mouvement
éternel », qui opère la séparation de la masse cosmique où
le chaud et le froid, et tout aussi bien s'il s'agit d'un
mouvement par secousses que s'il s'agit d'un tourbillon, ce
a pour effet de distribuer la matière en zones de densités
différentes (4) ; l'autre est l'action du chaud sur le froid, qui produit
la dissociation du froid en air, eau et terre. Il faut donc reprendre

(1) Diels, 12 A 24 (Aetius, III, 7, 1).


(2) Burnet, Aurore, p. 67. Dans le même sens, Diels, Anaximander von
Milet dans Neue Jahrb. für das Klass. Altertum, t. 26, 1923 ; avec réserves
Döring, art cit., p. 206. A la suite de Burnet, Abel Rey, Jeunesse, p. 76.
(3) Diels, 12 A 10 (Pseudo-Plut., Strom., 2) : φησί δε το εκ τον άϊδίον
γόνιμον θερμού τε και ψυχροΰ κατά την γένεσιν τοΰδε τον κόσμου
άποκριθήναι και τίνα Ιί τούτον φλογός οφαΐραν περιφυήναι τφ περί
την γήν αέρι ώς τφ δένδρφ φλοΐον.
(4) Pour l'effet du mouvement tourbillonnaire, cf. infra, p. 82. Celui du
mouvement par secousses ressort de l'appui que prend Burnet sur la théorie
exposée dans le Timée, qu'il croit reprise d'Anaximandré (Aurore, p. 62).
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 75

ce problème dans son ensemble et préciser dans toute la mesure


du possible non seulement la nature mais le rôle du mouvement
générateur des mondes.
Les textes sont unanimes à déclarer que le mouvement dont la
matière est animée, le mouvement éternel, est cause de la
des contraires et d'une manière générale de la génération
et de la destruction i1). Mais l'expression de mouvement éternel
comporte en elle-même une difficulté dont on ne s'était pas avisé
avant Heidel (2). Prise telle quelle, elle désigne nécessairement
le mouvement qui affecte la matière, soit dans sa totalité, y
les mondes coexistants et successifs, soit dans sa qualité de
matière proprement éternelle, extérieure aux mondes périssables
qui se séparent d'elle. C'est en se référant au premier sens que
Teichmüller (3) et Tannery (4) après lui, ont attribué à la matière
un mouvement rotatoire et c'est en partant du second que Zeller
inclinait à la doter d'un mouvement de va-et-vient (5), Burnet
d'un mouvement par secousses (6). Or ces interprétations
toutes à la critique du fait qu'un mouvement éternel, en
quelque sens qu'on le prenne, est incompatible avec les faits qu'il
est chargé d'expliquer. Il est clair que le mouvement qui fait

(1) Théophraste dans Simplicius, Phys. ,24,13 ss. (Diels, 12 A 9) : των ôè


ëv και κινονμενον και άπειρον 'Αναξίμανδρος ... ούτος ôè ουκ άλλοιον-
μένον τον στοιχείου την γένεσιν ποιεί, άλλ' άποκρινομένων
των εναντίων δια της à ϊ δ ί ο υ κινήσεως. (Pseudo-
Plutarque, Strom., 2 (source Théophraste d'après Diels, 12 A 10) :
άπεφήνατο ôè την φθοράν γίνεσθαι και πολύ πρότερον την γένεσιν è ξ
απείρου αιώνος ανακυκλουμένων πάντων
HippoLYTE, Ref·, I, 6, 2 (Diels, 12 A 11) : προς ôè τούτω (se. τω
απείρω) κ ί ν η σ ι ν ά Î δ ι ο ν είναι, εν f¡ συμβαίνει γίνεσθαι
τους ουρανούς. Hermias, Irris., 10 (Diels 12 A 12) : Ά. τον ύγροϋ
πρεσβυτέραν αρχήν είναι λέγει τήν άίδιον κίνησιν και ταύτη τα
μεν γεννασθαι τα δε φθείρεσθαι. Simplicius, Phys., 1121, 5 s. (Diels,
12 A 17) : oí περί Άν. γινόμενους αυτούς και φθειρομένους ύπέθεντο
επ' άπειρον άλλων μεν άει γινομένων άλλων ôè φθειρομένων και τήν
κίνησιν άίδιον ελεγον " άνευ γαρ κινήσεως ουκ εστί γένεσις ή φθορά.
(2) Heidel, On Anaximander, dans Ci. Phil., VII, 1912, p. 232.
(3) G. Teichmüller, op. cit., p. 22.
(4) P. Tannery, Se. hell., p. 91 ss.
(5) Zeller, I, Is, p. 320 n. 2 (à propos d'Anaximène, mais en reconnaissant
que le problème est le même dans les deux cas).
(6) Burnet, Aurore, p. 61-62.
76 JEANNE CROISSANT

entrer la matière dans des cycles de transformations limités dans


l'espace et le temps doit être soumis, comme tel, aux mêmes limites
spatiales et temporelles. Comme l'a bien montré Mondolfo (^,
à propos de l'interprétation de Burnet, si le mouvement primitif
de la matière est tel qu'il opère la séparation des contraires, cette
séparation existera, elle aussi, de toute éternité et il deviendra
impossible de comprendre comment peuvent s'opposer à l'Infini
non seulement la mais les masses qui s'en détachent par intervalles
pour entrer dans la voie des différenciations cosmiques. Car il
n'y a pas un processus cosmogonique, il y en a une infinité, dans
l'espace et dans le temps.
On a suggéré que peut-être Anaximandre n'a pas senti l'exigence
logique de distinguer du mouvement primitif le mouvement
des mondes (2), et qu'il s'est peut-être contenté de doter
globalement la matière d'un mouvement dont il resterait à préciser
la nature. La faute serait bien grosse pour un esprit de la valeur
d'Anaximandre. L'explication est à chercher plutôt dans le sens
que Burnet indique sans le vouloir lorsqu'il note que l'expression
de mouvement éternel ne doit pas avoir été employée par
(3). Elle doit être, en effet, un de ces raccourcis fréquents
chez les doxographes, dont l'intention n'était sans doute pas de
qualifier, en l'employant, le mouvement qui anime la matière
mais d'indiquer qu'il constitue un caractère essentiel de la matière
et qu'il est par conséquent éternel comme elle. Compris de la
sorte, les doxographes échappent à la contradiction où ils semblent
tomber du fait qu'ils attribuent en même temps au mouvement
la fonction de séparer les contraires.
Cette rectification admise, nous voici plus libres encore
à l'interprétation du mouvement cosmogonique le résultat
des remarques précédentes et, d'accord avec la plupart des historiens
récents, de corriger l'interprétation de Teichmüller de manière à
en garder ce qu'elle avait de justifié. L'objection formulée contre
elle par Burnet avait pleine valeur du moment qu'il s'agissait
d'admettre que la totalité de la matière était animée, éternellement,

