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L'amour éprouvé, l'amour énoncé

Alain ERALY

1. L'indétermination de l'amour
Que veut dire «aimer» ? On tient souvent l'amour pour un sentiment
parmi d'autres, un affect spécifique, isolable et reconnaissable, comme la
joie, la peur ou la pitié. Il est pourtant douteux que les mots: « je suis amou-
reux» expriment le même genre de vécus dans la bouche d'un adolescent,
d'un jeune adulte ou d'une personne âgée, d'un Américain ou d'un Chinois,
d'un célibataire traversé par une passion naissante ou du même homme après
vingt ans de mariage. Sous la rubrique « symptômes de l'amour », on peut
ranger une série presque interminable d'émotions et de sentiments _ par
exemple: l'intérêt, la surprise, la stupeur, l'attendrissement, le ravissement,
la convoitise, la séduction, l'attraction, le désir, la fièvre, la jouissance, la ten-
dresse, la curiosité, la confiance, la compréhension, la complicité, le respect,
l'émotion esthétique, l'admiration, la fascination, la vénération, la compas-
sion, la solidarité, la fusion, le souci de l'autre, l'impatience, la joie, la nervo-
sité, l'embarras, la timidité, la confusion, l'anxiété, la peur, la suspicion, la
jalousie, la haine, la souffrance, ... Chacun de ces sentiments influence le rap-
port à l'être aimé, à la fois ce qu'on fait et ce qu'on éprouve à son égard.
Aucun d'eux n'est indispensable à l'amour mais tous peuvent y participer. Je
veux dire qu'il est facile d'imaginer des formes d'amour et des types de situa-
tions amoureuses qui impliquent ou n'impliquent pas certains des sentiments
ci-dessus. Des sentiments comme le désir érotique et la jalousie semblent plus
que d'autres, il est vrai, caractériser l'essence de l'amour. Reste qu'on peut
toujours trouver des contre-exemples - songeons à l'amour platonique ou à
celui qui soude des personnes âgées qui ont vu s'éteindre les feux de la sexua-
lité. L'état amoureux présente une relative indétermination et l'on comprend
que certains puissent hésiter, se méprendre sur les sentiments qu'ils éprou-
vent. La réponse à la question: « suis-je amoureux? »n'a rien d'évident.
42 SOCIOLOGIE DE L'AMOUR

Plus qu'un sentiment défini, l'amour est une forme de vie: une constella-
tion de perceptions, de postures, de tendances, de sentiments suscités par une
personne dans les différentes situations où il nous arrive de la côtoyer. Cette
forme de vie peut être stable ou éphémère, violente ou paisible, débridée ou
ritualisée, englobante (influençant toute l'existence) ou spécifique (étroite-
ment circonscrite à certaines occasions). Toutes les variantes sont
possibles: de la rudesse maladroite et cruelle de Zampano à l'égard de
Gelsomina dans La Strada à l'exquise tendresse de Julie et Saint-Preux dans
La Nouvelle Héloïse, de l'amour secret et corseté du docteur Courrèges pour
Maria Cross dans Le désert de l'amour aux déchaînements sulfureux des per-
sonnages de Bataille, de l'admiration niaise de Charles Bovary pour Emma à
la dépendance lucide et douloureuse de Swann à l'égard d'Odette, de la pas-
sion tragique d'Anna Karénine pour Vronsky à l'attachement prosaïque et
distrait de Molly pour Bloom dans Ulysse. Entre ces diverses formes d'atta-
chement, à peine un « air de famille », non point un vécu spécifique qui nous
servirait de dénominateur commun. Une personne peut même connaître une
large palette des sentiments associés traditionnellement à l'amour - disons,
l'attraction, la fièvre, la fascination, la jalousie - sans se décider à appeler
« amour» ce qu'elle éprouve (ainsi le pasteur, aux premiers temps de sa rela-
tion avec Gertrude dans La symphonie pastorale). Entre l'amour éprouvé (le
fait de ressentir certains sentiments) et l'amour énoncé (le fait de désigner, à
voix haute ou à part soi, du mot « amour» ce qu'on éprouve), il y a un déca-
lage fondamental dont il nous faut tenter de rendre compte. Gardons-nous, en
tout cas, de postuler le genre de correspondance univoque et évidente qui unit,
par exemple, le mot « fébrilité» à la réalité psycho-physiologique de la fébrilité.

2. Critique de l'intériorité
L'amour, dit Pascal, relève exclusivement de l'esprit. Une telle affirma-
tion est trompeuse si elle suggère que l'amour, parce qu'il est éprouvé, est par
suite une « réalité mentale », intérieure à la psyché, exclusivement privée. En
réalité, tout objet perçu ou imaginé, un marteau ou un panier à linge aussi bien
que l'être aimé, est éprouvé. Il est essentiel d'écarter la distinction métaphori-
que entre l'intériorité mentale et l'extériorité mondaine, l'idée que les senti-
ments sont des espèces de mouvements privés, des forces mentales qui vien-
nent se poser sur des objets extérieurs. Comme tout état intentionnel, le désir,
par exemple, est une forme de la subjectivité - l'expérience d'un fragment
de monde vécu, une manière de posture, de disposition, à l'égard d'un objet,
une affection qui vise et constitue cet objet. Le désir, aussi bien que la ten-
dresse, la curiosité, la confiance, etc. sont « intentionnels» en cela qu'ils vi-
sent des objets, s'éprouvent dans ces objets et orientent une action potentielle.
L'AMOUR EPROUVE, L'AMOUR ENONCE 43

