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A quoi sert la littérature?

Question à peu près aussi difficile, et sans doute aussi insoluble, que qu’est-ce
que la littérature ?

Pour savoir à quoi elle sert, encore faudrait-il savoir un peu mieux ce qu’elle est.
Reste que cette vieille question est aujourd’hui d’une brûlante actualité : les
propos du Président de la République sur La Princesse de Clèves, et plus
généralement le contenu des réformes de l’université et des concours
d’enseignement laissent entendre que cette vieillerie que l’on est convenu
d’appeler littérature ne sert pas à grand-chose, sinon, au mieux, de décorum
culturel, au pire, de moyen de distinction sociale. Soit elle est inutile et obsolète,
non professionnalisante, soit elle sert l’injustice. C’est un élément de la culture
bourgeoise. Ceux qui font profession d’écrire, d’enseigner la littérature, de se
consacrer à la recherche littéraire en éprouvent parfois un sentiment de
culpabilité. Sont-ils des survivances d’une époque disparue ? Des bibelots de
luxe qu’une société en crise n’a plus les moyens de s’offrir ? Et après tout, que
cherchent-ils ? A quoi servent tous ces vieux bouquins ? A ceux qui
s’interrogent, souvent de bonne foi, sur leur utilité, il leur faut répondre, et
répondre aussi clairement que possible à cette question complexe. J’aimerais
proposer ici, en deux parties, une réflexion sur ce sujet. Je retranscris une
conférence improvisée prononcée il y a quelques jours à l’université Paris III-
Sorbonne nouvelle, à l’invitation du professeur Tortonese, en grève, à la place de
son cours ordinaire.   

Après tout, il est bien possible que la littérature ne serve à rien, en effet. Pour les
partisans de l’art pour l’art, au XIXe siècle, il lui suffisait de se contenter d’être
belle. La beauté se refusait à toute utilité. A propos d’utilité, Théophile Gautier
écrivait ceci, dans la préface de Mademoiselle de Maupin :

Je sais qu'il y en a qui préfèrent les moulins aux églises, et le pain du corps à celui de
l'âme. A ceux-là, je n'ai rien à leur dire. Ils méritent d'être économistes dans ce monde, et
aussi dans l'autre. Y a-t-il quelque chose d'absolument utile sur cette terre et dans cette vie
où nous sommes ? D'abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous
vivions.  […] Ensuite, l'utilité de notre existence admise a priori, quelles sont les choses
réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour,
c'est tout ce qu'il faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot.  […] Rien
de ce qui est beau n'est indispensable à la vie. - On supprimerait les fleurs, le monde n'en
souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu'il n'y eût plus de fleurs ? Je
renoncerais plutôt aux pommes de terre qu'aux roses, et je crois qu'il n'y a qu'un utilitaire
au monde capable d'arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. A quoi
sert la beauté des femmes ? Pourvu qu'une femme soit médicalement bien conformée, en
état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. A quoi bon
la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et
Michel-Ange à l'inventeur de la moutarde blanche ? Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne
peut servir à rien ;   […] L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines.  
Toute beauté est superflue a priori, celle de la littérature comme celle de la
peinture, de la musique. La beauté de la nature est superflue. Il nous est très
utile de transformer l’ensemble de la planète en un mélange d’usines,
d’autoroutes, de champs de patates et de plantations de sapins calibrés. Mais
comme un enfant privé de caresses meurt presque aussi sûrement qu’un enfant
qu’on ne nourrit pas, une société sans art, une société qui se prive du beau
risque de ne pas survivre bien longtemps. Les hommes se nourrissent de beauté.
C’est en elle qu’ils trouvent le goût de vivre. La beauté d’un poème peut donner
souffle à l’esprit qui étouffe.

Au-delà, la littérature a au moins fonction de témoignage. L’histoire reconstitue a


posteriori la vie des hommes du passé. La littérature les met en scène, de manière
vivante, avec leurs douleurs, leurs questions, leurs conflits. Elle est leur
mémoire. La connaissance du passé et du présent, telle que la littérature la
conserve, ne passe pas seulement pas le biais de l’intellect, mais aussi par celui
de l’affect. C’est en cela qu’elle nous atteint plus profondément que la
connaissance plus théorique, en cela qu’elle nous appartient et nous
constitue. Le savoir littéraire ne nous demeure pas extérieur. Il atteint l’ensemble
de notre espace mental et de notre individualité. Il nous engage.

