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CONFLITS, CONCILIATION,

RÉCONCILITION
CAHIERS DE LA REVUE THÉOLOGIQUE DE LOUVAIN

46

COMITÉ D'ÉDITION

Hemi DERROITTE, Joseph FAMERÉE,


Éric GAZIAUX, André WÉNIN

PUBLI CATIONS DE LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE


UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN
LOUVAIN-LA-NEUVE
2021
CONFLITS, CONCILIATION,
RÉCONCILIATION

Édité par

L.-L. CHRISTIANS, J. FAMERÉE, A . WÉNIN

Peeters
Leuven - Paris - Bristol, CT
2021
ISBN 978-90-429-4448-0
eISBN 978-90-429-4449-7
ISSN 0771-601X
Dj2021j0602jl 4

©2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153 - B-3000 Leuven (Belgique)

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INTRODUCTION

Le conflit fait partie de la vie. Il n'est pas négatif en soi, mais


représente un lieu périlleux où la violence fait volontiers son nid, par­
fois sous des formes qui la masquent, dans un premier temps du moins.
Il peut se développer entre individus, à l'intérieur de groupes - une
famille, un quartier, un lieu de travail, etc. - ou entre groupes plus
ou moins larges - classes sociales, ethnies, nations, États, voire blocs
d'États. Ses causes peuvent être multiples et elles se combinent sou­
vent : économiques, idéologiques ou religieuses, psychologiques, etc.
Et comme un conflit ne se vit jamais sur un nuage, les facteurs pos­
sibles de complication sont nombreux et variés.
Face à cette réalité omniprésente - peut-être davantage encore
aujourd'hui, dans nos sociétés de plus en plus individualistes - et face
aux ravages qu'elle est susceptible de causer, la nécessité se fait sentir
de chercher des chemins réalistes pour vivre les conflits en évitant
l'affrontement sans léser aucune partie, pour chercher à en sortir le
plus humainement possible, voire en tirer du bien. Comment concilier
les parties avant que le conflit dégénère ? Comment réconcilier ceux
qu'un conflit a déchirés ? Quelles ressources mobiliser pour détecter
les véritables causes du conflit et ses facteurs aggravants ? Sur quelles
valeurs communes s'appuyer pour tenter de les dépasser ? Quelles
médiations mettre en place ?
À ce propos, on entend souvent dire que la parole est essentielle
dans le règlement d'un conflit. Sans vouloir remettre en cause ce que
cela a de vrai, il est difficile de ne pas voir aussi que la parole - même
habitée par une réelle volonté de conciliation ou de rapprochement
- peut également nourrir le conflit, l'amplifier et le faire dégénérer.
Quelle éthique de la parole serait nécessaire pour éviter ce travers ? À
quelles conditions la loi peut-elle offrir une médiation efficace ?
La théologie chrétienne peut-elle éclairer de façon originale cette
question complexe qui traverse l' ensemble des sociétés, comme aussi
l'histoire universelle ? Quelles ressources les Écritures ou l'histoire
du christianisme offrent-elles pour éclairer le phénomène du conflit
dans ses tenants et aboutissants, et ébaucher des pistes pour tenter de
le comprendre et peut-être de le vivre ? La théologie dogmatique qui
s'est développée au sein de conflits parfois âpres, de même que l' ec-
VI A. WÉNIN

clésiologie qui ne peut oublier que l'Église concrète est le résultat de


conflits et est un lieu où des conflits se vivent, ont aussi à fournir des
éléments utiles à la réflexion. L'éthique et la théologie pratique sont
des disciplines pour lesquelles les conflits offrent ample matière à dis­
cussion et à débat, que ce soit autour de leur nature, de leur vécu, de
leur résolution, de leurs conséquences.

C'est autour de ces questions qu'en 2017, une petite vingtaine de


doctorants de la Faculté de théologie de l'UCLouvain se sont réunis
dans un séminaire pour tenter d'apporter un éclairage à cette vaste
problématique, chacun à partir de sa spécialité de recherche. C'est une
sélection de leurs textes que propose ce volume, dont l'ambition n'est
certainement pas de couvrir tous les aspects de la question. Plus mo­
destement, il s'agit d'apporter quelques pierres inédites à la construc­
tion d'une réflexion qui saura se nourrir à d'autres sources. C'est à
présenter rapidement l'ensemble de ces textes que cette brève intro­
duction est destinée. Elle pourra être complétée par les résumés qui
figurent à la suite de chacun des articles avec une série de mots-clés en
français et en anglais.

Ce petit ouvrage comporte quatre parties. La première se compose


de deux articles dont l' orientation théorique est davantage prononcée.
y sont présentés en effet les apports réflexifs de deux auteurs impor­
tants du xx' siècle, le théologien luthérien Paul Tillich (1886-1 965) et
le psychiatre américain d' origine hongroise Yvàn Boszormenyi-Nagy
(1920-2007).
Jean-Baptiste ZEKE aborde la pensée anthropologique du premier
concernant le conflit. Constatant que l'être humain est foncièrement
conflictuel parce qu'il peut entrer en conflit avec ses semblables mais
aussi parce qu'il est lui-même un lieu de conflit, Tillich estime que
cette situation trouve son explication dans l'aliénation existentielle de
tout être humain. L'article expose ainsi plusieurs tensions entre bi­
polarités ontologiques, avant de poser la question de la conciliation
des pôles qui s'opposent dans l'homme. Enfin, il examine comment
l'auteur pense la réconciliation en articulation avec le thème de 1'« être
nouveau » et de l' œuvre salvifique du Christ.
De son côté, Toon QOMS présente la thérapie contextuelle mise au
point par Boszorrnenyi-Nagy pour traiter les conflits intergénération­
nels. Elle est axée sur une pratique inspirée par le concept juridique
AVANT-PROPOS VII

d'« exonération » : il s'agit d'exonérer un coupable de sa responsabili­


té au motif que les circonstances présentes ne lui permettent plus d'ac­
quitter sa dette. Au-delà du champ d'application de cette notion chez
Nagy, quel intérêt celle-ci peut-elle avoir dans la théologie chrétienne
qui, en règle générale, privilégie unilatéralement le pardon lorsqu'il
s'agit de réconciliation ? L' auteur conclut qu'elle peut constituer une
étape sur la voie du pardon dont elle contribue à élargir le concept et
la pratique.

La Bible est au cœur de la deuxième partie. Le Pentateuque,


plus exactement. Trois études la composent. L'une met l'accent sur le
conflit dont elle explore les dynamiques, les deux autres sur les possi­
bilités et les conditions d'une réconciliation.
L'essai d'Augustin LWAMBA s'attache au long récit du conflit entre
Moïse et Pharaon qui prélude à la sortie d'Égypte dans les chapitres 7
à 1 1 du livre de l'Exode. En examinant les tenants et aboutissants du
blocage que l'on constate dans les négociations entre le premier, qui
réclame la liberté d'Israël au nom de Dieu, et le second, qui ne prétend
pas lâcher ses esclaves, il explore les raisons pour lesquelles ce conflit
aboutit à une impasse. Duplicité, méfiance mutuelle, refus de conces­
sions, obstination des protagonistes sont autant de freins qui retardent
une possible conciliation, quand ils ne contribuent pas à exacerber le
conflit. Sont ainsi abondamment illustrées les attitudes à éviter par qui
cherche la réconciliation.
La révolte de Qorah, Datan et Abiram qui s'opposent à Yhwh,
Moïse et Aaron en Nombres 16 et 17 est le récit retenu par Alexis
PIDAULT pour éclairer la thématique par un autre biais. Ce conflit im­
plique en effet un rapport avec le sacré, ce qui en constitue un facteur
aggravant. Tour à tour, Moïse et Yhwh s'investissent pour inventer des
stratégies dans l' espoir de sortir de la situation par le haut en mettant à
nu les véritables motifs de la situation, en posant un cadre législatif ou
en envoyant des signes. Ces tentatives se soldent par un échec puisque
les fauteurs de troubles finissent par subir le châtiment divin. A la dif­
férence du récit de l'Exode, cependant, cet échec signe la fin d'un réel
désir de conciliation de la part de Moïse et de Dieu.
Le troisième texte de la Torah est d'un genre différent des deux
premiers, mais son étude complète bien le discours biblique ébau­
ché par ceux-ci. Il s'agit du « Cantique de Moïse » qui se lit en Deu­
téronome 32 et sur lequel Anthony John KHoKHAR se penche dans
VIII A. WÉNIN

l'unique article en anglais de ce recueil. Ce poème reflète une situation


de conflit entre Yhwh et Israël : dans une sorte de procès en concilia­
tion, le premier accuse le second d' infidélité caractérisée et d'oubli de
l'alliance, et il le menace de se laisser aller à sa colère en le privant de
sa présence. Mais, sans que Moïse interviellie comme il l' a fait aupa­
ravant, Yhwh ouvre ensuite la porte à une réconciliation par laquelle
il restaure la justice.

La troisième partie rassemble deux textes à caractère historique


qui envisagent des périodes très distantes dans le temps, mais ont pour
caractéristique commune de traiter de questions liées à l'histoire du
Proche-Orient. L'un est consacré à la période patristique, l'autre au
conflit encore brûlant entre Syriaques et Turcs.
Comme leur nom d'indique, les Pères dits « apologistes » sont
engagés dans un conflit avec la culture gréco-romaine, au cœur de
laquelle ils défendent la jeune foi chrétienne. Si, en effet, pour Paul
comme pour les évangélistes, la Bonne nouvelle est adressée aux
païens aussi bien qu'aux juifs, sa rencontre avec le monde grec ne s'est
pas faite sans vives tensions. Dans son article, Liang ZHANG examine
les positions des païens convertis que sont les Apologistes vis-à-vis de
la philosophie grecque. Elles vont du rejet déterminé à la conviction
d'un Justin pour qui le christianisme peut confirmer le meilleur de la
culture grecque, certes limitée, mais ouverte à la révélation.
Fikri GABRIEL réfléchit sur la question très épineuse du conflit
entre les Syriaques et les Turcs. Enraciné dans le génocide commis
en 1915 par le gouvernement ottoman des Jeunes-Turcs contre les
minorités chrétiennes, ce conflit n'est pas près de se résoudre. Le re­
fus de reconnaître le génocide de la part de l'État turc et la méfiance
méprisante des Syriaques vis-à-vis des instances de cet État rendent
impossible toute avancée vers une réconciliation. L'article examine les
diverses raisons, notamment géopolitiques, qui expliquent le blocage
et il évoque les conditions qu'il s'agirait de réunir pour que le nationa­
lisme turc qui entretient le repli identitaire des Syriaques ne fasse plus
obstacle à un dialogue constructif.

Les trois contributions de la dernière partie relèvent de la théolo­


gie pratique. La formation religieuse des jeunes, la liturgie et l'intégra­
tion ecclésiale des personnes homosexuelles sont des lieux où tensions
et conflits peuvent émerger. Comment les vivre et tenter de les apai-
AVANT-PROPOS IX

ser ? Telle est la question au centre de ces textes.


Dans un article portant leurs deux signatures, Vanessa PATIGNY
et Geoffrey LEGRAND conjuguent leurs compétences en pédagogie
religieuse pour envisager la façon dont un cours de religion peut être
le lieu d'une rencontre, voire d'une (ré)conciliation entre jeunes de
convictions différentes, qu'elles soient religieuses ou non. Le concept
de « frontière » forgé par Paul Tillich pour réfléchir à la double néces­
sité humaine de rencontrer autrui et de se faire une identité propre qui
ne soit pas pure opposition, sert de point d'appui pour examiner les
conditions de possibilité d'un dialogue authentique dans un contexte
sociétal où le religieux est souvent source de crispations. L'exemple de
l'École catholique du dialogue en Flandre sert aussi de source d'ins­
piration.
Tout comme l'école, la communauté chrétienne est potentielle­
ment un lieu de conflits. Lorsque c'est le cas, l'Évangile pose l'exi­
gence de la réconciliation mais offre aussi des ressources. Christophe
COLLAUD estime que la parole biblique entendue dans le cadre de la
liturgie peut faire de cette dernière un lieu d'apaisement. Revêtue
d'autorité aux yeux du chrétien, cette parole est aussi à distance du
quotidien du conflit. Sans y intervenir directement, ni chercher à le
trancher, elle est de nature à introduire une valeur ou un élément tiers
qui, venant d'Ailleurs, permettra d'intégrer le conflit dans une dimen­
sion nouvelle et, partant, de le relativiser. Mais l'énonciation du texte
est plus déterminante que le texte lui-même, car c'est elle qui lui per­
mettra de produire des effets d'apaisement, voire de réconciliation.
Bruno VANDENBULCKE s'intéresse quant à lui à la situation
conflictuelle vécue au sein de l'Église catholique par les personnes
homosexuelles croyantes. Des associations comme Devenir Un en
Christ et La Communion Béthanie offrent un lieu où ces personnes
peuvent vivre leur foi en Église. C'est ce qui résulte de la présentation
de ces associations et de divers témoignages émanant de membres de
celles-ci, qui servent de base à une réflexion sur les enjeux ecclésiaux
et éthiques de la situation des personnes homosexuelles. S'appuyant
sur la condition baptismale qui confère identité et dignité à tout chré­
tien, ces associations leur permettent de se réapproprier des normes
éthiques susceptibles de donner à chacun(e) les moyens de grandir en
humanité et en sérénité.
x

Au terme de cette brève introduction, il me reste à remercier dif­


férentes personnes qui ont permis que se tienne ce séminaire et que
cette publication puisse en être tirée. En premier lieu, ces jeunes cher­
cheurs qui ont accepté de « se distraire » quelque peu de leur recherche
doctorale pour réfléchir avec d'autres, en croisant leurs disciplines,
aux questions cruciales au centre de ce travail collectif. Bien que revus
à la lumière des débats nourris qui ont suivi chaque contribution orale,
les textes ici réunis ne peuvent refléter adéquatement la qualité des
échanges auxquels ces apports ont donné lieu dans une atmosphère
conviviale de réelle collaboration.
Je remercie également mes collègues Joseph Famerée et Louis­
Léon Christians avec qui ce séminaire a été conçu puis mis en œuvre
et qui ont relu avec moi les textes et ont contribué à leur mise au point
en vue de leur admission dans ce recueil. De même, les promoteurs des
thèses des doctorants concernés ont lu et approuvé les articles soumis
pour publication: qu'ils trouvent ici l'expression de notre gratitude.
Enfin, notre reconnaissance va à Mr Paul Peeters qui a accepté ce re­
cueil dans la collection des Cahiers de la Revue théologique de Lou­
vain, ainsi qu'à la secrétaire de la revue, Mme Angélique Prégaldien
qui, avec toute la compétence et le soin qu'on lui connaît, en a préparé
la version camera-ready. À Mme Marguerite Roman, qui a accepté de
relire les épreuves avec attention, va aussi notre gratitude.

André WÉNIN
Directeur de la Revue théologique de Louvain
I. Clés de lecture
L'humain et ses conflits ontologiques
dans l'œuvre de Paul Tillich

INTRODUCTION

Nous abordons la problématique « conflit, conciliation et réconci­


liation » à partir d'un aspect du conflit qui a été travaillé par Paul
Tillich (1886-1965). En effet, Tillich perçoit l'humain comme un être
foncièrement conflictuel, non seulement parce qu'il peut entrer en
conflit avec d'autres sujets dans un contexte social, par exemple à
l'intérieur d'un groupe ou entre groupes plus ou moins larges, mais
aussi parce qu'il est lui-même un lieu de conflits. Dans le registre de
l'étbique fondamentale, cette problématique touche à la question de
l'autonomie ou l'autolégislation de la volonté humaine comme fon­
dement de la subjectivité morale, une question qui a été au cœur des
débats depuis Augustin et Pélage, en passant par Karl Bartb et Paul
Tillich, et qui demeure encore de nos jours une question fondamentale
en éthique tbéologique. Cette réflexion s'articule en quatre points. Le
premier présente l'aliénation existentielle comme étant à la base des
conflits en 1'homme. Le deuxième expose quelques conflits des bipo­
larités ontologiques. Le troisième aborde la question de la conciliation
des pôles qui s'opposent dans l'homme. Enfin, le dernier traite de la
réconciliation telle que Tillich l'articule avec le tbème de 1'« être nou­
veau ». Une conclusion récapitule la démarche.

L'ALIÉNATION EXISTENTIELLE DE L'HOMME

Soulignons d'emblée que la théologie de Tillich a un arrière-fond


existentialiste inspiré par la philosophie de Heidegger. Elle est mar­
quée par l'intuition de la profondeur en tant que lieu d'une existence
humaine authentique, intuition qu'il doit à la psychanalyse, mais sur-
4 l-B. ZEKE

tout à Heidegger1 Cette intuition est à la base de sa conception de


l'être comme ayant une structure bipolaire: l'être existentiel et l'être
essentiel.

Le concept d'aliénation

L'aliénation (estrangement) est l'un des concepts philosophiques


auxquels Tillich recourt dans sa théologie pour analyser la condition
humaine. Ce concept témoigne de l'enchevêtrement, dans l'œuvre de
Tillich, entre la théologie et philosophie. En effet, Tillich part de la
conviction selon laquelle « l'homme tel qu'il existe dans la réalité
n'est pas ce qu'il est en son essence ou ce qu'il devrait être. Il est
aliéné de son être véritable »2. Chez lui « l'existence et l'aliénation
sont un seul et même état»3 Le terme « aliénation» a avant tout un
sens ontologique. Il signifie le fait d'être «séparé de», « étranger à»,
ou encore de « vivre en-dehors de ». Tel est le caractère tragique de
l'existence. L'aliénation exprime le caractère ambivalent de l'être,
dans sa double capacité à faire le bien et à faire le mal, à agir pour le
meilleur et pour le pire. Ce terme traduit dans un langage philoso­
phique la doctrine chrétienne de la chute ou du péché originel4

Typologie d'aliénations

Tillich affirme que « l'homme est aliéné d'avec le fondement de


son être, d'avec les autres êtres et d'avec lui-même »5. D'où les trois
types d'aliénations. L'aliénation psychologique renvoie à la séparation
de l'être humain d'avec lui-même. L'homme est étranger à lui-même,
il n'est pas ce qu'il devrait être. Il fait l'expérience dramatique d'une
rupture entre sa vérité (son essence) et sa réalité (son existence). Il
réalise qu'il existe en lui des aspects qui échappent à son contrôle et
à sa maîtrise. Le bien qu'il voudrait faire, il ne le fait pas, il fait plu­
tôt le mal qu'il voudrait éviter (voir Rrn 7,19). L'aliénation sociale
1 Voir J. ONIMUS, Paul Tillich et l'unidimensionnel, dans P. TILLICH, La dimension
oubliée, Paris, Desclée de Brouwer, 1969, p. 20.
2 P. TILLICH, Théologie systématique, Vol. 3. L 'existence et le Christ, Paris, Cerf
Genève, Labor et Fides Québec, Presses de l'Université Laval, 2006, p. 77.
3 Tn.LICH, Théologie systématique 3, p. 77.
4 Voir G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich. Une théologie moderne (Coll. L 'Église
en son temps), Paris, Centurion, 1968, p. 63.
5 Tn.LICH, Théologie systématique 3, p. 77.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 5

concerne la séparation d'avec les autres. Même si l'homme est capable


d'aimer, jamais cet amour ne parvient à déchirer les voiles qui le
séparent de l'autre et qui font de lui un mystère pour autrui et vice
versa. Enfm, l'aliénation existentielle est le fait de la séparation d'avec
le fondement de son être, Dieu, à travers les actes de l'incroyance, de
l'hubris' et de la concupiscence7 Elle fonde les deux premières.

L 'origine de l 'aliénation

L'aliénation existentielle résulte de la liberté finie de 1'homme,


liberté qui a occasionné le passage de l'être essentiel à l'être existen­
tieL La tradition chrétienne désigne ce passage par le concept symbo­
lique de la « chute » . Celle-ci « est un symbole universel de la situa­
tion humaine et nullement le récit d'un événement qui serait arrivé
une fois il y a longtemps »8 Bien qu'elle soit habituellement associée
au récit biblique de la chute d'Adam, sa signification a une portée
anthropologique universelle. Loin d'être une nécessité essentielle, ou
un mouvement dialectiquement déductible de la création, la chute est
seulement rendue possible par quatre faits9
Premièrement, par la liberté finie de l'homme, une liberté toujours
en union bipolaire avec la destinée qui la limite dans toutes ses poten­
tialités constitutives, y compris dans son pouvoir de se contredire.
Deuxièmement, par la conscience que l'homme a de sa fmitude, mais
surtout de sa situation paradoxale d'appartenir à l'infini et d'en être
exclu en même temps. Troisièmement, par le fait que la liberté finie
de l'homme inclut, entre autres, la possibilité de se contredire elle­
même, ce qui fait que l'homme est libre par rapport à sa propre liberté,
si bien qu'il peut y renoncer, et donc, renoncer à sa propre humanité.
Enfm, par le fait que la liberté finie de l'homme opère dans le cadre
d'une destinée universelle, comme le montre le mythe de la chute, où
les deux sexes et la nature (symbolisée par le serpent) opèrent
ensemblelo Ce passage de l'être essentiel (l'état de l'innocence du
rêve) à l'être existentiel a eu comme conséquence, pour l'homme, la

6 Chez saint Augustin et dans la théologie de la Réforme, le terme hubris désigne

le péché spirituel d'orgueil et de smestirnation de soi.


7 Saint Augustin utilise ce terme pOlIT parler du péché des sens.
8 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 52.
9 Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 56-58.
10 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 58.
6 l-B. ZEKE

perte de soi (il découvre qu'il était nu) (Gn 3,7), et la perte du monde
symbolisé par l'expulsion du jardin (Gn 3,23).

Aliénation comme péché

Le terme «aliénation» n'est pas biblique, certes, la Bible employant


celui de « péché », compris non pas comme une simple déviance au
regard de la loi morale, mais une réalité plus profonde correspondant
à la misère de l'homme dans son état de séparation d'avec le fonde­
ment de son être. Alors que la Confession d'Augsbourg définissait le
péché comme l'état où l'homme se trouve sans foi en Dieu et avec la
concupiscence (sine fide erga Deum et cum concupiscentia)ll, aux
notions d'incroyance et de concupiscence, Tillich ajoute l 'hubris qui,
chez Augustin et Luther, précède le péché des sens. Ces trois notions
indiquent les marques de notre aliénation. La plupart des descriptions
que la Bible donne du péché expriment l'aliénation: l'expulsion du
paradis, l'inimitié entre l'homme et la nature, l'hostilité meurtrière du
frère contre son frère, etc. Le péché est donc la structure même de
l'existence puisqu'il sous-entend l'impossibilité de communiquer de
façon authentique avec soi-même, avec les autres et avec l'Absolu. Il
n l est ni un accident, ni une révolte singulière, mais une relation faus­
sée avec Dieu, avec les autres et avec soi-même12.
En revanche, le mot « péchés », tel qu'employé dans les Églises
chrétiennes pour désigner les actes particuliers considérés comme
mauvais au regard de la loi morale, ne dit pas exactement ce que
l'aliénation signifie. Il exprime plutôt, au niveau personnel, la réalité
du péché. «Il met en valeur la liberté et la culpabilité personnelles de
l'aliénation ... il accuse en indiquant la part de responsabilité person­
nelle dans l'aliénation »13 Par conséquent, un acte est considéré
comme péché non pas parce qu'il transgresse une loi, mais parce qu'il
manifeste l'aliénation par rapport à Dieu, par rapport aux autres et par
rapport à soi14

11 Voir Tn.LICH, Théologie systématique 3, p. 80.


12 Voir ONIMUS, Paul Tillich et ['unidimensionnel, p. 23-24.
13 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 79.
14 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 80.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 7

Le caractère démonique de l 'aliénation

Le concept de « démonique » joue un rôle significatif dans la théo­


logie de Tillich. Il rend compte du caractère tragique de l'existence
ou de l'être historique, et de l'aspect subversif de l'aliénation. Le
démonique ne désigne pas l'action cachée d'un esprit malveillant
(démon), ni une puissance appartenant à la sphère du destin, moins
encore une nécessité métaphysique qui s'imposerait à 1'homme
comme un événement extérieur et inévitable. Il constitue la structure
même de la réalité dont il dépendIs Il ne vient pas de nulle part, il est
une possibilité qui s'enracine dans l'essence de l'être fini, sur la rela­
tion particulière de la forme et de la substance, qui est une relation
dialectique comprenant un « oui» et un « non ». Un « oui», dans la
mesure où la destinée affIrme la forme, et un « non » parce qu'elle
menace de la détruire en même temps, en la dépassant en faveur de
la substance. Tillich évoque ce concept comme symbole puissant
« pour désigner une "structure du mal" qui va au-delà de la puissance
morale de la bonne volonté et qui engendre la tragédie sociale et
individuelle précisément par l'inextricable mélange du bien et du mal
dans tout acte humain »16 Il traduit l'expérience inunédiate que fait
chaque être humain de son incapacité d'être en accord avec son être
essentiel17. Ainsi, l'aliénation a un caractère dérnonique en ce sens
qu'au niveau personnel « chacun éprouve de l'hostilité pour l'exis­
tence dans laquelle il a été jeté, pour les puissances cachées qui déter­
minent sa vie et celle de l'univers, pour ce qui le rend coupable et le
menace de destruction parce qu'il est devenu coupable»18 Cette hos­
tilité est source des tensions qui déchirent 1'homme au tréfonds de son
être. En même temps, elle constitue une dialectique qui donne à
l'existence tout son sens. Sa rupture serait une contradiction du sens
et, par conséquent, une défonnation de l'essence de l' être19.
1 5 Voir P. TILLICH, Das Ddmonische. Ein Beitrag zur Sinndeutung der Geschichte,
Tübingen, Mohr, 1 926, p. 43-44, cité par l-P. BÉLAND, Finitude essentielle et alié­
nation existentielle dans ['œuvre de Paul Tillich (Recherches Nouvelle Série, 3 1 ),
Paris, Bellarmin, 1995, p. 174.
16 P. Tn.LICH, Substance catholique et principe protestant (Œuvres de Paul Til­
lich), Paris, Cerf Genève, Labor et Fides Québec, Presses Universitaires de Laval,
1995, p. 235.
17 Voir l-P. BÉLAND, Finitude essentielle et aliénation existentielle dans ['œuvre
de Paul Tillich, p. 172.
18 P. Tn.LICH, L 'être nouveau (Expérience intérieure), Paris, Planète, 1 969, p.
39-40.
1 9 Voir BÉLAND, Finitude essentielle et aliénation existentielle, p. 174-175.
8 l-B. ZEKE

LE CONF LIT DES BIPOLARITÉS ONTOLOGIQUES DANS L'ÉTAT


D' ALIÉNATION

Les conflits existentiels se manifestent à travers les contradictions,


les incohérences et les ambiguïtés qui marquent tout processus vital.
Il n'y a pas de processus vital sans conflits, sans ambiguïtés20 Tillich
en parle en termes de «oui» et «non» simultanés de la viel1 Il s'agit
de conflits entre des pôles structurels de l'homme. Les trois princi­
paux sont: l'individualité contre la participation, la dynamique contre
la forme, et la liberté contre la destinée. Tillich les appelle « les élé­
ments ontologiques », c'est-à-dire les polarités par lesquelles s'ex­
prime la structure bipolaire fondamentale de l'être.

L 'individuation et la participation

L'être a une structure bipolaire, celle du soi et du monde. Les pre­


miers éléments de cette structure sont l'individuation et la participa­
tion. L'homme n'est pas seulement un soi pleinement centré, il est
aussi pleinement individualisé, et il est l'un parce qu'il est l'autre22
En tant qu'un être individualisé, il participe au monde dans sa totalité
par la perception, l'imagination et l'action, participation qui, en prin­
cipe, ne connaît aucune limite23 Le conflit entre individualité et par­
ticipation se vit dans l'état d'aliénation où l'homme, dans son désir
d'affirmation de soi en tant qu'un soi individuel, se replie sur lui­
même et refuse de participer.
L'affirmation de soi de l'être humain présente deux facettes que
l'on peut distinguer mais non pas séparer. L'une est l'affmnation de
soi comme soi, c'est-à-dire l'affmnation d'un soi distinct, centré-en­
soi (self-centered), individualisé, unique, libre et se déterminant lui­
même. C'est ce que chacun affirme dans tout acte d'affirmation de
soi. C'est ce qu'il défend contre le non-être et ce qu'il affirme coura­
geusement en assumant le non-être. L'autre est l'affirmation de soi
comme un soi participant. Car, le soi n'est un soi que parce qu'il a un

20 Voir P. Tn.LICH, La dimension oubliée, Paris, Desclée de Brouwer, 1969, p. 120.


21 Voir TILLICH, L 'être nouveau, p. 140.
22 Voir P. TILLICH, Théologie systématique, Vol. 2. L 'être et Dieu, Paris, Cerf
Genève, Labor et fides Québec, Presses de l'Université Laval, 2003 p. 27.
2 3 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 108.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 9

monde, un univers structuré auquel il appartient et dont il est séparé


en même ternps24.
L'individualité ne caractérise pas un ensemble particulier d'êtres ou
une communauté d'êtres, elle est un élément ontologique, une qualité
de toute chose, en tant qu'elle est impliquée dans chaque « soi » et le
constitue, au moins de manière analogique. Si, dans le monde infra­
humain, l'espèce prime et que l'individu n'est qu'un échantillon cris­
tallisant de manière individuelle toutes les caractéristiques univer­
selles de l'espèce, il n'en est pas ainsi chez les humains. Puisque
« même dans les sociétés collectivistes, l'individu a de la significa­
tion, car il est le support et, en dernière analyse, le but du collectif
[ ]. La loi, par sa nature même, se fonde sur une valorisation de
. . .

l'individu en tant qu'être unique, irremplaçable et inviolable, qu'on


doit à la fois protéger et rendre responsable »25 Il y a dans chaque
persOlme une résistance inconditiOlmée qui résulte d'un pouvoir sur
soi achevé, pouvoir qui est la condition préalable à la formation de la
personnalité. Pourtant, « ce n'est qu'en étant confronté à la personne
d'autrui qu'un être s'éveille à son caractère propre de personne. Ce
n'est que dans la communauté d'un Je et d'un Toi que la personne
peut s'éveiller»26
Par ailleurs, Tillich souligne le caractère paradoxal de la participa­
tion. La communauté a une plénitude d'être qui lui est propre et qui
ne résulte pas de la somme des personnalités, une vie propre qui peut
être un soutien pour l'individu, mais qui peut aussi exercer une vio­
lence sur lui. Dans la conception primitive et rituelle de la vie sociale,
les structures sociales telles que la famille, le rang, le voisinage, la
tribu, la communauté de culte, ont une puissance sacrale qui insère
l'individu dans un ordre absolu et qui enferme son pouvoir de se
déterminer lui-même dans les limites d'une unité qui englobe tout;
tout cela l'entrave, le brise, le détruit même mais, en même temps,
c'est ce qui lui dOlme vie, plénitude, profondeur, sens et contenu27.
Le soi s'affirme en tant qu'il participe à la puissance d'un groupe,
cette participation lui fait courir le risque de perdre son individualité.
Il existe donc une tension permanente entre l'individuation et la par-
24 P. TILLICH, Le courage d'être (Classiques), Genève, Labor et Fides, 2014, p.
1 1 6- 1 1 7.
25 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 27.
26 P. Tn.LICH, Lefondement religieux de la morale, Paris, Centurion Delachaux
et Niest1é, 1971, p. 135.
27 TILLICH, Lefondement religieux de la morale, p. 135.
10 l-B. ZEKE

ticipation, entre 1'« être-soi » et 1'« être-au-monde H. D'une part, le


soi aimerait vivre en communauté, faire partie d'un réseau d'interlo­
cution. Il tient à ses appartenances (familiale, culturelle, politique,
nationale, professionnelle, etc.). D'autre part, il désire affIrmer son
individualité, exister dans une autonomie quasi totale vis-à-vis du
groupe. Son désir d'entretenir des relations et de participer à la vie de
la communauté se heurte chaque fois à celui de préserver son intimité,
et vice versa.

La dynamique et la forme

La dualité forme-dynamique est un autre élément de la structure


bipolaire de l'être. Par « forme » , Tillich désigne ce qui fait de l'être
ce qu'il est et qui donne à la raison le pouvoir de le saisir et de le
modeler. La forme d'une chose s'identifie à son contenu, elle est sa
vitalité et son actualité, la structure rationnelle de la raison subjective
qui devient effective dans un processus vital. « La vitalité au sens
plein du mot, appartient à l'humanité, parce que celle-ci se caractérise
par l'intentionnalité »28 La dynamique est, quant à elle, la puissance
d'un être, c'est-à-dire sa potentialité. Dans la vie infrahumaine, elle
reste confmée à l'intérieur des limites de la nécessité naturelle, tandis
que chez 1 'homme, elle s'ouvre dans toutes les directions et aucune
structure de limitation a priori ne peut la restreindre. Elle va au-delà
de la nature, car l'homme est capable de créer un monde au-delà du
donné29
Dans la nature essentielle de 1'homme, dynamique et forme sont
unies, car même le dépassement d'une forme donnée se fait selon la
forme. Il y a, certes, des formes d'autodépassement, mais celles-ci
n'entraînent jamais la rupture de l'unité avec la dynamique de l'être.
Tandis que dans l'être existentiel, la rupture entre forme et dynamique
se perçoit clairement. Tillich explique cette rupture en ces termes:

Sous l'emprise de l'hubris et de la concupiscence, l'homme est entraîné


dans toutes les directions sans but ni contenu déterminés. Sa dynamique
se dégrade en une poussée infOlme vers un dépassement de soi [ ... J. On
peut parler de la tentation du nouveau. Elle est elle-même un élément

28 TILLICH, Théologie systématique 2, p. 34.


2 9 Voir TILLICH, Théologie systématique 2, p. 34.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH Il

nécessaire pour toute réalisation de soi créatrice ; mais, quand elle se


dégrade, elle sacrifie la création à la nouveauté30 .

Dans l'être existentiel, la forme s'oppose à la dynamique, l'inten­


tionnalité s'oppose à la vitalité et la conditionne. « Tous les processus
vitaux présentent deux mouvements imbriqués et de sens contraire» 31
D'une part, tout vivant veut se dépasser lui-même vers quelque chose
de nouveau. D'autre part, il ne voudrait pas se perdre en se dépassant.
C'est pourquoi il reflue vers lui-même. Il veut se retrouver32 La
forme favorise un inrrnobilisme personnel et un conservatisme qui
peut être rassurant mais peut aussi figer l'individu. Rassurant, parce
que le devenir serait impossible s'il ne conservait pas en lui quelque
chose qui permette de mesurer le changement. Figeant, puisque la
volonté de la conservation de soi peut être le mobile d'une existence
stérile, établie dans un monde fixe, refusant la temporalité et le chan­
gement33.
En revanche, la dynamique invite à un dépassement sans limites de
soi et de toute situation donnée, encourageant la créativité qui va au­
delà de la sphère biologique à laquelle appartient l'individu, pour
instituer de nouveaux domaines qu'on n'aurait jamais pu atteindre. Ce
dynamisme s l avère séduisant, mais comporte en même temps le
risque de sacrifier la continuité à l'innovation, les racines identitaires
et l'authenticité à la nouveauté; ce qui peut conduire à l'émiettement
ou à l'inconsistance du sujet.

La liberté et la destinée

La bipolarité de la destinée et de la liberté est le troisième élément


de la structure ontologique. Tillich souligne que « l'homme est humain
parce qu'il a la liberté, mais il ne l'a qu'en interdépendance bipolaire
avec la destinée»34 La liberté est l'élément structurel qui rend l'exis­
tence possible parce qu'elle dépasse la nécessité essentielle de l'être

30 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 106.


31 TILLICH, La dimension oubliée, p. 120.
32 Voir TIlLICH, La dimension oubliée, p. 120- 1 2 1 .
33 Voir TIllICH, Théologie systématique 2 , p . 34.
34 TILLICH, Théologie systématique 2, p. 37.
12 l-B. ZEKE

sans la détruire35. La destinée, quant à elle, est la situation de l'homme


qui prend conscience de lui-même face au monde auquel il appar­
tient36. Elle n'est pas un pouvoir inconnu qui déterminerait ce qui
arrive au sujet. Mais elle inclut les communautés auxquelles il appar­
tient, le passé dont il se souvient et celui qu'il a oublié, l'environne­
ment qui l'a façonné, le monde qui a eu de l'impact sur lui, ainsi que
toutes ses décisions antérieures37.
Dans l'être essentiel, liberté et destinée s'enracinent dans le fonde­
ment de l'être. Elles résident l'une dans l'autre, dans une unité bipo­
laire; elles sont distinctes mais pas séparées, en tension mais pas en
conflit38. Mais dans l'être existentiel, au moment où la liberté s'éveille,
elle se change en arbitraire et se sépare ainsi de la destinée à laquelle
elle appartient. Sous le pouvoir de l'hubris et de la concupiscence,
l'homme se met lui-même au centre de l'univers. Sa liberté rompt ses
liens avec les objets que lui fournit la destinée et se met en relation
avec un nombre indéterminé de contenus. Elle perd ainsi sa détermi­
nation et, devenue indétenninée et arbitraire, se tourne vers des objets,
des personnes et des choses totalement contingents. Cette dégradation
de la liberté en arbitraire entraîne de facto la dégradation de la desti­
née en nécessité rnécanique39.
En bref, l'existence humaine dépend, d'une part, de contingences
qui échappent à son contrôle et à sa maîtrise, et d'autre part, des actes
qui relèvent de ses décisions et de ses choix. Destinée et liberté se
combattent en permanence, sans se supprimer mutuellement. Telle est
la situation de l'homme dans son état d'aliénation, situation qui sus­
cite une question: comment l'humain assume-t-il ces tensions en lui­
même sans se détruire ?

LA CONCILIATION DES ÉLÉMENTS CONTRADICTOIRES DANS L'ÊTRE

Les conflits existentiels dans l'être humain ne peuvent être ni anti­


cipés, ni résolus, ni éradiqués, non seulement parce qu'ils sont inhé­
rents à son état d'aliénation, mais aussi parce que l'être humain ne

35 Voir TILUCH, Théologie systématique 2, p. 36.


36 Voir TILliCH, Théologie systématique 2, p. 37.
37 Voir TILliCH, Théologie systématique 2, p. 39.
38 Voir TILUCH, Théologie systématique 3, p. 39.
39 Voir TILUCH, Théologie systématique 3, p. 1 04.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 13

peut pas se sauver lui-même. « Nous ne pouvons pas surmonter nous­


mêmes notre aliénation » 40. De plus, ces conflits ne débouchent pas
nécessairement sur la rupture qui menace41 Les tendances vitales qui
s'opposent dans l'homme ne doivent pas être prises pour des dua­
lisrnes42. En théorie, ces conflits ont un caractère dérnonique au sens
propre du terme, puisqu'ils déchirent l'individu en lui-même. Mais en
réalité, ils se résorbent dans un équilibre harmonieux, ils constituent
la dynamique de la vie et sont structurants pour l'individu. Chacun
des éléments a besoin de son pôle opposé pour structurer l'existence.
Quand l'un des pôles essaie de l'emporter sur l'autre, alors se crée un
déséquilibre dans l'individu.

Dans le premier conflit

L'individuation et la participation constituent deux pôles corrélatifs


de l'existence. Ils sont interdépendants à tous les niveaux de l'être, si
bien que le niveau de la pleine individualité est en même temps celui
d'une pleine participation43 Plus une personne est individualisée, plus
elle est capable de participer. Il ne saurait y avoir de personne vivante
au sens fort de cette expression, sans la rencontre avec d'autres per­
sonnes au sein d'une communauté. Quand l'individualité atteint la
forme achevée appelée « personne », la participation atteint la forme
achevée qui est le niveau de la « communion» 44.
La participation n'est donc pas accidentelle pour l'individu, mais
elle est essentielle. Aucun individu n'existe sans participation. Il n'y
a pas d'être individuel sans un être communautaire. La personne
comme soi individuel pleinement développé serait impossible sans
d'autres « soi» pleinement développés45 Tillich souligne que « sans
l'individualité, rien n'existerait qui puisse entrer en relation. Sans la
participation, la catégorie de la relation manquerait de fondement dans
la réalité. Toute relation inclut une sorte de participation »46 La par­
ticipation assure l'unité d'un monde disloqué, en créant un réseau

40 TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 12.


41 Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 62.
42 Voir TIllICH, La dimension oubliée, p. 123.
43 Voir TIllICH, Théologie systématique 2, p. 28-29.
44 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 3 .
45 Voir TIllICH, Théologie systématique 2 , p . 29.
46 TILLICH, Théologie systématique 2, p. 30.
14 l-B. ZEKE

universel de relations. L'interdépendance entre individualité et parti­


cipation s'exprime dans la dimension relationnelle de l'homme.

Dans le deuxième conflit

La croissance d'un individu donne une preuve évidente de la conci­


liation de la forme et de la dynamique. En effet, le caractère dyna­
mique de l'être implique que chaque chose ait tendance à se dépasser
et à créer de nouvelles formes. En même temps, chaque chose tend à
conserver sa propre forme comme base de son propre dépassement.
Ainsi, la croissance tend à allier identité et différence, repos et mou­
vement, conservation et changement. Il en résulte l'impossibilité de
parler de l'être sans mentionner aussi le devenir47. Une croissance
incontrôlée se détruit, de même tout dépassement de soi qui ne se
conserve pas conduit à la destruction de soi48
Bref, sans la fonne on ne sait rien créer de réel, car il n'existe
aucune réalité sans forme. Cependant, la forme sans la dynamique se
détruit tout autant. Si on détache une forme de la dynamique qui l'a
créée pour l'imposer à une dynamique étrangère, cette dernière
devient une loi extérieure qui opprime et produit soit un légalisme
sans créativité soit le surgissement de forces dynamiques conduisant
au chaos49 La disparition de l'un de ces éléments entraîne nécessai­
rement celle de l'autre.

Dans le troisième conflit

Puisque la structure ontologique de l'être inclut la bipolarité de la


liberté et de la destinée, rien d'ontologiquement significatif ne peut
arriver à l'être qui n'allie pas liberté et destinéeso. Malgré la dégrada­
tion de la liberté en arbitraire, elle doit toujours être orientée par la
destinée.
Si la liberté de l'homme n'est pas orientée par la destinée, si elle
consiste en une suite d'actes contingents régis par l'arbitraire, elle
tombe sous le contrôle de forces qui s'opposent les unes aux autres
sans qu'il y ait un centre de décision. Ce qui apparaît libre est en fait

47 TILLICH, Théologie systématique 2, p. 34-35.


48 Voir TILLICH, Théologie systématique 2, p. 26.
49 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 106-107.
50 Voir TILLICH, Théologie systématique 2, p. 62.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 15

conditionné par des contraintes internes et des causes externes. Des


parties du soi s'emparent du centre et le déterminent sans être unies
aux autres parties51.
En somme, les pôles ontologiques sont inséparablement conjoints,
et, par conséquent, donnent à la vie un caractère ambigu qui est fon­
damental pour toute vie. « Toute vie, tout acte de vie, tout processus
de vie montre à tout moment de l'ambiguïté. C'est parce qu'il en est
ainsi que, de l'expérience de l'ambiguïté de la vie, naît la question
d'une vie sans ambiguïté, d'une vie qu'en langage religieux on appelle
"vie éternelle" »52. Ceci dit, en dépit de ses conflits intérieurs,
l'homme, comme la vie humaine elle-même, demeure une unité mul­
tidimensionnelle. Les conflits existentiels ne sont donc pas des duels
au sens fort du terme, mais plutôt des dualités ontologiques qui
attestent la structure bipolaire fondamentale de l'humain dans sa
condition d'aliénation. Pour surmonter définitivement ces conflits,
l'homme a besoin d'être guéri dans toutes ses dirnensions53, d'être
réconcilié en lui-même.

LA RÉCONCILIATION ET L'Ê TRE NOUVEAU

L'être-nouveau est l'un des concepts majeurs dans la christologie


morale de Tillich. Il y recourt pour échapper au schéma qu'il juge
insatisfaisant et dangereux de la théologie traditionnelle, schéma qui
distingue la personne du Christ de son œuvre, la première faisant
l'objet de la christologie et la deuxième de la sotériologie54 En effet,
Tillich développe cette notion à partir de l'idée paulinienne de la
« nouvelle création » qui est associée à celle de la « réconciliation »
(voir 2 Co 5, 17-20). Pour lui, l'être nouveau constitue l'essentiel du
message chrétien, car « le christianisme est l'mmance d'une création
nouvelle, d'un être nouveau, d'une réalité nouvelle»55 Si l'Église en
tant qu'Assemblée de Dieu a une signification ultime, elle tient en
cela que l'être nouveau y est proclamé, confessé et réalisé, bien que
ce soit de manière partielle, faible et déformée56. La question de l'être
51 Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 1 04-105.
52 TILLICH, La dimension oubliée, p. 123-124.
53 Voir TIllICH, La dimension oubliée, p. 125.
54 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 279.
55 TILLICH, L 'être nouveau, p. 33-34.
56 Voir TILLICH, L 'être nouveau, p. 42.
16 l-B. ZEKE

nouveau est donc une question infiniment pertinente, qui devrait pré­
occuper tout homme plus que tout ce qui se trouve dans les cieux ou
sur la terre. Comparé à elle, tout le reste importe bien peu et même
n'a aucune importance57. Mais qu'est-ce que l'être nouveau ?

L 'être nouveau et ses caractéristiques

L'être nouveau n'est pas quelque chose qui viendrait remplacer le


vieil être. Il s'agit avant tout d'un nouvel état de choses, d'un renou­
veau du vieux, de ce qui a été corrompu, déformé, déchiré et presque
détruit, mais sans l'être complètement58. Or, parler d'une nouvelle
réalité en présuppose une ancienne. Celle-ci se caractérise, selon les
descriptions prophétiques et apocalyptiques, par un état d'aliénation
de l'homme et de son monde d'avec Dieu59 La réalité ancienne est
dominée par les structures du mal, que Tillich appelle les « puissances
démoniques » , qui gouvernent le monde aliéné, dominant les âmes
individuelles, les nations, voire la nature physique60.
L'être nouveau est caractérisé par l'unité essentielle, ou l'absence
d'aliénation d'avec Dieu qui est son fondement, d'avec lui-même, et
d'avec son monde. Son centre personnel ne s'écarte jamais du centre
divin qui est le sujet de sa préoccupation ultime. On n'y trouve ni
trace d'hubris, ni incroyance, ni concupiscencé1. Il se dit en tenues
de régénération ou de « salut », un salut qui ne vient pas détruire la
création ni la remplacer par une « autre» création, mais la transfonne
en une création nouvelle. Le salut est un « re-nouveau» qui implique
la ré-conciliation, la ré-union, la ré-surrection'2 Telles sont donc les
caractéristiques de l'être nouveau.

Jésus le Christ, manifestation de l 'être nouveau

Le christianisme proclame la venue, dans 1'histoire, de la réalité


physique d'un nouvel être il y a un peu plus de 2000 ans en Jésus le
Christ (le Messie). « Tous les détails concrets du portrait biblique de
57 Voir TILliCH, L 'être nouveau, p. 37-38.
58 Voir TILUCH, L 'être nouveau, p. 38.
59 Voir TILliCH, Théologie systématique 3, p. 49.
60 Voir TILUCH, Théologie systématique 3, p. 49.
61 Voir TILUCH, Théologie systématique 3, p. 200-201 .
62 Voir TILUCH, L 'être nouveau, p. 38-39.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 17

Jésus le Christ confirment sa qualité de porteur de l'être nouveau» 63.


