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possible de connaître la vérité. Dans tous les cas, il y a un intérêt à étouffer les faits.

Mais ce
n'est pas là un intérêt légitime.
GAUS : Dans le doute, vous préféreriez la vérité.
ARENDT : Je dirais plutôt cette impartialité – qui est venue au monde quand Homère...
GAUS : Pour les vaincus aussi. . .
ARENDT : Exactement !
Wenn des Liedes Stimmen schweigen
Von dem übenwundnen Mann,
So will ich fiir Hectorn zeugen1 ...
N'est-ce pas justice ? Voilà ce qu'a fait Homère. Puis est venu Hérodote, qui a parlé des «
grands exploits des Grecs et des barbares ». Toute la science est issue de cet esprit, même la
science moderne, et celle de l'histoire aussi. Si quelqu'un est incapable de cette impartialité
sous prétexte qu'il aime tellement son peuple qu'il lui rend en permanence un hommage
flatteur alors, on ne peut rien y faire. Je ne crois pas que les gens de cette espèce soient des
patriotes.
GAUS : Dans l'une de vos œuvres les plus importantes, La Condition de l'homme moderne,
vous en arrivez à la conclusion que la période moderne a perdu le sens de ce qui concerne tout
le monde, c'est-à-dire le sens de l'importance première du politique. Vous désignez comme
des phénomènes sociaux modernes le déracinement et la solitude des masses, et le triomphe
d'un type d'être humain qui trouve sa satisfaction dans un pur processus de travail et de
consommation. J'ai deux questions à ce propos. D'abord, dans quelle mesure ce type de
connaissance philosophique dépend-elle d'une expérience personnelle qui met en branle le
processus de pensée ?
ARENDT : Je ne crois pas qu'aucun processus de pensée soit possible en l'absence d'une
expérience personnelle. Chaque pensée est une pensée après coup, c'est-à-dire une réflexion
sur une question ou un événement quelconque. Vous n'êtes pas d'accord ? Je vis dans le
monde moderne, et mon expérience est bien sûr dans et du monde moderne. Voilà au moins
qui n'est pas sujet à controverse. Mais la question de se borner à travailler et consommer est
d'une importance cruciale pour la raison qu'une sorte d'absence au monde se manifeste ici
aussi. Plus personne ne s'inquiète de savoir à quoi ressemble le monde.
GAUS : « Monde » toujours compris comme l'espace où la politique peut prendre naissance.
ARENDT : Je comprends ce mot désormais en un sens plus vaste, comme l'espace où les
choses deviennent publiques, l'espace où l'on vit et qui doit avoir l'air présentable. Vous vous
rappelez que Kennedy a tenté d'élargir l'espace public de façon décisive en invitant des poètes
et d'autres bohèmes à la Maison-Blanche. Pour qu'ils puissent tous appartenir à cet espace.
Mais dans le travail et la consommation, l'homme est entièrement renvoyé à lui-même.
GAUS : Au biologique.
ARENDT : Au biologique, et à lui-même. Et c'est là qu'apparaît le lien avec la solitude. Le
travail suscite une solitude particulière. Je ne peux pas développer ce point ici, parce que cela
nous conduirait trop loin. Mais cette solitude consiste à être renvoyé à soi-même ; c'est un état

1
« Puisque nul ne parle de celui qui a été vaincu, [...] moi je parlerai pour Hector... », vers du poème La Fête de la
victoire, de Friedrich Schiller, 1803 (N.d.T.).

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de choses où la consommation prend en quelque sorte la place de toutes les activités qui
impliquent de vraies relations.
GAUS : Une seconde question à ce propos : dans La Condition de l'homme moderne, vous en
arrivez à la conclusion que les « expériences réellement orientées vers le monde » par quoi
vous entendez des aperçus et des expériences ayant la plus haute portée politique — «
s'éloignent de plus en plus de l'horizon de l'expérience de la vie humaine ordinaire ». Qu'est-
ce que cela signifie en termes de politique pratique, selon vous ? Dans quelle mesure une
forme de gouvernement fondée, théoriquement du moins, sur la responsabilité commune de
tous les citoyens, devient-elle une fiction dans ces circonstances ?
ARENDT : Je veux préciser un peu ce point. Vous voyez, cette incapacité à s'orienter dans le
réel ne s'applique pas qu'aux masses, mais aussi à toutes les autres couches de la société. Je
dirais même à l'homme d'Etat. L'homme d'Etat est entouré, quasiment encerclé, d'une armée
d'experts. De sorte qu'à présent, la question de l'action se décide entre lui et les experts.
L'homme d'Etat doit prendre la décision finale. Il ne peut guère le faire de façon réaliste,
puisqu'il ne peut pas tout connaître par lui-même. Il doit donc prendre l'avis d'experts — et
d'experts qui par principe doivent toujours se contredire les uns les autres. Chaque homme
d'État raisonnable convoque des experts ayant des points de vue différents. Parce qu'il doit
considérer la question sous tous ses aspects, n'est-ce pas ? Les experts se soumettent à son
jugement. Et ce jugement est un processus extrêmement mystérieux d'où doit surgir le sens
commun. En ce qui concerne les masses, je dirai ceci : chaque fois que des hommes se
rassemblent, quel que soit leur nombre, des intérêts publics entrent en jeu.
GAUS : Toujours.
ARENDT : Et le domaine public se constitue. On voit cela très clairement en Amérique, Où il
existe encore des associations spontanées destinées ensuite à se dissoudre — le genre
d'associations que décrivait Tocqueville. Une question publique donnée intéresse un groupe
spécifique, les gens d'un même quartier, voire d'une seule maison — ou une seule ville, ou un
groupe d'une nature quelconque. Ces gens vont alors se rassembler, et ils sont parfaitement
capables d'agir publiquement sur ces questions parce qu'ils en ont une vue d'ensemble. Ce que
désigne votre question ne s'applique qu'aux grandes décisions au plus haut niveau. Et croyez-
moi, la différence entre l'homme d'État et l'homme de la rue n'est en principe pas si grande.
GAUS : Madame Arendt, vous avez poursuivi avec Karl Jaspers, votre ancien professeur, un
dialogue continu2. En quoi, selon vous, le Pr Jaspers vous a-t-il le plus influencée ?
ARENDT : Eh bien, chaque fois que Jaspers prend la parole, tout devient lumineux. Il y a
dans son discours une absence de réserve, une confiance, une sûreté que je n'ai trouvées chez
personne d'autre. J'en ai été impressionnée dès mon plus jeune âge. En outre, il a une
conception de la liberté liée à la raison qui m'était totalement étrangère quand je suis arrivée à
Heidelberg. Je ne connaissais rien là-dessus, même si j'avais lu Kant. J'ai vu cette raison en
action, pour ainsi dire. Et en quelque sorte puisque j'ai grandi sans père — cela m'a éduquée.
Je ne veux pas le rendre responsable de mes positions, Dieu m'en garde, mais si quelqu'un a
réussi à instiller en moi un peu de bon sens, c'était lui. Ce dialogue dont vous parlez est bien
sûr très différent aujourd'hui. Il a vraiment été ma plus forte expérience de l'après-guerre.
Qu'il puisse exister de telles conversations ! Que l'on puisse parler ainsi !
GAUS : Permettez-moi une dernière question. Dans un hommage à Jaspers, vous avez dit : «
L'humanité ne s'acquiert jamais dans la solitude, et jamais en livrant son travail au public. Elle
2
Voir notamment Hannah Arendt et Karl Jaspers, « La philosophie n'est pas tout à fait innocente », traduit par Éliane
Kaufholz, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2006 ; et leur Correspondance (1926-1969), traduite par Éliane
Kaufholz-Messmer, Paris, Payot, 1996 (N.d.É.).

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ne peut être atteinte que par celui qui a jeté sa vie et sa personne dans l'aventure du domaine
public. » Cette « aventure du domaine public » — c'est une citation de Jaspers — que
signifie-t-elle pour Hannah Arendt ?
ARENDT : L'aventure du domaine public me paraît un concept très clair. On s'expose à la
lumière du public, en tant que personne. Même si je suis d'avis que l'on ne doit pas chercher à
apparaître et à agir en public, je sais cependant que dans l'action, la personne s'exprime
comme dans aucune autre activité humaine. Parler est aussi une forme d'action. C'est une
aventure. L'autre aventure est : nous commençons quelque chose. Nous tissons notre brin dans
un réseau de relations. Ce qu'il en résulte, nous ne le savons jamais. On nous a tous appris à
dire : Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. C'est vrai de toutes les
actions. Très simplement et concrètement vrai, parce qu'on ne peut pas savoir. Voilà ce que
l'on entend par aventure. Et j'ajouterai que cette aventure n'est possible que lorsqu'il existe une
certaine confiance entre les gens. Une confiance — difficile à formuler mais fondamentale —
en l'humanité qui réside chez tout un chacun. Autrement, il serait impossible d'entreprendre
cette aventure.

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Culpabilité organisée et responsabilité universelle

Plus grandes sont les défaites militaires de la Wehrmacht sur le terrain, plus grande est
cette victoire de la guerre politique nazie que l'on décrit souvent à tort comme de la simple
propagande. La thèse centrale de cette stratégie politique nazie est qu'il n'y a pas de différence
entre les nazis et les Allemands, que le peuple est uni derrière le gouvernement, que tous les
espoirs des Alliés de trouver une partie de ce peuple indemne sur le plan idéologique et tous
les appels à une Allemagne démocratique dans l'avenir ne sont que pure illusion. Ce
qu'implique cette thèse, bien sûr, c'est qu'il n'y a pas de distinction en matière de
responsabilité, que les antifascistes allemands souffriront de la défaite autant que les fascistes
allemands, et que les Alliés n'ont établi ces distinctions au début de la guerre que dans des
buts de propagande. À cela s'ajoute que les dispositions des Alliés pour punir les criminels de
guerre se révéleront de vaines menaces, parce qu'ils ne trouveront personne à qui le titre de
criminel de guerre ne pourrait pas s'appliquer.
Que des affirmations de ce genre ne soient pas de la simple propagande, mais
s'appuient sur des faits réels et terrifiants, nous l'avons appris au cours des sept dernières
années. Les organisations de terreur qui étaient au départ strictement séparées de la masse du
peuple, n'admettant que les gens capables de se prévaloir d'un passé criminel ou de faire la
preuve qu'ils étaient disposés à devenir des criminels, n'ont cessé, depuis, de s'élargir.
L'interdiction pour les membres de l'armée d'appartenir au parti a été levée par l'ordre général
qui subordonne tous les soldats au parti. Si ces crimes, qui ont été la routine quotidienne des
camps de concentration depuis le début du régime nazi, furent d'abord le monopole
jalousement gardé des SS et de la Gestapo, on voit aujourd'hui des membres de la Wehrmacht
régulièrement assignés aux tâches liées au meurtre de masse. Ces crimes ont d'abord été
gardés secrets par tous les moyens possibles, et la publication de rapports à leur propos était
punissable au titre de propagande pour des atrocités. Mais plus tard, ces rapports furent
diffusés par des campagnes de bouche-à-oreille organisées par les nazis, et aujourd'hui ces
crimes sont ouvertement revendiqués à titre de « mesures de liquidation », pour faire au moins
porter aux Volksgenossen — que les difficultés d'organisation empêchaient d'incorporer dans
la Volksgemeinschaft du crime — la charge d'avoir eu connaissance et d'avoir été complices
de ce qui se passait. Ces tactiques, qui ont poussé les Alliés à abandonner la distinction entre
Allemands et nazis, ont résulté en une victoire pour ces derniers. Pour apprécier le
changement décisif de la situation politique en Allemagne depuis la bataille d'Angleterre, il
faut noter que jusqu'au début de la guerre, et même jusqu'aux premières défaites militaires,
seuls des groupes assez restreints de nazis actifs d'une part, où pas même les sympathisants
nazis n'étaient admis, et un nombre aussi restreint d'antifascistes actifs d'autre part, savaient
réellement ce qui se passait. Tous les autres, Allemands ou non, inclinaient naturellement à
croire les déclarations d'un gouvernement officiel universellement reconnu, plutôt que des
accusations venant de réfugiés juifs ou socialistes, et donc fatalement suspectes. Même parmi
ces réfugiés, seule une assez faible proportion connaissait toute la vérité, et une fraction plus
mince encore était disposée à subir la vindicte populaire et l'impopularité qui va de pair avec
le dévoilement de la vérité.

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Tant que les nazis espéraient la victoire, leurs organisations de terreur étaient
strictement isolées du peuple, et même, en temps de guerre, de l'armée. L'armée n'était pas
employée à commettre des atrocités, et les troupes SS étaient de plus en plus recrutées dans
des cercles « qualifiés » de toutes nationalités. Si l'Ordre nouveau préparé pour l'Europe s'était
imposé, nous aurions assisté à la naissance d'une organisation de terreur intereuropéenne sous
direction allemande. La terreur aurait été exercée par des gens de toutes les nationalités
d'Europe, à l'exception des Juifs, dans une organisation hiérarchisée en fonction de la
classification raciale des différents pays. Himmler pensait depuis toujours que l'autorité en
Europe devait être entre les mains d'une élite raciale, organisée en troupes SS dépourvues de
liens nationaux.
Seules leurs défaites ont contraint les nazis à abandonner ce concept et à feindre de
revenir aux vieux slogans nationalistes. L'identification active de l'ensemble du peuple
allemand aux nazis a été un aspect de ce tournant. Les chances du national-socialisme
d'organiser un mouvement de résistance dans l'avenir dépendent du fait qu'il soit impossible à
quiconque de savoir qui est nazi et qui ne l'est pas, puisqu'il n'y aurait plus de signes
distinctifs visibles et dépendent plus encore du fait que les puissances victorieuses soient
convaincues qu'il n'y a en effet pas de différences entre les Allemands. Pour aboutir à cela, il
était nécessaire d'instaurer en Allemagne une terreur intensifiée, qui visait à ne laisser
personne en vie dont le passé ou la réputation le désignait comme un antifasciste. Dans les
premières années de la guerre, le régime se montra remarquablement « magnanime » vis-à-vis
de ses opposants, à condition qu'ils se tiennent tranquilles. Mais dernièrement, d'innombrables
personnes ont été exécutées, alors même qu'ayant été privées pendant des années de toute
liberté de mouvement, elles ne pouvaient constituer aucun danger immédiat pour le régime.
D'autre part, prévoyant qu'en dépit de toutes leurs précautions, les Alliés pourraient encore
trouver dans chaque ville d'Allemagne quelques centaines de personnes possédant un dossier
d'antifascisme irréprochable – attesté par d'anciens prisonniers de guerre ou par des
travailleurs étrangers, et s'appuyant sur des dossiers d'emprisonnement ou d'internement dans
des camps de concentration –, les nazis ont déjà fourni à leurs comparses de confiance des
documents et des témoignages du même type, rendant ces critères sans valeur. Ainsi les
codétenus en camp de concentration (dont personne ne connaît exactement le nombre, mais
qui sont estimés à plusieurs millions) : les nazis peuvent en toute sécurité les liquider ou les
laisser s'évader. Dans le cas improbable où ils survivraient (un massacre comme celui qui est
survenu à Buchenwald n'est même pas punissable selon les dispositions s'appliquant aux
crimes de guerre), il sera impossible de les identifier formellement.
Que quelqu'un en Allemagne soit un nazi ou un antinazi ne peut être déterminé que par
Celui qui connaît les secrets du cœur humain, qu'aucun œil humain ne peut pénétrer. Et de
toute façon, ceux qui organisent activement un mouvement de résistance antinazie en
Allemagne aujourd'hui trouveraient une mort rapide s'ils s'avisaient de ne pas agir et parler
précisément comme des nazis. Dans un pays où quelqu'un attire aussitôt l'attention s'il n'est
pas prêt à tuer sur commande, ou à se faire le complice empressé des meurtriers, ce n'est pas
une mince affaire. Le slogan le plus extrême qu'a suscité cette guerre chez les Alliés, que le
seul « bon Allemand » est « un Allemand mort », se fonde en réalité sur ce fait : la seule façon
certaine d'identifier un antinazi, c'est quand les nazis l'ont pendu. Il n'existe pas d'autre
garantie fiable.

II

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Telles sont les conditions politiques réelles qui sous-tendent l'accusation de culpabilité
collective du peuple allemand. Ce sont les conséquences d'une politique qui, au sens le plus
profond, est a-nationale et antinationale ; qui est suprêmement déterminée à ce qu'il n'y ait un
peuple allemand que s'il est au pouvoir de ses dirigeants actuels ; et qui se réjouira comme de
sa plus grande victoire que la défaite des nazis entraîne avec elle la destruction physique du
peuple allemand. La politique totalitaire, qui a totalement détruit la zone neutre où les êtres
humains vivent ordinairement leur vie quotidienne, a eu pour résultat de faire dépendre
l'existence de chaque individu en Allemagne de sa capacité soit à commettre des crimes, soit à
s'en faire le complice. Le succès de la propagande nazie dans les pays alliés, qui s'exprime
dans l'attitude couramment appelée « vansittartisme », est une question secondaire en
comparaison. C'est un simple produit de la propagande de guerre générale, très différent du
phénomène politique spécifiquement moderne décrit ci-dessus. Tous les documents et les
démonstrations pseudo-historiques de cette tendance ressemblent à un plagiat relativement
innocent de la littérature de propagande française de la dernière guerre, et il importe assez peu
que certains des écrivains qui, voilà vingt-cinq ans, faisaient tourner les rotatives avec leurs
attaques Contre la « perfide Albion » aient mis désormais leur expérience au service des
Alliés.
Pourtant, même les discussions témoignant des meilleures intentions entre les
défenseurs des « bons » Allemands et les accusateurs des « mauvais » passent non seulement
à côté de la question, mais échouent aussi totalement à appréhender l'ampleur de la
catastrophe. Soit ils s'égarent dans des commentaires généraux et triviaux sur les bons et les
méchants, et dans une fantastique surestimation de la puissance de l'éducation, soit ils se
contentent d'adopter une version inversée de la théorie raciale nazie. Il y a là un certain
danger, puisque depuis la fameuse déclaration de Churchill3, les Alliés se sont retenus de
livrer une guerre idéologique et ont donc inconsciemment donné un avantage aux nazis (qui,
sans aucun égard pour Churchill, sont en train d'organiser idéologiquement leur défaite), ainsi
qu'une chance de survie à toutes les théories raciales.
Le vrai problème toutefois n'est pas de démontrer ce qui tombe sous le sens, à savoir
que les Allemands ne sont pas des nazis potentiels depuis l'époque de Tacite, ni ce qui est
impossible, à savoir que tous les Allemands ont des idées nazies. Il est plutôt de savoir
comment nous comporter, comment supporter l'épreuve d'affronter un peuple où la frontière
séparant les criminels des personnes normales, les coupables des innocents, a été si
complètement effacée que personne ne pourra dire — en Allemagne en tout cas –– si l'on a
affaire à un héros de l'ombre ou à un ancien meurtrier de masse. Dans cette situation, nous ne
serons aidés ni par une définition de ceux qui sont responsables, ni par le châtiment des «
criminels de guerre ». De par leur nature même, ces définitions ne peuvent s'appliquer qu'à
ceux qui non seulement ont pris la responsabilité sur eux, mais qui ont aussi créé la totalité de
cet enfer — et que, curieusement, on continue à ne pas trouver sur la liste des criminels de
guerre. Le nombre de ceux qui sont responsables et coupables sera relativement faible.
Nombreux sont ceux qui partagent la responsabilité sans signe visible de culpabilité, et bien
plus nombreux encore sont ceux qui sont devenus coupables sans être le moins du monde
responsables. Parmi les responsables au sens large, il faut inclure tous ceux qui ont manifesté
de la sympathie pour Hitler jusqu'à la dernière minute, qui ont contribué à sa montée au
pouvoir, et qui l'ont applaudi en Allemagne et dans d'autres pays européens. Qui oserait
désigner toutes ces dames et tous ces messieurs de la haute société comme des criminels de
guerre ? Et de fait, ils ne méritent pas réellement ce titre. Incontestablement, ils ont démontré

3
« As this war has progressed, it has become less ideological in its character in my opinion. » Discours prononcé le 24
mai 1944 devant la Chambre des représentants. [voir Winston Churchill, Discours de guerre, traduits par Aude Chamouard,
Denis-Armand Canal, Guillaume Piketty et alii, Paris, Tallandier, 2009 (N.d.É.).