Dans la tradition issue de Brentano et Husserl, l'intentionnalité désigne


cette propriété de la conscience, par exemple de la conscience désirante,
d'être toujours conscience de quelque chose, de trouver en dehors d'elle sa
matière et sa nécessité l, L'objet perçu n'est pas dans la conscience, sous la
forme d'une «représentation mentale », mais au-dehors, dans le monde,
J'aperçois cette femme ivre qui danse toute seule au milieu de la salle enfu-
mée, et c'est bien là qu'elle se trouve, et non pas en moi-même; il y a là-bas
une femme qui danse et ma conscience se résume tout entière à cet « il y
a» ; « la conscience et le monde sont donnés du même coup» 2. Il n'est nul
besoin de reproduire mentalement l'objet pour le connaître: le réel nous suf-
fit. L'esprit n'est pas un miroir, un atelier de peinture, la chambre noire d'un
photographe, une imprimerie.
Bien sûr, l'objet ne s'offre pas tout fait à la contemplation. Les psycholo-
gues décrivent les opérations complexes d'organisation, de discrimination,
d'anticipation qui président à toute perception. Seulement, ces opérations
s'exercent sur le réel, je veux dire qu'elles guident nos sens dans leur décou-
verte du monde; elles sont irréfléchies: nous vivons leur mise en œuvre dans
les choses mêmes; dès l'origine, l'ordre qu'ils construisent de la réalité s'y
trouve localisé. Et le trouble que je ressens au spectacle de la danseuse n'est
pas une lumière qui rougeoie dans la geôle de mon esprit, elle colore, elle
imprègne le réel devant moi, non pas même la danseuse exclusivement mais
aussi bien la salle presque déserte, le rythme syncopé, la piste arrosée par les
projecteurs, la scène tout entière. Je ne puis pas plus retrancher mon désir en
conservant l'objet pur qu'écarter l'objet au profit du seul sentiment. Assuré-
ment le monde est construit, mais c'est bien le monde, non sa représentation.
En bref, 1'« intentionnalité» désigne ici la constitution affective du monde
- non point les opérations cognitives qui permettent la perception ou l'ima-
gination et qui font qu'une chose déterminée, par exemple une femme qui
danse, est reconnue ou évoquée (ces opérations précèdent l'intentionnalité),
mais bien lafaçon dont elle est reconnue ou évoquée, le genre de disposition
qu'on adopte à son égard. L'amour, de ce point de vue, recouvre toute une
palette d'états intentionnels; comme tel, il participe de la constitution du
monde.
Le désir, pas plus que la peur ou la haine, ne flotte dans l'enceinte de
l'esprit, il n'est rien qu'une manière de découvrir le monde 3; c'est au con-
tact des objets qu'il s'appréhende, non dans la fiction d'un espace mental
auquel nous aurions un accès immédiat. Nous ne commençons pas par perce-
voir le monde objectif avant d'y projeter nos passions -les êtres et les choses
se dévoilent d'emblée comme désirables - ou menaçantes ou haïssables _
sans nul détour par la réflexivité. Celui qui veut déplacer une table, dit
Peirce 4, ne se voit pas désirant déplacer la table, il voit la «table
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déplaçable ». Le surgissement d'une passion, disons le désir, n'est pas équi-


valent au fait de se dire: «je ressens du désir ». Le désir est d'abord une
transformation du monde, elle s'éprouve comme « conscience d'une certaine
personne (perçue ou évoquée) comme désirable» et non comme « conscience
du désir» ou comme « conscience de moi-même éprouvant du désir ». Se dire
à soi-même: «j'éprouve du désir pour cette personne », c'est déjà réagir à ce
désir et s'efforcer d'en contrôler les manifestations en adoptant le point de
vue d'autrui - il faut le langage pour cela. Au sens où nous l'entendons ici,
l'amour éprouvé est dépourvu de réflexivité. Il se réduit à un complexe de
sentiments irréfléchis propres à différentes situations. Et qu'est-ce qu'un sen-
timent irréfléchi? Non pas quelque chose qu'on possède en soi-même mais
une transformation du monde. A sa source, le sentiment n'est pas en moi mais
immédiatement dans l'objet; et c'est l'amour énoncé qui, en désignant l'autre
comme l'être aimé, me constitue du même coup comme amoureux. C'est
donc à juste titre que Pascal refuse d'opposer l'amour et la raison: l'amour
n'aveugle pas; tout au contraire, il est une certaine façon de voir le monde.