(1) Mondolfo, L'Infinito, p. 238. On trouvera chez lui un exposé exhaustif


du problème du mouvement cosmogonique chez Anaximandre.
(2) Heidel, The Δίνη in Anaximénes and Anaximander, dans Class. Phil.,
t. I, 1906.
(3) Burnet, Aurore, p. 61.
Matière et changement dans la physique ionienne 77

d'un mouvement rotatoire dont l'idée aurait été inspirée à Anaxi-


mandre par la révolution diurne, qui est le propre des cieux
périssables (x). Elle ne porte plus si, au lieu d'un
mouvement tourbillonnaire unique, on envisage une série de
mouvements tourbillonnaires partiels se formant en certains points
de l'espace et du temps et détachant de l'infini les masses destinées
à donner naissance aux mondes (2). Comme le note Abel Rey, « il
est incontestable que le mouvement régulier du ciel autour de la
terre est une des premières observations scientifiques humaines,
et il est vraisemblable qu'il a joué « un rôle de premier plan aux
débuts des explications cosmologiques à tendance scientifique et
aux débuts de la physique ». L'intervention d'un mouvement
tourbillonnaire dans la formation du monde explique seule, au
surplus, certains de ses aspects : la forme sphérique de l'Ouranos,
la superposition des contraires en cercles concentriques de densité
décroissante, la forme cylindrique de la terre, ébauche, peut-être,
de la représentation d'une terre sphérique avec son aplatissement
aux pôles (3), et sa position au centre du monde.
Nous ne sommes pas ici, d'ailleurs, dans l'hypothèse pure. Malgré
les tentatives qui ont été faites pour en récuser la valeur, deux
textes confirment l'attribution au véritable créateur de la physique
milésienne d'une conception qui s'est imposée à tous les physiciens
du ve siècle, lesquels ont gardé, comme on sait, tout ce qu'ils
pouvaient de l'héritage ionien. Quand Aristote dit que « tous
ceux des anciens philosophes qui engendrent le ciel considèrent
que la terre a été poussée au centre par le tourbillon», (4) il vise

(1) Burnet, Aurore, p. 62.


(2) C'est l'interprétation à laquelle se rallient A. Rey, Jeunesse, p. 75 ; Mon-
dolfo, L'Infinito, p. 239 ; F. Enriques et G. De Santillana, Les Ioniens et
la Nature des Choses, p. 58.
(3) Selon la suggestion de F. Enriques et G. De Santillana, Mathématiques
et Astronomie de la période hellénique, dans Actual scient, et industr., 845,
1939, qui, cherchant les raisons qui peuvent avoir conduit Anaximandre à
admettre un écrasement du globe terrestre, montrent que, l'égale longueur des
jours et des nuits (mise à part l'inégalité provenant des saisons) étant
grâce aux rapports de distance et de grandeur qu'Anaximandre suppose
entre le soleil et la terre, on est conduit à faire intervenir le mouvement
et à attribuer au Milésien un aperçu de la force centrifuge.
(4) Aristote, De Caelo, II, 13, 295 a 10 ss. ... ώστ' ει βία νυν ή γη μένει,
και συνήλθεν επι το μέσον φερομένη Ô ι à τ ή ν δ ί ν η σ ι ν ' ταύτην
78 JEANNE CROISSANT

certainement Anaximandre à côté d'autres penseurs et il renfoicö


le témoignage plus direct, car il concerne expressément
mais assez maladroit du Pseudo-Plutarque, tiont pourtant
le texte n'a de sens que si nous y trouvons affirmé que le mouvement
rotatoire est cause de la génération et de la destruction des mondes.
Si nous le lisons bien, nous y trouvons même indiquée la rectification
que l'on apporte généralement aujourd'hui à l'hypothèse de
et de Tannery. « Anaximandre, dit-il, expliquait la
des mondes et bien auparavant leur génération par la révolution
dont ils sont tous animés, et cela, de toute éternité ». (*)
La question reste de savoir si Anaximandre distinguait ces
tourbillons du mouvement de l'Apeiron proprement dit. Cette
distinction introduit certainement plus de clarté dans la théorie,
mais s'engager dans cette voie c'est entrer, cette fois, dans
On pourrait, comme le fait Mondolfo (2), déduire de la
parenté évidente qui relie la cosmologie de Leucippe à celle d'Ana-

^αρ την αΐτίαν πάντες λέγουσιν εκ των εν τοις ύγροϊς και περί τον αέρα
συμβαινόντων · εν τούτοις γαρ άεί φέρεται τα μείζω και τα βαρύτερα
προς το μέσον της δίνης. Διό δη και την γήν πάντες όσοι τον ονρανόν
γεννωσιν, επί το μέσον συνελθείν φασίν. Burnet, Aurore, p. 62 tout en
écartant ce texte parce qu'il ne concerne pas le mouvement éternel au sens où
il l'entend, reconnaît qu'il vise certainement Anaximandre à. côté d'autres
Quant à Zeller, les objections qu'il fait à la valeur du passage (I, l5,
p. 294, n. 3) reposent sur une interprétation spécieuse du texte (le ató δη en
effet ne peut désigner la tendance des matières lourdes à se porter vers le bas
ans désigner en même temps le mouvement tourbillonnaire au cours duquel
see phénomène s'observe.
(1) Pseudo-Plut., Strom., 2 (Diels, 12 A 10), cité supra p. 11, n. 3, Zeller,
I l6, p. 308-309 et Burnet, Aurore, p. 63 donnent au texte un sens différent.
Ils pensent que ανακυκλουμένων πάντων αυτών se réfère à 1'άνκύκληοις)
c'est à dire à l'idée de la succession infinie des mondes, le second par ailleurs
estimant, contre Zeller, que l'expression implique la coexistence d'une
de mondes. Il paraît difficile d'admettre toute interprétation qui
l'expression discutée à la succession des mondes dans le temps, pour la
simple raison qu'elle enlèverait tout sens à la phrase qui deviendrait une
(il expliquait la destruction des mondes et bien aurapavant leur
par le fait que tous se succèdent périodiquement). Il en va tout
si nous voyons dans άνακυκλ. πάντ. αύτ. une référence au mouvement
qui détermine la production des mondes. La première partie de la phrase
appelle un complément de cause qui est exprimé sous la forme d'un génitif
absolu à valeur causale. Cf. Platon, Timée, 38 a : αύτη τε ανακυκλούμενη
προς αυτήν, (l'âme du monde) se mouvant elle-même en cercle.
(2) R. Mondolfo, op. cit., p. 240-41.
MATIERE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE /'Ô