37
leur incapacité à juger les organisations politiques modernes, certains parce qu'ils
considéraient les principes en politique comme une absurdité moraliste, d'autres parce qu'ils
souffraient d'une prédilection romantique pour les gangsters, qu'ils confondaient avec les «
pirates » de l'ancien temps. Pourtant, ces gens qui ont été coresponsables des crimes de Hitler
au sens large ne portent aucune culpabilité au sens strict. Eux, qui ont été les premiers
complices des nazis et leurs meilleurs alliés, ne savaient pas réellement ce qu'ils faisaient, ni à
qui ils avaient affaire.
L'horreur extrême avec laquelle des gens de bonne volonté réagissent chaque fois que
l'on discute du cas de l'Allemagne n'est pas suscitée par ces coresponsables irresponsables, ni
même par les crimes des nazis eux-mêmes. Cette horreur vient plutôt de cette vaste machine
administrative de meurtre de masse, au service de laquelle non seulement des milliers de gens
— pas même des listes de milliers de meurtriers triés sur le volet, mais un peuple tout entier
— ont pu être employés : dans cette organisation préparée par Himmler contre la défaite,
chacun est un exécuteur, une victime, ou un automate marchant sur les cadavres de ses
camarades — choisi d'abord au sein des diverses formations des sections d'assaut, et plus tard
dans n'importe quelle unité de l'armée ou d'une autre organisation de masse. Que tout un
chacun, qu'il soit ou non directement actif dans un camp d'extermination, soit contraint de
prendre part d'une façon ou d'une autre au fonctionnement de cette machine de meurtre de
masse — voilà la chose horrible. Car le meurtre de masse systématique — la véritable
conséquence de toutes les théories raciales et autres idéologies modernes qui prêchent en
faveur de la force et de la puissance — pèse non seulement sur l'imagination des êtres
humains, mais aussi sur la structure et les catégories de notre pensée et de notre action
politique. Quel que soit l'avenir de l'Allemagne, il sera déterminé avant tout par les inévitables
conséquences d'une guerre perdue — conséquences qui sont par nature temporaires. Il n'y a
pas de méthode politique pour traiter les crimes masse allemands, et la destruction de
soixante-dix ou quatre-vingts millions d'Allemands, ou même leu mort progressive par la faim
(ce que bien sûr personne ne souhaite, à l'exception de quelques fanatiques psychotiques)
signifierait simplement que l'idéologie nazie a gagné, même si la puissance et les droits
qu'elle entraîne étaient échus à d'autres peuples.
De même qu'il n'y a pas de solution politique qui soit à la portée humaine pour le
crime de meurtre de masse administratif, de même le besoin humain de justice ne peut pas
trouver de réponse satisfaisante à la mobilisation totale d'un peuple pour cet objectif. Là où
tout le monde est coupable, personne en dernière analyse ne peut être jugé4. Car cette
culpabilité ne s'accompagne même pas d'une simple apparence, d'une ombre même de
responsabilité. Tant que le châtiment est le droit du criminel — ce paradigme est depuis plus
de deux mille ans le fondement du sens de la justice et du droit de l'homme occidental — la
culpabilité implique la conscience de la faute, et le châtiment implique la preuve que le
criminel est une personne responsable. Ce fonctionnement a été bien mis en évidence par un
correspondant américain5 dans un reportage dont le dialogue est digne de l'imagination et de
la puissance créative d'un grand poète :
Q : Vous avez tué des gens dans le camp ?
R : Oui.

4
Que des réfugiés allemands, qui avaient eu la bonne fortune soit d'être Juifs, soit d'avoir été persécutés par la Gestapo
assez tôt, aient été sauvés de cette culpabilité ne doit rien bien sûr à leur mérite. Parce qu'ils le savent, et parce que l'horreur
de ce qui aurait pu être les hante encore, ils apportent dans ce genre de discussions cet insupportable ton de suffisance qui
souvent, et notamment parmi les Juifs, peut se transformer [cela s'est vu] en une vulgaire inversion des doctrines nazies.
5
Raymond A. Davies, correspondant pour le Jewish Telegraph, publia, le 8 septembre 1944, le premier témoignage
d'un témoin oculaire du camp de la mort de Majdanek (Lublin) (N.d.É.)

38
Q : Vous les avez empoisonnés au gaz ?
R : Oui.
Q : Vous les avez enterrés vivants ?
R : Oui, c'est arrivé parfois.
Q : Les victimes ont-elles été raflées dans toute l’Europe ?
R : Oui, je le suppose.
Q : Avez-vous personnellement contribué à tuer des gens ?
R : Absolument pas. Je n'étais que le trésorier-payeur du camp.
Q : Que pensiez-vous de ce qui se passait ?
R : C'était dur au début, mais on s'y est fait.
Q: Savez-vous que les Russes vont vous pendre ?
R: (Éclatant en sanglots) Mais pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait6 ?
En réalité il n'avait rien fait. Il s'était contenté d'obéir aux ordres ; depuis quand est-ce
un crime d'obéir aux ordres ? Depuis quand est-ce une vertu de se rebeller ? Depuis quand
serait-ce de la décence de préférer la mort ? Et qu'avait-il donc fait ?
Dans Les Derniers Jours de l'humanité, sa pièce sur la dernière guerre, Karl Kraus
faisait tomber le rideau sur le cri de Guillaume II : « Je n'ai pas voulu cela. » Et l'aspect
horriblement comique de cette exclamation, c'est que c'était bien le cas. Quand le rideau
tombera cette fois, nous devrons écouter un chœur répétant : « Nous n'avons pas fait cela. » Et
même si nous ne serons plus en mesure d'en apprécier l'élément comique, l'horrible aspect de
la chose, c'est qu'il sera toujours là.

III

Dans notre tentative de comprendre quels sont les motifs réels qui ont poussé les gens
à agir comme des rouages dans la machinerie du meurtre de masse, nous ne serons pas aidés
par les spéculations sur l'histoire allemande et sur le prétendu caractère national allemand,
dont ceux qui connaissent l'Allemagne le plus intimement n'avaient pas la moindre idée voilà
quinze ans. Il y a davantage à apprendre de la personnalité de l'homme qui peut se vanter
d'avoir été l'esprit organisateur du meurtre. Heinrich Himmler n'est pas l'un de ces
intellectuels issus du grisâtre no man 's land entre le bohème et le maquereau, dont on n'a
cessé de souligner l'importance au sein de l'élite nazie ces derniers temps. Ce n'est ni un
bohème comme Goebbels, ni un délinquant sexuel comme Streicher, ni un pervers fanatique
comme Hitler, ni un aventurier comme Goering. C'est un « bourgeois », avec tout l'attirail
externe de la respectabilité, et les habitudes d'un bon pater familias qui ne trompe pas sa
femme et s'efforce anxieusement d'assurer un bon avenir à ses enfants ; et il a consciemment
construit sa toute nouvelle organisation de terreur, qui couvre le pays entier, sur le présupposé
que la plupart des gens ne sont ni des bohèmes, ni des fanatiques, ni des aventuriers, ni des
maniaques sexuels, ni des sadiques, mais d'abord et avant tout des travailleurs et de bons
pères de famille.

6
Souligné par Hannah Arendt (N.d.T.).

39
C'est Péguy, je crois, qui appelait le père de famille le « grand aventurier du XXe siècle
». Il est mort trop tôt pour apprendre qu'il était aussi le grand criminel du siècle. Nous avons
été si habitués à admirer ou à tourner gentiment en ridicule l'aimable souci et l'honnête
concentration du père de famille sur le bien-être de sa famille, sa solennelle détermination à
rendre la vie confortable pour sa femme et ses enfants, que nous avons à peine remarqué que
le pater familias dévoué et uniquement soucieux de sa sécurité s'est transformé de notre
temps, sous la pression d'une situation économique chaotique, en un aventurier involontaire,
qui malgré toute son industrie et tous ses efforts ne pouvait jamais savoir avec certitude de
quoi demain serait fait. La docilité de ce type était déjà manifeste dans la toute première
période de la Gleichschaltung7 nazie. Il est apparu clairement que pour garantir sa retraite, son
assurance vie et la sécurité de sa femme et de ses enfants, un tel homme était disposé à
sacrifier ses croyances, son honneur et sa dignité humaine. Il ne lui fallait plus que le génie
satanique de Himmler pour découvrir qu'après une pareille dégradation il était mûr pour faire
absolument n'importe quoi, quand l'enjeu était élevé et l'existence de sa famille menacée. La
seule condition qu'il y mettait était d'être totalement exempté de la responsabilité de ses actes.
Ainsi cet individu même, l'Allemand moyen, que les nazis malgré des années de la
propagande la plus furieuse n'ont pu pousser à tuer un Juif de son propre mouvement (pas
même quand ils lui ont bien fait comprendre qu'un tel meurtre resterait impuni) sert
aujourd'hui sans renâcler la machine de destruction. A l'opposé des premières unités de SS et
de la Gestapo, l'organisation totale de Himmler ne s'appuie pas sur des fanatiques, des
meurtriers congénitaux ou des sadiques ; elle s'appuie entièrement sur la normalité des
employés et des pères de famille.
Il n'est nul besoin de s'attarder sur les déplorables récits concernant les Lettons, les
Lituaniens, ou même les Juifs qui ont participé à l'organisation meurtrière de Himmler pour
montrer qu'elle n'exige aucun caractère national particulier pour fournir ce type de
fonctionnaire. Ce ne sont même pas tous des meurtriers naturels ou des traîtres par perversité.
Il n'est même pas certain qu'ils feraient le boulot s'il n'y avait que leur propre vie et leur
propre avenir en jeu. Ils ne se sentaient de véritable responsabilité (n'ayant déjà plus besoin de
craindre Dieu, leur conscience purifiée par l'organisation bureaucratique de leurs actes) que
vis-à-vis de leur famille. La transformation du père de famille, d'un membre responsable de la
société, intéressé à toutes les affaires publiques, en un « bourgeois » soucieux uniquement de
son existence privée et ignorant toute vertu civique, est un phénomène moderne international.
Les exigences de notre temps — « Bedenkt den Hunger un die grosse Külte in diesem Tale,
das von Jammer schallt » (Brecht8) peuvent à tout moment le transformer en homme de la
foule et en faire l'instrument de n'importe quelle folie et horreur. Chaque fois que la société,
par le biais du chômage, frustre le petit homme dans son fonctionnement normal et son
respect de soi normal, il le prépare pour ce stade ultime où il assumera avec empressement
n'importe quelle fonction, même celle de bourreau. Un Juif libéré de Buchenwald découvrit
un jour parmi les SS qui lui donnaient ses certificats de libération un ancien condisciple, à qui
il n'osa pas encore s'adresser, mais qu'il se mit à regarder fixement. Spontanément, l'homme
qu'il fixait lui fit cette remarque : « Comprends-moi, j'ai cinq ans de chômage derrière moi. Ils
peuvent faire de moi ce qu'ils veulent. »
Il est vrai que le développement de ce type moderne d'homme, qui est l'opposé exact
du « citoyen » et qu'en l'absence d'un meilleur terme nous avons appelé le « bourgeois », a
joui de conditions particulièrement favorables en Allemagne. Rarement un autre pays de
culture occidentale a été si peu pénétré des vertus classiques du comportement civique. Dans

7
Mise au pas (N.d.T.)
8
Derniers vers modifiés de L'Opéra de quat'sous (N.d.T.).

40
aucun autre pays la vie privée et les calculs privés n'ont joué un si grand rôle. C'est là un fait
que les Allemands ont su remarquablement dissimuler à l'époque de l'émergence de la nation,
mais qu'ils n'ont jamais modifié. Derrière la façade des vertus nationales proclamées et les
formules de propagande comme 1'« amour de la patrie », le « courage allemand », la « loyauté
allemande », etc., étaient tapis de véritables vices nationaux. II existe peu de pays où il y ait
en moyenne si peu de patriotisme qu'en Allemagne ; et les affirmations chauvines de loyauté
et de courage dissimulent une fatale tendance à la déloyauté et à la trahison pour des raisons
opportunistes.
L'homme de la foule, toutefois, ce dernier avatar du « bourgeois », est un phénomène
international ; et nous ferions bien de ne pas le soumettre à trop de tentations dans notre
certitude aveugle que seul l'homme de la foule allemand est capable de si redoutables
exploits. Ce que nous avons appelé le « bourgeois » est l'homme moderne des masses, non
dans ses moments exaltés d'excitation collective, mais dans la sécurité (on pourrait dire
aujourd'hui dans l'insécurité) de son petit domaine privé. Il a poussé si loin la dichotomie
entre fonction privée et publique, entre sa famille et son métier, qu'il n'arrive plus à trouver
dans sa propre personne le moindre lien entre les deux. Quand son métier l'oblige à tuer des
gens, il ne se considère pas comme un meurtrier, car il ne l'a pas fait par inclination, mais
dans le cadre de son travail. De lui-même, il ne ferait pas de mal à une mouche.
Si nous disons à un membre de cette nouvelle classe de professionnels produite par
notre temps qu'il est comptable de ce qu'il a commis, il n'éprouvera d'autre sentiment que
celui d'avoir été trahi. Mais si dans le choc de la catastrophe il prend réellement conscience du
fait qu'il n'était pas seulement un fonctionnaire mais aussi un meurtrier, alors sa voie de sortie
ne sera pas celle de la rébellion, mais bien celle du suicide — comme tant d'autres qui ont
déjà choisi cette voie en Allemagne, où l'on a manifestement assisté à une vague
d'autodestructions l'une derrière l'autre. Et même cela ne nous serait pas d'un grand secours.

IV

Cela fait des années maintenant que nous rencontrons des Allemands qui déclarent
avoir honte d'être allemands. J'ai souvent été tentée de leur répondre que j'avais honte d'être
un être humain. Cette honte élémentaire, que beaucoup de gens de toutes nationalités
partagent aujourd'hui, est ce qui est resté au final de notre sens de la solidarité internationale,
et elle n'a pas encore trouvé une expression politique adéquate. L'émerveillement de nos pères
pour l’humanité était d'une sorte qui ignorait d'un cœur léger la question nationale ; pire
encore, il n'imaginait même pas la terreur de l'idée d'humanité et de la foi judéo-chrétienne
dans l'origine unique de la race humaine. Ce ne fut pas très plaisant de devoir faire notre deuil
de nos illusions sur le « bon sauvage », une fois qu'il se révéla que ces hommes étaient
capables de cannibalisme. Depuis lors, les peuples ont appris à mieux se connaître
mutuellement, apprenant du même coup de plus en plus de choses sur le mal potentiellement
présent dans l'homme. En conséquence, ils ont de plus en plus rejeté l'idée d'humanité et sont
devenus plus perméables à la doctrine de la race, qui nie la possibilité même d'une humanité
commune. Ils ont senti instinctivement que l'idée d'humanité, qu'elle apparaisse sous une
forme religieuse ou humaniste, implique l'obligation d'une responsabilité générale qu'ils n'ont
pas envie d'assumer. Car l'idée d'humanité, quand elle est purgée de toute sentimentalité, a
cette très grave conséquence que, sous une forme ou sous une autre, les hommes doivent
assumer la responsabilité de tous les crimes commis par des hommes, et que toutes les nations
partagent la responsabilité du mal commis par toutes les autres. La honte d'être humain est
l'expression purement individuelle et encore non politique de cette intuition.

41
En termes politiques, l'idée d'humanité qui n'exclut aucun peuple et n'assigne à aucun
le monopole de la culpabilité, est la seule garantie qu'une « race supérieure » après l'autre ne
se sentira pas tenue de suivre la « loi naturelle » du droit des puissants, et d'exterminer les de
« races inférieures qui ne méritent pas de vivre » — de sorte qu'à la fin d’une « ère
impérialiste », nous nous retrouverions à un stade qui ferait apparaître les nazis comme les
simples précurseurs de méthodes politiques futures. Suivre une politique non impérialiste et
conserver une foi non raciste devient chaque jour plus difficile, parce qu'il apparaît chaque
jour plus clairement quel fardeau l'humanité est pour l'homme.
Peut-être ces Juifs, aux ancêtres desquels nous devons la première idée de l'humanité,
savaient-ils quelque chose de ce fardeau quand ils disaient chaque année « Notre Père et Roi,
nous avons péché devant toi », prenant sur eux non seulement les péchés de leur propre
communauté, mais toutes les offenses humaines. Ceux qui aujourd'hui sont prêts à suivre une
version moderne de cette histoire ne se contentent pas d'un hypocrite « Dieu merci, je ne suis
pas comme ça », devant l'horreur des potentialités jamais imaginées du caractère national
allemand. Plutôt, dans la crainte et le tremblement, ils ont finalement compris de quoi cet
homme est capable — et c'est bien là le prérequis de toute pensée politique moderne. Ces
gens-là ne seront pas d'excellents fonctionnaires de la vengeance. Mais une chose est certaine
: c'est sur eux, et uniquement sur eux, remplis qu'ils sont d'une peur authentique de
l'inéluctable culpabilité de la race humaine, qu'il est possible de trouver un appui quand il
s'agit de lutter partout, sans peur et sans compromis, contre l'incalculable mal dont les
hommes sont capables.

42
Les germes d'une Internationale fasciste9

On entend de tous côtés des gens expédier le fascisme d'un cœur léger avec cette
remarque qu'il n'en restera rien que l'antisémitisme. Or, en matière d'antisémitisme, le monde
entier, Juifs compris, a bien sûr appris depuis longtemps à faire avec, de sorte que quiconque
s'en inquiète sérieusement de nos jours paraît un tantinet ridicule. Pourtant, l'antisémitisme est
incontestablement le caractère distinctif qui a donné au mouvement fasciste son attrait
international, et dont étaient équipés ses compagnons de route de toutes les classes et de tous
les pays. En tant que conspiration mondiale, le fascisme s'est fondé essentiellement sur
l'antisémitisme. Dire en conséquence que l'antisémitisme sera l'unique vestige du fascisme
revient ni plus ni moins à dire que c'est le fondement majeur de la propagande fasciste et l'un
des plus importants principes de l'organisation politique fasciste qui survivra.
C'est une réussite fort douteuse de la contrepropagande juive que d'avoir dénoncé les
antisémites comme de simples fêlés, et d’avoir ramené l’antisémitisme au niveau d’un banal
préjugé qui ne mérite même pas d'être discuté. Il en résulte que les Juifs n'ont jamais pris
conscience — pas même quand ils étaient déjà blessés à mort — qu'ils étaient entraînés dans
l'œil du cyclone des périls politiques, de notre temps. Du coup, les non-Juifs s'imaginent
encore qu'ils peuvent expédier l'antisémitisme avec quelques mots de sympathie. Les uns
comme les autres s'obstinent à confondre la version moderne de l'antisémitisme avec une
simple discrimination contre les minorités, sans même être rappelés à la réalité par cette
réflexion que l'antisémitisme a explosé de la façon la plus épouvantable dans un pays où il y
avait relativement peu de discrimination contre les Juifs, alors que dans d'autres pays, où
régnait une discrimination sociale bien plus active (aux Etats-Unis par exemple), il n'est pas
devenu un mouvement politique significatif.
En réalité, l'antisémitisme est l'un des plus importants mouvements politiques de notre
temps ; lutter contre lui est l'un des devoirs les plus vitaux de nos démocraties, et sa
survivance est l'un des signes les plus marquants des périls à venir. Pour le juger
correctement, il faut se souvenir que les premiers partis antisémites sur le continent s'étaient
déjà fédérés dans les années 1880 à un niveau international (contrairement à la pratique de
tous les autres partis de droite). En d'autres termes, l'antisémitisme moderne n'a jamais été une
pure affaire de nationalisme extrémiste : dès son origine, il a fonctionné comme une
Internationale. Le manuel de cette Internationale, après la dernière guerre, a été Les
Protocoles des sages de Sion, diffusé et lu dans tous les pays, qu'ils aient abrité beaucoup de
Juifs, peu de Juifs, ou aucun. Ainsi, pour citer un exemple peu connu, Franco fit traduire les
Protocoles pendant la guerre civile d'Espagne, alors même que l'Espagne, du simple fait de
son absence de Juifs, ne pouvait raisonnablement se prévaloir d'un quelconque problème juif.
Les démonstrations répétées de la fausseté des Protocoles et les infatigables exposés
de sa véritable origine restent à peu près sans effet. Il est beaucoup plus utile d'expliquer non
pas ce que les Protocoles ont d'évident, mais bien plutôt ce qu'ils ont de mystérieux :
pourquoi, en dépit du fait manifeste qu'il s'agit d'un faux, les gens continuent à y croire. C'est

