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86 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement

Les secrets
du sourire
Par Federica Sgorbissa, docteure en sciences cognitives et journaliste
scientifique, à Trieste, en Italie.

Nous sourions presque cent fois par jour. Dans notre cerveau,
des neurones spécialisés en déduisent : « Cette personne
qui me sourit ne me veut pas de mal. » À tel point que même
les animaux l’utilisent comme ciment social !

C ombien de fois souriez-vous


chaque jour ? À peu près cent fois, même si les
estimations varient grandement selon les
cultures. Et nous le faisons le plus souvent incon-
sciemment. Tout en étant une des expressions
faciales à la fois les plus spontanées, les plus fré-
EN BREF
£ L’origine du sourire
et du rire est très discutée,
et différentes espèces
animales, comme les
singes, présentent des
mimiques « souriantes »
Parmi les travaux « historiques » les plus impor-
tants, on trouve ceux de Paul Ekman, le psycho-
logue américain pionnier dans les études sur les
émotions, également le principal expert scienti-
fique qui ait participé à la réalisation du film d’ani-
mation de Pixar Vice versa (sorti en 2015), consa-
quentes et les plus simples à exécuter, c’est un des semblables, mais cré aux émotions. Depuis les années 1970, Ekman
moyens les plus subtils dont nous disposons pour difficiles à interpréter. a évalué et décrit en détail les différents types de
exprimer une émotion. En plus d’être une « fenêtre » £ Les circuits cérébraux sourire et de rire, développant des théories qui,
sur notre esprit, c’est un signal, un outil de com- mettant en jeu comme nous le verrons, influent sur ce domaine
munication efficace et complexe, et dont l’impact le sourire reposent de recherche depuis longtemps.
sur notre vie sociale est souvent déterminant. sur un processus
Les premières études scientifiques sur le sou- « miroir » d’imitation ; LES ANIMAUX AUSSI SOURIENT (OU RIENT)
d’où son interprétation
rire remontent à la seconde moitié du XIXe siècle. chez autrui, sa contagion On entend souvent dire que le rire et le sourire
L’un des premiers à l’étudier est Charles Darwin, et le fait qu’il nous rende sont le propre de l’homme. Ce n’est pas du tout le
en 1872, dans son livre L’Expression des émotions plus heureux. cas (voir l’encadré page 88). « Les singes ont des
chez l’homme et les animaux. Juste avant lui, le neu- mimiques similaires au sourire et au rire humains »,
£ Mais dans certaines
rologue français Guillaume Duchenne de Boulogne cultures, le sourire est explique ainsi Elisabetta Palagi, éthologue à l’uni-
s’y intéressait déjà, et on lui doit la distinction entre parfois considéré comme versité de Pise. L’un des premiers à décrire ces
vrai et faux sourires (voir l’encadré page 90). un signe de stupidité. expressions fut l’éthologue néerlandais Jan Van