ximandre que le Milésien déjà distinguait, des tourbillons qui se


forment en différents points de l'Infini, un mouvement désordonné
de va-et-vient qui constituerait le mouvement primitif de la
matière. Cette conception a tous les caractères d'une conception
archaïque et elle obéit à la même vision directrice qui dans les
théogonies fait sortir le monde du Chaos, chez Anaximandre le
système ordonné des Cosmoi d'une matière qui ne présente aucune
de ces oppositions limitatives. Si les versions qui nous sont
parvenues des théogonies orphiques n'étaient pas aussi sujettes à
caution, on trouverait dans l'une d'elles un argument décisif en
faveur de cette hypothèse (^, Mais quoique Rey n'hésite pas à
rapporter ce texte « avec quelques précautions » à l'ambiance
d'Anaximandre (2) et que Mondolfo en fasse état pour appuyer son
hypothèse, on pourra toujours craindre que sa rédaction tardive
ne porte les traces de conceptions qui se sont affirmées après le
vie siècle et la prudence conseille de ne pas chercher de force une
certitude impossible.
Dans l'état de la question, nous devons nous satisfaire d'établir
les probabilités qui nous permettent de faire un choix entre les
interprétations possibles, sans vouloir éliminer des obscurités qui
sont irréductibles mais en déterminant nettement le nœud du
problème sur lequel il convient de porter toute la clarté possible.
Qe nœud réside dans le point de savoir à quelle sorte de mouvement
Anaximandre a attribué la séparation des contraires.
à laquelle nous nous rallions nous paraît être celle qui laisse
subsister dans les faits à expliquer le moins d'obscurités et les
moins essentielles.

(1) Clément, Homil., Y, 4, fr. 37 Abel = Théogonie dite des Rhapsodes :


« La matière quadriforme étant animée faisait tout un gouffre infini, dans un
flux perpétuel et un mouvement désordonné d'où sortaient de toutes parts
mille mélanges imparfaits que par là même il défaisait confusément, tendant
à produire un être vivant, mais ne pouvant être astreint aux conditions
: il arriva enfin que cette mer infinie, agitée par sa propre nature, prit
le mouvement naturel et régulier en cercle, comme un tourbillon, que les
substances se mélangèrent et que, de la sorte, ce qui dans chacune était le
plus mûr et le plus propre à la génération d'un être vivant coula comme dans
un creuset au milieu de l'Univers, et sous l'action du tourbillon général descendit
dans les profondeurs, aspirant le souffle environnant et arrivant ainsi à la
décisive pour la parfaite génération (trad. P. Tannery (MénX. Scient.,
VII, p. 272-73).
(2) A. Rey, Jeunesse, p. 61-62.
80 JEANNE CROISSANT

II s'agit maintenant de délimiter le rôle précis du mouvement


cosmogonique dans la séparation des contraires. Si l'on prend
à la lettre les textes, c'est la séparation de tous les contraires
qu'il faut lui attribuer. Mais dans la mesure où ils précisent
davantage, ils ne mentionnent jamais que la séparation des deux
contraires qui se distinguent en premier lieu dans la masse cosmique :
le chaud et le froid. Et c'est la séparation de cette seule opposition
que Burnet assigne au « mouvement éternel » (x). Une fois séparés
les deux contraires fondamentaux, c'est l'action du chaud sur le
froid qui, comme nous l'avons dit, serait cause des différenciations
ultérieures et cette interprétation prévaut généralement, même
chez ceux qui, comme Rey (2), se prononcent en faveur du
rotatoire de la matière. C'est qu'elle se fonde sur la
tendance bien connue des Milésiens, et dont on trouve d'autres
exemples, chez Anaximandre, à expliquer les phénomènes physiques
sur le modèle des phénomènes météorologiques. Elle repose en
effet sur une généralisation des faits mentionnés par Aristote (3),
qui tendent à expliquer la formation de la mer, des vents et des
mouvements secondaires du soleil et de la lune par l'action qu'exerce
le soleil sur l'élément humide. Nous avons là, groupés autour
du phénomène si important pour les Milésiens de Υαναθνμίααίς,
toute une série de phénomènes qui relèvent de la météorologie.
La question est de savoir si cette généralisation est justifiée mais
il faut tout d'abord marquer, ce qui n'a été fait ni par Burnet ni
par ceux qui l'ont suivi, qu'il y a généralisation. Le phénomène
d' evaporation que décrivent les Météorologiques est dû à l'action
du soleil. Il intéresse donc un état du monde où la sphère de feu
s'est déjà brisée sous la pression de l'air de manière à donner
aux corps célestes. De sorte que si l'on veut, comme Burnet,
expliquer par l'action du chaud sur le froid toutes les
secondes, c'est à dire notamment la formation de l'air, il
faut généraliser le principe d'explication que suggèrent les
et admettre que l'action du chaud sur le froid se fait
sentir dès la séparation des deux contraires fondamentaux. C'est
à une première evaporation produite dans l'élément humide par
la sphère de flamme que serait due la formation de l'air sous la

(1) Burnet, Aurore, p. 62 et 67 s.


(2) A. Rey, Jeunesse, p. 76-77.
(3) Supra, p. 73.
MATIERE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 81

pression duquel celle-ci éclate en anneaux et donne naissance aux


astres. Pour rester d'accord avec les indications d'Aristote, il
faudrait donc dans cette hypothèse préciser la version de Bur-
net et spécifier que l'action du chaud sur le froid se serait
en deux étapes : l'une, à l'origine du monde, aurait
en air une partie de l'élément humide, le reste de la
ύγρότης devant être imaginé comme une sorte de masse
boueuse. Après la formation des corps célestes, le soleil aurait
continué cette action desséchante et c'est alors que seraient apparues
distinctement la terre et la mer, résidu de l'humidité primitive,
tandis qu'une partie de cette humidité continuait de s'élever sous
forme de vapeur ou d'air et produisait les phénomènes mentionnés
par Aristote.
Il est clair que cette généralisation trouve un certain appui dans
le rôle important que les observations météorologiques ont joué
dans les premières théories physiques. De l'explication des vents
Anaximandre pouvait déduire une explication générale de la
formation de l'air, surtout si l'on songe que ce que les premiers
physiciens appelaient de ce nom comprenait,outre l'air proprement
dit, les vapeurs dont l'atmosphère est chargée. La détermination
des deux contraires fondamentaux sous la forme qualitative du
chaud et du froid a sans doute confirmé aux yeux de Burnet la
validité de cette généralisation. Mais pouvons-nous admettre une
semblable généralisation si elle contredit un témoignage aussi
sérieux que celui du Pseudo-Plutarque et s'il suffit de s'en tenir
au texte d'Aristote pour que tous nos renseignements sur le schéma
cosmogonique s'avèrent compatibles? Le second passage des
(*) ne fait pas difficulté : quand Aristote précise que