Le texte littéraire montre, concrètement, le travail des représentations, la


confrontation des idéaux et des réalités sociales. Germinal est infiniment plus
important pour la mémoire ouvrière en France que n’importe quel ouvrage
historique. Comme l’écrit Thomas Pavel dans La Pensée du roman, « le roman est le
premier genre à s’interroger sur la genèse de l’individu et sur l’instauration de
l’ordre commun. Il pose surtout, et avec une acuité inégalée, la question
axiologique qui consiste à savoir si l’idéal moral fait partie de l’ordre du monde ».

La littérature ne se contente pas de nous représenter, elle nous change.


L’individu occidental tel qu’il est, tel qu’il se veut, tel qu’il règne en ce début du
XXIe siècle est le produit d’un long travail littéraire, celui qui a été effectué par la
Renaissance, le roman du XVIIIe siècle, l’oeuvre de Rousseau et le Romantisme.
Ce moi auquel j’attache tant d’importance, cette liberté que j’entends exercer sont
en grande partie des productions littéraires. Nos représentations nous
façonnent. Est-il utile que quelque chose comme l’individu, avec ses droits et ses
prérogatives, ait accédé à la conscience et à l’existence ? Pas nécessairement.
Mais si nous ne renonçons pas facilement à notre moi, pourquoi nous semble-t-il
si simple de renoncer à la littérature ?  

La littérature nous donne accès à l’autre. Dans la vie dite « réelle », il nous reste
étranger. Comment, sinon par le roman ou l’autobiographie, pénétrer l’intimité
d’un paysan du XIXe siècle, d’une jeune anglaise du XVIIIe siècle, d’un soldat
russe, d’un cheminot américain, d’une reine de l’antiquité égyptienne, d’un noble
romain, d’un samouraï, d’un esclave noir, d’un dictateur sud-américain, d’une
domestique normande, d’un handicapé mental ? La littérature nous permet de
voir par leurs yeux, de sentir avec eux, de multiplier nos vies et nos expériences,
de relativiser ce que nous sommes et de nous ouvrir à l’empathie. Dans Du côté
de chez Swann, Françoise, la cuisinière de la tante du narrateur,  est secondée par
une fille de cuisine, une pauvre souillon qui tombe enceinte. La grossesse se
passe mal, la pauvre fille est affligée d’affreuses douleurs. Françoise, indifférente,
la rudoie, jusqu’à ce qu’elle tombe sur un ouvrage de médecine où sont décrites
en détail ses souffrances. Et Françoise, qui n’avait pas pleuré sur la fille réelle,
pleure sur les mots inscrits sur le papier. Il faut voir là une allégorie des
pouvoirs de la littérature : L’autre nous est un obstacle à lui-même. Face à lui,
nous demeurons tout armés. La littérature écarte cet obstacle. En elle, nous
sommes déjà lui. Ainsi, de même que la littérature a permis l’assomption de
l’individu, c’est elle qui l’empêche de s’enfermer dans sa solitude, dans sa classe,
dans son lieu, dans son époque, dans sa culture. C’est par elle que
communiquent la singularité et l’universalité. La transmettre, l’enseigner, c’est
entretenir le lien essentiel qui permet aux sociétés de maintenir l’équilibre entre
individualité et intersubjectivité.

Reste qu’il y a, dans la littérature, singulièrement depuis la fin du XVIIIe siècle,


une fascination pour le mal et l’horreur, un refus du social, une fascination pour
l’inhumain. A qui ou à quoi tout cela pourrait-il bien être utile ? Si la littérature
nous entraîne dans les territoires de l’asocial et de l’inhumain, il est absurde de
vouloir à tout prix lui conserver un caractère institutionnel. Avant le XIXe siècle,
on considérait couramment que la littérature avait une utilité morale ou
didactique. Elle servait à corriger par l’exemple, à instruire, à transmettre
certaines valeurs. Nous n’en sommes plus là, et l’on pourrait difficilement
soutenir que Sade ou Céline transmettent des valeurs morales.

Pourtant, Sade, Bataille, Céline sont de très grands écrivains. Pourtant, on les
étudie, au lycée, à l’université. Et on a raison. Eux seuls permettent de saisir, de
l’intérieur, cette part d’inhumanité qui habite l’homme. Eux seuls nous
confrontent aux limites de l’humain. Eux seuls posent, dans toute sa violence, la
question du mal. Alors, oui, dans des genres et selon des démarches très
différentes,  Le Sabbat de Maurice Sachs, Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Là-
bas de Huysmans, Les Nuits chaudes du cap français de Rebell, nous rappellent que
l’abjection, la cruauté, la lâcheté ne nous sont pas étrangères, qu’elles peuvent
même être objets de désir. Ne pas se poser ses questions, refuser l’idée que
l’inhumanité nous appartient, s’en détourner, c’est lui donner toutes chances de
s’accroître. Voilà à quoi elle peut servir, la littérature, et ce n’est pas rien.