9
« The Seeds of a Fascist International », Jewish Frontier, juin 1945

43
là, et uniquement là, qu'est la clé de la question que plus personne ne semble poser : pourquoi
les Juifs ont-ils été l'étincelle qui a permis au nazisme de s'embraser, et pourquoi
l'antisémitisme a-t-il été le noyau autour duquel le mouvement fasciste s'est cristallisé partout
dans le monde ? L'influence des Protocoles, même dans des pays dépourvus de tout problème
juif, est une forte preuve à l'appui de la thèse avancée dans les années 1930 par Alexander
Stein (Adolf Hitler : Schüler der Weisen von Zion) sans rencontrer le moindre écho :
l'organisation des prétendus Sages de Sion est le modèle de l'organisation fasciste, et les
Protocoles recèlent en réalité les principes adoptés par le fascisme pour s'emparer du pouvoir.
Le secret du succès de ce faux n'a donc pas été en premier lieu la haine des Juifs, mais plutôt
une admiration sans bornes pour la rouerie dont témoigne une technique d'organisation
mondiale prétendument juive.
Outre le machiavélisme de bas étage des Protocoles, leur caractéristique essentielle,
sur le plan politique, est d'être par principe antinationaux : ils montrent comment la nation et
l'État-nation peuvent être subvertis ; ils ne visent pas la conquête d'un pays particulier, mais la
domination du monde entier ; enfin, la conspiration mondiale qu'ils décrivent s'appuie sur un
fondement ethnique et raciste, permettant à un peuple sans État ni territoire de dominer le
monde par le biais d'une société secrète.
Pour croire que les Juifs ont réellement utilisé un dispositif aussi ingénieux (beaucoup
de gens croient encore en la vérité essentielle des Protocoles, alors même qu'ils concèdent que
c'est un faux), il n'est nul besoin d'en savoir plus à leur propos que ceci : dispersés partout
dans le monde, ils ont réussi à persister pendant deux mille ans en tant qu'entité ethnique ;
pendant tout ce temps, ils ont joué un rôle nullement négligeable dans le gouvernement des
États nationaux par le biais d'une influence privée ; et ils sont liés au niveau international par
les affaires, la famille et la philanthropie. Il est difficile pour des peuples accoutumés à la
politique de comprendre qu'une si grande opportunité d'exercer le pouvoir politique n'ait
jamais été exploitée, ni même utilisée a minima pour des objectifs de défense. (La difficulté
de cette compréhension apparaîtra à tout Juif lisant attentivement Benjamin Disraeli, l'un des
premiers Européens cultivés à croire en une sorte de société secrète juive intervenant dans la
politique mondiale — et même à en être fier.) Cette petite quantité de faits connus de tous, y
compris de ceux qui n'ont jamais vu un Juif, suffit à donner aux Protocoles une plausibilité
considérable, suffisante en outre pour susciter une imitation de ce modèle dans une
compétition imaginaire pour la domination mondiale avec entre tous les peuples les Juifs.
Un élément des Protocoles plus important encore que la plausibilité de leur peinture
des Juifs, c'est ce fait extraordinaire qu'à leur propre façon de fêlés, ils touchent à un problème
politique absolument essentiel de notre temps. Leur teneur antinationale et leur antagonisme
semi-anarchiste vis-à-vis de l'Etat correspondent de façon remarquable aux développements
majeurs de l'époque moderne. En montrant qu'il est possible de saper l'Etat-nation, les
Protocoles indiquent simplement qu'ils voient en lui un colosse aux pieds d'argile, une forme
dépassée de concentration du pouvoir politique. Ils expriment en cela, à leur manière vulgaire,
ce que les partis et les hommes d'Etat impérialistes ont cherché assidûment à dissimuler
depuis la fin du XIXème siècle sous leur phraséologie nationaliste : la souveraineté nationale
n'est plus un concept politique opératoire, car il n'existe plus d'organisation politique capable
de représenter ou de défendre un peuple souverain à l'intérieur de ses frontières nationales.
L'État-nation, ayant perdu ses fondements mêmes, vit donc comme un mort vivant dont la
fallacieuse existence est artificiellement prolongée par des injections répétées d'expansion
impérialiste.
La crise chronique de l'État-nation a pris un tour aigu juste après la fin de la Première
Guerre mondiale. L'échec patent de la tentative de réorganiser l'Europe orientale et du Sud-

44
Est, avec ses populations mêlées, sur le modèle des États-nations occidentaux, en a été un
facteur significatif. Plus le prestige de l'État-nation s'amenuisait, plus se renforçait l'intérêt
populaire pour les Protocoles. Au cours des années 1920, les masses ont commencé à
éprouver une appétence particulière pour tous les mouvements antinationaux. Le fait que,
dans les années 1930, les mouvements fasciste et communiste aient été dénoncés dans tous les
pays — à l'exception de l'Allemagne, de l'Union soviétique et de l'Italie - comme des
membres d'une cinquième colonne, comme l'avant-garde de la politique extérieure des
puissances étrangères, loin de nuire à leur cause, l'a peut-être même aidée. Les masses
connaissaient fort bien la nature et l'objectif de ces mouvements ; mais personne ne croyait de
toute façon en la souveraineté nationale, et l'on tendait à préférer la propagande franchement
antinationale de ces nouvelles Internationales à un nationalisme démodé, jugé à la fois
hypocrite et mou.
Le motif de la conspiration mondiale dans les Protocoles correspondait aussi, et
correspond encore, à la situation d'altération du pouvoir dans laquelle s'est menée la politique
au cours des dernières décennies. Il n'y a plus d'autres pouvoirs que des puissances mondiales,
et pas d'autres politiques de pouvoir que des politiques mondiales. Telles ont été les
conditions de la vie politique moderne du siècle passé, conditions auxquelles la civilisation
occidentale a toutefois trouvé une réponse adéquate. À une époque où la pleine information
politique, qui a nécessairement une portée mondiale, n'est accessible qu'aux seuls
professionnels, et où les hommes d'Etat n'ont trouvé pour modèle d'une politique mondiale
que l'impasse de l'impérialisme, c'est presque une évidence pour les autres - qui perçoivent
vaguement notre interdépendance mondiale mais sont incapables de pénétrer le
fonctionnement réel de cette relation universelle — d'accepter l'hypothèse à la fois simple et
spectaculaire d'une conspiration mondiale et d'une organisation secrète mondiale. Donc, s'ils
sont sommés de s'aligner eux aussi sur une autre organisation mondiale, censément secrète et
en fait semi-conspirationnelle, ils sont loin d'être rebutés par cette idée — ou même d'y voir
quelque chose qui sorte de l'ordinaire. Ils pensent à l'évidence que c'est la seule façon possible
d'entrer dans l'action politique.
Enfin, la conception d'une organisation mondiale dont les membres constituent une
entité ethnique dispersée partout sur la planète ne s'applique pas à la seule situation des Juifs.
Tant que la destinée des Juifs était une curiosité singulière, l'antisémitisme s'appuyait sur les
arguments classiques du XIXe siècle contre les intrus et se limitait à la peur de l'étranger
universel. En outre, aucun autre peuple ne se souciait vraiment de spéculer sur la façon dont
les Juifs avaient réussi à survivre sans État ni territoire. Mais depuis la dernière guerre, avec
toutes les questions des minorités et des sans-État qu'elle a suscitées presque tous les peuples
européens ont répété la démonstration juive que la nationalité, le lien à un peuple sans le
bénéfice d'une organisation politique, peut être maintenu sans Etat ni territoire. Ils sont donc
encore plus enclins qu'auparavant à accepter ces méthodes censées avoir préservé le peuple
juif pendant deux mille ans. Ce n'est pas un hasard si les nazis ont connu un tel succès auprès
des Allemands de l'étranger, et si les phases les plus caractéristiques de l'idéologie du
national-socialisme en tant que mouvement international ont été en réalité le fait des
Auslands-Deutschen10.

II

10
Les Allemands de l’étranger

45
Ce n'est que lorsque le fascisme est compris comme un mouvement international
antinational qu'il devient possible de comprendre pourquoi les nazis, avec une froideur sans
précédent, sans se laisser distraire par une sentimentalité nationale ou de quelconques
scrupules humains sur le bien-être de leur peuple, ont laissé leur pays se transformer en un
champ de ruines. La nation allemande s'est effondrée avec son régime terroriste qui a duré
douze ans, et dont l'appareil politique a fonctionné sans faille jusqu'à la dernière minute. La
ligne de démarcation qui, pour les prochaines décennies, et peut-être plus longtemps encore,
divisera l'Europe plus durement que toutes les frontières nationales du passé, traverse le cœur
même de l'Allemagne.
L'opinion publique mondiale a du mal à comprendre cette mise en scène d'une
autodestruction. Celle-ci ne peut s'expliquer qu'en partie par les tendances nihilistes depuis
longtemps dénoncées du nazisme, par son idéologie de Götterdâmmerungs 11 dont les
innombrables variations annoncent toutes un désastre cataclysmique en cas de défaite. Ce qui
reste inexpliqué, c'est que les nazis n'ont apparemment laissé aucun des pays occupés aussi
ravagé que l'Allemagne elle-même. C'est comme s'ils n'avaient maintenu leur machine
terroriste, et grâce à elle une résistance totalement inutile (du point de vue militaire), que pour
se donner tous les moyens de provoquer une destruction complète. Si l'on a raison de voir
dans la tendance purement destructrice du fascisme l'une des forces les plus actives du
mouvement, il serait dangereusement trompeur de s'imaginer que ces pulsions destructrices
ont culminé dans un désir théâtral, suicidaire, dirigé contre le mouvement lui-même. Les nazis
ont pu planifier la complète destruction de l'Allemagne, ils ont pu calculer d'appauvrir tout le
continent européen en ruinant l'industrie allemande, ils ont pu espérer laisser aux Alliés le
fardeau et la responsabilité de gouverner un chaos ingouvernable, mais ils n'ont certainement
jamais souhaité liquider le mouvement fasciste12. Il est évident que, pour les nazis, une simple
défaite de l'Allemagne aurait signifié la ruine du mouvement fasciste ; mais d'autre part, la
complète destruction de l'Allemagne offre au fascisme l'opportunité de transformer le résultat
de cette guerre en une défaite purement temporaire du mouvement. En clair, les nazis ont
offert l'Allemagne en sacrifice à l'avenir du fascisme - bien que la question demeure, bien sûr,
de savoir si ce sacrifice sera «payant » à long terme. Toutes les discussions et tous les conflits
entre le parti et le haut commandement, entre la Gestapo et la Wehrmacht, entre les
représentants des prétendues classes dominantes et les véritables chefs de la bureaucratie du
parti n'avaient pas d'autre objet que ce sacrifice qui était une nécessité aussi évidente pour les
stratèges politiques nazis qu'elle était inimaginable pour leurs compagnons de route militaires
et industriels.
De quelque manière qu'on évalue les chances de cette politique pour la survie de
l'Internationale fasciste, il est apparu nettement juste après l'annonce de la mort de Hitler que
la ruine de l'Allemagne, c'est-à-dire la destruction du plus grand et du plus puissant centre de
pouvoir du mouvement fasciste, ne signifiait en rien la disparition du fascisme de la scène
internationale. Nullement découragé par l'actuelle situation de pouvoir, le gouvernement
irlandais a exprimé sa sympathie au gouvernement allemand (qui n'a plus d'existence), alors
que le Portugal proclamait deux journées de deuil une initiative qui aurait été des plus

11
« Crépuscule des dieux ». Il s'agit aussi du quatrième drame musical de Richard Wagner qui clôt le cycle de
l'Anneau des Nibelungen (N.d.É.).
12
Peu avant la défaite allemande, des rapports furent publiés indiquant que des gens nouveaux et inconnus avaient été
choisis pour organiser et diriger un mouvement fasciste clandestin. Il semble probable que Himmler et certains de ses
collaborateurs les plus proches avaient espéré entrer dans la clandestinité, conserver une direction illégale, et faire de Hitler
un martyr. Quoi qu'il en soit, la rapide capture par les Alliés des leaders de premier plan du parti et de la police indique que
quelque chose a cloché dans leur plan. Les événements des dernières semaines n'ont pas encore été éclaircis et ne le seront
peut-être jamais. L'explication la plus plausible, cependant, se trouve dans le rapport de la dernière réunion tenue par Hitler
immédiatement avant sa mort, au cours de laquelle il aurait affirmé qu'il n'était plus possible de se fier aux troupes SS.

46
inhabituelles dans des circonstances ordinaires. Ce qui est frappant dans l'attitude de ces pays
« neutres », c'est qu'à une époque où il semble qu'on ne tienne rien à plus haut prix que la
puissance brute et la réussite pure, ils aient osé agir de façon si cavalière envers les grandes
puissances victorieuses. De Valera et Salazar ne sont pas des idiots donquichottesques. Ils
évaluent simplement la situation de façon tant soit peu différente et ne croient pas que la
puissance soit synonyme de force militaire et de capacité industrielle. Ils spéculent sur le fait
que le nazisme et tous les éléments idéologiques qui lui sont affiliés ont perdu une bataille,
mais pas la guerre. Et comme ils savent par expérience qu'ils ont affaire à un mouvement
international, ils ne considèrent pas la destruction de l'Allemagne comme un coup décisif.

III

C'est un aspect trop négligé de la propagande fasciste qu'elle ne se contentait pas de


mentir, mais envisageait délibérément de transformer ses mensonges en réalité. Ainsi, Das
Schwarze Korps ( Une publication nazie (N.d.É.) reconnaissait quelques années avant le début
de la guerre que les peuples étrangers ne croyaient pas réellement les nazis quand ils
prétendaient que tous les Juifs sont des mendiants et des vagabonds qui ne peuvent subsister
que comme des parasites sur l'économie des autres nations ; mais, prophétisait-il, l'opinion
publique étrangère aurait en l'espace de quelques années l'occasion de s'en convaincre, quand
les Juifs allemands auraient été poussés hors des frontières précisément comme un tas de
mendiants. Personne n'était préparé à ce type de fabrication d'une réalité menteuse. La
caractéristique essentielle de la propagande fasciste n'a jamais été ses mensonges, car le
mensonge est un caractère à peu près commun de la propagande, partout et en tous temps. Ce
qu'exploitait essentiellement cette propagande, c'était l'antique préjugé occidental qui confond
la réalité et la vérité, rendant ainsi « vrai » ce qui ne pouvait jusque-là être donné que comme
un mensonge. C'est pour cette raison que toute argumentation contre les fascistes — la
prétendue contre-propagande — est si profondément dépourvue de sens : c'est comme si l'on
débattait avec un meurtrier potentiel pour savoir si sa future victime est vivante ou morte, en
oubliant complètement que l'homme est capable de tuer et que le meurtrier, en tuant la
personne en question, peut à tout instant démontrer la justesse de son affirmation.
C'est donc dans cet esprit que les nazis ont détruit l'Allemagne — pour démontrer
qu'ils étaient dans le vrai : un atout qui peut se révéler d'une valeur inestimable pour leur
activité future. Ils ont détruit l'Allemagne pour démontrer qu'ils avaient raison de dire que le
peuple allemand luttait pour son existence même ce qui était au départ un parfait mensonge.
Ils ont institué le chaos pour démontrer qu'ils avaient raison de dire que l'Europe n'avait
d'autre alternative que la domination nazie ou le chaos. Ils ont fait traîner la guerre jusqu'à
l'arrivée des Russes sur l'Elbe et l'Adriatique pour donner à leurs mensonges sur le danger
bolchevique un fondement post facto dans la réalité. Ils espèrent bien sûr qu'à court terme,
quand les peuples du monde auront compris l'ampleur de la catastrophe européenne, leur
politique se révélera complètement justifiée.
Si le national-socialisme était vraiment par essence un mouvement national allemand
— comme l'a été par exemple le fascisme italien dans sa première décennie — il n'aurait
guère à gagner avec ce genre de preuves et d'arguments. Dans ce cas, seule la réussite serait
une démonstration décisive — et son échec en tant que mouvement national a été écrasant.
Les nazis eux-mêmes en sont parfaitement conscients, et ils se sont donc retirés voilà
quelques mois de l'appareil gouvernemental, séparant une fois de plus le parti de l'État et se
débarrassant ainsi de tous les éléments nationalistes chauvins qui les avaient rejoints en partie
pour des raisons opportunistes, en partie sur la base d'un malentendu. Mais les nazis savent

47
aussi que même si les Alliés étaient assez fous pour s'acoquiner avec de nouveaux Darlan,
l'influence de ces groupes resterait vaine, simplement parce que la nation allemande elle-
même n'existerait plus.
En réalité, depuis la fin des années 1920, le Parti national-socialiste n'était plus un parti
purement allemand, mais une organisation internationale ayant son siège en Allemagne. La
fin de la guerre lui a fait perdre la base stratégique et les équipements d'une machinerie
étatique particulière. Mais la perte d'un centre national n'a pas que des inconvénients pour la
continuation de l'Internationale fasciste. Libéré de tout lien national et des inévitables
préoccupations extérieures qui les accompagnent, les nazis peuvent tenter une fois encore de
s'organiser dans le monde de l'après-guerre sous la forme de cette véritable et pure société
secrète, dispersée partout dans le monde, qui a toujours été le modèle d'organisation auquel ils
aspiraient.
Ils y seront puissamment aidés par l'existence factuelle d'une Internationale
communiste en pleine expansion. Ils soutiennent depuis longtemps (et ces derniers mois leur
propagande s'est fondée uniquement là-dessus) qu'elle n'est rien d'autre que la conspiration
juive mondiale des Sages de Sion. Nombreux sont les gens qu'ils pourront convaincre que le
seul moyen de faire face à cette menace mondiale est de s'organiser sur le même mode. Le
danger d'un tel développement ne peut que s'accroître, dans la mesure où les démocraties
continuent de fonctionner sur la base de concepts purement nationaux, renonçant à toute
stratégie idéologique de guerre et de paix, et donnant donc l'impression qu'à l'opposé des
Internationales idéologiques, elles ne servent que les intérêts immédiats de peuples
particuliers.
Dans cette entreprise, bien plus dangereuse qu'un simple mouvement de résistance de
caractère purement allemand, le fascisme trouvera extrêmement utile l'idéologie raciste qui
n'avait été développée dans le passé que par le national-socialisme. Il est déjà manifeste que
les problèmes coloniaux resteront sans solution, et qu'en conséquence les conflits entre
peuples blanc et de couleur — ce que l'on appelle les conflits raciaux — prendront de plus en
plus d'acuité. En outre, la compétition entre les nations impérialistes restera un caractère
marquant de la scène internationale. Dans ce contexte, les fascistes qui même dans leur
version allemande n'ont jamais identifié la race supérieure à une quelconque nationalité, mais
parlaient d'«aryens » en général, pourraient aisément devenir les instigateurs d'une stratégie
unifiée de Suprématie blanche capable de surenchérir sur n'importe quel groupe qui ne
plaiderait pas en faveur d'une égalité de droits inconditionnelle pour tous les peuples.
La propagande antijuive restera certainement l'un des premiers points d'attraction du
fascisme. Les terribles pertes des Juifs en Europe nous ont occulté un autre aspect de la
situation : bien que numériquement affaibli, le peuple juif émergera de la guerre bien plus
dispersé géographiquement qu'auparavant. Au contraire de l'époque qui a précédé 1933, il n'y
a quasiment plus d'endroit sur la terre où des Juifs ne vivent pas, en plus ou moins grand
nombre, mais toujours considérés avec une certaine méfiance par leur environnement non-
juif.
En tant que contrepartie d'une Internationale fasciste aryenne, les Juifs, considérés
comme les représentants ethniques de l'Internationale communiste, sont peut-être encore plus
utiles aujourd'hui qu'autrefois. C'est particulièrement vrai pour l'Amérique du Sud, dont on
connaît suffisamment les puissants mouvements fascistes.
En Europe même, les opportunités pour une organisation fasciste internationale
délivrée des problèmes d'État et de territoire sont encore plus grandes. Les populations dites
réfugiées, issues des révolutions et des guerres de ces vingt dernières années, augmentent
chaque jour. Poussées hors de territoires où elles ne désirent pas ou ne peuvent pas retourner,

48
ces victimes de notre temps se sont déjà établies comme de petits fragments de groupes
nationaux dans tous les pays européens. La restauration du système national européen signifie
pour ces petits groupes une absence de droits qui fait apparaître les prolétaires du XIXe siècle
comme des privilégiés. Ils auraient pu devenir la véritable avant-garde d'un mouvement
européen — et beaucoup d'entre eux, en effet, ont joué un rôle de premier plan dans la
Résistance ; mais ils peuvent aussi être une proie facile pour d'autres idéologies susceptibles
d'avoir un attrait international. Les 250 000 soldats polonais qui ne se sont vu offrir d'autre
solution que le statut précaire de mercenaires sous commandement britannique pour
l'occupation de l'Allemagne en sont une parfaite illustration.
Même sans ces problèmes relativement nouveaux, la « restauration » serait
extrêmement dangereuse. Déjà, dans toutes les zones qui ne sont pas immédiatement sous
influence russe, les forces d'hier se sont remises en selle sans être particulièrement inquiétées.
Cette restauration, qui s'effectue par le biais d'une propagande chauviniste nationaliste
intensifiée, notamment en France, est en opposition ouverte avec les tendances et les
aspirations engendrées par les mouvements de résistance, qui étaient des mouvements
authentiquement européens. Ces aspirations ne sont pas oubliées, même si pendant un temps
elles ont été repoussées à l'arrière-plan par le soulagement de la libération et par les difficultés
de la vie quotidienne. Au début de la guerre, il était évident pour tout observateur de la
situation européenne, y compris pour les nombreux correspondants américains, qu'aucun
peuple en Europe n'était plus disposé désormais à entrer en guerre sur des conflits nationaux.
La résurrection de vieilles disputes territoriales peut assurer aux gouvernements victorieux de
brefs succès de prestige et donner l'impression que le nationalisme européen à l'ancienne, qui
seul pouvait offrir un fondement sûr pour une restauration, est revenu à la vie. Mais il se
révélera bientôt que tout ceci n'est qu'un bluff à court terme dont les nations se détourneront,
avec un fanatisme redoublé par leur amertume, au profit de ces idéologies capables de
proposer des solutions pseudo-internationales, c'est-à-dire le fascisme et le communisme.
Dans ces conditions, il peut se révéler avantageux pour les nazis de pouvoir opérer
partout à la fois en Europe, sans la contrainte d'être liés à un pays particulier ou de s'appuyer
sur un gouvernement particulier. N'ayant plus à se soucier du bien-être ou du malheur d'une
nation, ils pourraient prendre d'autant plus rapidement l'apparence d'un authentique
mouvement européen. Le danger existe que le nazisme parvienne à se poser comme l'héritier
du mouvement de résistance européen, en reprenant son slogan d'une fédération européenne et
en l'exploitant à ses propres fins. Il ne faut pas oublier que même lorsqu'il n'y avait plus
l'ombre d'un doute sur ce que pourrait être une Europe dirigée par les Allemands, le slogan
d'une Europe unie s'est révélé pour les nazis l'arme de propagande la plus efficace. Il a peu de
chances de perdre de son pouvoir dans l'Europe appauvrie de l'après-guerre, dirigée par des
gouvernements nationalistes. Tels sont, de façon générale, les périls de demain.
Incontestablement, le fascisme a été battu une fois, mais nous sommes loin d'avoir
complètement éradiqué ce mal suprême de notre temps. En effet, ses racines sont puissantes et
leurs noms sont l'antisémitisme, le racisme et l'impérialisme.