3. L'amour comme représentation de soi-amoureux


La question se pose donc: dans quelles conditions l'agent social en vient-
il à formuler - pour lui-même et pour les autres -la phrase: «je suis amou-
reux de cette personne» ? Cette question peut se formuler autrement: dans
quelles conditions une personne est-elle conduite à former la représentation
de soi-même amoureuse d'une autre personne? Les énoncés du genre: «je
suis amoureux» ou «je l'aime» impliquent en effet une réflexivité fonda-
mentale; celui qui les profère se découvre amoureux en même temps qu'il
constitue autrui comme l'objet de son amour.
Nous sommes ici devant un important problème de définition. Soit on ap-
pelle « amour» la constellation plus ou moins typique des postures et senti-
ments indépendamment des réactions du sujet. La question de l'amour énoncé
renvoie à la question de la sincérité ou du mensonge; les mots de l'amour
décrivent plus ou moins fidèlement la réalité des sentiments éprouvés; et cha-
cun sait fort bien ce qu'il éprouve. Soit on admet cette composante langagière
et l'on fait dépendre l'amour de cet acte de nomination; l'amour est alors une
réaction cognitive et langagière qui a pour effet de réorganiser une sphère
jusqu'alors confuse d'expériences en lui conférant une signification spécifi-
que; il est un phénomène spécifiquement humain qui requiert le langage et la
réflexivité; la personne amoureuse se constitue comme être aimant en même
temps qu'elle construit l'autre comme être aimé, et elle se dispose par là-
même à réagir à cet état (en cherchant à contrôler ses conduites, en décidant
de l'avouer à l'autre, en le refusant, etc.).
L'AMOUR EPROUVE, L'AMOUR ENONCE 45

La première conception est substantialiste, elle présente l'avantage de


faire droit à la réalité, si souvent déniée en sociologie, des passions - et deux
immenses défauts: elle suppose clairement défini et reconnaissable un com-
plexe de sentiments qui présente dans les faits d'infinies variations; et sur-
tout, elle se fonde sur une conception éculée du langage qu'elle réduit à sa
fonction descriptive, Plus satisfaisante de ce point de vue, la deuxième con-
ception comporte le danger d'exagérer la composante linguistique de l'amour
au point de nous faire négliger la réalité des sentiments, des envies, des dispo-
sitions dont le sujet prend conscience réflexivement Or, nous ne pouvons
écarter la subjectivité au profit du seul langage: on peut clamer un amour
qu'on n'éprouve pas et s'interdire l'aveu d'un amour qu'on éprouve; une
théorie de l'amour doit pouvoir séparer la sincérité du mensonge, l'amour ef-
fectivement éprouvé de l'amour simplement simulé, En distinguant l'amour
éprouvé et l'amour énoncé, nous évitons de trancher entre ces deux concep-
tions ; au contraire, nous faisons de ce rapport entre les sentiments qu'on
éprouve et la conscience qu'on en prend le cœur même de la problématique,

4. La force contraignante de l'amour énoncé


L'énoncé: «je t'aime» a la force illocutoire de toute déclaration
d'amour, il engage le locuteur et active chez l'autre un réseau de normes et
d'attentes relatives à la suite de la relation; il est une invitation à participer à
une forme de vie. L'énonciateur court le risque du refus, du rejet, de l 'humi-
liation, du désespoir; c'est pourquoi il évite généralement de dire ces mots à
la légère. Et qu'en est-il de l'énoncé: «je l'aime» chuchoté à part soi en pen-
sant à quelqu'un? Je pense qu'il conserve quelque chose de la force
illocutoire de la déclaration, Celui qui répugne à avouer son amour à l'autre
préfère souvent ne pas se l'avouer à soi-même. Se dire: «je l'aime », c'est
presque inévitablement évoquer la possibilité de l'avouer à l'autre,
C'est pourquoi la représentation de soi-amoureux peut se construire dans
la joie et l'excitation, mais aussi dans la perplexité, le soulagement, l' inquié-
tude ou même l'accablement La joie et l'excitation lorsque, par exemple, le
célibataire voit s'ouvrir la promesse d'une nouvelle relation. La perplexité si
l'on hésite encore, sur base des sentiments qu'on éprouve, à conclure à
l'amour: « serais-je amoureux? » Un mari un peu las, éprouvant soudain du
plaisir à se retrouver avec sa femme, peut se dire avec soulagement: « au
fond, je l'aime toujours ». On peut enfin éprouver de l'inquiétude, voire un
accablement, à la pensée des conséquences d'un amour naissant sur sa vie
actuelle - comment l'avouer à son conjoint, qu'arrivera-t-il des enfants, etc.
On le comprend donc, celui qui s'abstient d'appliquer le mot « amour» à
sa propre expérience n'en est pas moins susceptible d'éprouver toute la
gamme des sentiments évoquée plus haut Simplement, il se refuse à y réagir
46 SOCIOLOGIE DE L'AMOUR