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LES SECRETS DU SOURIRE

Hooff, qui, à partir des années 1960, a étudié le de dents complètes, j’aime me référer à l’hypo-
comportement des grands singes et des primates thèse formulée par Nikolaas Tinbergen, étho-
en groupe, en particulier des orangs-outans. logue néerlandais et Prix Nobel de médecine et
de physiologie en 1973. » Selon ce dernier, la
LE RIRE DÉTENDU figure détendue et le rire humain sont le résultat
Ses observations furent à la fois novatrices et d’un processus de « ritualisation » d’un même
âprement discutées. Tout particulièrement sa des- comportement spécifique. « Si vous regardez bien
cription de la mimique des « dents découvertes », le schéma moteur d’une figure détendue, vous
sans émission de son, qui serait selon Van Hooff vous rendez compte que c’est le point de départ
l’équivalent du sourire humain. Il parle aussi d’une pour mordre, autrement dit il s’agirait d’une
autre mimique des primates, la « figure détendue », “morsure pour jouer”, d’une “fausse” morsure,
qui correspondrait selon lui à notre rire, et que l’on typique des jeux de combat… »
nomme aujourd’hui play face. C’est le visage
que font les primates quand ils s’amusent vrai- DES ORIGINES CONTROVERSÉES
ment. La présence de ces mimiques chez nos Et Palagi d’ajouter : « Un comportement peut
proches cousins suggère que les expressions devenir un signal de jeu ou d’attaque selon qu’une
proches du rire et du sourire ont une origine évo- partie du schéma moteur est séparée du reste,
lutionniste très ancienne, que l’on devait retrouver inachevée, et prend en quelque sorte une signifi-
chez nos ancêtres communs. Marina Davila-Ross, cation différente. Si c’était une vraie morsure,
professeuse à l’université de Portsmouth, spécia- vous la feriez lorsque vous êtes proche de l’autre ;
liste du rire chez les singes et autres animaux, vous ne commenceriez pas à ouvrir grand la
explique : « Si nous faisons référence à l’expression bouche de loin. La bouche ouverte dents décou-
faciale, elle doit être apparue il y a au moins vertes serait peut-être aussi l’ancêtre du rire. »
13 millions d’années, peut-être plus. » Déterminer les origines du sourire n’est que la
Cependant, Davila-Ross pense que nous première étape pour en comprendre la fonction.
devrions plutôt nous intéresser à la figure déten-
due, et non aux dents découvertes : « En 2015, nous
avons publié dans la revue Plos One une analyse
précise des expressions faciales de nombreux ani-
maux en semi-liberté. » Sa collègue, Kim Bard,
également professeuse à l’université de
LE RIRE
Portsmouth, résume ainsi leurs résultats : « La CHEZ LES ANIMAUX
figure détendue serait l’expression joyeuse dont
l’origine évolutive est la plus ancienne. » Il est vrai
que, par le passé, les scientifiques se sont concen-
trés sur la mimique des dents découvertes, mais
C omme l’a suggéré l’éthologue néerlandais Jan Van Hooff, nous
partageons le rire avec les singes. Mais que savons-nous des autres
animaux ? Les rats représentent peut-être l’un des cas les plus intéressants.
« chez de nombreux primates non humains, et En 1999, les scientifiques ont découvert que ces rongeurs émettent
même chez les humains, cette expression signale des ultrasons à une fréquence de 50 kilohertz lorsqu’ils sont chatouillés ou lors
parfois une soumission ou une forte excitation, par de situations de jeu et d’interactions sociales. Ces « cris » de plaisir sont, selon
exemple liée à de la peur, plutôt que de la joie. de nombreux spécialistes, similaires à notre rire, car, par exemple, les rats qui
Alors qu’en analysant la figure détendue, nous « rient le plus » sont aussi ceux qui jouent le plus. Les rongeurs « souriants »
avons mis en évidence une continuité chez tous les sont également plus optimistes dans leurs choix lors de certaines expériences.
primates, en particulier dans l’émotion transmise De même, il est fort probable que les dauphins « rient » aussi, parce qu’ils
par cette expression, à savoir de la joie, du plaisir émettent un type particulier d’appel, une courte séquence de sons intenses
ou de l’amusement ». suivie d’un sifflement, uniquement pendant le jeu. Selon les éthologues,
Elisabetta Palagi, elle, serait plutôt de l’avis ce genre d’avertissement sert à maintenir un certain degré d’agressivité
de Van Hooff : « La démonstration d’une figure afin d’éviter l’escalade de la violence…
détendue chez les singes est toujours associée au Les chiens aussi riraient. En fait, ils émettent des « bouffées » répétées
jeu, certes, mais il serait faux de dire que les de sons qui semblent avoir des effets relaxants et favorisent le jeu. Cependant,
dents découvertes expriment toujours la soumis- en 2019, des études récentes ont montré que notre capacité à lire les
sion. Cela dépend des aspects sociaux de l’espèce expressions canines est acquise, et non innée, à l’instar d’une caractéristique
considérée : chez les espèces très hiérarchiques, sélectionnée par l’évolution. Ce qui suggère une lecture différente du rire
c’est effectivement un signe de soumission, mais des chiens : ces derniers, si attachés à nous – comme nous le sommes
chez les plus égalitaires, c’est également un mes- à eux – auraient-ils pu apprendre à lire nos émotions et à les imiter ?
sage d’ouverture aux autres. Quant à l’origine de
la mimique, qui fait apparaître les deux rangées

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Les études sur ses fondements cérébraux sont tout


aussi importantes. Comment reconnaître un sou-
rire ? Quels sont les circuits cérébraux mis en
œuvre ? Et surtout, existe-t-il une distinction claire
entre sa perception et sa production ?