Tillich souligne le caractère paradoxal du statut de l'être nouveau en
Jésus le Christ, contre « ceux qui, en lui attribuant une toute-puis­
sance, une omniscience, une omniprésence et une éternité cachées,
suppriment le sérieux de sa finitude et, du même coup, la réalité de
sa participation à l'existence »64 Le portrait biblique de Jésus sou­
ligne sa fmitude à un degré remarquable. En effet, Jésus n'était pas
un automate divino-humain sans tentation sérieuse, sans combat réel
ou sans implication tragique dans les ambiguïtés de la vie. Au
contraire, c'était un être vivant soumis à toutes les conséquences de
l'aliénation existentielle65, assujetti à la contingence de tout ce qui
n'existe pas par soi-même, mais qui est jeté dans l'existence.
Du point de vue anthropologique, Jésus a éprouvé, comme tout
homme, la menace de la victoire du non-être, l'absence d'une place
bien défmie. Dès sa naissance, il est apparu dans son monde comme
un étranger sans foyer, livré à l'insécurité physique, sociale et men­
tale, exposé au manque et chassé de son pays. Dans ses relations avec
les autres, il a, à maintes reprises, fait face à l'isolement aussi bien
par rapport aux foules que par rapport à sa famille et à ses disciples,
il a lutté pour se faire comprendre. Dans sa relation à lui-même, Jésus
a connu le désir et le manque, la faim et la soif, il a douté de son
œuvre, il hésitait à accepter le titre de Messie, il a eu le sentiment
d'avoir été abandonné par Dieu qui n'intervint pas comme il l'atten­
dait au moment de la Croix. Devant la mort, il a éprouvé l'angoisse.
Bref, dans sa relation à la réalité en tant que telle, il n'a pas échappé
à l'incertitude du jugement, aux risques d'erreur, aux limites du pou­
voir et aux vicissitudes de la vie66. Il disposait d'une liberté fmie dans
les conditions du temps et de l'espace, pourtant il n'a pas été aliéné
d'avec le fondement de son être'7
Du point de vue théologique, Jésus, en tant qu'il est le Christ, est
supposé apporter le « nouvel éon », la régénération universelle, la
nouvelle réalité68. Il est celui qui apporte un nouvel état des choses,
« l'être nouveau » qui triomphe de l'aliénation et maintient une
constante unité avec Dieu, unité dans laquelle il accepte les négativi-
63 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 200.
64 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 209.
65 Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 3 .
66 Voir TILLICH, Théologie systématique 3 , p . 207-208.
67 Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 201 .
68 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 48-49.
18 l-B. ZEKE

tés de l'existence sans les supprimer, mais en les transcendant par la


puissance même de cette unité69. Il n'a pas été «oui et non», il n'y a
eu que «oui" en lui (2 Co 1, 19). En lui, on ne trouve ni orgueil, ni
concupiscence, ni volonté de toute-puissance. Il tient sa nouveauté de
son union avec Dieu, union qui le rend pleinement et authentiquement
humain, l'image de l'homme parfait. À ce titre, Jésus le Christ est une
figure paradigmatique ayant un caractère normatif, puisqu'il est
l'homme tel qu'il devrait être. Sa personne vivante peut être considé­
rée comme le critère qui juge le passé et l'avenir de l'humanité70. En
lui, il n'y a pas de divorce entre la vérité de l'homme (l'essence) et
sa réalité (l'existence).
L'être nouveau est manifeste en Christ parce qu'en lui jamais la
séparation n'a triomphé de son unité avec Dieu, avec l'humanité et
avec lui-même. C'est ce qui donne à son image dans les évangiles une
puissance irrésistible et inépuisable. En lui, nous voyons une vie
humaine qui a maintenu l'unité en dépit de tout ce qui la poussait à
la séparation. Il représente et médiatise la puissance de l'être nouveau
parce qu'il représente et médiatise la puissance d'une unité qui n'a
pas été rompue71
Appliquée à Jésus le Christ, l'expression « être nouveau» évoque
la puissance qui, en lui, triomphe de l'aliénation existentielle. En ce
sens, le concept de l'être nouveau réinstalle le sens de la gràce72 Il
est à la fois la réponse à l'aliénation existentielle et la victoire sur elle
parce qu'il incarne en lui un état d'union parfaite avec Dieu, avec les
autres, et avec lui-même.

La dimension historique de l 'Être Nouveau

Bien qu'il se soit manifesté dans une persOlme vivante, l'être nou­
veau a une ampleur spatiale dans la communauté de l'être nouveau et
une dimension temporelle dans l'histoire de l'être nouveau. Son appa­
rition en une personne individuelle présuppose la communauté dont
il est issu et celle qu'il crée73. De plus, bien que sa personne vivante

69 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 3 .


70 Voir TILliCH, Théologie systématique 3 , p . 2 1 3 .
71 TILLICH, L 'être nouveau, p . 4 1 .
72 Voir TILLICH, Théologie systématique 3 , p . 200.
73 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 213-214.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 19

opère comme une figure paradigmatique aussi bien pour la commu­


nauté dont il est issu que pour celle qu'il a fondée, Jésus le Cbrist
n l aurait eu aucune existence personnelle sans la rencontre avec
d'autres personnes au sein d'une communauté. Sa vie, dont la qualité
propre est l'être nouveau, n'était pas une vie isolée. Il a vécu au sein
de la communauté. Or, il n'y a pas de communauté sans la dimension
historique du passé et de l'avenir74 Son caractère historique est donc
lié à deux communautés. D'une part, celle dont il est issu et qui avait
en son sein des manifestations préparatoires de l'être nouveau. D'autre
part, celle qu'il fonde et qui reçoit de lui les manifestations de l'être
nouveau. Par conséquent, l'être nouveau en Jésus le Christ s'inscrit
dans une continuité à travers 1'histoire de la puissance de l'être nou­
veau.

Les implications de la proclamation de Jésus comme « Christ »

Proclamer Jésus comme « Cbrist » est une affirmation fondamen­


tale qui fait du cbristianisme ce qu'il est, et qui est lourde de consé­
quences pour quiconque le proclame comme teL Nous en retenons
quatre principales.

Le salut comme guérison et réconciliation en Jésus-Christ

Le salut que Dieu propose à l'être humain consiste avant tout à


rendre ses tensions existentielles vivifiantes et non mortifères. Le
salut est l'essence même du ministère de Jésus dans le monde. Dans
le récit de la nativité transmis par Luc, le tout premier rôle reconnu à
Jésus le Cbrist est celui de « sauver» (voir Lc 2,11). Or, le salut est
inséparable de l'idée de guérison, un terme particulièrement important
pour la compréhension de l'être nouveau dans notre situation contem­
poraine. La guérison se caractérise par le dépassement de la discor­
dance dans la situation humaine. Or, parler de guérison en théologie
fait penser aux discordances dans l'individu et, indirectement, dans la
société et la nature. En ce sens, si le salut consiste en la guérison, il
est une réconciliation, c'est-à-dire le dépassement, par la puissance de
l'être nouveau, de toutes discordances entre Dieu et l'homme, entre
l'homme et son monde, et entre l'homme et lui-rnême75. En ce sens,
74 Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 3 .
7 5 Voir TILLICH, Théologie systématique 3 , p . 283.
20 l-B. ZEKE

l'être nouveau se comprend comme une puissance qui guérit et sauve


tout au long de l'histoire. « Tous les honunes participent plus ou
moins à la puissance de guérison de l'être nouveau, sinon ils n'au­
raient pas d'être. Les conséquences autodestructrices de l'aliénation
les auraient détruits » 76 L'humanité n'existerait plus s'il n'y avait la
puissance d'union et de guérison de l'être nouveau pour dominer la
puissance de la séparation de manière permanente.
La recherche du salut à travers la vie morale n'est pas la recherche
d'une loi mais plutôt d'une transcendance. Il s'agit de tenter une
réconciliation paradoxale ici-bas entre les forces de créativité et celles
de destruction77 Quand Paul dit «soyez réconciliés avec Dieu» (2 Co
5,2), il ne s'agit pas d'un effort ou d'une initiative de l'honune de
réaliser cette réconciliation. Car toute tentative en ce sens serait d'ores
et déjà vouée à l'échec. Le vrai message de Paul est plutôt qu'« une
réalité nouvelle est apparue dans laquelle vous êtes réconciliés »78
L'être humain n'a rien à montrer pour entrer dans l'être nouveau, c'est
plutôt le Christ qui lui ouvre la possibilité d'une existence réconciliée.

L'accueil de l'être nouveau, condition de la ré-unification

La nouvelle création est une réalité où ce qui est séparé peut être
réuni, et cela s'est réalisé en Jésus le Christ. Dans l'humanité en géné­
rai, «la puissance de l'être nouveau agit de façon préparatoire et frag­
mentaire, avec des possibilités de déformation démonique. Mais elle
agit et guérit là où on l'accepte sérieusement»79 Quand on consent à
la dynamique de l'être nouveau, on fait l'expérience de l'union avec
soi-même, non dans l'orgueil ou dans la suffisance, mais dans une
acceptation profonde de soi. En s'acceptant soi-même conune quelque
chose d'une éternelle importance, d'éternellement aimé et accepté, le
dégoût et la haine de soi disparaissent. Alors la vie trouve un centre,
une orientation et une signification80.
Telle est la véritable guérison qui n'est rien d'autre qu'une union
totale de soi à soi, plutôt qu'une réunion d'une partie du corps ou de
l'esprit à l'ensemble. Car une véritable guérison n'est possible que
lorsque toute la personnalité parvient à s'unir à elle-même. Mais, pour

76 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 281-282.


77 Voir G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, Paris, Centurion, 1968, p. 179.
78 TILLICH, L 'être nouveau, p. 4 1 .
79 TILLICH, Théologie systématique 3, p . 2 8 1 .
80 Voir TILUCH, L 'être nouveau, p . 4 1 .
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 21

introduire l'homme dans c e nouvel état d'être, l e Clnist n'exige rien


sinon l'accueil de ce qui lui est offert, c'est-à-dire l'être nouveau, cet
être d'amour, de justice et de vérité, manifesté en Jésus le Clnist81. La
seule attitude qui convienne à l'égard de l'être nouveau est d'avoir
une passion et un désir infinis.

La résurrection du Christ, ouverture à la dynamique de l'espérance

La croix, estime Tillich, est le lieu par excellence où Jésus a assumé


sa fonction christique. Il y a réalisé la traversée de la mort, qui est
l'aliénation ultime. Pourtant, la mort n'a pas eu le dernier mot sur
l'histoire. Elle a été surmontée par la résurrection. Ainsi, loin d'être
l'événement magique et biologique du retour à la vie d'un cadavre, la
résurrection du Clnist a été le surgissement réel et effectif de l'être
nouveau, un être qui vit une existence nouvelle qui, à la fois, continue
et transforme l'ancienne82 Elle a, pour ainsi dire, des implications
pour l'être humain qui, dans ses efforts pour vaincre l'aliénation exis­
tentielle, se retrouve toujours exposé à rechuter de l'être nouveau dans
le vieil être83.

La résurrection, cela signifie : la victoire d'un état de choses nouveau,


la naissance d'un être nouveau à partir de la mort du vieil être, ici et
maintenant. Là où il y a un être nouveau, là est la résurrection, c'est-à­
dire la création en éternité de chaque instant du temps [ . . . J. La résur­
rection a lieu hic et nunc ou elle n'a pas lieu. Elle a lieu en nous, autour
de nous, dans l'âme, dans l'histoire, dans la nature et dans l'univers84.

La résurrection n'est donc pas un événement qui se produirait dans


un futur lointain. Elle est la capacité de l'être nouveau à créer de la
vie à partir de la mort, ici et maintenant. En tant que telle, la résur­
rection du Clnist ouvre l'être humain à l'espérance. Elle lui annonce
qu'en dépit de son aliénation, du « non-être » qui s'exprime dans la
conscience de la fmitude, de la faute ou de la culpabilité, de l'absurde
ou du non-sens, une vie nouvelle, marquée par la réconciliation et la
réunification, est possible. L'espérance s'ouvre pour l'être humain

81 Voir Tn.LICH, Les fondations sont ébranlées, p. 106, cité par TAVARD, Initiation
à Paul Tillich, p. 1 83 .
82 Voir A. GOUNELLE, Paul Tillich. Unefai réfléchie, Lyon, Olivétan, 2013, p. 86.
83 Voir TIllICH, L 'être nouveau, p. 43.
84 TILLICH, L 'être nouveau, p. 43.
22 l-B. ZEKE

grâce à ce profond « en dépit de » . Elle devient source du courage:


«le courage d'être», le courage de ne pas démissionner face à la vie,
d'affronter les forces négatives du non-être et de leur résister; le cou­
rage de ne pas se laisser submerger par l'angoisse du non-être. Tillich
l'appelle « le courage d'accepter la tension infinie du "oui" et du
"non" qui dOlme à la vie sa richesse et sa vérité ultimes »85. Ce cou­
rage est rendu possible parce qu'il y a un «oui» au-dessus du «oui»
et du « non» de la vie, « oui» appartenant non pas à l'être humain,
mais à Jésus le Christ. Le courage jaillissant de l'espérance permet
d'accepter la vie dans la puissance de l'amour de Dieu. « Être uni à
cette puissance nous permet de dominer la vie tout en y étant parfai­
tement inséré »86.

La réconciliation : une réalité eschatologique

Bien que l'être nouveau se soit manifesté en Jésus le Christ, la


réconciliation en tant que marque de la réalité nouvelle que l'Évangile
nornrne « le Royaume de Dieu », est un processus qui aura sa pleine
réalisation à la fru de l'histoire. Cette fru sera corrélative de la victoire
effective de l'être nouveau sur les puissances de l'aliénation. La
«réconciliation» est l'état de ceux qui, après la mort, seront accueil­
lis dans la béatitude divine, état qui s'oppose à la condanrnation totale,
à des souffrances sans fin ou à la mort éternelle87. Car la victoire de
l'être nouveau sur l'aliénation existentielle ne supprime pas la finitude
et l'angoisse, l'ambiguïté et le tragique. Elle se caractérise par l'inté­
gration qu'elle opère des négativités de l'existence dans une unité
avec Dieu qui ne se brise pas88. Ceci dit, « personne n'est totalement
guéri, pas même ceux qui ont rencontré la puissance de guérison qui
se manifeste en Jésus le Christ »89 Le salut cornrne réconciliation et
victoire sur l'aliénation reste fragmentaire. Il ne sera effectif que dans
la vie éternelle que la tradition chrétienne identifie à l'accomplisse­
ment du Royaume de Dieu, qui sous-entend l'élimination de tous les
problèmes et de toutes les ambiguïtés auxquels l'être est confronté
dans son existence aliénée.

85 TILLICH, L 'être nouveau, p. 1 4 1 .


86 TILLICH, L 'être nouveau, p . 89.
87 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 2 8 1 .
88 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 2 .
89 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 282.
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 23

CONSIDÉRATIONS CONCLUSIVES

La réflexion ici proposée permet de saisir le fondement éthico-onto­


logique du conflit et son caractère ambivalent. Elle présente la vie
humaine comme un processus à la fois créateur et destructeur où
liberté et destinée, forme et dynamique, individuation et participation,
processus d'intégration et processus de désintégration ..., s'imbriquent
en tout et à tout moment. Ces conflits font de la vie ce qu'elle est,
créant à la fois sa fascination et son horreur. Le conflit demeure ainsi
un élément tragique appartenant universellement à l'existence
humaine. Il s'enracine dans l'être même de l'homme du fait de son
aliénation existentielle, si bien que l'homme ne pourra jamais le
vaincre par lui-même, même si, à travers la vie morale, il réalise
quelques petites victoires, certes partielles et temporelles, sur les
symptômes de l'aliénation. Pour vaincre définitivement ses déchire­
ments, l'homme a besoin d'un ré-conciliateur, un ré-unificateur, un
sauveur, Jésus le Christ, l'Être Nouveau, qui manifeste et médiatise
en lui l'humain dans sa puissance d'être, c'est-à-dire un être totale­
ment centré et unifié, en qui il n ' y a ni hostilité, ni contradiction, ni
fissure.
Cette dimension éthico-ontologique du conflit, telle que présentée
par Tillich, pose la question de l'autonomie du sujet, c'est-à-dire la
capacité de la volonté subjective à se donner à elle-même la loi de son
agir. Étant donné la nature conflictuelle de 1'homme dans sa condition
d'aliénation et le caractère démonique des conflits ontologiques qui
le structurent, peut-on, à proprement parler, penser une volonté
humaine autonome, capable de se déterminer, de s'orienter selon des
règles qu'elle se donne à elle-même ? Pour Barth, Dieu seul a la
capacité et l'autorité de connaître et de juger le bien et le mal. Par
conséquence, la norme de l'agir n'est pas quelque chose qui relèverait
de la raison ou de la conscience humaine à cause de la chute, mais
plutôt de Dieu lui-même, en tant qu'il donne son commandement à
l'homme90• Pour Tillich, en revanche, l'humain, en dépit de son alié­
nation existentielle, jouit d'une volonté autonome, libre de toute cau­
salité et de toute détermination extérieures. De plus, les conflits qui
l'écartèlent ne résultent d'aucune causalité extérieure qui viendrait
limiter sa volonté et sa capacité à s'autodéterminer. Cette affirmation
90 Voir K. BARTH, Dogmatique. Doctrine de la création. Le commandement de
Dieu, le Créateur, tome 4, Genève, Labor et fides, 1964, p. 35-36.
24 l-B. ZEKE

suppose une juste compréhension de l'autonomie, qui n'est pas un


pouvoir arbitraire de la subjectivité, mais une soumission à la loi de
la raison propre du sujet91 Même si l'on doit admettre que cette nature
conflictuelle conditionne l'humain, celle-ci ne se pose pas comme une
fatalité insurmontable. L'humain demeure un être libre, capable de se
surpasser et de surmonter ses propres conditionnements, à condition
que cette liberté accepte de s'ouvrir à la grâce de l'être nouveau.
En présentant le conflit comme un élément tragique inhérent à
l'existence, cette réflexion montre toute sa pertinence pour le sujet
contemporain, pour trois raisons essentielles. Premièrement, elle
éveille l'humain à la conscience de soi, en lui révélant sa nature fon­
cièrement bipolaire et conflictuelle. Cette conscience invite à une
acception sereine de soi et d'autrui, à une humble assomption de la
condition humaine, et à une ouverture consentie au Dieu-Sauveur, qui
seul peut réconcilier l'homme avec lui-même. Elle invite l'homme à
la décrispation dans la gestion et/ou la résolution des conflits. Deu­
xièmement, cette réflexion interpelle ceux qui, confondant la paix
avec l'absence de conflits, évitent toute confrontation et tout compro­
mis auxquels la paix oblige parfois. Elle montre que la paix véritable
(shalôm) ne se réduit pas à l'absence de conflits; elle consiste, pour
l'humain, en des relations justes et équilibrées avec la transcendance,
avec son moi profond et avec son monde. En ce sens, le conflit peut
être un tremplin pour une paix véritable et viable. Enfin, cette réflexion
s'oppose à l'illusion de ceux qui, rêvant d'un monde sans conflits,
sans guerres, sans tensions sur terre, se lancent dans un alarrnisrne
pessimiste vis-à-vis du monde présent en proie aux conflits. Elle
montre l'impossibilité d'un tel monde, du moins dans « l'ici-bas » de
l'histoire, puisque les conflits sociaux ne sont que des corollaires des
conflits ontologiques qui structurent l'être humain. D'où la nécessité
de bien assumer la tension entre « l'ici-bas» de l'histoire et « l'en­
haut » de l'eschatologie qui se pose comme promesse d'une réalité
nouvelle. Celle-ci se caractérise par la joie et la paix qu'aucun accom­
plissement extérieur ni aucune condition favorable de l'existence ter­
restre ne peut garantir, en tant qu'elles seront l'expression de l'accom­
plissement ultime de l'homme.

5004 Bouge Jean-Baptiste ZEKE


Rue du Grand Feu, 37 Faculté de théologie
jean.zeke@uclouvain.be Institut RSCS
UCLouvain
L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH 25

Résumé - Le présent article aborde la thématique « conflit, conciliation et


réconciliation » sous l'angle de l'éthique théologique, à partir de l'approche
éthico-ontologique proposée par Paul Tillich (1886-1965). Partant de la
notion d'aliénation chère à ce théologien, et après avoir exploré le sens théo­
logique que Tillich donne à ce concept, sa typologie et son caractère démo­
nique comme étant à la base des conflits existentiels chez l'être humain, l'A.
examine quelques conflits des bipolarités ontologiques qui, à la fois, déchirent
et structurent l'humain dans sa condition d'aliénation. Enfin, il évoque l'idée
de la réconciliation ultime comme œuvre salvifique et eschatologique du
Christ, l' Être Nouveau, qui manifeste l'humain authentique, et en qui Dieu
s'est réconcilié toutes choses.

Mots-clés Aliénation, Conflit, Conciliation, Démonique, l' Être Nouveau,


-

Péché, Salut, Réconciliation, Résurrection, Essence, Existence.

Summary - This article reflects upon the theme of "conflict, conciliation


and reconciliation" from the perspective of fundamental theological ethics.
It studies the ethical-ontological aspect of conflict proposed by Paul Tillich
(1886-1965), most especially from the philosophical concept of estrange­
ment. Primarily, the author explores the theological meatung Tillich gives to
estrangement, its typology and its demonic character, as the core cause of the
existential conflicts within and among the human persons. Then, he examines
the conflicts of what Tillich calls the ontological polarities, which both tear
apart and help in building up the hurnan being in his alienated condition.
Finally, he evokes the idea of ultimate reconciliation as the salvific and
eschatological work of Christ, the New Being, who reveals the authentic
hurnan, in all his potential of being and in whom God has reconciled all
things to himself.

Keywords Estrangement, Conflict, Conciliation, Demonic, the New Being,


-

Sin, Salvation, Reconciliation, Resurrection, Essence, Existence.

Bibliographie

BARTH Karl, Dogmatique. Doctrine de la création. Le commande­


ment de Dieu, le Créateur, tome 4, Genève, Labor et fides, 1964.
BÉLAND Jean-Pierre, Finitude essentielle et aliénation existentielle
dans l 'œuvre de Paul Tillich (Recherches. Nouvelle série, 3 1), Mon­
tréal, Bellannin, 1995.
26 l-B. ZEKE

GOUNELLE André, Paul Tillich. Une foi réfléchie, Lyon, Olivétan,


2013.
TAVARD Georges, Initiation à Paul Tillich. Une théologie moderne
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TILLICH Paul, L 'être nouveau (L'expérience intérieure), traduit de
l'anglais par Jean-Marc SAINT, Paris, Planète, 1969.
-- , La dimension oubliée, Traduction de l'allemand par Henri
ROCHAIS, présentation de Jean ONIMUS, Paris, Desclée de Brouwer,
1969.
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chaux et Niestlé, 1971.
-- , Substance catholique et principe protestant (Œuvres de Paul
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l'Université de Laval, 1995.
-- , Théologie systématique, Vol. 2. L 'être et Dieu, Traduction
d'André GOUNELLE en collaboration avec Mireille HÉBERT et Claude
CONEDERA, Paris, Cerf - Genève, Labor et fides - Québec, Presses de
l'Université Laval, 2003.
-- , Théologie systématique, Vol. 3. L 'existence et le Christ, Tra­
duction d'André GOUNELLE en collaboration avec Mireille HÉBERT et
Claude CONEDERA, Paris, Cerf - Genève, Labor et fides - Québec,
Presses de l'Université Laval, 2006.
-- , Le courage d'être (Classiques), traduction et introduction de
Jean-Pierre LEMAY, Genève, Labor et fides, 2014.
L e concept d'exonération
comme voie vers la (ré)conciliation

Une théorie du conflit intergénérationnel


chez Ivan Boszormenyi-Nagy

La théologie pastorale contemporaine aux Pays-Bas et en Flandre


est fortement influencée par les analyses psychologiques du théra­
peute familial hongrois-américain Ivân Boszormenyi-Nagy (1920-
2007)1 Nagy est généralement reconnu comme le fondateur de la
« thérapie contextuelle » 2 Celle-ci, contrairement à l'approche indi­
viduelle de la thérapie classique, étudie la personne principalement à
partir de son contexte, de sa connexité dynamique avec la famille et
avec autrui3 Une caractéristique qu'il convient d'emblée de préciser
à propos des réflexions psychothérapeutiques de Nagy est que, des­
cendant d'une lignée de juristes, il essaie de comprendre le conflit et
les tensions relationnelles entre les gens en se basant sur un cadre de
référence juridique4
Dans cette contribution, nous décrirons, premièrement, la concep­
tion thérapeutique du conflit intergénérationnel chez Nagy. Comme
nous le démontrerons, le concept juridique d'exonération y joue un
rôle prépondérant comme voie vers la conciliation. Deuxièmement,
nous examinerons ce concept d'exonération en relation avec le pardon
qui prend une position centrale dans une approche chrétienne du
conflit et de la (ré)conciliation. Nous nous poserons notamment les

1 Concernant la réception de la pensée de Nagy dans la pastorale, l'éthique et la


théologie, voir A. Dn.LEN, Ongehoord vertrouwen, Ethische perspectieven vanuit het
contextuele denken van Ivan Boszonnenyi-Nagy, Anvers, Garant, 2004, p. 29-30.
2 1. BOSZORMENYI-NAGY, B. KRASNER, Between Give and Take, A Clinical Guide
ta Contextual Therapy, New York, Bnumer-Mazel, 1986, p. 5-1 ; DILLEN, Ongehoord
vertrouwen, p. 3 1 -48.
3 M. HEIREMAN, Du côté de chez soi. La thérapie contextuelle d'lwin Boszor­
menyi-Nagy, Paris, ESF, 1989, p. 33-34.
4 H. MEULINK-KORF, A. VAN RmJN, De Context en de Ander, Nagy herlezen in het
spoor van Levinas met het oog op het pastoraat, Zoetenneer, Boekencentnun, 1997,
p. 1 5 1 - 1 53 .
28 T OOMS

questions suivantes: ce concept d'exonération se trouve-t-il dans une


relation de discontinuité vis-à-vis du pardon ou au contraire offre-t-il
une contribution au processus du pardon et de (ré)conciliation ?

LA PENSÉE THÉRAPEUTIQUE DE NAGY

Par l'idée de connexité intergénérationnelle, Nagy désigne le carac­


tère spécifique de cette connexité dans le réseau des relations dans
lequel les gens sont nés et qu'ils aident à développer5 Nagy construit
l'analyse de cette connexité en termes de « loyauté » 6 Par la nais­
sance, un lien existentiel et indissoluble se crée entre parent et enfant,
dont on ne peut jamais se défaire. Cette loyauté est en ce sens une
loyauté ontologique7 Dans la relation intergénérationnelle, chaque
partie est responsable, aussi bien les parents que les enfants. Chacun
est responsable vis-à-vis des générations précédente et future8 Nagy
recourt à un vocabulaire fort: pour lui, chaque partie a le «droit» de
« donner» et de « recevoir ». Pour le parent, ceci implique l'obliga­
tion de s'assurer que l'enfant puisse se développer d'une manière sûre
et stable, même si la naissance de cet enfant n'était pas désirée. La
responsabilité du parent est d'autant plus considérable, selon Nagy,
que la relation entre le parent et l'enfant est asyrnétrique9 L'enfant a
lui aussi le « droit» de donner quelque chose à ses parents, dans une
certaine mesure. En donnant, l'enfant exprime sa loyauté. En donnant,
l'enfant acquiert, tout comme l'adulte, une « légitimité »10 Il gagne
pour ainsi dire du « crédit ». Selon Nagy, il y a lieu de parler du
caractère «juste» d'une relation - concept qu'il déduit de la langue

5 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 50-51 .


6 1. BOSZORMENYI-NAGY, Invisible loyalities. Reciprocity in intergenerational
Family Therapy, New York, Bnmner-Mazel, 1984, p. 37-52; BOSZORMENYI-NAGY,
KRASNER, Between Give and Take, p. 15-16.
7 P. HEYNDRICKX, Contextuele counseling in depraktijk: Het risico nemen opnieuw
te geven, Leuven, Garant, 2016, p. 42-43.
8 H. MEUUNK-KORF, A. VAN RmJN, « Vergeving en verzoening tussen generaties,
Een benadering vanuit het familietherapeutische denken van Ivan Boszorrneyni­
Nagy », dans R. BURGGRAEVE, D. POLLEFEYT, J. DE TAVERNIER (éds), Zand erover?
Vereffenen, vergeven, verzoenen, Leuven, Davidsfonds, 2000, p. 86-87.
9 BOSZORMENYI-NAGY, KRAsNER, Between Give and Take, p 81-82; HEYNDRICKX,
Contextuele counseling in de praktijk, p. 43.
10 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 99-100; A. DIlLEN,
Ongehoord vertrouwen, p. 63-64.
EXONÉRATION, VOIE VERS LA (RÉ)CONCILIATION 29

juridique - quand un équilibre existe entre prendre et donner, entre


recevoir et investirll Dans ce contexte, les besoins des plus faibles
- de l'enfant - sont les plus importants12 Une méconnaissance des
besoins de la partie la plus faible, implique une injustice, selon Nagy
dont la pensée sur ce point est tributaire de la théorie de la justice de
John Rawls13. Nagy montre que, dans la relation entre parent et enfant,
le devoir de donner de l'enfant ne repose pas sur une réciprocité égale
mais plutôt équitable14 Les conséquences positives d'un équilibre
entre donner et recevoir s'expriment auprès de l'enfant comme de la
« fiabilité » 15, de 1'« auto-limitation »16, et de 1'« auto-validation » 17
Cette loyauté entre l'enfant et le parent implique évidemment de
petits affrontements18 Néanmoins, la relation devient plus probléma­
tique au moment où le droit de l'enfant de se développer d'une
manière stable n' est pas garanti par le parent. Ainsi, on peut faire
référence aux situations d' agression, d'abus, d'injustice et d' exploita­
tion. Dans ces cas, la loyauté de l'enfant vis-à-vis de l'adulte se trouve
en porte-à-faux. Le droit de l' enfant est d'autant plus criant qu'on le
lèse. De son côté, le parent est de plus en plus en dette vis-à-vis de
l'enfantl9 Dans le cadre thérapeutique, la question est alors la sui­
vante : comment trouver une issue à ce cercle vicieux de culpabilité
et d'endettement ?
Pour Nagy, la vengeance n'apporte aucune solution. Il reconnaît
l'importance de la punition et de la sanction, et perçoit le droit de
vengeance comme une contribution à l'équilibre dans la société.
Néanmoins, selon lui, la vengeance est dysfonctionnelle dans le
contexte spécifique du conflit intergénérationnel. Celle-ci implique en
effet que l'équilibre entre donner et recevoir s'en trouverait davantage

11 BOSZORMENYI-NAGY, KRAsNER, Between Give and Take, p. 417.


12 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 63.
1 3 J. RAWLS, A TheO/y ofJustice, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1971.
14 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 59-60.
1 5 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 72.
16 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 75.
17 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 77.
18 MEULINK-KORF, VAN REUN, « Vergeving en verzoening tussen generaties »,
p. 9 1 .
1 9 1. BOSZORMENYI-NAGY, « Loyaliteit en recht ,>, dans D . SCHÜTLER (éd.), In het
voetspoor van Nagy: opstellen over kenmerken en toepassingsgebieden van de inter­
generationele familietherapie: De contextuele therapie, Amsterdam, Cahier Voortge­
zette opleidingen, 1990, p. 44-45.
30 T OOMS

encore compromis. Nagy rejette tout autant le pardon. Et cela pour


trois raisons20. Premièrement parce que, selon lui, le pardon n'élimine
pas la culpabilité. Aussi longtemps que la victime utilise des mots qui
lui permettent de se souvenir de la culpabilité du fautif, et aussi long­
temps que celui-ci se souvient de sa culpabilité, cette dernière per­
siste. Deuxièmement, parce que celui qui pardonne, se met dans une
position supérieure vis-à-vis de l'autre, dans une forme de générosité
paternaliste, peu souhaitable dans le contexte contemporain entre
parents et enfants. Enfin, troisièmement, parce que, selon Nagy, le
pardon implique que l'on renonce à la punition et donc à la justice.

Lafigure de l 'exonération chez Nagy

Afin de rétablir la justice violée, Nagy introduit un nouveau


concept : 1'« exonération » 21 Également issu de la langue juridique,
ce concept est et signifie dans ce contexte une dispense de la respon­
sabilité liée au fait que l' acquittement de la dette est déraisonnable
dans des circonstances données. L'exonération est donc un processus
au cours duquel une personne se voit ôter le poids de sa culpabilité,
bien que cette culpabilité lui soit effectivement attribuable22 Il est
important de bien cerner l' enjeu de l'usage de ce terme juridique
d'exonération. Dans le contexte de la relation thérapeutique familiale
de Nagy, on l'a dit, l'enfant attend de recevoir du parent. Quand cette
exigence n' est pas remplie par le parent, que ce soit en raison d'une
situation d'injustice ou du décès du parent, cette attente persiste et
peut donner lieu au ressentiment23 C'est ce que la pratique de l' exo­
nération permet d' éviter : au lieu de maintenir sans fm cette exigence
ou de la transférer à autrui24 (par ex. son partenaire ou ses propres
enfants), le fils ou la fille adulte peut opter pour une exonération25
Nagy souligne que ce recours à l'exonération ne repose pas sur une
exigence ou sur une obligation, mais qu'elle relève toujours du libre

20 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 416 ; DILLEN , Onge-


hoord vertrouwen, p. 165-175.
21 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 103-104.
22 MEULINK-KORF, VAN RmJN, De Contexl en de AnJer, p. 309-3 10.
2 3 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 1 04.
24 A. Dn.LEN, « Vergeving of 'exoneratie', Kritische beschouwingen vanuit en bij
de theorie van Ivan Boszonnenyi-Nagy ,>, dans Tijdschrift voor Theologie, 41, 2001,
p. 63-64.
2 5 MEULINK-KORF, VAN RmJN, De Contexl en de AnJer, p. 309-320.
EXONÉRATION, VOIE VERS LA (RÉ)CONCILIATION 31

choix de la victime. L'exonération est de ce point de vue une forme


spécifique de « réévaluation » par l'enfant devenu adulte de la culpa­
bilité du parent, sur base d'une étude contextuelle du comportement
défaillant de celui-ci26 Par le recours à l'exonération, cet adulte limite
la responsabilité du parent ou l'en libère volontairement. Il soulage
ainsi son parent de la charge de le dédommager pour l' injustice
subie"7 De cette manière, l'accent est mis sur le futur de la relation
et non plus son passé. Soyons précis. Nagy ne considère pas cette
exonération comme une « déculpabilisation »28 L'injustice infligée
n'est pas méconnue, mais la culpabilité est réduite à des proportions
acceptables. L'obligation formelle de rembourser est supprimée au
profit de ce qui semble juste et équitable29 Selon Nagy, une telle
pratique de l'exonération offre une perspective fertile dans le contexte
du conflit intergénérationnel.

POUR UNE REPRISE THÉOLOGIQUE DE LA F IGURE DE L'EXONÉRATION

Après avoir décrit les grandes lignes de la pensée contextuelle de


Nagy, nous voulons examiner dans cette deuxième partie dans quelle
mesure la conception de Nagy de l' exonération - qui n'est pas une
idée chrétienne en tant que telle - peut avoir une importance dans la
pensée chrétienne sur le conflit et la (ré)conciliation, dans laquelle le
pardon joue traditionnellement un rôle central. Nous nous poserons
les questions suivantes : l'exonération se trouve-t-elle dans une rela­
tion de discontinuité par rapport au pardon, ou peut-elle être une
contribution au processus du pardon comme voie vers la (ré)concilia­
tion ?
Comme nous l'avons rappelé, Nagy rejette l'idée de pardon dans le
contexte du conflit intergénérationnel et évoque une incompatibilité
entre exonération et pardon. Comme l'observent Hanneke Meulink­
Korf et Aat Van Rhijn, ce rejet semble surtout lié à l'utilisation reli­
gieuse du concept de pardon. Ainsi, son choix du concept juridique

26 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 416; MEULINK­


KORF, VAN REUN, De Contexl en de AnJer, p. 3 1 1 .
27 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 87.
28 MEULINK-KORF, VAN RmJN, « Vergeving en verzoening tussen generaties ,>, p.
106.
29 HEYNDRICKX, Contextuele counseling in de praktijk, p. 1 1 2.
32 T OOMS

d' exonération semble conçu comme une tentative visant à contourner


la charge religieuse du concept du pardon. Sa méfiance vis-à-vis du
pardon semble en particulier liée au soupçon qu'il nourrit vis-à-vis de
l'absolution rituelle pratiquée dans le cadre sacramentel de la confes­
sion. Pour Nagy, le mal est une réalité concrète et ne peut être effacé
par un rite30, mais par une implication concrète des personnes elles­
mêmes dont il s'agit de préparer le futur31
À ce point, la question se pose de savoir si ce rejet de l'idée de
pardon par Nagy dans le contexte du conflit intergénérationnel rend
justice à une compréhension correcte et complète du pardon chrétien.
La théologienne de la KU Leuven Annemie Dillen estime qu'en par­
tant d'une compréhension correcte du pardon chrétien, on peut au
contraire soutenir que l'exonération et le pardon sont bien plus proches
l'un de l'autre que Nagy ne le pense32 Comme elle le démontre, il
s'agit dans les deux cas de soulager du poids de la culpabilité. Les
deux processus impliquent l'exercice du pouvoir, bien qu'il ne s'agisse
pas de formes illégitimes d'exercice de celui-ci, et ils n'empêchent
pas la punition de celui qui a commis un mal.
Le rejet de l'idée de pardon par Nagy repose sur la présomption de
culpabilité qu'elle impliquerait33. Selon lui, le pardon laisse perdurer
la culpabilité, alors que l' exonération implique une requalification qui
ôte tout fondement à l'accusation. Mais selon Dillen, cette opposition
repose sur une compréhension erronée du pardon. Le pardon part
d'une reconnaissance de la culpabilité de celui qui doit être pardonné34
et cet aveu de culpabilité constitue une part substantielle du processus
du pardon. Du reste, le pardon n' implique pas que l' auteur soit
encharné à sa culpabilité, comme Nagy semble l'insinuer. Par le par­
don, le souvenir de la culpabilité n'est pas aboli, mais celui qui a fait
du mal est dispensé du poids de la culpabilité, ce qui crée une ouver-

3 0 MEULINK-KORF, VAN REUN, Vergeving en verzoening tussengeneraties, p. 100-


102.
3 1 MEULINK-KORF, VAN RmJN, De Contexl en de AnJer, p. 308.
32 DILLEN, « Vergeving of 'exoneratie' », p. 61-84; DILLEN, Ongehoord ver­
trouwen, p. 1 65 - 1 84.
33 Nagy postule: « Exoneration differs from forgiveness. The act of forgiveness
usually retains the assmnption of guilt and extends the forgiver 's generosity to the
person who bas injmed her of hirn. Offering forgiveness, a person now refrains frorn
holding the culprit accOlUltable and frorn dernanding punishrnent ». BOSZORMENYI­
NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 416.
34 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 166-167.
EXONÉRATION, VOIE VERS LA (RÉ)CONCILIATION 33

ture et une orientation vers le futur. Par le pardon, le mal est reconnu,
mais sans que son auteur y sornbre35.
Le rejet du pardon par Nagy repose aussi sur ce qu'il décrit comme
une « générosité » du pardon36 : selon lui, celui qui pardonne garde
le pouvoir37. Par le pardon, le pouvoir de celui qui pardonne augmente
encore, ce qui suscite en retour l' accroissement de la culpabilité de
celui qui a fauté. Il en va ainsi par exemple lorsque celui qui pardonne
se réfère sans cesse à son geste de pardon38. Néanmoins, un véritable
pardon n'est jamais centré sur la domination et la soumission. Avec
Nagy, nous pouvons argumenter que le pardon implique aussi un exer­
cice du pouvoir par la victime. Le pardon se présente alors comme
une mise en œuvre positive du pouvoir - et non comme un abus de
pouvoir - qui restaure l' équilibre du pouvoir perturbé et le réajuste39
Pour Nagy, enfin, le pardon méconnaîtrait (à tort) l' exigence de
punir l' auteur de l' injustice. Sa punition est au contraire nécessaire
pour que la souffrance de la victime soit reconnue au moins partiel­
lement. Contrairement à ce que Nagy prétend, dans la compréhension
chrétienne du pardon, la possibilité et l'importance de la punition ne
sont pas niées et le pardon n'empêche pas qu'une sanction inter­
vienne. Le pardon chrétien ne suppose pas une suppression de la jus­
tice, mais une modération de la haine et de la vengeance40
Sur la base de cette analyse, il devient clair qu'en partant d'une
compréhension chrétienne du pardon, il est difficile de maintenir l'an­
tithèse entre pardon et exonération soutenue par Nagy. Il n'en reste
pas moins important de préciser, comme le fait Dillen, la particularité
de l' exonération vis-à-vis du pardon, afin d'expliciter la position de
l'une vis-à-vis de l' autre et de préciser la contribution propre de l'exo­
nération comme voie vers la (ré)conciliation dans une perspective
chrétienne.
En premier lieu, il est remarquable que la compréhension que Nagy
a de l'exonération semble partir du point de vue de la victime - de

35 R. BURGGRAEVE, De bijbel geeft te denken. Schepping. Milieu. Lijden. Roeping.


Godspassie en de ander. Vergeving. Bevrijding van de ethiek. In gesprek met Levinas,
Leuven-Amersfoort, Acco, 1993, p. 235.
36 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 170.
37 HENDRICKX, Contextuele counseling in de praktijk, p. 1 12.
38 MEULINK-KORF, VAN RmJN, De Context en de Ander, p. 358.
39 DILLEN, « Vergeving of'exoneratie' ;>, p. 69-72.
40 DILLEN, « Vergeving of'exoneratie' », p. 73-74.
34 T OOMS

l'enfant devenu adulte qui exonère son parenr'l Ce choix de perspec­


tive devient clair quand Nagy traite explicitement du cas où la per­
SOlIDe à exonérer est décédée42. Son attention se focalise en premier
lieu sur une réhabilitation de la position de la victime. Cette perspec­
tive est également inspirante pour une pensée théologique contex­
tuelle du pardon. Le discours et la pratique ecclésiastiques concernant
le pardon se focalisaient - et se focalisent - traditionnellement sur
l'auteur du mal43 À cet égard, l'interprétation classique de la parabole
du fils prodigue dans la catéchèse et la prédication est symptoma­
tique : elle part d'une attention unilatérale au pécheur et offre très peu
d'attention à l'impuissance et à la protestation du fils aîné44 Le par­
don est principalement perçu comme ce que reçoit le pécheur. Le
danger du processus du pardon est alors d'y perdre de vue les intérêts
de la victime. De ce point de vue, le choix de l'exonération peut être
une contribution à une conception élargie du pardon.
Mettre en relation les concepts d' exonération et de pardon est éga­
lement intéressant dans une autre perspective45 Comme Dillen le sou­
ligne, le processus d'exonération se déploie indépendamment de
l'auteur du mal. L'exonération peut avoir lieu même si ce dernier n 'est
pas intéressé à être exonéré ou quand il est déjà décédé46 L'exonéra­
tion ne dépend pas d'un aveu de culpabilité de sa part, ni d'un regret
ou d'une quelconque réparation. En revanche, le pardon n'est possible
que si le fautif démontre sa volonté de le recevoir. Le pardon est tou­
jours un processus réciproque et suppose un « double pardon » , de la
victime et de l'auteur de l'injustice47 Il n'en va pas ainsi dans l'exo­
nération qui n'instaure pas de dépendance entre la victime et le fautif.
Une réévaluation des faits a lieu sur base d'une étude du contexte

4 1 DILLEN, « Vergeving of 'exoneratie' ;>, p. 75-76.


42 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 304-305.
43 F. DE LANGE, « 1s er vandaag TIog ruirnte voor vergeving? Een cultuurkritische
en christelijke benadering », dans BURGGRAEVE, POLLEFEIT, DE TAVERNIER (éds),
Zand erover? Vereffenen, vergeven, verzoenen, p. 26-28.
44 D. POLLEFEYT, « Vergeving: Valkuil ofspringplanknaar een betere sarnenleving,
Op zoek naar een nieuw begin voor dader en slachtoffer ,>, dans BURGGRAEVE, POLLE­
FEYT, DE TAVERNIER (éds), Zand erover? Vereffenen, vergeven, verzoenen, p. 143- 144.
45 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 178.
46 DILLEN, « Vergeving of 'exoneratie' » , p. 76.
47 D. POLLEFEIT, « Vergeving: een nieuw begin voor de dader, slachtoffer en
sarnenleving ,>, dans Kultuurleven, 66, 1999, p. 45.
EXONÉRATION, VOIE VERS LA (RÉ)CONCILIATION 35

concret dans lequel l' auteur a agi. À cet égard, l'exonération offre une
perspective valable pour des gens qui ont subi de graves blessures48
De cette analyse, il ressort que la compréhension de l'exonération
par Nagy peut valablement contribuer à la pensée chrétienne du conflit
intergénérationnel. La tbéologie pastorale peut elle aussi y trouver un
apport. Exonération et pardon ne sont pas dans une relation de dis­
continuité, comme l' estime Nagy. Mais la perspective spécifique de
l'exonération peut offrir une contribution et un complétement au pro­
cessus de pardon. Elle peut être perçue comme une étape, une condi­
tion pour le pardon49 Au moyen de l'exonération, une ouverture iné­
dite vers le futur peut être créée chez la victime, mais aussi chez la
persOlme exonérée, sur base de la générosité - conçue ici comme une
générosité positive - de la victimeso. À un stade ultérieur, elle pourra
donner lieu au processus du pardon, comme expression d'une ouver­
ture mutuelle, qui à son tour créera les conditions pour un dépasse­
ment des conflits relationnels et la guérison des blessures. Le pardon
constitue une possibilité de réconciliation, que nous pouvons conce­
voir - avec Jean Monbourquette - comme une reprise d'une réelle vie
communeSl. En un certain sens, l'exonération est donc une condition
du pardon, qui à son tour, est une condition de la (ré)conciliation52
En conclusion, nous pouvons affirmer que, dans une perspective
chrétienne, l'idée d'exonération dans le contexte du conflit intergéné­
rationnel peut être d'un apport significatif sur la voie vers le pardon
et la (ré)conciliation. En outre, elle peut contribuer à élargir et à enri­
chir le concept de pardon, trop souvent conçu de nos jours comme
problématique.

48 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 179-180.


49 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 180- 1 8 1 ; « Vergeving of 'exoneratie' ,>,
p. 8 1 .
50 POLLEFEYT, « Vergeving: Valkuil ofspringplank », p. 143-144.
5 1 J. MONBOURQUETTE, Comment pardonner: pardonner pour guérir, guérir pour
pardonner, Paris, Centurion, 1998, p. 2 1 8-228.
52 Dans la pensée des thérapeutes familiaux Terry Hargrave et William Anderson,
l'exonération est désignée comme partie du chemin vers le pardon. Dans lem modèle,
qui consiste en quatre phases, l'exonération coïncide avec les deux premières étapes,
à savoir la « perspicacité » et la « compréhension ;}. La troisième étape est alors la
« compensation ;}, alors que la quatrième est le « pardon ;}. T. D. HARGRAVE, W. T.
ANDERSON, Finishing well. Aging and Reparation in the Intergenerational Family,
New York, Taylor & Arnp - Francis LTD, 1992, p. 1 5 1 - 162; DILLEN, « Vergeving
of 'exoneratie' ;}, p. 81-82; MEULINK-KoRF, VAN RmJN, « Vergeving en verzoening
tussen generaties ;>, p. 109-110.
36 T OOMS

B 1348 Louvain-fa-Neuve
- Toon OOMS
Grand Place 45 Faculté de Théologie
toonoorns@hotmail.com Institut RSCS
UCLouvain et KULeuven

Résumé - Dans cette contribution, l'A. aborde le thème du conflit et de la


(ré)conciliation dans la perspective spécifique du conflit intergénératiOlmel
en se basant sur la thérapie contextuelle du psychothérapeute hongrois-amé­
ricain Ivan Boszormenyi-Nagy. Celui-ci souligne l'importance de l'exonéra­
tion dans le contexte du conflit intergénératiol1llel. Après (i) avoir expliqué
la pensée de Nagy, l'A. (ii) vérifie dans quelle mesure sa notion d'exonéra­
tion peut être importante dans une pensée chrétienne sur le conflit et la conci­
liation, où le pardon occupe traditionnellement une place centrale. L'exoné­
ration ne s'oppose pas au pardon, comme Nagy l'affitme. Elle constitue
plutôt une étape et une condition pour le pardon et la (ré)conciliation. De la
sorte, la notion d'exonération telle que Nagy la développe peut contribuer à
une compréhension contextuelle du pardon.

Mots-clés - Ivan BoszOlmenyi-Nagy, exonération, pardon, (ré)conciliation

Summary - In this contribution, the theme of conflict and reconciliation is


discussed from the specifie angle of intergenerational conflict. The contex­
tuaI therapy of the Hungarian-American psychiatrist, Ivan Boszormenyi­
Nagy, is the starting point. Nagy emphasises, within the context of interge­
nerational conflict, the importance of exoneration. The A. (i) presents Nagy's
main psychotherapeutic insights, he (ii) examines to what extent his notion
of exoneration may be of importance in a Christian reflection on conflict and
reconciliation, within which, traditionally, forgiveness takes a central role.
He clarifies that exoneration is not in contrast to forgiveness - as Nagy indi­
cates. He describes exoneration as a step and condition for forgiveness and
reconciliation. He clarify that Nagy's concept of exoneration can be a contri­
bution to a contextual conception of forgiveness.