49
Déjà plus et pas encore13

Hume faisait remarquer un jour que l'ensemble de la civilisation humaine dépend du


fait qu'« une génération ne quitte pas la scène au moment précis où une autre lui succède,
comme c'est le cas pour les vers à soie et les papillons ». Pourtant, à certains tournants de
l'histoire, au point culminant de certaines crises, un destin similaire à celui des vers à soie et
des papillons peut échoir à une génération d'hommes. Car le déclin de l'ancien et la naissance
du nouveau ne sont pas forcément affaire de continuité ; entre les générations, entre ceux qui,
pour une raison ou une autre, appartiennent encore à l'ancien et ceux qui pressentent la
catastrophe dans leurs os ou ont déjà grandi avec elle, la chaîne est brisée et un « espace vide
», une sorte de no man's land historique apparaît, que l'on ne peut décrire en d'autres termes
que « déjà plus et pas encore ». En Europe, une solution absolue de continuité de ce genre
s'est produite pendant et après la Première Guerre mondiale. Tous les bavardages des
intellectuels sur le déclin fatal de la civilisation occis dentale ou sur la fameuse génération
perdue, comme l'appellent en général les « réactionnaires », trouvent leur fondement de vérité
dans cette rupture, et se sont ensuite révélés bien plus séduisants que la trivialité de l'esprit «
libéral », qui nous place devant l'alternative d'avancer ou de reculer, alternative qui semble
dénuée de sens précisément parce qu'elle suppose encore une chaîne de continuité intacte.
En ce qui concerne la littérature européenne, on perçoit le plus clairement cet écart, ce
surgissement d'un abîme d'espace et de temps vides, dans la disparité entre les deux plus
grands maîtres de la littérature de notre temps, Marcel Proust et Franz Kafka. Proust est le
dernier et le plus bel adieu au monde du XIXe siècle, et nous ne cessons de revenir à son
œuvre, écrite sur le mode du « déjà plus » quand nous sommes submergés par le sentiment de
l'adieu et du chagrin. Kafka, de son côté, n'est notre contemporain que jusqu'à un certain
point. C'est comme s'il écrivait du point de vue d'un futur lointain, comme s'il n'était, ou ne
pouvait se sentir chez lui que dans un monde qui n'est « pas encore ». Cela nous maintient à
une certaine distance chaque fois que nous lisons et discutons son œuvre, distance qui a peu
de chances de se réduire, même si nous avons l'intuition vague que son art est l'expression
d'un monde futur qui est aussi notre avenir — à supposer que nous ayons un avenir.
Tous les autres grands romanciers et poètes européens trouvent leur place et leur
critère de mesure quelque part entre ces deux maîtres morts. Mais le livre de Hermann Broch
appartient à une autre catégorie. Il a en commun avec Proust la forme du monologue intérieur,
et avec Kafka la renonciation totale et radicale au divertissement, à quoi s'ajoute un intérêt
pour la métaphysique ; il partage avec Proust un goût profond du monde tel qu'il nous est
donné, et avec Kafka la croyance que le « héros » du roman n'est plus un personnage doté de
certaines qualités bien définies, mais plutôt l'homme en soi (car la vie réelle de l'homme et du
poète Virgile n'est jamais pour Broch que matière à spéculations philosophiques). Tout cela
est vrai, et les histoires de la littérature pourront l'écrire plus tard.
Mais le plus important, du moins pour le moment, c'est que l'œuvre de Broch — par
son thème, et par sa diction poétique totalement originale et magnifique est devenue une sorte
de chaînon manquant entre Proust et Kafka, entre un passé irrémédiablement perdu et un futur
qui n'est pas encore à notre portée. En d'autres termes, ce livre est le pont grâce auquel Virgile
tente de franchir l'abîme de l'espace vide entre le déjà plus et le pas encore. Et puisque cet

13
Cette recension de The Death of Virgil [La Mort de Virgile, traduit par Albert Kohn, Paris, Gallimard, 1955], par
Hermann Broch (traduit en anglais par Jean Starr Untermeyer), dont le titre original est « No Longer and Not Yet », a paru
pour la première fois le 14 septembre 1946 dans The Nation, p. 300-302.

50
abîme est très réel ; puisqu'il n'a fait que s'approfondir et devenir plus effrayant chaque année
depuis la fatale année 1914, jusqu'à ce que les usines de mort érigées au cœur de l'Europe
coupent définitivement le cordon déjà bien effiloché qui nous reliait encore à une entité
historique vieille de plus de deux mille ans ; puisque nous vivons déjà dans 1'« espace vide »,
confrontés à une réalité qu'aucune idée traditionnelle du monde et de l'homme ne peut éclairer
— si chère qu'ait pu être cette tradition à nos cœurs nous devons être profondément
reconnaissants à la grande œuvre poétique qui s'accroche si désespérément à ce sujet.
Assez curieusement, rien dans les œuvres précédentes de Broch n'indique le futur
auteur de La Mort de Virgile. Les Somnambules, outre ses qualités littéraires, témoigne
surtout du fait que son auteur est fatigué de raconter des histoires, qu'il s'impatiente de son
propre travail : il déclare à ses lecteurs qu'ils n'ont qu'à trouver eux-mêmes la fin de l'histoire,
et néglige le personnage et l'intrigue au profit de longues spéculations sur la nature de
l'histoire. Jusqu'à une certaine date, Broch était un bon conteur, amusant et distrayant — pas
un grand poète.
L'événement qui a fait de Broch un poète semble avoir coïncidé avec le dernier stade
d'assombrissement de l'Europe. Quand la nuit est tombée, Broch s'est réveillé. Il s'est éveillé à
une réalité qu'il a jugée si écrasante qu'il l'a aussitôt traduite en un rêve, comme il convient à
un homme qui s'éveille en pleine nuit. Ce rêve est La Mort de Virgile.
Les critiques ont dit de ce livre qu'il est écrit dans une prose lyrique, ce qui n'est pas
tout à fait exact. Son style, unique par sa puissance et sa tension, ressemble davantage aux
hymnes de Homère, où le Dieu est invoqué encore et encore, à chaque fois doté d'une autre
résidence, d'un autre lieu mythologique, d'un autre lieu de vénération — comme si le fidèle
devait à toute force s'assurer qu'il ne va pas lui échapper. De la même façon, Broch invoque la
Vie, ou la Mort, ou l'Amour, ou le Temps, ou l'Espace, comme s'il voulait être absolument
certain de ne pas manquer son but. C'est ce qui donne au monologue son urgence passionnée,
et met en valeur l'action tendue, concentrée, de toute véritable spéculation.
Dans le « Ô » des invocations sont inscrites les magnifiques descriptions, la peinture
approfondie du paysage dont l'œuvre est si riche. Elles se lisent comme un long et tendre
chant d'adieu à tous les peintres occidentaux, et elles transcendent par leur forme d'invocation
les objets décrits, comme si elles embrassaient tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, tout
ce qui est verdoyant et toute la poussière de la terre, toute la noblesse et toute la vulgarité.
Le sujet du livre de Broch, comme l'indique son titre, ce sont les dernières vingt-quatre
heures de la vie de Virgile. Cette mort toutefois n'est pas traitée comme un simple événement,
mais comme l'œuvre ultime de l'auteur — au sens où les moments de la mort sont l'unique et
dernière chance de savoir ce qu'est la vie, ou de juger sa propre vie. Le jugement ne consiste
pas à s'accuser, car il est trop tard pour cela, ni à se justifier, car d'une certaine façon, il est
trop tôt pour cela ; c'est l'ultime effort pour trouver la vérité, le mot ultime qui clôt
définitivement l'histoire. Cela fait du jugement dernier une affaire humaine, qui doit être
réglée par l'homme lui-même, bien qu'à la limite de ses forces et de ses possibilités comme s'il
voulait épargner à Dieu cette peine. À ce niveau, le « déjà plus et pas encore » signifie le déjà
plus vivant et le pas encore mort ; et la tâche consiste à atteindre en toute conscience le
jugement et la vérité.
Ce concept grandiose de la mort en tant que tâche ultime, et non ultime calamité,
empêche les spéculations de Broch de tomber dans le piège de la philosophie moderne de la
mort, pour laquelle la vie contient en elle le germe de la mort et pour laquelle, en
conséquence, le moment de la mort apparaît comme le « but de la vie ». Si la mort est la tâche
ultime de l'homme vivant, alors la vie lui a été donnée non comme un don infecté de mort,
mais plutôt, dans certaines conditions — pour que pour toujours « nous nous tenions sur le

51
pont jeté entre invisibilité et invisibilité alors que pourtant [...] nous sommes pris dans le
courant ».
Le réel sujet du livre est la position de l'artiste dans le monde et dans l'histoire ; de
l'homme qui n'« agit » pas comme un être humain, mais qui « crée » comme Dieu — bien que
seulement en apparence. L'artiste est pour toujours exclu de la réalité, banni dans la «
province vide de la beauté ». Son jeu avec l'éternité — et ce jeu ensorcelant que nous
appelons la beauté — se transforme en « rire qui détruit la réalité », ce rire qui jaillit de la
terrible intuition que la Création elle-même, et pas seulement le jeu de création de l'homme,
peut être détruite. Avec ce rire, le poète « est ravalé à la condition de la foule », à la vulgarité
cynique et vile au milieu de laquelle il a été transporté sur sa litière à travers les taudis de
Brindisi. La foule comme l'artiste sont avides d'idolâtrie, soucieux uniquement d'eux-mêmes,
et exclus de toute véritable communauté, qui se fonde sur la serviabilité. « Ivres de solitude »,
cette solitude d'où jaillissent à parts égales « l'ivresse de sang, l'ivresse de mort, et l'ivresse de
la beauté », ils sont également traîtres, également indifférents à la vérité, et donc l'un et l'autre
entièrement indignes de confiance et désireux d'oublier la réalité, que ce soit par la beauté ou
par les jeux du cirque ; l'un et l'autre sont ivres de « formes vides et de mots vides ».
Puisque le « déjà plus et le pas encore » ne peut pas être relié par un pont à l'arc-en-
ciel de la beauté, le poète doit fatalement tomber « dans la vulgarité, là où la vulgarité est la
pire, dans la littéralité ». De cette compréhension surgit la décision qui devient l'intrigue
centrale de l'histoire, la décision de brûler l'Énéide, de voir l'œuvre « consumée par le feu de
la réalité ». Ce haut fait, ce sacrifice, apparaît soudain comme la seule issue possible hors de
la « province vide de beauté », la seule porte par laquelle, même mourant, même au tout
dernier instant, le poète peut encore percevoir la terre promise de la réalité et du
compagnonnage humain.
C'est alors que les amis entrent en scène, essayant d'empêcher ce qui n'est à l'évidence
que le produit des hallucinations que la fièvre donne au mourant. Il s'ensuit le long dialogue
entre Virgile et Octave l'un des fragments les plus vrais et les plus impressionnants de toute la
fiction historique, qui s'achève sur l'abandon de ce sacrifice. Le sacrifice, après tout, n'aurait
été effectué que pour le salut de l'âme, par anxiété à l'égard du soi, pour le goût du symbole —
alors que l'abandon du plan et le don du manuscrit arrachent à l'ami impérial un dernier
sourire heureux.
Puis vient la mort. Le navire descend dans la profondeur des éléments quand
doucement, l'un après l'autre, les amis disparaissent, et l'homme revient en paix du long
voyage de la liberté dans l'attente paisible d'un univers inarticulé. Sa mort lui a semblé une
mort heureuse : car il a trouvé le pont grâce auquel franchir l'abîme qui s'étend entre le « déjà
plus et le pas encore » de l'histoire, entre le « déjà plus » des anciennes lois et le « pas encore
» du nouveau mot sauveur, entre la vie et la mort : « Non pas encore tout à fait ici mais déjà à
sa portée. »
Le livre est écrit dans un allemand très beau et très complexe ; le travail du traducteur
est au-delà de toute louange.

52
Les techniques des sciences sociales et l'étude des camps de
concentration14

Chaque science s'appuie nécessairement sur quelques présupposés peu articulés,


élémentaires et axiomatiques, qui ne sont dévoilés et désavoués que lorsqu'on les confronte à
des phénomènes totalement inattendus qui ne peuvent plus être compris dans le cadre de leurs
catégories. Les sciences sociales et les techniques qu'elles ont mises au point au cours des
cent dernières années ne font pas exception à cette règle. J'entends soutenir dans cet article
que l'institution des camps de concentration et d'extermination c'est-à-dire les conditions
sociales qui régnaient en leur sein comme leur fonction dans l'appareil plus vaste des régimes
totalitaires — est très susceptible de devenir ce phénomène inattendu, cet obstacle sur la route
vers la compréhension adéquate de la politique et de la société contemporaines qui obligera
les spécialistes en sciences sociales et les chercheurs en histoire à reconsidérer leurs
présupposés fondamentaux, jamais remis en cause à ce jour, sur l'évolution du monde et le
comportement humain.
Derrière les évidentes difficultés à traiter un sujet où la simple énumération des faits
semble « excessive et non digne foi15 », et où les témoignages dont nous disposons viennent
de gens qui au cours de leur expérience même « n'ont jamais vraiment réussi » à se
convaincre « que c'était réel, que cela se passait vraiment ct que cc n'était pas un simple
cauchemar16», gît le grave soupçon que, selon un jugement de bon sens, ni l'institution elle-
même, ni ce qui se passait derrière ses grilles soigneusement gardées, ni son rôle politique
n'ont de sens. Si nous supposons que la plupart de nos actions sont de nature utilitaire et que
nos mauvaises actions résultent d'une « exagération » de l'intérêt personnel, nous sommes
forcés de conclure que cette institution particulière du totalitarisme est au-delà de la
compréhension humaine. Si, d'autre part, nous faisons abstraction de tous les critères sur
lesquels se fonde notre vie en général, pour ne considérer que les extravagantes affirmations
idéologiques de racisme dans leur pureté logique, alors la politique d'extermination des nazis
ne fait que trop de sens. Derrière ses horreurs gît la même logique inflexible qui caractérise
certains systèmes paranoïaques où, une fois acceptée la première prémisse folle, tout le reste
en découle par une absolue nécessité. La folie de ces systèmes ne réside pas à l'évidence dans
leur seul postulat, mais dans leur logique même, qui procède sans aucun égard pour les faits et
avec un parfait dédain de la réalité, laquelle nous enseigne que quoi que nous entreprenions,
nous ne pouvons pas le mener à bien avec une perfection absolue. En d'autres termes, ce n'est
pas seulement le caractère non utilitaire des camps eux-mêmes — l'absurdité de « punir » des
gens totalement innocents, l'incapacité à les maintenir dans un état de santé suffisant pour leur
extorquer un travail profitable, la terreur superflue infligée à une population déjà totalement
soumise ---- qui leur donne leurs qualités distinctives et perturbantes, mais leur fonction anti-
utilitaire, le fait que même les suprêmes nécessités des activités militaires n'ont pu interférer

14
« Social Science Techniques an the Study of Concentration Camps », Jewish Social Studies, vol. 12, no 1, 1950, p. 49-64.
Une autre traduction en a été donnée par S. Courtine-Denamy en 1991.
15
« Si je devais énumérer ces horreurs dans mes propres termes, vous me trouveriez excessif et peu digne de foi » (Justice
Robert H. Jackson dans son discours d'ouverture au procès de Nuremberg). Voir Nazi Conspiracy and Aggression, t. I,
Washington, US Government Printing Office, 1946, p. 140.
16
Voir le récit de Bruno Bettelheim, « On Dachau and Buchenwald », ibid., t. VII, p. 824.