DES MIMIQUES STOCKÉES


DANS LE CERVEAU
Le psychologue Paul Ekman, que nous évo-
quions plus haut, est célèbre pour sa théorie de
la perception des expressions faciales, y compris
du rire. Ce scientifique américain a compilé, avec
luxe de détails, une sorte de « dictionnaire » des
combinaisons des modifications des muscles
faciaux associées à nos états émotionnels. Il a
ainsi mis en évidence des « unités d’actions
faciales » pour chaque émotion. Son idée est que
ce type d’information est stocké dans le cerveau
sous une forme amodale – ou abstraite, pour sim-
plifier – et rappelé lorsque nous devons interpré-
ter les expressions des autres.
Cette théorie, intuitive et presque trop simple,
a aujourd’hui perdu un peu de sa vigueur, car elle

Les mêmes neurones miroirs


est supplantée par les résultats importants, obtenus
ces dernières décennies, dans le domaine de la
« cognition incarnée ». Ce concept de la psychologie
cognitive, qui représente aujourd’hui une approche s’activent quand nous sourions
dominante dans les études sur la cognition, sou-
tient que nos processus cognitifs impliquent direc-
et quand nous voyons autrui
tement le corps. Autrement dit, nos pensées (cogni-
tion), nos sentiments (émotions) et nos
sourire. D’où la contagion…
comportements (actions) reposent sur nos expé-
riences sensorielles et nos positions corporelles.
Prenons un exemple pour clarifier les choses : de Parme, en Italie, et ses collègues ont mis en
imaginez que vous entendiez le mot « jaune ». Pour évidence un phénomène extraordinaire : dans les
comprendre de quelle couleur il s’agit, le cerveau zones motrices du cerveau, se trouvent des cel-
active les zones visuelles qui traitent normalement lules, nommées « neurones miroirs », qui s’activent
cette couleur lorsque vous la voyez réellement. En à la fois lorsque nous effectuons une certaine
d’autres termes, l’accès au sens se fait par un pro- action et lorsque nous observons la même action
cessus de simulation de ce que vous voyez, enten- réalisée par un autre ; ces neurones miroirs sont
dez, imaginez… Et il en va de même lorsqu’on même considérés comme le fondement de notre
observe une expression, comme un sourire. capacité à apprendre en observant et en imitant.
C’est ce que suggère notamment Paula L’équipe a de plus observé des mécanismes simi-
Niedenthal, neuroscientifique et professeuse de laires de type miroir dans d’autres régions céré-
psychologie à l’université du Wisconsin, à brales, certaines étant liées aux émotions.
Madison, qui a développé le modèle SIMS (simu-
lation of smile) : ce dernier intègre des données ÉMOTION ET ACTION, MÊME COMBAT !
comportementales et de neuro-imagerie pour Mais pour identifier les mécanismes miroirs
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expliquer comment se produit la reconnaissance associés en propre au rire, il faut encore attendre
du sourire. D’après elle, la composante « simulée » un peu… Un groupe de scientifiques italiens,
est fondamentale pour comprendre les différents dont Fausto Caruana, neuroscientifique à l’ins-
types de rire. titut des neurosciences de Parme et expert en
Afin de mieux cerner les structures cérébrales émotions, s’intéresse à cette question : « L’une
impliquées dans ces processus simulés, revenons des principales difficultés a probablement été
un peu en arrière. Dans les années 1980, Giacomo d’étudier le rire en laboratoire, un environne-
Rizzolatti, professeur de physiologie à l’université ment pas très “drôle” ni stimulant de ce point de

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LES SECRETS DU SOURIRE

vue là… Mais nous avons trouvé un moyen de nous rions : action et émotion sont donc étroite-
surmonter le problème. » ment liées et produites par la même unité fonction-
Caruana et ses collègues ont en effet analysé nelle. » Ce n’est pas une considération triviale :
toutes les données existantes dans les archives de comme l’émotion et l’action font partie d’un sys-
l’hôpital Niguarda, à Milan, l’un des principaux tème miroir, la composante imitative est cruciale.
centres mondiaux de chirurgie de l’épilepsie ; ces On appelle « mimétisme facial » l’imitation
résultats ont été recueillis pour des raisons cli- rapide et automatique des expressions d’autrui,
niques chez des patients sur le point de subir une un domaine de recherche où Palagi est l’une des
opération du cerveau. En effet, lors de la phase plus grandes expertes mondiales : « J’ai com-
préchirurgicale, on implante généralement dans mencé mes études, avec Pier Francesco Ferrari,
le cerveau des sujets des électrodes capables à la de l’université de Parme, sur la contagion des
fois d’enregistrer l’activité électrique du cortex et bâillements. Ensuite, j’ai voulu vérifier s’il existe
de le stimuler, pendant que le personnel soignant aussi une résonance motrice, chez les animaux,
surveille le comportement des patients. pour le sourire et le rire, comme dans l’espèce
humaine. » En effet, la contagion du rire est bien
UNE IMITATION DU SOURIRE D’AUTRUI ? connue chez l’homme, et en une journée, nous
« Grâce à ces données, et à d’autres travaux, sommes capables de reproduire un sourire des
nous avons compris deux choses essentielles. » La centaines de fois, sans nous en rendre compte,
première, explique Caruana, est qu’il existe bien parfois uniquement parce que nous le voyons sur
un circuit miroir pour le rire : « Dans certaines le visage d’autrui.
expériences, pendant que les volontaires observent
un acteur en train de rire, des régions précises de SOURIRE, C’EST CONTAGIEUX
leur cerveau s’activent, notamment dans le cortex Effectivement, on observe également ce type
cingulaire antérieur. Or ce sont les mêmes qui se d’imitation automatique chez d’autres animaux,
mettent en branle quand on produit un rire. » comme les singes : « La mimique faciale rapide est
« La seconde observation, presque plus impor- un phénomène reposant sur l’empathie, car la réso-
tante que la première, est que ce même réseau nance motrice est modulée par les liens sociaux :
cérébral, produisant le rire, est aussi responsable plus deux singes sourient, plus ils sont amis. » La
de l’émotion de joie que nous ressentons lorsque durée du sourire a aussi des avantages : plus on sou-
rit, plus l’interaction avec autrui dure longtemps.
« C’est comme si le sourire était une invitation à
jouer encore plus, et à continuer d’être ensemble. »

