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2023 18:55
Québec français
URI : https://id.erudit.org/iderudit/55678ac
Éditeur(s)
Les Publications Québec français
ISSN
0316-2052 (imprimé)
1923-5119 (numérique)
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L'engagement des
romanciers québécois
> > GILLES D O R I O N *
D
epuis la décennie 1940, au cours de laquelle elle avait des connotations sut- que se comparer à un funambule : « Écrire,
tout politiques et sociales, l'expression « écrivain engagé » s'est étendue ra- c'est marcher sur un fil. Il y faut toute l'at-
pidement dans des ramifications diverses, dont la plus importante, à mon tention et la concentration du funambule.
avis, se situe tout naturellement dans le domaine de l'écriture. Dans son essai intitulé Si créer c'est au fond agencet des éléments,
Qu'est-ce que la Uttérature ?, dans lequel il se demande « Qu'est-ce qu'écrite ? », « Pout- agencet c'est équilibrer. [...] L'écrivain
quoi éctire ?» et « Pour qui écrit-on ? », Jean-Paul Sartre, qui se croyait obligé de mettre s'écrit, il est non seulement un funambule,
entre guillemets le mot « engagé », avec son acception nouvelle, en explique la por- mais, comme l'araignée, il produit à mesure
tée : « L'éctivain "engagé" sait que la parole est action : il sait que dévoiler c'est changer le fil de son récit7 ». La formule « s'écrit »
et qu'on ne peut dévoiler qu'en projetant de changet' ». Précisant sa pensée, il en pro- mérite certes le rapprochement avec le
pose une définition qu'il veut opératoire : « Je dirai qu'un écrivain est engagé lorsqu'il « véctite » de François pour l'implication
tâche à prendre la conscience la plus lucide et la plus entière d'être embatqué, c'est-à- qu'elle suscite.
dire lotsqu'il fait passer pour lui et pout les autres l'engagement de la spontanéité au ré-
fléchi2 ». Il en découle que le principe de l'engagement repose sur une incontournable
subjectivité impliquant des prises de position qui débouchent sur des formes d'interven-
tion effectives. Nombreux sont les éctivains québécois qui ont pris parti, en patticuliet
à l'époque de la Révolution tranquille des années 1960, puis des décennies qui ont suivi,
groupés pour la plupart autout de Liberté et de Parti ptis et de sa revue, tels les André
Majot, André Brochu, Claude Jasmin, Paul Chamberland, Claude Maheu, Jacques
Renaud, Hubert Aquin, Laurent Girouard, Jacques Godbout, entre autres, sans exclure
les Roch Carrier, Victot-Lévy Beaulieu ou même Jacques Poulin. Cependant, je vais me
I un n cr à quatre romanciers aussi différents que les derniers nommés : Godbout, Carrier,
Beaulieu et Poulin. Et pout bien circonscrire mon sujet, je m'attacherai à trois domai-
nes où l'un ou l'autre se sont engagés, à savoir l'écriture, la langue, le socio-politique,
étant entendu d'entrée de jeu que ces trois domaines d'intervention s'interpénétrent et
se recoupent inévitablement dans la pratique quotidienne.
Salut Galarneau ! ( 1967) de Godbout fournit certes l'une des diverses prises de posi-
tion relatives au métier de l'éctivain. François Galarneau, malheureux en amour, floué La premiere phrase Sun
par son propre frère, écrivain en herbe qui noircit ses cahiers des résultats de son inspi-
ration, ne trouve comme exutoite à son inquiétude existentielle qu'un moyen somme
roman, c'est la liberie.
toute dérisoire : s'isoler du monde des hommes en élevant un mut autour de sa maison. La seconde découle de la
Cependant, le jout de son vingt-sixième anniversaire, il décide d'escalader le mur pour première. Puis l'écrivain
se remettre à vivre tout en écrivant : « Je sais bien que de deux choses l'une : ou tu vis,
ou tu écris. Moi je veux vécrire3 ». Ce mot a fait le tout des collèges et universités pour
construit sa cage el
caractétiset à la fois la prise de position de Galarneau et celle de Godbout. Celui-ci re- s'enferme avec le tigre.
prendra la même intetrogation dans son Journal 1981-1990, intitulé L'écrivain de pro-
vince : « Depuis quelques semaines déjà, j'annonce à la ronde que je vais bientôt me mettre
à écrire un roman. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que je gâte la journée de ceux que
j'aime puisque j'exige d'eux le silence et que je me retire du monde4 ». Précisant sa pen-
sée, il ajoute : « La première phrase d'un roman, c'est la liberté. La seconde découle de
la première. Puis l'écrivain construit sa cage et s'enferme avec le tigre5 ». Mais, en toute
L'écrivain de province. Journal 1981 -1990.
humilité, il avoue ne faire que des « propositions6 ». Alots que son petsonnage de Fran- Pans. Le Seuil. 1991. page 103.