Keywords - Ivan Boszormenyi-Nagy, exoneration, forgiveness, reconcilia­


tion
EXONÉRATION, VOIE VERS LA (RÉ)CONCILIATION 37

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RAWLS J., A Theory ofJustice, Carubridge, MA, Harvard University
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II. Regards bibliques
L e conflit entre Moïse et Pharaon
en Ex 7- 1 1 .
De l'inflexibilité à la duplicité

Le livre de l' Exode est l'un des livres bibliques où les conflits sont
au rendez-vous. C'est le cas notannuent en Ex 5,2û--{), 1 ; 14,10-3 1 ;
15,22-25 ; 16, 1-3 1 ; 17,1-7 et 32,1-35 où est illustré le « conflit chro­
nique qui oppose Israël à Moïse » 1 Nous nous proposons ici de foca­
liser plutôt notre réflexion sur le conflit qui oppose Moïse et Pharaon
en Ex 7-11 dans une perspective synchronique. Le choix des chapitres
7 et 1 1 connue terminus ad quo et terminus ad quem s'explique du
fait que c'est au chapitre septième que connuence le récit à propos
des fléaux d'Égypte, conséquence du refus de Pharaon de laisser par­
tir les Israélites. L'obstination du roi égyptien constitue le fil rouge
qui traverse toute cette section qui s'étend jusqu'en Ex Il, où inter­
vient l' aunonce de la mort de tout premier-né d'Égypte.
Généralement, on parle de conflit quand il y a une confrontation
d'intérêts, de comportements, de besoins antagonistes entre deux ou
plusieurs personnes2 Cette définition n'absorbe pas toute la densité
sémantique de ce terme qui peut avoir différentes acceptions. À en
croire Y Potin, les auteurs ne se sont pas encore mis d'accord sur la
définition des genres de conflits, sur leurs causes et sur les solutions ;
néanmoins ils s'accordent pour dire que, dans la plupart des secteurs
de notre vie, les conflits interpersonnels sont aussi inévitables que
nécessaires pour la vitalité et le dynamisme des parties qui y sont
impliquées3 L'opposition ou la confrontation n'est pas un facteur
social négatif, mais plutôt constructif. Il est des situations où « nous
opposer nous donne le sentiment de ne pas être complètement écrasés
dans cette relation, cela permet à notre force de s'affirmer consciem­
ment, dOlmant ainsi une vie et une réciprocité à des situations aux-

l P. BUIS, « Les conflits entre Moïse et Israël dans Exode et Nombres ;>, dans Velus
Testamentum, 28/3, 1978, p. 257.
2 C. CARRÉ, Sortir des conf/its. Le conflit c 'est la vie ! Découvrez comment commu­
niquer sans violence et grandir dans le conf/it, Paris, Eyrolles, 2013, p. 17.
3 Y. POTIN, La gestion des conj/its dans les organisations, Versailles, Creg, 2009,
p. 4.
42 A. LWAMBA KAGUNGE

quelles nous serions soustraits à tout prix sans ce correctif » 4 De toute


évidence, autant le cosmos requiert à la fois des forces d'attraction et
de répulsion, autant la société a besoin de consonance et de discor­
dances En effet, dit J. Freund, « sympathie et hostilité se mêlent sans
cesse dans la vie des peuples comme dans celle des individus, au
hasard des péripéties de l'histoire »6 Ainsi chaque époque voit-elle
naître à l'intérieur de la société une multitude de conflits. Et quoique
certaines époques en soient davantage marquées que d'autres, il reste
évident qu'aucune n'y échappe7 De la sorte, la société devient un lieu
où la conflictualité est permanente, invincible et insurmontable8 Il ne
fait pas l'ombre d'un doute, en effet, que les conflits sont inhérents
aux rapports humains où se confrontent des intérêts, des besoins, voire
des valeurs. Leur permanence dans la société fait partie du constat
partagé par plusieurs auteurs classiques. Héraclite considérait déjà en
son temps que « Polemos est le père de toutes choses »9 K. Marx,
l'un des pères fondateurs de la sociologie, estimait aussi que « l'his­
toire de toute société jusqu'à nos jours est 1 'histoire de luttes de
classes »10 qui constituent le moteur de l'évolution de l'histoire ou du
progrès. Ces luttes sont non seulement nécessaires, mais aussi inéluc­
tablesll Ph. Soual abonde dans le même sens, car dit-il, « la société
n'est pas purement conflictuelle, mais constitue un monde marqué par
une conflictualité invincible que l'on peut seulement contenir, réduire
et qui peut paradoxalement jouer un rôle positif pour sa vitalité »12
En ce sens, il faut rompre avec la conception négative du conflit. En
effet, il n'est pas intrinsèquement destructeur ou aliénant, mais il le

4 G. SIMMEL, Le conf/it, trad. Fr. S. MULLER, Saulxmes, Éd. Circé, 1992, p. 26.
5 SIMMEL, Le conf/it, p. 22.
6 J. FREUND, « Préface », dans G. SIMMEL, Le con f/it, p. 9.
7 R . Cusso et al. (éds), Le conflit social éludé, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Aca­
demia, 2008, p. 8.
8 P. SOUAL, « Conflits et réconciliation dans la vie éthique selon Hegel », dans
Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, t. 201, octobre-décembre 201 1,
p. 5l4.
9 Voir HÉRACLITE, Fragments, trad. CONCHE, Paris, PUF, 1986, p. 441.
10 K. MARx, F. ENGELS, Manifeste du Parti communiste et Préfaces du {( Mani­
feste », trad. L. LAFARGUE, 1 893, édition électronique (https ://www.rnarxists.org/
francais/marxlworksl1 847/00Ikmfe 1 8470000.htrnl réalisée par J.-M. Tremblay, p. 6.
11 C. :MA:rrART et al., « La sociologie du conflit et le conflit dans la sociologie ;>,
dans Cusso et al. (éds), Le conflit social éludé, p. 45.
12 SOUAL, « Conflits et réconciliation dans la vie éthique selon Hegel ;>, p. 5 1 9 .
LE CONFLIT ENTRE Mo ïsE ET PHARAON (EX 7-11) 43

devient si les protagonistes le gèrent de manière destructrice13 On


comprend dès lors le double sens que revêt le terme « conflit » dans
certaines langues comme le chinois où il signifie à la fois « danger »
et « opportunité »14 C'est son dénouement qui détermine s'il est fac­
teur de destruction ou opportunité de croissance offerte aux parties
antagonistes.
Qu'en est-il du conflit qui oppose Moïse et Pharaon en Ex 7-11 ?
Le dénouement auquel il donne lieu n'a rien de constructif, on le sait.
Cet article tente d'éclairer cet échec au moyen de deux analyses com­
plémentaires correspondant aux deux parties de notre texte. Tandis
que la première passe en revue ce qui peut paralyser le processus de
résolution d'un conflit, la deuxième examine les éléments susceptibles
d'accentuer celui-ci.

ÉLÉMENTS POUVANT PARALYSER


LE PROCESSUS DE RÉSOLUTION D'UN CONFLIT

Lorsqu'un conflit déchire deux camps et qu'un processus de paci­


fication est en cours, il est d'usage de recourir à des arrangements ou
à des compromis. J. Freund défmit le compromis comme une conci­
liation réalisée par suite de concessions mutuelles afin de résoudre un
conflit ou de le dépasser15 Selon Simmel, le compromis semble la
solution idéale lorsque l'on tente de mettre fin à un antagonisme, et
il constitue « une des plus grandes inventions de l'humanité »16
Néanmoins ce compromis n'est pas facile à atteindre, car les parties
rivales doivent constamment dépasser leurs ressentiments en s'effor­
çant de rester sereines dans les pourparlers17 Pour y parvenir, ces
arrangements ne doivent souffrir d'aucune duplicité, car s'ils se muent
en mascarade, le conflit a très peu de chances d'être atténué. C'est
pourtant à ce jeu de duplicité que Pharaon et Moïse semblent se livrer
dans le récit de l' Exode. D'un côté, Pharaon, tout en acceptant de

1 3 B. BAYADA et al. (éds), Conf/it, mettre hors-jeu la violence, Lyon, Chronique


Sociale, 1997, p. 12.
14 Voir BAYADA et al. (éds), Conf/it, mettre hors-jeu la violence, p. 9.
1 5 J. FREUND, Sociologie du conflit, Paris, PUF, 1983, p. 268.
16 SIMMEL, Le conf/it, p. 17.
17 FREUND, Sociologie du conf/it, p. 268.
44 A. LWAMBA KAGUNGE

laisser partir les Israélites, passe de concession en concession mais ne


cesse cependant de ravaler finalement sa parole. De l'autre côté,
Moïse fait de nombreux va-et-vient chez Pharaon pour négocier avec
lui, même lorsque celui-ci se montre intraitable. Mais chez lui, aucune
transparence n'est perceptible, puisque la demande qu'il adresse de
façon répétée à Pharaon est grevée d'un mensonge. Le lecteur, en
effet, est bien au courant du stratagème monté par YHWH et Moïse
pour dissimuler le départ définitif des Israélites derrière le prétexte
d'un éloignement qui ne devrait durer que quelques jours. Et même
si Moïse continue de négocier avec Pharaon, le lecteur découvre qu'il
ne fait guère preuve de flexibilité, car il n' admet pas un seul instant
de reculer dans sa requête. Si donc la flexibilité est nécessaire pour
aboutir à une conciliation, force est de constater qu'elle est plus que
mitigée, aussi bien chez Moïse que chez Pharaon.

1. Flexibilité mitigée

Dans la négociation avec Moïse qui lui demande de laisser partir


les Israélites au désert pour qu'ils y offrent des sacrifices à leur Dieu,
Pharaon les autorise (1) à sacrifier à YHWH, non pas au désert mais
dans le pays même. Ensuite (2), il leur permet quand même d'aller
dans le désert, à condition qu'ils ne s'éloignent pas trop. Puis (3) il se
rétracte et accepte que les hommes partent, mais sans femmes ni
enfants. Enfin (4), il autorise tout le monde à partir au désert, à condi­
tion qu'ils laissent en Égypte le petit et le gros bétail.

Allez sacrifier à votre Dieu dans le pays (8,21)

Cet ordre fait suite à une première promesse de Pharaon, restée


lettre morte, de libérer les Israélites si YHWH élimine les grenouilles
qui pullulent dans le pays. Mais à la faveur du répit que produit la
disparition des grenouilles, le cœur de Pharaon s'alourdit (8, 1 1 ) après
l'exploit de ses magiciens qui réussissent à reproduire le signe accom­
pli par Moïse et Aaron (8,3). YHWH demande alors à Aaron de trans­
former la poussière en moustiques, ce qui pousse les magiciens à y
reconnaître « le doigt de Dieu » devant le roi, mais sans succès (v.
14-15). Moïse réitère donc la demande divine de laisser partir les
Israélites (8, 16-17), une requête suivie de l'annonce de taons que
LE CONFLIT ENTRE MoïsE ET PHARAON (EX 7-11) 45

YHWH va envoyer en représailles si Pharaon refuse d' obtempérer. Le


narrateur ne raconte ni la manière dont Moïse transmet la requête de
Dieu, ni la réaction de Pharaon face à cette annonce. Il relate immé­
diatement l'exécution de la sentence divine. Le lecteur s' aperçoit sans
peine que la tension monte de plus en plus entre Moïse et Pharaon.
Devant l'effroi causé par la dévastation du pays provoquée par les
taons, Pharaon permet aux Israélites d'aller sacrifier à leur Dieu. Tou­
tefois, il précise que cela doit se faire dans le pays (8,21). Cette pré­
cision montre que l'on est bien dans un processus de négociation,
puisque Pharaon fait une concession. Mais Moïse lui oppose l'impos­
sibilité de sacrifier à YHWH en Égypte : il s'agit d'éviter que les
Israélites se rendent abominables aux yeux des Égyptiens dont les
offrandes sont pour la plupart végétales. Cet épisode met en lumière
le manque de fiabilité des deux interlocuteurs. D'une part, l'argument
que Moïse avance est loin d'être sincère. Car lorsqu'il demande l'au­
torisation d'aller à trois jours de route dans le désert, il n'ignore pas
le projet de YHWH de faire sortir définitivement les fils d' Israël du
pays d'Égypte (voir 3,8). D'autre part, même s'il fait une concession,
Pharaon semble ignorer la demande initiale de Moïse en Ex 5, 1-3
d'aller offrir ce sacrifice au désert. On découvre ainsi que chacun tire
la couverture de son côté pour garantir ses intérêts : partir d'Égypte
pour Moïse, maintenir les Israélites en esclavage en Égypte pour Pha­
raon. Pour y arriver, l'un et l'autre recourent simultanément à la four­
berie. Mais puisque Moïse insiste sur la nécessité de sortir du pays
vers le désert, Pharaon avance un deuxième compromis.

Vous n 'allongerez pas trop la route pour aller au désert (8,24)

Si après l'intervention de Moïse et d'Aaron, Pharaon promet d'au­


toriser le départ des Israélites pour le désert, il monnaie cette conces­
sion contre une restriction et une requête : il leur interdit vivement de
trop s' éloigner et demande en contrepartie que Moïse prie en sa faveur
pour le débarrasser des taons.
La réponse de Pharaon montre qu'il est plein de lui-même et qu'il
a tout pouvoir sur les Israélites : c'est ce qui explique, en 8,24, l'em­
ploi du pronom 'âno/â devant le verbe 'ashallal1, ce qui met en relief
sa majesté (<< C'est moi qui vous renverrai ,,). Aussi note-t-on encore
une sournoiserie entre les parties en conflit : en même temps que
46 A. LWAMBA KAGUNGE

Pharaon permet que les Israélites aillent au désert mais sans s' éloi­
gner, il ne revient pas sur un élément déterminant de l' exigence de
Moïse, à savoir les trois jours de marche dans le désert, laissant ainsi
délibérément planer une certaine équivoque. Pharaon admet-il que les
Israélites partent dans le désert pendant trois jours comme réclamé par
Moïse, mais sans s'éloigner de l'Égypte ? Moïse pour sa part ne réa­
git pas à cette ambiguïté. Il accepte la concession faite par Pharaon,
en l'invitant toutefois à ne plus revenir sur sa parole. Pourtant, de
même que Moïse doute de la fiabilité de Pharaon, de même ce dernier
semble ne pas croire les propos de Moïse dont il fustigera les mau­
vaises intentions en Ex 10,10. On le voit, la méfiance est partagée par
les deux parties dans ce conflit qui, dès lors, ne peut se résoudre.
Vient alors le troisième compromis.

Que seulement les hommes partent (1 0,11)

Après trois autres fléaux qui ont durement frappé l'Égypte sans que
Pharaon plie, à l' annonce d'une nouvelle plaie, les sauterelles, ce der­
nier est interpellé par ses serviteurs qui veulent qu'il satisfasse la
demande de Moïse de crainte que le pays ne périsse. Redoutant cepen­
dant que les Israélites s'en aillent défmitivement, il autorise unique­
ment les hommes à aller au désert pour offrir le sacrifice en laissant
en Égypte leurs femmes et leurs enfants. Encore une fois, Pharaon
accepte ce qu'on lui demande, mais fait tout pour ne pas compro­
mettre ses chances de conserver ses esclaves. Et lorsqu'en guise de
représailles, YHWH fait monter sur l' Égypte des sauterelles qui
dévorent toute l 'herbe et tous les fruits, Pharaon reconnaît pour la
deuxième fois qu'il a péché contre YHWH18 et contre Moïse et
Aaron : il supplie pour qu'on lui pardonne sa faute et que le fléau soit
écarté (10, 16-17). Mais dès que les sauterelles disparaissent à la prière
de Moïse, YHWH endurcit encore le cœur de Pharaon au point que
ce dernier ne laisse pas partir les Israélites.
C'est alors que YHWH demande à Moïse d'étendre la main vers le
ciel pour que des ténèbres palpables recouvrent tout le pays. Confronté

18 Son premier aveu se lit en 9,27 et il intervient après que la grêle s'est abattue
sur l' Égypte. Lorsque Pharaon supplie Moïse et Aaron d'éloigner ce fléau : il promet
en échange de laisser partir Israël (v. 28), mais revient sur cette permission dès que la
plaie a cessé (v. 34-35).
LE CONFLIT ENTRE MoïsE ET PHARAON (EX 7-11) 47

à cette plaie, Pharaon convoque Moïse et autorise les Israélites à aller


servir YHWH, mais en laissant derrière eux leur petit et leur gros
bétail. Il fait ainsi une autre concession en autorisant ce qu'il refusait
précédemment (Ex 10,9-11). Mais en réalité, Pharaon ne garantit que
ses intérêts propres. Car si en Ex 10, 11, il n'admet pas que les femmes,
les enfants et le bétail sortent d'Égypte, probablement parce qu'ils
doivent lui servir de garantie pour que les Israélites ne partent pas
pour de bon, c'est encore au même stratagème qu'il recourt ici en
autorisant le départ du peuple mais sans le bétail. En effet, il sait
pertinemment que le bétail constitue sa richesse et que les Israélites
ne peuvent s' enfuir en le laissant derrière eux.
Si l'on peut déplorer chez Pharaon son attachement atavique à ses
intérêts et le non-respect de ses engagements, il va sans dire que ceux­
ci ne sont pas absents chez Moïse. En effet, le lecteur n'ignore pas
qu'il cherche à tromper Pharaon puisque, ce qu'il trame en secret,
c'est un projet de libération défmitive des Israélites. Comme le roi, il
tient aussi à ses intérêts : dès lors, il est loin d'être un modèle de
négociateur, car chaque fois qu'il va chez Pharaon, il s'y rend sans
avoir l'intention de céder quoi que ce soit. Il semble négocier, alors
qu'en réalité, il ne se démarque en aucun cas de son objectif.
L'antagonisme entre Moïse et Pharaon atteint son point cuhninant
en Ex 10,28 lorsque ce dernier chasse son interlocuteur, lui interdisant
de se présenter à nouveau chez lui, sous peine de mort. Ces menaces
signent l'échec des négociations 19 Fort de ce qui précède, on voit bien
que la non-fiabilité de Pharaon et de Moïse contribue à envenimer le
conflit. Mais ce n'est pas tout, car un deuxième élément est à même
d'asphyxier ce processus de conciliation : l'obstination de Pharaon.

2. Obstination de Pharaon : moteur du conflit

D'entrée de jeu, il saute aux yeux que l' opiniâtreté de Pharaon est
telle qu'elle l'empêche de libérer les Israélites qu'il considère comme
sa propriété. Cette obstination est relatée de deux manières dans le
récit : tantôt elle est attribuée à Pharaon lui-même, tantôt elle est

1 9 « Hors d'ici ! Prends garde à toi ! Ne te présente plus devant moi, car le jour où
tu te présenteras devant moi, tu mourras ;>, Ex 10,28.
48 A. LWAMBA KAGUNGE

provoquée par Dieu20 En effet, le récit des plaies d'Égypte montre


que Pharaon s'obstine lui-même lors des cinq premiers fléaux, tandis
que dans les fléaux VI, VIII et IX, son entêtement est provoqué par
YHWH21 Mais chaque fois que le narrateur attribue l'entêtement de
Pharaon à YHWH, il précise que c'est avec le souci d'amener Pharaon
à le connaître22, lui qui a prétendu ne pas le connaître (5,2). Selon A.
Honneth, les conflits sociaux et les conflits interpersonnels ne pro­
viennent ni de l'égoïsme ni de la tendance humaine à dominer, mais
plutôt de l'expérience de mépris qui a pour corollaire le déni de recon­
naissance23 Tout au long de ce récit des plaies, YHWH semble pré­
occupé de faire connaître son nom à Pharaon et à son peuple, et de
les amener à reconnaître qu'il est l'unique Dieu (Ex 7,5 . 17 ; 8,18 ;
10,2). Ainsi, J.H. Sailhamer fait-il remarquer que les fléaux s' abattent
sur l'Égypte, d'une part « pour que les Égyptiens sachent que YHWH
est le Seigneur » (Ex 7,5), et d' autre part, pour que les Israélites
racontent à leurs fils les signes que YHWH a accomplis en Égypte et
qu'ils sachent qu'il est YHWH (10,2)"4
Dans ce sens, l'obstination de Pharaon serait causée par YHWH
dans le but de démontrer, à travers les signes qu'il produit, qu'il est
le Seigneur. Cette affirmation peut amener le lecteur à poser la ques­
tion de savoir comment un Dieu d'amour peut pousser Pharaon à
l'obstination dans le dessein d'accomplir des signes. De plus, elle
remet en cause le principe d'inviolabilité de la liberté de l'homme. Si
Pharaon agit à l'instigation divine, il serait injuste de lui imputer sa

20 Trois verbes renvoient à ce dmcissernent du cœm de Pharaon. Le premier verbe,


kâbéd « être lomd » est employé dans cette section souvent au hiphil avec Pharaon
comme sujet et 'èt-libbâ (son cœm) comme objet (Ex 8, 1 1 .28 ; 9,34). Il est aussi
employé une fois au qal avec comme sujet lèv par 'oh (le cœur de Pharaon, 9,7) et
lUle autre fois comme adjectif pour qualifier le cœm de Pharaon (7,14). Enfin, en Ex
10,1, le verbe apparaît au hiphil avec YHWH comme sujet. Le deuxième verbe, hâzaq
« être fort ,>, est souvent utilisé aupiel (dmcir), soit au hiphil (rendre fenne). Dans les
occurrences qui suivent, c'est YHWH qui est sujet du verbe et l'objet est lév par 'oh :
Ex 4,21 ; 9,12; 10,20.27 ; I l,1 0 ; 14,17. Mais le verbe hâzaq apparaît aussi au qal avec
comme sujet le cœm de Pharaon (7, 13.22 ; 8,15 ; 9,15). Un troisième verbe, qâshâh
(être dur) est employé en Ex 7,3 au hiphil avec YHWH comme sujet, tandis qu'en Ex
13,15, c'est Pharaon qui en est le sujet.
21 Dans les passages qui suivent, l'entêtement de Pharaon est provoqué par YHWH
lui-même : Ex 7,13 .22b ; 8,l1b.15.28 ; 9,7.35; 9,12 ; 10,1 .20.27 ; 1 1 , 1 0.
22 B. S. CHILDS, Exodus, A Commentary, London, SCM Press, 1 974, p. 1 7 1 .
2 3 Voir A . HONNETH, L a lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2008, p . 203.
24 J. H. SAILHAMER, The Pentateuch as Narrative, Grand Rapids, Zondervan,
1992, p. 249-250.
LE CONFLIT ENTRE Mo ïsE ET PHARAON (EX 7-11) 49

résistance à la réalisation du projet divin de libérer Israël de l'escla­


vage. Et en conséquence, on ne devrait pas parler de son obstination,
tandis que le seul à être incriminé devrait être YHWH. Pourtant, la
lecture de ce récit ne permet ni de douter de la bonté de Dieu, ni de
négliger le caractère rebelle de Pharaon. En effet, le récit mentionne
six fois que Pharaon endurcit ou appesantit son cœur (Ex 7,13 ; 7,22 ;
8,11 ; 8,15 ; 8,28 ; 9,7). Ce qui est vrai, c'est que YHWH lui a fait
connaître sa volonté de voir les Israélites partir au désert. « Et Pharaon,
selon la malice de sa volonté, ne peut pas s'empêcher de haïr ce qui
est contraire à lui-même et de se fier à ses propres forces. C'est ainsi
qu'il s'obstine au point qu'il n' écoute pas et ne comprend pas, mais
qu'il est emporté ( ) » 25 Comme le dit si bien X. Léon-Dufour, « s'il
. . .

est dit que Dieu endurcit, c' est que la pensée sémitique ignore
volontiers les causes secondes. Toutefois, endurcir ce n' est pas
réprouver, c'est laisser le péché porter ses fruits de mort... De cet état,
l'homme porte la pleine responsabilité »26 Dans cette situation, il est
évident que Pharaon reste libre et donc responsable de ses actes. On
peut aussi affirmer que le cœur de Pharaon était déjà perverti au point
que YHWH n'avait plus besoin d'y ajouter une quelconque malveil­
lance.
Aussi, du point de vue psychologique, l'attitude de Pharaon peut
être interprétée comme « une réaction de résistance intérieure à
l'homme qui, une fois déclenchée, ne peut plus être inversée, fût-ce
par la volonté individuelle »27 Et comme le souligne Grégoire de
Nysse, YHWH « ne livre ainsi à son sens pervers que celui qui y est
porté ; ce n'est pas par la volonté divine que le Pharaon s'est endurci
et la vie crapuleuse n' est pas l'œuvre de la vertu »28 Par conséquent,
l'opiniâtreté de Pharaon tire son origine de sa propre résistance à
reconnaître le nom et le pouvoir de YHWH. Qui plus est, son orgueil
n'est plus à démontrer dès lors que YHWH n'y va pas par quatre

25 M. LUTHER, Du serfarbitre, Suivi de Diatribe : Du libre arbitre d' Érasme. Édi­


tion et trad. du latin par G. LAGARRIGUE (Folio essais, 376), Paris, Gallimard, 2001,
p. 290.
26 X. LÉON-DuFOUR, Dictionnaire du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1 996,
p. 226.
27 CHILDS, Exodus, p. 170.
28 GRéGOIRE DE NYSSE, La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière de
vertu. Introduction, texte critique et traduction de J. DANIÉLOU, Paris, Cerf, 1 9683, p.
149.
50 A. LWAMBA KAGUNGE

chemins pour le lui signifier clairement : « Jusques à quand refuseras­


tu de t'humilier devant moi ? » (10,3). Ainsi, chaque fois que le nar­
rateur affirme dans ce récit que « YHWH endurcit le cœur de Pha­
raon » (Ex 9,12; 10,1.20.27; 1 1 , 10), la part de ce dernier n'est jamais
absente. Outre cette obstination de Pharaon, un troisième élément ne
favorise pas la résolution de ce conflit : il s'agit de la convoitise.
L'acharnement de Pharaon à retenir les Israélites en Égypte a plu­
sieurs raisons. Parmi celles-ci, son inclination à posséder ces immi­
grés qui constituent pour lui une main d'œuvre gratuite (Ex 5,4-14).
Si donc la requête répétée de leur libération se solde sans cesse par
un échec, c'est parce que Pharaon mesure les conséquences négatives
pour lui s'il y répond positivement. Manifestement, Pharaon tient à
ses intérêts. Il est ainsi affecté par la convoitise qu'A. Wénin qualifie
de « désir perverti dans l'ardente recherche de la possession exclusive
d'un objet »29
C'est pour cette raison que Pharaon recourt à tous les moyens pour
garder les Israélites sur son territoire. Sa convoitise, non seulement
l'empêche de se décentrer, mais surtout le pousse à ne voir les autres
qu'à partir de lui-même et de ses propres visées30. Or, le processus de
dénouement d'un conflit requiert de la part des protagonistes la prise
en compte des besoins et des revendications de l'autre partie pour
favoriser un climat de confiance et d'acceptation mutuelle.
Sur la base de ce qui précède, il est possible d'isoler deux éléments
essentiels qui enveniment le conflit entre Moïse et Pharaon : il s' agit
de l'absence de flexibilité et le non souci d'un dialogue franc entre
eux. C'est cela que la suite de cet article se propose d'étudier.

ÉLÉMENTS ACCENTUANT UN CONFLIT

1. Inflexibilité

La flexibilité, qui est la concrétisation de l 'humilité, peut être consi­


dérée comme une voie pour atténuer un conflit. En fait, de même que

2 9 A. WÉNIN, « Des chemins de réconciliation : récits du Premier Testament ,>,


dans lrenikan, 68, 1995, p. 3 1 1 .
3 0 WÉNIN, « Des chemins de réconciliation ,>, p. 3 1 1 .
LE CONFLIT ENTRE MoïsE ET PHARAON (EX 7-11) 51

la justice est uue anue efficace contre l'injustice, de même l'humilité


peut lutter efficacement contre l' orgueil et en venir à bout31 Comme
l'écrit J. Latendresse, « en situation de conflit, les gens auront ten­
dance à demeurer sur leur position et défendre leur point à la lumière
de cette dernière. Toutefois, tendre vers uue résolution obligera les
personnes à prendre le virage des intérêts. En effet, en gestion de
conflit, il importera de garder le focus sur les intérêts en cause et non
sur les positions » 32 C'est pourtant ce qui manque dans le conflit qui
oppose Moïse et Aaron à Pharaon. En fait, dans ses multiples va-et­
vient pour communiquer le message de YHWH à Pharaon, Moïse ne
lui laisse aucune marge de manœuvre. Il ne fait aucune concession. Il
dit et fait uuiquement ce que Dieu dit et n'admet aucuue des propo­
sitions faites par Pharaon. Il n' accepte ni de sacrifier à YHWH dans
le pays d'Égypte, ni de réduire d'un seul jour la distance de la marche
des Israélites au désert, ni d' admettre que seuls les hommes partent
en laissant femmes et enfants, ni encore d' aller sacrifier sans petit
bétail ni gros bétail. Il va jusqu'à dire à Pharaon que les Israélites
partiront avec leurs troupeaux et qu'ils ne laisseront pas uu seul sabot
en Égypte ; il exige que le roi les laisse aller avec ces bêtes car - pré­
tend-il - ils doivent en offrir au Seigneur et ne savent pas encore
lesquelles ce dernier leur réclamera (10,25-26)33.
Pharaon pour sa part, malgré les concessions qu'il fait peu à peu
mais contre son gré, suit uu fil rouge dont il ne l' eut dévier : il sait
qu'il ne peut admettre que les Israélites quittent l' Egypte pour de bon.
Pour cela, à chaque concession qu'il fait, il pose uue limite qui consti­
tue uu refus tacite. Ainsi, quand il permet que les Israélites aillent
sacrifier au Seigneur dans le désert, il s'empresse de leur interdire
d'allonger la route. Puis il n'autorise le départ des seuls hommes,
tandis que la troisième fois, il veut retenir le bétail. Bref, Moïse et
Pharaon campent chacuu sur leur position. Pourtant, « les positions
sont stériles et elles freinent la résolution du conflit »34

3 1 Voir GRÉGOIRE DE NYSSE, La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière


de vertu, p. 1 15.
32 J. LATENDRESSE, Faire/ace aux conj/its (http://ww-w.rqvvs.qc.ca/documentslfile/
faire-face-conflits.pdf), p. 4, consultation le 4/3/2018.
33 J'utilise pour cette référence et pOlIT bien d'autres A. LE BOLLUEC - P. SAN­
DEVOIR, L 'Exode. Traduction du texte grec de la Septante, Introduction et Notes (La
Bible d'Alexandrie), Paris, Cerf, 1989.
34 LATENDRESSE, Faire/ace aux conj/its, p. 4.
52 A. LWAMBA KAGUNGE

2. Absence de dialogue franc

Le deuxième élément qui accentue le conflit entre Moïse et Pha­


raon, c' est le manque de franchise dans leur dialogue, dont le résultat
est que le conflit ne fait que gagner en puissance et débouche inévi­
tablement sur un clash. D'un côté, Pharaon est peu fiable dans la
mesure où il n'a aucun respect pour la parole donnée. Moïse en est
conscient et, en Ex 8,25, il émet même des réserves devant la énième
promesse de Pharaon, n'hésitant pas à le qualifier de trompeur. C'est
qu'il redoute que ce dernier ne soit pas prêt à jouer franc-jeu en
laissant effectivement les Israélites partir. Pour cela, il « avertit
poliment mais fermement Pharaon pour qu'il ne dupe plus les Israélites
en revenant sur sa promesse »35.
De l'autre côté, Moïse ne semble pas non plus jouer cartes sur
table. Il n'est pas sincère avec Pharaon à qui il cache le plan de
YHWH de libérer les Israélites de l' esclavage. Pourtant, c' est en cela
que consiste la mission que YHWH lui confie quand il lui apparaît
dans le buisson ardent. En effet, YHWH lui dit : « J'ai vu la misère
de mon peuple en Égypte et je l'ai entendu crier sous les coups de ses
chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu
pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays
vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de
miel ( . . . ). Va, maintenant ; je t' envoie vers Pharaon, fais sortir
d'Égypte mon peuple, les fils d'Israël » (3,7-8. 10. 17). Moïse ne révèle
absolument rien à Pharaon de ce projet divin ; nulle part, il ne fait
allusion au départ définitif des Israélites. Sur ordre divin, il demande
de pouvoir aller sacrifier à trois jours de marche dans le désert. C'est
donc YHWH qui monte le stratagème et fournit à Moïse le prétexte à
présenter à Pharaon pour que le projet de libération définitive des
Israélites demeure caché à ce dernier. Tu diras à Pharaon, dit YHWH,
« Le Dieu des Hébreux nous a convoqués ; nous devons aller à trois
jours de route dans le désert, afm de sacrifier à notre Dieu » (Ex 3,18).
Dès lors, on peut affirmer que dans ce conflit, le dialogue franc est
quasiment inexistant entre Moïse et Pharaon. C'est pourtant ce qui
aurait pu « favoriser l'entente et la confiance mutuelle à mesure que
chaque partie comprend mieux le point de vue de l'autre »36 Seul un

35 C. HOUTMAN, Exodus, Kampen, KokPublishing House, Vol. 2, 1 996, p. 60.


36 DESA, Dialogue participatif: Vers une société stable, sûre et juste pour tous,
New York, Nations Unies, 2007, p. 55.
LE CONFLIT ENTRE MoïsE ET PHARAON (EX 7-11) 53

dialogue franc est susceptible, en effet, de conduire à des résultats


positifs : dans ce contexte, les parties en conflit peuvent avoir une
attitude moins défensive et se mettre attentivement à l' écoute des
revendications de l' autre camp37. C'est tout le contraire qu'illustre le
conflit de l'Exode, où l'inflexibilité et la duplicité sont au rendez-vous
des deux côtés. Indirectement, ce récit met donc en évidence que le
dialogue vrai est sans doute le moyen le plus approprié pour atténuer
les conflits, voire les résoudre.

CONCLUSION

Au terme de ce rapide parcours, on doit bien constater que le conflit


entre Moïse et Pharaon ne pourra se résoudre que par la force. Les
négociations entre les protagonistes en vue d'une possible conciliation
tournent vite au dialogue de sourds. En cause, la duplicité qui accom­
pagne toutes les démarches de Moïse et Pharaon : chacun a un agenda
caché qu'il se refuse à dévoiler, créant ainsi un climat de méfiance
dans lequel il est impossible d'imaginer une quelconque résolution du
conflit. C'est ainsi que la négociation devient un bras de fer, à la base
duquel on trouve l'absence de vraies concessions de la part des pro­
tagonistes. Il est vrai que Pharaon en fait quelques-unes, mais sans
avoir jamais la réelle volonté de répondre positivement à la requête
de Moïse. Quant à Moïse et YHWH, ils refusent systématiquement
toute concession. L'obstination de Pharaon à refuser de reconnaître
YHWH et de s 'humilier devant lui, et en même temps la détermina­
tion inébranlable de YHWH à amener Pharaon et les Égyptiens à le
reconnaître comme Seigneur entretiennent de la sorte le conflit. Une
telle attitude chez Pharaon est nourrie par la convoitise qui le pousse
à garder les Israélites dans le pays d'Égypte alors que YHWH veut
les en faire partir. C'est la raison pour laquelle Pharaon s'en tient à la
défense de ses propres intérêts, tout comme YHWH et Moïse, poussés
quant à eux par une volonté de vie et de liberté pour les Israélites.
Ainsi, tandis que Pharaon cherche à tout prix à empêcher ceux-ci de
quitter l' esclavage qu'il leur impose, YHWH et Moïse veulent coûte
que coûte les en affranchir. Voilà une belle illustration de ce qu'il est

37 DESA, Dialogueparticipatif, p. 55.


54 A. LWAMBA KAGUNGE

préférable d'éviter soigneusement si l'on soubaite parvenir à la réso­


lution positive d'un conflit.

1081- Bruxelles Augustin LWAMBA MGUNGE


Av. de l'hôpital français, 17 Faculté de théologie
Augustin.lwamba@ucc.ac.cd Institut RSCS
UCLouvain

Résumé - Cet article se veut une réflexion sur le conflit qui oppose Moïse
et Pharaon en Ex 7-11 et la tentative de sa résolution. Puisque le dénouement
auquel ce conflit donne lieu n'a rien de constructif, cet article tente d'éclairer
l'échec au moyen de deux analyses complémentaires correspondant aux deux
parties de l'ossature du texte. Tandis que la première passe en revue ce qui
peut paralyser le processus de résolution d'un conflit, la deuxième examine
les éléments susceptibles d'accentuer ce conflit. Les négociations entre les
protagonistes en vue d'une possible conciliation tournent vite au dialogue de
sourds. En cause, la duplicité qui accompagne toutes les démarches de Moïse
et Pharaon : chacun a un agenda caché qu'il se refuse à dévoiler, créant ainsi
un climat de méfiance dans lequel il est impossible d'imaginer une quel­
conque résolution du conflit. C'est ainsi que la négociation devient un bras
de fer, à la base duquel on trouve la duplicité, l'absence de vraies conces­
sions, le manque de dialogue franc, l'inflexibilité ainsi que l'obstination de
la part des protagonistes. D'un côté, Pharaon cherche à tout prix à empêcher
les Israélites de quitter l'esclavage qu'il leur impose; de l'autre côté, YHWH
et Moïse veulent coûte que coûte les en affranchir. Voilà une belle illustration
de ce qu'il est préférable d'éviter soigneusement si l'on souhaite parvenir à
la résolution positive d'un conflit.

Mots-clés - conflit, résolution, duplicité, inflexibilité, concession, dialogue


franc

Summary - This article develops a reflection about the conflict between


Moses and Pbaraoh in Exod. 7-11 and the attempt to resolve it. Since the
outcome of this conflict is not constructive, this study attempts to shed light
on the unsuccess of that resolution by means of two complementary analyzes
corresponding to the two parts of the text. While the first examines what can
paralyze the conflict resolution process, the second examines the elements
that may accentuate the conflict. Negotiations between the protagonists for
a possible conciliation end badly. In question, the duplicity tbat accompanies
every step of Moses and Pharaoh: everyone has a hidden agenda that he
refuses to reveal, creating a climate of distrust in which it is impossible to
LE CONFLIT ENTRE MoïsE ET PHARAON (EX 7-11) 55

imagine any resolution of the conflict. Thus, the negotiations become a strug­
gle, at the base of which we find duplicity, the absence of real concessions,
the lack of frank dialogue, the inflexibility as well as the obstinacy on the
part of the protagonists. On the one hand, Pharaoh seeks to prevent the Isra­
elites from leaving the slavery he imposes on them; on the other hand,
YHWH and Moses want to liberate them. This is a good illustration of what
must be carefully avoided if one wishes to achieve positive resolution of a
conflict.

Keywords - conflict, resolution, duplicity, inflexibility, concession, frank


dialogue.

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L es stratégies de Moïse et de YHWH en
Nb 1 6- 1 7 .
L e conflit de Qorah est-il résolu ?

Que peuvent apporter les études bibliques à une réflexion théolo­


gique sur la réalité humaine du conflit et de la recherche de voies pour
en sortir ? La thématique du conflit et de sa résolution est bien pré­
sente dans les recherches en sciences humaines1 Le texte biblique,
lui, est ancien et lié au contexte qui l'a vu naître. Il peut donc être
difficile de voir son apport actuel pour de telles réflexions. Mais la
Bible est aussi le reflet de réflexions humaines et religieuses univer­
selles. Ses textes ont pour but, à travers leurs diverses formes litté­
raires, de susciter méditation et réflexion. Certaines approches théo­
logiques contemporaines utilisent les textes bibliques pour développer
une réflexion sur la paix et la non-violence". On peut donc relever le
défi de prendre appui sur un de ces textes pour contribuer à la réflexion
sur le conflit.
Le livre des Nombres, dans sa partie centrale (Nb 10,1 1-26,65),
comporte des récits de révoltes du peuple d'Israël ou de certaines de
ses parties. En effet, la loi biblique est insérée dans un cadre narratif,
ici le départ du Sinaï vers la terre que YHWH entend donner à l'Israël
à peine recensé et mis en ordre autour de son sanctuaire (Nb 1 , 1-
10,10). Cette traversée du désert ne se passe pas très bien. Elle se
solde d'ailleurs - selon ce même cadre narratif - par un refus massif
du peuple à l'égard de ce projet, à la suite de l'exploration de Canaan

l Une brève recherche en psychologie ou en sociologie suffit à faire entrevoir


l'abondance de la littérature sur le sujet. Dans le domaine de la pédagogie, voir par
exemple, http://www.fractale-forrnation.netldmdocumentslbibliogestionconflit.pdf
(dernière consultation le 21 septembre 2017).
2 Voir la collection appelée « Studies in Peace and Scripture » avec des titres
tels que : L. L. BRENNEMAN, B. D. SCHANTZ (eds), Struggles for Shalom: Peace and
Violence across the Testaments, Pasadena, Pickwick, 2014 ; C. D. MARSHALL, Beyond
Retribution: A New Testament Vision for Justice, Crime, and Punishment, Grand Ra­
pids, Eerdmans, 2001, etc.
58 A . PIDAULT

par des espions (Nb 13-14). Cette révolte a pour conséquence l'er­
rance et la mort de la génération de l'exode dans le désert. La présente
contribution se base sur l'un de ces textes de Nb.
Les conflits mis en récit dans ce livre sont essentiellement d'ordre
politique et religieux. Ils reflètent sans doute des enjeux historiques
et idéologiques qui ont présidé à la mise en forme du Pentateuque tel
que nous le connaissons actuellement. Ils peuvent aussi être source de
sens et de réflexion pour le lecteur contemporain.
Le texte retenu est Nb 16 qui se prolonge au chapitre 17. Cet épi­
sode a ceci d'original qu'il rapporte une opposition qui n'implique pas
seulement Moïse et YHWH, mais aussi Aaron dans sa fonction sacrée
unique et éminente. C'est donc un conflit qui ne questionne pas seu­
lement l' autorité dans le projet de la sortie d' Égypte, mais qui traite
aussi des rapports avec le sacré. Ces conflits en lien avec le sacré sont
parfois particulièrement aigus et complexes, d'où l'intérêt d'y consa­
crer une étude. De plus, Nb 16 est un texte à la lecture particulière­
ment difficile. De nombreuses hypothèses rédactionnelles ont cherché
à rendre compte de ses apparentes incohérences3 Des recherches se
sont également penchées sur des enjeux historiques qui pouvaient être
à l' origine de ce type de récit de conflits4 Ce que nous proposons ici
ne s'inscrit pas directement dans cette ligne de recherches historiques,

3 Nb 16 en particulier semble composer avec des traditions différentes, notam­


ment en combinant le conflit des lévites et celui des Rubénites (Datan et Abiram). La
plupart des commentaires s'appuient sur la théorie documentaire pOlIT reconstituer la
formation du texte. De G. B. GRAY, A Critical and Exegetical Commentary on Num­
bers, Edinburgh, T&T Clark, 1903, p. 1 89-218, en passant par M. NOTH, Das vÎerte
Buch Mose. Numeri (AIt Testament Deutsch 7), Gottingen, Vandenhoek & Ruprecht,
1966, p. 107-119, jusqu'aux plus récents ouvrages de B. A. LEVINE, Numbers 1-20
(Anchor Bible 4A), New York, Doubleday, 1993, p. 405-407 ou H. SEEBASS, Numeri
(Biblischer Kommentar. AT IVI2), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2001,
172-189. D'autres voies ont été explorées pOlIT rendre compte de l'état complexe du
texte final, notamment J. MILGROM, Numbers 1j7m. The Traditional Hebrew Text with
the New JPS Translation, Philadelphia New York, The Jewish Publication Society,
1990, p. 414-423.
4 SEEBASS, Numeri, p. 1 88-189. F. Cocco, Sulla cattedra di Mosè: la legittimazio­
ne delpotere nell'Israelepost-esilico (Nm 11 ; 16), Bologna, EDB, 2007.
STRATÉGIES DE MoïsE ET DE YHWH EN NB 16 17 59

mais est le résultat d'une exégèse de type synchroniqueS, utilisant


notamment la méthode narrative6
En observant de près le texte selon cette méthode, il est frappant de
constater que, face à la révolte de Qorah et de ses associés, c'est
d'abord Moïse qui réagit et prend les initiatives (Nb 16) élaborant une
sorte de stratégie' pour révéler les vrais motifs du conflit, et peut-être
éviter des conséquences dramatiques (un châtiment divin mortel).
Dans la suite, en Nb 17, les choses sont présentées différemment.
YHWH y devient le protagoniste. Il met en place, à travers des dis­
cours de type législatif toujours insérés dans un cadre narratif, une
série de signes. Au terme, cette double stratégie - celle de Moïse puis
celle de YHWH - semble ne pas aboutir à un résultat positif. Est-ce un
échec qui est ainsi rapporté dans le texte fondateur d'Israël ? Quelle
peut être la signification de ce double récit et de cette double stratégie
pour la réflexion sur les conflits et leur résolution ?
Nous considérerons dans un premier temps les protagonistes de la
révolte et le motif du conflit. Ensuite nous mettrons en évidence la
stratégie de Moïse en Nb 16 puis celle de YHWH en Nb 17, en essayant
de comprendre à chaque fois les enjeux narratifs du texte biblique et
les conséquences pour la réflexion théologique sur les conflits et leur
possible résolution.