53
avec ces « politiques démographiques ». C'est comme si les nazis avaient été convaincus qu'il
était plus important de faire tourner les usines d'extermination que de gagner la guerre17.
C'est dans ce cadre que l'adjectif « sans précédent18 », appliqué la terreur totalitaire,
prend sa pleine signification. La route vers la domination totale passe par de nombreux stades
intermédiaires relativement normaux et parfaitement compréhensibles. Il n'est pas sans
précédent de déclarer une guerre agressive ; le massacre d'une population ennemie, ou même
d'un peuple simplement perçu comme hostile, apparaît comme une pure affaire de routine
dans le sanglant dossier de l'Histoire ; on a vu l'extermination des indigènes dans le processus
de colonisation et l'établissement de nouvelles colonies en Amérique, en Australie et en
Afrique ; l'esclavage est l'une des plus anciennes institutions du genre humain, et les travaux
forcés, auxquels recourt l'Etat pour l'accomplissement de travaux publics, étaient l'un des
piliers de l'Empire romain. Même la prétention à dominer le monde, un classique dans
l'histoire des rêves politiques, n'est pas le monopole de gouvernements totalitaires et peut
encore s'expliquer par une avidité pour le pouvoir poussée à l'extrême. Tous ces aspects de la
domination totalitaire, si hideux et criminels soient-ils, ont une chose en commun qui les
distingue du phénomène qui nous intéresse ici : à la différence des camps de concentration, ils
témoignent d'un objectif défini et ils bénéficient aux dominants de la même façon qu'un
cambriolage ordinaire bénéficie au cambrioleur. Les motifs sont clairs et les moyens
d'atteindre le but sont utilitaires au sens courant du terme. L'extraordinaire difficulté qui se
présente à nous quand nous tentons de comprendre l'institution du camp de concentration et
de la faire entrer dans l'histoire humaine est précisément l'absence de ces critères utilitaires
absence responsable plus que tout le reste du curieux parfum d'irréalité qui entoure cette
institution et tout ce qui s'y rapporte.
Pour comprendre plus clairement la différence entre le compréhensible et
l'incompréhensible, c'est-à-dire entre les données qui répondent aux concepts et aux
techniques de recherche scientifiques communément acceptés, et celles qui font exploser tout
ce cadre de référence, il peut être utile de rappeler les différents stades par lesquels est passé
l'antisémitisme depuis le moment de la prise du pouvoir par Hitler en 1933 jusqu'à la création
des usines de mort au milieu de la guerre. L'antisémitisme en soi a une histoire si longue et si
sanglante que le fait même que les usines de mort aient été essentiellement nourries avec du «
matériel » juif a quelque peu oblitéré la singularité de cette « opération ». L'antisémitisme
nazi a montré en outre une absence presque frappante d'originalité ; il ne contenait pas un seul
élément, ni dans son expression idéologique, ni dans son application à la propagande, qui
n'aurait pu se retrouver dans un mouvement précédent et qui ne constituait pas déjà un cliché
de la littérature sur la haine des Juifs avant qu'on ait jamais entendu parler des nazis. Les lois
antijuives de l'Allemagne hitlérienne des années 1930, qui ont culminé dans les lois de
Nuremberg en 1935, étaient nouvelles pour le XIXè et le XXe siècle ; elles n'avaient rien de
nouveau en tant qu'objectif avoué des partis antisémites partout en Europe, et rien de nouveau
pour l'histoire juive. L'impitoyable élimination des Juifs de l'économie allemande entre 1936
et 1938, comme les pogroms de novembre 1938, restaient de l'ordre de ce que l'on pouvait
attendre si un parti antisémite gagnait le monopole du pouvoir dans un pays européen. L'étape
suivante, la création de ghettos en Europe orientale et la concentration de tous les Juifs à
l'intérieur dans les premières années de la guerre, ne pouvait guère surprendre un observateur
attentif. Tout cela apparaissait hideux et criminel, mais entièrement rationnel. Les lois

17
Goebbels rapporte ceci dans son Journal à la date de mars 1943 « Le Führer est content A que les Juifs aient été […]
évacués de Berlin. Il a raison de dire que la guerre nous a permis de résoudre toute une série de problèmes qui n'auraient
jamais pu être résolus en temps normal. Les Juifs seront certainement les perdants de cette guerre quoi qu'il arrive. » (The
Goebbels Diaries 1942-1943, Louis P. Lochner (éd.), New York, Doubleday, 1948, p. 314).
18
Robert H. Jackson, Nazi Conspiracy,

54
antijuives en Allemagne visaient à satisfaire des revendications populaires, l'élimination des
Juifs de professions surpeuplées semblait destinée à faire de la place pour une génération
d'intellectuels gravement sous-employés ; l'émigration forcée, avec tout son corollaire de vols
purs et simples après 1938, était calculée pour répandre l'antisémitisme partout dans le
monde, comme l'indiquait succinctement un mémorandum des Affaires étrangères allemandes
à tous ses responsables à l'étranger19 ; l'enfermement des Juifs dans les ghettos d'Europe
orientale, suivi de la distribution de leurs possessions à la population indigène, semblait un
merveilleux stratagème politique pour gagner les vastes segments antisémites des peuples
d'Europe orientale, pour les consoler de la perte de leur indépendance politique tout en les
effrayant par l'exemple d'un peuple livré à un sort bien pire que le leur. On pouvait encore
s'attendre, en sus de ces mesures, à un régime de famine d'un côté et de travail forcé de l'autre
pendant la guerre ; en cas de victoire, toutes ces mesures apparaîtraient comme des préparatifs
pour le projet annoncé d'établir une réserve juive à Madagascar20. En fait, de telles mesures
(et non les usines de mort) étaient attendues non seulement par le monde extérieur et le peuple
juif lui-même, mais par les agents les plus haut placés de l'administration des territoires
orientaux occupés, par les autorités militaires et même par des responsables de haut rang dans
la hiérarchie du parti nazi21.
Ni le sort des Juifs en Europe ni la création des usines de mort ne peuvent s'expliquer
ou se comprendre pleinement en termes d'antisémitisme. Ces deux éléments transcendent
aussi bien le raisonnement antisémite que les motifs politiques, sociaux et économiques qui
sous-tendent la propagande des mouvements antisémites. L'antisémitisme n'a fait que préparer
le lancement de l'extermination des peuples avec celui du peuple juif. Nous savons à présent
que ce programme d'extermination n'avait pas empêché Hitler de planifier la liquidation de
vastes sections du peuple allemand22.

19
La circulaire de janvier 1939 du ministère des Affaires étrangères à toutes les autorités allemandes à l'étranger sur « la
question juive comme facteur dans la politique étrangère allemande pour l'année 1938 » affirmait : « Le mouvement
d'émigration de 100 000 Juifs a déjà suffi à éveiller l'intérêt, voire la compréhension de nombreux pays sur le danger juif.
Nous pouvons estimer que la question juive s'élargira à un problème de politique internationale quand un grand nombre de
Juifs d'Allemagne, de Pologne, de Hongrie et de Roumanie seront expédiés. t...] L'Allemagne est très intéressée à poursuivre
la dispersion des Juifs C...] l'afflux de Juifs dans toutes les parties du monde suscite l'opposition de la population du monde et
constitue donc la meilleure propagande pour la politique juive allemande. Plus les Juifs immigrants sont pauvres, et donc
plus ils sont un embarras pour le pays qui les absorbe, plus fortement ce pays réagira. » Voir ibid., t. VI, p. 87 sq.
20
Ce projet fut propagé par les nazis au début de la guerre. Alfred Rosenberg annonça dans un discours du 15 janvier 1939
que les nazis demanderaient que « ces peuples bien disposés envers les Juifs, surtout les démocraties occidentales qui ont
tellement d'espace [ ...] établissent un secteur ou une zone en dehors de la Palestine pour les Juifs, afin bien sûr d'y établir une
réserve juive, et non un État juif » (ibid., t. VI, p. 93).
21
Il est très intéressant de voir dans les documents nazis publiés dans Nazi Conspiracy and Agression et Trial of the Major
War Criminals (Nuremberg, 1947), combien peu de gens dans le Parti nazi lui-même étaient préparés à la politique
d'extermination. L'extermination fut toujours menée par les troupes SS, à l'initiative de Himmler et de Hitler, en dépit des
protestations des autorités civiles et militaires. Alfred Rosenberg, chargé de l'administration des territoires russes occupés, se
plaignait en 1942 que « les nouveaux plénipotentiaires en chef [c'est-à-dire les officiers SS] entrepre[nnent] de se charger
d'actions directes dans les territoires de l'Est occupé, négligeant les dignitaires appointés par le Führer lui-même » [c'est-à-
dire les responsables nazis en dehors des SS] (voir Nazi Conspiracy, op. cit., t. IV, p. 65 sq.). Des rapports sur la situation en
Ukraine lors de la chute en 1942 (ibid., t. III, p. 83 sq) montrent clairement que ni la Wehrmacht ni Rosenberg ne
connaissaient les plans de dépopulation de Hitler et de Himmler. Hans Frank, gouverneur général de Pologne, osa même dire
en septembre 1943, alors que la plupart des cadres du parti avaient été amenés à la soumission par la terreur, lors d'un
meeting du Kriegswirtschaftsstabes und des Verteidigungsauschusses : « Sie kennen ja die torichte Einstellung der
Mindenvertigkeit der uns unterworfenen Volker, und zwar in einem Augenblick, in welchem die Arbeitskraft dieser Volker
eine der wesentlichsten Potenzen unseres Siegringens darstellt » (Trial of the Major War Criminals, t. XXIX, p. 672).
22
Lors d'une discussion à son quartier général sur les mesures à mettre en œuvre après la fin de la guerre, Hitler proposa une
loi de santé nationale : « Après un examen national aux rayons X, le Führer devra recevoir une liste des personnes malades,
notamment celles qui souffrent de maladies des poumons et du cœur. Sur la base de la nouvelle loi de santé publique du
Reich, [...] ces familles ne pourront plus être au contact du public et ne seront plus autorisées à avoir d'enfants. Ce qui arrivera
à ces familles sera l'objet d'un ordre ultérieur du Führer » (Nazi Conspiracy, op. cit., t. VII, p. 175 [non daté]).

55
Les nazis eux-mêmes, ou plutôt cette section du parti nazi qui, sous l'inspiration de
Himmler et avec l'aide des troupes SS, lança en réalité les politiques d'extermination, ne
doutaient pas qu'ils étaient entrés dans un tout autre domaine d'activités, qu'ils étaient en train
de faire quelque chose que même leurs pires ennemis ne s'attendaient pas à les voir faire. Ils
étaient persuadés que l'une des meilleures chances de succès de cette entreprise tenait à
l'extrême improbabilité que quiconque dans le monde extérieur puisse croire à sa réalité23. Car
la vérité, c'est qu'alors que toutes les autres mesures antijuives faisaient du sens et étaient
susceptibles de bénéficier à leurs auteurs d'une façon quelconque, les chambres à gaz ne
bénéficiaient à personne. Les déportations elles-mêmes, durant une période de pénurie aiguë
de matériel roulant, la construction d'usines coûteuses, l'emploi d'une main-d'œuvre, si
nécessaire alors à l'effort de guerre, leur effet démoralisant sur les forces militaires
allemandes et sur la population des territoires occupés tout cela interférait de façon
désastreuse avec la guerre à l'est, comme ne cessaient de le souligner les autorités militaires et
les responsables nazis qui protestaient contre les troupes SS24.
Mais ces considérations n'étaient pas simplement négligées par ceux qui s'étaient
donné à eux-mêmes la charge de l'extermination. Même Himmler savait qu'à une époque de
pénurie critique de main-d'œuvre, il éliminait une grande quantité de travailleurs qui auraient
pu au moins travailler à mort au lieu d'être tués sans aucun objectif productif. Et son bureau
publiait un ordre après l'autre avertissant le commandement militaire et les responsables de la
hiérarchie nazie qu'aucune considération économique ou militaire ne devait interférer avec le
programme d'extermination25.
Les camps d'extermination apparaissent dans le cadre de la terreur totalitaire comme la
forme la plus extrême des camps de concentration. L'extermination concerne des êtres
humains qui dans la pratique sont déjà « morts ». Les camps de concentration existaient bien
avant que le totalitarisme n'en ait fait une institution centrale de gouvernement26. Ils ont
toujours été caractérisés par le fait qu'ils n'étaient pas des institutions pénales et que leurs
prisonniers n'étaient accusés d'aucun crime, mais qu'ils étaient destinés à traiter des «
éléments indésirables » en général, c'est-à-dire des gens qui pour une raison ou une autre
étaient privés de leur identité judiciaire et de leur juste place dans le cadre légal du pays où ils
se trouvaient vivre. Il est intéressant de noter que les camps de concentration totalitaires
avaient d'abord été établis pour des gens qui avaient commis un « crime », c'est-à-dire le
crime d'opposition au régime en place, mais qu'ils commencèrent à prendre de l'ampleur alors
que l'opposition politique faiblissait et se généralisèrent quand le réservoir de gens
authentiquement hostiles au régime était épuisé. Les premiers camps nazis étaient certes durs,
mais ils étaient parfaitement compréhensibles : ils étaient dirigés par les SA avec des
23
« Imaginez seulement que ces événements soient connus de l'autre côté et exploités par lui. Le plus probable est que cette
propagande n'aurait aucun effet, parce que les gens qui l'entendraient et la liraient ne seraient tout simplement pas disposés à
le croire. » Issu d'un rapport secret concernant le meurtre de 5 000 Juifs en juin 1943 (ibid., t. I, p. 1001).
24
Il faut noter que les protestations des autorités militaires étaient moins fréquentes et moins violentes que celles des anciens
membres du parti. En 1942, Hans Frank affirmait avec emphase que la responsabilité de l'annihilation des Juifs revenait aux
« hautes sphères ». Et il poursuivait en disant : « J'ai pu démontrer l'autre jour [...] que [l'interruption d'un grand programme
de construction] n'aurait pas eu lieu si les milliers de Juifs qui y travaillaient n'avaient pas été déportés ». En 1944, il se plaint
à nouveau en ces termes : « une fois que nous aurons gagné la guerre, en ce qui me concerne, on peut bien faire des
conserves des Polonais, des Ukrainiens et de tous les autres qui se promènent par ici... » (ibid., t. IV, p. 902 et 917). Lors
d'une réunion officielle à Varsovie en janvier 1943, le secrétaire d'État Kruger énonça la préoccupation des forces
occupantes : « les Polonais disent : quand les Juifs auront été détruits, ils emploieront les mêmes méthodes pour faire sortir
les Polonais de ce territoire et les liquider exactement comme les Juifs ». C'était en effet la prochaine étape envisagée, ce qui
ressort clairement d'un discours de Himmler à Cracovie en mars 1942 (ibid., t. IV, p. 916, et t. 111, p. 640 Sq).
25
Il fallut sans cesse répéter à partir de 1941 que « les considérations économiques doivent fondamentalement rester ignorées
dans le règlement de la question [juive] » (ibid., t. VI, p. 402).
26
Les camps de concentration apparurent pour la première fois pendant la guerre des Boers, et le concept de « détention
préventive » fut d'abord utilisé en Inde et en Afrique du Sud.

56
méthodes bestiales et avaient pour but évident de semer la terreur, de tuer les politiciens
connus, de priver l'opposition de ses leaders, d'effrayer suffisamment les futurs leaders pour
qu'ils se tiennent tranquilles, et de satisfaire le désir des SA de se venger non seulement de
leurs opposants immédiats, mais aussi des membres des classes supérieures. A cet égard, la
terreur des SA constituait un clair compromis entre le régime, qui ne souhaitait pas à l'époque
perdre ses puissants protecteurs industriels, et le mouvement, qui avait été dressé à attendre
une véritable révolution. La pacification complète de l'opposition antinazie semble avoir été
atteinte en janvier 1934 ; telle était du moins l'opinion de la Gestapo elle-même et des
responsables nazis de haut rang27. En 1936, le nouveau régime s'était gagné la sympathie de
l'écrasante majorité des gens : le chômage était éradiqué, le niveau de vie des basses classes
montait régulièrement, et les sources les plus puissantes de ressentiment social avaient été
asséchées. En conséquence, la population des camps de concentration atteignit son étiage le
plus bas, pour la simple raison qu'il n'existait plus d'opposition active, ni même suspectée, à
expédier en « détention préventive ».
C'est après 1936, c'est-à-dire après la pacification du pays, que le mouvement nazi se
fit plus radical et plus agressif sur la scène nationale et internationale. Moins le nazisme
rencontrait d'ennemis en Allemagne, plus d'amis il gagnait à l'étranger, et plus le « principe
révolutionnaire » devint intolérant et extrémiste 28 . Les camps de concentration
recommencèrent à gonfler en 1938 avec l'arrestation en masse de tous les Juifs allemands de
sexe masculin lors des pogroms de novembre ; mais ce développement avait déjà été annoncé
par Himmler en 1937, dans un discours devant l'état-major de la Reichswehr où il expliquait
qu'il faudrait compter avec « un quatrième théâtre d'opérations en cas de guerre, l'Allemagne
intérieure29 ». Ces « craintes » ne correspondaient à rien de réel, et le chef de la police
allemande le savait mieux que quiconque. Quand la guerre éclata un an plus tard, il ne
chercha même pas à sauver les apparences en assignant ses troupes SS à des tâches de police
en Allemagne : il les envoya aussitôt dans les territoires de l'Est, où elles arrivèrent une fois
les opérations militaires achevés avec succès, afin d'entreprendre l'occupation des pays
vaincus. Plus tard, quand le parti eut décidé de placer toute l'armée sous son contrôle exclusif,
Himmler n'hésita pas à envoyer ses compagnies SS sur le front.
Mais la tâche principale des SS était et demeura même pendant la guerre le contrôle et
l'administration des camps de concentration, d'où les SA furent totalement éliminés. (Il fallut
attendre les dernières années de la guerre pour voir les SA jouer à nouveau un rôle mineur
dans le système des camps, mais ils étaient alors sous la supervision des SS.) C'est ce type de
camp de concentration, plutôt que sa forme précédente, qui nous frappe comme un
phénomène nouveau et à première vue incompréhensible.
Seule une fraction des prisonniers de ces nouveaux camps, en général des survivants
des guerres précédentes, pouvaient être considérés comme des opposants au régime. Ces
camps contenaient un bien plus grand pourcentage de criminels, envoyés là après avoir purgé
leur peine de prison, et d'éléments dits asociaux — homosexuels, vagabonds, tire-au-flanc,

27
En 1934, le Reichsminister de l'Intérieur, Wilhelm Frick, un vieux membre du parti, tenta de publier un décret « déclarant
que, "au vu de la situation nationale en voie de stabilisation", et pour "réduire les abus liés à l'application de la détention
préventive", "le Reichsminister avait décidé" de mettre des restrictions à l'exercice de la détention préventive ». Voir ibid., t.
II, p. 259 ; voir aussi t. VII, p. 1099. Ce décret ne fut jamais publié et la pratique de la « détention préventive » s'accrut
considérablement en 1934. Selon une déclaration sous serment de Rudolf Diels, ancien chef de la police politique à Berlin
agissant comme chef de la Gestapo en 1933, la situation politique s'était totalement stabiliSée en janvier 1934 (ibid., t. V, p.
205).
28
Selon les termes de Wilhelm Stuckart, ministre de l'Intéreur (ibid., t. VIII, p. 738).
29
Voir Heinrich Himmler, « On Organization and Obligation of the SS and the Police », National-politischer Lehrgang der
Wehrmacht vom 15-23 Januar 1937 (réservé aux Forces armées), traduit dans Nazi Conspiracy, op. cit., t. IV, p. 616 sq.

57
etc. L'écrasante majorité des gens qui formaient la population des camps était complètement
innocente du point de vue du régime, totalement inoffensive à tous égards, et n'était coupable
ni de convictions politiques ni d'actes criminels.
Une seconde caractéristique des camps, tels qu'ils avaient été établis par Himmler sous
la domination SS, était leur nature permanente. Par rapport à Buchenwald, qui en 1944
abritait plus de 80 000 prisonniers, tous les camps précédents perdent leur signification30. Plus
évident encore est le caractère permanent des chambres à gaz, dont l'appareillage coûteux fit
quasiment une nécessité de la chasse au nouveau « matériel » pour la fabrication de cadavres.
Le nouveau type d'administration des camps n'était pas moins important pour le
développement de la société concentrationnaire. La cruauté des SA que l'on avait autorisés à
sombrer dans la folie et à tuer tous ceux qu'ils voulaient, fut remplacée par un pourcentage de
morts régulé31 et une organisation fortement structurée, calculée non pas tant pour infliger la
mort que pour placer la victime dans un état permanent d'agonie. De grandes sections de
l'administration interne étaient laissées aux prisonniers eux-mêmes, contraints de maltraiter

30
Le tableau suivant montre l'expansion numérique et le taux de mortalité du camp de Buchenwald durant les années
1937-1945. Il a été compilé à partir de plusieurs listes, indiquées in ibid., t. IV
p. 800 sq. :
Année Arrivées Force du camp Décès 2 Suicides

Haute Basse

48
1937 2912 2 561 929

1938 20 122 1 18 105 2 633 771 11

1939 9 553 12 775 5 392 1 235 3

1940 2 525 10 956 7 383 1 772 11

7911
1941 5 896 6 785 1 522 17

1942 14 111 3 10 075 7 601 2 898 3

1943 42 172 37 319 11 275 4 3516 2

46
1944 97 866 84 505 41 240 8 644

1945 42 823 5 86 232 21 000 6 13 056 16


Note 1 : C'étaient bien sûr des Juifs pour la plupart.
Note 2 : Le total des décès est certainement plus élevé et est estimé à 50 000.
Note 3 : Ce chiffre montre l'afflux de prisonniers issus des territoires orientaux occupés.
Note 4 : La différence entre les arrivées et la force du camp, ou entre Haut et Bas, n'indique plus les libérations, mais les
transports vers d'autres camps ou vers des camps d'extermination.
Note 5 : Pour les trois premiers mois de 1945.
Note 6 : Force du camp au moment de la libération.
31
Voici un extrait d'une lettre datée de décembre 1942 du Bureau central SS de l'administration économique à tous les
commandants de camp : « C...] une compilation des arrivées et des départs actuels dans tous les camps de concentration C...]
révèle que sur 130 000 arrivés, environ 70 000 sont morts.
Avec un taux de mortalité aussi élevé, le nombre de prisonniers ne peut jamais revenir au chiffre ordonné par le
Reichsführer des SS. [ ...J Le Reichsführer a ordonné que le taux de mortalité soit absolument réduit. » (ibid., t. IV, annexe
II).