çois, encagé, escalade le mur qu'il s'est bâti, Godbout, devant la page blanche, ne peut
saient beaucoup d'enfants29 », ce qui ré- inventet, encadrer, dynamiser ce nouvel 9 Jacques Poulin, Le vieux Chagrin, Montréal /Arles,
Leméac / Actes sud, 1989, chap. 6.
sume dans leur ensemble les préjugés de la état d'âme, en faire un état d'être ». Ce
10 Volkswagen blues, op. cit.. p. 46-51.
« race supérieure ». Il faut insistet ici sut le « nous », comment l'interprétet ? Dans
11 Le vieux Chagrin, op. cit., p. 62.
mode carnavalesque mettant en scène les quel clan se place Godbout ? La question
12 Idem.
villageois à l'occasion de la veillée au corps est posée, elle n'est pas clairement réso-
13 Victor-Lévy Beaulieu, Entre ta sainteté et le terro-
de l'un des leurs, avec ses excès, ses rires, lue31. risme, Montréal, VLB éditeur, 1984, p. 23 et suiv.
ses grivoiseries, ses dérisions, ses renverse- Il me faudrait, pour faire bonne me- 14 Ibid., p. 209 et suiv.
ments de situation, ses rabaissements, ses sure, décortiquer les nombreux articles à 15 Ibid., p. 466 et suiv.
vulgatités, bref avec tout ce qui constitue saveut politique qui sont rassemblés dans 16 Ibid., p. 180.
une fête populaire. Si le principal élément le recueil de Victor-Lévy Beaulieu, Entre 17 Ibid., p. 184.
de tabaissement n'a pas été compris par la sainteté et le terrorisme. Ce qui est incon- 18 Ibid., p. 466.
certains « exégètes », c'est qu'ils n'ont rien testable, c'est la valeut d'engagement et 19 Roch Carrier, Lo guerre, yes sir !, Montréal, Édi-
compris à l'esprit de carnaval qui détet- de conviction de cet éctivain démesuré, tions du Jour, 1968. p. 92.
mine toute fête populaire, c'est-à-diie celle qui choit dans la plus amère déception de- 20 Pierre Hébert, « La réception des romans de
qui se déroule dans la couche la plus hum- vant le projet avotté d'un Québec souve- Roch Carrier, au Québec et au Canada anglais, ou
le syndrome Krieghoff », dans Le roman contem-
ble de la société. rain. Sa profonde amertume s'exprime porain au Québec (1960-1985). Archives des let-
Godbout use, quant à lui, d'un procédé avec vigueur, désespoir et aigreur dans la tres canadiennes, p. 197-213.
qui en a étonné plusieurs, celui de l'allé- quatrième et dernière partie du recueil, in- 21 Roch Carrier, « Notes parallèles prises pendant
l'écriture du Cirque noir et qui ne sont pas vrai-
gorie politique d'un corps à deux têtes, qui titulée « Le têve québécois », qui com- ment importantes », dans Le cirque noir, Mon-
se rapproche jusqu'à un certain point, ose- prend dix-huit textes stigmatisant « le tréal / Paris, Stanké. 1982. p. 83.
tais-je ajouter, du carnavalesque. Un être pays équivoque ». 22 Ibid., p. 84.
à deux têtes, voyons donc, quelle invrai- J'aurais pu choisir d'étudier plusieurs 23 Roch Carrier, Une chaise. Montréal, Stanké, 1999,
semblance ! Invraisemblance ou pas, il autres écrivains pour répondre à la ques- p. 44.
faut savoir interpréter l'allégorie proposée tion : les éctivains québécois sont-ils en- 24 Entre la sainteté et le terrorisme, op. cit. p. 241.
par le romancier : un « corps », entendons gagés ? Le fait est indéniable, c'est oui ! 25 /bid., p. 83.
ici un pays, en l'occutrence le Canada, J'aurais pu développer mon sujet autout de 26 Ibid., p. 231.
ayant deux têtes, pariant deux langues dis- la question féministe. Les exemples 27 Ibid., p. 252.
tinctes, l'anglais et le français, soit les pro- n'auiaient absolument pas manqué. 28 Ibid., p. 305-312. Article repris de la revue Alain-
tenant, mars 1974.
vinces anglaises sous la gouverne du par- J'aurais pu m'attaquer à la vogue extraor-
29 Lo guerre, yes sir , op. cit, p. 90-91.
lement fédéral, soit le Québec, dirigé par dinaire des romans histotiques, genre ni
30 L'écrivain de province, op. cit, p. 34.
un gouvernement provincial. L'opération fortuit ni innocent, où les éctivains qué-
31 Ibid., p. 291.
étant devenue nécessaite est décrétée par bécois font montre d'une subjectivité cer-