conformément aux normes sociales en usage. Il peut éprouver du désir, de la


jalousie, etc., pour une personne déterminée sans accepter d'en« tirer les con-
séquences» en termes d'aveu, d'engagement, de fidélité, de réciprocité, de
stabilité, de vie en commun, de partage, etc. On peut imaginer mille raisons à
ce refoulement: une fierté machiste, la crainte d'être rejeté, la répugnance à
l'idée de remettre en question un bonheur établi, la peur de s'engager et de
perdre sa liberté, etc. Tout acte de nomination contribue à stabiliser un
objet; le fait d'appeler« amour» certains sentiments qu'on éprouve leur con-
fère une sorte de stabilité, d'objectivité contraignante; il inscrit la relation
dans le temps, l'affranchit de l'éphémère et de la mouvance des sentiments.
Celui qui, pour la centième fois, se surprend en train de rêver à sa collègue et
en déduit qu'il est amoureux, reconnaît par là-même une certaine permanence
à son état; il est désormais sommé de réagir aux intentions qui se forment en
lui, presque à son insu. L'amant rassasié, que le sommeil est proche d'englou-
tir et qui, donc, n'éprouve plus de désir pour sa compagne n'en déduit pas
pour autant qu'il a cessé de l'aimer. Et si, à cet instant, celle-ci lui
demande: « tu m'aimes? », il n'ira pas chercher la réponse au-dedans de lui,
en observant l'état de ses sentiments. Sa réponse: « oui, je t'aime» ne décrit
rien, elle est un performatif implicite, une sorte de serment rituel qui sert à
réaffirmer un engagement, et par suite à apaiser l'autre et pérenniser la rela-
tion. « Le lien amoureux n'est pas possible sans un avenir », écrit Alberoni 5.
L'amour énoncé marque une relative stabilité, non des sentiments eux-mê-
mes, mais de la relation.
Les développements qui précèdent supposent une certaine conception du
langage: celui-ci ne sert pas seulement à décrire, à exprimer, mais à influen-
cer autrui et, via autrui, à s'influencer soi-même; sa réalité première n'est pas
à chercher dans le rapport d'un sujet connaissant à l'objet de sa connaissance
mais dans ces fragments d'interaction structurés, constitutifs de diverses for-
mes de vie, que Wittgenstein a appelés des « jeux de langage ». Loin qu'il se
borne à livrer au public des sensations privées, un énoncé est toujours l'ex-
pression de certaines intentions sociales. Jamais, pas même dans un soliloque,
ce dialogisme ne saurait s'effacer au profit d'une pure expressivité, vide d'in-
tention envers autrui. (Se) dire qu'on aime une personne ne se réduit pas à
l'expression d'un vécu, c'est une réaction sociale à ce vécu.

5. L'amour comme consentement


L'imagerie populaire qui voit dans l'amour une sorte de passion fatale qui
nous saisit, nous advient du dehors, une sorte de ciel qui nous tombe sur la
tête, ne doit pas nous empêcher de reconnaître le caractère intentionnel de la
représentation de soi-amoureux. A la source de celle-ci, il y a une sorte d'ac-
ceptation tacite, une secrète adhésion. Si, en moyenne, l'adolescent tombe
L'AMOUR EPROUVE, L'AMOUR ENONCE 47

plus souvent amoureux que l'adulte quadragénaire, c'est d'abord qu'il y con-
sent plus facilement, qu'il se tient prêt à accueillir l'idée et souvent la poursuit
-l'amour étant l'une des grandes aventures des temps modernes, C'est aussi
que, pour l'adolescent, le bouleversement du monde provoqué par l'amour
prête moins à conséquence, Se dire amoureux, je l'ai suggéré, c'est se mettre
en devoir et en position de réagir à une constellation de tendances et d'émo-
tions, se préparer à la résolution d'un problème pratique. En me reconnaissant
amoureux, je m'astreins à poser certains actes sociaux plus ou moins coûteux,
difficiles ou risqués, comme d'avouer ma flamme, de risquer l'échec et l'hu-
miliation, de m'engager vis-à-vis de l'être aimé, d'envisager une cohabita-
tion, de me séparer de ma partenaire actuelle, de faire du mal à mes enfants,
etc. C'est bien pourquoi il est plus facile de s'avouer qu'on adore Marlène
Dietrich que sa collègue de bureau ! C'est aussi pourquoi on voit des gens se
refuser, contre toute évidence, à admettre qu'ils sont amoureux. Encore une
fois, loin qu'il se borne à exprimer un vécu intérieur, l'énoncé: «je suis
amoureux de x », entraîne des conséquences sociales. A sa femme qui avoue
son désir et sa fascination pour un autre homme, le mari demande
anxieusement: « tu l'aimes? » comme si l'aveu du désir et de la fascination
ne lui suffisaient pas. Et il accueille son acquiescement comme une lourde
sentence, sachant bien qu'une telle réponse signifie à l'ordinaire: «je me dis-
pose à mettre en jeu notre relation ». Aux prises avec les mêmes sentiments, la
femme eût pu aussi bien répondre, pour le rassurer lui et pour se rassurer
elle: « Ce n'est pas de l'amour, c'est seulement du désir et de la fascination ».
Entre l'amour éprouvé et l'amour énoncé, il y a toute l'épaisseur d'une déci-
sion tacite, d'une posture de la volonté. Bien sûr, une femme mariée, mère de
trois enfants et financièrement dépendante de son mari, a plus de chance de
réagir de la seconde manière qu'une jeune femme célibataire; elle est prête à
savourer son désir d'un autre homme mais non pas à remettre en cause toute
sa VIe.

6. L'usage de la spontanéité
L'exemple ci-dessus illustre une autre propriété intéressante de l'amour
qu'on formule à autrui. L'amour, montre bien Alberoni 6, est profondément
égalitaire parce que fondé sur la spontanéité. Aucun des sentiments qui le
composent ne se commande ni ne se décrète. « Elle est belle et rouge la bou-
che de Kamala, mais essaie de lui donner un baiser contre sa volonté, et de
cette bouche qui sait prodiguer des délices tu ne retireras pas la plus petite
douceur! » dit la belle Kamala à Siddharta dans le roman de Hermann Hesse.
Cependant, l'aveu de l'amour ou du dés amour, quant à lui, est volontaire; je
choisis de dire ou non à ma compagne que je l'aime encore. Et aux reproches
éventuels, je puis toujours répondre: « Qu'y puis-je? On ne commande pas
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ses sentiments ». En même temps, ma compagne est condamnée à me