(1) Ce texte (355 a 21 ss., cité supra p. 73, n. 3) apparemment décisif est en
réalité moins sûr qu'il ne paraît. Les commentateurs, d'après Théophraste,
attribuent la théorie qu'il rapporte à Anaximandre et à Diogène d'Apollonie
(cf. Diels, 12 A 27) mais Diels, qui avait certainement ses raisons, l'attribue à
Diogène seul (cf. Diels, 64 A 9), ce qui ne va pas non plus sans difficultés.
Malgré la mauvaise rédaction du texte, qui a embarrassé les commentateurs,
on peut admettre qu'il s'agit de la même théorie que dans le passage précédent.
La difficulté principale réside dans l'interprétation des mots αέρα γενέοθαι.
Si Aristote avait voulu indiquer que la masse entière de l'air s'était formée
dans l'action du soleil, il aurait sans doute fait précéder αέρα de l'article (cf.
τ ό ν όλον οΰρανόν ανξηθήναι immédiatement après). Quant à τόν δλον
ονρανον ανξηθήναι, il faut le traduire par « l'ensemble du ciel se forma (cf.
6
82 JEANNE CROISSANT

l'eau vaporisée devient de l'air, il n'entend pas signifier que pour


Anaximandre la formation originelle de l'air soit liée aux météores.
Le phénomène qu'il rapporte concerne les échanges qui s'établissent
entre les éléments une fois le monde constitué et le fait, relevé peu
auparavant (1), que pour les anciens physiologues le feu « se
» de l'humide.
Nous arrivons ainsi, en lisant dans les textes ce qu'ils disent et
rien de plus, à une reconstitution parfaitement cohérente des
étapes de la formation du monde. La séparation de l'air s'opérant
en même temps que celle de la sphère de feu qui l'encercle ne peut
plus s'expliquer par l'action du chaud sur le froid, mais par
discriminatrice du mouvement tourbillonnaire qu'avec
Teichmüller et Tannery (2) il faut faire intervenir jusqu'au
où se sont « séparées » les trois couches de matière dont le
Pseudo-Plutarque place la formation dans la même phase du
cosmogonique.
Dans la masse de matière qui s'est séparée de l'infini, les deux
contraires fondamentaux n'existaient pas encore à l'état distinct.
On ne peut expliquer leur séparation que par un mystérieux pouvoir
dynamique dont nous ne trouvons pas trace dans les principes
d'explication appliqués dans le système, ou par l'action du mouve-

dans Diels, Index, s.v. αύξάνειν, l'emploi de ce verbe chez les Présocratiques
(Parménide, Heraclite, Empédocle) pour désigner la venue à l'existence), avec
cette réserve qu'il s'agit du ciel et des phénomènes célestes (sans doute les
phénomènes atmosphériques) à l'exception des astres dont l'existence préalable
est affirmée par Aristote. Plus loin, τάς τροπας αύτον (se. τοϋ ουρανού)
doit s'entendre : les τροπαί des astres contenus dans le ciel (le soleil et la lune)
d'accord avec Meteor., 353b. 6 s. — Aetius, III, 16, 1 (Diels, 12 A27) rapporte
succinctement la même théorie (formation de la mer, sans mention des vents
et de l'air) en l'attribuant à l'action du « feu » (τα πυρ). Burnet ne manque pas
d'utiliser ce texte, sans paraître remarquer le problème qu'il pose du fait de
son désaccord avec Aristote. Plutôt qu'une négligence d'Aristote, qui aurait
échappé à ses commentateurs, il faut supposer chez Aetius une adultération
de la tradition aristotélicienne. On pourrait admettre aussi que το πυρ désigne
la chaleur du soleil ; c'est ce que fait Gilbert, Die Meteor. Theorien des Griech.
Altertums, p. 405, n. 1, qui, tenant compte uniquement des textes d'Aristote,
et sans apercevoir leur incompatibilité avec le texte du Ps. Plut., développe
une théorie strictement météorologique de la formation de l'air,
insoutenable.
(1) Aristote, Meteorol., II, 2, 349 b 32 ss.
(2) P. Tannery, Se. hellène, p. 91 s.
MATIERE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 83

ment rotatoire qui rend compte sans difficulté de la concentration


à l'intérieur de l'ensemble cosmique d'une masse dense, qui était
froide et humide, tandis que les parties les plus légères se
à la périphérie et formaient une sphère de flamme. Dans
la partie humide et froide du tourbillon, le mouvement s' étendant
à l'ensemble a dû établir dès le début une dégradation de la densité :
tandis que s'immobilisait au centre le noyau destiné à former la
terre et que nous pouvons nous représenter comme une sorte de
masse boueuse, une partie de l'humide a dû rester entraînée dans le
tourbillon et former autour de la région terrestre une zone de
matière moins dense, qui est l'air, tandis que la sphère de flammes
venait se disposer autour d'elle « comme l'écorce autour de l'arbre ».
Sous l'action de la force centrifuge, la pression de l'air aura amené
la rupture de la sphère de flamme et donné naissance aux cercles
de feu entourés d'enveloppes d'air feutré qui forment les astres.
Le monde une fois doté de sa structure essentielle, l'action du
chaud sur l'humide se manifestant par l'intermédiaire du soleil
permet d'expliquer, conformément aux indications d'Aristote, les
phénomènes qui pour celui-ci relèvent encore de la météorologie :
la formation de la mer, la production des vents et de la pluie, et
les variations de la marche du soleil qui déterminent les saisons.
En préférant cette interprétation à celle, plus généralement
adoptée, de Burnet, nous nous opposons à la tendance qui porte
nombre d'historiens d'aujourd'hui à faire une place très large au
rôle de la météorologie dans la physique milésienne. Sans
cette influence, il importe de la voir là où elle est. Les textes
sont avec nous pour la circonscrire chez Anaximandre et pour
attester que la représentation archaïque de l'air n'impliquait pas
que sa formation fût jugée analogue à celle des météores ni dût,
surtout, se confondre avec elle, selon l'interprétation manifestement
insoutenable de Gilbert (!). Peut-être la distinction faite par
Empédocle entre l'air des régions supérieures du ciel (αίθήρ) et
l'air chargé de vapeurs qui avoisine la terre (υγρός αήρ) était-elle
déjà présentée à l'esprit des physiciens du vie siècle sans être
exprimée clairement.
Il importe de distinguer entre les sources expérimentales qui

