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Alain ERALY
1. L'indétermination de l'amour
Que veut dire «aimer» ? On tient souvent l'amour pour un sentiment
parmi d'autres, un affect spécifique, isolable et reconnaissable, comme la
joie, la peur ou la pitié. Il est pourtant douteux que les mots: « je suis amou-
reux» expriment le même genre de vécus dans la bouche d'un adolescent,
d'un jeune adulte ou d'une personne âgée, d'un Américain ou d'un Chinois,
d'un célibataire traversé par une passion naissante ou du même homme après
vingt ans de mariage. Sous la rubrique « symptômes de l'amour », on peut
ranger une série presque interminable d'émotions et de sentiments _ par
exemple: l'intérêt, la surprise, la stupeur, l'attendrissement, le ravissement,
la convoitise, la séduction, l'attraction, le désir, la fièvre, la jouissance, la ten-
dresse, la curiosité, la confiance, la compréhension, la complicité, le respect,
l'émotion esthétique, l'admiration, la fascination, la vénération, la compas-
sion, la solidarité, la fusion, le souci de l'autre, l'impatience, la joie, la nervo-
sité, l'embarras, la timidité, la confusion, l'anxiété, la peur, la suspicion, la
jalousie, la haine, la souffrance, ... Chacun de ces sentiments influence le rap-
port à l'être aimé, à la fois ce qu'on fait et ce qu'on éprouve à son égard.
Aucun d'eux n'est indispensable à l'amour mais tous peuvent y participer. Je
veux dire qu'il est facile d'imaginer des formes d'amour et des types de situa-
tions amoureuses qui impliquent ou n'impliquent pas certains des sentiments
ci-dessus. Des sentiments comme le désir érotique et la jalousie semblent plus
que d'autres, il est vrai, caractériser l'essence de l'amour. Reste qu'on peut
toujours trouver des contre-exemples - songeons à l'amour platonique ou à
celui qui soude des personnes âgées qui ont vu s'éteindre les feux de la sexua-
lité. L'état amoureux présente une relative indétermination et l'on comprend
que certains puissent hésiter, se méprendre sur les sentiments qu'ils éprou-
vent. La réponse à la question: « suis-je amoureux? »n'a rien d'évident.
42 SOCIOLOGIE DE L'AMOUR
Plus qu'un sentiment défini, l'amour est une forme de vie: une constella-
tion de perceptions, de postures, de tendances, de sentiments suscités par une
personne dans les différentes situations où il nous arrive de la côtoyer. Cette
forme de vie peut être stable ou éphémère, violente ou paisible, débridée ou
ritualisée, englobante (influençant toute l'existence) ou spécifique (étroite-
ment circonscrite à certaines occasions). Toutes les variantes sont
possibles: de la rudesse maladroite et cruelle de Zampano à l'égard de
Gelsomina dans La Strada à l'exquise tendresse de Julie et Saint-Preux dans
La Nouvelle Héloïse, de l'amour secret et corseté du docteur Courrèges pour
Maria Cross dans Le désert de l'amour aux déchaînements sulfureux des per-
sonnages de Bataille, de l'admiration niaise de Charles Bovary pour Emma à
la dépendance lucide et douloureuse de Swann à l'égard d'Odette, de la pas-
sion tragique d'Anna Karénine pour Vronsky à l'attachement prosaïque et
distrait de Molly pour Bloom dans Ulysse. Entre ces diverses formes d'atta-
chement, à peine un « air de famille », non point un vécu spécifique qui nous
servirait de dénominateur commun. Une personne peut même connaître une
large palette des sentiments associés traditionnellement à l'amour - disons,
l'attraction, la fièvre, la fascination, la jalousie - sans se décider à appeler
« amour» ce qu'elle éprouve (ainsi le pasteur, aux premiers temps de sa rela-
tion avec Gertrude dans La symphonie pastorale). Entre l'amour éprouvé (le
fait de ressentir certains sentiments) et l'amour énoncé (le fait de désigner, à
voix haute ou à part soi, du mot « amour» ce qu'on éprouve), il y a un déca-
lage fondamental dont il nous faut tenter de rendre compte. Gardons-nous, en
tout cas, de postuler le genre de correspondance univoque et évidente qui unit,
par exemple, le mot « fébrilité» à la réalité psycho-physiologique de la fébrilité.