croire: elle ne peut elle-même sonder le cours de mes sentiments. Il en résulte
que l'amour énoncé est une ressource mobilisable dans certaines stratégies
de pouvoir. Je puis en effet obtenir de ma compagne certaines conduites en lui
faisant comprendre qu'à défaut, je risque de ne plus l'aimer. Il me suffit par
exemple de lui exprimer mon amour dans certaines circonstances et, dans
d'autres, de glisser une froideur dans ma physionomie, en sorte de gratifier ou
sanctionner subrepticement ses conduites. Le pouvoir - la volonté d'agir sur
autrui - s'avance ici caché: il ne s'agit en apparence ni d'un ordre, ni d'une
injonction ou d'une menace; je n'exige rien de ma compagne et ne suis
d'ailleurs aucunement responsable des inflexions spontanées de mes propres
sentiments; il n'y a donc rien à me reprocher. Dans tout acte de langage, Aus-
tin distingue un acte illocutoire : l'acte conventionnel que je réalise en disant
quelque chose - par exemple une déclaration d'amour. Et l'acte
perlocutoire : les conséquences que j'anticipe en le disant -les effets sur ma
compagne de cette déclaration. Il y aurait beaucoup à dire sur la force
perlocutoire des aveux d'amour ou de dés amour et sur les stratégies d'in-
fluence fondées sur la spontanéité des sentiments.

7. Aimer une personne?


Que signifie « aimer quelqu'un» ? Quel est ce« quelqu'un» qu'on aime,
quelquefois sans presque le connaître? La question résonne étrangement:
« aimer Louise », n'est-ce pas tout simplement aimer la personne qui s'ap-
pelle Louise? Cette fausse évidence cache une difficulté considérable. Dans
quelle mesure l'amour suppose-t-il la connaissance? Si j'aime Louise, cela
veut-il dire que j'aime le tout de Louise? Et que pourrait bien vouloir dire
« tout» : son passé, ses habitudes, ses pensées, ses rêves, ses viscères, les
moindres détails de sa peau, son entourage, ses parents, etc. ? Je ne puis tout
connaître de Louise, et le pourrais-je, qu'il me serait de toute façon impossi-
ble d'évoquer ce tout, encore moins de le chérir. En disant:« j'aime
Louise », je ne songe assurément pas à ses gargouillis d'estomac!
Admettons que Louise est ma nouvelle voisine, à peine entrevue dans son
jardin, et qui m'a saluée si gentiment: me voici désirant un être dont j'ignore
à peu près tout. La difficulté tient ici à la confusion de l'amour éprouvé et de
l'amour énoncé. Le désir naissant que j'éprouve pour cette Louise-là ne con-
cerne pas une « personne» : il s'attache et se résume aux rondeurs d'une sil-
houette, à la vibration d'une voix, à l'insistance d'un regard. Une autre fois, je
salue son père dans la rue et ressens pour lui une étrange sympathie. Ou bien
c'est une chanson qui me rappelle notre première rencontre et que j'écoute
avec émotion. Dans les couches irréfléchies de l'amour éprouvé, les êtres se
fragmentent et s'éparpillent en impressions diverses et peuvent ainsi subsister
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sous cette forme dispersée, L'unité de l'être aimé - comme de tout être -
n'est pas donnée, elle est construite et toujours à reconstruire par le langage et
la narration,
Même une personne que nous connaissons bien, il nous arrive de la cô-
toyer pendant des heures, des jours, sans la saisir vraiment comme l'objet de
notre amour, sans que nous cherchions à rassembler ces fragments d'interac-
tion, cette mosaïque de sentiments qu'elle suscite en nous, dans l'unité d'une
représentation. Ce soir, je rentre du travail un peu crispé: mon épouse et moi
sommes invités chez mon directeur - la corvée! Dès en entrant, je croise
mon épouse dans l'escalier et remarque son air renfrogné, son ennui qu'elle
me confirme par un soupir; je m'attendais à cette réaction et n'ai, en entrant,
guetté rien d'autre. Plus tard, poussant la porte de la salle de bain, je constate
que ma femme est encore sous la douche et je regagne la chambre; cette fois,
c'est sa seule présence physique que j'ai remarquée. Plus tard encore, elle
s'enquiert de sa coiffure; je lui jette un coup d'œil et la complimente distrai-
tement. Ensuite, tandis que je me rase, elle me raconte la dernière bêtise de
notre fils; à présent, je ne prête attention qu'à son histoire. Enfin, elle me
demande mon avis sur la façon dont elle est habillée; mes yeux glissent sur sa
silhouette, s'arrêtent à un pli dans sa robe, à sa ceinture un peu serrée.
Voici donc des fragments d'interaction. Pendant tout ce temps, ai-je ja-
mais songé à la personne que j'appelle « mon épouse» ? Al' amour qui nous
unit? Aucunement. Je me suis limité à des séquences routinières en visant des
micro-incertitudes: sa mauvaise humeur, sa présence sous la douche, sa coif-
fure, la mésaventure de notre fils, son habillement. A aucun moment, je n'ai
visé mon épouse en tant qu'épouse, pas même prononcé ou évoqué le mot
« épouse ». A diverses reprises, un corps humain familier m'est apparu
auquel j'ai exprimé quelque chose. On peut écarquiller les yeux, on ne trou-
vera pas « deux personnes amoureuses» mais seulement des fragments d'in-
teraction. Des jours peuvent ainsi s'écouler dans la compagnie d'un être sans
que nous évoquions son individualité. Assurément, je sais que l'être devant
moi est mon épouse, semblable à nulle autre, unique au monde, porteuse d'un
passé qui lui est propre, etc. Mais ce savoir-là, qui l'individualise radicale-
ment, est discursif et je puis rester longtemps sans l'évoquer, plongé dans
l'irréflexion de la vie quotidienne.
On rétorquera: « Tout de même, c'est votre épouse et vous le saviez! »
Mais que veut dire ici: « je le savais» ? En quel sens faut-il le comprendre?
Je savais aussi que le sol n'allait pas se dérober sous mes pieds, qu'on était un
vendredi, que j'étais vivant, que je parlais français, ... Pour toute action, la liste
est infinie des conditions qui la rendent possible ou simplement l' environ-
nent, et que l'agent n'a aucun besoin d'évoquer. « Je le savais» ne peut vou-
loir dire que quelque chose du genre: si un étranger était entré et m'avait de-
50 SOCIOLOGlEDEL'AMOUR