QUE SIGNIFIE CE SOURIRE ? Le sourire est donc une forme de communica-


tion sociale. En fait, il ne s’agit pas seulement de
« comprendre » ce que l’autre personne ressent.

U n sourire ne coûte rien, mais il peut cacher une foule de significations


différentes. Nombre de scientifiques ont tenté de classer les divers
types de sourire. Le premier dans ce domaine a été Guillaume Duchenne
« Quand on observe le sourire de l’autre, pré-
cise Caruana, on ne s’arrête pas à la compréhen-
sion de ses émotions : voir le sourire d’une autre
de Boulogne, un neurologue français qui, dans la seconde moitié personne nous prédispose aussi à agir. » En effet,
du xixe siècle, a mené des études sur la physiologie du sourire. l’activation du mécanisme miroir du sourire ou du
Il a suggéré que le sourire considéré le plus authentique et le plus sincère rire favorise l’émergence du rire chez l’observa-
devrait impliquer à la fois la contraction du muscle zygomatique supérieur teur, et de l’émotion associée : « On parle de conta-
– qui gonfle la joue et étire la bouche – et celle des muscles du coin des yeux, gion émotionnelle, et c’est précisément cela qui a
nommés « muscles orbiculaires », qui produisent les rides au coin des yeux. des conséquences sociales importantes, en favori-
Un « faux » sourire, forcé ou volontaire, ne se limiterait qu’à la contraction sant la cohésion du groupe. C’est un véritable sys-
des muscles des joues. On parle encore aujourd’hui de « sourire de Duchenne » tème de communication protolinguistique. »
pour le « vrai », celui qui exprime une joie sincère. Nous sommes par conséquent tous capables de
Beaucoup plus récemment, Paula Niedenthal, professeuse de psychologie sourire et de rire, parfois même uniquement
à l’université du Wisconsin, pense qu’il faut dépasser cette catégorisation, par imitation. Ainsi, d’ouest en est, du nord au sud,
car, dans de nombreuses cultures, même un sourire « non Duchénien » peut il n’existe pas de population humaine où le rire et
être perçu comme sincère. Elle propose une distinction fondée sur la fonction. le sourire ne soient pas présents. On les considère
En présentant son modèle SIMS (simulation of smile), Niedenthal définit trois même comme des caractéristiques universelles de
types de sourire : de plaisir (indiquant une émotion positive), notre espèce. Ce qui ne signifie pas pour autant
d’affiliation (encourageant les liens entre les membres d’un groupe) qu’il n’y ait pas de différences dans la manière
et de domination (une mimique méprisante indiquant la supériorité). dont ces comportements se manifestent ou sont
perçus. « Par exemple, explique Caruana,