2. Critique de l'intériorité
L'amour, dit Pascal, relève exclusivement de l'esprit. Une telle affirma-
tion est trompeuse si elle suggère que l'amour, parce qu'il est éprouvé, est par
suite une « réalité mentale », intérieure à la psyché, exclusivement privée. En
réalité, tout objet perçu ou imaginé, un marteau ou un panier à linge aussi bien
que l'être aimé, est éprouvé. Il est essentiel d'écarter la distinction métaphori-
que entre l'intériorité mentale et l'extériorité mondaine, l'idée que les senti-
ments sont des espèces de mouvements privés, des forces mentales qui vien-
nent se poser sur des objets extérieurs. Comme tout état intentionnel, le désir,
par exemple, est une forme de la subjectivité - l'expérience d'un fragment
de monde vécu, une manière de posture, de disposition, à l'égard d'un objet,
une affection qui vise et constitue cet objet. Le désir, aussi bien que la ten-
dresse, la curiosité, la confiance, etc. sont « intentionnels» en cela qu'ils vi-
sent des objets, s'éprouvent dans ces objets et orientent une action potentielle.
L'AMOUR EPROUVE, L'AMOUR ENONCE 43
plus souvent amoureux que l'adulte quadragénaire, c'est d'abord qu'il y con-
sent plus facilement, qu'il se tient prêt à accueillir l'idée et souvent la poursuit
-l'amour étant l'une des grandes aventures des temps modernes, C'est aussi
que, pour l'adolescent, le bouleversement du monde provoqué par l'amour
prête moins à conséquence, Se dire amoureux, je l'ai suggéré, c'est se mettre
en devoir et en position de réagir à une constellation de tendances et d'émo-
tions, se préparer à la résolution d'un problème pratique. En me reconnaissant
amoureux, je m'astreins à poser certains actes sociaux plus ou moins coûteux,
difficiles ou risqués, comme d'avouer ma flamme, de risquer l'échec et l'hu-
miliation, de m'engager vis-à-vis de l'être aimé, d'envisager une cohabita-
tion, de me séparer de ma partenaire actuelle, de faire du mal à mes enfants,
etc. C'est bien pourquoi il est plus facile de s'avouer qu'on adore Marlène
Dietrich que sa collègue de bureau ! C'est aussi pourquoi on voit des gens se
refuser, contre toute évidence, à admettre qu'ils sont amoureux. Encore une
fois, loin qu'il se borne à exprimer un vécu intérieur, l'énoncé: «je suis
amoureux de x », entraîne des conséquences sociales. A sa femme qui avoue
son désir et sa fascination pour un autre homme, le mari demande
anxieusement: « tu l'aimes? » comme si l'aveu du désir et de la fascination
ne lui suffisaient pas. Et il accueille son acquiescement comme une lourde
sentence, sachant bien qu'une telle réponse signifie à l'ordinaire: «je me dis-
pose à mettre en jeu notre relation ». Aux prises avec les mêmes sentiments, la
femme eût pu aussi bien répondre, pour le rassurer lui et pour se rassurer
elle: « Ce n'est pas de l'amour, c'est seulement du désir et de la fascination ».
Entre l'amour éprouvé et l'amour énoncé, il y a toute l'épaisseur d'une déci-
sion tacite, d'une posture de la volonté. Bien sûr, une femme mariée, mère de
trois enfants et financièrement dépendante de son mari, a plus de chance de
réagir de la seconde manière qu'une jeune femme célibataire; elle est prête à
savourer son désir d'un autre homme mais non pas à remettre en cause toute
sa VIe.
6. L'usage de la spontanéité
L'exemple ci-dessus illustre une autre propriété intéressante de l'amour
qu'on formule à autrui. L'amour, montre bien Alberoni 6, est profondément
égalitaire parce que fondé sur la spontanéité. Aucun des sentiments qui le
composent ne se commande ni ne se décrète. « Elle est belle et rouge la bou-
che de Kamala, mais essaie de lui donner un baiser contre sa volonté, et de
cette bouche qui sait prodiguer des délices tu ne retireras pas la plus petite
douceur! » dit la belle Kamala à Siddharta dans le roman de Hermann Hesse.