mandé qui était cette personne, je lui aurais répondu: « C'est mon épouse ».
Et s'il m'avait interrogé sur mes sentiments, j'aurais répondu: « Quelle ques-
tion ! Bien sûr que je l'aime! ». Mais personne ne m'a posé ces questions et je
n'ai pas eu besoin de me les poser à moi-même. Où veux-je en venir? A
ceci: se rapporter à son épouse en tant qu'épouse et en tant qu'être aimé sup-
pose nécessairement d'évoquer les mots. Je puis certes regarder et désirer
l'être qu'en certaines circonstances j'appelle mon épouse - son visage, ses
mains, sa silhouette, ses postures. Mais pour la regarder, la désirer en tant
qu'épouse et en tant qu'être aimé, il faut nécessairement le langage.
Dans l'irréflexion de l'amour éprouvé, donc, l'être aimé est éparpillé,
émietté au gré des états intentionnels. Dans le désir, c'est son corps qui est
visé, et pas même tout son corps mais tantôt un déhanchement, tantôt l'ar-
rondi d'une jambe ou quelque brillance dans ses yeux. Dans l'attendrisse-
ment, ce peut être un aveu qu'elle a fait, une moue embarrassée, l'esquisse
d'un baiser. Dans la jalousie, c'est le sourire qu'elle vient d'adresser à un
autre homme, un retard incompréhensible, le coup de téléphone d'un inconnu.
Et ainsi de suite. Chaque sentiment sélectionne et organise une portion limitée
du réel. Au contraire, dans l'amour énoncé, l'être aimé est nommé, décrit,
raconté et c'est par là qu'il s'individualise.

8. Aimer un être absent


Les êtres humains ont la capacité de se rapporter au monde de deux
façons: par la perception et par l'imagination. On peut aimer l'être qui se
tient devant nous, on peut aussi, et même beaucoup plus facilement, aimer cet
être en imagination. Dans la perception, l'être aimé est présent, disponible à
l'observation. Dans l'imagination, l'être aimé est absent et seulement évoqué
- principalement par le langage et l'image mentale. «Absent» veut dire
ici: indisponible dans l'actualité du champ perceptif - absent à la vue, mais
aussi à l'ouïe, au toucher, etc. Le fait que l'être imaginé ne soit pas hors de
moi n'entraîne aucunement qu'il existe « à l'intérieur» 7. Je regarde mon
épouse, assise au salon, puis je quitte la pièce; plus tard, je me prends à l'évo-
quer. Absente de mon champ perceptif, mon épouse n'est pas pour autant ren-
trée dans ma conscience; elle est toujours au salon, là-bas. Simplement, j'en
construis l'image au lieu de la percevoir, je vise un être absent plutôt qu'un
être présent. L'être-en-image est intégralement constitué par l'acte imageant
mais il n'est pas plus« dans» la conscience que l'objet perçu.
Comprise comme l'évocation d'objets absents, l'imagination comporte
deux modes fondamentaux, souvent complémentaires: le langage et l'image
mentale. Dans le premier cas, l'objet est visé à travers un contenu symboli-
que, essentiellement les mots; dans le second, à travers un contenu psychique
analogique. On peut imaginer avec des mots seuls ou des mots mêlés d'ima-
L'AMOUR EPROUVE, L'AMOUR ENONCE 51