5 Nous prenons le texte comme un donné unifié et porteur d'tille intention, au terme
du processus rédactionnel ou état « final » (ici le texte hébreu de la Biblia Hebraica
Stuttgartensia), en essayant d'en comprendre l'intention et l'impact sm le lecteur.
6 R. ALTER, L 'art du récit biblique (le livre et le rouleau 4), Bruxelles, Lessius,
1999, p. 182-1 86, prend l'exemple de Nb 16. Sans nier le caractère composite du
texte tel qu'il nous est parvenu, il tente d'en montrer la possible cohérence et l'inté­
rêt pour lUle lecture féconde : « les interventions éditoriales de l'autem ( ) laissent
...

entendre que les deux groupes de rebelles et les deux catastrophes font partie d'un
seul événement, ou, à tout le moins, de deux événements fondus l'un dans l'autre ( ) ...

je ne pense pas que ce type de confusion soit imputable à lUle quelconque négligence
éditoriale ;} (p. 185). C'est en ce sens que nous choisissons de lire un seul récit et d'y
voir des stratégies racontées dans une cohérence certes déstabilisante pOlIT le lecteur
moderne, mais riche de sens.
7 Dans la ligne d'une lecture narrative identifiant un jeu d'interprétations en Nb
16 voir F. MIRGUET, « Interprétation de récit, récit d'interprétations : l'exemple de
Nombres 1 6 ;}, dans Biblical Interpretation, 13, 2005, p. 404-417.
60 A. PIDAULT

LES PROTAGONISTES ET LE MOTIF DE LA RÉVOLTE

Les premiers versets de Nb 16 posent le cadre et le contexte de la


révolte. En trois versets, d' importantes informations sont données
pour la compréhension du conflit qui va se jouer.
161 Et Qorah fils de yitshar, fils de Qehat, fils de Lévi prit ;
et Datan et Abiram, fils d' Éliab ; et On fils de Pelet, des fils de Ruben.
2 Et ils se dressèrent en face de Moïse
ainsi que 250 hommes parmi les fils d'Israël,
responsables de la communauté, délégués de l'assemblée, des hommes de renorn8 .
3 Et ils se rassemblèrent contre Moïse et contre Aaron et ils leur dirent :
« C'en est trop9 !
Parce que toute l'assemblée, eux tous sont consacrés,
et au milieu d'eux il y a YHWH ;
et pOlIT quelle raison vous élevez-vous sm le rassemblement de YHWH ? » 10

Le récit commence par la présentation des principaux révoltés


Qorah, Datan et Abirarn, On (qui disparaît ensuite), puis le groupe des
250 hommes. Pour Qorah, Datan, Abiram et On, le narrateur donne
une généalogie, ce qui est unique dans le cadre des récits de révolte
en Nb. Cette généalogie remonte à un fils de Jacob-Israël. Il s'agit de
Lévi dans le cas de Qorah, et de Ruben dans le cas de Datan, Abiram
et On.
Cette indication généalogique est essentielle à la compréhension de
la tension qui va être racontée. En effet, le livre des Nombres présente
dans ses premiers chapitres la structuration idéale des tribus d'Israël
autour de la demeure de YHWH. Dans cette structuration, la tribu de
Lévi a une place tout à fait particulièrell Elle est située entre le sanc-

8 Cf. Nb 1 , 1 6 et 26,9. Voir rOB et MILGROM, Numbers, p. 130.


9 Littéralement : « beaucoup pour vous ! »
10 Je traduis et je laisse volontairement sans objet le verbe « prendre ;} au v. 1 .
11 Nb 1 ,47-54 ; 2,17.33 ; 3 4 ; 8 . La tribu de Lévi n'est pas recensée avec les
autres.
STRATÉGIES DE MoïsE ET DE YHWH EN NB 16 17 61

tuaire et les tribus comme un cordon protecteur de la sphère sacrée!2,


mais en Nb, elle n' assume jamais la fonction spécifique d'Aaron
comme officiant du sanctuaire de YHWH13 Or Aaron est non seule­
ment un descendant de Lévi, mais aussi de Qehat (un des trois fils de
Lévi), tout comme Qorah!4 L'éventualité d'un conflit au sujet du pri­
vilège de la fonction aaronide est donc tout à fait envisageable!5 La
suite du récit le confirmera.
Le problème est analogue pour les descendants de Ruben. Celui-ci
est en effet le premier-né du patriarche Jacob-Israël. Or les premiers­
nés dans le Moyen-Orient ancien jouissaient de prérogatives particu­
lières!6 Pourtant, dans la structuration du camp d' Israël, Ruben rétro­
grade en deuxième position, derrière Juda, Issachar et Zabulon situés
à l'est du sanctuaire. Il y a là encore une source de conflit potentiel.
Un détail supplémentaire de cette localisation des tribus israélites
attire l'attention. La tribu lévitique est divisée en trois selon les fils
de Lévi (Qehat, Guershon, Merari). Les descendants de Qehat, qui
selon Nb 4 prennent en charge les parties plus sacrées de la demeure
divine, sont situés au sud de la demeure de YHWH, tout comme les

12 J. MrLGROM, « Encroaching on the Sacred: Purity and Polity in Numbers 1 - 1 0 »,


dans Interpretation, 5 1 , 1997, p. 241-253. À la p. 243, l'autem parle de « levitical cor­
don » pOlIT éviter toute profanation, toute intrusion d'un élément profane dans le sacré
(Nb 1,53 par exemple). Voir également MILGROM, Numbers, p. 341-342.
1 3 Voir Nb 3,9-10 par exemple. Dt distingue moins clairement lévite et kohen
(prêtre). Ce livre ne statue pas sur la fonction lévitique ni ne revient sur celle des
kohanim (prêtres). Les commentateurs font remonter les textes de Nb à une tradition
sacerdotale (P) qui insiste sm les prérogatives du clergé aaronide. Reste à déterminer
si les lois de Nb 1 10 au sujet des lévites ont pom but de les exclme du sacerdoce
aaronide ou d'instituer lUle fonction différente. Le conflit de Nb 16 montre que la
question n'est pas simple.
14 Selon Ex 6,16-25, Qorah est le cousin germain d'Aaron et de Moïse. Notre som­
maire, qui ne donne pas la généalogie complète des révoltés rubénites, développe par
contre intentionnellement celle de Qorah : il appartient à lUle tribu notable (voir Nb 4)
dont Aaron et Moïse sont également issus. Nb 1 6 cacherait-il unejalousie de famille ?
1 5 Sachant que le texte biblique ne raconte pas lUle histoire au sens de l'historio­
graphie moderne mais met en récit dans un but paradigmatique et idéologique.
16 M. TSEVAT, « '1�� », dans G. J. BOTTERWECK, H. RINGGREN (éds), Theological
Dictionary of the Old Testament, Vol. II, Grand Rapids, Eerdrnans, 1975, p. 123-127.
Voir aussi E. W. DAVIES, « The Inheritance of the First-born in Israel and the Ancient
Near East », dans Journal ofSemÎtic Studies, 38, 1993, p. 175- 1 9 1 .
62 A. PIDAULT

Rubénites17 Cette proximité géographique et le rang de second de ces


deux entités sont de nature à favoriser une coalition entre elles.
Les 250 hommes mentionnés ensuite, après une certaine rupture
dans le texte (<< et ils se dressèrent en face de Moïse » ), ne sont carac­
térisés par aucune détermination généalogique. Cependant un triple
qualificatif renforce la perception d'une tension d'ordre politique :
« responsables de la communauté, délégués de l'assemblée, des
hommes de renom ». Les termes hébreux utilisés sont récurrents pour
parler de communauté ou rassemblement d'Israël. Cette insistance
permet d'entrevoir qu'il s' agit d'une coalition de chefs de tribus, qui
pourrait entramer une grande partie de la communauté d'Israël dans
un groupement parallèle au rassemblement institutionnel officiel du
peuple.
Ces détails semblent mineurs, mais le lecteur doit en tenir compte.
Le renvoi implicite au contexte global de Nb, en particulier Nb 1 -418,
rend plausible l'idée d'une revendication contestant le pouvoir de
Moïse (politique) et d'Aaron (religieux). Toute institution peut être
soupçonnée de partialité dans le choix de ses chefs ou de ses struc­
tures. Une injustice sous-tend-elle le projet d'Israël tel que présenté
en Nb ? Le conflit est-il justifié ? Le lecteur peut légitimement se
poser ces questions.
La nature et l'enchaînement des verbes foumissent d' autres indica­
tions. Le texte hébreu peut sembler lacunaire ; pourtant, pris comme
tel, le sens du premier verbe du récit (<< Et Qorah prit. . . ») pourrait

1 7 MrRGUET, « Interprétation de récit, récit d'interprétations », p. 405, note 3 . Ce


détail n'a pas échappé à la tradition interprétative juive, voir le Midrash Bamidbar
Rabbah 18:5 : « On lem a appliqué le dicton: Malheur au méchant et rnalhem à son
voisin ! Cela s'applique à Datân et Abiram, voisins de Coré, qui servaient au sud »,
trad. M. MERGUI, Le Midrash Rabba sur les Nombres (tome 5), Paris, Objectif Trans­
mission, 2015, p. 29.
18 Voir en particulier Nb 4,18-20. Ces versets sous-entendent un possible risque
pOlIT le clan de Qehat de s'attribuer la possibilité d'entrer dans le sanctuaire, office
réservé à Aaron et ses descendants, pourtant issu de la même tribu lévitique.
STRATÉGIES DE MoïsE ET DE YHWH EN NB 16 17 63

être d'indiquer une logique d'entraînement dans le conflit19 De plus,


la redondance de la conjonction « et » dans ces versets produit comme
un enchaînement en cascade. Qorah le lévite serait donc le principal
instigateur du conflit, entntmant à sa suite les Rubénites, puis les 250
chefs tribaux.
Le fait que le groupe se présente (littéralement « se dresse »)
d'abord devant Moïse seul - Aaron sera mentionné ensuite - n'est pas
dénué de sens : Moïse sera l'interlocuteur privilégié des rebelles et
l'acteur principal des actions de Nb 16. Quant au fait que la présen­
tation des 250 a lieu en un second temps, il renforce l' idée d'une
coalition successive. Le verbe « se rassembler » utilisé dans ce
contexte en exprime bien le résultat.
Par des moyens qui lui sont propres, le texte biblique présente au
lecteur un enchamement en apparence chaotique mais qui en fait rend
littérairement le chaos que crée le soulèvement raconté.
Enfin, le discours des insurgés complète le sommaire et c'est à
partir de lui que le conflit va se construire. L'expression littéralement
traduite par « beaucoup pour vous ! » exprime un déséquilibre (une
des parties s'estime lésée par les privilèges de l ' autre), une indigna­
tion devant une injusticew Dans un conflit, chaque partie veut avoir
raison et s'estime du bon côté, ce qui rend la résolution difficile. Se
plaçant implicitement du bon côté, les insurgés dénoncent l'injustice
dont ils s'estiment victimes. Or Moïse, quelques versets plus loin,
retournera contre eux cette même sentence (1 6,7).
Cette injustice telle que la présente le discours des révoltés s'ex­
prime à travers une affirmation et une interrogation qui traduisent la
double nature du conflit, politique (l' autorité de Moïse) et religieuse

1 9 La lecture proposée ici ne prétend pas épuiser la difficulté du texte. En effet,


dans le texte rnassorétique, le verbe « prendre » n'a pas d'objet direct. Les plus an­
ciennes traductions semblent avoir affronté cette difficulté, puisqu'elles ne s'accordent
pas entre elles. On gardera donc la lectio difficilior. LXX : « Et ils parlèrent » ; Tar­
guru Neofiti : « ils se séparèrent ». Seul le Targmn Pseudo Jonathan garde le verbe
« prendre ;} mais paraphrase en ajoutant lUl objet, le voile de prière, reliant ainsi le
conflit à une loi précédente en Nb 15. La Vulgate smprend avec « voici donc ». Les
cornrnentatems affrontent la même difficulté et proposent une grande diversité de
solutions : P. J. BUDD, Numbers (Word Biblical Commentary 5), Waco, Word Books,
1984, p. 180- 1 8 1 ; LEVINE, Numbers 1 20, p. 410-4 1 1 . Pom les solutions dans la tra­
dition rabbinique, voir MILGROM, Numbers, p. 3 1 2.
20 L'expression apparaît 8 fois dans la Bible Hébraïque, mais seulement en Ez 44,6
et 45,9 dans le sens d'indignation.
64 A. PIDAULT

(l' autorité d'Aaron). On y trouve une insistance sur la totalité de l'as­


semblée d'Israël (<< toute l' assemblée, tous ,,). Reliée à la notion de
consécration, cette totalité s'oppose à la singularité de la fonction de
Moïse et d'Aaron. Le discours des insurgés fait ressentir la position
privilégiée de Moïse et d'Aaron comme une injustice.
Les révoltes liées à l'autorité proviennent souvent du peuple, ou se
présentent prétendument à son avantage. Dans ce discours, la totalité
de l'assemblée est qualifiée de « consacrée ». Le premier motif de la
révolte est donc la question de l'accès au sacré « pour tous ». Or
l'affirmation du caractère sacré de l'assemblée d'Israël est une donnée
fondamentale de l'alliance sinaïtique (Ex 19,6). Celle-ci est reformu­
lée dans le contexte immédiat de Nb 16, en 15,40. Le discours des
insurgés présente dès lors une contestation radicale de l'accès exclusif
à la sphère sacrée par la seule famille aaronide. Cette revendication
apparemment légitime et fondée sur les textes de l'alliance semble
toutefois oublier un élément essentiel : la nécessité d'une séparation
entre profane et sacré, constamment rappelée dans les textes d'Ex-Lv­
N b21
L'insistance sur le fait que YHWH est « au milieu » de l'assemblée
d'Israël rappelle un aspect essentiel de l'alliance22 Selon le discours
des insurgés, Moïse et Aaron s'opposeraient donc implicitement au
projet de YHWH lui-même, s'auto-promouvant dans leur autorité, ce

21 Dès le début du récit de l'alliance, cette limite vers le sacré est mise en place,
notamment pom la montagne du Sinaï. Voir A. WÉNIN, « La théophanie du Sinaf(Ex
19,9 20,2 1) dans le contexte de l'Exode ,>, dans F. DUNAND, F. BOESPFLUG (éds),
Voir les Dieux, voir Dieu (Sciences de l'histoire), Strasbourg, Presses Universitaires,
2002, p. 67 : « Cette séparation rituelle d'avec le passé et d'avec la vie ordinaire est
tout à fait dans la ligne de la mise à part d'Israël annoncée par Adonaf à Moïse et déjà
acceptée par le peuple ("Vous serez pOlIT moi lUle part réservée, [ ... ] lUl royaume de
prêtres et une nation sainte" : 1 9,5-6 et 8). Ainsi, en se prêtant aux rites prescrits, Israël
concrétise dans les faits l'accord de principe qu'il a donné plus haut suite à l'offre
d'alliance. Il se montre prêt à entrer dans la différence, dans la "sainteté" que requiert
l'alliance avec Dieu ,}. Selon cette réflexion, la séparation du sacré est impliquée dans
le projet même de comrlllmiquer le sacré à Israël. En Nb 16, les opposants interprètent
à l'inverse le projet de YHWH, non comme altérité mais comme similitude. Pour plus
de détails, voir la lecture de Mrn.GUET, « Interprétation de récit, récit d'interpréta­
tions ,>, p. 408-409.
22 Dans les discoms divins, le projet de dememer au milieu d'Israël est clairement
exprimé : Ex 25,8 ; 29,45-46 ; Nb 5,3. Après Nb 16, en Nb 35,34, la même sentence
est prononcée non plus au sujet du camp mais de la terre.
STRATÉGIES DE MoïsE ET DE YHWH EN NB 16 17 65

qu'indique le verbe « s'élever sur » . Le problème ne se limite donc


pas à des questions de castes sacerdotales. Il s'agit de l'autorité légi­
time au sein de l'Israël biblique. La question des opposants « pour­
quoi vous élevez-vous ? » recourt en effet à un verbe (ns ') dont le
substantif dérivé (nâsî') est employé de nombreuses fois en Nb pour
désigner les chefs de tribus23 Au caractère sacré de toute l'assemblée
est donc opposée la prétendue élévation de Moïse et d'Aaron, qui
contredirait le projet de YHWH.
Le texte biblique est toujours économe de moyens mais riche de
renvois implicites aux autres textes. Cette analyse des premiers ver­
sets de Nb 1 6 montre bien qu'il s'agit d'une revendication radicale
par rapport aux institutions mises en place dans le récit et les dispo­
sitions qui précèdent (position de Moïse, fonction des Aaronides et
accès au sacré).
Expliquer la situation des révoltés à partir de leur généalogie et de
leurs positionnements respectifs permet de situer la naissance de ce
genre de conflit dans son contexte biblique. La revendication des
opposants est justifiée par ce qu'ils perçoivent comme une exclusion
due à un positionnement jugé supérieur. La prise en compte de jalou­
sies ou de rivalités tribales ou familiales est donc essentielle pour
comprendre l'origine d'un conflit.
La Bible n'a certes pas pour objet de faire un traité de psychologie
du conflit, mais de ces observations on peut aussi dégager les
réflexions suivantes : un conflit d'ordre politique, lié aux positionne­
ments d' autorités, renforcés par les fonctions religieuses, peut se com­
plexifier par un phénomène de coalition par entraînement. Les
logiques d' entramement et d'amplification sont importantes à consi­
dérer dans tout type de conflit.
Ajoutons une dernière remarque, pour ne pas être soupçonné de
partialité a priori à l' encontre des rebelles. Rappelons-nous que le
texte biblique assigne à ces récits une fonction précise. La narration
d'un tel conflit au sein même d'un texte fondateur a sans doute pour
fonction de questionner l'institution mise en place (en particulier la
structuration d' Israël en Nb 1 , 1-10,10) et sa signification profonde,
probablement pour mieux la justifier.

23 Le verbe ns ' est à lUle forme réfléchie (rare) au v. 3 .


66 A. PIDAULT

Comment le texte de Nb 16-17 propose-t-il de résoudre ce genre


de situation ? Voyons d'abord comment Moïse va élaborer une stra­
tégie de contre-conflit.

NB 16,4-30 ET LA STRATÉGIE DE MoïSE

Une lecture narrative est particulièrement attentive aux protago­


nistes et aux dialogues impliqués dans la mise en récit24 Dans cette
perspective, Nb 16 place Moïse au cœur de l'action, alors qu'en Nb
17 reprennent les discours divins dont le lecteur de la Torah a l'habi­
tude. Ici, c'est Moïse qui prend les initiatives et réagit à la révolte.
Ses actions et discours semblent receler une stratégie contre les insur­
gés25 Le tableau suivant rendra visible la succession d'actions de
Moïse et l'éventuelle stratégie mise en œuvre. Les données du tableau
seront commentées ensuite.

v. Action de Moïse Stratégie éventuelle


4 Écoute et tombe sm sa face Posture d'hmnilité - contre-discolITs

5-7 Propose lUle ordalie rituelle Rappel du récit de Lv I 0 - avertissement

8-11 Parle à Qorah - Lévites Rappel des lois de Nb 3, 4 et 8

12 Convoque Datan et Abiram Séparation des motifs de révolte

15 Se met en colère et parle à YH\VH Implication de YH\VH dans l'ordalie


16-17 Parle à Qorah : Confinne l'ordalie et la position des 250
mise en place de l' ordalie rituelle

25-26 Parle à l'assemblée devant Sépare l'assemblée des insmgés


la dememe de Datan et Abiram

28-30 Parle à tous Nouvelle ordalie


- châtiment des instigatems seuls

24 ALTER, L 'art du récit biblique, p. 157-158.


2 5 F. MIRGUET, « Le motif des cassolettes en Nb 16,1-17,15. Une riposte théâtrali­
sée », dans Estudios Biblicos, t. 63, 2005, p. 3-19. Voir en particulier p. 4.
STRATÉGIES DE Moï sE ET DE YHWH EN NB 16 17 67

L' interprétation exacte de ces attitudes, discours et actions de


Moïse, n'est pas simple26 On peut affirmer qu'au départ, il est pré­
senté dans une attitude d'humilité (v. 4), ce qui pourrait donner au
lecteur une garantie de l'authenticité de sa posture. Reprenons donc
la série de ses actions.
La proposition d'une ordalie au moyen d'une offrande d'encens (v.
5-7) semble un renvoi évident à Lv 1027 Le fait que l'offrande d'en­
cens soit différée jusqu'à la fin de l'épisode pourrait indiquer que
Moïse ne veut pas la mort des insurgés mais qu'il entend les avertir
du risque d'une intrusion imprévue dans la sphère sacrée, punie par
la mort - ce risque est encouru également par les descendants d'Aa­
ron, ce qui est l'objet du récit de Lv 1028
Dans son discours, Moïse remet immédiatement le jugement à
YHWH : « Demain, YHWH fera connaître qui est pour lui, ainsi que le
consacré » 29 De plus, il ne mentionne pas le risque de mort. Sans
doute laisse-t-il aux intéressés le soin de se rappeler que la mort peut
sanctionner une intrusion dans la sphère sacrée (ici, le sanctuaire). En
renvoyant de manière indirecte à une référence commune, Moïse
n'adopte pas une posture autoritaire et laisse une place à la réflexion
chez ses opposants.
Le discours des versets 8- 1 1 va également dans le sens d'un aver­
tissement par évocation de la loi. Dans ces versets, ce sont les insti­
tutions de Nb 3, 4 et 8 qui sont rappelées : « le Dieu d'Israël vous a
séparés de l' assemblée d' Israël, pour vous faire approcher de lui, pour
servir le service de la demeure de YHWH et pour vous tenir en face
de l'assemblée pour officier pour eux. Et il t'a fait approcher ainsi que
tous tes frères les fils de Lévi, avec toi ». Par ces mots, Moïse démonte

26 Les interprétations de la posture de Moïse dans ce récit sont très diverses. Par
exemple NOTH, Das vÎerte Buch Mose. Numeri, p. 1 1 1 s'étonne de la réaction de
Moïse au verset 1 5 : « Die Reaktion des "zomigen" Mose ist seltsam, weil sie auf
den besonderen Inhalt des Vorwurfs nicht einzugehen scheint ». J. DE VAULX, Les
Nombres (Soillces Bibliques), Paris, Gabalda, 1972, p. 193 parle d'« attitude libérale ;}
de Moïse aux v. 6-7 contre lUle posture exclusive aux v. 1 6- 1 8 .
27 MIRGUET, « L e motif des cassolettes en Nb 16,1-17,15 » , p . 6-8.
28 Le risque de mort par transgression de la limite entre sacré et profane est un as­
pect que les révoltés oublient dans leur discoms (cf. n. 20) mais que Moïse commence
par lem rappeler. Au sujet du rapport entre le sacré et menace de mort voir WÉNIN,
« La théophanie du Sinaï(Ex 19,9 20,21) » , p. 68.
29 L'accès au sacré dépend de YHWH et non de Moïse et Aaron. Il faudra que
l'intéressé se prononce.
68 A. PIDAULT

indirectement la prétention égalitariste de ses opposants (v. 3 : « tous


sont consacrés ,,) en soulignant la spécificité de la fonction lévitique30.
En effet, si Qorah et les lévites ont déjà une situation particulière vis­
à-vis d'Israël, pourquoi s'insurger en invoquant un manque d'égalité
comme une injustice dont ils seraient victimes ?
Ensuite, en interpellant en particulier Datan et Abiram (v. 12),
Moïse isole leur motif de révolte et met en évidence la différence de
revendication par rapport à celle des lévites emmenés par Qorah. Si
Moïse cherche à résoudre ou à éviter les conséquences néfastes de
cette rébellion, sa stratégie est intéressante car elle va à l'encontre de
l'effet de groupe de la coalition.
À la mise en œuvre de l'ordalie de l'encens à partir de 16,16, on
perçoit que les 250 chefs suivent la révolte cultuelle de Qorah et des
lévites (<< 250 encensoirs »), et non celle de Datan et Abiram (v.
12-14). De plus, au terme du récit de Nb 16, ce seront les 250 qui
périront du même sort que Nadab et Abihou en Lv 10. Qorah, Datan
et Abiram périront autrement, sans doute comme instigateurs de la
révolte. Leur faute semble être d'avoir suscité une assemblée parallèle
à l'assemblée officielle, que les 250 chefs offrant de l'encens repré­
sentent. Un autre élément appuie cette lecture : le v. 27 mentionne la
« demeure » de Qorah, Datan et Abirarn (mishkân). Dans le contexte,
le terme hébreu est utilisé la plupart du temps pour désigner la
« Demeure », le lieu sacré de YHWH, centre de l'assemblée d'Israël.
C'est justement ce jeu de confusion entre l'assemblée originelle d'Is­
raël autour de la demeure de YHWH et celle voulue par Qorah, Datan
et Abiram autour de leur propre demeure qui est en question dans
l'intervention divine aux v. 20-27. Pour retrouver le projet originel, il
faut se « séparer du milieu de cette assemblée-ci » (v. 2 1), comme
YHWH le demande au peuple.
Par après, Moïse - pour éviter de tomber sous le coup de l' accusa­
tion de Datan et Abiram (v. 13) d'être à l'origine de la mort de tous
- évite que le châtiment mortel s'étende à toute la communauté. Il
continue de séparer les instigateurs de la révolte du reste de l' assem-

3 0 MIRGUET, « Interprétation de récit, récit d'interprétations », p. 409. Cette obser­


vation pertinente vient de M. DOUGLAS, In the Wilderness : the Doctrine a/Defilement
in the Book ofNumbers, New York, Oxford University Press, 2001 2, p. 59 : « This
standard sectarian response catches the Levites in contradiction. How can they, in the
name of equality, daim leadership for thernselves ? ;}
STRATÉGIES DE Moï sE ET DE YHWH EN NB 16 17 69

blée d'Israël. Le but est sans doute d'éviter que la révolte la gagne
toute entière. Devant la décision divine d'en finir avec l' assemblée
(l'ajout de l'adjectif démonstratif indique qu'il s'agit de l' assemblée
des coalisés), Moïse infléchit l'ordre de YHWH en lui suggérant qu'il
vaut mieux châtier la partie, cause de la coalition, plutôt que le tout.
S'il détruit l' assemblée rebelle, c' est toute l'assemblée d'Israël qui
risque d'y passer. Si l' accusation de mort reviendra sur Moïse et
Aaron en 17,6 (<< vous avez fait mourir le peuple de YHWH » ), le
lecteur sait que Moïse a tenté (implicitement) d'éviter cette accusa­
tion. Voici en effet ce que l'on peut lire aux versets 20-24 où YHWH
semble mitiger sa décision après la prière de Moïse et d'Aaron.

20
YHWH parla à Moïse et à Aaron en disant :
21
Séparez-vous du milieu de cette assemblée-ci,
«

que je les achève comme en un instant ».


22
Et ils tombèrent sur leurs faces et dirent :
« El, Élohim des souffles de toute chair !

Un seul homme offense


et contre toute l'assemblée tu te mets en colère ? »
23
YHWH parla à Moïse en disant :
24
« Parle à l'assemblée en disant :

"éloignez-vous (montez) des alentours


de la demeure de Qorah, Datan et Abiram" ».

Dans la progression du récit de Nb 16, il semble donc que YHWH


suive les initiatives de Moïse, ainsi que la prière de Moïse et d'Aaron
citée ci-dessus. Moïse, de plus, a besoin d'une intervention positive
de YHWH pour prouver que ses opposants ont tort. Il semble la récla­
mer ou la provoquer par le discours présenté aux v. 28-30. C'est
YHWH qui est en cause et doit se prononcer. « Si YHWH crée quelque
chose nouveau3!, et que le sol ouvre sa bouche et les avale, eux et tout
ce qui est à eux, et qu'ils descendent vivants au Shéol, vous connaî­
trez que ces hommes ont méprisé YHWH ». Depuis la proposition plu­
tôt ouverte de 16,6-7, le discours s'est considérablement durci et cela
est sans doute dû à la réaction des opposants.
Il semble donc qu'à travers ce qu'il fait et dit, Moïse veuille pro­
poser une série de rappels et de distinctions qui fonctionneraient

3 1 Littéralement, en hébreu, « Si YHWH crée une création ;}. Le substantif, dans


cette forme, est un hapax legomenon.
70 A. PIDAULT

comme avertissements pour le groupe des insurgés. De plus, accusé


par Datan et Abiram de vouloir faire mourir le peuple, il n'a aucun
intérêt à tirer de la mort de ses opposants. Aussi semble-t-il vouloir la
différer. En effet, alors que dans d'autres récits tels que Lv 10, la mort
des transgresseurs suit immédiatement la faute, en Nb 16, le châtiment
n'arrive qu'en fmale. De plus, YHWH n'intervient apparemment qu'à
la demande de Moïse. Moïse est vraiment protagoniste en Nb 16,
alors qu'en définitive c'est YHWH qui est en question.
Soulignons pour finir que cette stratégie progressive de Moïse se
heurte à un triple refus des opposants. D'abord Datan et Abiram n'ac­
ceptent pas de se distinguer du mouvement qorahite ( 1 6 , 1 2- 15).
Ensuite, la posture et l' action directe de Qorah qui continue à rassem­
bler en 16,18-19 manifestent son refus de la stratégie mosaïque. En
dernier lieu, malgré la séparation de l' assemblée (signe que la révolte
pouvait gagner tout le peuple), Datan et Abiram restent auprès de leur
tente en 16,27, confirmant leur refus de 16,12 de se séparer de Qorah
et de son projet d'assemblée parallèle.

Que tirer de ces observations pour la réflexion sur les conflits et


leur possible résolution ? Moïse est présenté en Nb 16 dans un jeu
d'action et de discours au cœur de sa confrontation avec les rebelles
présentés en Nb 16,1-3. L'attitude d'humilité, le renvoi à la loi et à
l'histoire passé par mode d'avertissement, la séparation des motifs de
conflits et l'identification des vrais mobiles des rebelles, la prière à
YHWH et l'ordalie finale constituent une stratégie progressive pour
contrer la révolte.
Un projet d'assemblée à la fois tribale et religieuse, tel qu'il nous
est montré ici dans l'Israël biblique renvoie à tout projet communau­
taire ou religieux. Face à des revendications aux fondements légi­
times, il convient d'identifier les vrais mobiles et de distinguer les
différentes causes de désagrément. En somme, il s'agit d' éviter à tout
prix un phénomène d'entraînement aveugle qui crée de la confusion
et fait oublier les motifs initiaux et positifs du projet. (On pense ici à
la structuration du camp d'Israël présentée en Nb 1-4.) En effet, le
récit de Nb 16 lu dans son contexte - en lien notamment avec Lv 10
et Nb 3, 4 et 8 - est particulièrement instructif. Si le jeu des diffé­
rentes contestations selon les opposants (Qorah et les lévites, les
Rubénites et la critique de l' exode, les 250 et leur offrande d'encens)
semble confus au départ, il sert l'intention paradigmatique du texte
STRATÉGIES DE Moï sE ET DE YHWH EN NB 16 17 71

auquel il donne presque une valeur de « type » . Au terme de la lecture


cependant, il y a lieu de se demander si le conflit relaté ici est résolu
car il se solde par la mort des coupables et laisse le reste d'Israël dans
la peur (v. 34). Le triple refus des opposants montre enfm que la pos­
sibilité de résoudre le conflit s'arrête là où commence leur liberté et
où s' affmne leur choix délibéré de poursuivre leur révolte.

NB 17 : SIGNES, MÉMORIAL, FLÉAU. UNE STRATÉGIE DE YHWH ?

En Nb 16, l'autorité de Moïse semble confmnée implicitement par


cette synergie entre la « stratégie » qu'il déploie et l'action de YHWH
qui semble suivre les initiatives mosaïques. La fonction spéciale
d'Aaron mise en question par Qorah et son mouvement (motif de la
révolte identifié et mis en récit dans le discours adressé par Moïse aux
« fils de Lévi » en 16,8-11) n'est pas pour autant confirmée. La
conclusion de l' ordalie proposée par Moïse en 16,7 (<< l'homme que
YHWH choisira, [c'est] lui le consacré ») s'est soldée par la mort des
250 hommes qui ont offert l'encens, en plus de la disparition directe
de Qorah, Datan et Abiram au shéol. Si Aaron est bien l'homme que
YHWH choisit pour entrer dans la sphère sacrée du sanctuaire, ce
choix contesté n l a pas encore été de nouveau affirmé32.
Comme on l'a vu, en Nb 16, Moïse est de loin l'acteur principal en
face de la révolte. YHWH y semble un personnage secondaire. Par
contraste, en Nb 17, on constate l'inverse. En effet, mise à part une
initiative personnelle au v. 1 1 , Moïse est présenté par le narrateur
comme exécutant les ordres de YHWH (17,2 1-24.26). Ces ordres
dominent clairement le chapitre. Deux discours divins principaux,
introduits par les mots « Et YHWH parla à Moïse, en disant » et suivis
par leur réalisation inrmédiate, ponctuent le récit. Ces ordres occa­
sionnent des réactions négatives d'Israël : la première déclenche une
théophanie puis une menace de fléau (arrêté par Moïse et Aaron),
tandis que la seconde est une lamentation qui conclut le chapitre.

32 Noter a posteriori l'opposition entre « tous sont consacrés » dans le discOillS des
révoltés en Nb 16,3 et « l'homme que YHWH choisira, c'est lui le consacré » (renforcé
en hébreu par la présence de l'article, 1 6,7). L'opposition de l'un contre tous est sou­
vent perçue dans les conflits comme lUle logique d'exclusion.
72 A. PIDAULT

Si l'on peut mettre en valeur ce contraste entre les protagonistes


principaux de Nb 1 6 et 17, c'est que les deux chapitres fonctionnent
littérairement ensemble. De nombreux rappels de Nb 16 ponctuent en
effet le chapitre 17. C'est ainsi que, si l'on a pu identifier une straté­
gie de Moïse en Nb 16, on pourrait parallèlement parler de stratégie
de YHWH en Nb 17. Si stratégie il y a, il pourra être intéressant, au
terme de sa description, d'évaluer ce que cela apporte à notre réflexion
sur la résolution de conflit.
Voici un aperçu de la structure du chapitre 17 et de ses liens avec
Nb 1 6 :

v. Description Relation avec Nb 16


1-5 SIGNE : encensoirs des victimes120ur l'autel Nb 16,5-7.16-18.35 (liens indirects)
1-3 Ordre divin à Moïse Les encensoirs, les hommes qui ont été
4 Réalisation par Éléazar > IIE!T SAINT b:tillés, le sacré
5 Signification (mémorial) - Narrateur ({ Qorah et son assemblée )

6-15 RÉACTION : Israël récrimine- Moïse et


d.
arQI1wmf
u t[a�itl
H !t
iQI1{aœ(llitJim&di1'i
11
6 Récrimination contre Moïse et Aaron (MORT) //Nb 16,3.13 indirect 28-35
'-8 ThéC1Jhanie - Moïse et Aaron à la Tente //Nb 16,18
9-10 Ordre divin à Moïse de se retirer //Nb 16,21 indirect 23-27
11 Moïse propose à Aaron une offrande d'encens //Nb 16,6-7.16-18
12-14 Réalisation par Aaron - Narrateur Rappel: « l'événement de Qorah »

16-26 'iKlNE· [(1b.


m l1
d l
etk riedJ,
l1 ' arQI1 Nb 16,7.11.15
16-20 Ordre divin à Moïse L'homme que YHWH choisira,
21-24 Réalisation par Moïse > LIEU SAINT fin des murmures contre Moïse etAaroIl
25 Signification (signe) - ordre de YHWH
26 Réalisation par Moïse - Narrateur

27-28 RÉACTION : Israël se lamente //Nb 16,34


auprès de Moïse CM.QRD

Ce tableau est loin d'être exhaustif. Tout comme le récit de Nb 16,


celui de 17 s'avère complexe mais riche. La mise en relation avec Nb
16 permet de mettre en lumière les aspects suivants.
Premièrement, les signes que YHWH demande de mettre en place
(le revêtement de l' autel et le bâton d'Aaron) sont adressés à tout
Israël. On a souligné précédemment que la révolte de Qorah, Datan
et Abirarn se manifeste par le développement d'une assemblée non­
officielle autour d'eux. Leur revendication risquait donc de se propa­
ger dans tout le peuple. Le conflit ne concerne donc pas seulement les
insurgés - visés immédiatement par la stratégie de Moïse en Nb 16
STRATÉGIES DE Moï sE ET DE YHWH EN NB 16 17 73

- mais aussi l' ensemble du peuple d' Israël. Cet élargissement à tout
Israël n' est pas dénué de sens. L'épisode de Qorab pourrait en effet
se reproduire dans l' avenir.
Deuxièmement, Nb 17 apporte une réponse directe aux questions
soulevées en Nb 16 au sujet d'Aaron. Les signes ordonnés par YHWH
sont clairs. (1) Aaron et sa descendance sont les seuls à être autorisés
à entrer dans le sanctuaire et à officier devant le saint : « afin que
n'approche pas un homme profane qui n'est pas de la semence d'Aa­
ron, pour faire fumer la fumée d' encens en face de YHWH » . Il ne
saurait être de réponse plus claire à la controverse de Qorah. (2) La
reprise de la récrimination généralisée en 17,6 (<< toute l'assemblée »)
contre Moïse et Aaron engendre un fléau divin. L'offrande effective
de l'encens par Aaron en 17,12 (contre l'offrande des 250 en Nb 16)
stoppe ce fléau : « il (Aaron) mit l'encens et fit le rite d'expiation sur
le peuple et il se tint entre les morts et les vivants ; et la plaie fut
contenue H. L'offrande d'encens d' Aaron, à l'inverse des révoltés, ne
conduit pas à la mort mais à la vie33. (3) Le signe du rameau fleuri
ajoute ceci qu'il ne place pas Aaron seulement face aux insurgés mais
face à tout Israël : « Parle aux fils d'Israël et prends, de leur part, une
branche, une branche par maison paternelle ». Tout Israël est comme
représenté dans le sanctuaire mais seul Aaron peut vivre en présence
du saint, comme en témoigne le bâton qui fleurit. Dans ces trois cas,
Aaron peut franchir le seuil entre profane et sacré dont la frontière
touche, dans la Bible, le rapport même entre la vie et la mort.
Troisièmement, les signes ordonnés par YHWH en Nb 17 n'ont pas
seulement pour but de conclure l'affaire de Qorah, mais sont tournés
vers le futur. Le fait que ce soit Éléazar, le fils d'Aaron, qui mette en
œuvre le signe du revêtement d'autel réalisé avec le métal des casso­
lettes des coupables, ainsi que la mention de « la descendance d'Aa­
ron » en 17,5 donnent à ces signes une dimension d' ouverture aux
générations futures.
Nb 1 7 met donc le lecteur face à une réponse claire au sujet de la
spécificité de la fonction d'Aaron, en réponse à la révolte de Qorah
et de ses associés. Cette réponse est développée en trois temps et ne
laisse aucun doute sur l'intention divine telle qu'elle est présentée.
Celui que choisit YHWH, le consacré (cf. Nb 16,7), c'est bien Aaron.

33 Mn.GROM, Numbers, p. 140 : « The same tire pan that brought death to the
lUlauthorized 250 averts death in the bands of the authorized ».
74 A. PIDAULT

Serait-ce donc une stratégie parfaite de YHWH qui clôture l'affaire


tragique de Qorah et répond aux questions laissées ouvertes par la
stratégie de Moïse ? Hélas (ou heureusement), la fin négative du cha­
pitre empêche d'en rester à une vision aussi clairement définie. Si la
preuve - pourtant si écrasante dans cette dynamique en trois temps
- était si probante, pourquoi laisser le récit se terminer par cette
plainte du peuple34 : « Les fils d'Israël dirent à Moïse en disant :
"Voici, nous expirons, nous périssons, nous tous, nous périssons !
Quiconque s'approche, s'approche de la demeure de YHWH meurt !
Devrons-nous donc mourir en expirant ?" » ? Une telle finale frappe
d'autant plus que l' intention de YHWH venait d'être exprimée en ces
termes : « Fais retourner la branche d'Aaron en face du témoignage,
pour la garder comme signe pour les fils de rébellion, et que prennent
fm leurs murmures contre moi, afin qu 'ils ne meurent pas ».
Alors que, dans le discours de Datan et Abirarn (16, 13) ou de tout
le peuple (1 7,6), ce sont d'abord Moïse, puis Moïse et Aaron, qui sont
accusés de vouloir la mort, Nb 17 s'achève par une simple constata­
tion et une contestation qui ne touche plus Moïse et Aaron mais le
sanctuaire de YHWH lui-même. Le lecteur, en même temps que le
peuple, finit sans doute par comprendre le véritable enjeu du conflit :
approcher du sacré de sa propre initiative revient à enfreindre la limite
entre mort et vie. La question demeure, mais elle est déplacée : il ne
s'agit plus de savoir qui a le droit ou non d'approcher le sacré mais
de savoir ce que représente une telle limite dans la représentation
biblique du sanctuaire. Le fait que seul Aaron et sa descendance
puissent s'approcher du sacré est finalement dû à la manière dont
YHWH se présente lui-même, de manière voilée d'abord, explicite
ensuite. Nb 16-17 aurait-il réalisé discrètement un retournement de
situation ? Et cela, à l'intérieur d'un conflit politico-religieux, en per­
mettant au peuple - car c'est lui qui est en jeu et non la faction paral­
lèle de Qorah qui a fmi comme elle a commencé - de comprendre les
enjeux fondamentaux de la mise en place du sanctuaire et de la régle­
mentation de l'accès au sacré ?

34 MILGROM, Numbers, p. 145 lit la fin abrupte du chapitre comme lUle ouverture
à Nb 18,1-7 : « The Israelites begin to dread the Tabernacle and will TIot corne near it.
To allay their fright, they are given the assurance that henceforth priests and Levites
alone will bear the responsibility for encroachment ;}.
STRATÉGIES DE Moï sE ET DE YHWH EN NB 16 17 75

Pour conclure cette lecture, en prenant l' ensemble des deux cha­
pitres, il est intéressant de considérer que la réponse du principal inté­
ressé dans le conflit, c'est-à-dire YHWH, est différée jusqu'au chapitre
17. En effet, c'est lui qui doit se prononcer et choisir le « consacré » ,
selon la stratégie de Moïse exposée dès 16,4. Moïse et Aaron sont
accusés de s'élever au-dessus de l'assemblée. Ils sont accusés de faire
mourir le peuple. Pourtant l' institution aaronide et la position
mosaïque remontent à YHWH lui-même (selon le livre de l'Exode) et
ne résultent pas d'auto-proclamations - ce que prétendent Qorah et
ceux qui le suivent. Mais la présence du personnage divin reste cachée
derrière les agissements de Moïse et Aaron. On comprend dès lors
que, même en 17,6, tout Israël pense que Moïse et Aaron sont les
auteurs de la mort du peuple, alors qu'ils exécutent les ordres de
YHWH. Il faudra sans doute un signe venant de l'intérieur du sanc­
tuaire (le bâton fleuri) pour permettre d'entrevoir que le « problème »
vient de la divinité elle-même et non de ses représentants et de leur
possible illégitimité.

CONCLUSION

Il nous faut répondre maintenant à la question posée en introduc­


tion. Qu'apporte ce texte biblique à la problématique de la résolution
des conflits ? Voici quelques suggestions tirées de cette lecture.
Pourtant issue d'un texte dans lequel le divin est présent, la pre­
mière réponse au conflit dans le récit revient à Moïse, dans la stratégie
progressive que nous avons tenté de mettre en lumière. Les règles
régissant la structure de la communauté avaient été édictées dans des
discours divins précédents (Nb 1-10). En Nb 16, la divinité n' inter­
vient pas directement pour régler le conflit. Cela indique à mon sens
que la résolution d'un conflit ne peut jamais être menée de manière
tranchée et radicale en référence unique à la divinité, lorsque le conflit
implique le religieux. L'initiative et la réflexion humaines sont essen­
tielles.
La première réaction de Moïse au discours des insurgés est la sui­
vante : « Moïse écouta » (v. 4). L'attitude d'écoute et d'humilité est
fondamentale face à tout type de révolte ou de conflit.
Ensuite, dans notre récit, Moïse prend soin de distinguer les motifs
de révolte des opposants. C'est sans doute un des enseignements clefs
76 A. PIDAULT

de Nb 16. Face à une coalition et un entntmement de différentes fac­


tions dans un conflit dépassant le cadre interpersonnel, distinguer les
causes et motifs différents s'avère nécessaire. En effet, certains pro­
blèmes externes peuvent interférer avec l' objet initial du conflit. Isoler
les vraies raisons, démonter les faux problèmes (par exemple l' accu­
sation d' inégalité de la part de personnes jouissant déjà d'une position
de choix comme dans le cas des lévites rebelles) sont des actions
importantes en contexte de conflit. L'avertissement sur les consé­
quences négatives des actions est également l'un des éléments impor­
tants à retirer de Nb 16.
Un conflit d'ordre institutionnel invite toujours à relire et repréciser
les lois ou les règles qui ont été critiquées. La mise en place de gestes
ou actions symboliques, ou la reformulation de lois peut alors être
nécessaire. C'est l'enseignement de Nb 17, chapitre qui sera suivi
d'une reformulation des lois sur les rapports des prêtres et des lévites
en Nb 18.
Pour fmir, nous avons souligné que les deux chapitres se terminent
dans une sorte de constat d' échec, insistant sur la peur et la mort
engendrées par les conséquences néfastes du conflit. Tout conflit est
déjà un échec de la communication initiale. Il est heureux qu'il puisse
être résolu dans la mesure du possible, mais il laisse toujours des
traces négatives, des peurs et des blessures. C'est un élément à mon
sens important dans la résolution de conflit. Cela ne contredit en rien
l'idée de progression et d'ouverture au positif et à la vie. Mais tout
conflit marque et laisse des pertes regrettables. En somme, donc,
mieux vaut prévenir que guérir.
B 1348 Louvain-fa-Neuve Alexis PIDAULT
Grand-Place 45 1 L3.01.01 Faculté de Théologie
alexis.pidault@uclouvain.be Institut RSCS
UCLouvain

Résumé - Parmi différents récits de rébellions du peuple d'Israël dans la


Bible (dans le livre des Nombres en particulier), on trouve la révolte de
Qorab, Datan et Abirarn (Nb 16-17). Ce texte biblique ne vise pas seulement
l'autorité de Moïse mais aussi celle d'Aaron et de son sacerdoce. Il s'agit
d'm cas particulier de conflit à propos des institutions sacrées d'Israël. Cet
article expose les différentes stratégies élaborées dans le texte pour stopper
la rébellion, à travers une lecture rapprochée des actions des protagonistes du
récit (Moïse et Yhwh).
STRATÉGIES DE Moï sE ET DE YHWH EN NB 16 17 77

Mots-clés - Rébellion, Bible, Institution religieuse, livre des Nombres,


Aaron, Moïse, Qorah, stratégie, lecture narrative.

Summary - Among various stories of rebellion of Israel in the Bible (in the
book of Numbers in particular), there is the rebellion of Qorah, Datan and
Abiram (Num. 16-17). This rebellion targets not only the authority of Moses
but also that of Aaron and ils priesthood, making this text a report of a par­
ticular conflict about the sacred institutions of Israel. Through a close reading
of the actions of sorne of the protagonisls (Moses and Yhwh), this article
exposes the different strategies elaborated in the narrative in order to stop
the rebellion.

Keywords - Rebellion, Bible, Religious Institution, Authority, Book of


Numbers, Aaron, Moses, Qorah, strategy, close reading.

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Singing a Scolding Song
Conflict and Reconciliation in the Song
of Moses (Deut 32)

INTRODUCTION

Characterised bath as a "gernstone that occurs in rough rnatrix"l,


and "an extrernely cornplex edifice"2 as well as "a riddle"3, biblical
scholars have analysed the Song of Moses in Deut 32 from various
perspectives. It has attracted wide scholarly attention and we have a
vast literature on the subject. Ever since Wilhelm Martin Leberecht
de Wette challenged the Mosaic authorship in his Kritik der israeli­
tischen Geschichte in 1 807, debate conceming the date, authorship,
structure and theology ofthe Song of Moses is far from settled4 Thus,
scholars have viewed the Song of Moses as a lawsuit (rîb)5, a didactic/

1 D. PETERSON, K. RICHARDS, Interpreting Hebrew Poetry, Minneapolis, Fortress,


1992, p. 67.
2 J. P. FOKKELMAN, Major Poems a/the Hebrew Bible al the Interface ofHerme­
neutics and Structural Analysis, Volume 1: Ex. 15, Deut. 32, and Job 3 (Studia
SemitÎCa Neerlandica, 37), Assen, Van GorCUlll, 1998, p. 58.
3 E. OTTO, "Singing Moses: His Farewell Song in Deuteronorny 32", in D. J.
HUMAN (ed.), Psalmody and Poetry in Old Testament Ethics, London, T&T Clark,
2012, p. 169-1 80, esp. 169.
4 See S. A. NIGOSIAN, From Ancien! Writings ta Sacred Texts: The Old Testament
andApocrypha, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004, p. 67.
5 H. B. HUFFMON, "The Covenant Lawsuit in the Prophets", in Journal ofBibli­
cal Literature 78, 1959, p. 288-295; G. E. WRIGHT, "The Lawsuit of God: A Form­
Critical Study ofDeuteronomy 32", in B. W. ANDERSON, W. lIARRELSON (eds), Isra­
el s Prophetie Heritage: Essays in Honor ofJames Muilenburg, London, SCM Press,
1962, p. 26-67; J. M. WIEBE, "The FOTIn, Setting and Meaning of the Song of Moses",
in Studia Biblica et Theologica 17, 1989, p. 1 1 9-163, esp. 127-143; E. H. MERRILL,
Deuteronomy (The New American Commentary 4), Nashville, TN, Broadrnan & Hol­
man, 1994, p. 409; C. MCCARTHY, "Masoretic Undertones in the Song of Moses", in
Proceedings ofthe Irish Biblical Association, 25, 2002, p. 29-44, esp. 40; contra, see
G. E. MENDENHALL, "Samuel's 'Broken Rîb': Deuteronomy 32", in D. CHRISTENSEN
(ed.), A Song ofPower and the Power ofSong: Essays on the Book ofDeuteronomy,
Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 1993, p. 169-1 80, esp. 176-178; H. G. L. PEELS, The
Vengeance of Gad: The Meaning of the Root NQM and the Function of the NQM­
Texts in the Context ofDivine Revelation in the Old Testament (Oudtestamentische
80 A. J. KHOKHA.R

catechetical poem reflecting Israel's Wisdom literatnre', both legal


and didactic7, a military song8, a liturgical hyrnn9 , and good newsID
1 concur with Roy Garton's opinion that the Song of Moses as it
stands is a rnixed-genre in which several genres are incorporated. It
cannot, therefore, be classified under single-genrell 1 do not, howe­
ver, agree with his notion that the Song of Moses is a product of three
major stages. As Paul Sanders has convincingly shown, the Song is a
literary unity and has a pre-exilic datingl2 What can, nonetheless, be
plausible from Garton's view-point is the fact that lawsuit appears as
"foundational to the Song's compositional forrnation"13 Taking this
foundational element as a point of departure, this contribution aims at
demonstrating a situation of conflict in which the people of Israel are
accused, at various levels, of abandoning their Lord.

Studiën, 3 1), Leiden, Brill, 1995, p. 135; J. H. TIGAY, The JPS Torah Commentary:
Deuteronomy, Philadelphia, The Jewish Publication Society, 1 996, p. 509-5 10.
6 S. R. DRIVER, A Critical and Exegetical Commentary on Deuteronomy (The
International Critical Commentary), Edinbmgh, T&T Clark, 1965, p. 345; G. VON
RAD, Deuteronomy (The Old Testament Library), Philadelphia, PA, Westminster,
1966, p. 196, 200; J. R. BOSTON, "The Wisdorn Influence upon the Song of Moses",
in Journal of Biblical Literature, 87, 1968, p. 198-202; C. J. LABUSCHAGNE, "The
Song of Moses: Its Framework and Structure", in W. C. VAN WYK, A. H. VAN Zn
(eds), De Fructu Oris Sui: Essays in Honour ofAdrianus van Selms (Pretoria Ori­
ental Series, 9), Leiden, Brill, 1971, p. 85-98, esp. 92-98; D. T. OLSON, Deuteronomy
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7 S. WEITZMAN, "Lessons from the Dying: The Role of Deuteronomy 32 in its
Narrative Setting", in Harvard Theological Review, 87, 1994, p. 377-393, esp. 379.
8 U. CASSUTO, "The Song of Moses (Deuteronomy Chapter XXXII)", in ID.,
Biblical and Oriental Studies, vol. 1, trans. Israel Abrahams, Jerusalem, Magnes,
1973, p. 41 -46.
9 M. THIESSEN, "The FOTIn and Function of the Song of Moses (Deuteronomy
32:1-43)", in Journal of Biblical Literature, 123, 2004, p. 401-424. See also J. W.
WATTS, Psalm and Story: Inset Hymns in Hebrew Narrative (coll. Journal for the
Study of the Old Testament. Supplements, 139), Sheffield, Academic Press, 1992, p.
15.
10 G. A. F. KNIGHT, The Song of Moses: A Theological Quarry, Grand Rapids,
MI, Eerdmans, 1995, p. 44.
11 R. E. GARTON, Mirages in the Desert: The Tradition-historical Developments
ofthe Story ofMassah-Mribah (Beihefte zur Zeitschriftfor die alttestamentliche Wzs­
senschafl, 492), Berlin, Walter de Gruyter, 2017, p. 95.
12 GARTON, Mirages in the Desert, p. 99-100; P. SANDERS, The Provenance of
Deuteronomy 32 (Oudtestamentische Studiën, 37), Leiden, Brill, 1996, p. 429-43 1 .
1 3 GARTON, Mirages in the Desert, 96.
CONFLICT AND RECONCILIATION IN THE SONG OF MOSES 81

That the Hebrew Bible is replete with passages depicting quarrels


or conflicts is doubtless (cf. , e.g., Exod 17 : 7 ; Hos 1 2 : 3 ; Micah 6:2).
ln what follows, therefore, 1 will try to bring out the themes of conflict
and reconciliation in the Song of Moses found in Deut 32 , taking
recourse to the position that the Song (in most part) is a lawsuit, a rîb.
As 1 have pointed out above, this approach is supported by most nurn­
ber of scholars today. This short study will first present the composi­
tion of a lawsuit. Then it will try to display how the Song of Moses
fits into this category. Finally, it will show how this lawsuit gets sett­
led and reconciliation is brought about.