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Niedenthal et ses collègues ont récemment observé


que non seulement la propension au rire dépend
de la culture, mais qu’elle est aussi associée à
l’hétérogénéité culturelle d’une population. » Cette
observation, poursuit le scientifique, est intéres-
sante, car elle suggère une seconde fonction, pour
le « long terme », du sourire. En général, le sourire
a une connotation positive,
En pratique, plus un pays est resté culturelle-
ment fermé sur lui-même – avec peu de flux
migratoires –, moins ses habitants semblent
enclins à rire. La réciproque est également vraie : mais dans certaines cultures
les pays présentant une grande diversité cultu-
relle ont tendance à rire et à sourire davantage.
il est considéré comme
Sur un continuum imaginaire, on pourrait par
exemple placer aux extrémités les États-Unis et
un signe de stupidité…
le Japon. Le premier pays s’est littéralement
formé grâce à la migration de populations, tandis facteur possible serait la peur de l’inconnu et le
que le second – très homogène – a connu de lon- contrôle de l’incertitude. »
gues périodes d’isolement presque total. Et, de En effet, certaines personnes s’efforcent plus
fait, certaines études semblent montrer que les que d’autres de réduire l’incertitude face à l’ave-
Américains sourient beaucoup, tandis que les nir : un sourire serait alors un moyen de s’assurer
Japonais le font beaucoup moins. de la collaboration et de l’attention de notre inter-
locuteur. Plus cela est vrai, plus un sourire a de la
UN LIANT SOCIAL valeur. Au contraire, si vous pensez que vous
DANS LES POPULATIONS HÉTÉROGÈNES n’avez aucun contrôle sur la situation, cela devient
Caruana pense donc que « le sourire serait un alors un signe de stupidité. « Le niveau de corrup-
code gestuel et communicatif prélinguistique, tion dans un pays semble également corrélé,
utilisé surtout dans les groupes où il n’y a pas de ajoute Krys. Là où la corruption atteint des niveaux
langue totalement partagée. À l’appui de cette Bibliographie élevés, le sourire apparaît plus souvent comme
hypothèse, on observe par exemple que les per- faux, et porte donc une connotation négative. »
sonnes appartenant à des cultures hétérogènes F. Caruana et al.,
présentent souvent des expressions plus facile- A mirror mechanism QUI EST LE PLUS HEUREUX
ment reconnaissables, car elles ont tendance à les for smiling in the OU LE PLUS GENTIL ?
exagérer pour se faire comprendre de tous ». anterior cingulate Autre facteur, le genre : « Dans les sociétés les
Mais ce n’est pas tout : comme l’expression cortex, Emotion, moins sexistes, en général, les personnes sou-
motrice du sourire est produite par les mêmes vol. 17, pp. 187-190, 2017. riantes sont mieux considérées que les autres,
circuits cérébraux qui gèrent son aspect émotion- J. Martin et al., Smiles mais cette valeur ajoutée profite davantage aux
nel, le simple fait de sourire devrait nous rendre as multipurpose social hommes qu’aux femmes. » Pourquoi ? L’effet
plus joyeux. Ce que confirment les études expé- signals, Trends Cogn. « waouh », « les femmes sont formidables », est
rimentales et d’observations : « En moyenne, une Sci., vol. 21, bien connu : dans de nombreuses cultures, elles
population qui rit beaucoup présente des niveaux pp. 864-877, 2017. sont perçues comme plus généreuses, plus hon-
de bonheur plus élevés », ajoute Caruana. K. Krys et al., Be nêtes et moins agressives ; mais selon Krys, « c’est
Kuba Krys, psychologue à l’Académie polo- careful where you une forme de paternalisme qui dépeint les
naise des sciences, a coordonné une étude inter- smile : Culture femmes comme plus faibles ». Et lorsque ce sté-
nationale qui soutient également ces faits, en shapes judgments réotype s’efface, la perception positive du sourire
of intelligence and
analysant, dans quarante-quatre pays, la « posi- d’une femme s’estompe également. À moins que
honesty of smiling
tivité » transmise par le sourire. En particulier, individuals, J. Nonverbal ce ne soient les hommes qui, sur ce plan, tirent
les chercheurs ont mesuré l’intelligence perçue Behav., vol. 40, avantage d’une société plus égalitaire.
d’une personne qui sourit. « Dans certains pays, pp. 101-116, 2016. Krys conclut qu’« un sourire a une valeur posi-
comme la Pologne, l’individu qui sourit à un tive dans chaque population. La culture a une
M. D. Ross et al.,
étranger peut être perçu comme stupide, The evolution of influence relative, mais mesurable, et module la
annonce Krys. Il est vrai que dans la plupart des laughter in great apes positivité de cette expression. Je trouve l’effet du
cas, le sourire a une connotation positive, mais and humans, Commun sexisme intéressant : plus il est atténué, plus les
dans certaines cultures il arrive souvent qu’il Integr. Biol., vol. 3, hommes en profitent, presque paradoxalement,
soit considéré comme un signe de stupidité. pp. 191-194, 2010. car ils sont alors perçus comme moins menaçants,
Qu’est-ce qui expliquerait cette différence ? Un et leur sourire est d’autant plus apprécié ». £

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