ges ; je doute qu'on puisse former des images sans nulle médiation langa-
gière. Sartre remarque qu'« il y a dans toute image une espèce de tendance
verbale» 8. Je pense en effet que le langage conditionne, non certes le champ
de la mémoire, mais celui de l'évocation intentionnelle. L'image mentale
semble imprégnée de langage. Ce que, d'une façon ou d'une autre, nous
n'avons pas nommé, nous ne saurions non plus, en l'absence de l'objet, l'évo-
quer intentionnellement.
Même si le phénomène est confus, très difficile à observer, il me semble
que former l'image de l'être aimé suppose d'évoquer son nom. A présent, est-
il possible de penser à quelqu'un sans le secours d'aucune image mentale, et
en l'absence de toute représentation matérielle (photographies, lettres, des-
sins, etc.) - rien qu'avec des mots? Est-il possible d'imaginer sans image?
C'est même ce que nous faisons le plus souvent! Dix fois sur une journée, je
puis songer à mon épouse, me rappeler qu'elle m'a demandé de téléphoner à
x, que c'est demain son anniversaire, qu'elle adore les fleurs, etc. sans jamais
la voir en pensée. L'amoureux transi se lasse de former l'image de sa belle et
il finit souvent par se contenter d'évoquer mollement et langoureusement son
nom.
On n'a pas suffisamment étudié, me semble-t-il, les usages divers de
l'imagination dans la vie amoureuse. Les partenaires pratiquent l'absence, je
veux dire qu'ils ouvrent çà et là des poches d'imagination dans le quotidien,
pour des motifs très divers: par exemple pour mieux se préparer à la rencon-
tre, supporter l'attente, soulager une impuissance, ressaisir un amour faiblis-
sant, satisfaire un désir interdit, réduire le rival à l'homoncule dont leur haine
a besoin, ... Il s'en faut que l'absence physique de l'autre abolisse le rapport
social. Une relation amoureuse est ponctuée d'interactions en face à face, où
l'autre est physiquement présent, que séparent des périodes d'éloignement où
l'autre ne peut être qu'évoqué.
Absent, l'autre n'en continue pas moins de représenter une incertitude en
même temps qu'une source de plaisir dans ma vie; c'est pourquoi il m'arrive
d'y repenser, de me rémémorer ses demandes ou ses désirs, de prévoir ses
réactions et d'y réagir par avance, de l'aimer ou de l'agresser en pensée, de
me préparer à le revoir. Comme travail sur l'autre absent, l'imagination parti-
cipe donc de la gestion et du devenir de toute relation amoureuse. Cela signi-
fie bien sûr qu'elle peut influencer les perceptions et les interprétations. Le
mari jaloux qui croit sa femme infidèle se prend à l'épier; il prête attention à
certaines attitudes qu'il interprète désormais suivant ses soupçons et conforte
par là sa croyance.
A présent, que cela veut-il dire: «penser à quelqu'un» ? S'agit-il de ras-
sembler les fragments d'interaction qui nous l'ont fait connaître dans l'unité
d'une représentation? En quoi donc pourrait bien consister pareille opéra-
52 SOCIOLOGlEDEL'AMOUR

tion? II me serait simplement impossible de rassembler, de synthétiser l'infi-


nité des aspects sous lesquels, au cours de ma vie, j'ai pu découvrir mon
épouse. Comme si l'on pouvait« avoir» une image de l'autre! Elle a ri et elle
a pleuré, elle a aimé et détesté, dormi et travaillé: comment totaliser tout cela,
et aussi son passé, ses réactions, ses soucis, ses parents, ses amis, ... ? Il est une
mystique de la personne comme totalité qui continue d'encombrer nos raison-
nements. Ordinairement, nous ne songeons à l'autre que sous un certain as-
pect. Il est l'autre auquel nous avons promis d'écrire, l'autre qui nous a em-
prunté un livre, l'autre que nous avons rencontré dernièrement, l'autre dont
nous avons admiré la nouvelle voiture, etc. Il est une trace tout au plus, une
sorte de vague présence à même les pensées, souvent pas même une image
mentale, juste un nom marmonné.
L'amour est un formidable moteur de l'imagination. Celle-ci répond à
l'insupportable absence de l'être aimé en offrant aux sentiments des substi-
tuts. Ce peut être des minuscules évocations: l'image de sa nuque, la façon
dont elle secoue la tête, un bon mot qu'elle a dit. Ce peut être aussi des micro-
narrations: on se voit l'abordant et elle qui sourit, on songe à ce qu'on va lui
dire, on se lance dans une discussion imaginaire, ... L'imagination opère un
véritable travail sur l'objet d'amour; la passion se protège, s'alimente et
s'exalte à ces évocations. Comme l'écrit Alberoni: «Nos objets d'amour (...)
sont toujours une construction idéale, le produit d'une élaboration. Ils sont en
rapport avec nos mythes personnels, continuellement reconstruits, réaména-
gés, dans le but de réduire les tensions et d'abaisser le niveau de l'ambiva-
lence» 9. L'amour se nourrit d'absence plus encore que de présence: le plus
sûr moyen d'entretenir une passion, assure Pascal dans le Discours sur les
passions de l'amour, est de songer constamment à sa belle en ne tolérant
aucun vide dans l'esprit. A contrario, dans Les remèdes à l'amour, Ovide pro-
pose à qui veut s'en libérer d'occuper perpétuellement son esprit à quelque
tâche pour l'empêcher d'évoquer la femme aimée. L'oisiveté et la solitude, en
libérant l'esprit des incertitudes quotidiennes, donnent libre cours à l'imagi-
nation, laquelle attise les braises de la passion. Ovide conseille ainsi de mener
un véritable travail négatif sur l'image de la femme aimée, par exemple
d'évoquer systématiquement ses laideurs, ses défauts, ses médiocrités, de
mobiliser les souvenirs d'épisodes où elle a joué un mauvais rôle, de la com-
parer à de vraies beautés, etc.