COMPOSITION OF A LAWSUIT

Labelling the Song of Moses as a rîb has been complex. Scholars


like George Wright and Julien Harvey have contended that the whole
song does not fall under the category of a lawsuit. Wbile for Wright,
the rîb pattern is found only until v. 29, Harvey argued that only first
25 verses constituted this patternl4 For James Boston, the lawsuit
pattern is found only in vv. 4-22, labelling the first three verses as,
what he called "proem", "the invocation of the teacher" and argued
that the invocation of heaven and earth does not constitute as a surn­
mons to act as witnessesl5. George Mendenhall opposed the idea that
the Song of Moses should be regarded as lawsuit. According to him,
this poem is probably the best indirect evidence we have for actual
village court procedures in Palestine of the Early Iron Age. It is a form
thus transferred (as is the covenant itself1) from normal political-Iegal
procedures into the realm of religious and historical thought. But here
Yahweh is not suing anyone for breach of covenant; instead the breach
had taken place, the consequences had been suffered, and the issue is
whether or not Yahweh would be a reliable refuge for the future16.

Moreover, several scholars who have devoted their time and energy
in studying the Song of Moses hold that it cannot be regarded as a

14 WRIGHT, "The Lawsuit of God", p. 54-58; J. HARvEY, "Le Rib-Pattern, réqui­


sitoire prophétique sm la rupture de l'alliance", in Biblica, 43, 1 962, p. 172-196, esp.
177.
1 5 J. R. BOSTON, The Song ofMoses: Deuteronomy 32:1-43, Ph.D. Diss., Union
Theo1ogiea1 Serninary, New York, 1966, p. 12; 150; 1 5 1 -153.
16 MENDENHALL, "Samuel's 'Broken Rîb''', p. 176-177.
82 A. J. KHOKHA.R

lawsuit due to the final part of the Song, where instead of bringing
about divine punislnnent, YHWH relents and Israel survives its God's
anger. In the latter part of this paper, it will be shown what the purpose
of this lawsuit is. Paul Sanders seerns right in contending that before
one ventures into a diachronic analysis of the Song of Moses, atten­
tion should be paid "to discover the thernatic coherence in the song
as weil as the relationship between the different forrns incorporating
there"17 Note also the telling rernarks of Gary Harlan Hall, who sug­
gests it best to understand the Song of Moses as a covenant lawsuit.
According to Hall, the Song of Moses cornes after the covenant
renewal as depicted in chs 29-30 as weil as the indictrnents enurne­
rated in 3 1 : 16-1 8.27-29. "Thernatically," holds Hall, "it agrees with
the covenant ernphasis of the book, even if the covenant is not expli­
citly referred to in the Song"18
Having given sorne general observations on the understanding of
the Song of Moses, we will take recourse to Pietro Bovati for our
analysis to see it as a lawsuit. As Bovati has propounded, rîb is a
controversy or a juridical crisis between two parties who had a juri­
dical bond between thern19 He sketches out different stages in this
juridical crisis. Firstly, the accusation is laid by the aggrieved party.
Then the accused is required to respond to the allegation. The accused
party rnay admit guilt or protest his innocence by providing sufficient
reasons. If guilt is adrnitted and pardon sought, conflict can be
resolved through reconciliation. However, it is possible that the accu­
ser does not oblige to pardon, in which case the controversy conti­
nues. The accused is given sentence according to the rneasure of
wrong he has cornrnitted. Moreover, it is also admissible that the
accused does not plead guilty, in which case, the controversy again
goes an20.
Bovati regards lawsuit as a dialogue, in which the disputant is cal­
led to account. Charges are levelled with words of accusation. In this
regard, the accuser rnakes reference to a third party which is taken as

17 SANDERS, The Provenance ofDeuteronomy 32, p. 94.


18 G. H. HALL, Deuteronomy (The College Press NIV Commentary), Joplin, MO,
College Press, 2000, p. 466.
1 9 P. BOVATI, Re-Establishing Justice: Legal Terms, Concepts and Procedures in
the Hebrew Bible (Library of Hebrew Bibie/Old Testament Studies, 1 05), Sheffield,
A.cademic Press, 1 994, p. 30-3 1 .
20 BavATI, Re-Establishing Justice, p. 3 1 -32.
CONFLICT AND RECONCILIATION IN THE SONG OF MOSES 83

a witness. This third party can be an individual or a group or sornething


siruilar. The witness is invited to listen, in an irnperative or a jussive
forrn, to the dispute. However, the witness only acts as an artifice and
does not pass any judgernent. The levelling of charge can be done in
one of the two ways. It can take a declarative or an interrogative forrn
or it can be juxtaposed in one accusation21 During the process of
accusation, a recital of the kindnesses of the plaintiff takes place. The
infidelities of the party at guilt are also pronounced in the accusa­
tion22 The allegation does not rernain at the level of charge, however.
Rather there is an application of this charge by rneans of a suitable
punishrnent. The accused cornes under sanction23 According to
Bavati, the accuser '8 speech culminates in an invitation, directed at
the accused, to admit its guilt. More irnportantly, this author states that
in controversy between God and his people, the chief purpose is not
the punishrnent for the guilty "but a right relationship with the other;
the desire is that the accused should reforrn and live in a just
relationship"24.
Having observed in the preceding section the constitntive elernents
of a lawsuit, this stndy will now try to situate the Song of Moses into
this category in the following section.

THE SONG OF MOSES AS A LAWSUIT

How does this lawsuit begin in the Song of Moses? The plaintiff in
Deut 32 is the Lord hirnself. The accused party is the people of Israel.
The 'drarna' unfolds in the following:
1 . vv 1-6: Introduction of the case,
.

summoning of the witnesses and commencement of the case.


2. vv 7-14: The speech ofprosecution
.

3. vv 15-18: lndictment
.

4. vv 19-26: Sentence
.

5. vv 27-33: Repentance
.

6. vv 34-42: Deliberation and Reconciliation


.

21 BavATI, Re-Establishing Justice, p. 72; 75; 80-81 .


22 BavATI, Re-Establishing Justice, p. 77.
23 BavATI, Re-Establishing Justice, p. 84-85.
24 BOVATI, Re-Establishing Justice, p. 82; 90-91 .
84 A. J. KHOKHAR

1 . Following Wright, in this lawsuit, the heavens and the earth are
sununoned as witnesses in verse 1 . The calling upon of the heavens
and the earth is not unique in the Song of Moses though. These ele­
ments are called upon also in Deut 4:26; 30: 19 and 3 1 :28. Moreover,
this type of forrnula is found elsewhere in Isa 1 :2; Micah 6:2; Jer 2: 12
and Ps 50:4, with an allusion also in Job 20:2725 It should be borne
in mind, however, that the heavens and the earth are not solely called
upon as witnesses in a lawsuit. In other parts of the Hebrew Bible,
they are invoked, for example, to praise God for his wonderful deeds
(cf. Ps 89:5); they are called upon to shout for God (cf. Isa 44:23),
etc. In our context, nonetheless, their main function is to act as wit­
nesses. According to Jeffrey Tigay, the purpose of invoking the
heavens and the earth is that they may be "objective onlookers". Tigay
accentuates that they serve as witnesses of justice of ail the charges
that the Song levels against Israel. Moreover, they also witness to "the
faimess of ]srael's punishment"26 Vv. 4-6 introduce the main themes
of the Song: the Lord is just and upright (v. 4) but Israel is corrupt (v.
5). The opening charge is laid against the accused in the present tense
in v. 6: "Do you thus repay the Lord?" According to John Wiebe, "the
lawsuit against God's people is not described as a past event but as a
present reality about to begin"27 These three verses, narnely 4-6, in a
nutshell convey God's justice as weil as disloyalty of IsraeF8
2. In the speech of prosecution (vv. 7-14), emphasis is laid on ail
the benevolent acts the Lord has wrought on behalf of the people of
Israel. The praise of God for his benefactions is frequent in the litnrgy
(cf. Deut 26:5-9). Tigay speaks about the recitation of such benefac­
tions in two contexts. In liturgy they are used to express gratitnde to
God. In other places, as in the Song, they are used as a basis to rebuke
the people for their apostasy29 Verse 9 occupies prominence insofar
as it points out Israel's special position as "the Lord's portion", "the
lot of his inheritance". The nation of Israel is not given to any other
deity. Moreover, Israel is made to recall the blessing and care shown
by its God through a nurnber of verbs: he found, he led, he instructed,
he kept (vv. 10,1 1); he carried (v. 1 1), set atop the heights, fed, nursed

25 WRIGHT, "The Lawsuit of God", p. 44.


26 TIGAY, Deuteronomy, p. 299.
27 WIEBE, "The FOTIn, Setting and Meaning", p. 132.
28 TIGAY, Deuteronomy, p. 299.
29 TIGAY, Deuteronomy, p. 302.
CONFLICT AND RECONCILIATION IN THE SONG OF MOSES 85

(v. 13)30. Similar kind of prosecution speech can also be seen in Hos
9: 10; 1 1 : 1-4 and 1 3 :4-5; Micah 6:3_431 The allusion to the desert
experience is portrayed in vv 10- 12 while vv 13-14 highlight on the
. .

settlement of the people of Israel in the Promised Land, where ail


good things are provided. According to Wiebe, the elongated prose­
cution speech in the Song of Moses sets it apart from the prosecution
speeches found in other parts ofthe Hebrew Bible, such as in Hosea 32
3 . The indictrnent takes place in vv 15-18. The levelling of the
.

charge in the Song of Moses is in a declara/ive forrn. Wiebe shows


that accusations are levelled through the use of standard motifs. Apart
from the Book of Deuteronomy, the indictrnent can also be seen in
texts like Hos 5 : 8-14; 9 : I Ob; 1 1 :2.3b; 13:6 as weil as in Jer 2:4-
8. 1 1 . 17.22. As Wiebe has demonstrated, "growing fat", "going after
vanity", "forsaking Gad", "involvernent with pagan god(s)", and "for­
getting God" are the standard accusations found in the texts of the
Hebrew Bible. Surprisingly, four of these five motifs are found only
in the Book of Deuteronomy. The allegation of "going after vanity"
can be seen in Hos 5 : 1 1 ; Jer 2:5. Thus, Israel is accused of growing
fat and forsaking God (v. 15). What is worse, their participation in the
pagan cuits has provoked the Lord to jealousy (vv. 16- 17). Above ail,
they are accused of forgetting their God33, an accusation that is typical
of Deuteronomy (6 : 1 0- 12; 8 : 1 1- 19)"34 Since ail the infidelities of
Israel are enurnerated and it now stands charged, a sentence should be
proclairned against il.
4. The sentence against Israel is pronounced in vv. 19-26. In his
proclamation of the sentence, God resolves to withdraw his protection
from Israel by hiding his face (v. 20). Hiding the face signifies the
anger of God. In his anger, therefore, God will withdraw his favour
and protection and leave them abandoned35 Calling v. 22 as a "highly
graphic language", Eugene Merrill states that God's anger would be

30 D. T. OLSON, "God for Us, God against Us: Singing the Pentateuch's Songs of
Praise in Exodus 15 and Deuteronorny 32", in Theology Today, 70, 2013, p. 54-61,
esp. 57.
3 1 See WIEBE, "The FOTIn, Setting and Meaning", p. 132.
32 WIEBE, "The FOITll, Setting and Meaning", p. 133.
33 WIEBE, "The FOTIn, Setting and Meaning", p. 133-134.
34 R. D. NELSON, Deuteronomy: A Commentary (coll. Old Testament Library),
Louisville, Westminster John Knox Press, 2002, p. 373.
35 TIGAY, Deuteronomy, p. 294; J. R. LUNDBOM, Deuteronomy: A Commentary,
Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2013, p. 887.
86 A. J. KHOKHA.R

intense and pervasive. Because of the infidelity of Israel, everything


that is on the earth and under it would get a taste of the devastating
effects of God's anger36 Natural disasters such as famine and misfor­
tunes would strike them (vv. 23-24). Destructive powers of nature,
such as wild beasts and poisonous serpents would corne upon them
(v. 24). Israel would be exposed to war, scattered and annihilated (vv.
25-26). Moreover, since Israel has reposed its faith in foreign gods,
God threatens to make them jealous with a "no-people", "foolish
nation" (v. 21). As Wiebe shows, the theme of God hiding his face,
wounding, sending wild animais and ravaging sword are also found
in other books of the Hebrew Bible (cf. e.g., Hos 5 : 13-15; 9: 12-13;
1 1 :6; 1 3 : 8; Jer 2: 15; 5:6; 9:2; 30:12-13)37. Importantly, chapter 28 of
the Book of Deuteronomy carries striking parallels with the punish­
ment enurnerated in 32:19-26. Speaking about the sentence ofpunish­
ment, Wiebe postulates that "it looks like the sentence of the rîb was
based on the traditional covenant conditions of blessings and curses.
Therefore, if the defendant was found guilty of breaking the covenant,
the curses of the covenant would become his sentence"38. Important,
however, is to bear in mind the fact that in a rîb procedure, the threat
of punishrnent is not real. It is an announcement of what may happen
in the future. But the real aim of the threat is reconciliation, a just
relationship between the parties.
5 . According to Bovati, the process of reconciliation constitutes a
plea for pardon which the accused party apparently shows through
confession and supplication39 However, when it cornes to the issue
of acknowledging guilt or pleading not guilty by the defendant, the
Song of Moses does not directly say anything. No outward bodily
gesture rnanifests it. Thus, the text of Deut 32 does not convey any
display of prostration or weeping, fasting, or other penitential signs
like putting on ashes or wearing sack-clotho On the contrary, verse 26
has God saying to himself that he would scatter and destroy Israel.
However, there is a shift from verse 27, that makes a transition to the
important verses 28-30. While sorne consider that the subject ofthese

36 MERRILL, Deuteronomy, p. 41 8-419.


37 WIEBE, "The FOTIn, Setting and Meaning", p. 134.
3 8 WIEBE, "The Form, Setting and Meaning", p. 135. See also WRIGHT, "The
Lawsuit of God", p. 53.
39 BavATI, Re-Establishing Justice, p. 123-129.
CONFLICT AND RECONCILIATION IN THE SONG OF MOSES 87

three verses are pagan nations (the enemy)40, others contend that they
refer to Israel41 Taking Israel as the subject of vv. 28-30 seems more
plausible. It is due to their lack of counsel and understanding that they
go behind foreign gods. Verse 29 seems to suggest a longing for wis­
dom and understanding. This aspiration of the poet does not appear
to be for the enemy. Wiebe sees a movement of cornrnunal larnenta­
tion from vv. 27-39 in which they finally realize that their power is
gone (v. 36) and that they could only be saved by the Lord (v. 39).
Seeing that his people's power is gone, God would revoke his anger
against them (v. 36)42
Before we corne to our final section, a few remarks seem in place
conceming Wiebe's analysis of the Song of Moses. Wiebe's proposi­
tion that the Song of Moses is a whole unit seems quite plausible. He
calls this poetic section as "a deliberative rîb", and contends that it is
a modified forrn of rîb or covenant lawsuit. This deliberative rîb,
according to hirn, has a heavenly court setting where YHWH'S delibe­
ration takes place. Wiebe, however, does not elaborate on the chief
purpose of this deliberation. As he rightly states, this deliberation is
in direct response to the act of remorse or repentance rnanifested by
the accused party. But the motif of this deliberation is not spelled out
satisfactorily43.
As Bovati has recently shown, the main intention ofthe whole legal
process of rîb is full restoration of justice. Moreover, the sociological
environrnent of this process is not the court but the family. To quote
Bovati, "the rîb is that process, which, while remaining within the
farnily, intends to preserve the spirit of benevolence, intended to give
life, not to die"44.

40 See TIGAY, Deuteronomy, p. 3 10; NELSON, Deuteronomy, p. 375; LUNDBOM,


Deuteronomy, p. 893.
41 See DRIVER, Deuteronomy, p. 370-3 7 1 ; P. C. CRAIGIE, The Book of Deuter­
onomy (The New International Commentary of the Old Testament), Grand Rapids,
MI, Eerdmans, 1992, p. 386; MERRILL, Deuteronomy, p. 421; OLSON, "God for Us,
God against Us", p. 58.
42 WIEBE, "The FOTIn, Setting and Meaning", p. 129; 137.
43 For more details, see WIEBE, "The Form, Setting and Meaning", p. 122, 127,
140-142.
44 See P. BOVATI, "Una benefica accusa (Dt 32 corne rîb profetico)", in J. M. DiAz

RODELAS, M. P. FERNANDEZ, F. R. CASAS (eds), Aun me quedas tu: Homenaje al


Profesor D. Vicente Bertomeu, Estella, Verbo Divino, 2009, p. 43-68, esp. 67. (I thank
Conrad Folifack sj. for his help in assimilating important ideas from this article.)
88 A. J. KHOKHA.R

6. In the first part of this paper we have seen Bovati stating that in
a controversy, rîb between God and His people - and in our case, in
the Song of Moses - the chief purpose is not punishrnent but a right
relationship with the guiltyl5. In this sense, Jean-Pierre Sonnet reco­
guises a unique character of the Song that deserves a mention.
Eisewhere, when God relents and forgives the people of Israel, it is
due to the intervention of Moses. Thus, in Deut 9: 19.26, Moses
remembers the incident at Horeb and reminds the people that it was
due to his intercession that God did not bring upon them the punish­
ment he had intended. In the Song of Moses, however, God relents
without any mediation from Moses46 Wiebe sees in the words "Is not
this laid up in store with me, and sealed up among my treasures?" (v.
34) a rhetorical deliberation, which is in direct response to the remorse
shown by the people of Israel. Verses 27-33 constitute an important
part in making God change his ruind about annihilating the people of
Israel. It is not Israel but the enemy which deserves punishment.
Having, therefore, seen the laments ofhis people, God deliberates and
states that he has noted the evils of the enemy and these evils are
"stored up" in his rnind47.
The conflict in the Song of Moses receives ils fmal judgement in
verse 35. The controversy cornes to a settlement as God, who is the
accuser, pronounces his verdict. Vengeance and retribution belong to
him (v. 35). It is he himselfwho will avenge Israel's enemies. While
declaring his sentence, God first mocks Israel for having relied on
foreigu gods. Moreover, he reminds them that it is only he indeed who
can save them (vv. 37-39). He swears by "lifting his hand" (v. 40) that
he will avenge his people, and repay the enemy48 The conflict, the­
refore, cornes to an end and reconciliation is reached about by a
solenrn declaration of praise of God (v. 43). In the words of John
Thompson, "He [God] not only forgives His people but covers over
their offence"49.

45 See BOVATI, Re-Establishing Justice, p. 82; 90-9 1 .


46 I-P. SONNET, The Book Within the Book: Writing in Deuteronomy (Biblical
Interpretation Series, 14), Leiden, Brill, 1997, p. 177.
47 WIEBE, "The FOTIn, Setting and Meaning", p. 138; 140-141.
48 WIEBE, "The FOTIn, Setting and Meaning", p. 143.
49 J. A. THOMPSON, Deuteronomy: An Introduction and Commentary (coll. Tyn­
dale Old Testament Commentaries), London, InterVarsity Press, 1974, p. 304.
CONFLICT AND RECONCILIATION IN THE SONG OF MOSES 89

CONCLUSION

These few pages have tried to illustrate a situation of conflict in


Deut 32 by recognizing that rîb is a foundational genre in the Song
of Moses. 1 have done this by first presenting the traits of rîb as pro­
pounded by Bovati. Ali the elements that constitute a controversy
between God and his people can be seen in the Song. Effort was made
to blend the proposai of Bovati with that ofWiebe. Although Bovati's
work finds no reference in Wiebe, it has been shown that what Bovati
enumerates with regard to the constitutive elements of a rîb is clear
in the Song of Moses. The Song presents a serious case in the life of
Israel. It has departed from the ways of its God. After ail the accusa­
tions, although God threatens the people of Israel with every possible
evil for its infidelity, he actually does not bring any of them into
effect. The purpose of this controversy and conflict is to bring Israel
back to God and to be reconciled with hirn. This reconciliation takes
place as God relents from doing ail that he actually threatens against
his people with.

Chogitti, Jalandhar, 144 004 Antony John KHOKHAR


Punjab, INDIA Professor of Sacred Scripture
Guru Gobind Singh Avenue Roly Trinity Regional Major
antonyjkhokhar@grnail.com Serninary

Summary - Right from the very first book of the Hebrew Bible, several
texts present conflict situations. Since conflict has become a part of life -
between individuals, families, neighbours, working groups, regions, nations
- religious texts such as the Bible are evoked to study this complex issue in
order to live a life of communion. The Song of Moses (Deut 32) presents a
situation of conflict - between YHWH and the People of Israel - and is
regarded as an accusatory speech. Israel is a perverse and a crooked genera­
tion that has grown fat and forgotten its God. The situation of conflict inten­
sifies when YH\VH threatens to hide his face from them beeause they have
provoked him to anger. However, YH\VH reverses his attitude towards his
people, and that too, unlike elsewhere (cf. Deut 9:26), without any interven­
tion by Moses. In this present paper, the foeus is on the following questions:
\Vhat issues of eonfliet the Song of Moses presents? \Vhat is at stake in this
eonfliet? How does reeoneiliation between YH\VH and the People of Israel
lake place?
90 A. J. KHOKHA.R

Keywords - Deuteronomy; conflict; controversy; lawsuit; reconciliation;


Song of Moses

Résumé - Dès le tout premier livre de la Bible hébraïque, divers textes


présentent des situations conflictuelles. Puisque le conflit - entre individus,
familiers, voisins, groupes de travail, régions, nations - fait partie de la vie,
des textes religieux comme la Bible sont évoqués pour étudier ce problème
complexe dans le but de pouvoir vivre une vie de communion. Le chant de
Moïse en Dt 32 présente une situation de conflit entre YHWH et le peuple
d'Israël, au sein de laquelle il est envisagé comme un discours d'accusation.
Israël est une génération pervertie et malhonnête qui a prospéré et a oublié
son Dieu. La situation de conflit s'intensifie quand YH\VH menace de lui
cacher sa face parce qu'ils ont provoqué sa colère. Cependant, YH\VH ren­
verse son attitude envers son peuple et cela, contrairement à ce qui se passe
ailleurs (voir Dt 9,26), sans que Moïse intervienne. Cette contribution envi­
sage les questions suivantes : quel type de conflit le cantique de Moïse pré­
sente-t-il ? Qu'est-ce qui y est en cause ? Comment a lieu la réconciliation
entre YHWH et le peuple d'Israël ?

Mots-clés - Deutéronome; conflit; controverse; procès; réconciliation; Can­


tique de Moïse

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III. Regards historiques
L es Pères apologistes
face à la culture grecque

AmÈNES ou JÉRUSALEM ?

« Quoi de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l'Académie


et l'Église, entre les hérétiques et les chrétiens ? » 1 « Qu'y a-t-il de
semblable entre un philosophe et un chrétien ? Entre un disciple de la
Grèce et un disciple du ciel ? »2 La question posée et traitée par Ter­
tullien vers la fin du n' siècle (197 A.D.) résume bien « l'origine et
l'enjeu du débat interne au christianisme naissant »3, dont la relation
avec la culture païenne est à la fois inévitable et passionnante mais
aussi complexe et conflictuelle. Même si Jésus n'a pas directement
abordé cette question de la relation avec la culture grecque, il a néan­
moins demandé à ses disciples de « faire de toutes les nations ses
disciples » (voir Mt 28, 19 ; Mc 16,15) sans leur indiquer cependant
une méthode concrète et précise, sinon la promesse de la venue de
l'Esprit Saint" dont la mission est d'ouvrir les cœurs et d'éclairer les
intelligences. Quand l'Église se développe, la question de la relation

l TERTULLIEN, Traité de la prescription contre les hérétiques, 7, 9, trad. P. DE


LABRIOLLE (Sources Chrétiennes, 46), Paris, Cerf, 1957, p. 98.
2 TERTUllIEN, Apologétique, 46, 1 8, trad. F. CHAPOT, dans B. POUDERON, 1-M.
SALAMITO, V ZARINI (éds), Premiers écrits chrétiens (Bibliothèque de la Pléiade, 617),
Paris, Gallimard, 2016, p. 909. Voici la suite de cette phrase : « [ ] Entre celui qui
...

travaille pom la réputation et celui qui travaille pom la vie ? Entre lUl acteur de paroles
et un actem d'actions ? Entre lUl bâtisseur et lUl destructem ? Entre un corruptem de la
vérité et son restamateill, entre son volem et son gardien ? » Pour une étude avancée,
voir l-C. FREDOUILLE, Tertullien et la conversion de la culture antique, Paris, Études
Augustiniennes, 1972.
3 B. POUDERON, « Les premiers chrétiens et la culture grecque », dans l-M.
MAYEUR, C. et L. PIETR!, A. VAUCHEZ, M. VENARD (éds), Histoire du christianisme,
t. 1 , Le nouveau peuple (Des origines à 250), Paris, Desclée, 2000, p. 8 1 7 . Voir aussi
A. PUECH, Les apologistes grecs du I� siècle de notre ère, Paris, Hachette, 1 9 1 2 ; R.
JOLY, Christianisme et philosophie. Études sur Justin et les Apologistes grecs du I�
siècle, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1973 ; R. M. GRANT, Greek
Apologists of the Second Century, Philadelphia, The Westminster Press, 1988 ; B.
POUDERON, Les Apologistes grecs du second siècle, Paris, Cerf, 2005.
, La Puissance d'en-haut (Lc 24,49 ; Ac 1,8), le Paraclet (In 14,16.26 ; 1 5,26).
98 L ZHANG

avec la culture grecque apparaît au premier plan puisque, pour de


multiples raisons, il y a de plus en plus de convertis non Juifs. Une
fois converti, revêtu du Clnist (Ga 3,27), revêtu de l'hornrne nouveau
(Col 3, 10), faut-il rejeter totalement la culture qui a été vécue aupa­
ravant ? Faut-il se couper intégralement de son milieu social, culturel
et même familial ? Il est certain, cornrne l'enseigne Paul, qu'il faut
faire mourir ce qui appartient à la terre : débauche, impureté, passion,
désir mauvais et cupidité - idolâtrie, colère, irritation, méchanceté,
etc. (Col 3 ,5-9) Cependant, la question n'est malheureusement pas si
simple. Cornrnent voir le rôle de l'éducations, de la philosophie et de
la culture grecque ? Y a-t-il des liens possibles avec le christianisme ?
De même, cornrnent présenter raisonnablement la foi clnétienne aux
accusateurs et aux persécuteurs pour qui le clnistianisme reste mal
compris ? De plus, les clnétiens sont souvent injustement traités à
cause de leur nom, le nomen christianum, et accusés de pratiquer la
débauche, l'inceste ou même l' antlnopophagie. Se situant dans un tel
contexte de conflits religieux, sociaux, politiques et culturels, com­
ment doivent agir les clnétiens ? Cornrnent défendre et présenter la
foi clnétienne, une doctrine nouvelle et inconnue pour les autres ? Si
la question est irnrnense, je me limiterai dans les pages qui suivent au
conflit culturel grec-clnétien en me fondant sur les textes des Pères
apologistes qui contribuent le plus à ces réflexions dans une « situa­
tion ambiguë, de regard critique et d'imprégnation ,,6
Plusieurs Apologistes dont la plupart sont des païens convertis
n'abandonnent pas le titre de philosophe' : Justin, philosophe et mar-

5 Les chrétiens et les Grecs ont lUl point de vue différent par rapport à la littéra­
ture classique et aux auteurs comme Homère et Hésiode : pOlIT les lUlS, ce sont plutôt
des poètes, mais pOlIT les autres, plutôt des « théologiens ;>, au sens où ils avaient
introduit lUle croyance aux dieux. Voir ATHÉNAGORE, Supplique au sujet des chrétiens
et Sur la résurrection des morts, introduction, texte et traduction par B. POUDERON
(Sources Chrétiennes, 379), Paris, Cerf, 1992 (Supplique, 17, 1, p. 123) : « J'affirme
que ce sont Orphée, Homère et Hésiode qui ont attribué une généalogie et des noms
à ceux qu'ils prétendent être des dieux. ,} Clément d'Alexandrie insiste sur le fait
que l'étude est quand même importante et nécessaire. Voir CLÉMENT D'ALEXANDRIE,
Stromate, l, 6, 35, 2, trad. M. CASTER (SolITces Chrétiennes, 30), Paris, Cerf, 1951, p.
71 : « Nous disons que même sans savoir lire on peut être fidèle, mais nous convenons
aussi que comprendre les doctrines de la foi est impossible sans étude. ,}
6 G. DORIVAL, « L'apologétique chrétienne et la culture grecque ,>, dans B. POUDE­

RON, J. DORÉ (éds), Les apologistes chrétiens et la culture grecque, Paris, Beauchesne,
1998, p. 424.
7 Mais quel est le sens exact de ce titre pOlIT lUl chrétien ? Selon B. Pouderon, il
LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE 99

tyr, ne jette pas son tribôn - son manteau de philosophe - après sa


conversion8 ; il est en effet le premier qui confesse publiquement la
foi chrétienne tout en gardant ce vêtement ; même Tatien9 se dit « phi­
losophe à la manière des Barbares » 10 Ils n' ont pas, en revanche, une
opinion univoque à l'égard de la philosophie grecque. Influencés par
des apologétiques juivesl!, les Pères de l'Église acceptent ainsi « la
théorie de l' emprunt », selon laquelle la culture grecque est le « pla­
giat » de la tradition hébraïque qui serait la plus ancienne. Cette théo­
rie amène des conséquences et conduit à des attitudes différentes,
négative, ambiguë ou positivel2 : certains Apologistes manifestent une

fait allusion à la fois à sa profession, à sa formation et à sa doctrine. Voir POUDERON,


« Les premiers chrétiens », p. 838.
8 JUSTIN, Dialogue avec lejuifTryphon, 1, 2 ; 9, 2, trad. B. POUDERON, dans Pou­

DERON, SALAMITO, ZARINI (éds), Premiers écrits chrétiens, p. 400, 4 1 1 .


9 Il n'est pas dans notre intention de traiter de l'hérésie de Tatien qui, après la
mort de son maître Justin, a créé une secte « encratite », ni celle de Tertullien qui
devient « montaniste ;} vers la fin de sa vie.
10 TATIEN, Discours Aux Grecs, 42, 1 , trad. H. G. DENEUX, dans POUDERON, SA­
LAMITO, ZARINI (éds), Premiers écrits chrétiens, p. 626. Il Y a encore Aristide, le phi­
losophe d'Athènes, voir le titre d'ARISTIDE en Apologie, 1, 1 (version syriaque) ; Athé­
nagore, philosophe et chrétien, voir son titre dans Supplique au sujet des chrétiens.
Dans son étude, B. Pouderon dit qu'Athénagore n'est pas « philosophe et chrétien ,}
mais lUl « philosophe chrétien ,}. Voir B. POUDERON, « Introduction ,>, dans ArHÉNA­
GORE, Supplique au sujet des chrétiens, p. 17-22. Pom lUle étude plus profonde, voir
B. POUDERON, Athénagore d'Athènes philosophe chrétien, Paris, Beauchesne, 1989 ;
D. 1. RANKIN, Athenagoras. Philosopher and Theologian, Farnham-Burlington, Ash­
gate, 2009. Cependant, ces désignations sont peut-être postérieures.
11 Les Juifs avaient reçu des accusations semblables. Peu avant (et au même
moment) le christianisme, existaient des apologétiques judéo-hellénistiques qui dé­
fendaient le judaïsme et qui, quelques fois, essayaient d'harmoniser la culture grecque
en montrant l'antériorité et la supériorité du judaïsme. Ces apologétiques ont une
influence considérable sm celles du christianisme. Voir M. ALEXANDRE, « Apologé­
tique judéo-hellénistique et premières apologies chrétielllles ,>, dans B. POUDERON, J.
DORÉ (éds), Les apologistes chrétiens et la culture grecque, Paris, Beauchesne, 1998,
p. 1-40. Le christianisme est né et s'est développé dans lUl milieu judéo-hellénistique
plutôt que pmement juif. Voir P. BORGEN, Early Christianity and Hellenistic Judaism,
Édimbourg, T&T Clark, 1996.
12 Dans son article consacré à la question du platonisme et du christianisme, C.
de Vogel distingue même cinq différentes attitudes chez les autems chrétiens dans
l'Antiquité, non seulement les Apologistes : « (a) total rejection and hostility, (b) a
great open-mindedness and assimilation of philosophical thinking forms, (c) an ex­
tremely critical attitude, yet reception of certain elements, (d) far-going acceptance
ofphilosophical thinking forms, sometimes in a spirit ofsyncretism, (e) far-going ac­
ceptance joined with transformation. ,} C. DE VOGEL, « Platonism and Christianity. A
Mere Antagonism or a profound Common Ground ,>, dans Vigiliae Christianae, t. 39,
1985, p. 1 -62, ici p. 19. Dans les pages suivantes, l'auteur donne pom chaque cas des
100 L ZHANG

dévalorisation quasiment totale de l'hellénisme, comme Tatien et Ter­


tullien ; certains « réfutent ainsi 1 'hellénisme par 1 'hellénisme lui­
même » 13 en choisissant, dans les textes grecs, des passages utiles
pour leur démonstration ; certains se servent de la théorie du plagiat
en cherchant des points communs pour expliquer la doctrine chré­
tienne selon une manière familière aux païens, comme Justin, Athé­
nagore et Clément d'Alexandrie. Si l'on comprend le terme « culture
grecque » dans le sens large, il y a des attitudes différentes : la répro­
bation des apologistes est unanime devant la religion et la mytholo­
gie : le polythéisme, l'anthropomorphisme, l'immoralité des dieux et
les pratiques religieuses14 ; par contre, il existe une diversité devant
les textes philosophiques, poétiques, historiques, etc. Le jugement des
Apologistes sur la culture grecque est donc « à la fois unanime et
contrasté »15.

ACCUSATION ET RÉFUTATION

Les Apologistes commencent souvent leurs réfutations par une pré­


sentation des raisons de défendre la foi chrétienne et une démonstra­
tion de l'injustice qu'il y a à accuser et à persécuter les chrétiens à
cause de leur seul nom, le nomen christianum, alors que les chrétiens
ne sont pas dangereux pour la société. Ils cherchent ensuite des points
communs avec la culture profane pour entrer en dialogue : la « partie
positive » de la philosophie, les vérités, les vertus, etc. Puis, ils
montrent des différences en soulignant des limites de la culture pro­
fane pour manifester la supériorité de la doctrine chrétienne qui est la
seule Vérité dans son ensemble et pour appeler à la conversion 16

exemples. Il place Aristide, Athénagore, Justin et presque tous les autres Apologistes
du ne siècle au cas (c) auquel il faut ajouter Origène, les Cappadociens et Augustin, à
l'exception de Tatien qui est, selon l'auteur, le seul exemple pour le cas (a), et de Clé­
ment d'Alexandrie qui est pour le cas (b). Il montre des exemples comme Minucius
Felix, Boèce et Synésios de Cyrène pour le cas (d) et l'autem de l'Areopagitica pOlIT
le cas (e).
1 3 DORIVAL, « L'apologétique chrétielllle ,>, p. 426.
14 ARISTIDE, Apologie 8-13, trad. B. POUDERON et M.-J. PIERRE avec la collabora­
tion de B. OUTTIER et M. GUIORGADZÉ (Sources Chrétiennes, 470), Paris, Cerf, 2003,
p. 269-285 (sauf indication, la traduction citée ici est d'après la version grecque).
1 5 DORIVAL, « L'apologétique chrétienne ,>, p. 424.
16 Les apologétiques chrétiennes suivent généralement une structure assez ty-
LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE 101

LES ACCUSATIONS FAUSSES ET INJUSTES

Pour concilier les points de vue, voire résoudre les conflits, le pre­
mier pas est de comprendre et de trouver où la question se situe exac­
tement. Pourquoi les chrétiens sont-ils maltraités ? Quelles sont les
raisons des accusations et des persécutions ? Comme nous venons de
le dire, les Apologistes dénoncent le fait que les chrétiens sont souvent
accusés à cause de leur nom, le nomen christianum. « Quel est le chef
d'accusation pour lequel, alors qu'il n'a été convaincu ni d'adultère,
ni de débauche, ni de meurtre, ni de brigandage, ni de vol, ni d'avoir
commis le moindre délit, mais qu'il a avoué seulement répondre au
nom de chrétien, tu as condamné cet homme à mort ? »17 Ou encore
« c'est à cause de notre nom que nous sommes détestés »18. Ce juge­
ment est contraire à la raison puisque « le seul énoncé d'un nom
n'autorise aucun jugement, ni en bien ni en mal, si l'on fait abstrac­
tion des actions qui tombent sous le coup de ce nom » 19 S'en prendre
aux chrétiens sans examiner leurs actions n'est ni juste ni raisOlmable.
De plus, Justin continue avec un peu d'humour et un jeu de mots entre
Xpl(nÔç (Christ) et XP'lGTÔÇ (excellent), « si l'on s'en tient au nom
dont on nous fait grief, il se trouve que nous sommes des citoyens
excellents (XP'lGTÔmWl 1l1HlPX0f.1CV) »20, ou encore, « on nous accuse,
en effet, d'être chrétiens (XplGnuvo! yàp elVUl KUTllyopoilvmç) ; or
il n'est pas juste de haïr ce qui est excellent (Tà Di: XP'lGTàv f.11GElG9Ul
où OiKUlOV) »21 En plus du nomen christianum, les chrétiens ont subi

pique, par exemple, les deux Apologies de Justin, et L 'Apologie à Diognète, avec
modification selon le besoin des différents autems.
17 JUSTIN, Apologie pour les chrétiens, II, 2, 16, trad. C. MUNIER (Sources Chré­
tiennes, 507), Paris, Cerf, 2006, p. 325-327.
18 ATHÉNAGORE, Supplique, 1 , 2, p. 73 ; voir aussi 2, 1, p. 75 : « Mais si l'accusa­
tion ne tient qu'à notre nom. . . ;} ; 2, 4, p. 77-79 : « Nous demandons donc à bénéficier,
nous aussi, du traitement commun à tous, c'est-à-dire à ne pas être haïs et châtiés parce
que nous sommes chrétiens car en quoi un nom ferait-il de nous des méchants ? ;}
1 9 JUSTIN, Apologie, l, 4, 1 , p. 133 ; voir aussi l, 4, 3, p. 135 ; l, 7, 4, p. 143-145.
Dans un article, A. Hayes traite la question de la signification de l'identité des chré­
tiens selon Justin, une question qui n'est pas facile mais qui est nécessaire : A. D. R.
HAYES, « Justin's Christian Philosophy: New possibilities for Relations between Jews,
Graeco-Romans and Christians ;}, dans C. METHUEN, A. SPICER, J. WOLFFEN (éds),
Christianity and religious plurality, Woodbridge-Rochester, The Boydell Press, 2015,
p. 14-32.
20 JUSTIN, Apologie, l, 4, 1 , p. 1 3 3 .
21 JUSTIN, Apologie, l , 4 , 5, p. 135 ; voir aussi l, 46, 4 , p. 251-253.
102 L ZHANG

d'autres accusations. Il y en a trois selon Athénagore : l' athéisme, le


repas de Thyeste (anthropophagie) et les incestes œdipiens22, que nous
trouvons également chez d'autres Apologistes : Justin23, Tatien24 et
Tertullien25 Athénagore développe une longue argumentation pour
montrer que le christianisme n' est pas un athéisme2', et Justin lui
aussi s l efforce de montrer que « nous ne sommes pas des athées »27.
Les accusations d' inceste et d'anthropophagie sont réfutées, entre
autres, par les actes mêmes des chrétiens, en particulier leur attitude
face au martyre. « Quel homme, en effet, amoureux du plaisir ou de
la débauche, et qui ferait ses délices d'un repas de chair humaine,
pourrait accueillir avec empressement la mort, qui le priverait de ses
biens ? » 28 Un autre chef d' accusation est que les chrétiens sont dan­
gereux pour la société, mais les Apologistes confirment que la foi
chrétienne ne constitue aucun danger pour la société ni pour les gou­
verneurs, puisque les chrétiens font preuve de piété et de justice
envers la divinité et envers l' ernpire29. Toutes ces accusations mani­
festent une incompréhension des païens à l'égard du christianisme.
C'est ainsi que les Apologistes doivent montrer la vérité et la raison
de la foi chrétienne en critiquant la culture grecque tout en s'appuyant
sur elle en même temps30.

22 ArHÉNAGORE, Supplique, 3, l , p. 81 ; voir aussi 3 1-35,p. 1 9 1 -205.


23 JUSTIN, Apologie, l, 26, 7, p. 201 : {( Commettent-ils (les chrétiens) les infamies
que l'on affabule renversement du lucernaire, accouplements au hasard, repas de
chair humaine nous l'ignorons ... » ; voir aussi Apologie, II, 12, 1-2, p. 357 ; Dia­
logue, 10, 1 , p. 412.
24 TATIEN, Discours, 25, 5, p. 612 : « Quel tort commettons-nous, Grecs ? [ ... ]
Chez nous, il TI 'y a pas d'anthropophagie. ;}
25 TERTULLIEN, Apologétique, 7, 1, p. 843 : « On nous déclare les pires des crimi­
nels, coupables de perpétrer des meurtres rituels d'enfants, d'en tirer de la nourriture
et, après llll banquet, de commettre des incestes, organisés par des chiens, véritables
entremetteurs de l'obscmité, préposés au renversement des lampes pour sauver les
convenances au milieu d'actes de débauches impies. ;} Voir aussi Apologétique, 4, I l ,
p. 839 ; 7, 2-8, 9, p. 843-846.
26 ÀmÉNAGORE, Supplique, 4-30, p. 83- 1 9 1 .
27 JUSTIN, Apologie, l, 13, 1, p . 159.
28 JUSTIN, Apologie, II, 12, 2, p. 357.
29 ArHÉNAGORE, Supplique, 1 , 3, p. 73 ; Tertullien montre que cette attitude n'est
pas seulement envers l'empereur mais aussi envers tous, voir TERTULLIEN, Apologé­
tique, 36, 4, p. 893 : « Quelle que soit la personne, il nous est également interdit de
vouloir et faire du mal, de dire et penser du mal. Tout ce qui n'est pas autorisé envers
l'emperem ne l'est pas non plus envers personne. ;}
30 La somce scripturaire reste certainement fondamentale pour les Apologistes,
mais ce n'est pas notre question dans cette contribution.
LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE 103

CRITIQUE DE LA CULTURE GRECQUE

Les Apologistes sont unanimes pour s'opposer aux parties inaccep­


tables et irrationnelles de la culture grecque, aussi bien chez ceux qui
la déprécient que chez ceux qui la défendent. Prenons quelques
exemples. Dans la religion grecque3l, ils condamnent le polythéisme,
l' idolâtrie, l' anthropomorphisme32, et les cultes rendus aux dieux.
Voici leurs arguments. Pour les Apologistes comme pour tous les
chrétiens, il est certain que le monde et toutes les autres créatures ont
été créés pour l'homme. Comment l'homme peut-il dès lors adorer
des choses inférieures à lui ? « Le soleil et la lune sont advenus pour
nous ; alors comment pourrais-je adorer ceux qui sont mes servi­
teurs ? Comment pourrais-je présenter comme des dieux des mor­
ceaux de bois et de pierre ? » 33 De plus, le seul vrai Dieu, le Créateur
du monde, n'a pas besoin des sacrifices, « car nous ne devons pas
calomnier celui qui n'a besoin de rien en faisant comme s'il avait des
besoins »34 De plus, les dieux païens sont des exemples à ne pas
suivre35, qui commettent l'adultère et la débauche36, l'homosexua­
lité37, le vol et le meurtre38, que les Grecs pratiquent également

3 1 « Seul Origène, dans le Contre Celse, introduit lUle nuance dans ce concert de
condamnations du polythéisme : certes, il critique la religion grecque, mais il accorde
lUle valeur certaine à la religion de Balaam et des mages, qui, grâce à l'inspiration
divine, ont été capables de prédire la venue du Sauveur et de reconnaître la rnessianité
de l'enfant Jésus avant les Juifs. » DORIVAL, « L'apologétique chrétienne ,>, p. 425.
Voir aussi M. FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d'Ori­
gène (Théologie historique, 81), Paris, Beauchesne, 1988, p. 420-470.
32 ARIsTIDE, Apologie, 8- 13, p. 269-285.
33 TATIEN, Discours, 4, 4, p. 592 ; voir aussi 12, 6, p. 600 : « Voilà, Grecs, ceux
que vous adorez ; pourtant, ils sont nés de la matière et sont bien éloignés du bon
ordre. ;}
34 TATIEN, Discours, 4, 5, p. 592 ; voir aussi ARIsTIDE, Apologie, 1, 2, p. 257 ;
JUSTIN, Apologie, II, 10, 1 , p. 349 ; II, 13, 1, p. 361 ; ÀmÉNAGORE, Supplique, 15-16,
p. 1 1 7-123.
35 ARISTIDE, Apologie, 8, 2, p. 269 ; JUSTIN, Apologie, l, 2 1 , 4, p. 189 ; II, 12,
5, p. 359 ; TATIEN, Discours, 8, p. 594-596 ; ÀmÉNAGORE, Supplique, 34, 2, p. 201 ;
CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Protreptique, II, 33, 6, trad. C. MONDÉSERT (Sources Chré­
tiennes, 2bis), 3e édition, Paris, Cerf, 1976, p. 89.
36 ARISTIDE, Apologie, 8, p. 269 ; JUSTIN, Apologie, 1, 14, 1-2, p. 163-165 ; II, 2,
1, p. 321 ; ATHÉNAGORE, Supplique, 34, 2-3, p. 201.
37 ARIsTIDE, Apologie, 8, p. 269 ; 17, 2 (version syriaque), p. 249-251 ; JUSTIN,
Apologie, l, 27, 1 , p. 203 ; TATIEN, Discours, 28, 3, p. 615 ; ArHÉNAGORE, Supplique,
34, 2, p. 201 .
38 JUSTIN, Apologie, l, 14, 2-3, p. 163-165 ; ArHÉNAGORE, Supplique, 35, 4-6, p.
104 L ZHANG

puisque « tout le monde est d'avis qu'il est beau d'imiter les dieux » 39
Les Grecs pratiquent également l'exposition des enfants40, l' avorte­
rnent41, la prostitution42, la pédérastie43.
Les Apologistes polémiquent aussi contre la philosophie. D'après
Gilles Doriva144, leurs principaux arguments sont au nombre de quatre,
et ils ont tous des antécédents chez les païens. 1) L'argument tiré de
la vie des philosophes qui dément leur prétention à atteindre la vérité :
l'intempérance de Diogène, la débauche d'Aristippe, la gourmandise
de Platon et la flatterie d'Aristote à l'égard d'Alexandre45 ; 2) l'argu­
ment de l'immoralité de la philosophie : l'orgueil d'Héraclite4', le
parricide et l'anthropophagie de Diogène, l'inceste et la pédérastie
d'Épicure47 ; 3) l'argument de l'inutilité et la vanité de la philoso­
phie48 ; 4) l'argument du désaccord entre les philosophes par opposi­
tion à l'unité de la foi chrétienne49 : la morale stoïcienne contredit
elle-même la théorie du destinso. En fait, on peut prolonger la liste de

203-205.
39 JUSTIN, Apologie, l, 2 1 , 4, p. 189.
40 JUSTIN, Apologie, l, 27, 1-3, p. 203.
41 ÀmÉNAGORE, Supplique, 35, 6, p. 205 ; CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Le Péda­
gogue II, 10, 96, 1, trad. C. MONDÉSERT (Sources Chrétiennes, 108), Paris, Cerf, 1 965,
p. 185.
42 JUSTIN, Apologie, l, 27, 4-5, p. 203-205. Justin souligne que certains com­
mettent la prostitution à l'intérieur de leur propre famille : « Certains vont jusqu'à
prostituer leurs propres enfants et lems épouses. . . ,>, mais c'est bien ce que fait Zeus,
qui s'unit incestueusernent à sa mère Rhéa, à sa fille Coré, voir ArHÉNAGORE, Sup­
plique, 32, 1 , p. 193-195.
43 ÀmÉNAGORE, Supplique, 34, 2-3, p. 201 ; CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Le Péda­
gogue, III, 3, 2 1 , 2, trad. C. MONDÉSERT et C. MATRAY (Soillces Chrétiennes, 158),
Paris, Cerf, 1 970, p. 5 1 .
44 DORIVAL, « L'apologétique chrétienne ,>, p . 447-451 .
45 TATIEN, Discours, 2, p. 589-590.
46 TATIEN, Discours, 3, p. 590.
47 THÉOPHll..E D'ANTIOCHE, À Autolycus, III, 5-6, trad. J. SENDER (Soillces Chré­
tielll1es, 20), Paris, Cerf, 1 948, p. 213-217.
48 THÉOPHll..E D'ANTIOCHE, À Autolycus, III, 2, p. 207-209 : « Qu'a-t-il servi
à Homère ... ou à Hésiode ... ou à Orphée. . . ? [ ... ] À quoi servirent à Euripide, à So­
phocle . . . à Ménandre . . . à Arisophane ... ou à Hérodote et à Thucydide ? [ ... ] Qu'a servi
à Platon l'éducation qu'il institua ? à tous les autres philosophes leurs théories ? car je
ne veux pas les émunérer tous, tant ils sont nombreux. Cela dit pour montrer l'inutilité,
l'impiété de leurs excogitations. ,}
49 JUSTIN, Apologie, l, 4, 8, p. 137 ; TATIEN, Discours, 3, 7, p. 591 ; AmÉNAGORE,
Supplique, 7, 2, p. 93 ; THÉOPHILE D'ANTIOCHE, À Autolycus, III, 3, p. 2 1 1 ; CLÉMENT
D'ALEXANDRIE, Stromate, l, 13, 57, 1, p. 9 1 .
50 JUSTIN, Apologie, II, 6(7), p. 335-339. Par exemple, des différentes doctrines
LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE 105

ces arguments : 5) l'argument de la supériorité de l'action sur le dis­


cours. « Pourquoi tenez-vous des propos que vous êtes si loin de
mettre en pratique ? » 51, et 6) l'argument de la limite de la spéculation
humaine devant la Révélation divine. En effet, les philosophies ne
peuvent atteindre que partiellement la Vérité selon JustinS2