(1) Cf. sürpä p. 81, n. i. Cette interprétation porte à l'extrême les tendances
latentes dans l'interprétation de Burnet.
&4 JEANNE CROISSANT

ont orienté l'imagination des premiers physiciens dans leur


du monde et l'esprit qui a présidé à, ces constructions. La
conception des corps célestes, chez Anaximandre, porte la trace
de l'observation météorologique. Cette analogie n'enlève rien au
caractère cosmologique de son système : les réalités structurelles
du monde sont nettement distinguées des phénomènes secondaires
auxquels appartiennent les météores et l'ordonnance du ciel prélude
en plus d'un point,comme on l'a noté,à l'astronomie pythagoricienne.
Les arguments nouveaux que nous apportons à l'interprétation
du processus cosmogonique qui est en substance celle de Teichmüller
et de Tannery renforcent ce caractère cosmologique de la physique
d'Anaximandre en faisant intervenir pour expliquer la structure
du monde un seul facteur de discrimination, le mouvement rota-
toire, qui ne doit rien à l'observation des météores.
Par la même occasion, ils mettent en évidence, et ceci est lié à
cela, le caractère quantitatif et mécaniste de conceptions où certains
ont cru déceler une inspiration qualitative et dynamiste. L'esprit
mécaniste de la conception du changement est clairement indiqué
d'ailleurs par Théophraste : « Anaximandre, dit-il, ne fait pas
résulter la génération d'un changement de la matière primordiale
(et le terme αλλοιονμένον nous permet de préciser : d'un
qualitatif) mais de la séparation des contraires sous l'effet
du mouvement éternel (*). En opposant ainsi Υεκκρισις à Y
ίωσ ι ς aristotélicienne, Théophraste écarte toute interprétation
dynamiste de la conception d'Anaximandre et il apporte une
confirmation formelle au sens qu'Aristote entendait donner à ce
même terme dans l'important passage de la Physique que nous
avons cité plus haut (2). Sens d'ailleurs suffisamment clair par
les seules ressources du texte d'Aristote : le rapprochement qu'il
établit entre Anaximandre et Empédocle ou Anaxagore n'est valable
que si Γεκκρισις qui détermine l'apparition des contraires est
chez le Milésien comme chez les physiciens du ve siècle un phénomène
de caractère mécanique (3). Entre les quelques termes par lesquels

(1) Théophraste dans Simplicius, Phys., 24, 13 s. (Diels, 12 A9) : ούτος ôè


ουκ άλλοίονμένον τον στοιχείου την γένεσιν ποιεί, αλλ'
άποκρινομένων των εναντίων δια της άϊδίου κινήσεως '
διό και τοις περί Άναξαγόραν τοϋτον ο 'Αριστοτέλης συνέταξεν.
(2) Supra, p. 70, η. 1.
(3) C'est en vain que Zeller (I, I6, p. 279, n. 1) essaie de sauver le sens dy-
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 85

Anaximandre paie sa dette envers l'âge précédent et l'esprit qui


se dégage des théories explicatives, le choix nous paraît s'imposer.
Se baser sur ces termes pour interpréter Υεκκρισις comme un
acte de création, un « Zeugunsakt » selon l'expression de Gilbert (*),
nous paraît le type même de l'explication verbale.
Parallèlement, le fait qu' Anaximandre présente les deux
fondamentaux sous la forme qualitative du chaud et du
froid ne doit pas nous masquer l'esprit quantitatif dans lequel il
tendait à résoudre le problème de la matière. L'opposition du
chaud et du froid se double, implicitement mais nécessairement,
de l'opposition du rare et du dense puisque c'est par la distribution
de la matière dans l'espace en fonction de sa densité que les
se différencient dans la masse cosmique. Ces deux couples se
doublent comme les conceptions explicatives doublent les notions
de sens commun qui sont à l'origine de leur élaboration. Quant aux
phénomènes secondaires qui résultent de l'action du chaud sur
l'humide, ils se ramènent au phénomène de l'évaporation qui n'est
rien d'autre qu'une modification dans la densité de la matière.
L'interprétation des phénomènes météorologiques fournit à ce
un ensemble de faits qui mettent bien en lumière les tendances
du système : tous sont ramenés à des variations de densité clans
l'atmosphère (2). Qu'il s'agisse donc du processus fondamental
qui a donné à une portion de l'Infini sa structure diversifiée ou
des phénomènes quotidiennement observables qui constituent la
vie du monde, c'est toujours la variabilité de densité de la matière
qui constitue le principe explicatif.

namiste qu'aurait le terme ά'εκκρισις dans la théorie d'Anaximandre en


qu'Aristote emploie parfois le terme dans des cas d'inhérence potentielle.
Il est bien évident que le terme άποκρινομένων est pris ici dans son sens
qu'il s'agisse d'Anaximandre, d'Empédocle ou d'Anaxagore. C'est
au texte toute portée de supposer que sur ce point fondamental la parenté
entre Anaximandre et les physiciens du ve siècle peut tout aussi bien être
lointaine. L'interprétation mécaniste de Ι'εκκρισις n'implique pas d'ailleurs
que le terme de mélange définisse d'une matière parfaitement adéquate la
matière originelle -d'Anaximandre. On peut accorder à Zeller l'essentiel de
sa critique de Ritter sans renoncer pour cela à une interprétation mécaniste de
la théorie.
(1) Gilbert, Die Meteorol. Theorien des Griech. Alt., p. 41.
(2) Cf. Diels, 12 A 24 (formation des vents), 12 A 23 (les orages et le
12 A 11 (les mêmes faits).
86 JEANNE CROISSANT

Principe d'esprit quantitatif, comme l'indique Aristote à propos


des physiciens qui ont expressément érigé en loi du devenir le
principe de condensation et de raréfaction (1), et qui chez Anaxi-
mandre s'affirme plus nettement encore comme tel par son
alliance avec une conception de la matière originelle que nous
sommes en mesure à présent de définir avec plus de précision.
Si les contraires nous apparaissent dans leur réalité profonde
comme des états de la matière dotés de densités différentes que le
mouvement rotatoire a discriminés et distribués dans l'espace, on
comprend ce qu'Anaximandre pouvait entendre par Υεκκρισις
qui les faisait naître d'une matière qui les contenait tout en étant
dépourvue de toute contrariété apparente. On comprend aussi
comment Aristote a pu désigner la matière originelle comme un
mélange et la rapprocher de conceptions qui, à des degrés divers,
avec des différences qu' Aristote ne songe pas à nier, ont toutes une
parenté avec l'ancienne représentation du Chaos. Si cette notion
de mélange est cependant dangereuse, c'est qu'elle éveille l'idée
d'une réunion de parties composantes dotées d'une réalité distincte.
En ce sens elle est à l'opposé de la pensée d'Anaximandre (2). Les
contraires n'arrivent à l'existence que sous l'effet du mouvement
discriminatoire. C'est au moment où se distinguent du plus dense
et du moins dense qu'apparaissent les caractères qualitatifs qui
permettent d'opposer le chaud au froid et ensuite le feu à l'air,
à la terre et à l'eau. Se trouvant sans différenciations
la matière était aussi sans contrariétés sensibles. Et cependant
l'idée de mélange surgit presque fatalement à l'esprit pour désigner
cette indifférenciation de la matière qui apparaît comme un état
moyen par rapport aux extrêmes de densité qui s'opposeront
dans le monde (3). Elle est appelée par le caractère quantitatif