Cependant, l'aveu de l'amour ou du dés amour, quant à lui, est volontaire; je
choisis de dire ou non à ma compagne que je l'aime encore. Et aux reproches
éventuels, je puis toujours répondre: « Qu'y puis-je? On ne commande pas
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sous cette forme dispersée, L'unité de l'être aimé - comme de tout être -
n'est pas donnée, elle est construite et toujours à reconstruire par le langage et
la narration,
Même une personne que nous connaissons bien, il nous arrive de la cô-
toyer pendant des heures, des jours, sans la saisir vraiment comme l'objet de
notre amour, sans que nous cherchions à rassembler ces fragments d'interac-
tion, cette mosaïque de sentiments qu'elle suscite en nous, dans l'unité d'une
représentation. Ce soir, je rentre du travail un peu crispé: mon épouse et moi
sommes invités chez mon directeur - la corvée! Dès en entrant, je croise
mon épouse dans l'escalier et remarque son air renfrogné, son ennui qu'elle
me confirme par un soupir; je m'attendais à cette réaction et n'ai, en entrant,
guetté rien d'autre. Plus tard, poussant la porte de la salle de bain, je constate
que ma femme est encore sous la douche et je regagne la chambre; cette fois,
c'est sa seule présence physique que j'ai remarquée. Plus tard encore, elle
s'enquiert de sa coiffure; je lui jette un coup d'œil et la complimente distrai-
tement. Ensuite, tandis que je me rase, elle me raconte la dernière bêtise de
notre fils; à présent, je ne prête attention qu'à son histoire. Enfin, elle me
demande mon avis sur la façon dont elle est habillée; mes yeux glissent sur sa
silhouette, s'arrêtent à un pli dans sa robe, à sa ceinture un peu serrée.
Voici donc des fragments d'interaction. Pendant tout ce temps, ai-je ja-
mais songé à la personne que j'appelle « mon épouse» ? Al' amour qui nous
unit? Aucunement. Je me suis limité à des séquences routinières en visant des
micro-incertitudes: sa mauvaise humeur, sa présence sous la douche, sa coif-
fure, la mésaventure de notre fils, son habillement. A aucun moment, je n'ai
visé mon épouse en tant qu'épouse, pas même prononcé ou évoqué le mot
« épouse ». A diverses reprises, un corps humain familier m'est apparu
auquel j'ai exprimé quelque chose. On peut écarquiller les yeux, on ne trou-
vera pas « deux personnes amoureuses» mais seulement des fragments d'in-
teraction. Des jours peuvent ainsi s'écouler dans la compagnie d'un être sans
que nous évoquions son individualité. Assurément, je sais que l'être devant
moi est mon épouse, semblable à nulle autre, unique au monde, porteuse d'un
passé qui lui est propre, etc. Mais ce savoir-là, qui l'individualise radicale-
ment, est discursif et je puis rester longtemps sans l'évoquer, plongé dans
l'irréflexion de la vie quotidienne.
On rétorquera: « Tout de même, c'est votre épouse et vous le saviez! »
Mais que veut dire ici: « je le savais» ? En quel sens faut-il le comprendre?
Je savais aussi que le sol n'allait pas se dérober sous mes pieds, qu'on était un
vendredi, que j'étais vivant, que je parlais français, ... Pour toute action, la liste
est infinie des conditions qui la rendent possible ou simplement l' environ-
nent, et que l'agent n'a aucun besoin d'évoquer. « Je le savais» ne peut vou-
loir dire que quelque chose du genre: si un étranger était entré et m'avait de-
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mandé qui était cette personne, je lui aurais répondu: « C'est mon épouse ».
Et s'il m'avait interrogé sur mes sentiments, j'aurais répondu: « Quelle ques-
tion ! Bien sûr que je l'aime! ». Mais personne ne m'a posé ces questions et je
n'ai pas eu besoin de me les poser à moi-même. Où veux-je en venir? A
ceci: se rapporter à son épouse en tant qu'épouse et en tant qu'être aimé sup-
pose nécessairement d'évoquer les mots. Je puis certes regarder et désirer
l'être qu'en certaines circonstances j'appelle mon épouse - son visage, ses
mains, sa silhouette, ses postures. Mais pour la regarder, la désirer en tant
qu'épouse et en tant qu'être aimé, il faut nécessairement le langage.
Dans l'irréflexion de l'amour éprouvé, donc, l'être aimé est éparpillé,
émietté au gré des états intentionnels. Dans le désir, c'est son corps qui est
visé, et pas même tout son corps mais tantôt un déhanchement, tantôt l'ar-
rondi d'une jambe ou quelque brillance dans ses yeux. Dans l'attendrisse-
ment, ce peut être un aveu qu'elle a fait, une moue embarrassée, l'esquisse
d'un baiser. Dans la jalousie, c'est le sourire qu'elle vient d'adresser à un
autre homme, un retard incompréhensible, le coup de téléphone d'un inconnu.