ASSIMILATION DE LA CULTURE GRECQUE : L'EXEMPLE DE JUSTIN

Même si les Apologistes sont unanimes à condanrner ces aspects de


la philosophie grecque, ils se séparent en ce qui concerne la question
de l'assimilation de la culture grecque : certains la refusent quasi tota­
lement53, tandis que d'autres voient une possibilité d'assimilations4
Même si ceux-ci montrent des points communs entre la philosophie
et le christianisme, leur but est de souligner la supériorité de ce der­
nier sur toutes les autres philosophies païennes. Comme cela a été
souligné plus haut, pour faire comprendre la foi et la doctrine chré­
tienne, il faut un « dialogue ». C'est justement ce que fait saint Justin,
qui est sans doute le plus important apologiste du n' siècle en essayant
un dialogue entre le christianisme et la philosophie grecque. Il est un
« homme de dialogue », non seulement avec les chrétiens, mais aussi

sur Dieu, la matière, la forme et le monde. Voir TATIEN, Discours, 25, p. 612-613.
5 1 TATIEN, Discours, 26, 6, p. 613. Mais ce n'est pas le cas pOlIT un vrai chrétien
puisque la doctrine lui demande non pas des discOillS mais des actions, voir JUSTIN,
Apologie, l, 16, 8, p. 175 ; et de plus, beaucoup de chrétiens sont incapables de faire un
raisonnement sur la doctrine chrétienne mais lems actes témoignent de sa valem, voir
ATHÉNAGORE, Supplique, I l , 3-4, p. 105-107 ; 33,4, p. 199 ; THÉOPHll.E D'ANTIOCHE,
À Autolycus, l, 1, p. 59.
52 JUSTIN, Apologie, II, 10, 1-3, p. 349 : « Il est évident que notre doctrine sm­
passe toute doctrine humaine, du fait que le principe rationnel intégral est devenu le
Christ [ . . . ]. Tout ce que depuis toujoms les philosophes ou les législateurs ont procla­
mé et découvert d'excellent, a été atteint péniblement par eux grâce à lem recherche et
à lem réflexion touchant partiellement le Logos ;} ; voir aussi TATIEN, Discours, 12, 9,
p. 600 ; CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Protreptique, X, 1 12, 2, p. 1 80.
53 Tatien et Tertullien refusent « absolument d'utiliser la philosophie et la mytho­
logie grecques pour faire comprendre les doctrines chrétiennes ;}. DORIVAL, « L'apo­
logétique chrétienne ;>, p. 427.
54 Comme Justin et Clément d'Alexandrie. C de Vogel, en analysant la question
de « common ground ;} entre le platonisme et le christianisme, pense que c'est sur les
« rational grounds ;} auxquels croient les platoniciens que prennent appui des chrétiens
qui « assimilated them in order to integrate them in their 0"Wll belief ;} (DE VOGEL,
Platonism and Christianity, p. 27-28).
106 L ZHANG

avec les Juifs et avec les païens55. Son double titre, « philosophe et
martyr » , manifeste bien son attitude positive envers la philosophie et
sa foi solide dans la doctrine chrétienne56 qui est pour lui comme
« une philosophie divine »57 et « l'unique philosophie sûre et profi­
table »58 qui est « supérieure à toute humaine philosophie »59
Justin raconte qu'il a parcouru les différentes philosophies60 : le
stoïcisme, l'aristotélisme, le pythagorisme et le platonisme. Mais ses
connaissances philosophiques ne se limitent pas à ces quatre écoles,
comme en témoignent ses écrits : il cOlmaît aussi le socratisrne, l' épi­
curisme, le cynisme", etc. Cependant, même si Justin pense que « la
philosophie est un très grand bien, le plus précieux aux yeux de Dieu,
à qui seule elle nous conduit et nous unit [ . . . ] c'est une science unique
que la philosophie »62, il ne trouve pas une vérité totale et convain­
cante dans ces philosophies humaines puisque à ses yeux, elles
contiennent des choses fausses et erronées par opposition à la foi
chrétienne. Prenons un exemple. Les doctrines des Stoïciens « ont été
excellentes, au moins dans leur discours éthique »63, affirme Justin
qui, en revanche, condanrne leur doctrine de « la fatalité du destin »64
en soulignant l'importance de la liberté et de la responsabilité de
l'homme, puisque « ce n'est pas non plus d'après un destin fatal que
les hommes accomplissent ou subissent ce qui arrive, mais chacun fait

55 C. MUNIER, « Introduction », dans JUSTIN, Apologie pour les chrétiens, intro­


duction, texte critique, traduction et notes par C. MUNIER (Sources Chrétiennes, 507),
Paris, Cerf, 2006, p. 17. Voir aussi HAYES, Justin s Christian Philosophy, p. 14-32.
56 R. M. Thorsteinsson insiste sur le fait que Justin reste, après sa conversion,
platonicien et qu'il interprète la foi chrétienne selon la manière platonicienne. Voir
R. M. THORSTEINSSON, « By Philosophy Alone: Reassessing Justin's Christianity and
His Turn frorn Platonisrn ,>, dans Early Christianity, 3, 2012, p. 492-517, ici p. 509 :
« Justin not only brought philosophy and Platonisrn with hirn when he turned Chris­
tian, he also interpreted Christianity in the light ofhis basically Platonic lUlderstanding
of the world [ . . . ]. In essence Justin rernained a Platonist after his turn to Christianity
[ . . . ] Justin's new identity as a Christian philosopher becarne readily integrated with
his identity as a Platonist. »
57 JUSTIN, Apologie, II, 12, 5, p. 359.
58 JUSTIN, Dialogue, 8, 1, p. 410.
59 JUSTIN, Apologie, II, 15, 3, p. 367-369.
60 JUSTIN, Dialogue, 2, 3-6, p. 402-403.
61 Cependant Justin n'apprécie pas les philosophes cyniques (Apologie, II 8(3), 7,
p. 345) ni les épicuriens (Apologie, II 6[7], 3, p. 337 ; 12, 5, p. 359 ; 15, 3, p. 367-369).
62 JUSTIN, Dialogue, 2, 1 , p. 401 -402.
63 JUSTIN, Apologie, II, 7[8], 1, p. 339.
64 JUSTIN, Apologie, II, 6[7], 4, p. 337 ; 9, p. 339.
LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE 107

le bien ou le mal par libre décision » 65 ; il condamne également leur


doctrine « de la conflagration finale » et « d'une destruction cyclique
de l'univers suivie chaque fois d'une nouvelle naissance »66.
En montrant les limites des philosophies humaines et en rendant
manifeste le désaccord entre les philosophes67, Justin trouve qu'il n'y
a pas une vérité intégrale chez ces derniers68, mais seulement une
vérité partielle'9 : « dans la mesure où chacun d'eux, en vertu de sa
participation au divin Logos séminal, a contemplé ce qui lui était
apparenté, il en a parlé excellemment, mais le fait que d'aucuns se
sont contredits eux-mêmes sur des points essentiels montre à l'évi­
dence qu'ils ne possédaient ni une science infaillible ni une connais­
sance irréfutable. »70 Justin développe ainsi une idée fondamentale en
employant le terme « Logos séminal (Àôyoç G1I8p flunKôÇ) »7\ qui lui
est vraisemblablement propre, et qui lui permet de dialoguer avec les
différentes philosophies et les différentes cultures, puisque, selon lui,
toutes participent, même si c'est très partiellement, à l'unique Logos
divin : « tous les écrivains pouvaient, grâce à la semence du Logos
implantée en eux, voir la réalité, d'une manière indistincte »72. Justin
est en effet le premier à développer l'idée du « christianisme natu­
rel »73 en insistant sur la participation au Logos divin de tout homme,
non pas intégralement mais partiellement. « Car autre chose est la

65 JUSTIN, Apologie, II, 6[7], 3, p. 337.


66 C. MUNIER, « Notes 1 et 2 ,>, dans JUSTIN, Apologie, II, 6(7), 3, p. 336.
67 JUSTIN, Apologie, II, 10, 3, p. 349 : « Mais parce qu'ils n'ont pas connu l'inté­
gralité du Logos, qui est le Christ, ils ont exprimé souvent des opinions contradic­
toires. ;}
68 Clément d'Alexandrie, acceptant moins la thèse du plagiat, considère que « le
Logos divin allume en chaque âme lUle étincelle de vérité, ce qui lui permet de confes­
ser son admiration pour les philosophes et les poètes, qui sont divinement inspirés ;>.
DORIVAL, « L'apologétique chrétienne ;>, p. 428.
69 JUSTIN, Apologie, II, 13, 3-6, p. 363-365.
70 JUSTIN, Apologie, II, 13, 3, p. 363.
7 1 Pour une étude plus profonde, voir R. HOLTE, « Logos spermatikos. Chris­
tianity and ancient philosophy according to St. Justin's Apologies ;>, dans Studia
Theologica Nordic Journal ofTheology, 12, 1958, p. 109-168; P. BOBICHON, « Les
enseignements juif, païen, hérétique et chrétien dans l'œuvre de Justin Martyr ;>, dans
Revue des Études Augustiniennes, 45, 1999, p. 233-259.
72 JUSTIN, Apologie, II, 13, 5, p. 365. Il faut noter que Justin n'a pas l'intention
d'idéaliser les écrivains et les philosophes païens qu'il a mentionnés comme exemples
« des chrétiens avant le Christ ;>. Voir R. M. PRICE, « Are There "Holy Pagans" in
Justin Martyr ? ;>, dans Studia Patristica, 3 1 , 1997, p. 167- 1 7 1 .
7 3 POUDERON, Les premiers chrétiens, p . 827.
108 L ZHANG

semence d'un être et sa ressemblance, accordées aux hommes à la


mesure de leur capacité, autre chose cet être même, dont la participa­
tion et l'imitation se réalisent en vertu de la grâce qui vient de Lui. » 74
La participation intégrale au Logos n' appartient qu'aux chrétiens et
ne peut se réaliser qu'en Jésus-Christ qui est lui-même le Logos : « ce
qui a été dit excellemment par tous nous appartient, à nous chrétiens,
car après Dieu nous adorons et nous aimons le Logos, né du Dieu
inengendré et ineffable, puisqu'il est devenu homme pour nous, afin
de prendre part aussi à nos misères, pour nous en guérir. »75
Après avoir développé l'idée que Dieu a mis dans chaque homme
les graines de la raison véritable et que 1 'homme participe au Logos
divin, Justin approfondit une autre notion qui n'en est pas moins
importante que le « Logos séminal » dans le dialogue avec la culture
grecque : elle est exprimée par le couple de mots « la justice et la
vérité » que les philosophes défendent et que les chrétiens pratiquent.
La vérité est plus que l'homme : « En aucun cas il ne faut honorer un
homme plus que la vérité »76 Elle est même plus que la vie : « Nous
ne craignons pas la mort »77. « Nous donnerons nos vies sans hésiter
pour défendre la vérité. »78 En faisant référence à la mort de Socrate79
à cause de la raison véritable et de la vérité attaquée par les démons,
Justin montre que les chrétiens sont persécutés, de la même façon, par

74 JUSTIN, Apologie, II, 13, 6, p. 365.


75 JUSTIN, Apologie, II, 13, 4, p. 363-365.
76 JUSTIN, Apologie, II, 8(3), 6, p. 345. Cette phrase est une citation de Platon, La
République, X, 595c.
77 JUSTIN, Apologie, l,57, 2, p. 2 8 1 .
78 ArHÉNAGORE, Supplique, 3, 2, p. 83 ; voir aussi ArusTIDE, Apologie, 1 5 , p . 287-
291 ; TATIEN, Discours, 4, p. 591 -592.
79 Justin mentionne plusieurs fois Socrate dans son argmnentation. Voir Justin,
Apologie, l, 5, 3-4, p. 139-141 ; 46, 3, p. 251 ; II, 6(7), 3, p. 337 ; 8(3), 6, p. 345 ;
10, 5, p. 3 5 1 . L'influence de l'Apologie de Socrate de Platon sur l'Apologie de Jus­
tin est certaine. Cependant, ce n'est pas le seul modèle qui influence Justin. Notons
l'influence du Protreptique d'Aristote, surtout sm l'importance de la philosophie qui,
pom Aristote, « conserve toute sa valem pom la vie en société [ . . . ] au premier chef,
l'agir de l'homme, et il est impossible de mener une vie honnête sans avoir réfléchi sm
le but et le sens de l'existence ,}. Aristote affirme, ayant ajouté un argmnent de nature
eschatologique, que « dans les "Îles des Bienhemeux", la seule activité humaine qui
survivrait serait la contemplation philosophique ,} (MUNIER, « Introduction ,>, p. 40).
Pour une étude plus profonde, voir l-C. FREDoUILLE, « De l'Apologie de Socrate
aux Apologies de Justin ,>, dans 1 GRANAROLO, M. BIRAUD (éds), Hommage à René
Braun, t. 2, Autour de Tertullien (publication de la Faculté des Lettres et Sciences
humaines de Nice 56), Nice, Université, 1 990, p. 1-22.
LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE 109

ces démons, « qui sont aussi les instigateurs des cultes païens » 80.
Dans ce sens, Socrate est « un clnétien » avant la venue du Clnist
puisque « personne ne s'est laissé persuader par Socrate de mourir
pour cette doctrine, mais par le Clnist, que même Socrate a connu
partiellement »81
Mais lorsque Socrate, à la lumière de la raison véritable (My'P àÀTjesT)
[ . ] s'efforça de tirer ces choses au clair et de détourner les hommes
. .

des démons, ces mêmes démons, par l'intelTIlédiaire de ces hommes


pervers qui trouvent leur joie dans le mal, s'employèrent à le faire
condanmer à mort comme athée et impie, sous prétexte qu'il introduisait
des divinités nouvelles ; et pareillement, pour ce qui nous concerne, ils
mettent en œuvre les mêmes procédés [ . ] En effet, ce n'est pas seule­
. .

ment chez les Grecs, par la bouche de Socrate, que ces faits ont été
dénoncés à la lumière de la raison (imo ÀÔYou), mais aussi chez les
barbares, par le Logos lui-même (lm' aùro'Ù TOD Aôyou), revêtu d'une
fOlme sensible, devenu homme et appelé Jésus-Christ.82

Socrate a-t-il été condanrné comme « impie et athée » ? Les clné­


tiens ont subi la même condanrnation. Si Socrate et les clnétiens sont
semblables dans le combat contre les puissances mauvaises en faveur
de la justice et la vérité, ils n'ont cependant pas la même participation
à la Vérité. Socrate est éclairé par « un logos véritable (Àôyq> àÀTj9e"i) »
(sans article en grec), dans le sens plutôt de « la raison humaine »83
qui peut le guider vers une certaine vérité ; les chrétiens, en revanche,
sont illuminés par « le Logos (lm' aùwil Toil Aôyou) » (avec article
en grec) c'est-à-dire par le Fils de Dieu incarné en Jésus Christ. Les
clnétiens sont capables d'atteindre la vérité tout entière puisqu'ils ont
le Logos. Ainsi Justin marque-t-il les limites de la raison humaine et
la nécessité de la révélation divine pour accéder à la Vérité absolue.

80 MUNIER, « Introduction ;}, p. 58.


81 JUSTIN, Apologie, II, 10, 8, p. 3 5 1 .
82 JUSTIN, Apologie, l , 5 , 3-4, p . 139-141.
83 MUNIER, « Introduction ;>, p. 58. Mais Socrate est-il éclairé seulement par la
raison hmnaine ? Si l'on comprend bien Justin, n'y a-t-il pas lUle dimension divine
dans l'idée de « Logos séminal (AOyOç cmtp�anK6ç) ;} ?
1 10 L ZHANG

CONCLUSION

Si les auteurs des apologies à partir du III' siècle sont plutôt des
« chrétiens de naissance » 84, ce ne fut pas le cas pour les Pères apo­
logistes du n' siècle, qui sont généralement des « païens convertis ».
Même si les Pères sont fervents de la foi chrétienne, ils ont vécu dans
un monde hellénisé, suivi une éducation grecque, connu profondé­
ment la culture grecque85. Les Pères, en plus de l'Écriture sainte,
source première et fondamentale, utilisent la richesse culturelle
grecque pour réfuter les doctrines erronées et pour défendre efficace­
ment la rationalité et la vérité de la doctrine chrétienne. Les paroles
de Joseph Doré méritent d'être citées ici : « Ce fut une grande aven­
ture que la rencontre de la foi chrétienne avec la culture grecque au
tout début du Christianisme ! Ce fut, ni plus ni moins, la rencontre et
l' affrontement de deux visions du monde et de deux systèmes de
valeurs : foi et démarche confessante d'un côté, rationalité et méthode
philosophique de l'autre. Allait-il être possible d'assumer le double
héritage du judaïsme et de l'hellénisme, de revendiquer la double
fidélité à la foi chrétienne s'offrant à prendre le relais de la loi juive,
et à la raison devenue grecque ? [ ] Sereines et réussies, ou conflic­
. . .

tuelles et alors décevantes, les relations ainsi nouées par le christia­


nisme patristique avec la pensée antique païenne restent pleines d'en­
seignements dans l'affrontement toujours en cours, et pour la
confrontation toujours à poursuivre, du christianisme contemporain
avec tant de domaines de la culture humaine dont on mesure

84 Les chrétiens sont-ils une nouvelle « race ;} au-dessus des barbares, des Grecs
et des Juifs selon Aristide ? Voir ARISTIDE, Apologie, 2, 2 (version syriaque), p. 1 89 :
« Il existe quatre races d'hommes en ce monde : les barbares et les Grecs, les Juifs
et les chrétiens. ;} Reprise en 2, 4 (version syriaque), p. 1 9 1 . Oui et non. Ils sont un
peuple nouveau qui peut participer intégralement au Logos divin grâce à l'Incarna­
tion et la Passion du Christ. Mais en même temps, il n'y a plus ni Juifs, ni Grecs, ni
barbares puisque tous sont un dans le Christ. Ainsi, la « race chrétienne ;} ne doit pas
être comprise comme ce qui se distingue des barbares, des Juifs ou des Grecs. Voir
aussi D. K. BUELL, Pourquoi cette race nouvelle ? Le raisonnement ethnique dans le
christianisme despremiers siècles. Traduit de l'anglais par C. EHLINGER (Patrimoines.
Christianisme ancien), Paris, Cerf, 2012.
85 Venant d'une autre culture pour étudier la théologie selon une manière occi­
dentale, je trouve que, dans ces conflits, l'enjeu de la culture n'est pas le seul : il y a
aussi celui du langage, du concept : le langage, le concept et la mentalité sont étroite­
ment liés, en effet.
LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE 111

aujourd'hui conuue jamais la richesse et la diversité. » 86 En analysant


le chemin de la conversion de Justin, surtout du platonisme au chris­
tianisme, R. M. Thorsteinsson arrive à la conclusion qu'il n'est pas
juste de traiter cette question selon la manière « either-or » - soit pla­
tonisme, soit christianisme -, mais qu'il faut la traiter avec l' idée
« both-and : both theology and philosophy . . . both Jerusalem and
Athens »87
De fait, la question de la rencontre du christianisme avec les autres
cultures est restée d'actualité, dès le début et jusqu'à nos jours. Les
conflits n'étaient et ne sont pas absents, comme en témoignent, au
cours de l 'histoire du christianisme, les exemples des martyrs et des
rnissiOlmaires. Ces conflits sont, dans un certain sens, inévitables
puisque l'Église a reçu la mission d'annoncer la Bonne Nouvelle à
toutes les nations, c'est-à-dire à toutes les cultures qui ne connais­
saient pas le christianisme. Conuuent cette rencontre s'est-elle opé­
rée ?
Les Pères apologistes, Justin en particulier, indiquent un chemin qui
consiste à chercher des points conuuuns entre le christianisme et la
culture grecque et à confmner la « bonne partie » de celle-ci. Même
si tous ne sont pas d' accord, la plupart des Pères et des théologiens
acceptent cette idée, et, plus tard, beaucoup de missionnaires l'utili­
seront, conuue Matteo Ricci, Vincent Lebbe et tant d'autres. L'Église
reconnaît la valeur de ces expériences vécues, douloureuses quelque­
fois mais réellement fructueuses. Ainsi, la Déclaration sur les relations
de l'Église avec les religions non chrétiennes du Concile Vatican II
affirme que « l'Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et
saint dans ces religions [ . . . ]. Quoiqu'elles diffèrent en beaucoup de
points de ce qu'elle-même tient et propose, cependant [elles 1 apportent
souvent un rayon de vérité qui illumine tous les honuues »88 C'est
dans le même sens que le Concile a repris le terme de Justin pour
expliquer l' attitude juste et favorable des missionnaires face aux
autres cultures et traditions dans lesquelles ils peuvent « découvrir
avec joie et respect les semences du Verbe qui s'y trouvent cachées »89

86 J. DORÉ, « Préface », dans POUDERON, DORÉ (éds), Les apologistes chrétiens,


p. IX.
87 R. M. THORSTEINSSON, By Philosophy Alone, p. 516.
88 CONCILE VATICAN II, Nostra LEtale, 2.
89 CONCILE VATICAN II, Ad Gentes, 1 1 . Voir aussi 15 : « Quand l'Esprit Saint, qui appelle
tous les honnnes au Christ par les semences du Verbe et la prédication de l'Évangile . . . "
l 12 L ZHANG

Ce même document demande aussi aux missionnaires de « se


joindre à ces hommes dans l'estime et la charité . . . avoir part à la vie
culturelle et sociale. . . être familiers avec leurs traditions nationales et
religieuses »90. Ainsi, pour une bOlllie œuvre missionnaire, il faut un
dialogue et une connaissance profonde de la culture à laquelle
s'adresse la mission, comme le montre déjà l'exemple de Justin et
comme en témoigne aussi un prêtre missionnaire de notre temps : « le
processus d'évangélisation se réalise dans un double mouvement
d'incultrnation du christianisme et de christianisation de la cultrne » 91
Il n'est pas toujours facile de trouver un « juste milieu » dans les
situations complexes et difficiles, cependant, l'attitude de l'Église
envers les autres cultrnes ne témoigne-t-elle pas déjà d'un esprit de
conciliation ? N' est-elle pas un chemin pour résoudre les conflits cau­
sés par la différence culturelle ?

F 57000 Metz Liang ZHANG


Rue Sébastien Leclerc 4 Faculté de théologie
liang.zhang@uclouvain.be Institut RSCS & Centre Écritures
UCLouvain
Université de Lorraine

Résumé - Suivant le commandement de faire de toutes les nations des dis­


cil?les de Jésus (Mt 28,19), les premiers disciples commencent à porter
l'Evangile aux païens, à l'exemple de l'apôtre Paul qui enseigne qu'il n'y a
plus de distinction entre Grecs et Juifs car tous sont un dans le Christ (Ga
3,28 ; Col 3, I l). Cependant, ce chemin vers les autres nations, en particulier
les Grecs et les Romains, n'est pas sans difficultés ni conflits, dont un des
plus remarquables est le conflit culturel que nous trouvons présent chez
presque tous les Pères de l' Église, surtout les Pères apologistes. Quelle est
la position des Apologistes face à la culture grecque et en particulier la phi­
losophie ? Certains sont plutôt positifs et cherchent l'inculturation voire la
christianisation de la culture grecque (Justin, Clément d'Alexandrie) ;
d'autres sont plus négatifs opposant un refus quasi total à cette culture
(Tatien, Tertullien). Le propos de cet article consiste à analyser les diverses
attitudes des Apologistes, Justin en particulier, face à la culture grecque.

Mots-clés -Pères apologistes, Culture grecque, Christianisme, Philosophie,


Conflit, Justin

90 CONCll.E VATICAN II, Ad Gentes, I l .


9 1 É. DUCORNET, Matteo Ricci, le lettré d'Occident, Paris, Cerf, 1992, p . 146-147.
LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE 113

Summary Following Jesus' commandment to make disciples aIl the


-

nations (Mt 28: 19), the first disciples begin to announce the Good News to
the Gentiles, like the Apostle Paul who teaches that there is no more distinc­
tion between Greeks and Jews, because all are one in Christ (Gal 3:28; Col
3: 11). However, this path to the other nations, especially to the Greeks and
Romans, is not without difficulties and conflicts, one of the mûst remarkable
conflicts being the cultural conflict that we find in almost all the Fathers of
the Church, especially in the apologist Fathers. What is the position of the
Apologists regarding Greek culture and particularly philosophy? Sorne are
rather positive and seek inculturation or even Christianization of the Greek
culture (Justin, Clement of Alexandria); others are rather negative, opposing
an almost total refusaI ofthis culture (Tatian, Tertullian). The purpose ofthis
paper is to analyze the various attitudes of the Apologists, Justin in particular,
in front of Greek culture.

Keywords - Apologist Fathers, Greek culture, Christianity, Philosophy, Con­


flict, Justin

BIBLIOGRAPHIE

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Syriaques et Turcs, quel dialogue ?

Depuis plus de cent ans, le génocide commis par le gouvernement


unioniste en 1915 contre les minorités chrétiennes de l'Empire otto­
man est toujours nié par l' État turc, mais commémoré chaque année
par les Annéniens, les Grecs du Pont et les Syriaques. Le chemin de
réconciliation entre ces minorités et le peuple turc est toujours bloqué
par le négationnisme des gouvernements turcs successifs. Dans le
même processus, les minorités ont à leur tour développé une méfiance
et un mépris à l'égard des dirigeants turcs1
Pour mieux comprendre cette situation de « l'impossible réconci­
liation » entre le peuple turc et les minorités chrétiennes, nous allons
nous pencher sur le cas des Syriaques. Dans cette contribution, nous
tenterons d'apporter quelques éléments de réponse pour mieux com­
prendre comment les Syriaques, sans la reconnaissance du génocide
par la Turquie, ont une difficulté majeure d'entrer en dialogue avec
les Turcs. Pour ce faire, nous décrirons d'abord les causes du néga­
tiOlmisrne du gouvernement turc, ensuite les mécanismes qui peuvent
amener les Turcs et les Syriaques à négocier leur vision différente du
génocide comme histoire commune, et enfin, au moyen de quelques
exemples, nous montrerons les influences du génocide sur l' identité
des Syriaques2

l La cOffirlllmauté scientifique internationale a publié un ouvrage collectif réservé


au génocide de 1915. Les différents intervenants tentent de comprendre la négation
du génocide par les Turcs et le besoin de mémoire de la part des rescapés, Armé­
niens, Grecs pontiques et Syriaques. Conseil scientifique international pOlIT l'étude
du génocide des Annéniens, Le génocide des Arméniens, Paris, Annand Colin, 2015.
Un autre travail réalisé par des chercheurs d'origine française, turque et annénienne
est aussi important pour comprendre la polémique qui touche le génocide de 1 9 1 5.
H. BOZARSLAN, V. DucLERT, R. KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Arméniens.
1915 à nosjours, Paris, Tallandier, 2015.
2 Descendants des anciens Assyriens, Chaldéens et Araméens, les Syriaques sont
les premiers habitants de la Mésopotamie à avoir accepté le christianisme dès ses
premières heures. Divisés en quatre Églises (nestorienne, jacobite, chaldéenne, sy­
riaque catholique), en 1 9 1 5, ils deviennent lUle proie facile pour le gouvernement des
Jeunes-Turcs. En même temps que les Arméniens et les Grecs pontiques, les Syriaques
subissent lUl génocide dans lequel trois quarts de lem population est exterminée.
118 F. GABRIEL

1. LES RAISONS DU NÉGATIONNISME TURC FACE AU GÉNOCIDE DE 1915

Quelques écrivains et intellectuels turCS admettent aujourd'hui que


les minorités chrétiennes de la fin de l'Empire ottoman ont subi une
catastrophe humanitaire. Mais la parole et les écrits de ces intellec­
tuels sont réduits à néant par les gouvernements successifs de la
République de Turquie. Voici quelques éléments permettant de mieux
comprendre les raisons qui poussent les gouvernements turcs succes­
sifs à nier le génocide de 1915.

1. Le rôle des pays victorieux de la Première Guerre mondiale

Les pays victorieux de la Première Guerre n'ont pas pu concilier la


reconnaissance de la souveraineté nationale turque et la nécessité
internationale de châtier les auteurs des crimes ottomans commis
contre les Arméniens, les Grecs et les Syriaques. Pour certains pays
de l'Entente, châtier les commanditaires du génocide reviendrait à
empêcher les Turcs de retrouver une souveraineté nationale3 Mais
lorsque le procès d'Istanbul commence à s'en prendre aux auteurs du
génocide qui sont devenus collaborateurs et combattants pour la sou­
veraineté nationale turque, le camp de Mustafa Kemal refuse de par­
ticiper au procès. Il n'éprouve plus l' envie de juger les auteurs des
massacres et n 'hésite même pas à protéger les coupables. Le but du
procès d'Istanbul du 5 juillet 1919 n'était donc pas de rendre justice
aux victimes4 Les accords de Mark Sykes et de François Georges
Picot, signés en 1916 par les pays de l'Entente, permettent à l'Angle­
terre et à la France d'avoir de nouvelles colonies au Proche-Orient,
sur les terres de l'Empire ottoman. Pour ne pas perdre leurs mandats
sur des territoires comme la Syrie, l'Irak et la Jordanie, la France et
l'Angleterre sont prêts à abandonner les poursuites contre les génoci­
daires de 19155

3 T. AKÇAM, Un acte honteux, Le génocide arménien et la question de la responsa­


bilité turque, Paris, Éditions Denoël, 2008, p. 533-537.
4 V N. DADRIAN, T. AKÇAM, Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des
Arméniens, Paris, Éditions de l'aube, 2015, p. 385-386.
5 J. BARR, A fine in the Sand, Brifain, France and the StruggZefor the Mastery of
the Middle East, Londres, Simon & Schuster, 20 I l .
SYRIAQUES ET TURCS, QUEL DIALOGUE ? 119

2, Le traité de Sèvres et la disparition du mouvement libéral turc

Le 10 août 1920, le traité de Sèvres est compris par le Mouvement


national turc de Mustafa Kemal et le gouvernement ottoman d' Istan­
bul comme une insulte à 1 'honneur du peuple turc. Pour le nouveau
Parlement d'Anatolie, signer le traité de Sèvres, c'est remettre en
question l'existence du Mouvement national, admettre le partage des
territoires turcs et condaruner un nombre important d' élus et de cadres
anatoliens impliqués dans les massacres6 L'inefficacité et la suppres­
sion de l' idéologie libérale laissent le champ libre au fondamenta­
lisme et au nationalisme turc des années '20. Comme fondateur du
mouvement libéral, le prince Sabahaddin prône le partage du pouvoir
entre les différentes fractions de la population ottomane. Mais la capi­
tale Istanbul est occupée par les pays de l'Entente et perd sa place
centrale dans la politique ottomane. En 19 19, la méfiance, l'hostilité
et la haine des Turcs envers leur capitale Istanbul sont tellement fortes
que des mouvements nationalistes prellient naissance à l'intérieur de
l'Anatolie. Il s'agit des organisations anti-libérales, fondées par d'an­
ciens unionistes qui reprochent à la capitale d'être « le suppôt des
envahisseurs » . Avec la mort des idées démocrates et libérales, la
nouvelle Turquie donne naissance à un nationalisme « ethniciste » ,
raciste et xénophobe7

3. L 'idéologie nationaliste du Comité Union et Progrès (CUP) après


la Première Guerre

Au moment de l'écroulement du régime unioniste, le 3 novembre


1918, Talât et Enver décident la création d'une nouvelle organisation
secrète qui porte le nom de Karakol (garde provinciale). Elle coor­
donne la résistance turque d'Anatolie et porte le nom de Mouvement
national. C'est cette organisation qui, au mois de mai 1919, offre à
Mustafa Kemal la direction de la résistance. Sous sa direction, les
nationalistes ottomans franchissent un pas supplémentaire dans la
continuité du génocide. Ce qui permet à ce mouvement de gagner du

6 BOZARSLAN, DUCLERT, KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Arméniens,


p. 351-357.
7 H. BOZARSLAN, « Empire ottoman, Tmquie, monde arabe : de la fin de la Guerre
à la fin de l'Empire », dans S. AUDOIN-RoUZEAU, C. PROCHASSON (éds), Sortir de la
Grande Guerre. Le monde et ['après-1918, Paris, Tallandier, 2008, p. 336-338.
120 F. GABRIEL

terrain en Anatolie auprès des populations locales, c'est de trouver un


ennemi commun : les minorités chrétielIDes8. 0 l ailleurs, dans un dis­
cours nationaliste prononcé à Adana le 16 mars 1923, Mustafa Kemal
trace les grandes lignes de la politique de sa future République :
« Enfin, la patrie revient à ses vrais propriétaires. Les Arméniens et
les autres n' ont aucun intérêt ici. Ces lieux bénis sont la patrie de la
vraie et unique race turque » 9

4. Modification géographique et démographique de l 'espace anatolien

Les guerres msso-turques et balkaniques d'avant la Première Guerre


mondiale conduisent à des déplacements de populations musulmanes
vers l' Empire ottoman. Un nombre important d'hommes politiques,
de militants et de membres de l'intelligentsia turque sont issus de
cette immigration. Une fois que la Turquie retrouve sa souveraineté
nationale avec le traité de Lausanne en 1923, une deuxième vague
d'immigration musulmane débarque en Anatolie. Par un accord signé
entre la Turquie et la Grèce suite à la défaite de cette dernière dans la
guerre gréco-turque de 19 19- 1922, un million et demi de chrétiens
sont obligés de quitter l'Anatolie pour laisser la place à cinq cent
mille musulmans venus de Grèce. Cet échange de populations et l' oc­
cupation des biens des communautés chrétiennes a permis à la Tur­
quie d'Atatürk d'inventer une nouvelle histoire pour les habitants de
l'AnatolielO

5. La nouvelle République est dirigée par les anciens génocidaires

Le traité de Lausanne signé le 24 juillet 1923, donne naissance à la


République turque de Mustafa Kemal. Il enterre la question du géno­
cide, cimente l'idéologie « ethniciste » du gouvernement kémaliste et
scelle la fin de la présence des minorités chrétiennes en Turquie.
Désormais, les survivants et les descendants sont priés de quitter leurs

8 BOZARSLAN, DUCLERT, KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Annéniens, p.


358-367.
9 F. GABRIEL, L 'attitude du Saint-Siège face au Seyfo. Le génocide des Syriaques
1915, Mémoire de Master en théologie sous la direction du Pro l-P. Delville, UCLou­
vain, Louvain-la-Neuve, septembre 2014, p. 47-49.
10 BOZARSLAN, « Empire ottoman, Turquie, monde arabe : de la fin de la Guerre à
la fin de l'Empire » , p. 339-341.
SYRIAQUES ET TURCS, QUEL DIALOGUE ? 121

terres ancestrales et l'exil devient leur pain quotidienll Une des forces
du négationnisme turc est que le gouvernement de la nouvelle Répu­
blique est composé d'anciens membres du Comité Union et Progrès
(CUP). Mustafa Kemal, lui-même membre du comité unioniste, pré­
side son pays avec les acteurs du génocide. La liste des unionistes
convertis dans les gouvernements successifs de la Turquie est telle­
ment longue qu'il n'est pas difficile de penser que l'idéologie kéma­
liste est 1 'héritière d'une logique nationaliste transmise par les anciens
cadres du gouvernement ottoman qui a décidé l' extermination des
minorités chrétiennesl2.

II. « L'IMPOSSIBLE RÉCONCILIATION »

Cent ans après le génocide de 1915 commis par le gouvernement


ottoman des Jeunes-Turcs, les descendants des victimes syriaques
réclament une reconnaissance de cette agression et de leur condition
de victimes. De leur côté, les Turcs, descendants des agresseurs, jus­
tifient ces actions comme de l' auto-défense et comme un moyen de
survie de l'ethnie turque. Le degré de violence qui caractérise la situa­
tion des Syriaques est tellement important que cela influence leurs
émotions, leurs attentes et leur dialogue avec les Turcs. L'examen des
différentes situations d'agressions montre que la réconciliation n'est
pas toujours possible defacto, voire qu'elle est irréalisable. Dans tous
les cas, la réconciliation est le seul processus qui permettrait de favo­
riser la transition entre les divisions passées et l'avenir commun des
différents belligérants13 Dans le cas des Syriaques, il n'est pas ques­
tion de nier l'existence du génocide commis par le gouvernement
ottoman : l'objectif est de tirer des leçons historiques de ces événe­
ments, afm de mettre en pratique des moyens disponibles pour tourner
la page de la violence.

11 BOZARSLAN, DUCLERT, KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Arméniens,


p. 359-360.
12 http://www. irnprescriptible.fr/turquie-rnernoire/recyclage .html#recyclage (vu le
30 mars 2017)
1 3 V. Rosoux, « Réconciliation post conflit : à la recherche d'lUle typologie ,>, dans
Revue Internationale de Politique Comparée, 22/4, 2015, p. 559-562.
122 F. GABRIEL

1. Les mécanismes de rapprochement entre Turcs et Syriaques

Pour concrétiser la possibilité d'une réconciliation entre les prota­


gonistes, il faut imaginer des processus situés entre la coopération
institutionnelle et la justice transitionnelle14 Dans le cas du génocide
des Syriaques, il n'y a pas en Turquie de coopération institutionnelle
qui prévoie une réconciliation possible entre les deux peuples. L'ab­
sence de coopération des institutions turques avec celles des Syriaques
trouve ses origines dans la formation de la République de Mustafa
Kemal. Héritière des anciens cadres des unionistes ottomans, cette
République ne reconnaît aucune existence religieuse ou laïque à des
institutions qui ne sont pas turques et musulmanes. Même les institu­
tions religieuses de Turquie refusent de reconnaître l'existence pos­
sible de la religion syriaque. Et pourtant, les institutions religieuses
ne devraient-elles pas défendre une vision spirituelle qui considère la
réconciliation comme un processus transcendantal impliquant la
vérité, la justice et le pardon ?
En règle générale, si un groupe commet un crime contre un autre
groupe, il est presque impossible que le coupable se punisse lui­
même. Dans le cas turc, les génocidaires n'ont jamais eu un procès
appuyé sur les règles juridiques d'une nation dans la poursuite des
crimes contre l'humanité dont elle-même s'est rendue coupable. La
difficulté et l'échec d'une réconciliation entre Turcs et Syriaques
trouvent dès lors leur origine dans l' idéologie turque incapable de
reconnaître sa culpabilité15 Depuis 1915, aucun représentant du gou­
vernement turc n'a formulé une seule idée de réconciliation avec les
descendants des victimes et les rescapés du génocide. Aucun ministre
turc n'a cherché à remettre en question les récits nationaux qui
touchent au génocide, n'a cherché à gommer les incidents du passé et
n'a tenté d'agir sur le ressenti et la haine qui y sont liés.
Quant au travail de mémoire mené depuis des générations par les
Syriaques, il doit poursuivre l' objectif suivant pour aboutir à une
réconciliation possible avec le peuple turc. Il faut « remémorer le
passé en apaisant son sens initial (l'affrontement d' ennemis hérédi­
taires) et en intégrant un sens nouveau (le déchirement de peuples
frères) » 16 Lorsque les Syriaques commémorent les événements de

1 4 Rosoux, « Réconciliation post conflit : à la recherche d'lUle typologie », p. 565.


1 5 AKÇAM, Un acte honteux, p. 538-539.
16 P. RICŒUR, « Entre mémoire et histoire », dans Projet, 248, 1 996, p. 13-14.
SYRIAQUES ET TURCS, QUEL DIALOGUE ? 123

1915, ils ne doivent pas assimiler tout le peuple turc à celui du


gouvernement ottoman des Jeunes-Turcs. Ils peuvent commémorer ce
génocide comme la déchirure des deux peuples, même si les
gouvernements successifs depuis Atatürk n'ont jamais reconnu leur
statut de victimes de ces événements.
Quand il a stigmatisé les minorités chrétiennes comme fossoyeurs
de l'Empire ottoman, le peuple turc était manipulé par les gouverne­
ments nationalistes. Car le gouvernement jeune turc et les kémalistes
ont présenté les problèmes économiques et géographiques du peuple
turc comme la cause des réclamations des minorités chrétiennes. Le
génocide de 1915 et les massacres commis par le Mouvement national
pour l'indépendance seront dès lors compris par les gouvernements
successifs comme le moyen de permettre la survie et l'existence du
peuple turc. Encore aujourd'hui, dans les manuels scolaires en Tur­
quie, ces événements sont présentés comme moyens de « sauver
l'honneur » du peuple turcl7 Face à cette déchirure entre les deux
peuples, les Syriaques demeurent blessés dans leur chair, car leur mal­
heur n'est toujours pas compris par les gouvernements de la Répu­
blique de Turquie.

2. Les acteurs de la réconciliation

Pour mettre en œuvre les origines et les mécanismes des appels à


la réconciliation, deux perspectives s' imposent. 0 'un côté, cette
réconciliation n'est possible que dans le dialogue entre les deux pro­
tagonistes. De l'autre côté, on constate que les efforts de certains
groupes au sein de la nation ne permettent ni d'influencer l'ensemble
de la population, ni de donner un signal clair à l'ancien ennemi 1 8
Dans le cas des Syriaques, il faudrait une volonté politique assez forte
de la part du gouvernement turc pour conduire à un rapprochement
entre les deux peuples. Il est clair qu'aujourd'hui le dialogue entre
certains écrivains turcs et syriaques est de l' ordre du possible, mais il
n'est pas encore assez fort pour inciter les deux peuples à oublier leurs
rancunes. Les rencontres non gouvernementales entre Turcs et

17 A.E. UZUNDERE, lnsanlik Suçu ; Igdir ve Çevresinde Enneniler 'in Türk Kirimi,
Ankara, Türk Tarih Kurumu Basirnevi, 2002.
18 Rosoux, « Réconciliation post conflit : à la recherche d'une typologie ,>, p. 569-
572.
124 F. GABRIEL

Syriaques montrent que tous doivent se réconcilier d'abord avec eux­


mêmes, avec leur propre histoire, et ensuite avec la réalité telle qu'elle
est.
Des écrivains turcs comme Hasan Cemal, petit-fils d'Ahmet Dje­
mal, l'un des trois ministres à avoir décidé l' extennination des mino­
rités chrétiennes, tend la main : il rend hommage aux victimes du
génocide et, comme journaliste, il veut réconcilier les Turcs avec leur
histoire. Mais le gouvernement actuel de Recep Tayip Erdogan a
interdit toutes les publications d'Hassan Cemal, parmi lesquelles son
livre sur le génocide arménien19 Taner Akçam, sociologue et histo­
rien, enseigne au Centre pour l'Holocauste et les génocides à l'uni­
versité de Minnesota aux USA. En 1995, sa thèse sur Le nationalisme
turc et le génocide arménien sur lefond des tribunaux à Istanbul entre
1919 et 1922 lui permet d' obtenir son doctorat à l'université de
Hanovre en Allemagne. Depuis 1996, l'entrée en Turquie lui est inter­
dite20 Orhan Parnuk, prix Nobel de littérature en 2006, a vu ses livres
et ses écrits interdits en Turquie après qu'il a reconnu le génocide
arménien. Kemal Yalçin, une fois terminées ses études de philosophie
à Istanbul, a publié plus de vingt livres romancés sur les minorités de
Turquie. Après des années de rencontres, de témoignages, de visites
sur les lieux des massacres, son œuvre colossale publiée en trois
volumes est consacrée au génocide des Syriaques, mais le gouverne­
ment refuse toujours sa publication sur le sol turc21

3. Un tiers pour la réconciliation

Si l'on veut favoriser une éventuelle réconciliation, il faut un tiers


qui permette le dialogue. Des institutions gouvernementales et inter­
nationales peuvent jouer un tel rôle dans un rapprochement possible
entre les Syriaques et les Turcs. Les appels officiels à la réconcilia­
tion, en effet, sont essentiellement extérieurs. Par exemple dans le cas
du Rwanda, les efforts sont relayés et fmancés par le gouvernement
belge. Au lendemain du génocide, les autorités belges, marquées par
la violence ethnique, se présentent comme les principaux acteurs
œuvrant pour la réconciliation rwandaise. Pour tourner l'une des

1 9 H. CEMAL, 1915 le génocide annénien, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015.


20 DADRIAN, AKÇAM, Jugement à Istanbul.
21 K. YALÇIN, Suryaniler ve Seyfo, Leck, Druck und Bindearbeiten, 2014.
SYRIAQUES ET TURCS, QUEL DIALOGUE ? 125

pages les plus sombres de la diplomatie belge, le gouvernement


fmance un grand nombre de projets qui œuvrent pour le rapproche­
ment au sein du peuple rwandais22 Dans le cas du génocide des
Syriaques, les pays qui peuvent influencer les institutions turques sont
l'Allemagne, la France, l'Angleterre et les États-Unis.
D' abord l'Allemagne, l'alliée des Turcs lors de la Première Guerre
mondiale. Durant cent ans, elle ne s'est pas prononcée sur l' existence
du génocide perpétré contre les minorités chrétiennes. Soucieuses de
leur politique de l'époque, et pour tourner une des pages de l'histoire
militaire allemande, en 20 15, les autorités allemandes ont reconnu le
génocide des Arméniens et des Syriaques, ainsi que la responsabilité
de leur gouvernement23 Malgré la présence d'une communauté
importante de Turcs en Allemagne et les échanges économiques assez
développés avec l'Europe, le gouvernement turc refuse de négocier la
reconnaissance d'une culpabilité dans la question du génocide.
Dès la fin de la Grande Guerre, la France, pour défendre ses intérêts
en Orient, se rapproche des nationalistes turcs d'Anatolie et, en 1919,
signe un accord pour la reconnaissance d'un État turc indépendant.
Pour nuire aux intérêts des Anglais en Orient, les Français, en accord
avec les Italiens, abandonnent les Grecs et fournissent en secret des
armes aux différents mouvements nationalistes turcs24 Il faudra
attendre 20 1 2 pour que l'Assemblée nationale française puisse voter
une loi punissant la négation du génocide de 1915. La France, comme
un des moteurs économiques de l'Europe et un des pays présents en
Orient lors de la Guerre 14-18, peut suggérer aux institutions turques,
une reconnaissance du génocide et une réconciliation des peuples de
Turquie, afin de permettre à celle-ci d'entrer dans la Communauté
Européenne.
L'Angleterre, puissance militaire et économique après la fm de la
Première Guerre, veut punir les commanditaires du génocide. Mais
vers 19 19, elle reste isolée sur le plan international pour juger ces
derniers. Dès 1920, les Britanniques renoncent à exiger le châtiment

22 Y. TERNON, Génocide. Anatomie d'un crime, Paris,Annand Colin, 2016, p. 221-


268.
2 3 http://www. Ie[igaro. [r/internationaI/20 1 6/06/0 1/0 1 003 -20 1 6060 1 ART-
FIG00357-berlin-et-ankara-se-detient-sm-Ie-genocide-annenien.php (vu le
1 8/05/2017).
24 AKÇAM, Un acte honteux, p. 540-541 .
126 F. GABRIEL

des responsables des massacres des Arméniens et des Syriaques25


Bien qu'elle ait été l'une des nations européennes en conflit avec
l'Empire ottoman, l'Angleterre demeure la seule aujourd'hui à ne pas
reconnaître le génocide de 1915. Pour occulter ce génocide, la Turquie
organise le centième anniversaire de la victoire turque sur les Alliés,
celle des Dardanelles. À la commémoration de cet événement, l' An­
gleterre envoie le prince Charles pour la représenter"6
Comme gendarme du monde, les États-Unis d'Amérique, allié mili­
taire et économique de la Turquie, peuvent influencer les institutions
turques à négocier une rencontre entre les rescapés du génocide et les
descendants des génocidaires. Mais la Turquie profite de la place géo­
politique qu'elle occupe en Orient pour détourner toute tentative de
reconnaissance du génocide par les Américains.
Aujourd'hui les intérêts des puissances mondiales au Proche-Orient
sont tellement contradictoires que leurs projets de réconciliation des
peuples et les projets humanitaires ne sont réalisables que dans le
cadre des intérêts personnels et nationaux. Ainsi, l'accord entre les
puissances mondiales doit être une condition sine qua non pour ame­
ner la Turquie à la table des négociations, afrn d' engager des pourpar­
lers sur la reconnaissance historique du génocide de 1915 et en même
temps de permettre aux victimes de ce génocide de comprendre que
beaucoup de Turcs ont été manipulés, trahis et forcés de commettre
ces atrocités. Le dialogue doit être l' objectif de tous afin d' aboutir à
une réconciliation entre les deux peuples, Turcs et Syriaques.