(1) Aristote, Phys., 189 b 8 : άλλα πάντες γε το εν τοϋτο τοις εναν-


τίοις σχηματίζουσιν, οίον πυκνότητι και μανότητι, και τφ μάλλον
και ήττον, ταντα δ' εστίν δλως υπεροχή και ελλειψις, ώσπερ εϊρηται
πρότερον.
(2) Nous ne souscrivons donc ni à la vieille interprétation de Ritter, Gesch.
d. phil., trad. Tissot, 1835, t. I, p. 236, ni à celle, plus récente, de Heidel,
Change in Presocratic Philosophy, dans Archiv für Gesch. d. Philos.,
t. XIX, 1906, p. 344 s. quoique nous soyons pleinement d'accord avec
l'inspiration générale de cette étude si suggestive.
(3) Ce serait d'un semblable désir de préciser en fonction des problèmes qui
le préoccupaient la conception d'Anaximandre que relèverait aussi la définition
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 87

de la conception et par la nécessité de marquer que, tout


qu'il soit, l'Infini n'est pas une puissance dynamique capable
d'engendrer de rien les contraires. Mais cette nécessité ne pouvait
être sentie qu'à l'époque où l'analyse de la notion d'être avait rendu
claire l'opposition entre dynamisme et mécanisme et l'idée de
désigner l'Infini comme un mélange est aussi nécessairement

de la matière comme un intermédiaire entre les éléments (τι μεταξύ) si on


pouvait être certain, comme l'assurent les commentateurs, qu'en la formulant
Aristote pensait à Anaximandre. Cette « précision » nous intéresse
car elle confirme le point de vue auquel nous nous sommes placés
dans notre interprétation. Cette attribution, combattue par la plupart des
historiens, (cf. notamment Zeller, 1, 1, p. 294, n. 1), est défendue par Burnet,
Aurore, p. 58-59, qui remarque avec beaucoup de raison qu'on ne se rend pas
«plus coupable d'anachronisme en disant que Γ Illimité est «intermédiaire
entre les éléments » qu'en le disant « distinct des éléments » et qu' « en vérité,
du moment qu'on introduit les éléments dans la définition, la première forme
est, sous plusieurs rapports, la plus adéquate des deux ». Et il indique les
passages où Aristote « a tout l'air d'identifier Γ « intermédiaire » avec le «
» des éléments. Il reste néanmoins plus prudent, jusqu'à preuve du
contraire, de ne pas faire fond sur cette interprétation, si intéressante qu'elle
nous paraisse car nous nous trouvons dans un de ces cas où l'imprécision d'Aris-
tote est telle qu'elle rend caduque toute conclusion qu'on voudrait tirer de ces
textes. Alors que les textes de Phys. Ill (not. 203 a 16, 204 b 22, 205 a 25)
et du De Gen. Corr., 328 b 35s., 332a 20, paraissent légitimer l'attribution de la
définition à Anaximandre, nous avons dans Phys. II, 4, 187 a 12 s., une
nettement contradictoire : le conception d'une matière « intermédiaire
entre les éléments » est rattachée au groupe des théories monistes et opposée
ainsi à la position d'Anaximandre, définie 187 a 20 en même temps que celle
d'Empédocle et d'Anaxagore. C'est le moment de convenir que le témoignage
d'Aristote n'est pas toujours aussi rigoureux qu'on le souhaiterait et qu'il y
a dans ses renseignements historiques bien des obscurités irréductibles, dues
sans doute à la composition un peu lâche de ces traités d'enseignement. Il
est évident, au surplus, que l'indication dont il s'agit n'a pas de valeur
historique puisqu'elle présente l'intermédiaire sous trois formes
différentes : intermédiaire entre le feu et l'air, entre l'eau et l'air, entre l'eau
et le feu (cf. citations dans Burnet, Aurore, p. 58 n. 2), ce qui s'accorderait
d'ailleurs avec notre point de vue touchant le caractère « interprétatif » des
indications d'Aristote sur Anaximandre. D'autre part, quelle que soit
des variations de densité dans la physique d'Anaximandre, ce serait
déformer sa position que de l'assimiler à celle qui explique le devenir par la
loi de condensation — raréfaction. Nous aurons l'occasion d'y revenir et d'y
insister. Il y aurait donc dans cette interprétation de la théorie
si nous nous sentions autorisés à accepter cette attribution, trop de
confusion pour qu'elle nous apporte un appui réel.
88 JEANNE CROISSANT

étrangère à Anaximandre qu'elle venait naturellement à l'esprit


d'Aristote pour désigner une conception dont le défaut était à
ses yeux d'ignorer la notion de puissance.
Si maintenant l'on essaye de comprendre comment Anaximandre
a pu désigner d'un seul terme une matière qui se définit avec une
égale nécessité comme illimitation extensive et comme
interne, on est amené à préciser encore davantage. Il
faut trouver à ce terme la signification générale susceptible
les deux sens que nous dissocions parce qu'ils correspondent
à deux aspects différents de la fonction génératrice de l'Apeiron,
cette distinction s'aggravant du fait que l'indétermination paraît
définir la substance primordiale dans l'ordre de la qualité. Cette
unité générique du sens, c'est l'analyse sémantique qui nous la
donne. ^"Απειρον est ce qui n'a pas de πέρας, de limite (x).
L'absence de limite définit la matière primordiale au regard de son
extension totale mais tout autant des formes dérivées qu'elle
prend dans les Cosmoi et qui ne peuvent apparaître plusieurs,
différentes, qu'en s'opposant, c'est à dire en se limitant
Ramenés à leur valeur étymologique, nos termes français
d'illimité et d'indéterminé se rencontrent pareillement et ne se
distinguent que par la connotation qualitative que nous avons
conventionnellement ajoutée au second. Dans la judicieuse
qu'il a faite du livre de Tannery, en 1889, Natorp a très
marqué son accord avec ce que l'interprétation du grand
savant français avait de pénétrant, malgré le rejet injustifié de
l'infinitude spatiale de l'Apeiron. Indifférence qualitative,
extérieure et illimitation interne ressortissent chez
d'une même abstraction qui s'opère par le fait que les
différenciations qualitatives sont ramenées à des différenciations
spatiales. Tout ce que nous avons dit de la pensée d'Anaximandre,
en effet, aboutit à montrer qu'elle reste en deçà d'une distinction
claire de la qualité. Dans la mesure où celle-ci est solidaire de