Mais, à mon sens, ce n’est pas encore ce qui fait de la littérature une nécessité
vitale. Nous sommes pétris de mots. Notre vie même est le récit que nous en
faisons. Nous nous racontons notre propre histoire. Nous nous mentons, nous
fabriquons des châteaux d’illusions. Un texte littéraire n’est pas seulement, n’est
pas toujours un échafaudage verbal qui nous emmènerait bien loin de la réalité.
Il peut aussi nous y ramener, trouver les mots et les représentations qui nous
permettront de lutter contre les idées toutes faites, les complaisances,
l’inattention à nous-mêmes. Car nous ne sommes pas à nous-mêmes. Devant ce
que nous sommes, nous demeurons distraits, craintifs, oublieux, dispersés. La
littérature nous ramène à nous, elle nous oblige à nous confronter à cette réalité
avec laquelle nous avons tant de difficultés. C’est en ce sens que Proust a pu
écrire que « la seule vie réellement vécue, c’est la littérature ». Non pas dans le
sens d’un refus de la vie, mais d’un approfondissement de celle-ci. Considérée
ainsi, la littérature ne nous détourne pas de l’expérience, elle la rend possible,
elle lui donne sa place et sa résonance.  
On a pu dire, et Umberto Eco l’a rappelé, que l’amour était un produit de la
littérature. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il est vécu dans une imitation
superficielle de modèles culturels, mais que les représentations littéraires
éveillent de nouvelles dimensions de la sensibilité. Les Minnesänger
germaniques, les troubadours, Pétrarque, Maurice Scève, Mme de Lafayette avec
La Princesse de Clèves, Goethe avec Les souffrances du jeune Werther, en inventeurs de
l’amour, fabriquent de la complexité humaine. La culture, et singulièrement la
littérature, est une humanisation.

La littérature, entendue comme retour au réel dans sa complexité, élargissement


du champ du sensible, éclaircissement et possibilité de l’expérience, pour autant
que l’écrivain se consacre bel et bien à ces tâches, est plus essentielle
aujourd’hui que jamais. Jamais, en effet, nous n’avons autant baigné dans les
mots et les images. Jamais nous n’avons été à ce point menacés par la
déréalisation. Jamais nous n’avons été si constamment bombardés de
stéréotypes, de slogans, de clichés, de phrases préfabriquées, d’automatismes
verbaux, d’images commerciales, de représentations réductrices. Bien des
écrivains s’y perdent, qui deviennent de simples auxiliaires du bavardage
médiatique. A la littérature de nous restituer la réalité, à la fois dans sa brutalité
et sa complexité. De se faire langage de résistance.   

A quoi elle sert ? A rien, on l’a vu. En tous cas rien d’immédiatement rentable.
Pourtant, elle a fait en partie ce que nous sommes devenus. Elle donne
intimement accès à l’autre, élargit le champ de la connaissance et la profondeur
de l’expérience. Ça ne se pèse pas, ça ne se monnaye pas, mais c’est essentiel.
On comprend que les beaux discours sur l’inutilité de la littérature dans les
concours, l’urgence de ne délivrer que des formations professionnalisantes,
limitées aux étroites techniques d’un métier, puissent séduire ceux qui veulent
rentrer dans la vie active. Et puis, vingt-cinq ans après, on voit revenir à
l’université des quinquagénaires, tout heureux de se plonger dans les études des
lettres, passionnés par les cours. Ils ont compris qu’on ne vit pas seulement
pour visser le boulon et payer les traites de la 306. Que tout homme désire
tenter d’aller plus loin que lui-même, d’approfondir ce qu’il est, de trouver sa
respiration dans l’étroitesse des vies programmées par les nécessités
économiques. Ils se plongent avec délices dans l’inutile. Inutile, vraiment ? Je
parierais que les gens qui se cultivent, et pour qui la culture est un
élargissement des dimensions de l’être, sont aussi d’excellents professionnels.

Je ne prétends pas que cette courte liste, en deux parties, relevant quelques
aspects de ce que peut la littérature, depuis le seul plaisir esthétique jusqu’à
l’humanisation et la lutte contre la déréalisation, soit exhaustive. Il s’agit ici de
quelques manières possibles de répondre à la question : « à quoi ça sert ? ». Quoi
qu’il en soit, il me paraît clair qu’une société fondée sur le pur utilitarisme,
l’intérêt à court terme, perd sa raison d’être.

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