Vous êtes sur la page 1sur 1

Dans le contentement même [que l’homme] éprouve à se croire pur, l'arrière-pensée impure,

la complaisance diabolique l'ont déjà devancé. L'intention coupable ou suspecte est toujours
« prévenante » : rien que le temps de dire le monosyllabe Pur, le temps seulement d'y penser,
le temps d'un murmure mental, — et il n'y a plus d'innocent : il n'y a qu'un égoïste fort
ordinaire et une grosse bonne conscience un peu trop satisfaite. Tous les hommes ont voulu
une fois recommencer un heureux commencement, et l'ont gâté en le délayant ou en s'imitant
eux-mêmes ; le cœur n'y est plus, quelque chose nous chuchote que le souci de notre
réputation est seul en cause, car la seule intention de pérenniser la première intuition et
l'inspiration initiale, cette intention est déjà trouble et de mauvais aloi. Ce qui est vrai de
l'initiative et de l'invention en général n'est pas moins vrai de la spontanéité généreuse : qui
n'a cherché à exploiter, professer ou prolonger un premier mouvement ? qui n'a détérioré et
automatisé le bon mouvement en insistant ou pesant trop indiscrètement sur lui ? […] Car
aucune bonne volonté ne roule jamais toute seule ni ne vit de ses rentes... Quand il s'agit d'une
excellence aussi éphémère, aussi instable que la fine pointe de l'héroïsme ou de la sainteté,
quand la perfection, à peine atteinte, vire aussitôt en son contraire, toute prétention à la
pérennité est plus ou moins un péché d'angélisme et un délire de grandeur, une domiciliation
dans l'imaginaire pureté de la belle-âme. […] La candeur n'est pas plus tôt retrouvée qu'elle
est déjà reperdue, nul ne pouvant, sans ridicule, se prétendre domicilié dans l'innocence. La
seule idée de cette installation sur la cime de la simplicité suprême n'est-elle pas déjà une
imposture et une pitoyable charlatanerie ?
V. JANKELEVITCH, Le Pur et l’impur (1960)

Vous aimerez peut-être aussi