58
leurs codétenus de la même façon que les SS. À mesure que le temps passait et que le système
s'affermissait, la torture et les mauvais traitements devinrent de plus en plus la prérogative des
Kapos. Ces mesures n'étaient pas accidentelles et ne tenaient pas à l'accroissement en taille
des camps. Dans bien des cas, les SS reçurent expressément l'ordre de ne faire procéder aux
exécutions que par les prisonniers. De même, le meurtre de masse, sous forme de gazages
mais aussi d'exécutions de masse dans les camps ordinaires, devint aussi mécanisé que
possible32. Le résultat en fut que la population dans les camps SS vivait bien plus longtemps
que dans les camps précédents ; on a l'impression que les nouvelles vagues de terreur ou de
déportation vers les camps d'extermination ne survenaient que quand de nouveaux
approvisionnements en matériel étaient assurés.
L'administration fut remise entre les mains de criminels qui formèrent l'aristocratie
incontestée du camp jusqu'au moment où, au début des années 1940, Himmler céda à
contrecœur aux pressions extérieures et autorisa l'exploitation des camps pour du travail
productif. Dès lors, les prisonniers politiques, qui étaient souvent les plus anciens détenus,
furent promus à la position d'élite du camp, les SS ayant rapidement découvert qu'il était
impossible d'obtenir un travail quelconque dans les conditions chaotiques de l'ancienne
aristocratie de criminels. En aucun cas l'administration ne fut placée entre les mains des
groupes les plus vastes, et à l'évidence les plus inoffensifs, de prisonniers totalement
innocents. Au contraire, cette catégorie appartint toujours au plus bas niveau de la hiérarchie
sociale des camps, souffrit des plus lourdes pertes et fut la plus exposée à la cruauté. En
d'autres termes, dans un camp de concentration, il valait bien mieux être un meurtrier ou un
communiste qu'un simple Juif, Polonais ou Ukrainien.
Quant aux gardiens SS eux-mêmes, nous devons hélas écarter l'idée qu'ils constituaient
une sorte d'élite négative de criminels, de sadiques et de demi-fous ce qui est largement vrai
des anciennes sections de SA qui étaient volontaires pour servir dans les camps. Toutes les
preuves pointent vers le fait que les SS en charge étaient des hommes tout à fait normaux ;
leur sélection s'effectuait selon toutes sortes de principes fantaisistes33, dont aucun ne pouvait
assurer la sélection d'hommes particulièrement cruels ou sadiques. En outre, l'administration
des camps était dirigée de telle sorte qu'il semble hors de doute que de bas en haut du
système, les prisonniers accomplissaient les mêmes « tâches » que leurs propres gardiens.
Le plus difficile à imaginer et le plus horrible à comprendre est peut-être l'isolement
complet des camps par rapport au monde environnant, comme si les camps et leurs
prisonniers ne faisaient plus partie du monde des vivants. Cet isolement, déjà caractéristique
de toutes les formes précédentes de camps de concentration, mais porté à la perfection
uniquement sous les régimes totalitaires, ne peut pas se comparer à l'isolement des prisons,
des ghettos ou des camps de travail forcé. Les prisons ne sont jamais totalement à l'écart de la
société, dont elles forment une partie importante, ni des lois et des contrôles que la société
exerce sur elles. Le travail forcé, comme les autres formes d'esclavage, n'implique pas une
ségrégation absolue ; les travailleurs, du fait même qu'ils travaillent, sont en contact constant
avec le monde qui les entoure, et les esclaves n'ont jamais été réellement éliminés de la
société. Les ghettos de type nazi sont ce qui se rapproche le plus de l'isolement des camps de
32
Ernest Feder, dans un « Essai sur la psychologie de la Terreur », publié dans Synthèses (Bruxelles, 1946) mentionne un
ordre des SS de tuer chaque jour plusieurs centaines de prisonniers de guerre russes en les abattant à travers un trou, sans
voir la victime.
33
Himmler décrivait ses méthodes de sélection (ibid.) comme suit : « je n'acceptais pas les gens en dessous de 1 m 70 […]
parce que je sais que les gens qui ont atteint une certaine taille doivent posséder à un certain degré le sang désiré ». Il se
faisait aussi remettre des photographies des candidats, qui étaient priés de remonter dans leur généalogie jusqu'en 1750, de
n'avoir dans leur famille aucun membre ayant une mauvaise réputation politique, de « se procurer des pantalons et des bottes
noires sur leurs propres deniers » et, enfin, de se présenter devant une commission raciale.

59
concentration ; mais c'étaient des familles, et non des individus, qui y étaient mises à l'écart,
de sorte qu'elles constituaient une sorte de société fermée où une apparence de vie normale se
poursuivait, et où il existait suffisamment de relations sociales pour créer au moins une image
d'identité et d'appartenance commune.
Rien de tout cela n'est vrai des camps de concentration. De l'instant de son arrestation,
plus personne dans le monde extérieur n'était censé entendre à nouveau parler du prisonnier ;
c'était comme s'il avait disparu de la surface de la terre, et il n'était même pas déclaré mort.
L'ancienne habitude des SA d'informer la famille de la mort d'un prisonnier au camp en lui
expédiant un cercueil en zinc ou une urne fut abolie et remplacée par de strictes instructions
précisant que « les tiers (doivent être laissés) dans l'incertitude quant au sort des prisonniers.
[...] Cela inclut aussi le fait que les parents puissent être laissés dans l'ignorance quand ces
prisonniers meurent dans les camps de concentration34 ».
Le but suprême de tous les gouvernements totalitaires n'est pas seulement l'ambition à
long terme, ouvertement reconnue, de dominer le monde, mais aussi la tentative jamais
reconnue mais immédiatement mise en pratique de la domination totale de l'homme. Les
camps de concentration sont les laboratoires de l'expérience de la domination totale, car la
nature humaine étant ce qu'elle est, ce but ne peut être atteint que dans les circonstances
extrêmes d'un enfer créé par l'homme. La domination totale est atteinte quand la personne
humaine, qui est toujours un mélange spécifique de spontanéité et de conditionnement, a été
transformée en un être totalement conditionné dont les réactions peuvent être calculées même
quand il est conduit à une mort certaine. Cette désintégration de la personnalité se poursuit à
travers différents stades, dont le premier est le moment de l'arrestation arbitraire, quand la
personne juridique est en cours de destruction, non du fait de l'injustice de l'arrestation, mais
du fait que celle-ci n'a strictement aucun lien avec les actes ou les opinions de cette personne.
Le second stade de la destruction concerne la personnalité morale et il est atteint en isolant les
camps de concentration du monde, ce qui rend le martyre dépourvu de sens, vide et ridicule.
Le dernier stade est la destruction de l'individualité elle-même, qui est infligée par la
permanence et l'institutionnalisation de la torture. Le résultat final est la réduction des êtres
humains au plus petit dénominateur commun possible de « réactions identiques ».
C'est une société de tels êtres humains, chacun à un stade différent sur la voie qui le
conduit à devenir un paquet de réactions prévisibles, que les sciences sociales sont appelées à
traiter quand elles tentent d'étudier les conditions sociales qui prévalent dans les camps. C'est
dans cette atmosphère que se produit l'amalgame des criminels, des opposants politiques et
des gens « innocents », que les classes dirigeantes montent et chutent, que les hiérarchies
internes émergent et disparaissent, que l'hostilité contre les gardiens SS ou l'administration du
camp laisse place à la complicité, que les prisonniers assimilent le point de vue sur la vie de
leurs persécuteurs, même s'il est rare que ces derniers tentent de les endoctriner 35 .
L'atmosphère d'irréalité qui entoure l'expérience de l'enfer, si fortement ressentie par les
prisonniers eux-mêmes, et qui fait oublier aux gardiens, mais aussi aux prisonniers, qu'un
meurtre est en train d'être commis quand quelqu'un ou une masse de gens sont tués, est un
handicap aussi fort pour une approche scientifique que le caractère non utilitaire de
l'institution. Seuls des gens qui, pour une raison ou une autre, n'étaient plus guidés par des
motifs communs d'intérêt personnel et par le sens commun pouvaient se laisser aller à un
fanatisme de convictions pseudo-scientifiques (les lois de la vie ou de la nature) qui étaient à
34
Voir Nazi Conspiracy, op. cit., t. VII, p. 84 sq. L'un des nombreux ordres interdisant de fournir des informations sur
l'endroit où se trouvaient les prisonniers en donnait l'explication suivante : « L'effet dissuasif de ces mesures tient au fait (a)
de permettre de faire disparaitre l'accusé sans laisser de traces, (b) et que donc aucune information ne puisse être donnée sur
leur lieu de séjour et sur leur sort » (ibid., t. I, p. 146)
35
Sous le régime de Himmler, « tout type d'instruction ayant une base idéologique » était expressément interdite.

60
l'évidence contreproductives pour tout objectif pratique (gagner la guerre ou exploiter la
main-d'œuvre). « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible », disait l'un des
survivants de Buchenwald36. Les chercheurs en sciences sociales, étant des hommes normaux
auront bien du mal à comprendre que des limites considérées en général comme inhérentes à
la condition humaine ont pu être franchies, que des modèles de comportement et des
motivations qui sont en général attribués non pas à la psychologie d'une nation ou d'une classe
spécifique à un moment spécifique de son histoire, mais à la psychologie humaine en général,
ont été abolis ou ont joué un rôle tout à fait secondaire, que des nécessités objectives conçues
comme des ingrédients de la réalité elle-même, auxquelles il semble une simple question de
santé mentale de s'adapter, ont pu être considérées comme quantité négligeable. Vus de
l'extérieur, la victime et son bourreau semblent aussi fous l'un que l'autre, et la vie intérieure
des camps ne rappelle rien tant à l'observateur qu'un asile d'aliénés. Rien n'offense davantage
notre sens commun, formé à la pensée utilitaire où le bien et le mal ont un sens, que l'absence
totale de sens, dans un monde où le châtiment s'applique à l'innocent plus qu'au criminel, où
le travail ne porte pas, et n'est pas conçu pour porter de fruits, où les crimes ne rapportent rien
et ne sont même pas calculés pour rapporter un bénéfice à leurs auteurs. Car un bénéfice dont
on espère qu'il se réalisera dans des siècles 37 ne peut guère être appelé une motivation, et
surtout pas dans une situation de grande urgence militaire.
Le fait que par une folie d'une parfaite cohérence, tout ce programme d'extermination
et d'annihilation ait pu être déduit de prémisses racistes est encore plus troublant, car le sens
idéologique suprême trônant, semble-t-il, sur un monde de non-sens fabriqué, explique « tout
», et donc rien. Pourtant, il fait peu de doute que ceux qui ont commis ces crimes sans
précédent l'ont fait au nom de leur idéologie, qu'ils pensaient démontrée par la science,
l'expérience et les lois de la vie.
Confrontés aux nombreux témoignages de survivants qui, avec une remarquable
monotonie, « racontent mais ne communiquent pas38 » les mêmes horreurs et les mêmes
réactions, on est presque tenté d'établir une liste de phénomènes qui ne cadrent pas dans nos
notions les plus générales de l'être humain et de son comportement. Nous ne savons pas, et
nous ne pouvons que deviner, pourquoi les criminels ont résisté aux influences
désintégratrices de la vie des camps plus longtemps que les autres catégories, et pourquoi les
innocents dans tous les cas étaient ceux qui se désintégraient le plus rapidement39. Il semble
que dans cette situation extrême, il était plus important pour un individu de pouvoir
interpréter sa souffrance comme la punition d'un crime réel, ou d'un réel défi contre le groupe,
que d'avoir une « bonne conscience L'absence totale du moindre regret du côté des
bourreaux une fois la guerre terminée, quand un mouvement de repentir aurait pu les aider

36
David Rousset, L'Univers concentrationnaire, Paris, Editions du Pavois, 1946.
37
C'était la spécialité de Himmler de penser en termes de siècles. Il estimait que les résultats de la guerre ne se réaliseraient
que des siècles plus tard sous la forme d'un « Empire germanique mondial ». Voir son discours à Kharkov, en avril 1943, in
Nazi Conspiracy, op. cit., t. IV, p. 572 sq. ; lorsqu'il était confronté à « une déplorable perte de main-d'œuvre » provoquée par
la mort de dizaines et de centaines de prisonniers, il se bornait à dire qu'« il n'y a rien à regretter dans cette pensée en termes
de générations ». (Voir son discours à la réunion de l'état-major SS à Posen, octobre 1943, ibid., p. 558 sq) Les troupes SS
étaient formées sur des bases similaires. « Les problèmes quotidiens ne nous intéressent pas […] nous ne nous intéressons
qu'aux questions idéologiques dont l'importance s'étend sur des décennies et des siècles, de sorte que l'homme […] sait qu'il
travaille pour une grande tâche qui ne lui échoit qu'une fois en 2 000 ans » (voir son discours de 1937, loc. cit.).
38
Voir The Dark Side of the Moon, New York, 1947, un recueil de témoignages de Polonais survivants des camps de
concentration soviétiques.
39
Ce fait est omniprésent dans de nombreux témoignages publiés. Il a été interprété notamment par Bruno Bettelheim,
dans son « Behavior in Extreme Situations », Journal of Abnormal and Social Psychology, xxxviii, 1943. Bettelheim se
trompe toutefois quand il pense que cela tient à l'origine des « innocents » — à cette époque essentiellement des Juifs de la
classe moyenne ; nous savons, grâce à d'autres témoignages, notamment d'Union soviétique, que les « innocents » des basses
classes se désintègrent tout aussi vite.

61
lors de leurs procès, ainsi que les assurances maintes fois répétées que la responsabilité des
crimes appartenait à des autorités supérieures, semble toutefois indiquer que la peur de la
responsabilité n'est pas seulement plus forte que la conscience, mais même plus forte, dans
certaines circonstances, que la peur de la mort. Nous savons que l'objet des camps de
concentration était de servir de laboratoire pour former les gens à devenir des paquets de
réactions, à les faire se conduire comme le chien de Pavlov, à éliminer de la psychologie
humaine toute trace de spontanéité ; mais nous ne pouvons que deviner jusqu'à quel point
c'est en effet possible — et la terrible docilité avec laquelle tous les gens allèrent à une mort
certaine dans les conditions des camps, ainsi que l'étonnant petit nombre de suicides sont des
indications effrayantes40 de ce qui arrive au comportement humain social et individuel une
fois que ce processus a été mené à la limite du possible. Nous connaissons l'atmosphère
générale d'irréalité dont les survivants donnent des récits si uniformes ; mais nous pouvons
seulement deviner sous quelles formes la vie humaine est vécue quand elle l'est comme si elle
se déroulait sur une autre planète.
Si notre bon sens est choqué quand il est confronté à des actes qui ne sont inspirés ni
par la passion ni par un souci utilitaire, notre éthique est incapable de gérer des crimes que les
dix commandements n'avaient pas prévus. Il ne fait pas de sens de pendre un homme pour
meurtre quand il a pris part à la fabrication de cadavres (même si bien sûr nous n'avons guère
d'autre choix). Ce sont là des crimes auxquels aucun châtiment ne semble convenir, parce que
tout châtiment est limité par la peine de mort.
Le plus grand danger pour une exacte compréhension de notre histoire récente est la
tendance fort compréhensible de l'historien à tirer des analogies. Hitler en effet ne ressemblait
pas à Gengis Khan et il n'était pas pire que certains autres grands criminels : il était
entièrement différent. Ce qui est sans précédent, ce n'est ni le meurtre lui-même, ni le nombre
de victimes, et pas même le « nombre de personnes qui se sont unies pour le perpétrer ». C'est
plutôt le non-sens idéologique qui les a provoqués, la mécanisation de leur exécution, et
l'établissement soigneux et calculé d'un monde d'agonisants où plus rien n'a de sens.

40
Cet aspect est particulièrement souligné in David Rousset, Les Jours de notre mort, Paris, Éditions du Pavois, 1947.

62
Humanité et terreur41

L'histoire nous enseigne que la terreur Comme moyen d'effrayer les gens au point de
les amener à la soumission peut apparaître sous une extraordinaire variété de formes, et en
lien étroit avec de nombreux systèmes et partis politiques qui nous sont devenus familiers. La
terreur des tyrans, des despotes et des dictateurs est attestée depuis les temps les plus anciens,
comme la terreur des révolutions et des contre-révolutions, des majorités contre les minorités
et des minorités contre la majorité de l'humanité, la terreur des démocraties plébiscitaires et
des systèmes modernes à parti unique, la terreur des mouvements révolutionnaires et la terreur
des petits groupes de conspirateurs. La science politique ne peut pas se contenter d'établir le
fait que la terreur a été utilisée pour intimider les gens. Elle doit plutôt établir et clarifier les
différences entre toutes ces formes de régime de terreur, qui assignent à la terreur des
fonctions très différentes sous chaque forme spécifique de régime.
Dans ce qui suit, nous ne parlerons que de la terreur totalitaire telle qu'elle apparaît
dans les deux systèmes politiques totalitaires qui nous sont les plus familiers : l'Allemagne
nazie après 1938 et la Russie soviétique après 1930. La différence clé entre la terreur
totalitaire et toutes les autres formes de terreur que nous connaissons n'est pas qu'elle ait
existé sur une échelle quantitativement plus vaste ni qu'elle puisse se prévaloir d'un plus grand
nombre de victimes. Qui oserait mesurer et comparer les peurs des êtres humains ? Et qui ne
s'est pas demandé si le nombre des victimes et l'indifférence croissante des autres à leur égard
ne sont pas étroitement liés à un accroissement de la population qui a nourri dans tous les
Etats de masse moderne une sorte d'indifférence asiatique à la valeur de la vie humaine et la
conviction, qui ne se dissimule même plus, de la superfluité des êtres humains ?
Chaque fois que nous rencontrons la terreur dans le passé, nous la trouvons ancrée
dans l'usage de la force qui trouve son origine en dehors de la loi, et est appliquée dans bien
des cas pour faire tomber les barrières de la loi qui protègent la liberté humaine et garantissent
les libertés et les droits des citoyens. La fréquentation de l'histoire nous a familiarisés avec la
terreur de masse des révolutions, dans la fureur desquelles périssent les coupables comme les
innocents, jusqu'à ce que le bain de sang de la contre-révolution transforme la fureur en
apathie, ou qu'un nouveau règne fondé sur la loi mette fin à la terreur. Si nous distinguons les
deux formes de terreur qui ont été les plus efficaces au plan historique et les plus sanglantes
au plan politique — la terreur de la tyrannie et la terreur de la révolution —, nous ne tardons
pas à constater qu'elles sont dirigées vers une fin et qu'elles trouvent en effet une fin. La
terreur de la tyrannie trouve sa fin une fois qu'elle a paralysé, voire totalement annihilé toute
vie publique, transformant les citoyens en individus dépourvus de tout intérêt pour les affaires
publiques et de tout lien avec elles. Or il se trouve que les affaires publiques recouvrent bien
plus de choses que ce que nous nous entendons généralement par le terme de « politique ». La
terreur tyrannique doit trouver une fin, quitte à imposer la paix des cimetières sur un pays. La
fin d'une révolution est un nouvel arsenal de lois ou contre-révolution. La terreur trouve sa fin
quand l'opposition est détruite, quand plus personne n'ose lever le petit doigt, quand la
révolution a épuisé toutes les réserves de force.

41
Discours en allemand pour RIAS Radio University, 23 mars 1953, traduit en anglais par Robert et Rita Kimber et
publié sous le titre de « Humanity and Terror ». Texte inédit en français.