9. Imaginer l'être aimé en sa présence


La perception et l'imagination s'excluent mutuellement, même si elles
s'influencent l'une l'autre dans le quotidien; elles peuvent se combiner, non
se mélanger. Je vois ma compagne devant moi ou bien, fermant les yeux, j'en
forme l'image: je ne puis faire les deux choses en même temps. La percep-
tion de l'objet empêche de se figurer l'objet; l'objet perçu refoule celui que
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nous aurions pu inventer. Inversement, l'imagination suppose d'éteindre pour


un temps les lumières vives du présent. Je pense d'autant mieux à ma compa-
gne qu'elle est absente, ou du moins prévisible (assoupie dans le fauteuil, ou
marchant silencieusement à mes côtés, ou occupée à quelque tâche et igno-
rante d'être vue). L'incertitude du réel, en particulier l'incertitude de la rela-
tion en face à face, fait s'écrouler l'imagination, elle efface les souvenirs, les
projets, les rêves qu'on avait; l'ici et maintenant reprend ses droits, qui ab-
sorbe notre esprit, c'est-à-dire notre corps aussi bien. Cette submersion, cer-
tains la tiennent pour un rapt, une dépossession qui les prive des fictions qu'ils
aiment à fabriquer pour s'aider à vivre; trop concret, l'être aimé les ennuie,
les déçoit, provoque en eux une obscure répugnance; ils iraient jusqu'à le fuir
pour mieux l'aimer 10. D'autres au contraire l'accueillent comme une déli-
vrance, anxieux qu'ils sont d'échapper aux fantômes - remords, rancœurs,
appréhensions, désirs indésirés - qui profitent des accalmies du quotidien
pour venir tourmenter leurs créateurs.
Il y a une sorte d'impuissance ou d'interdiction aux racines de l'imagina-
tion. Je songe à la femme de mes désirs, je me vois l'enlacer, l'embrasser, et
elle se pressant contre moi, m'offrant ses lèvres: c'est la preuve que cela
m'est interdit pour l'heure. Peut-être n'est-ce qu'un souvenir que j'évoque
avec nostalgie, une occasion manquée à laquelle je repense en pestant contre
ma propre timidité. Ou bien j'attends cette femme et pour soulager mon impa-
tience, me figure sa venue. Chaque fois, c'est un manque actuel qui provoque
l'imagination, une intention à vide, l'impression d'un geste qui retombe avant
même d'être ébauché Il. L'objet figuré n'est même pas une consolation: le
désir veut l'objet réel, il s'exaspère bien plus qu'il ne s'apaise à son évoca-
tion. Pour mieux dire: c'est le désir en manque qui constitue l'objet absent.
A présent, il peut même arriver que la femme en question soit assise en
face de moi, toute proche, tandis que je me plais à l'évoquer de la sorte. Qu'en
est-il de ce travail de l'imagination en présence de l'être aimé? Ordinaire-
ment, l'autre présent dissout l'autre absent, il s'impose à ma conscience et
requiert mon attention, en sorte que je ne peux y songer vraiment qu'en son
absence. Il est cependant des accalmies dont profite l'imagination. La femme
parle mais je n'écoute plus, elle s'absorbe dans une tâche, se perd dans une
rêverie: pour un moment, elle cesse d'être incertaine et je puis, malgré sa
présence, penser à elle. Cela signifie que je refoule la femme réelle au moyen
de la femme absente et que j'écarte ce faisant un acte possible. De fait, si, au
lieu de réaliser l'action de la saisir et l'embrasser, je me figure cette action,
c'est bien que j'ai choisi de m'en abstenir - je n'ose pas, je crains qu'elle
s'offusque et me repousse, je pressens la brûlure de l'échec, je songe à quel-
qu'un qui pourrait nous surprendre, à moins que j'évoque la scène en remar-
quant tristement combien la femme devant moi s'est éloignée de celle que
54 SOCIOLOGlEDEL'AMOUR

j'aimais. Au seuil de l'action impossible, l'intention s'obstine, poursuit un


chemin fantomal parmi les gestes pressentis, les objets figurés. En ce sens, le
corps reste actif jusqu'en ses inhibitions: les pensées, les récits, les phantas-
mes sont des gestes intérieurs. Et l'amour le plus secret, le plus inhibé, charrie
toujours une débauche de gestes évoqués.

Notes

1 Voir E. HUSSERL, Recherches logiques. 2, Paris, PUF, 1993 (1961) (trad. fL), en particulier le
chapitre II.
2 J.-P. SARTRE, Situations. l, Paris, Gallimard, 1947, p. 30.
lJ.-P, SARTRE, Situations. l, op. cit., p. 31. Voir aussi, du même auteur: Esquisse d'une théorie des
émotions, Paris, Hermann, 1965 (1938).
4 C. S. PEIRCE, Textes fondamentaux de sémiotique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987 (1867-1868)
(trad. fL), p. 54.
5Fr. ALBERONI,L'érotisme, Paris, Ramsay, 1987 (trad, fL), p. 157.
6FL ALBERONI,Le choc amoureux, Paris, Ramsay, 1981 (trad. fL).
7 Voir J.-P. SARTRE, L'imaginaire, Paris, Gallimard, 1986 (1940).
8 J.-P, SARTRE, L'imaginaire, op. cit., p. 168.
9 FL ALBERONI,L'érotisme, op. cit., p. 181.
10 Une posture qu'Erich FROMM appelle « l'amour sentimental » dans son essai: L'art d'aimer, Paris,
EPI, 1968 (trad. fL), p, 120-121.
Il Voir J.-P, SARTRE, L'imaginaire, op. cit., p. 276.

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