(1) Dans son article sur le terme άπειρον (Pour l'hist. du mot άπειρον,
Mém. Scient., t. VII, p. 311 s.), Tannery cite l'emploi du terme άπειρος pour
désigner une bague sans chaton ; cet emploi est intéressant, en effet, parce qu'il
montre que l'absence de repère et l'infinité ne sont que deux aspects de la
même idée.
(2) P. Natorp, Zur Philos, und Wissenschaft d. Vorsokratiker, dans Philos.
Monatshefte, t. XXV, 1889, p. 208 s.
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 89

celle-là, Anaximandre n'a pas non plus une notion claire de la


quantité, mais c'est à des différences quantitatives qu'il tend à
ramener toute différenciation, faisant ainsi la preuve qu'une
mécanique du devenir qui considère le changement sous
sa forme la plus simple, le changement local, s'offre plus facilement
à des esprits qui font leurs premiers pas dans le monde des
rationnelles que la conception qualitative que la physique
moderne a dû détrôner pour revenir au mécanisme. Or si nous
considérons la distinction qui pour Anaximandre peut opposer le
dérivé au primitif sous sa forme la plus élémentaire, antérieure à
toute détermination qualitative ou même strictement quantitative,
mais s' apparentant à celle-ci par son caractère géométrique, nous
la trouvons dans cette signification originelle du terme άπειρον
comme ce qui n'offre aucune des limites-repères par où nous
pouvons distinguer du divers, en l'occurrence du plus ou du moins.
On peut rester sensible au halo poétique qui entoure la vision
d'Anaximandre (*) : sa postérité immédiate atteste que ce n'est pas
l'enrichir indûment que de la préciser comme nous le faisons.
Résultat d'un effort d'abstraction qui pour la première fois dépasse
à la fois les données de l'imagination mythique et celles du sens
commun, la conception d'Anaximandre s'exprime avec un
sinon une confusion, qui correspond à l'état naissant où se
trouvent alors les problèmes philosophiques. Plus exactement
même, les problèmes philosophiques ne sont pas encore posés et
c'est Anaximandre qui en réunit les premiers éléments par la
manière nouvelle et vraiment géniale dont il conçoit les problèmes
de la physique. Pour la première fois nous voyons le problème
de la matière se dégager du problème du devenir. Or ce problème
a beau être posé d'une manière embryonnaire encore, ses données
essentielles n'en sont pas moins fixées dès ce premier moment et
livrées à la pensée grecque à laquelle elles tracent sa voie. Et
dans ces données réside le germe de la pensée philosophique
dite, celle qui sur le vieux besoin humain d'expliquer le
monde greffera la réflexion sur l'être. Qui dit « monde », dit
pluralité et contrariété, différenciation quantitative et qualitative.
Ce sera la tâche de l'ontologie, de repenser sur le plan critique et

(1) Diels, Anaxim. von Milet, dans Neue Jahrb. f. Kl. Alt., 1923 ; A. Rivaud,
Le problèmeïlu devenir, Paris, 1906, p. 91. JoëL, Gesch. der Ant. Philos., p. 257.
90 JEANNE CROISSANT

par là de rectifier en les clarifiant les notions que la physique a été


la première à manier dans le concret et dans la confusion fatale
d'une pensée rationnelle à ses débuts. Chez Anaximandre, les
formes dérivées de l'être, quantité et qualité, ne sont pas conçues
clairement et in abstracto, mais une conception de leurs rapports
mutuels s'exprime, comme de leur relation avec la réalité primitive.
La relation entre l'Infini et les contraires obéit à deux principes.
Le premier est que « rien ne naît de rien » et la représentation du
Chaos montre de quelle manière absolue ce principe était appliqué
au premier âge de la pensée grecque. Le second est que les
par leur limitation et leur opposition, ne peuvent être une
réalité première dans un devenir infini. L'interprétation
et mécaniste du changement a permis à Anaximandre de
lever la contradiction latente de ces deux principes. Il n'empêche
qu'à la lumière d'une pensée critique plus évoluée ou qui simplement
jugeait Anaximandre, comme le fait toute pensée philosophique,
en fonction de ses propres problèmes, le Milésien devait paraître
hésiter entre le monisme et le pluralisme, comme il paraissait en
somme à Aristote reconnaître à la fois l'existence potentielle et
l'existence actuelle des contraires dans l'Infini.
La pensée d'Anaximandre répugne, en fait, à toute étiquette.
Une fois que sera posée, au ve siècle, la nécessité d'opter entre
monisme et pluralisme, c'est dans les physiques pluralistes que
nous retrouverons sa lointaine influence. Mais c'est son influence
immédiate qui nous intéresse ici, pas la lumière qu'elle porte sur
ce qu'avec Aristote on est convenu d'appeler le monisme ionien.
L'appellation, quand on l'applique à Anaximène, n'est pas inexacte
puisqu'avec celui qui fut le vulgarisateur de la physique milésienne
nous revenons à la conception d'une matière originelle
déterminée. Mais nous ne devons pas nous y tromper
à l'exemple d' Aristote qui, dans un passage de la Physique dont on
a justement signalé la confusion, oppose à Anaximandre, comme
s'il s'agissait de conceptions nettement différentes, les physiciens,
dont le type est Anaximène, qui expliquaient la formation du
divers par la condensation ou la raréfaction d'une matière
unique (}).

(1) II s'agit du passage (Phys., I, 4, 187 a 12 ss) que nous avons déjà utilisé
pour Anaximandre (supra, p. 70) Ώς ô' οι φυσικοί λέγονσι, δύο τρόποι
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 91

D'Anaximandre à Anaximène nous perdons l'idée géniale qu'une


matière étrangère aux réalités d'expérience peut seule fournir les
conditions d'intelligibilité de leurs qualifications. L'air infini nous
fait retomber d'un plan qui préludait à la métaphysique dans celui
de la tradition milésienne antérieure. Mais ce n'est là que la
rançon peut-être de ce que la pensée d'Anaximandre avait de
trop abstrait pour le cadre de la physique où elle se maintenait
forcément. La conception de la matière et du changement reste
dominée par l'esprit quantitatif et mécaniste, qui subsiste malgré
le glissement vers le qualitatif qu'Anaximène paraît faire subir
aux notions de son prédécesseur.
La dette d'Anaximène à l'égard d'Anaximandre est une vérité
banale de l'histoire de la philosophie. Mais son appréciation
dépend elle-même de l'interprétation de la pensée d'Anaximandre
et elle nous paraît se manifester d'une manière particulièrement
claire au regard des idées sur lesquelles nous avons insisté à propos
du grand Milésien.
Considérons d'abord la définition de la matière primordiale.
Le choix de l'air pour concrétiser l'Infini ne s'explique pas
par une réminiscence des théogonies. S'il est vrai que c'est
Anaximandre à qui pense Aristote quand il parle de physiciens
qui se représentaient la matière primordiale comme un intermédiaire
entre les éléments, Anaximène a obéi à un souci analogue
en faisant appel à celui des éléments qui correspondait
le mieux au caractère matériel de l'Infini : ce milieu indifférencié
d'où le tourbillon fait sortir du rare et du dense. L'air, invisible
à l'état normal à cause de l'égale répartition de sa substance (*),