4. Les conditions de la réconciliation

Pour favoriser une réconciliation après un grave conflit, Valérie


Rosoux pose trois conditions27 Tout d'abord, pour préparer le terrain
d'un rapprochement possible entre deux anciens ennemis, il faut un
leader charismatique. Il s'agit d'une personne qui occupe une place
légitime aux yeux des deux camps. Il peut demander à la population
de ne plus se laisser guider par des sentiments de haine qu'il a lui­
même partagés et dépassés. C'est ici que les responsables officiels

2 5 AKÇAM, Un acte honteux, p. 542-544.


26 http://www. la-croix.com!ActualitelMonde/La-Tmguie-cornrnernore -1es-Darda­
nelles-pour-occulter-Ie-genocide-arrnenien-20 15-04-23-1305443 (vu le 1 8/0412018)
27 Rosoux, « Réconciliation post conflit : à la recherche d'lUle typologie ;>, p. 577.
SYRIAQUES ET TURCS, QUEL DIALOGUE ? 127

jouent un rôle important dans le dialogue entre les différents belligé­


rants, Dans le cas du génocide des Syriaques, la Turquie ne permet
pas aux leaders turcs de dépasser leurs sentiments de haine envers les
minorités chrétiennes qui peuplaient jadis les plaines de l'Anatolie.
Les quelques écrivains et intellectuels qui veulent jouer un rôle dans
ce sens sont condanrnés à l'exil et leur parole reste sans écho auprès
de la population locale.
Ensuite, sur le plan politique, si le rapprochement est indispensable,
les anciens ennemis font tout pour le mettre en œuvre. Ici le rappro­
chement devient nécessaire pour les intérêts et la survie des deux
camps. L'empathie et le réalisme gagnent du terrain dans les relations
entre les anciens elliernis et, par la création de nouveaux liens, ils
transforment les relations des belligérants. Depuis la naissance de la
République turque, les gouvernements n'arrêtent pas de pousser toutes
les minorités, chrétiellies ou non, à quitter leur territoire. Les institu­
tions turques ne voient pas le rapprochement entre Syriaques et Turcs
comme synonyme de survie de l'État. Aujourd'hui quatre-vingt-dix
pour cent de Syriaques vivent à l'étranger et le dialogue qui existe
entre les deux camps n'influence presque plus les institutions turques.
Enfin pour pouvoir dépasser le conflit, il est intéressant pour les
deux camps de le situer dans son contexte historique. Bien sûr, la
violence du passé laisse ouvertes les blessures et les empêche de cica­
triser. Chacune d'elle doit être soignée, une par une. Vue sous cet
angle, la réponse aux atrocités de masse est sans doute individuelle.
D'où l'importance pour chacun de chercher l'origine du commence­
ment de chaque conflit. Pour les Syriaques, il s'agit d'un génocide et
non d'un conflit de guerre. Le génocide élimine et engloutit tout. Ses
conséquences sur le plan émotionnel sont incommensurables. La tris­
tesse des survivants est inconsolable et la fin de la souffrance paraît
reportée à l'infini. Mais les Syriaques doivent comprendre que cette
violence de masse est le fruit de quelques politiciens nationalistes qui
portent le nom de Jeunes-Turcs. C'est l'émigration des musuhnans de
Russie et des Balkans, la corruption des fonctionnaires ottomans, les
agressions des aghas kurdes, les massacres, les viols et la spoliation
des biens des minorités chrétiennes qui vont accélérer le processus de
génocide. Incarnés par le Comité Union et Progrès (CUP), les Jeunes­
Turcs voyaient d'un mauvais œil la formation multiculturelle de la
nation ottomane. Ils ont alors développé une théorie raciste dérivée
du darwinisme afin de montrer la supériorité du peuple turc, prônant
128 F. GABRIEL

la transformation de l'Empire ottoman en une nation turque, peuplée


uniquement de Turcs. La guerre devint pour les Jeunes-Turcs un
champ d'action où ils purent facilement mettre en pratique les idées
d'extennination des minorités non-rnusuhnanes28.

5. Le rôle de la religion

La religion est un facteur d'identité en Orient et pourrait être un


lien de rencontre et de conciliation entre Turcs et minorités chré­
tiennes. Mais il s'agit de deux religions différentes qui n' ont pas le
même regard sur la place que la réconciliation peut jouer dans la vie
du croyant.
En tant que chrétiens, les Syriaques comprennent la réconciliation
comme un des sept sacrements qui fondent la vie du croyant, mais les
Turcs, comme sunnites, ne la recOlmaissent pas dans les cinq piliers
de l'Islam. Pour le chrétien, il ne s'agit pas seulement de se réconci­
lier avec son frère de la même religion, mais avec son prochain quel
qu'il soit. Dans le Coran, les sourates consacrées à la réconciliation
s'adressent en général aux musuhnans29 Le génocide des Juifs en
Allemagne ou des Tutsis au Rwanda a abouti à une « réconciliation
nationale » dans les pays de culture chrétienne, mais nous n'avons pas
connaissance d'un tel exemple dans un pays musulman.

6. L 'influence du génocide sur l 'identité syriaque.

La destruction du monde intellectuel syriaque par le génocide de


1915 crée une fracture dans l'avenir de l'identité des Syriaques. Au
XIX' siècle apparaît un mouvement intellectuel qui défend l'idée de la
construction d'une nation « assyrienne » sur sa terre ancestrale. For­
més dans les collèges créés par des missionnaires européens, les intel­
lectuels syriaques comme Asour Yusuf, Naurn Faik, Feridun Aturaye
et Senharib Bali sensibilisent le peuple par la publication de journaux
et l'organisation de rencontres afm de trouver une unité nationale au
sein du peuple syriaque divisé en plusieurs Églises. Mais le génocide
perpétré par les Jeunes-Turcs met fin à tout espoir de création d'une
« mère patrie ». Tous ceux qui avaient un statut de leader ont été tués

28 TERNON, Génocide. Anatomie d'un crime, p. 155-192.


2 9 Coran 3, 108 ; 4, 114-129 ; 8, 1 ; 49, 9-1 1 .
SYRIAQUES ET TURCS, QUEL DIALOGUE ? 129

ou forcés à la déportation et l'intelligentsia syriaque a été réduite à


néant. Le génocide ne s'est d'ailleurs pas limité à 1915 : il a continué
sous d' autres formes, telles que l' obligation de parler le turc, le chan­
gement du nom de famille, l'impôt sur la fortune et la confiscation
des biens. Ces traumatismes causés par le génocide conduisent les
Syriaques à développer une identité d'isolement, de méfiance envers
les autres et de renfennernent sur soi, et à créer l'idée de « victime
éternelle » .
Pour l'écrivain et enseignant syriaque, Feyaz Kerimo, le génocide
de 1915 a des effets irréparables sur l'identité des Syriaques. Cette
identité est affaiblie et divisée. Les Syriaques sont définis sur leurs
propres terres comme une minorité ou plutôt, comme une minorité
religieuse, et plus souvent comme une communauté. Pour priver les
Syriaques de leurs droits et libertés, l'État turc et ses institutions uti­
lisent consciemment le terme de communauté. Laissés à l'état de
« sous-développement » intellectuel par les gouvernements successifs,
les Syriaques ont été obligés de défmir leur identité autour de l'Église
et de la religion. Entourés d'une majorité de musuhnans, ils se sont
définis tout naturellement comme des chrétiens. Mais avec l'immigra­
tion en Europe, la question de l' identité ne se règle plus sur la base
de l'appartenance religieuse. Les Syriaques développent une multi­
tude de recherches identitaires douteuses. Tel groupe prétend avoir des
origines araméennes, en partant du fait qu'il parle araméen. Pour tel
autre groupe, les Syriaques sont les descendants des anciens Assyriens
qui ont fondé le premier empire en Mésopotamie. Aujourd'hui, à
cause de la présence de certains fanatiques au sein des deux groupes,
le débat tourne à la négation de l'autre. Dans ce contexte, la fracture
créée par le génocide dans l'identité syriaque elle-même constitue la
destruction de l'espoir pour un avenir en commun entre les deux
peuples30.
CONCLUSION

Malgré les preuves scientifiques et historiques de l' existence des


crimes, les gouvernements successifs de la Turquie refusent de recon­
naître les évidences. Les rescapés de ce génocide continuent à trans­
mettre de génération en génération la mémoire des atrocités subies par

30 http://repairfuture.netlindex.php/frll-identite-point-de-vue-de-turquieI191 5-a-
detruit-I-espoir-d-avenir-de-Ia-societe-assyrienne (vu le 2010412017).
130 F. GABRIEL

leur population. Cent ans après 1915, la blessure est toujours là, elle
est transmise de père en fils et de grands-parents à petits-enfants,
jusqu l à l' épuisement des mémoires.
C'est en se retranchant derrière le principe de la souveraineté natio­
nale que le gouvernement turc présidé par Mustafa Kemal refuse de
collaborer avec les Occidentaux afin de sanctionner les auteurs du
génocide. Pour ce gouvernement, ({ une nation ne peut être châtiée par
une violation de sa souveraineté » et toute tentative en ce sens est
considérée comme une agression. Pour le Mouvement national turc,
punir les coupables revient à porter un coup à l'indépendance natio­
nale. Ces anciens cadres encouragent les nouveaux massacres, spo­
lient les biens des minorités, organisent l'occultation de l'histoire,
transforment le génocide en déni et en négationnisme. Face à ce géno­
cide de 1915, le devoir et le but de la nouvelle République d'Atatürk
est de laver 1 'honneur de ceux que ces cadres remplacent sur la scène
politique turque. La négation du génocide par la République turque
peut se comprendre comme relevant de l'idéologie de la continuité du
nationalisme turc transmis depuis le XIX' siècle jusqu'à nos jours.
Il est également difficile d'affirmer que la volonté des pays victo­
rieux de la Première Guerre mondiale, tout particulièrement celle des
Anglais, est uniquement basée sur les principes universalistes comme
les ({ droits de l'homme » et non sur des intérêts économiques. Ce qui
est sûr, c'est que, dès qu'il y a conflit d'intérêts, les principes univer­
salistes sont tout simplement abandonnés et un relâchement des efforts
internationaux à ce sujet se fait sentir dans les rangs des Occidentaux.
La question est celle-ci : si la sanction des auteurs du génocide n'avait
pas été liée à la partition du territoire anatolien, le négationnisme turc
n'aurait-il pas été fort différent3l ?
La reconnaissance du génocide met en péril 1 ' avènement même de
la République de Turquie. Car la survie de cette République implique
que les gouvernements successifs parlent le moins possible du géno­
cide et même le cachent. Avec la naissance en 1923 de la République
de Turquie, c'est le déni du génocide et la négation des victimes.
Toute remise en cause de ces vérités historiques menace l'existence
de la Turquie et tous les Turcs qui s'identifient à elle. Le négation­
nisme turc est lié à l'histoire même de la Turquie. D'où l'encadrement

3 1 AKÇAM, Un acte honteux, p. 533-537.


SYRIAQUES ET TURCS, QUEL DIALOGUE ? 131

permanent de la société tnrque par un discours d' État-nation qui


s'oblige à adbérer à une idéologie de falsification de l'histoire32
Depuis cent ans, les gouvernements successifs de la République
tnrque véhiculent à travers le monde une image d' agresseur, d'enva­
hisseur et de génocidaire, sans accepter la lecture que les autres
nations font de leur histoire. Cette lectnre leur permettrait cependant
de se réconcilier avec leur propre passé et les grandirait aux yeux du
monde. Ils y gagneraient économiquement car l'argent qu'ils inves­
tissent pour nier le génocide pourrait servir à améliorer les infrastruc­
tnres de leur pays. La Turquie est un musée à ciel ouvert : la recon­
naissance du génocide pourrait favoriser le travail des archéologues
et des chercheurs étrangers et mettre ainsi en valeur un patrimoine
jusqu'ici inexploité. Il serait aussi permis aux Arméniens et aux
Syriaques exilés d'investir dans les provinces orientales de l'Anatolie
pour reconstruire leurs villages abandonnés et trouver ainsi une place
dans l'histoire de la Turquie.
Mais aujourd'hui la Turquie est tellement sollicitée sur le plan géo­
politique du Moyen-Orient qu'elle se voit comme une puissance
indispensable dans les négociations. Comme il y a cent ans, les
grandes puissances occidentales préfèrent fermer les yeux sur les
questions des droits de l'homme et sur un génocide « du passé » ,
plutôt que d'obliger l'État tnrc à s'asseoir à la table de négociation.
Il est souvent délicat d'intervenir dans les affaires intérieures d'un
État-nation. La plupart du temps, ce type d'ingérence produit des
résultats négatifs pour la reconnaissance des pages noires de l'histoire
d'un pays. Faute de détermination suffisante de la part des gouverne­
ments turcs, la période qui touche la fin de l'Empire et le début de la
République reste incomprise et taboue pour le peuple tnrc. Le géno­
cide de 1915 amène les Syriaques à un repli identitaire qui les empêche
de voir que l' ensemble du peuple turc n' est pas responsable des mas­
sacres, mais qu'il a lui-même été victime des manipulations des géno­
cidaires. Ils doivent s'efforcer de gommer l'image du turc « ennemi
éternel ». Sans cet effort pour tourner la page sombre de l'histoire
commune aux deux peuples, toute réconciliation est impossible.

32 BOZARSLAN, DUCLERT, KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Arméniens,


p. 360.
132 F. GABRIEL

4000 Liège Fikri GABRIEL


Rue de l'Arbre Sainte Barbe, 353 Faculté de théologie
fikri.gabriel@grnail.com Institut RSCS
UClouvain

Résumé - Plus de cent ans après le génocide de 1915, le chemin de récon­


ciliation entre Turcs et Syriaques est loin d'être une réalité possible pour les
deux peuples. L'idée même est bloquée par le négationnisme de la Répu­
blique turque, ainsi que par la méfiance et le mépris des Syriaques à l'égard
des dirigeants turcs. La conséquence de cette situation conduit les survivants
Syriaques à créer une identité d'isolement, de repli sur soi et à fuir un pays
qui met en doute une évidence historique. Comment les Syriaques, sans la
recollllaissance du génocide par la Turquie, pourraient-ils entrer en dialogue
avec les Turcs ? Nous tenterons ici d'apporter quelques éléments de réponse.

Mots-clés Dialogue, Génocide (Seyfo), Syriaques, Turcs, reconnaissance,


-

impossible réconciliation, diaspora

Summary More than a hundred years after the 1915 genocide, the path of
-

reconciliation between Turks and Syriacs is far from being possible for both
peoples. The very idea is blocked by the negationism of the Turkish Repu­
blic, as weU as by the distrust and contempt of the Syriacs towards the
Turkish rulers. The consequence of this situation is that the Syriac survivors
create an identity of isolation and withdrawal, and flee a country that casts
doubt on historical evidence. How could the Syriacs, without the recognition
of the genocide by Turkey, enter into dialogue with the Turks? We try here
to provide sorne insights.

Keywords -Dialogue, Genocide (Seyfo), Syriacs, Turks, Recognition,


Impossible reconciliation, Diaspora

BIBLIOGRAPHIE

AKçAM Taner, Un acte honteux. Le génocide arménien et la ques­


tion de la responsabilité turque, Paris, Éditions Denoël, 2008.
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IV. En pratique...
Conflits, conciliation, réconciliation.
L es représentations religieuses des jeunes
et « l'école du dialogue »

comme application du concept de


« frontières » de Paul Tillich

Grâce à la théologie systématique et notamment au concept de


« frontières » emprunté à Paul Tillich, le texte qui suit propose des
pistes de réflexion pour éclairer les conceptions des jeunes quant à
leurs représentations religieuses. Parfois floues, parfois en opposition
avec celles des autres croyants, ces représentations ne permettent pas
toujours le dialogue et la rencontre avec autrui. La visée de cette
réflexion est donc de proposer une voie de conciliation qui consiste
dans l'acceptation d'une « situation de fait » assumée à la frontière,
pour faire face aux conflits socioreligieux explicites ou latents, pré­
sents ou à venir, le tout débouchant sur des possibilités de réconcilia­
tion par la pacification dans la rencontre de l'autre et de soi. De nos
jours, trop souvent, le religieux crispe et est perçu comme potentiel­
lement source de conflits. Au lieu de rejeter la pratique religieuse et
la réflexion sur le religieux dans la sphère privée, il est temps de
trouver des méthodes pour ré-apprivoiser la question religieuse dans
notre sociétél Cet enjeu concerne particulièrement le monde scolaire
- et il est probablement encore plus épineux dans les écoles catho-

l Jean-Marc FERRY rappelle l'importance de la contribution des religions et des


convictions à la société, que ce soit dans le débat ou dans la recherche de l'identité
emopéelllle. l-M. FERRY, Sur le potentiel critique des religions dans l'espace euro­
péen, dans P. GISEL, l-M. TÉTAZ (éds), Théories de la religion. Diversité des pratiques
de recherche, changements des contextes soda-culturels, requêtes réflexives, Genève,
Labor et Fides, 2002, p. 350-3 6 1 . Jürgen HABERMAS va dans le même sens lorsqu'il
affirme : « Ce qui motive mon intérêt pour la question de la foi et du savoir, c'est le
désir de mobiliser la raison moderne contre le défaitisme qu'elle couve en son sein. ;}
(l HABERMAS, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Galli­
mard, 2008, p. 145). Enfin, récemment, les évêques français ont rappelé l'importance
de « retrouver le sens du politique ;} dans le document de la CO:w.nSSION PERMANENTE
DES ÉVÊQUES DE FRANCE, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique,
Paris, Bayard-Cerf-Marne, 2016.
138 V PATIGNY - G . LEGRAND

liques compte tenu de l'identité de départ de celles-ci2 - où les acteurs


de l'enseignement sont directement confrontés à la question du dia­
logue inter-convictionnel entre tous. La « situation aux frontières »
décrite par Paul Tillich pourrait être la situation idéale pour penser les
conflits liés à des représentations différentes de Dieu en pédagogie
religieuse et favoriser ainsi un terrain propice aux conciliations. En
effet, se situer aux limites permettrait non seulement de rencontrer
l'autre mais également de se rencontrer soi face à l'autre et face à
soi-même lorsque les jeunes expriment leurs représentations reli­
gieuses. « L'école catholique du dialogue » mise en place en Flandre
par Lieven Boeve, directeur général du Katholiek Onderwijs Vlaan­
deren, semble être un essai d'application de cette théorie, même si elle
s'appuie officiellement sur une théologie trouvant appui dans les
concepts d' « interruption » et de « recontextualisation » du récit chré­
tien3.
Notre réflexion se déroulera en trois temps : d'abord une présenta­
tion détaillée du concept de « frontière » chez le théologien allemand,
ensuite un éclairage sur les recherches actuelles en pédagogie sur le
thème des représentations religieuses et enfin une application de notre
recherche au contexte de l'école catholique flamande.

2 Dans un article de 2014, Henri DERROITTE identifie comme enjeu rnajem pOlIT
l'école catholique actuelle la question de l'avenir dans les termes suivants : « com­
ment penser l'école catholique au XXIe siècle dans le contexte sécularisé et phrraliste
de l'Occident ? ;} (H. DERROITTE, « De la Déclaration Gravissimum Educationis à nos
jours. Réflexions sur l'éducation chrétielllle ,>, dans RTL, 45, 2014, p. 383). En France,
François MOOG réfléchit également à « la pertinence d'une institution catholique
reconnue par la loi comme partenaire de l' État dans sa mission éducative » (p. MOOG,
À quoi sert ['école catholique. Sa mission d'évangélisation dans la société actuelle,
Paris, Bayard, 2012, p. 1 1 ).
3 Le directem général de l'enseignement catholique flamand s'inspire de la no­
tion d'« interruption » du théologien catholique allemand Jean-Baptiste Metz. Lie­
ven Boeve s'approprie donc ce concept en insistant sm la recontextualisation du récit
chrétien dans la société post-moderne (cf. L. BOEvE, « La définition la plus courte de
la religion : interruption », dans Vie consacrée, 200311, p. 28-3 1).
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 139

PRÉSENTATION DU CONCEPT DE « FRONTIÈRE » chez TILLICH

Définition

Selon Paul Tillich, la position aux frontières constitue avant tout


une situation pour cheminer vers la cOlmaissance4 et la véritéS qui se
trouve à l'intérieur des conflits. Tout conune la littérature grecque le
souligne lorsque l'on considère le sort de ses héros tragiques, la
reconnaissance des limites favorise la clairvoyance par rapport à l'ob­
jet d'étude. Dans son autobiographie, le philosophe-théologien sou­
ligne l'importance de ce thème qui retrace et synthétise toute sa vie
personnelle et académique'. Il écrit :
Chaque possibilité que j' ai discutée, j 'en ai discuté dans sa relation à
une autre possibilité, pour dire la façon dont l'une et l'autre s'opposent
ou sont corrélatives. Telle est la dialectique de l'existence : chaque pos­
sibilité de la vie tend de son propre accord vers une frontière et au-delà
de la frontière, là où elle rencontre ce qui la limite. L'homme qui se tient
à maintes frontières fait sous maintes fOlmes l'expérience de l'agitation,
de l'insécurité et de la limitation inhérente à l'existence.7

4 Il Y a avant tout une préoccupation cognitive dans la délimitation de ce concept :


« La frontière est l'endroit idéal où acquérir des connaissances » (P. TILUCH, Do­
cuments biographiques, Paris, Cerf Genève, Labor et Fides Québec, Presses de
l'Université de Laval, 2002, p. 13 ; « der Ort der Grenze ist der für die Erkenntnis
fruchtbare Ort ,>, Religièise Venvirklichung, Berlin, Fmche, 1929, p. I l ; « The bOlUl­
dary is the best place for acquiring knowledge ,>, The boundary ofour being: a collec­
tion of his sermons; The Etemal Now and The New Being with His Autobiographical
Sketch {( On the boundary ,>, Londres, Collins, 1973, p. 297).
5 I l ne s'agit donc pas mliquement de connaître théoriquement mais de tenter
d'accéder pratiquement à la vérité grâce « à lUle vérité dynamique ,} qui se situe aux
frontières : « La vérité se trouve au sein de la lutte ( les conflits) et du destin ,} (TIL­
=

UCH, Documents biographiques, p. 15 ; « truth is found in the midst of struggle and


destiny ,>, The boundary of our being, p. 298).
6 Dans son autobiographie, P. Tillich donne les titres suivants aux chapitres : entre

deux tempéraments, entre la ville et la campagne, entre les classes sociales, entre la
réalité et l'imaginaire, entre la théorie et la pratique, entre l'hétéronomie et la théono­
mie, entre la théologie et la philosophie, entre l' Église et la société, entre la religion
et la culture, entre le luthérianisme et le socialisme, entre l'idéalisme et le marxisme,
entre le pays natal et la terre étrangère (voir « Aux frontières. Esquisse autobiogra­
phique [1 936] ,} dans TILUCH, Documents biographiques, p. 13-62).
7 P. Trr..ucH, Documents biographiques, p. 62. « Each possibility that l have
discussed, however, l have discussed in its relationship to another possibility the way
they are opposed, the way they can be correlated. This is the dialectic of existence;
each of life's possibilities drives of its 0\Vll accord to a bOlUldary and beyond the
bOlUldary where it meets that which limits it. The man who stands on many boundaries
140 V PATIGNY - G. LEGRAND

Dès lors, Tillich invite son lecteur à rejoindre la condition du trans­


frontalier qui existe à la frontière et ne peut éviter les tensions qu'im­
plique sa position.
En raison de cette situation inconfortable, l'être humain peut se
sentir incapable d' exister aux confms. Soit il se sent alors incapable
de franchir cette barrière et se replie à l'intérieur de frontières hermé­
tiques8, soit il franchit la frontière mais ne peut s'empêcher de détruire
ce qui ne lui ressemble pas, ce qui est étranger à lui.
Tillich avance : « lorsque l'homme se sent incapable de franchir
une limite, il se donne pour tâche de l' effacer en anéantissant tout ce
qui lui semble étranger » 9 Ces deux solutions de repli ou de conquête
de ce qui est autre ne permettent en aucun cas de résoudre le conflit,
au contraire du positionnement du transfrontalier qui assume les allées
et venues afin de constituer une troisième zone. Participant à l'un et
l'autre monde, il considère comme un enrichissement d'être « à che­
val », tout en ne cherchant pas à réduire les différences en présence.
Sur la frontière, il est en mesure de considérer l'apport de sa propre
culture et de celle d'autrui.

Les frontières entre les religions

Appliquée aux questions religieuses, la position « à la frontière »


s'avère être particulièrement féconde et porteuse de sens. On aurait
pu distinguer ici les croyants des non-croyants, les catholiques des
protestants, les chrétiens des adeptes des autres religions. Mais la pen­
sée de Tillich n' enferme pas les gens dans des catégories. S ' il existe
des frontières, celles-ci se trouvent d'abord à l'intérieur de chaque
individu. Pour respecter la pensée de Tillich, trois cas de figure se
présentent donc : la frontière entre le sacré et le profane, la frontière
entre la foi et la raison et enfm la frontière entre la religion et la phi­
losophie.

experiences the lUlfest, insecmity, and inner limitation of existence in rnany fOTIns ;}
(TILLICH, The boundary ofour being, p. 349).
8 De fait, saisi par le sentiment d'insécurité, il ne parvient pas à vaincre l'angoisse

de ce qui est autre, de ce qui est étranger à lui de l'autre côté de la limite.
9 P. Tn.LICH, « Frontières », dans ID., Auxfrontières de la religion et de la science,
Paris, Le Centurion Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1970, p. 46. « Man will die
Grenze, die man nicht überschreiten konnte, ausloschen, indern man das Frernde zers­
t6rt;> (p. Tn.LICH, Impressionen und Ref/exionen. Gesammelte Werke XIII, Stuttgart,
Evangelisches Verlagswerk, 1972, p. 422).
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 141

La frontière entre le sacré et le profane. - Le pasteur protestant a


toujours été sensible au dialogue à instaurer entre croyants et non­
croyants en utilisant la théonomie pour trouver le terrain propice au
dialogue. En effet, en considérant qu'il y a une dimension de profon­
deur dans la culture contemporaine au travers des productions
humaines, artistiques, littéraires, scientifiques, etc., tout ce qui touche
aux préoccupations ultimes de l'existence arrive à un point de ren­
contre possible avec l'Inconditionné. Refusant de délimiter le reli­
gieux en dehors de la vie humaine, « comme une fonction spéciale de
la vie spirituelle de l'homme » 10, le théologien préconise plutôt de
chercher « la dimension en profondeur dans toutes ses fonctions »11
La frontière entre la foi et la raison. - Un deuxième cas est celui de
la limite entre la foi et la raison. Dans Substance catholique et prin­
cipe protestant ou encore dans Le christianisme à la rencontre des
autres religions, le théologien établit trois types de religionsl2 : des

10 P. Tn.LICH, Théologie de la culture (L'expérience intérieure), Paris, Planète,


1968, p. 42-43. « This also is TIot the answer to the question of religion as an aspect
of the hmnan spirit » (p. Tn.LICH, Theology of culture, Londres-Oxford-New York,
Oxford University Press, 1959, p. 7).
11 Tn.LICH, Théologie de la culture, p. 43. « In this situation, without a home,
without a place in which to dwell, religion suddenly realizes that it does TIot need such
a place, that it does TIot need to seek for a home. 1t is at home everywhere, namely, in
the depth of aIl fimctions ofman 's spiritual life. ;} (TILLICH, Theology ofculture, p. 7).
12 P. TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et
Fides, 2015, p. 394-395 : « Pom l'instant, on se contentera de déterminer les polarités
dont le christianisme et le bouddhisme représentent chacun un des pôles opposés.
Comme toutes les religions, ils proviennent tous les deux d'une base sacramentelle,
autrement dit, de l'expérience du sacré en tant que présent ici et maintenant, dans tel
objet, telle personne ou tel événement. Mais aUClUle des religions supériemes ne se
limite à sa base sacramentelle ; elles la dépassent, tout en la maintenant, car tant qu'il
y a religion, la base sacramentelle ne peut pas disparaître. Elle peut cependant se bri­
ser et se transcender, ce qui se fait dans deux directions, celle de la mystique et celle
de l'éthique, conformément aux deux éléments de l'expérience du sacré : le sacré en
tant qu'être et le sacré en tant que devoir-être. Il n'y a pas de sacré, et par conséquent
de religion vivante, sans ces deux éléments. Dans toutes les religions en provenance
de l'Inde, l'élément mystique a lUle prédominance évidente, de même que l'élément
socio-éthique l'emporte clairement dans celles qui proviennent d'Israël. Ce qui à la
fois donne lUl préliminaire à tout dialogue entre les religions proprement dites et en
même temps éclaire le conflit des éléments du sacré à l'intériem de chaque religion
particulière. ;} « The only statement possible at this moment is the determination of
the polarities of which Christianity and Buddhism occupy the opposite poles. Like
aIl religions, both grow out of a sacramental basis, out of the experience of the holy
as present here and now, in this thing, this person, this event. But no higher religion
remained on this sacramental basis; they transcended it, while still preserving it, for
142 V PATIGNY - G. LEGRAND

religions ayant une base sacramentelle, des religions insistant sur le


caractère prophétique ou critique (pour ne pas absolutiser le sacré) et
enfm des religions à portée mystique. Toute grande religion s'appuie
sur une base sacramentelle mais aucune religion ne peut s'y limiter.
Alors que le catholicisme sera décrit comme une religion fortement
sacramentelle qui touchera davantage à la dimension de la foi, le pro­
testantisme avec son principe critique basé sur la raison brise sa forme
et la transcende avec une portée éthique13 Il ne s'agit pas de rejeter
le catholicisme ou le protestantisme, mais d'allier l'aspect sacré à
l'aspect critique. Encore une fois, le positionnement « à la frontière » ,
dans la complémentarité entre ces deux approches, sera recommandé
afin de permettre de garder une tension féconde entre le sacré et le
souci critique : sauvegarder le sacré, tout en le mettant à distance de
l'Inconditionné qu'est Dieu.
La frontière entre la théologie et la philosophie. - Dans son expé­
rience au Japon en particulierl" Tillich découvre la religion de l'autre
en se tenant à la frontière afin que le dialogue puisse voir le jour. La
méthode utilisée dans son livre consistant en un échange de questions-

as long as there is religion the sacramental basis cannot disappear. 1t can, however,
be broken and transcended. This bas happened in two directions, the rnystical
and the ethical, according to the two elernents of the experience of the holy - the
experience of the holy as being and the experience of the holy as what ought to be.
There is no holiness and therefore no living religion without both elernents, but the
predominance of the rnystical elernent in aIl India-bom religions is obvious, as weIl
as the predominance of the social-ethical elernent in those born of Israel. This gives
to the dialogue a prelirninary place within the encounters of the religion proper. ;} (p.
TIllICH, « Christianity and the Encounter ofWorld Religions ;} dans ID., Writings on
religion, Berlin, de Gruyter, 1988, p. 3 1 1 ), ou encore, voir Tn.LICH, Le christianisme
et la rencontre des religions, p. 457-458.
1 3 P. TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Paris, Cerf Genève,
Labor et Fides Québec, Presses de l'Université Laval, 1995, p. 177 : « Bien sûr, le
protestantisme ne peut pas accepter la solution hétéronome du catholicisme tardif, qui
fait de l' Église romaine le juge souverain en matière de métaphysique et d'éthique
philosophique. Cette solution découle nécessairement de l'absolutisme sacramentel
du catholicisme romain, et son rejet découle nécessairement de l'autocritique escha­
tologique des Églises protestantes. ;} « Of course, Protestantism cannot accept the
heteronomous solution of later Catholicism according to which the Roman Chmch is
the final judge of metaphysics and philosophical ethics. This solution is a necessary
consequence of the sacramental absolutism of Roman Catholicism and its rejection
is a necessary consequence of the eschatological self-criticism of the Protestant
churches ;} (P. Tn.LICH, « The Permanent Significance of the Catholic Church for
Protestantism ;>, dans ID., Theological writings, Berlin, de Gruyter, 1992, p. 242).
1 4 TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 281-337.
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 143

réponses touchant à des concepts existentiels mis en relation avec sa


typologie évoquée plus haut (le sacré, le critique et le mystique) per­
met de vivre et de comprendre l'interreligiosité car Tillich se place
dans une posture où il sait qu'il peut apporter quelque chose à la
réflexion de l'autre et que lui-même peut recevoir matière à réflexion
à partir des interventions de ces interlocuteurs. Sur le plan personnel,
Tillich lui-même a toujours tenté de concilier la théologie et la philo­
sophie grâce à l' œuvre de Schelling en appliquant la justification à la
pensée humaine. Il réalise ainsi une philosophie de la religion. Pour
Tillich, « si jamais une réunion de la philosophie et de la théologie
est possible, elle ne se fera que dans une synthèse qui rend justice à
cette expérience de l'abîme dans nos vies. Ma philosophie de la reli­
gion a tenté de répondre à cette exigence. Elle demeure sciemment à
la frontière entre théologie et philosophie, en prenant soin de ne pas
perdre l'une dans l'autre. Elle tente d' exprimer l' expérience de
l'abîme en des concepts philosophiques et de faire voir dans l'idée de
justification la limite de la philosophie » 15
En matière religieuse, le positionnement à la frontière à la manière
de Tillich permet en fin de compte de comprendre l' autre et de se
comprendre sans vouloir ni détruire, ni assimiler sa conviction ou sa
religion, d'une part, et sans s' enfermer dans son provincialisme,
d'autre partl6

La frontière pour se découvrir soi-même

Par ailleurs, ce qui est d'autant plus encourageant avec le concept


de « frontières » tel que pensé par Tillich, c'est que celui-ci donne de
surcroît l'opportunité à l'être humain aux confins de découvrir la véri­
table frontière de son être car il développe une véritable ontologie.
De fait, en rencontrant l'autre, une personne se rencontre elle-même
et travaille la question de son identité propre. Celle-ci une fois trou­
vée, l'être humain n'a plus besoin de vouloir retourner en arrière, en

1 5 TILLICH, Documents biographiques, p. 37.


16 Suite à son voyage au Japon, Tillich déclare : « désormais, je ne tolérerai plus
dans ma pensée et mes écrits le moindre provincialisme occidental dont j'aillais
conscience. ;} (Tn.LICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 309; « From
now on, no Western provincialisrn of which l am aware will be tolerated by me in my
thought or in my works. ,>, P. Tn.LICH, From Place ta Place: travels with Paul Tillich,
travels without Paul Tillich, New York, Stein and Day, 1976, p. 1 15).
144 V PATIGNY - G. LEGRAND

deçà de sa limite. Par ailleurs, en se retrouvant lui-même et en ayant


une juste conscience de sa limite et de ce qu'il est, l'homme n'éprouve
plus le besoin de conquérir avec violence la position de l'autre. En
effet, il sait ce que la position de celui-ci peut lui apporter, tout en
conservant certaines de ses convictions d'origine.
Il y a, en plus, une autre limite à laquelle l'humain est confronté,
c'est celle de sa finitude engendrant une triple angoisse. Dans le cha­
pitre II du Courage d'être!7, intitulé « Être, non-être et angoisse » ,
l'auteur retrace toute l'histoire de l'humanité à travers cette peur de
l'anéantissement. À la peur de la mort dans l'Antiquité, argumente-t­
il, le christianisme a répondu par la résurrection ; durant le Moyen­
Âge, en lien avec cette vie éternelle s'est posée la question de la
culpabilité, à laquelle la Réforme a répondu par la grâce et le pardon
gratuit, ce qui a eu pour conséquence de faire plonger l'humanité
contemporaine dans l'angoisse de l'absurde dont nous ne sommes
toujours pas tout à fait sortis!8 Quoi qu'il en soit, cette angoisse onto­
logique liée à la mort ramène aux limites de l'être humain, et d'après
Tillich!9, la substance religieuse ne parvient pas toujours à soulager
de cette peur extrême.
Tillich décrit l'angoisse ontologique en ces termes :
L'homme est un être véritablement menacé, parce que libre par rapport
au simple fait d'être, parce qu'il peut se dire à lui-même « oui » ou
« non ». [ . . . ] La liberté, qui rend inévitable d'avoir à décider, suscite

l'inquiétude la plus profonde que connaît notre existence, car ce fait


menace notre être. [ . . . ] Que nous soyons libres veut toutefois dire que
ce n'est pas sans importance et qu'au-dessus de nos têtes plane l'exi­
gence inconditionnelle de saisir l'être vrai, de réaliser l'être juste. Que
cette exigence n'aboutisse pas, ce qui se passe en fait, notre être se voit

1 7 P. TILLICH, Le courage d'être (Classiques), Genève, Labor et Fides, 2014, p.


63-92.
18 La réponse à cette angoisse ontologique moderne de l'absmde sera-t-elle celle
de la fraternité comme A. de Saint-Exupéry peut la défendre dans ses écrits, ou en­
gendre-t-elle l'individualisme exacerbé des civilisations occidentales : puisque la vie
n'a pas de sens, soyons sûrs au moins d'en profiter pleinement ?
1 9 Dans la situation de la limite, « on reconnaît l'insuffisance de la substance reli­
gieuse qui, avec toute sa plénitude, sa profondeur et sa sagesse traditionnelle, ne par­
vient pas à fomnir lUle sécurité contre la menace ultime ;} (Tn.LICH, Substance catho­
lique et principe protestant, p. 64-65). « Vielmehr handelt es sich lUll die Situation
der Grenze, in der die religiose Substanz mit aIl ihrer Fülle und Tiefe lUld Erbweisheit
aIs lUlzulanglich erkannt wird, sofern sie gegen die letzte BedrohlUlg sichem solI. ;}
(p. Tn.LICH, Religièise Venvirklichung, Berlin, Fmche, 1930, p. 34).
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 145

alors poussé dans le déchirement, dans le tOUlTIlent caché de toute vie,


dont même la mort ne peut pas nous libérer. Là où on expérimente cette
situation dans son aspect inconditionnel et inévitable, on saisit la situa­
tion limite de 1'homme.2o

Cette angoisse demande donc selon lui une réponse protestante par
une théorie de la justification adaptée à notre temps. Il écrit : seuls
« le courage d'accepter d'être accepté » et « l'affIrmation de soi »
permettent de répondre à cette triple angoisse de la mort, de la culpa­
bilité et de l'absurde21 Aussi, la rencontre de l'autre, qui permet d'en
revenir à la rencontre avec soi-même à travers ses propres limites, et
l' acceptation de celles-ci, relationnelles ou essentielles, constituent
véritablement ce lieu privilégié de connaissance et de reconnaissance.

Remarque : anomalie de la frontière

Avant de conclure sur cette défmition de « frontière » , il convient


de souligner avec André Gounelle22 le caractère anormal de la fron­
tière qui ne devrait cependant pas être supprimée : si celle-ci est
présente, c'est en raison du « décalage entre l'essence et l'existence »,
nous apprend-i123, c'est-à-dire entre l'état idéal et l'état de fait, parce
que, aliénés, nous ne sommes pas ce que nous devrions être. Si nous
pouvons peut-être deviner quel serait l'accomplissement parfait de
notre être, il nous est impossible de le réaliser pratiquement. Est-ce à

20 TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 63. « Der Mensch ist


das eigentlich bedrobte Wesen, weil er nicht geblUlden ist an seine vitale Existenz,
weil er Zll ihr ja lUld nein sagen kann. [ . . . ] Diese Unentrinnbarkeit der Freiheit, des
Entscheidenmüssens, ist die tiefste Unruhe unseres Daseins, denn durch sie ist unser
Sein bedroht. [ . . . ] Das Stehen in der Freiheit bedeutet aber, daB es nicht gleichgiiltig
ist, daB vielmehr der lUlbedingte Anspruch über uns steht, das wahre Sein Zll erfassen,
das Gute Zll verwirklichen. Wird dieser Anspruch nicht erfullt - und er wird ja nicht
erfullt -, so wird unsere Existenz in den Zwiespalt getrieben, in die verborgene QuaI
jedes Lebens, von der auch der Tod nicht befreien kann. Wo diese Situation in ihrer
Unbedingtheit, Unentrinnbarkeit erfahren wird, da ist die menschliche Grenzsituation
erfaBt ;} (TILLICH, Religièise Venvirklichung, p. 3 1-32).
21 Voir le chapitre VI du Courage d'être.
22 Professem à l'Institut protestant de théologie de Montpellier, A. GOlUlelle codi­
rige la traduction française des œuvres de Tillich. Nous le remercions pour la relecture
de cet article.
23 Voir en ligne : \VWW.andregolUlelle.fr, « La condition transfrontalière de la
théologie selon Tillich ;} dans « Pour la rubrique 'Tillich' ;}, texte prononcé lors du
Colloque de l'Association Paul Tillich d'expression française à Paris en 2013, page
consultée le 13 septembre 2017.
146 V PATIGNY - G. LEGRAND

dire que la « frontière » est inutile ? Bien au contraire : si ce concept


est utilisé correctement, il devient constructif, constitutif et requis
même pour pouvoir penser le réel et se penser face au monde. Il s'agit
donc de traverser la frontière tout en la maintenant, d' affIrmer et de
nier son utilité dans le même temps.

Conclusion et double défi

En conclusion, « les frontières » vues à la manière de Tillich consti­


tuent une matrice pour trouver la paix avec l'autre et avec soi, pour
s'accomplir, se réaliser et surtout pour être humain ce qui signifie
d'après la théologie systématique de notre auteur « s'interroger sur
son propre être et sur sa propre vie sous l' impulsion des réponses
données à la question. Et à l'inverse, être humain signifie recevoir des
réponses à la question de son propre être et s'interroger sur l'impul­
sion des réponses »24 Deux défis s'offrent dès lors à notre réflexion :
d'une part, la nécessité de franchir les frontières pour rencontrer
l'autre et ne pas s'opposer à lui ; d'autre part, l'impérieuse obligation
pour tout homme de déterminer sa limite essentielle afm de mieux
connaître son identité et d'avoir conscience de ce à quoi il est appelé25

24 P. Tn.LICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et


Révélation, Paris, Cerf Genève, Labor et Fides Québec, Presses de l'Université
Laval, 2000, p. 9 1 -92. « Being human rneans asking the question of one's O"Wll being
and living under the impact of the answers given to this question. And, conversely,
being human rneans receiving answers to the question of one's O\Vll being and asking
questions lUlder the impact of the answers » (P. Tn.LICH, Systematic theology. Combi­
ned volume, Herts, Nisbet, 1968, p. 69-70).
2 5 D'après « Frontières » dans Tn.LICH, Aux frontières de la religion et de la
science, p. 51 : « Le premier défi était lUle invitation à franchir la frontière, c'est­
à-dire la limite de fait, et à sunnonter l'angoisse devant ce qui se trouve de l'autre
côté. Le second défi sera une invitation à accepter sa limite propre et essentielle et, à
la lumière de cette acceptation, à apprécier le plus ou moins grand poids des limites
de fait. ;} « Die erste war : zum Überschreiten der Grenze, namlich der Wirklichkeit­
sgrenze, zu fuhren lUld die Angst vor dem, was jenseits liegt, zu überwinden. Die
zweite Fordenmg ist, zur Selbstbesinnung auf die eigene Wesensgrenze hinzuleiten
lUld in ihrem Licht das gr6Bere oder geringere Gewicht der wirklichen Grenzen zu
beurteilen ;} (Tn.LICH, Impressionen und rej/exionen, Gesammelte Werke XIII, p. 426).
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 147

LES REPRÉSENTATIONS EN PÉDAGOGIE RELIGIEUSE

Dans le cadre de la pédagogie religieuse, la question des représen­


tations est de plus en plus présente. Ces dernières, nées dans un
contexte culturel et familial, se construisent au fil des expériences
personnelles de chacun et, particulièrement en ce qui concerne les
représentations religieuses, elles touchent au monde symbolique, si
présent dans la religion et de ce fait si personnel.
À l'image des milieux scolaires qui abordent l'apprentissage actif
depuis 40 ans, que ce soit dans un cadre scolaire ou catéchétique,
l' enseignement de la religion donne aujourd'hui un rôle majeur à
l' apprenant. Ce dernier est invité à interpréter son existence à la
lumière de l'Évangile : écouter et vivre l'Évangile est un processus
actif, il se s' agit plus aujourd'hui d'une écoute passive. Nous ne
sommes plus en effet dans le cadre d'une foi imposée mais bien dans
celui d'une foi réfléchie et choisie. La foi de chacun évolue selon ses
représentations et la construction de celles-ci. Alors que dans le monde
scolaire, le concept de représentation s' est avant tout développé dans
le domaine des sciences, le sociologue Émile Durkheim26 en parle
avant tout dans le domaine de la sociologie et de la psychologie
sociale. Spécialiste de la catéchèse d'adulte, Enzo Biemmi insiste sur
la différence entre les représentations d'ordre scientifique et les repré­
sentations religieuses : ces dernières ne touchent pas uniquement aux
connaissances mais elles influencent la manière d'agir. Ce sont les
représentations religieuses qui construisent et mettent en évidence les
valeurs de chacun : « pour changer les comportements de quelqu'un,
dit-il, il faut intervenir non seulement sur ses connaissances mais
aussi sur son champ de perceptions ; il est plus difficile de travailler
sur le champ de perceptions que sur le champ scientifique d'une per­
sonne » 27 Il est donc essentiel de travailler sur les représentations
religieuses, sources de l'agir, afin de permettre un agir menant au
vivre ensemble.

26 É. DURKHEIM, Sociologie etphilosophie, Paris, Quadrige-Presses Universitaires


de France, 1 924.
27 E. BIEMMI, Compagni di viaggio : laboratorio difonnazioneper animatorÎ, ca­
techisti di adulti e operatori pastorali, Bologne, Edizioni Dehoniane Bologna, 2003,
traduction française Compagnons de voyage. Itinéraire deformationpour animateurs
de catéchèse d'adultes et agents pastoraux. Guide d'utilisation, Montréal, Novalis
Bruxelles, Lumen Vitte, 2010, p.137.
148 V PATIGNY - G. LEGRAND

Étant donné que nous sommes des êtres relationnels, il est impor­
tant de travailler à la fois sur ses propres représentations mais égale­
ment sur la manière dont on reçoit et accueille les représentations des
autres. Lorsque nous nous trouvons aux frontières dont parle Paul
Tillich, si l'on n'est pas prêt à accueillir les représentations de l'autre,
même différentes des nôtres, les conflits ne pourront être évités ni la
conciliation privilégiée. Ce sont nos représentations qui nous per­
mettent d'entrer en contact avec les autres, et plus nos représentations
se rapprochent ou s'accordent de celles de notre interlocuteur, plus la
relation que nous aurons avec lui sera aisée. Cela ne signifie certaine­
ment pas que nous devons nous accorder sur tout, cela signifie que
nous devons prendre pour nôtres des représentations suffisamment
ouvertes pour accueillir celles de l' autre. Paul Tillich parle, nous
l'avons dit, de trois types de frontières, le croyant face au non-croyant,
le catholique face au protestant, le croyant face à un autrement
croyant, et quelle que soit cette frontière, c'est l'acceptation d'une
confrontation entre nos représentations respectives qui permet d' ou­
vrir le dialogue. Mais avant tout, une prise de conscience de ses
propres représentations est nécessaire afrn de rendre possible un dia­
logue.

Les représentations religieuses .' vers une maturité de la foi

La prise de conscience de nos représentations n' est pas toujours


chose aisée. En effet, ces représentations religieuses se construisent
pas à pas, souvent sans que l'on s'en rende compte. Enzo Biemmi
détermine trois étapes dans la construction de nos représentations.
Tout d'abord, ce sont les représentations générales de la civilisation
dans laquelle nous grandissons qui deviennent nôtres. Sans aucune
réflexion, nous acquérons ainsi des représentations générales qui
seront à la base de toute autre représentation. Ce sont les plus diffi­
ciles à faire émerger et à travailler parce que les plus anciennes et
donc les mieux ancrées. Dès le plus jeune âge, les parents seront la
source d'une seconde étape dans la construction des représentations.
Ce sont essentiellement celles qui touchent aux relations qui sont ici
construites. Liées aux parents et à ce que ceux-ci représentent pour
chacun de nous, ces représentations ont une importance particulière ;
y toucher, c'est toucher à ses propres racines. Enfin, touchant moins
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 149

à l'affectif qu'à uue approche scientifique, l'éducation scolaire apporte


uu troisième stade dans la construction des représentations.
Si l'on connaît ce processus de construction des représentations
religieuses, il semble évident que les strates supérieures seront plus
facilement mises en évidence et modifiées si nécessaire.
La question du travail sur les représentations religieuses a été et est
encore discutée. Finalement, si la foi est affaire personnelle, comment
peut-on justifier que certaines représentations religieuses soient meil­
leures que d'autres ? Pourquoi devrions-nous demander à tel ou tel
croyant de modifier ses propres représentations religieuses ?
La question est ici mal posée. Il ne s'agit pas de dire qu'uue repré­
sentation religieuse est meilleure qu'une autre, car les choses sont
plus complexes. Avec l'appui de ses collègues en andragogie reli­
gieuse, Paul-André Giguère28, théologien et spécialiste de l'expérience
spirituelle à l'âge adulte, affirme l'importance de vivre sa foi avec
maturité. C'est parce que notre foi atteint uue certaine maturité que
nous pouvons y trouver du sens et celui-ci sera différent, par exemple,
selon la situation ou l'âge du croyant. Cela explique que certaines
représentations nous conviellient à un moment donné de notre vie
mais pas à un autre.
Saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens29 et l'auteur de
la lettre aux Hébreux30 parlent déjà de la maturité de la foi : il est
essentiel que chaque homme puisse avoir de la nourriture solide et
non se contenter de lait comme les enfants.

