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Au chapitre II de La Curée, publiée par Emile Zola en 1872, un retour en arrière présente
un moment charnière de la vie du héros, Saccard. Il sera l'un des acteurs de La Curée, flambée
de spéculation qui déchaînent les appétits lors des grands travaux d'Haussmann. Dans ce
passage, qui débute comme une scène de genre, Paris est vu comme un paysage
impressionniste puis se métamorphose sous le regard de Saccard en lieu d'argent et de plaisir
qui impose la vision de l'avenir.
Lecture
Deux mois avant la mort d'Angèle, il l'avait menée, un dimanche, aux buttes Montmartre.
La pauvre femme adorait manger au restaurant ; elle était heureuse, lorsque, après une longue
promenade, il l'attablait dans quelque cabaret de la banlieue. Ce jour-là, ils dînèrent au
sommet des buttes, dans un restaurant dont les fenêtres s'ouvraient sur Paris, sur cet océan de
maisons aux toits bleuâtres, pareils à des flots pressés emplissant l'immense horizon. Leur
table était placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des toits de Paris égaya Saccard. Au
dessert, il fit apporter une bouteille de bourgogne.
Il souriait à l'espace, il était d'une galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement,
redescendaient toujours sur cette mer vivante et pullulante, d'où sortait la voix profonde des
foules. On était à l'automne ; la ville, sous le grand ciel pâle, s'alanguissait, d'un gris doux et
tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars
nageant sur un lac ; le soleil se couchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fonds
s'emplissaient d'une brume légère, une poussière d'or, une rosée d'or tombait sur la rive droite
de la ville, du côté de la Madeleine et des Tuileries. C'était comme le coin enchanté d'une cité
des Mille et une Nuits, aux arbres d'émeraude, aux toits de saphir, aux girouettes de rubis. Il
vint un moment où le rayon qui glissait entre deux nuages fut si resplendissant, que les
maisons semblèrent flamber et se fondre comme un lingot d'or dans un creuset.
- Oh ! vois, dit Saccard, avec un rire d'enfant, il pleut des pièces de vingt francs dans Paris !
Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces-là de n'être pas faciles à ramasser.
Mais son mari s'était levé, et, s'accoudant sur la rampe de la fenêtre :
- C'est la colonne Vendôme, n'est-ce pas, qui brille là-bas ?... Ici, plus à droite, voilà la
Madeleine... Un beau quartier, où il y a beaucoup à faire... Ah ! cette fois, tout va brûler !
Vois-tu ?... On dirait que le quartier bout dans l'alambic de quelque chimiste.
Etude
1. Un dimanche en banlieue
Angèle est un personnage effacé : une " pauvre femme " facile à contenter qui ne reparaîtra
pas plus dans le roman. Zola ne prend pas la peine de la faire discourir au style direct, ce qui
la place un peu en retrait par rapport à Saccard. Saccard a à son égard une tendresse un peu
condescendante.
Saccard, lui, apparaît comme quelqu'un qui prend des initiatives, il est actif (" il l'avait
menée ", " il l'attablait ", " il se lève ") et s'exprime au style direct. C'est un enthousiaste qui
aime communiquer, il rit, il apostrophe Angèle (" Oh ! vois ", " Vois-tu ? "). Il se montre avec
Angèle d'une " galanterie inusitée ". On trouve dans cet extrait un vocabulaire de la sensualité.
Saccard aime le plaisir, le vin, la galanterie, les femmes (" tendre ", " amoureusement ", "
égaya " -> connotation à la gaillardise). Cependant, il est ingénu et aime le merveilleux des
contes de fées. Il voit Paris comme une ville des milles et unes nuits. Féerie. Le narrateur
interprète les visions de Saccard, qui n'a pas cette culture. Toutes ses qualités du perso
motivent son examen de Paris. La description est faite de son point de vue et reflète sa vision
du monde. C'est un héros caractérisé par son appétit et son énergie.
Ce qui frappe tout d'abord, c'est la taille de cette grande métropole. La métaphore filée de
l'océan traduit l'immensité, le mouvement, le bruit, la vie. L'ampleur de la troisième phrase est
également un procédé qui traduit l'immensité. L'ampleur des phrases est une caractéristique
du style impressionniste et le regard de Saccard est un regard de peintre.
2. Un regard de peintre
Le regard de Saccard, relayé par celui du narrateur, est un regard de peintre (l'une des
caractéristiques du roman naturaliste est la confusion entre la voix du personnage et celle du
narrateur -> cf. scène du dîner de l'Assommoir). La description de Paris commence par une
vue d'ensemble. (" Cet océan de maisons aux toits bleuâtres ", " gris doux et tendre ").
Saccard voit des plans successifs, comme s'il regardait un tableau. Au premier plan, les toits
bleuâtres, au second plan, les monuments de la rive droite (colonne Vendôme, Madeleine), au
troisième plan, " les fonds " (terme appartenant au vocabulaire de la peinture). Les peintres
impressionnistes aiment l'automne. On trouve dans cet extrait beaucoup de notations de
couleurs (" bleuâtres ", " verdure sombre ", " poussière d'or ", " émeraude, saphir, rubis ") et
de lumières (taches sombres des arbres, " resplendissants ", " briller ", " flamber "). Saccard
est sensible aux formes (" larges feuilles de nénuphars "), on voit des masses. L'atmosphère
est brumeuse de l'automne, trouée de jeux de lumière, donnent une impression de nuances :
c'est la saison de la mobilité.
3. L'éclairage du crépuscule
1. Une ville-femme
Saccard étend ses désirs à Paris qu'il voit comme une femme (" il souriait à l'espace ", "
galanterie ", il caresse Paris du regard " ses regards ", " amoureusement "). Il est égayé parce
ce spectacle de café-concert sous l'influence du Bourgogne. Saccard révèle, suggère le thème
de la débauche, lié dans le roman à celui de l'argent. La ville, sous le regard de Saccard,
apparaît comme une femme selon les stéréotypes féminins en vigueur à l'époque, une femme
passive et sensuelle : " La ville, sous le grand ciel pâle, s'alanguissait d'un gris doux et tendre
" (l.15). L'adjectif " tendre " a une connotation affective et personnalise Paris. La phrase est
coupée par des virgules et son rythme languide renforce cette impression. Les allitérations en
" L " ralentissent le rythme (" ville ", " ciel ", alanguissant ").
On note cette récurrence dans tous les termes ayant une connotation financière : "
émeraude, saphir, rubis ", " lingot d'or ", " rosée d'or ", " pièces de vingt francs ". Leur
répétition renforce l'impression que ce thème est important : " poussière, rosée, lingot d'or ".
L'immensité de la fortune à faire que voit le regard prophétique de Saccard est sensible dans
des termes comme " beaucoup ", " tout " et dans la métaphore " une pluie d'or ". La
métamorphose sous le regard de Saccard s'effectue au moyen de comparant (" On dirait que le
quartier bout dans l'alambic de quelques chimistes ", " comme un lingot d'or dans un creuset
") et de métaphores (" de toits de rubis ").
3. L'image de l'alchimiste
Le texte aboutit à cette image, c'est le sommet de cet extrait. Haussmann est implicitement
présenté comme l'alchimiste, celui qui va transformer un quartier ordinaire en un quartier
riche. La lumière du soleil couchant qui fait resplendir les immeubles, cette lumière est le feu
de l'alchimiste sous le regard de Saccard : " fondre ", " flamber ", " creuset ", " brûler ", "
bouillir ". C'est de façon symbolique que ce rayon tombe sur la rive droite de la scène.
Conclusion