63
Si l'on confond si souvent la terreur totalitaire avec les mesures d'intimidation de la
tyrannie, ou avec la terreur des guerres civiles et des révolutions, c'est parce que les régimes
totalitaires que nous connaissons se sont développés directement à partir de la guerre civile et
de dictatures à parti unique, et qu'à leurs débuts, avant qu'ils ne deviennent totalitaires, ils ont
utilisé la terreur exactement de la même façon que d'autres régimes despotiques déjà connus
dans l'histoire. Le tournant qui décide si un système à parti unique restera une dictature ou se
développera en une forme de régime totalitaire survient toujours quand les dernières traces
d'opposition active ou passive dans le pays ont été noyées dans le sang et la terreur.
Cependant, l'authentique terreur totalitaire ne s'installe que lorsque le régime n'a plus
d'ennemis qu'il puisse arrêter et torturer à mort, et lorsque toutes les classes de suspects sont
éliminées et ne peuvent même plus être arrêtées « pour leur propre protection ».
De cette première caractéristique de la terreur totalitaire — au lieu de s'amenuiser, elle
s'accroît à mesure que l'opposition se réduit — découlent les deux caractères clé suivants. Le
premier, c'est que la terreur qui n'est dirigée ni contre des suspects ni contre des ennemis du
régime ne peut que se tourner vers des gens absolument innocents qui n'ont rien fait de mal, et
n'ont aucune idée, au sens strict du terme, de la raison pour laquelle ils sont arrêtés, déportés
dans des camps de concentration ou liquidés. Le second, qui découle du premier, c'est que la
paix des cimetières qui s'étend sur un pays sous une tyrannie pure ou sous le régime
despotique des révolutions victorieuses, durant laquelle le pays peut récupérer, n'est jamais
garantie dans un pays sous régime totalitaire. Il n'y a pas de frein à la terreur, et c'est une
question de principe avec les régimes de ce type qu'il ne peut pas y avoir de paix. Comme le
promettent les mouvements totalitaires à leurs adhérents avant d'arriver au pouvoir, tout doit
demeurer dans un flux permanent. Trotski, qui fut le premier à forger l'expression «
révolution permanente », ne comprenait pas plus sa réelle signification que Mussolini, à qui
nous devons le terme d'« Etat total » ne savait ce que signifiait le totalitarisme.
Cet état de fait apparaît clairement en Russie comme en Allemagne. En Russie, les
camps de concentration construits à l'origine pour des ennemis du régime soviétique ont
commencé à prendre une ampleur considérable après 1930, c'est-à-dire à une époque où non
seulement la résistance armée de la période de la guerre civile avait été écrasée, mais où
Staline avait liquidé les groupes d'opposition au sein même du parti. Au cours des premières
années de la dictature nazie en Allemagne, il existait tout au plus une dizaine de camps,
abritant tout au plus une dizaine de milliers de prisonniers. Mais en 1936, toute résistance
efficace au régime était épuisée, en partie parce que la terreur précédente, extraordinairement
sanglante et brutale, avait détruit toutes les forces actives (le nombre de morts dans les
premiers camps de concentration et dans les cellules de la Gestapo était extrêmement élevé) et
en partie parce que la résolution apparente du problème du chômage avait gagné au régime
beaucoup de gens de la classe ouvrière qui s'étaient au départ opposés aux nazis. Ce fut à ce
moment précis, dans les premiers mois de 1937, que Himmler prononça son fameux discours
à la Wehrmacht, sur la nécessité d'agrandir considérablement les camps de concentration, où
il annonçait que ce serait chose faite dans un avenir proche. Lors du déclenchement de la
guerre, il existait déjà une centaine de camps de concentration, qui à partir de 1940 abritèrent
à eux tous une population constante proche d'un million de prisonniers. Les chiffres
équivalents pour l'Union soviétique sont nettement plus élevés. Nous en avons différentes
estimations, dont la plus basse tourne autour de 10 millions de gens, et la plus haute autour de
25 millions.
Le fait que la terreur devienne totalitaire après la liquidation de l'opposition politique
ne veut pas dire que le régime totalitaire renonce complètement aux actes d'intimidation. La
terreur initiale est remplacée par une législation draconienne qui définit ce qui sera considéré
comme des « transgressions », qu'il s'agisse d'entretenir des relations sexuelles interraciales

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ou d'arriver en retard au travail — signe d'une obéissance insuffisante au système
bolchevique, où les travailleurs appartiennent corps et âme à un processus de production
guidé par des principes de terreur politique — et légalise ainsi de façon rétroactive le règne de
la terreur. Cette légalisation rétroactive des conditions créées par la terreur révolutionnaire est
une étape naturelle de la législation révolutionnaire. Les nouvelles mesures draconiennes sont
censées mettre fin à la terreur illégale et établir la nouvelle loi de la révolution. Ce qui
caractérise les régimes totalitaires n'est pas qu'ils passent eux aussi de nouvelles lois de ce
type, comme les lois de Nuremberg, mais que loin de s'en tenir là, ils conservent la terreur
comme un pouvoir fonctionnant en dehors de la loi. En conséquence, la terreur totalitaire ne
se soucie pas plus des lois décrétées par le régime totalitaire qu'elle ne se soucie des lois en
vigueur avant que le régime ait pris le pouvoir. Toutes les lois, y compris les lois
bolcheviques et nazies, deviennent une façade qui sert de rappel constant à la population que
les lois, quelles que soient leur nature ou leur origine, n'ont pas réellement d'importance. Ce
n'est que trop manifeste dans les documents du IIIè Reich qui montrent les juges nazis, et
souvent même des agences du parti, en train de chercher désespérément à juger des crimes
selon un code spécifique et à protéger les gens condamnés en bonne et due forme des « excès
» de la terreur. Pour ne citer qu'un exemple : nous savons qu'après 1936, les gens condamnés
pour des violations raciales qui se voyaient infliger une peine d'emprisonnement par des
procédures juridiques normales étaient envoyés en camps de concentration après avoir déjà
purgé leur peine de prison.
Du fait de son idéologie raciale, l'Allemagne nazie pouvait remplir ces camps de
concentration d'une majorité de gens innocents bien plus facilement que ne pouvait le faire
l'Union soviétique. Elle pouvait maintenir un certain sens de l'ordre sans devoir adhérer à
aucun critère de culpabilité ou d'innocence, simplement en arrêtant certains groupes raciaux
sur la seule et unique base de la race : d'abord, après 1938, les Juifs ; ensuite, de façon
indiscriminée, certains membres des groupes ethniques d'Europe orientale. Le simple fait que
les nazis aient désigné ces groupes ethniques non allemands comme des ennemis du régime
leur permettait de soutenir la fable de leur « culpabilité ». Hitler, qui sur cette question comme
sur toutes les autres envisageait toujours les mesures les plus radicales et à plus long terme,
voyait venir après la guerre une époque où ces groupes auraient été éradiqués et où
apparaîtrait le besoin de nouvelles catégories. Dans un brouillon de 1943 pour une loi de santé
publique du Reich, il laissait donc entendre qu'après la guerre, tous les Allemands subiraient
une radiographie et que toutes les familles dont un membre d'une maladie pulmonaire ou
cardiaque seraient incarcérées dans des camps. Si cette mesure avait été mise en œuvre –– et
il fait peu de doute que si la guerre avait été gagnée, elle aurait été en tête de l'agenda d'après-
guerre ––, la dictature de Hitler aurait décimé le peuple allemand exactement comme le
régime bolchevique a décimé le peuple russe. (Et nous n'ignorons pas que les décimations
systématiques de ce type sont bien plus efficaces que les guerres, même les plus sanglantes.
Plus de gens sont morts chaque année dans la période de famine artificiellement imposée à
l'Ukraine et de prétendue dékoulakisation de la région, que dans la guerre impitoyable et
sanglante menée en Europe orientale.)
En Russie aussi, dans des périodes qui autorisent de tels comportements, la catégorie
des condamnés innocents est déterminée par certains critères. Ainsi, il n'y eut pas que les
Polonais pour fuir la Russie, mais aussi des Russes d'ascendance polonaise, allemande ou
balte, qui peuplèrent tous en grand nombre les camps de concentration pendant la guerre et
qui y moururent. C'est également un fait établi que les gens qui sont liquidés, déportés ou
incarcérés dans des camps sont soit étiquetés membres des « classes moribondes » — comme
les koulaks ou la petite-bourgeoisie –– soit déclarés membres d'une des prétendues
conspirations contre le régime trotskistes, titistes, agents de Wall Street, cosmopolites,

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sionistes, etc. Que ces conspirations existent ou non, les groupes liquidés n'ont rien à voir
avec elles, et le régime le sait parfaitement. Certes, nous n'avons pas de documentation à ce
sujet, alors que nous en avons à présent pour le régime nazi en une abondance déprimante,
mais nous avons assez d'informations pour savoir que ces arrestations sont décidées au niveau
central, avec un certain pourcentage requis pour chaque région de I'Union soviétique. Cela
fait beaucoup plus d'arrestations arbitraires que dans l'Allemagne nazie. Pour donner un
exemple typique, si un prisonnier dans une colonne en marche s'effondre et reste mourant sur
le bord de la route, le soldat en charge arrêtera quiconque passe le long de cette route et le
forcera à entrer dans la colonne pour maintenir son quota.
Enfin, en lien étroit avec l'intensification de la terreur totalitaire à mesure que
l'opposition s'amenuise, et donc avec l'accroissement massif de victimes innocentes, il faut
compter une dernière caractéristique ayant des conséquences à long terme pour la mission et
les objectifs profondément altérés de la police secrète dans les gouvernements totalitaires. Il
s'agit d'une forme moderne de contrôle de l'esprit, moins intéressé par ce qu'il y a réellement
dans l'esprit du prisonnier qu'à le contraindre à confesser des crimes qu'il n'a jamais commis.
C'est aussi pourquoi la provocation ne joue pratiquement aucun rôle dans le système policier
totalitaire. Qui est la personne à arrêter et liquider, ce qu'elle pense et ce qu'elle projette
réellement tout cela est déjà déterminé d'avance par le gouvernement. Une fois la personne
arrêtée, ses pensées et ses projets réels n'ont absolument aucune importance. Son crime est
objectivement déterminé, sans l'aide d'aucun facteur « subjectif ». Si c'est un Juif, c'est un
membre de la conspiration des Sages de Sion ; s'il a une maladie cardiaque, c'est un parasite
sur le corps sain du peuple allemand ; s'il est arrêté en Russie dans une période de politique
anti-Israël et pro-arabe, alors c'est un sioniste ; si le gouvernement est occupé à éradiquer la
mémoire de Trotski, alors c'est un trotskiste. Et ainsi de suite.
Ce qui rend si difficile de comprendre cette forme très nouvelle de domination
difficulté qui est en même temps la preuve que nous sommes face à quelque chose de nouveau
et non à une simple variante de la tyrannie — c'est que non seulement tous nos concepts et
définitions politiques sont insuffisants pour appréhender le phénomène totalitaire, mais que
toutes nos catégories de pensée et tous nos critères de jugement semblent se dissiper dès
l'instant où nous essayons de les appliquer. Si, par exemple, nous appliquons au phénomène
totalitaire la catégorie des moyens et des fins, selon laquelle la terreur serait un moyen de
conserver le pouvoir, d'intimider les gens, de les effrayer et ainsi de les contraindre à se
comporter de certaines façons et pas d'autres, il devient clair que la terreur totalitaire sera
moins efficace que toute autre forme de terreur pour atteindre cette fin. La peur ne peut pas
être un guide fiable si ce que je redoute constamment peut m'arriver quoi que je fasse. La
terreur totalitaire ne se donne vraiment libre cours qu'une fois atteint le moment où le régime
s'est assuré par une vague de terreur extrême que l'opposition est de fait devenue impossible.
On peut dire bien sûr, et cela a souvent été dit, que dans ce cas le moyen est devenu une fin.
Mais ce n'est pas vraiment une explication. C'est seulement un aveu, déguisé sous la forme
d'un paradoxe, que la catégorie de moyen et de fin ne fonctionne plus ; que la terreur n'a
apparemment pas de fin ; que des millions de gens sont absurdement sacrifiés ; que, comme
dans le cas des meurtres de masse pendant la guerre, les mesures adoptées vont en réalité
contre les véritables intérêts du criminel. Si le moyen est devenu une fin, si la terreur n'est
plus un simple moyen d'assujettir les gens par la crainte, mais une fin à laquelle des gens sont
sacrifiés, alors la question du sens de la terreur dans les systèmes totalitaire doit être posée
différemment et trouver une réponse hors de la catégorie des moyens et des fins.
Pour comprendre le sens de la terreur totalitaire, nous devons nous tourner vers deux
faits remarquables qui peuvent sembler totalement dépourvus de lien. Le premier est le soin
extrême que prennent les nazis et les bolcheviks à isoler les camps de concentration du monde

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extérieur et à traiter ceux qui y ont disparu comme s'ils étaient déjà morts. Les faits sont trop
bien connus pour qu'on s'y attarde davantage. Les autorités se sont comportées de la même
façon dans les deux cas de régime totalitaire que nous connaissons. On ne donne même pas
notification des décès. Tout est fait pour créer l'impression non seulement que la personne en
question est morte, mais qu'elle n'a même jamais existé. Toute tentative pour apprendre
quelque chose sur son sort devient donc totalement inutile. L'idée souvent avancée que les
camps de concentration bolcheviques sont une forme moderne d'esclavage et ainsi
fondamentalement différents des camps de la mort nazis, qui fonctionnaient comme des
usines, est donc erronée sur deux points. Aucun propriétaire d'esclaves dans l'histoire n'a
jamais usé ses esclaves à une vitesse aussi effrayante. À la différence d'autres formes de
travaux forcés, ce mode d'arrestation et de déportation coupe en outre ses victimes du monde
des vivants et s'assure qu'elles « s'éteignent » sous le prétexte qu'elles appartiennent à une
classe moribonde ; en somme, il est justifié de les exterminer parce que leur mort, bien que
peut-être par d'autres moyens, est de toute façon ordonnée d'avance.
Le second fait frappant et qui se vérifie sans cesse, surtout sous le régime bolchevique,
est que personne à part le leader au pouvoir à ce moment n'est indemne de la terreur, que les
exécuteurs d'aujourd'hui peuvent aisément devenir les victimes de demain. On a souvent
rappelé l'observation que la révolution dévore ses propres enfants pour rendre compte de ce
phénomène. Mais cette observation, qui remonte à la Révolution française, s'est révélée
dépourvue de sens quand la terreur s'est poursuivie après que la révolution eut déjà dévoré
tous ses enfants, les factions de droite et de gauche, et ce qui restait des centres de pouvoir
dans l'armée et dans la police. Les fameuses « purges » sont évidemment l'une des institutions
les plus frappantes et les plus persistantes du régime bolchevique. Elles ne dévorent plus les
enfants de la révolution, parce que ces enfants sont déjà morts. Elles dévorent à la place les
bureaucraties du parti et de la police, même au plus haut niveau.
Les millions de gens emprisonnés dans les camps de concentration doivent se
soumettre à la première de ces mesures parce qu'il n'existe aucun moyen de se défendre contre
la terreur totale. Les fonctionnaires du parti et de la police se soumettent à la seconde, parce
que, éduqués dans la logique de l'idéologie totalitaire, ils sont aussi bien formés pour être les
victimes du régime que ses exécuteurs. Ces deux facteurs, ces caractères récurrents des
systèmes de gouvernement totalitaire, sont étroitement liés. L'un et l'autre visent à rendre
superflus des êtres humains dans leur infinie variété et leur individualité unique. David
Rousset a appelé les camps de concentration la « société la plus totalitaire », et il est vrai que
ces camps servent, entre autres choses, de laboratoires où les êtres humains de l'espèce la plus
variée sont réduits à un simple paquet de réactions et de réflexes. Ce processus est poussé si
loin que n'importe lequel de ces paquets de réactions est interchangeable avec n'importe quel
autre ; au point que ce n'est pas un individu spécifique que l'on tue, une personne dotée d'un
nom, d'une identité propre, d'une vie d'un certain type ou d'un autre, dotée d'attitudes et de
pulsions propres, mais plutôt un spécimen totalement indifférencié et indéfinissable de
l'espèce homo sapiens. Les camps de concentration ne se contentent pas d'éradiquer les gens ;
ils poussent plus loin la monstrueuse expérience consistant, dans des conditions
scientifiquement astreignantes, à détruire la spontanéité en tant qu'élément du comportement
humain et à transformer les gens en quelque chose qui n'est même pas un animal : un simple
paquet de réactions qui, placé dans les mêmes conditions, réagira toujours de la même façon.
Le chien de Pavlov, entraîné à manger non pas quand il avait faim, mais quand il entendait
sonner une clochette, était un animal perverti. Pour qu'un gouvernement totalitaire atteigne
son objectif de contrôle total sur les gouvernés, il faut que les gens soient privés non
seulement de leur liberté, mais aussi de leurs instincts et de leurs pulsions, qui ne sont pas
programmés pour produire des réactions identiques chez chacun de nous, mais pour pousser

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sans cesse des individus différents à des actes différents. L'échec ou le succès d'un
gouvernement totalitaire dépend donc en dernière instance de sa capacité à transformer les
humains en animaux pervertis. En temps normal, ce n’est jamais tout à fait possible, même
dans des conditions de terreur totalitaire. La spontanéité ne peut jamais être totalement
éradiquée, parce que la vie elle-même, en tout cas la vie humaine, en dépend. Mais dans les
camps de concentration, la spontanéité peut être éradiquée dans une grande mesure ; du
moins, les expériences menées à cette fin ont fait l'objet de grands efforts et de l'attention la
plus soigneuse. Pour y réussir, il faut bien sûr dépouiller les gens de toute trace d'individualité
et les transformer en des collections de réactions identiques ; il faut les couper de tout ce qui a
fait d'eux des individus uniques, identifiables au sein de la société humaine. La pureté de
l'expérience serait compromise si l'on admettait même comme une lointaine possibilité que
ces spécimens d'homo sapiens aient pu exister en tant que véritables êtres humains.
À l'autre extrême de ces mesures et des expériences qui y sont liées, il y a les purges,
qui reviennent à intervalles réguliers et font des tortionnaires d'aujourd'hui les victimes de
demain. Il est décisif pour une purge que ses victimes n'offrent aucune résistance, acceptent
leur nouveau destin sans discuter, et coopèrent dans les procès à grand spectacle durant
lesquels elles renient leur vie passée. En confessant des crimes qu'elles n'ont jamais commis,
et que dans la plupart des cas elles n'auraient jamais commis, les victimes proclament
publiquement que ces gens que nous croyions connaître depuis tant d'années n'ont en réalité
jamais existé. Ces purges aussi sont une sorte d'expérience qui permet de vérifier si le
gouvernement peut réellement dépendre de la formation idéologique de sa bureaucratie, si la
coercition interne créée par l'endoctrinement correspond à la coercition externe de la terreur
qui contraint l'individu à participer sans discuter aux procès et ainsi à rester dans la ligne du
régime, quelque monstruosité qu'il puisse commettre. Une purge qui transforme
instantanément l'accusateur en accusé, le bourreau en victime, l'exécuteur en exécuté soumet
les gens à ce test. Les communistes « convaincus » qui ont disparu sans bruit par milliers dans
les camps de concentration de Staline parce qu'ils refusaient de passer aux aveux n'ont pas
passé le test, et seul un individu capable de le réussir appartient pleinement au système
totalitaire. Les purges servent aussi à débusquer précisément ces adhérents « convaincus » au
régime. Quelqu'un qui soutient une cause de sa propre volonté peut changer d'avis demain. Ce
n'est pas un membre fiable de l'équipe totalitaire. Les seuls qui soient vraiment fiables sont
ceux qui en savent suffisamment ou sont assez bien formés pour ne pas avoir d'opinion, et qui
en outre ne savent même plus ce que c'est que d'avoir une conviction. Les expériences des
purges ont montré que le type idéal de fonctionnaire totalitaire est celui qui fonctionne quoi
qu'il arrive, celui qui n'a aucune vie en dehors de sa fonction.
La terreur totalitaire, donc, n'est plus un moyen pour une fin ; c'est l'essence même
d'un gouvernement de ce type. Son objectif politique ultime est de créer et de maintenir une
société — qu'elle soit dominée par une race particulière ou qu'elle soit celle où les classes et
les nations n'existent plus –– dans laquelle chaque individu ne serait rien d'autre qu'un
spécimen de l'espèce. L'idéologie totalitaire conçoit cette espèce de la race humaine comme
l'incarnation d'une loi omniprésente et toute-puissante. Qu'elle soit perçue comme une loi de
la nature ou une loi de l'histoire, c'est en fait la loi d'un mouvement qui fait rage à travers
l'humanité, qui trouve son incarnation dans l'humanité et est constamment mis en action par
des dirigeants totalitaires. Les classes moribondes ou les races décadentes sur lesquelles le
jugement de l'histoire et de la nature est passé d'une manière ou d'une autre seront les
premières à être livrées à la destruction déjà décrétée pour elles. Les idéologies portées par les
gouvernements totalitaires avec une cohérence sans faille et sans précédent ne sont pas
totalitaires de façon inhérente et sont bien plus anciennes que les systèmes dans lesquels elles
ont trouvé leur pleine expression. Au sein de leur propre camp, Hitler et Staline ont souvent

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été accusés de médiocrité, parce que aucun des deux n'a enrichi son idéologie d'un iota de
nouvelle absurdité. Mais c'est négliger le fait que ces politiciens, en suivant les prescriptions
de leur idéologie, n'ont pu s'empêcher de découvrir la véritable essence des lois du
mouvement dans la nature et dans l'histoire, mouvement qu'ils avaient pour tâche d'accélérer.
Si c'est la loi de la nature d'éliminer ce qui est nuisible et inapte à la vie, une politique raciale
logique et cohérente ne peut pas être bien servie par une unique éradication terroriste de
certaines races, car s'il se révélait impossible de trouver une nouvelle catégorie de parasites et
d'inaptes à la vie, cela signifierait la fin de la nature tout entière ou du moins la fin d'une
politique raciale qui cherche à servir une pareille loi de mouvement dans la nature. Ou, si c'est
la loi du mouvement de l'histoire que dans une guerre de classes, certaines classes doivent «
s'éteindre », ce serait la fin de l'histoire humaine si le gouvernement totalitaire ne parvenait
pas à découvrir une nouvelle classe à amener à son point d'extinction. En d'autres termes, la
loi du massacre, la loi par laquelle les mouvements totalitaires arrivent au pouvoir, demeure
effective en tant que loi des mouvements eux-mêmes ; et il en irait de même si l'extrêmement
improbable venait à se produire, c'est-à-dire s'ils atteignaient leur but d'amener toute
l'humanité sous leur emprise.