είσίν. ΟΙ μέν γαρ sv ποιήσαντες το öv σώμα το ύποκείμενον ... ταλλα


γεννώσι πυκνότητι και μανότητι πολλά ποιονντες... Οι δ' εκ τον ενός
ενουσας τάς εναντιότητας εκκρίνεσθαι, ώσπερ Αναξίμανδρος φησι και
δσοι δ' ëv και πολλά φασιν είναι τά οντά. Bien caractéristiques de
traditionnelle, les sous-titres qui soulignent dans la traduction
de Carteron (Paris, Belles-Lettres, 1926, t. I, p. 36) la distinction établie par
Aristote. Le premier groupe est pour Carteron celui des Dynamistes, le
celui des Mécanistes.
(1) Diels, 12 A 7 (Hippolyte, Ref., 1, 7) : ... το δε είδος τον αέρος τοιον-
τον " όταν μεν ομαλότατος ff, όψει αδηλον, δηλοναθαι δε τω
ψνχρφ και τω θερμφ και τφ νοτερφ και τω κινουμένω ' κινεϊσθαι δέ
άεί. ου γαρ μεταβάλλειν δαα μεταβάλλει, ει μη κινοϊτο. πνκνούμενον
γαρ και άραιονμενον διάφορον φαίνεσθαι, etc.
92 JEANNE CROISSANT

visible seulement quand il se raréfie ou se condense, c'est, assez


curieusement, le parallèle concret, déchu de sa valeur quasi
de l'Apeiron vide à la fois de repères et de contrariétés
sensibles, qui se dessinent par sa distribution en zones plus ou
moins denses.
C'est la même relation qu'entretient la loi de condensation et
de raréfaction (*) avec la conception de la formation du divers
chez Anaximandre. Anaximène explicite pour la première fois le
principe qui régit le changement. Il progresse en clarté, du moins
en clarté d'exposition, par rapport à son prédécesseur, mais pas
plus qu'ailleurs il n'est ici créateur. La déviation de la conception
de la matière primordiale entraîne un glissement parallèle dans la
conception du processus de différenciation. Mais les principes
explicatifs sont à chercher tous chez Anaximandre et Aristote a
été plus avisé lorsqu'au lieu d'opposer les deux physiciens il a
reconnu le caractère quantitatif de la conception du changement
qu'exprime la loi de condensation et de raréfaction (2).
du mouvement cosmogonique se résout pour Anaximène
avec le même coefficient d'incertitude et les mêmes probabilités
que pour son prédécesseur, avec cette différence que les
de la matière étant expressément ramenées à ses
en densité et leur point de départ étant un état de densité
moyenne, il apparaît d'une manière particulièrement évidente que
l'action du chaud sur le froid ne peut en être le facteur déterminant,
comme le veulent les défenseurs du dynamisme milésien (3). Seul
peut intervenir efficacement un facteur qui agisse directement
sur la densité de la matière, comme le fait le mouvement tourbillon-
naire. Comme l'indique Heidel (4), les tourbillons de vent
fournir à Anaximène des analogies suggestives. C'est à la
suite seulement des variations de l'air en densité qu'apparaissent
les variations qualitatives du chaud et du froid. Comme chez
Anaximandre le couple qualitatif du chaud et du froid double le

(1) Diels, 13 A 5, 6, 7 etc.


(2) Aristote, Phys., 189 b 8 : texte cité supra, p. 86, n. 1. Cf. aussi ibid.,
187 a 16-17 ; Categ., 10 a 16 (ce dernier texte précise que la distinction du rare,
et du dense ressortit au changement local).
(3) cf. Gilbert, Op. cit., p. 52-56.
(4) Heidel, The Δίνη in Anaximenes and Anaximander, dans Class. Phil.
1906, p. 279.
MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 93

couple quantitatif du rare et du dense et nous savons, par un


texte précieux de Plutarque, qu'Artaximène avait formellement
assigné au couple qualitatif une valeur de réalité dérivée, ne laissant
ainsi aucun doute sur l'esprit quantitatif qui régissait sa conception
de la matière et du changement (1).
Qu'on insiste d'autre part sur le sort fait par Anaximène à l'idée
de la respiration du monde et sur les influences que peuvent avoir
eues sur le choix de l'air comme principe les embryons
psychologiques qui se font jour à la même époque (2), cela
n'enlève rien de sa portée à ce qui vient d'être dit. De même que
la présence chez Anaximandre de quelques expressions
à la même idée (3) (ou à la même métaphore) ne contredit en
rien le caractère mécaniste de ses théories physiques. C'est même la
caractéristique de ces premiers essais de système qu'ils expliquent
mécaniquement des faits dont par ailleurs ils nous donnent une
description encore apparentée à l'animisme. Heidel a noté
que dans les traités hippocratiques où il trouve à juste
titre consignées nombre de conceptions plus anciennes, en quelque
sorte traditionnelles, des processus physiologiques sont conçus en
termes de nature inanimée, incluant seulement des principes
(4). D'une manière toute semblable, nous voyons dans la
théogonie des Rhapsodes des facteurs de mouvement mécanique
intervenir dans l'explication des générations divines (5).
Quand on juge une théorie, on peut mettre l'accent soit sur ce
qui la relie aux conceptions antérieures, soit sur ce qui l'en distingue.
Il peut arriver que la dette d'un penseur soit plus considérable
que son apport. C'est le cas pour Anaximène. Ce ne l'est certes

(1) Dïels, 13 Bl (Plutarque, De primo frig., 7, 947 F) : ή καθάπερ Άναξι-


μένης ό παλαιός φετο, μήτε το ψνχρόν εν ουσία μήτε το θερμόν άπο-
λείπωμεν, άλλα πάθη κοινά της νλης επιγιγνόμενα ταϊς μεταβολαΐς '
το γαρ σνστελλόμενον αυτής καί πνκνούμενον ψνχρόν είναι φησι, το
δ' άραιόν και το χαλαρόν (οϋτω πως όνομάαας και τφ ρήματι) θερμόν.
όθεν ούκ άπεικότως λέγεσθαι το και θερμά τον ανθρωπον εκ του ατό-
ματος, και ψυχρά μεθιέναι etc.
(2) Cf. l'article d'ailleurs excellent de R. Mondolfo, Anaximenea, Rivista di
Fil. e d'Istr. Class., 1936, p. 1526 s.
(3) Mondolfo, art. cit., à propos des εκπνοιαι des astres.
(4) Heidel, Antecedents of Greek Corpusc. Theories, dans Harvard Studies,
1911, p. 135.
(5) Cf. supra, p. 79, n. 1.
94 JEANNE CROISSANT

pas pour Anaximandre ni pour la physique milésienne dans son


ensemble, comparée à ses sources théogoniques. Le seul
exact est celui qui établit justement la balance du doit et
de l'avoir, qui sait voir si les conceptions transmises s'intègrent
dans le noyau vivant et progressif de la doctrine et apprécie celle-ci
en fonction de ses éléments essentiels, qui sont aussi ses éléments
fécondants.

Vous aimerez peut-être aussi