Et ainsi de suite. Chaque sentiment sélectionne et organise une portion limitée
du réel. Au contraire, dans l'amour énoncé, l'être aimé est nommé, décrit,
raconté et c'est par là qu'il s'individualise.
ges ; je doute qu'on puisse former des images sans nulle médiation langa-
gière. Sartre remarque qu'« il y a dans toute image une espèce de tendance
verbale» 8. Je pense en effet que le langage conditionne, non certes le champ
de la mémoire, mais celui de l'évocation intentionnelle. L'image mentale
semble imprégnée de langage. Ce que, d'une façon ou d'une autre, nous
n'avons pas nommé, nous ne saurions non plus, en l'absence de l'objet, l'évo-
quer intentionnellement.
Même si le phénomène est confus, très difficile à observer, il me semble
que former l'image de l'être aimé suppose d'évoquer son nom. A présent, est-
il possible de penser à quelqu'un sans le secours d'aucune image mentale, et
en l'absence de toute représentation matérielle (photographies, lettres, des-
sins, etc.) - rien qu'avec des mots? Est-il possible d'imaginer sans image?
C'est même ce que nous faisons le plus souvent! Dix fois sur une journée, je
puis songer à mon épouse, me rappeler qu'elle m'a demandé de téléphoner à
x, que c'est demain son anniversaire, qu'elle adore les fleurs, etc. sans jamais
la voir en pensée. L'amoureux transi se lasse de former l'image de sa belle et
il finit souvent par se contenter d'évoquer mollement et langoureusement son
nom.
On n'a pas suffisamment étudié, me semble-t-il, les usages divers de
l'imagination dans la vie amoureuse. Les partenaires pratiquent l'absence, je
veux dire qu'ils ouvrent çà et là des poches d'imagination dans le quotidien,
pour des motifs très divers: par exemple pour mieux se préparer à la rencon-
tre, supporter l'attente, soulager une impuissance, ressaisir un amour faiblis-
sant, satisfaire un désir interdit, réduire le rival à l'homoncule dont leur haine
a besoin, ... Il s'en faut que l'absence physique de l'autre abolisse le rapport
social. Une relation amoureuse est ponctuée d'interactions en face à face, où
l'autre est physiquement présent, que séparent des périodes d'éloignement où
l'autre ne peut être qu'évoqué.
Absent, l'autre n'en continue pas moins de représenter une incertitude en
même temps qu'une source de plaisir dans ma vie; c'est pourquoi il m'arrive
d'y repenser, de me rémémorer ses demandes ou ses désirs, de prévoir ses
réactions et d'y réagir par avance, de l'aimer ou de l'agresser en pensée, de
me préparer à le revoir. Comme travail sur l'autre absent, l'imagination parti-
cipe donc de la gestion et du devenir de toute relation amoureuse. Cela signi-
fie bien sûr qu'elle peut influencer les perceptions et les interprétations. Le
mari jaloux qui croit sa femme infidèle se prend à l'épier; il prête attention à
certaines attitudes qu'il interprète désormais suivant ses soupçons et conforte
par là sa croyance.
A présent, que cela veut-il dire: «penser à quelqu'un» ? S'agit-il de ras-
sembler les fragments d'interaction qui nous l'ont fait connaître dans l'unité
d'une représentation? En quoi donc pourrait bien consister pareille opéra-
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Notes
1 Voir E. HUSSERL, Recherches logiques. 2, Paris, PUF, 1993 (1961) (trad. fL), en particulier le
chapitre II.
2 J.-P. SARTRE, Situations. l, Paris, Gallimard, 1947, p. 30.
lJ.-P, SARTRE, Situations. l, op. cit., p. 31. Voir aussi, du même auteur: Esquisse d'une théorie des
émotions, Paris, Hermann, 1965 (1938).
4 C. S. PEIRCE, Textes fondamentaux de sémiotique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987 (1867-1868)
(trad. fL), p. 54.
5Fr. ALBERONI,L'érotisme, Paris, Ramsay, 1987 (trad, fL), p. 157.
6FL ALBERONI,Le choc amoureux, Paris, Ramsay, 1981 (trad. fL).
7 Voir J.-P. SARTRE, L'imaginaire, Paris, Gallimard, 1986 (1940).
8 J.-P, SARTRE, L'imaginaire, op. cit., p. 168.
9 FL ALBERONI,L'érotisme, op. cit., p. 181.
10 Une posture qu'Erich FROMM appelle « l'amour sentimental » dans son essai: L'art d'aimer, Paris,
EPI, 1968 (trad. fL), p, 120-121.
Il Voir J.-P, SARTRE, L'imaginaire, op. cit., p. 276.