69
Réponse à Eric Voegelin42

Si j'apprécie l'amabilité des éditeurs de The Review of politics, qui m'ont demandé de
répondre à la critique de mon livre par le Pr Eric Voegelin, je ne suis pas certaine d'avoir agi
sagement en acceptant leur offre. Je n'aurais sans doute pas accepté si cette revue était de
l'espèce habituelle — amicale ou inamicale. Des réponses de ce genre, de par leur nature
même, sont une trop grande tentation pour l'auteur de commenter son propre livre ou de
rédiger une critique de sa critique. Pour éviter de telles tentations, je me suis gardée autant
que possible, même au niveau de la conversation personnelle, de me mesurer aux critiques de
mon livre, que je sois ou non d'accord avec eux.
La critique du Pr Voegelin est cependant d'un type auquel on peut répondre sans
difficulté. Il soulève certaines questions très générales de méthode d'une part, et
d'implications philosophiques générales de l'autre. Ces deux aspects bien sûr ne sont pas
séparables ; mais si j'estime que dans le cadre fatalement limité d'une étude historique et d'une
analyse politique, je me suis exprimée de façon suffisamment claire sur certains problèmes
généraux apparus avec le plein développement du totalitarisme, je sais aussi que je n'ai pas
réussi à expliquer la méthode spécifique dont j'ai usé, et à rendre compte d'une approche assez
inhabituelle — non de questions historiques et politiques où l'explication ou la justification ne
seraient qu'une vaine distraction mais du domaine entier des sciences politiques et historiques
en tant que tel. L'une des difficultés de ce livre, c'est qu'il n'appartient à aucune école et
n'utilise à peu près aucun des instruments de controverse classiques, officiellement reconnus
ou non.
Le problème qui s'est présenté à moi au départ était simple et déroutant à la fois : toute
historiographie est fatalement le salut et bien souvent la justification ; cela tient autant à la
crainte qu'a l'homme d'oublier qu'à son aspiration à quelque chose qui soit davantage encore
que le souvenir. Ces tendances sont déjà implicites dans la simple observation de l'ordre
chronologique, et elles n'ont aucune chance d'être surmontées par l'interférence de jugements
de valeur, qui tendent à interrompre le récit et à faire apparaître la narration biaisée et « non
scientifique ». Je pense que l'histoire de l'antisémitisme est un bon exemple de ce type
d'écriture de l'histoire. Si toute cette littérature est si remarquablement dénuée de termes
universitaires, c'est parce que les historiens — s'ils n'étaient pas des antisémites conscients, ce
que bien sûr ils n'ont jamais été — devaient écrire l'histoire d'un sujet qu'ils ne voulaient pas
conserver ; ils devaient écrire sur un mode destructif, et écrire l'histoire à des fins de
destruction est une sorte de contradiction dans les termes. Ils ont trouvé une façon de s'en
sortir en s'en tenant aux Juifs, en faisant d'eux le sujet de la conservation. Mais ce n'était pas
une solution, car considérer les événements uniquement du côté de la victime amène à se
répandre en un flot d'excuses ce qui bien sûr est tout sauf de l'histoire.
Mon premier problème a donc été de savoir comment écrire de façon historique sur
quelque chose — le totalitarisme que je ne voulais pas conserver, mais qu'au contraire je me
sentais tenue de détruire. Ma façon de résoudre ce problème a donné lieu au reproche que
mon livre manquait d'unité. Ma démarche — que j'aurais eu tendance à adopter de toute façon
42
Ce texte, dont le titre original est « Reply to Eric Voegelin », a paru pour la première fois en janvier 1953 dans The
Review of politics, vol. 15, no 1, p. 76-84. Une autre traduction, par É. Tassin, a paru en 2002. Il s'agit d'une réponse à la
recension des Origines du totalitarisme par Voegelin. Immigré allemand comme Hannah Arendt, Eric Voegelin (1901-1985)
est un spécialiste de philosophie politique. Pour lui, la modernité représente une crise du rapport de la réalité à la sphère
religieuse ; les idéologies politiques contemporaines ne sont alors que des religions séculières. (N.d.É.)

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étant donné ma formation et mon mode de pensée –– a consisté à découvrir les principaux
éléments du totalitarisme et à les analyser en termes historiques, en retraçant le parcours de
ces éléments dans l'histoire aussi loin que je le jugeais nécessaire. En clair, je n'ai pas écrit
une histoire du totalitarisme, mais j'ai analysé celui-ci en termes historiques ; je n'ai pas écrit
une histoire de l'antisémitisme ou de l'impérialisme, mais j'ai analysé l'élément de la haine des
Juifs et l'élément de l'expansion, dans la mesure où ceux-ci étaient encore clairement visibles
et jouaient un rôle décisif dans le phénomène totalitaire lui-même. Ce livre ne traite donc pas
réellement des « origines » du totalitarisme comme son titre l'affirme de façon malheureuse
mais offre un compte-rendu historique des éléments qui se sont cristallisés sous la forme du
totalitarisme ; ce compte-rendu est suivi d'une analyse de la structure élémentaire des
mouvements totalitaires et de la domination totalitaire elle-même. La structure élémentaire du
totalitarisme est la structure dissimulée dans le livre, alors que son unité apparente tient à
certains concepts fondamentaux qui courent comme des fils rouges à travers l'ensemble du
texte.
Si l'on aborde ce même problème de méthode par un autre côté, il se présente alors
comme un problème de « style ». Certains y ont trouvé de la passion, ce qu'ils ont jugé
louable, et d'autres de la sentimentalité, ce qu'ils ont jugé critiquable. Ces deux jugements me
semblent également à côté de la question. Si je me suis écartée consciemment de la tradition
du sine ira et studio dont je connaissais parfaitement la grandeur, c'était par une nécessité
méthodologique étroitement liée à la spécificité de mon sujet.
Supposons pour ne prendre qu'un exemple parmi d'autres — que l'historien veuille
aborder la question de l'extrême pauvreté dans une société très riche, comme la pauvreté de la
classe ouvrière britannique aux premiers stades de la révolution industrielle. La réaction
humaine naturelle à ces conditions est une réaction de colère et d'indignation, parce que ces
conditions sont contraires à la dignité humaine. Si je décris ces conditions sans laisser
interférer mon indignation, j'extrais ce phénomène particulier de son contexte dans la société
humaine, lui dérobant ainsi une partie de sa nature et le privant de l'une de ses qualités
intrinsèques fondamentales. Car susciter l'indignation est l'une des qualités de l'extrême
pauvreté, dans la mesure où la pauvreté existe parmi les êtres humains. Je ne peux donc pas
tomber d'accord avec le Pr Voegelin que « le moralement abject et l'émotionnellement
existant éclipsent l'essentiel », parce que je pense qu'ils en sont partie intégrante. Cela n'a rien
à voir avec la sentimentalité ou la morale, même si l'une et l'autre peuvent devenir un piège
pour l'auteur. Si j'ai moralisé et si je suis devenue sentimentale, je n'ai tout simplement pas
fait correctement ce que j'étais censée faire, c'est-à-dire décrire le phénomène totalitaire
comme quelque chose qui arrive non pas sur la Lune, mais au cœur de la société humaine.
Décrire les camps de concentration sine ira, ce n'est pas être « objective », c'est les cautionner
; et ce cautionnement ne peut être corrigé par une condamnation que l'auteur se sent tenu
d'ajouter mais qui reste sans relation avec la description elle-même. Quand j'ai utilisé l'image
de l'enfer, je ne l'entendais pas de façon allégorique, mais littérale : il semble assez évident
que des hommes qui ont perdu la foi dans le paradis ne seront pas capables de l'établir sur
terre ; mais il n'est pas aussi certain que ceux qui ont perdu leur croyance dans l'enfer au sens
religieux ne seront pas désireux et capables d'établir sur terre des imitations exactes de ce que
les gens avaient coutume de croire à propos de l'enfer. En ce sens, je pense qu'une description
des camps en tant qu'enfer sur la terre est plus « objective », c'est-à-dire qu'elle décrit plus
adéquatement leur essence que des affirmations de nature purement sociologique ou
psychologique.
Le problème du style est un problème d'adéquation et de réaction. Si j'écris de la même
façon « objective » sur la période élisabéthaine et sur le XXe siècle, mon compte-rendu des
deux périodes risque fort d'être inadéquat, parce que j'ai renoncé à la faculté humaine de

71
réagir à l'une comme à l'autre. La question du style est donc liée aux problèmes de la
compréhension, qui a été la plaie des sciences de l'histoire depuis leurs débuts. Je ne souhaite
pas me lancer dans cette discussion ici, mais j'ajouterai que je suis convaincue que la
compréhension est étroitement liée à cette faculté d'imagination que Kant appelait
Einbildungskraft et qui n'a rien à voir avec la capacité à écrire de la fiction. Les exercices
spirituels sont des exercices d'imagination, et il n'est pas exclu qu'ils soient plus pertinents
pour la méthode des sciences historiques que ne le comprend la formation universitaire.
Ces réflexions, suscitées au départ par la nature particulière de mon sujet, et
l'expérience personnelle fatalement impliquée dans une recherche historique qui emploie
consciemment l'imagination comme un outil de cognition, m'ont conduite à une approche
critique de l'interprétation de l'histoire contemporaine dans sa quasi-totalité. J'y ai fait allusion
dans deux brefs paragraphes de la Préface, où je mettais le lecteur en garde contre les
concepts de progrès et de destinée comme « les deux faces de la même médaille », ainsi que
contre toute tentative de « déduire des faits sans précédent des faits précédents ». Ces deux
approches sont étroitement liées. Si le Pr Voegelin peut parler de « pourrissement de la
civilisation occidentale » et de 1'« expansion mondiale de la puanteur occidentale », c'est qu'il
traite les « différences phénoménales » — qui pour moi en tant que différences factuelles sont
d'une extrême importance — comme de simples excroissances d'une « identité essentielle » de
nature doctrinale. Il y a eu bien d'autres descriptions des affinités entre le totalitarisme et
d'autres tendances de l'histoire politique ou intellectuelle de l'occident, à mon sens toujours
avec le même résultat : elles ont toutes échoué à distinguer le caractère spécifique de ce qui se
passait réellement. Les « différences phénoménales », loin d'« obscurcir » une quelconque
identité essentielle, sont ces phénomènes qui rendent le totalitarisme « totalitaire », qui
distinguent cette forme de gouvernement et de mouvement de toutes les autres et peuvent
donc seules nous aider à comprendre son essence. Ce qui est sans précédent dans le
totalitarisme, ce n'est pas d'abord son contenu idéologique, mais l'événement de la domination
totalitaire elle-même. Nous le percevons clairement si nous admettons que ses actions
politiques ont fait exploser les catégories traditionnelles de notre pensée politique (la
domination totalitaire ne ressemble à aucune forme de tyrannie ou de despotisme connue) et
les critères de notre jugement moral (les crimes totalitaires sont décrits de façon très
inadéquate comme des « meurtres » et les criminels totalitaires peuvent difficilement être
punis comme des « meurtriers »).
Le Pr Voegelin semble penser que le totalitarisme n'est qu'un autre aspect du
libéralisme, du positivisme et du pragmatisme. Mais que l'on soit d'accord ou non avec le
libéralisme (et je peux dire ici que je suis assez certaine de n'être ni une libérale, ni une
positiviste, ni une pragmatique) il reste que les libéraux ne sont pas à l'évidence des
totalitaires. Cela n'exclut pas bien sûr que des éléments libéraux ou positivistes se prêtent
également à la pensée totalitaire ; mais ces affinités indiquent simplement qu'il nous faut
établir des distinctions encore plus fines de ce fait même que les libéraux ne sont pas des
totalitaires.
J'espère ne pas radoter abusivement sur ce point. Il est important pour moi, parce que
ce qui à mon sens distingue mon approche de celle du Pr Voegelin, c'est que je procède à
partir de faits et d'événements, au lieu d'affinités et d'influences intellectuelles. C'est peut-être
un peu difficile à percevoir, dans la mesure où je m'intéresse également beaucoup aux
implications philosophiques et aux évolutions de la glose spirituelle. Mais cela ne veut
certainement pas dire que j'ai décrit « une révélation graduelle de l'essence du totalitarisme à
partir de ses formes embryonnaires au XVIIIe siècle jusqu'à son plein développement », parce
que cette essence, selon moi, n'existait pas avant qu'elle se soit incarnée. Je ne parle donc que
d'« éléments » qui finissent par se cristalliser en totalitarisme, et dont on peut faire remonter

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certains au XVIIIe siècle, d'autres peut-être plus loin encore (bien que je doute que la propre
théorie de Voegelin d'une « montée du sectarisme immanentiste » depuis la fin du Moyen Age
ait fini par aboutir au totalitarisme). En aucun cas je n'appellerais l'un quelconque de ces
éléments du totalitarisme.
Pour des raisons similaires, et par souci de distinguer entre les idées et les faits réels en
histoire, je ne peux tomber d'accord avec la remarque du Pr Voegelin que « la maladie
spirituelle est le caractère décisif qui distingue les masses modernes de celles des siècles
précédents ». Pour moi, les masses modernes se distinguent par le fait qu'elles sont des «
masses » au sens strict du terme. Elles se distinguent des multitudes des siècles précédents en
cela qu'elles n'ont pas d'intérêts communs qui les rassemblent, ni aucune sorte de «
consentement » commun qui, selon Cicéron, constitue l'inter-est, ce qui se tient entre les
hommes et concerne les affaires tant matérielles que spirituelles. Cet « entre » peut être un
socle commun comme il peut être un but commun ; il remplit toujours la double fonction de
relier les hommes et de les séparer sur un mode articulé. L'absence d'intérêt commun si
caractéristique des masses modernes n'est donc rien d'autre qu'un signe supplémentaire de leur
absence de foyer et de leur absence de racines. Mais à lui seul, il rend compte du fait curieux
que ces masses modernes sont formées par l'atomisation de la société, que les hommes de la
masse dépourvus de toute relation communautaire offrent néanmoins le meilleur « matériel »
possible pour des mouvements dans lesquels les gens sont si bien agglomérés qu'ils semblent
être devenus un seul homme. La perte des intérêts est identique à la perte du « soi », et les
masses modernes se distinguent selon moi par leur dés-intéressement, c'est-à-dire leur
absence d'« intérêts égoïstes ».
Je sais que des problèmes de ce type peuvent être évités si l'on interprète les
mouvements totalitaires comme une religion nouvelle et pervertie —, un substitut au credo
perdu des croyances traditionnelles. De là il suivrait qu'un certain « besoin de religion » est
l'une des causes de la montée du totalitarisme. Je me sens incapable de suivre même la façon
très qualifiée dont le Pr Voegelin utilise le concept de religion séculière. Il n'y a pas de
substitut à Dieu dans les idéologies totalitaires l'usage par Hitler du terme de « Tout-puissant
» était une concession à ce qu'il jugeait lui-même être une simple superstition. Plus encore, la
place métaphysique de Dieu est restée vide. En outre, l'introduction de ces arguments semi-
théologiques dans la discussion du totalitarisme n'est que trop susceptible de renforcer les «
idées » modernes largement répandues et totalement sacrilèges sur un Dieu qui est « bon pour
vous » pour votre santé mentale ou autre, pour l'intégration de votre personnalité, et Dieu sait
pour quoi encore c'est-à-dire des « idées » qui fabriquent un Dieu fonctionnel pour l'homme
ou la société. Cette fonctionnalisation me semble à bien des égards le dernier stade de
l'athéisme, et peut-être le plus dangereux.
Je ne veux pas dire par là que le Pr Voegelin puisse jamais se rendre coupable d'une
pareille fonctionnalisation. Je ne nie pas non plus qu'il y ait un certain lien entre l'athéisme et
le totalitarisme. Mais ce lien me semble purement négatif et absolument pas spécifique à la
montée du totalitarisme. Il est vrai qu'un chrétien ne peut pas devenir un partisan de Hitler ou
de Staline ; et il est vrai que la morale elle-même est menacée chaque fois que la foi vacille
dans le Dieu qui a donné les dix commandements. Mais c'est tout au plus une condition sine
qua non, rien qui puisse expliquer positivement ce qui s'est passé ensuite. Ceux qui concluent
des événements effrayants de notre temps que nous devons revenir à la religion et à la foi
pour des raisons politiques me semblent faire preuve d'aussi peu de foi en Dieu que leurs
opposants.
Le Pr Voegelin déplore, tout comme moi, « l'insuffisance d'outils théoriques » dans les
sciences politiques (tout en m'accusant quelques pages plus loin, avec me semble-t-il une

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certaine incohérence, de ne pas m'en être suffisamment servie). À part les tendances actuelles
du psychologisme et du sociologisme, sur lesquelles le Pr Voegelin et moi tombons d'accord,
ma principale querelle avec l'état actuel des sciences historiques et politiques est leur
incapacité croissante à établir des distinctions. Des termes comme nationalisme, impérialisme,
totalitarisme, etc., servent de façon indiscriminée pour toutes sortes de phénomènes politiques
(en général à simple titre de mots « savants » pour agresser son adversaire), et aucun d'eux
n'est plus compris avec son parcours historique spécifique. Il en résulte une série de
généralisations où les mots eux-mêmes perdent toute signification. L'impérialisme ne veut
rien dire s'il est utilisé de façon indiscriminée pour l'histoire assyrienne, romaine, britannique
et bolchevique ; on parle de nationalisme à propos d'époques et de pays qui n'ont jamais
connu l'État-nation ; on découvre du totalitarisme dans toutes sortes de tyrannies ou de formes
de communauté collective, etc. Ce type de confusion –– toute chose distincte disparaît et tout
ce qui est nouveau et choquant est non pas expliqué, mais expédié en tirant certaines
analogies ou en le réduisant à une chaîne de causes et d'influences déjà connues — me semble
la marque des sciences historiques et politiques modernes.
En conclusion, qu'on me permette de clarifier mon affirmation que dans notre situation
moderne, « c'est la nature humaine elle-même qui est en jeu », affirmation qui a suscité la plus
vive critique du Pr Voegelin, parce qu'il voit dans l'idée même de « changer la nature de
l'homme ou de quoi que ce soit d'autre » et dans le simple fait que j'aie pris cette prétention de
totalitarisme au sérieux, « un symptôme de l'effondrement intellectuel de la civilisation
européenne ». Le problème du rapport entre essence et existence dans la pensée occidentale
me semble un peu plus compliqué et controversé que ce qu'implique l'affirmation de Voegelin
sur la « nature » (identifiant « une chose en tant que chose » et donc incapable de changer par
définition), mais cela ne peut guère être discuté ici. Qu'il suffise de dire que, différences
terminologiques mises à part, je n'ai guère proposé plus de changements de nature que le Pr
Voegelin lui-même dans son livre The New Science of Politics ; en discutant la théorie
platonico-aristotélicienne de l'âme, il affirme : « On pourrait presque dire qu'avant la
découverte de la psyché, l'homme n'avait pas d'âme » (p. 67). Dans les termes de Voegelin,
j'aurais pu dire qu'après la découverte de la domination totalitaire et de ses expériences, nous
avons quelque raison de craindre que l'homme puisse perdre son âme.
En d'autres termes, le succès du totalitarisme s'identifie à une liquidation plus radicale
de la liberté en tant que réalité politique et humaine que tout ce que nous avons connu
jusqu'ici. Dans ces conditions, ce sera une bien maigre consolation de se cramponner à la
nature immuable de l'homme et de conclure soit que l'homme lui-même est en train d'être
détruit, soit que la liberté ne fait pas partie des capacités essentielles de l'homme.
Historiquement, nous ne connaissons la nature de l'homme que dans la mesure où elle a une
existence, et aucun domaine des essences éternelles ne nous consolera jamais si l'homme perd
ses capacités essentielles.
Ma crainte, en écrivant le dernier chapitre de mon livre, n'était pas si éloignée de celle
qu'exprimait déjà Montesquieu en constatant que la civilisation occidentale n'était plus
garantie par des lois, même si les peuples étaient encore guidés par des coutumes qu'il jugeait
insuffisantes pour résister à un assaut de despotisme. Il écrit dans la préface de De l'esprit des
lois : « L'homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des
autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en
perdre jusqu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe. »

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