28 P.-A. GIGUÈRE, Une/ai d'adulte, Montréal, Novalis Bruxelles, Lumen Vitae,


2005.
29 1 Co 3,1-2 : « Pour moi, frères, je n'ai pu vous parler comme à des spirituels
mais seulement comme à des charnels, comme à des enfants dans Christ. C'est du
lait que je vous ai donné à boire, non un aliment solide : vous ne pouviez encore (le
supporter). Mais vous ne le pouvez pas davantage maintenant. ;}
30 He 5,11 6,1 : « Sur ce sujet nous avons à dire bien des choses et difficiles à
expliquer, parce que vous êtes devenus indolents à entendre. Alors que le temps aurait
dû faire de vous des maîtres, vous avez encore besoin qu'on vous enseigne les pre­
miers éléments des oracles de Dieu, et vous en êtes venus à avoir besoin de lait, non
de nourriture solide. En effet, quiconque en est encore au lait n'entend rien à la parole
de justice, car il est lUl enfant. Elle est pour les parfaits, la nourriture solide, pour ceux
dont les facultés ont été exercées par la pratique au discernement du bien et du mal.
C'est pourquoi, laissant l'enseignement du début sur le Christ, portons-nous vers ce
qui est parfait, sans jeter de nouveau le fondement : repentir des œuvres mortes et foi
en Dieu. ;}
150 V PATIGNY - G. LEGRAND

Emilio Alberich3l, professeur de catéchétique, détermine les étapes


de la foi, d'une part, dans une approche théologique et d'autre part,
dans une approche anthropologique. Théologiquement, de la conver­
sion à la plénitude eschatologique, le croyant développe sa foi person­
nellement mais aussi collectivement dans sa communauté ; anthropo­
logiquement, le croyant développe une façon d'être, une attitude selon
ses représentations religieuses. Quant à André Fossion32, spécialiste
du domaine catéchétique lui aussi, il détermine un double critère de
la maturité de la foi. 0 'une part, la foi doit être vécue dans une intel­
ligence juste, simple parfois mais cohérente et équilibrée et d'autre
part, la foi doit paraître dans une intelligence pratique amenant à un
épanouissement du croyant dans sa vie de tous les jours.
C'est donc au fil des âges de la vie avant tout que le croyant va
faire évoluer ses propres représentations religieuses. Mais cela ne sera
possible que parce que celles-ci ne répondent plus à ses attentes. Et
c'est là que les personnes responsables de l' enseignement religieux
peuvent intervenir. Il s'agit ici de repérer à quel moment les représen­
tations que nous avons ne correspondent plus à nos attentes et de les
faire évoluer afm d' atteindre un niveau supplémentaire de maturité de
la foi.
Parmi les éléments majeurs qui permettront la prise de conscience
que nos représentations ne nous satisfont plus, il y a avant tout la
rencontre avec des personnes ayant des représentations qui ne sont pas
proches des nôtres. Nous l'avons dit, les représentations religieuses
sont à l'origine de l'agir de chacun. En voyant d'autres agir autrement
que nous, nous pourrions prendre conscience soit que notre agir ne
correspond plus à nos attentes, qu'il ne donne plus sens à notre exis­
tence, soit que l'autre ne peut rencontrer nos attentes. C'est ici qu'un
dialogue doit être proposé et celui-ci sera d'autant plus facile que
chacun sera prêt à remettre en question ses propres représentations
religieuses à l' origine de son agir. Nous sommes ici face à une fron­
tière que chacun doit décider de franchir ou non.

3 1 E. ALBERICH, La catéchèse dans l'Église, Paris, Cerf, 1986.


32 A. FassION, Dieu désirable. Proposition de laloi et initiation (pédagogie caté­
chétique, 25), Bruxelles, Lumen Vitte, 2010.
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 1 5 1

L 'hennéneutique .' vers un dialogue constructif

Lorsque nous nous trouvons à la frontière telle que la décrit Tillich


et alors que chacun fait avant tout un travail sur ses propres représen­
tations, il s' agit donc d' entrer en dialogue avec ceux qui nous
entourent. Il n'est pas ici question de tomber d'accord sur un ensemble
de représentations religieuses communes amenant à parler d'une seule
voix ; il est question de travailler sur les représentations religieuses
de chacun afin de permettre un vivre ensemble dans le respect de
chacun, afin de pouvoir faire des allers-retours de part et d'autre de
la frontière.
Les conflits se situent ici à un double niveau : d'une part, prendre
conscience que ses propres représentations évoluent, c'est créer une
rupture avec ce qui nous faisait vivre et agir précédemment ; d'autre
part, entrer en dialogue avec d'autres, c'est comprendre que pour eux
ce sont des représentations, différentes des nôtres, qui les font vivre
et agir. Ainsi ces représentations qui semblaient avoir du sens pour
nous sont remises en question.
Dans les deux cas, l'herméneutique joue un rôle primordial afin de
construire des représentations sensées et pennettant une ouverture au
dialogue : « la conscience contemporaine, explique Marcel Villers,
vicaire épiscopal de l'enseignement au diocèse de Liège, se conçoit
comme ruptrne avec la Tradition. Il n'y a plus consensus sur un socle
de valeurs et de significations constituant un système unifié. » 33
Depuis le siècle des Lumières, la religion n'est plus la seule réponse
possible à toutes les questions que l'on se pose. Les valeurs existen­
tielles et universelles ne sont plus acquises à la simple écoute ou
lecture d'un texte biblique. Dorénavant, il s'agit d'interpréter les
récits bibliques et la Tradition pour modifier ou affiner les représen­
tations religieuses et ainsi donner sens non seulement à la vie du
croyant mais aussi à la vie du croyant en lien avec les autres.
Le message chrétien ne peut être bien compris, explique Claude
Geffré34, qu'à la condition d'une corrélation la plus parfaite possible
entre l'expérience de la communauté chrétienne primitive et l'expé­
rience de la communauté chrétienne d'aujourd'hui. La tradition chré-

33 H. LOMBAERTS, D. POLLEFEYT, Pensées neuves sur le cours de religion (Hau­


bans, 3), Bruxelles, Lumen Vita:, 2009, p. 2 1 .
34 C . GEFFRÉ, Croire et interpréter. Le tournant hennéneutique de la théologie,
Paris, Cerf, 2001, p. 8.
152 V PATIGNY - G. LEGRAND

tienne est une succession d'interprétations du fait clnétien, à la lumière


des générations qui se succèdent. Nous ne pouvons refaire l'Histoire
mais il est important que toute personne travaillant en pédagogie reli­
gieuse soit attentive aux interprétations que les jeunes se font du fait
clnétien, c'est-à-dire à leurs représentations religieuses. Le pédagogue
religieux joue un rôle actif dans le fait que ces représentations mènent
soit au conflit soit au dialogue ou à la réconciliation.

UN EXEMPLE DE RÉCONCILIATION
DANS L'ÉCOLE CATIIOLIQUE FLAMANDE

Présentation de « l 'école catholique du dialogue »35

Ce qui se passe en Flandre dans « l'école catholique du dialogue »


semble bien être une application des principes évoqués plus haut, que
ceux-ci concernent le concept de 'frontières' ou l'explicitation des
représentations religieuses.
En effet, l'école catholique flamande s'appuie désormais sur un
nouveau projet mis en place à l'initiative de Lieven Boeve en 2016.
Afin de retrouver son identité à l'ère de la dé-traditionalisation, de
l'individualisation et de la pluralisation religieuse, afm de ne pas se
figer dans la tradition, d'une part, ou de ne pas succomber aux règnes
des valeurs à l'effet laïcisant, d'autre part, l'Enseignement Catholique
de Flandre s'est engagé dans le paradigme du dialogue afin de favo­
riser la construction des « identités réflexives ».
Pour rappel, l' enseignement catholique de Flandre regroupe
aujourd'hui encore 70 % des élèves et des étudiants néerlandophones.
Il va de soi qu'il y a une grande pluralité parmi ces jeunes et que tous
ne sont pas catholiques. Aussi, afin d'y voir plus clair, le directeur
général du Secrétariat flamand de l'enseignement catholique a étudié
les résultats de l'enquête de l'European Values Study de 199936 sur le
contexte sociologique flamand. Alors que le processus de sécularisa-

35 D'après L. BOEVE, L 'école catholique du dialogue dans une Flandre post-chré­


tienne et post-laïque (texte d'une conférence non publiée, fourni par le professem
DERROITTE à l'occasion du Séminaire doctoral en théologie pratique à l'UeL). Par
aillems, les principes de « l'école catholique du dialogue » se trouvent sm le site \VWW.
katholiekonderwijs.vlaanderen, page consultée le 1 3 septembre 2017.
36 Voir notamment \VWW.europeanvaluesstudy.eu, page consultée le 13 septembre
2017.
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 153

tion est à présent bien dépassé en Flandre, la pluralisation grandis­


sante n' empêche toutefois pas l'intérêt pour les questions spirituelles,
même si les Flamands n'ont plus confiance dans les institutions et en
particulier dans l' Église catholique. Aujourd'hui post-chrétienne et
post-laïque, la société flamande est caractérisée entre autres par des
(non-)appartenances religieuses qui s'interrogent de manière dyna­
mique, ce qui implique une réflexion sur la construction des identités
religieuses au sein de l'école catholique. Pour parvenir à une telle
reconstruction de soi, l'approche herméneutique de l'identité selon
Paul Ricœur s l avère d'un grand secours, notamment grâce à sa réflexi­
vité. Celle-ci vise à ce que le croyant ou le non-croyant affirme davan­
tage sa singularité propre, sa particularité et qu'il tente de la commu­
niquer au groupe religieux auquel il appartient ou aux personnes
d'autres convictions idéologiques ou religieuses.
Or, jusqu'alors, cette recherche ouverte de sens n'avait pas lieu car
certains préféraient rester dans un certain conservatisme en s'opposant
aux changements de la modernité, tandis que d'autres juxtaposaient
« à la carte » certains éléments de la culture chrétienne avec d'autres
pratiques en vogue, ce qui avait pour effet d'édulcorer, voire de laïci­
ser les valeurs chrétiennes qui ne se distinguaient plus d'avec les
valeurs humanistes.
Aujourd'hui, avec « l'école catholique du dialogue », la pluralité
religieuse est prise au sérieux car, en étant présents dans les écoles
catholiques, les autrement croyants interrogent les chrétiens par leurs
convictions. Le dialogue entre tous favorise aussi l'expression des
différentes visions du monde ainsi que l'émergence des représenta­
tions religieuses et cela a pour conséquence une meilleure compré­
hension du monde et de soi-même. Ce projet trouve toute sa perti­
nence théologique dans un établissement catholique, car c' est le
propre du christianisme de répondre à la révélation d'un Dieu qui s'est
incarné en la personne de Jésus-Christ et qui s'est révélé par sa Parole.
Dieu est dialogue, tout comme l'homme l' est également. Aussi, l'être
humain découvre véritablement qui il est lorsqu'il entre en relation
avec l'autre et en même temps, d'une certaine façon, il découvre aussi
qui est Dieu37.

37 Voir l'adage de M. de Certeau : « On découvre Dieu dans la rencontre qu'il


suscite » (M. DE CERTEAU, « La conversion missionnaire ,>, dans Christus, 40, 1963,
p. 5 14-533).
154 V PATIGNY - G. LEGRAND

Ce projet envisage donc l'école catholique du dialogue « comme


une école » parce qu'il stimule les jeunes à trouver un sens à leur vie
au-delà de l'instruction au sens strict du terme, « comme une école
catholique » parce que l' école est mue dans ses choix par l'Amour
présenté dans la Bible et incarné par Jésus-Christ ressuscité, enfin,
« comme une école catholique du dialogue » parce que l'invitation
faite à tous de rechercher sa propre identité au travers des rencontres
et des échanges de paroles permet d'approfondir et d'enrichir mutuel­
lement le sens de la vie des uns et des autres, dans la reconnaissance
non seulement de ce qui est commun mais aussi de ce qui est propre
à chacun.

Interruption et recontextualisation (L. Boeve)

Derrière ce projet, se trouve une théologie qui se fonde sur la


double notion d'« interruption » et de « recontextualisation » dans la
société post-moderne. Qu'entendre par là ? D'après le théologien fla­
mand, l' autre peut interrompre aujourd'hui le « récit » chrétien dans
ce monde où les corrélations chères à Tillich semblent s'essouffler38.
Pour lui, dans cette « herméneutique de la contingence »39, c'est Dieu
lui-même qui se révèle dans la rencontre et le dialogue avec le chré­
tien au sein de cette époque postmoderne40 D'ailleurs, pour le respon­
sable de l'école catholique flamande, la plus courte définition de
Dieu, c'est précisément « l' interruption »41 dans un effort de re­
contextualisation ad intra et ad extra. Pour ce faire, il faut impérati­
vement ouvrir le récit de 1 'histoire chrétienne afin de comprendre à
quel point cette histoire est marquée par une altérité qui fait grandir.
Marc Dumas fait sienne la proposition de Lieven Boeve en suggé­
rant que cette interruption pourrait être « la clé de la rencontre et du
dialogue »42 Pour lui, ce n'est pas d'abord Dieu qui se révèle dans sa

3 8 En effet, la culture ambiante sécularisée ne semble plus être la comroie de


transmission permettant de relier entre elles les questions existentielles et certaines
réponses présentes dans les évangiles.
39 L. BOEVE, Lyotard and theology. Beyond the Christian master narrative ofLove
(philosophy and theology), Londres, Bloornsbury T&T Clark, 2014, p. 133.
40 Plus ou rnoins directement, L. Boeve ne se rapproche-t-il pas du thème de « l'ir­
ruption ,>, présent chez Tillich ?
4 1 BOEVE, « La définition la plus courte de la religion : interruption », p. 10.
42 M. DUMAS, « L'expérience en théologie : corrélation, interruption, recontextua­
lisation ;>, dans Théologiques, 14, 2006, p. 123.
REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES DES JEUNES ET {( ÉCOLE DU DIALOGUE » 155

toute-puissance, mais peut-être bien l'autre lui-même qui révèle Dieu


en interrompant mon discours : « Ne serait-il pas envisageable de
considérer l' Autre interrompant nos récits à travers la rencontre et la
confrontation avec les i!utres ? »43.

SYNTHÈSE ET PERSPECTIVES

Dans cet article, nous avons pris le parti de soutenir que l'autre
nous « interrompt » dans notre compréhension de la foi chrétienne par
sa propre interprétation et sa propre appropriation issues de son expé­
rience de vie. Dans le cadre de l'école catholique flamande du dia­
logue, cette interruption, qui revisite de manière originale la méthode
de la corrélation4" combinée à une méthode pédagogique de notre
temps qui fait émerger les représentations religieuses, produit ad extra
une re-contextualisation de l'évangile porteuse de sens pour notre
temps et éveille ad intra des compréhensions nouvelles du message
chrétien. Le concept de « frontières » chez Paul Tillich constitue en
quelque sorte un préalable implicite à cette réflexion et nous sommes
heureux de le mettre au jour : afin de permettre le dialogue et afin
d'expliciter les représentations religieuses, la seule position tenable
est celle « sur la frontière ». C'est là, et là seulement, que les conflits
pourront être évités ; c'est en adoptant cette posture que l'on pourra
établir une zone de conciliation pour un meilleur vivre-ensemble ;
c' est là enfin qu'il faut être capable de se tenir pour voir un jour
émerger la paix entre les peuples. Certes, se tenir à la frontière n'est
pas une position confortable, mais c'est la seule qui nous permettra
d' atteindre la connaissance et la reconnaissance de notre essence
même.
B 1348 Louvain-fa-Neuve
- Vanessa PATIGNY
Grand-Place, 45 / L3.01.0l Geoffrey LEGRAND
vanessa.patigny@uclouvain.be Faculté de théologie
geoffrey.legrand@uclouvain.be Institut RSCS
UCLouvain

43 DUMAS, L 'expérience en théologie, p. 123.


44 Afin d'éviter toute confusion, rappelons toutefois que la méthode de la corré­

lation TI'est pas avant tout une technique pédagogique mais bien lUle structure fonda­
mentale de l'être humain.
156 V PATIGNY - G. LEGRAND

Résumé Parlant defrontières, Paul Tillich détermine uu double défi : d'uue


-

part, la nécessité de franchir les frontières pour rencontrer l'autre et ne pas


s'opposer à autrui ; d'autre part, l'impérieuse obligation pour tout homme de
détemliner sa limite essentielle afin de trouver son identité propre et d'avoir
conscience de ce à quoi il est appelé. En pédagogie religieuse, la prise de
conscience de ses propres représentations quant à soi et aux autres en lien
avec la ou les religions est essentielle. Celle-ci pelTIlet en effet tout d'abord
de se rencontrer soi-même en se positionnant vis-à-vis de la religion mais
également de vivre la rencontre avec les autres croyants. Ce concept defron­
tières du théologien allemand, associé à celui de l 'interruption dans le cadre
d'une école du dialogue dont parle le théologien et directeur d'enseignement
catholique flamand Lieven Boeve, constitue donc le lieu de rencontres où
conciliations et réconciliations deviennent désOlmais possibles.

Mots-clés -Frontières, Paul Tillich, pédagogie religieuse, représentations


religieuses; dialogue interreligieux, interruption, recontextualisation, Lieven
Boeve, « Ecole catholique du dialogue »

Summary - Speaking about boundaries, Paul Tillich fixes a double chal­


lenge: on one hand, the necessity of crossing the boundaries to meet the other
and not to oppose others; on the other hand, the absolute obligation for every
human to determine its essential boundary to find its own identity and to be
aware of what his dutY is. In religious education, the awareness of his own
representations about himself and others linked to one or more religions is
essential. It allows indeed to someone to meet himself in relation to the
religion but also to experience the meeting with other believers. This GelTIlan
theologian's boundaries' concept associated to the concept of interruption in
the context of a "dialogue school" which is forged by the theologian and
director of Catholic Education Flanders Lieven Boeve, represents the meet­
ing place where conciliations et reconciliations become possible.

Keywords - Boundary, Paul Tillich, religious pedagogy, religious represen­


tations, interfaith dialogue, interruption, recontextualisation, Lieven Boeve,
« Catholic dialogue school »

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--, Systematic theology. Combined volume, Herts, Nisbet, 1968.
Articles en ligne, pages consultées le 13 septembre 20 17
www.andregounelle.fr
www.katholiekonderwijs.vlaanderen
www.europeanvaluesstudy.eu
L'action perlocutoire des paroles
bibliques dans la liturgie
au sein d'une communauté en conflit

INTRODUCTION

Les communautés paroissiales n'échappent pas aux désaccords et


aux conflits inhérents à tout groupe de ce type. Mais dans ce cadre,
ils peuvent prendre une place particulièrement importante en raison
de leurs enjeux qui peuvent être singulièrement profonds. La commu­
nauté paroissiale est en effet un lieu d'échange et de vie commune de
valeurs, de convictions intimes et profondes. Quand le conflit touche
au système de croyances et de valeurs d'une personne, il est plus
difficile à résoudre, car il a pu ébranler ce qui constitue la personne
au plus profond d'elle-même.
Face aux conflits qui peuvent agiter sa communauté, le ministre
dispose de différents moyens d'action : la catéchèse pour transmettre
une manière évangélique d'aborder les situations conflictuelles ;
l'accompagnement spirituel qui lui permettra de désamorcer un conflit
dans le face à face en restaurant la personne dans ses convictions et
ses valeurs ; la prédication qui pourra être l'occasion, dans un temps
de crise paroissiale, d'aborder le sujet de cette crise ou des questions
de tolérance et d'acceptation de l'autre.
Mais l' outil que j ' aimerais mettre en avant dans ces pages est la
liturgie : la liturgie comme moyen de désamorcer un conflit. Afin de
centrer la problématique abordée ici, je limiterai mon analyse à l' ac­
tion de certaines péricopes bibliques insérées dans la liturgie.
Pour bien faire comprendre mon propos, il me faut clarifier dans
une première partie ce que j 'entends par « action communicative de
la liturgie » . En tant que protestant, j 'ai l'habitude d'un cadre litur­
gique beaucoup plus souple que dans l'Église catholique puisqu'il
n'est pas inhabituel qu'un pasteur réformé réécrive la quasi-totalité de
sa liturgie chaque dimanche, et cela depuis un demi-siècle environ.
160 C. COLLAUD

Chaque prière, chaque exclamation liturgique peuvent alors s'adapter


particulièrement au message transversal que le pasteur souhaite trans­
mettre dans son culte.
Mais même dans le cadre plus formel d'une liturgie traditionnelle
- un cadre qui a également existé dans le protestantisme et qui est
encore utilisé dans certaines paroisses -, la liturgie peut, selon moi,
être prononcée par le ministre de telle ou telle manière, modifiant
ainsi légèrement le message de la liturgie, ou en tout cas, mettant un
accent particulier sur un aspect de ce message. Ceci est rendu possible
par les actes perlocutoires mis en œuvre dans l'énonciation de la litur­
gie.
Je cornrnencerai donc cette réflexion en proposant un schéma de
l' action communicative de la liturgie à travers une communication
perlocutoire basée sur les affects. J'appliquerai ensuite ce schéma à
l'énonciation de quelques péricopes bibliques dans le cadre liturgique,
avec pour objectif l'apaisement des tensions internes à la cornrnu­
nauté. Je terminerai en montrant les avantages de cette utilisation de
la liturgie dans la pacification paroissiale.

LA COMMUNICATION PERLOCUTOIRE DE LA LITURGIE

J'appuie ma compréhension du fonctionnement de la cornrnunica­


tion de la liturgie sur la théorie des actes de langages proposée par
Austin1 Il distingue différents actes que nous accomplissons simulta­
nément quand nous parlons. Il isole en particulier trois actes : l'acte
locutoire qui est le fait de dire quelque chose, l'acte illocutoire qui est
l'acte accompli en disant quelque chose et l'acte perlocutoire qui est
l'acte réalisé par le fait de dire quelque chose".
Pour prendre un exemple liturgique, prononcer les mots « je te
baptise » est d'abord un acte locutoire, quel que soit celui qui pro­
nonce ces mots ou le contexte où il les prononce. L'acte locutoire est
simplement le fait de dire « je te baptise » .
L'acte illocutoire, quant à lui, sera différent selon le locuteur et le
contexte : ces mots peuvent, par exemple, être prononcés de manière
parodique. Ainsi l'acte illocutoire sera celui d'imiter le rituel sans que

l J. L. AUSTIN, Quand dire, c 'est/aire, trad. G. LANE, Paris, Seuil, 1970.


2 AUSTIN, Quanddire, c 'estfaire, p. 1 1 3 et 1 1 9.
L'ACTION PERLOCUTOIRE DES PAROLES BIBLIQUES 161

celui-ci soit accompli. C'est seulement si ces mots sont prononcés par
un ministre habilité, face à une personne demandant le baptême et
accompagné du geste de l'eau, que l' acte illocutoire sera celui de
baptiser réellement la personne. Dans ce cas, Austin parle d'un acte
illocutoire performatif (du verbe anglais to perform)3 Il distingue
ainsi deux types d'acte illocutoire. L'un qui sert à informer ou à
décrire (par exemple : « les fleurs poussent au printemps ,,), l'autre
qui accomplit une action par son énonciation comme c' est le cas pour
la formule du baptême. Par contre, si tous les éléments ne sont pas
réunis pour que le baptême puisse être valide (le ministre n'est pas
habilité, par exemple), le performatif est alors un échec (Infelicities)4
selon la terminologie d'Austin : malgré une intension performative,
la chose n l est pas accomplie, car les conditions nécessaires ne sont
pas réunies. Dans son ouvrage, c'est sur cet acte illocutoire qu'Austin
s'attarde particulièrement puisque son objectif est de montrer la
manière dont le langage devient performatif'.
Enfin, la locution « je te baptise » implique également un acte
perlocutoire : celui de produire des réactions, des sentiments chez les
personnes présentes. Les parents de l'enfant ressentiront probable­
ment de la fierté, exprimeront leur amour ; les paroissiens présents
pourront reconnaître dans le baptisé un nouveau membre de leur com­
munauté, etc. Austin ne s'arrête pas particulièrement sur cet acte de
langage. Il me semble cependant qu'en ce qui concerne la liturgie, la
catégorie de l'acte perlocutoire est primordiale. En effet, tout comme
les différents actes de langage sont simultanés dans l'énonciation, la
liturgie est une combinaison de différents actes simultanés : elle est
performative, action réalisée, par ses aspects illocutoires, mais elle est
aussi, par ses aspects perlocutoires, communication et elle implique
un changement chez celui qui y assiste et y participe.

3 AUSTIN, Quand dire, c 'est/aire, p. 41-42.


4 AUSTIN, Quand dire, c 'est/aire, p. 48.
5 AUSTIN, Quand dire, c 'estfaire, p. 1 15.
162 C. COLLAUD

LA COMMUNICATION ET LE CHANGEMENT
PAR L'ACTE PERLOCUTOIRE DE LA LITURGIE

Il faut s' arrêter uu peu plus longuement sur le processus de com­


munication liturgique découlant de son action perlocutoire. Je propose
ici de rassembler différents concepts issus de divers horizons afin de
proposer uu schéma de cornrnuuication perlocutoire basée sur les
affects. Dans la description des actes de langage selon Austin, j ' ai pris
l'exemple du baptême (Austin prend dans son ouvrage l'exemple du
baptême d'uu navire' ; j ' ai envisagé ici le baptême rituel chrétien, et
donc un acte liturgique). En développant cet exemple, j ' ai relevé uu
certain nombre de réactions pouvant émerger chez les personnes par­
ticipant à la cérémonie. Ces réactions sont induites par des émotions
ou sentiments, des affects eux-mêmes produits par l'acte liturgique :
c'est l'action perlocutoire de la liturgie.
Ce ne sont pas les réactions des personnes présentes qui font la
validité du baptême, ni les affects générés qui en font la valeur. La
performativité de l'acte liturgique, l'efficacité du rituel en termes
théologiques, est une part indépendante découlant de l'action illocu­
toire de la liturgie. Cependant l'action perlocutoire ne peut être mise
de côté. Elle a des conséquences que nous ne pouvons négliger. En
effet, les affects générés pourront devenir porteurs de sens, Bonne
Nouvelle, pour ceux qui les éprouveront, cornrne ils pourraient égale­
ment pervertir le sens du baptême, transmettre aux personnes une
compréhension négative ou dangereuse de ce rite.
Dans toute action liturgique, selon moi, deux actions sont à réaliser
conjointement : celle de la performativité (rendre uu culte à Dieu) et
celle de la cornrnuuication aux personnes qui la célèbrent (cornrnuui­
cation positive de la Bonne Nouvelle). C'est la deuxième action qui
m' intéresse ici, mais elle ne peut être effectuée indépendanunent de
la première.
La liturgie cornrnuuique donc par les affects qu'elle produit chez
ceux qui y participent : ces affects ressentis durant la célébration
colorent d'uue certaine manière tel ou tel aspect de la vie humaine,
ils donnent du sens. Cette cornrnuuication n' est pas basée sur la
logique et la raison, elle s'appuie sur l' expérience et le ressenti.

6 AUSTIN, Quand dire, c 'est/aire, p. 41-56.


L'ACTION PERLOCUTOIRE DES PAROLES BIBLIQUES 163

L'école de Palo Alto, et notamment son fondateur Gregory Bateson,


propose de distinguer deux types de changement dans le fonctionne­
ment humain. Le changement 1 est celui qui intervient dans le cadre
d'un système sans modifier celui-ci. Du point de vue de l'apprentis­
sage religieux, nous pourrions imaginer qu'il s'agit de reconnaître ou
de reconsidérer certaines données dogmatiques sans pour autant modi­
fier la foi profonde d'un individu. Ce changement du premier type est
généralement obtenu par la logique, l'argumentation dans le cadre
d'un système partagé, comme par exemple l'argumentation par ana­
logie. Le changement 2 est quant à lui beaucoup plus profond : il
s'agit de transformer le système lui-même. Dans un cadre religieux,
il pourrait s'agir par exemple de transformer chez une personne
l' image d'un dieu dur et vengeur sur laquelle reposent sa foi et sa
compréhension du monde, en l'image d'un dieu aimant et pardonnant.
L'argumentation et la logique ne peuvent provoquer un tel change­
ment'. Paul Watzlavick soutient que le changement 2 peut être obtenu,
entre autres, par un langage qui s'adressera au cerveau droit plutôt
qu'au cerveau gauche, un langage qui ne sera pas basé sur la logique
et l'argumentation, mais sur l'esthétique et l'affectivité8 C'est ce type
de langage que je propose de voir dans la liturgie : celle-ci permettrait
de provoquer des changements 2 chez les individus, par exemple
transmettre la foi.
C'est ce que disait avec d'autres mots Rudolf Otto au début du xx'
siècle :

Bien des éléments qu'elle [la religion] contient peuvent s'enseigner,


c'est-à-dire se transmettre au moyen de concepts, se traduire sous forme
didactique [changement 1], sauf précisément ce sentiment [le numineux]
qui lui sert d'arrière-plan et d'infrastructure. Il ne peut qu'être provoqué,
excité, éveillé [changement 2]. Et cela non par de simples mots, mais
de la même façon que se transmettent ordinairement les états d'âme et
les sentiments, c'est-à-dire par la sympathie, par la participation senti­
mentale à ce qui se produit dans l'âme d'autrui. La solennité de l'atti­
tude, le geste, le ton de la voix, la physionomie, tout ce qui exprime
l'importance singulière d'une chose, le recueillement et la dévotion de
la communauté en prière traduisent ce sentiment sous une forme bien

7 Pour un résumé de ces éléments, voir F. KOURILSKy-BELUARD, Du désir au plai­


sir de changer. Comprendre et provoquer le changement, Paris, Dunod, 19992 (1995).
8 P. WATZLAWICK, Le langage du changement. Éléments de communication théra­
peutique, trad. J. WIENER-RENUCCI, D. BANSARD, Paris, Seuil, 1980.
164 C. COLLAUD

plus vivante que toutes les paroles et les dénominations négatives que
nous avons pu trouver.9

QUELQUES EXEMPLES LITURGIQUES

Après avoir mis en évidence les éléments théoriques sur lesquels je


m'appuie, je vais tenter d'analyser la communication que peuvent
induire certains moments liturgiques. Je rechercherai, dans les diffé­
rents exemples que je vais donner, comment ces moments liturgiques
peuvent amener à une pacification, une réconciliation au sein d'une
communauté divisée. J'ai également choisi de me limiter à des temps
liturgiques qui reprennent des paroles du Nouveau Testament. En
effet, ces passages - pour autant qu'ils puissent être identifiés comme
tels par l'assemblée - revêtent une autorité particulière qui leur per­
met d'agir plus efficacement. Ce choix permettra également, dans le
cadre de cet ouvrage transversal, d'entrer en dialogue avec les biblistes
afin de s'interroger sur la pertinence d'intégrer dans la liturgie des
péricopes bibliques, tirées de leur contexte.

Le récit de l' Institution

Je commence par l'exemple le plus évident d'une péricope néotes­


tamentaire intégrée à la liturgie : le récit de l'Institution de l'Eucha­
ristie. Si l' acte illocutoire de l' énonciation de ce texte actualise le
dernier repas du Christ, l'acte perlocutoire effectué dans le même
temps donnera son sens à cette célébration. L'attitude de l'officiant,
les mots choisis et les accents particuliers qu'il mettra dans son énon­
ciation sont quelques facteurs susceptibles d'influencer la perception
de ces paroles. Dans le cas d'une communauté divisée, l'officiant
pourra insister particulièrement sur les tous qui ponctuent le récit :
« mangez-en tous » ; « buvez-en tous ». Il pourra également mettre
l'accent sur la dimension universaliste du don du Christ : « versé pour
vous et pour la multitude ».
Le récit de l'Institution peut être fortement chargé d'émotion. C'est
à l'officiant de le prononcer avec le pathos suffisant pour faire ressor-

9 R. OTTO, Le sacré. L 'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation


avec le rationnel, trad. A. JUNDT, Paris, Payot, 20014, 1949 (1917), p. 1 1 7 - 1 1 8 .
L'ACTION PERLOCUTOIRE DES PAROLES BIBLIQUES 165

tir cette dose émotionnelle afin d'induire les affects voulus chez les
participantslO Dans la visée de la réconciliation, il sera notamment
important de mettre en valeur le don que l'homme Jésus fait de lui­
même pour vous et pour la multitude, pour toi comme pour les autres.
L'officiant doit oser transmettre que ce don fait par le Christ est offert
à tous afm que le participant puisse se dire : « ce don est offert à moi
comme aux autres. Je suis considéré par le Christ infiniment plus que
je ne le mérite, j ' accepte donc que d'autres soient également considé­
rés plus qu'ils ne le méritent peut-être » .
Il s'agit ici d'inviter le participant à changer de système de réfé­
rence, d'induire chez lui un changement 2 selon la proposition de
l' école de Palo Alto. Le récit de l' Institution va introduire un tiers
dans le conflit au sein de la communauté. Un tiers qui ne prend pas
parti, un tiers infiniment aimant qui est prêt à laisser couler son sang
pour les uns comme pour les autres. La fraction du pain peut ici sou­
ligner la violence à laquelle le Christ se livre : le pain déchiré avec
force, sans douceur, peut renvoyer aux chairs de Jésus se brisant sur
la croix et accentuer ainsi la valeur de ce don effectuéll
L' évocation de ce tiers dont la façon d'être est tout autre que la
nôtre est susceptible de permettre la modification du système de réfé­
rence, en l'occurrence celui du conflit (changement de type 2). Le
passage par le registre émotionnel permet plus facilement d'atteindre

10 La liturgie ne serait-elle finalement que mise en scène, théâtre où le ministre


devient un acteur de tragédie ? Tout d'abord il faut préciser que la liturgie est toujOillS
lUle double action : illocutoire et perlocutoire, culte rendu à Dieu et communication.
Elle ne sera donc jamais que mise en scène puisqu'elle est premièrement un culte
célébré par lUle communauté à son dieu. Mais en ce qu'elle est communication, c'est
en effet de sa mise en scène que naîtra le sens. Ici il convient donc de se méfier, car
mince est la frontière entre le jeu nécessaire et le fait de surjouer. À ce propos, voir
R. GUARDINI, La messe, trad. Pie DUPLOYÉ, Paris, Cerf, 19652 (1957), p. 125-130 où
l'auteur met en garde contre le piège de la sentimentalité (<< [dévotion] dénaturée par
lUle mièvrerie et lUle mollesse insupportables ,>, p. 126) qu'il oppose au « saisissement
profond ,} (p. 128) que devrait inspirer la messe à celui qui veut croire : « Il trouvera
des sentiments qui viennent de la profondeur de Dieu. Il rencontrera l'intimité du
Christ. Il ressentira la vertu des forces qui animent la vie intérieure de l' Église. ,} (p.
130).
11 Il est possible de célébrer le repas du Seigneur avec du pain frais : le son du pain
qui se déchire et les miettes s'écrasant au sol au moment de la fraction peuvent être
lUle source particulière de sens en ce qu'ils rappellent que ce pain du ciel est donné
à travers les souffrances terrestres du Christ crucifié. Cette symbolique qu'il est pos­
sible de mettre en œuvre dans lUle Église réformée ne l'est malheureusement pas dans
toutes les confessions, comme par exemple dans l' Église catholique romaine.
166 C. COLLAUD

cet objectif, puisque ce registre s'adresse à notre cerveau droit, celui


qui peut provoquer en nous ce changement par-delà tout raisonnement
logique.

Le signe de paix : Jean 14,27 et Matthieu 5,23-24

La communauté peut être particulièrement préparée au repas eucha­


ristique par l'acte du signe de paix, l'échange mutuel par les fidèles
de la paix du Christ. Cet acte a pour fonction de former la commu­
nauté liturgique, de la pacifier et de la réunir en un seul corps. Il est
basé sur une parole de Jésus, selon Jean 14 : « je vous laisse la paix,
je vous donne ma paix » . La paix échangée se place au-dessus des
conflits divisant la communauté, et cela, de deux manières : premiè­
rement, elle ne vient pas de la volonté seule du ministre ou d'un
auteur liturgique, puisqu'il s'agit d'une parole biblique, du Christ lui­
même de surcroît. Deuxièmement, la paix offerte à ce moment à la
communauté n'est pas celle que l'on pourrait échanger entre humains,
elle vient d'ailleurs, du Christ. Pour appuyer ce point, l'officiant peut
insister sur le ma de la citationl2 Il peut également ajouter à
l'énonciation la suite du verset : « Ce n'est pas à la manière du monde
que je vous la donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de
craindre. »
En spécifiant que la paix dont on parle n' est pas celle du monde,
on espère induire un changement de système : « la paix n' est pas telle
que nous la définissons, elle dépasse ce que nous pouvons com­
prendre ». Ce changement de système (changement 2) permet alors
de réévaluer ma relation avec l'autre : « je partage avec lui une paix
qui nous dépasse, une paix qui nous est dOlmée à l'un comme à l' autre
par le Christ ». Afin d'accentuer cet aspect et de favoriser un effet
perlocutoire induisant les sentiments évoqués à l'instant, il est pos­
sible d'ajouter une phrase du type : « cette paix que nous avons reçue
du Christ, nous sommes invités à la transmettre, à la partager les uns

12 Il faut évidemment que l'assemblée soit consciente qu'il s'agit d'lUle parole de
Jésus. Dans le cas contraire, le possessif renverrait au célébrant et n'aillait plus de
sens. La citation de Jean 14 doit donc être précédée d'une contextualisation : « Le soir
où il allait être livré, notre Seignem Jésus-Christ a dit ». Cette introduction, en rappe­
lant le contexte de la trahison et de la passion, insiste encore une fois sur la présence
contre toute attente de cette paix qui n 'est pas du monde dans ce monde marqué par
les conflits.
L'ACTION PERLOCUTOIRE DES PAROLES BIBLIQUES 167

avec les autres. » . Ainsi, lors de l'échange de la paix proprement dit,


au moment où X se tourne vers Y avec qui il est en conflit, ils ne sont
pas contraints de se réconcilier dans le cadre de leur système (chan­
gement 1), mais un changement de système est induit (changement 2)
qui rend possible un dépassement de la situation en échangeant une
paix qui vient d'un tiers et qui réunit au-delà des conflits existants.
Le Christ ne juge pas. Il invite à dépasser le conflit pour vivre
d'une nouvelle manière. L'objectif n'est pas de déterminer qui a tort
ou raison, mais d'offrir une réconciliation qui change le système de
valeurs en place et qui permet une nouvelle vie. Pensons au récit de
la fernrne adultère en Jean 8 : alors qu'il est invité à juger, à condanrner
la fernrne, Jésus rappelle que tous sont concernés par le péché. En
déplaçant le focus de la seule faute de la fernrne vers le péché de tous,
Jésus désamorce la violence, invitant chacun à un changement, la
fernrne y compris : « va, et ne pèche plus ! » Pour inviter à ce chemi­
nement, on peut proposer d' introduire le signe de paix par les versets
23 et 24 de Matthieu 5 : « Quand donc tu vas présenter ton offrande
à l'autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi,
laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec
ton frère ; viens alors présenter ton offrande. »
Le rappel de ces paroles du Christ devant une cornrnunauté divisée
risque fort de créer un sentiment de malaise, d'interrogation : « puis­
je participer à l'eucharistie alors que je me sais en conflit ? » Mais
dans notre logique humaine, il faut savoir qui a tort, qui a raison. Dans
le cas d'un conflit ouvert, chacun campe sur ses positions et refuse la
réconciliation. La citation de Matthieu 5 semble conduire à une
impasse. La paix selon la logique du monde est impossible. Au
moment où l'assemblée se situe dans cet état d'esprit, l'officiant énon­
cera les paroles du Christ qui donne sa paix, pas à la manière du
monde. Les paroles de Jean viendront alors cornrne une issue possible
au malaise provoqué par les paroles de Matthieu : la paix du Christ
peut être partagée grâce à un changement de paradigme, sans avoir
besoin de déterminer les torts selon la logique du monde.
Ces enchamements de situations sont des moyens forts de trans­
mettre du sens. La construction du déroulement liturgique peut ame­
ner à des théologies très diverses. Quittons un instant la célébration
eucharistique pour en donner un autre exemple. Luther plaçait en
début de célébration le rappel de la Loi puis la confession du péché
dans laquelle l'assemblée constate son échec à respecter la Loi et
168 C. COLLAUD

enfin les paroles de Grâce qui réhabilitent le croyant devant Dieu


malgré son échec. La liturgie de Luther insiste donc sur l'impossibilité
de 1'humain à accomplir la Loi et sur la Grâce donnée malgré tout.
Un demi-siècle plus tard, Calvin renverse l' ordre des éléments en les
plaçant dans l'ordre suivant : confession du péché ; parole de Grâce ;
rappel de la Loi. Par cette inversion, il change totalement le statut de
la Loi. En effet, il affmne ainsi que le chrétien peut accomplir la Loi,
non pas de sa propre volonté, mais en raison de la Grâce reçue de
Dieu.

Liturgie baptismale et Galates 3

Mon dernier exemple relève d'un autre contexte que celui de l'eu­
charistie puisqu'il vient de la liturgie du baptême. Dans le cadre d'un
baptême célébré à l'intérieur de l' assemblée dominicale, on pourrait
ajouter la lecture de la péricope de Galates 3 ,26-28 : ({ Tous, vous êtes,
par la foi, fils de Dieu, en Jésus Christ. Oui, vous tous qui avez été
baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n'y a plus ni Juif ni
Grec ; il n'y a plus ni esclave ni homme libre ; il n'y a plus l'homme
et la femme ; car tous, vous n'êtes qu'un en Jésus Christ. »
Cette citation de l'apôtre a ceci d' intéressant qu'elle produit une
tension entre la réalité vécue et l'énonciation. Les distinctions entre
Juifs et Grecs, esclaves et hommes libres, hommes et femmes, sont,
pour les auditeurs de l'apôtre, des séparations sociales fortes et bien
réelles. C'est sur la base de ces distinctions que la société est
construite. Les mots de Paul entrent en conflit direct avec la vision du
réel qui est celle de son auditoire. Rationnellement, on pourra seule­
ment dire que son affirmation est tout simplement fausse. Cependant,
elle va créer chez les auditeurs de Paul un effet perlocutoire de per­
plexité et de réévaluation des valeurs : ({ l'appartenance au Christ est
plus importante que les valeurs discriminantes de notre société » .
Mais si cette péricope semble particulièrement parlante et efficace,
elle se heurte à un problème de taille dans notre société contempo­
raine : celui de la traduction. En effet, son efficacité perlocutoire vient
justement du fait qu'elle contredit les distinctions les plus importantes
qui régissent la communauté. Ces distinctions n'étant plus celles d'au-
L'ACTION PERLOCUTOIRE DES PAROLES BIBLIQUES 169

jourd 'hui13, la péricope risque de manquer singulièrement d'efficacité.


Elle pourrait dès lors être soumise à un travail de retraduction14 qui
tienne compte des divisions internes d'une cornrnunauté donnée. Suite
à la citation de l'apôtre, lors d'un baptême d'un petit enfant dont la
famille est peu pratiquante, le pasteur pourrait ajouter : « il n'y a plus
ni paroissiens fidèles ni occasionnels, ni paysans du lieu ni nouveaux
venus de la ville, ni jeunes turbulents ni vieux un peu sourds, car tous
vous n'êtes qu'un en Jésus Christ. » Clairement « décalée », cette
traduction renvoie avec humour les personnes présentes au sens pre­
mier de la citation de l'apôtre : elle fait prendre conscience à chacun
que non seulement lui-même a une place dans l'Église, mais surtout
. . .

que son VOISIn aUSSI en a une.


Si cette péricope peut être utilisée lors d'un baptême, elle peut éga­
lement être prononcée lors d'une aspersion de l'assemblée. Elle rap­
pellera à tous ce qui les réunit au-delà des conflits : l'appartenance au
Christ par leur baptême. Ce renversement des valeurs discriminantes
est typiquement un changement de système (changement 2).

CONCLUSION

J'évoquais au début de cette brève étude le fait que les conflits dans
un cadre paroissial peuvent être particulièrement profonds parce qu'ils
touchent aux systèmes de valeurs des personnes, à leurs convictions.
Même un conflit sur un sujet aussi mondain que l'organisation du
menu de la kermesse peut déboucher sur des interrogations en termes
de valeur : « cornrnent admettre que de tels conflits peuvent advenir
en une cornrnunauté qui prend cornrne base la prédication d'amour et
de tolérance du Christ ? » Travailler sur le système de valeurs et leur
hiérarchie implique un changement 2 dont parle l'école de Palo Alto.
Je crois avoir montré que la liturgie, en cornrnuniquant de manière
perlocutoire à l'aide des affects, est particulièrement adaptée pour
entntmer ce type de changement.

1 3 Quoique nous pourrions discuter de la distinction homme/femme qui conserve


lUlcaractère discriminant dans de nombreux lieux et de nombreuses comrlllmautés.
14 Une traduction que j'appellerai « socioculturelle » en plus de la traduction pure­
ment linguistique.
l70 C. COLLAUD

Dans cet article, je me suis intéressé particulièrement à l'usage de


péricopes néotestarnentaires dans la liturgie. J'en ressors un point
d'attention particulier : grâce à différents facteurs (contextualisation
de la péricope dans la liturgie, ton de la voix, accents particuliers,
gestes accompagnant l'énonciation, traduction socioculturelle de cer­
tains passages), l' officiant peut faire ressortir tel ou tel sens du pas­
sage cité. Il est donc essentiel qu'il réfléchisse à ces choix en dialogue
avec l' exégète afin de ne pas trahir le texte, ni dans le sens qu'il prend
dans le contexte intrabiblique qui est le sien, ni dans le sens lié au
contexte socioculturel de son énonciation première. L'emploi d'une
péricope biblique dans la liturgie, en raison de la force qu'elle peut
dégager, doit faire l' objet d'une mûre réflexion.
Cependant, dans le cadre d'un conflit communautaire, la parole
biblique au sein de la liturgie peut revêtir une grande efficacité. En
tant que parole venue d'ailleurs, en effet, elle n'intervient pas direc­
tement dans le conflit, elle ne cherche pas à déterminer qui a tort ou
raison ; elle introduit une valeur ou un élément tiers qui permet de
relativiser le conflit, de l'intégrer dans une dimension nouvelle. Son
autorité reconnue lui vaut le privilège de ne pouvoir être ignorée et
lui permet d'être interpellante. La parole biblique ne saurait laisser
indifférente. Reste au liturge la tâche de l'intégrer au mieux dans la
célébration pour qu'elle soit source de sens.

CH 1374 Corcelles-sur-Chavornay Christophe COLLAUD


Rue des hirondelles 4 Institut RSCS
Christophe.collaud@unige.ch UCLouvain

Résumé - Face aux conflits présents dans sa communauté, que peut faire le
ministre de celle-ci pour permettre leur résolution ? Un lieu d'apaisement
possible pourrait être la liturgie. En effet, celle-ci, et notamment les paroles
bibliques qu'elle contient, jouit d'un statut d'autorité qui dépasse largement
celle de la parole du ministre. Dans le même temps, elle est perçue comme
moins directe, plus éloignée de la réalité vécue. Ce double statut autorité/
distance de la parole biblique dans le cadre liturgique permet d'éviter l'intru­
sion dans le conflit. Ne parlant pas directement de la situation concrète qui
préoccupe telle ou telle personne, la parole biblique pourra pourtant per­
mettre de désamorcer le conflit par l'effet perlocutoire produit par l'énoncia­
tion des textes dans le cœur des paroissiens.
L'ACTION PERLOCUTOIRE DES PAROLES BIBLIQUES 171

Mots-clés - Liturgie, Austin, perlocutoire, Palo Alto, langage du change­


ment, récit de l'institution, baiser de paix, Galates 3

Summary - About the conflicts present in his community, what can do the
minister to allow their resolution? A possible place of appeasement could be
the liturgy. Indeed, in particular the Biblical words which it contains, enjoy
a status of authority which exceeds the word of the minister. At the same
time, it is perceived as less direct, more distant from reality. This dual author­
ity/distance status of the biblical word in the liturgical setting avoids intru­
sion into the conflict. By not speaking directly about the concrete situation
that preoccupies this or that person, the biblical word can nevertheless make
it possible to defuse the conflict by the perlocutionary effect produced by the
enunciation of the texts in the heart of the parishioners.

Keywords Liturgy, Austin, perlocutionary, Palo Alto, Language of


-

Change,Words of Institution, Kiss of Peace, Galatians 3

BIBLIOGRAPHIE

AUSTIN J. L., Quand dire, c 'est faire, trad. G. LANE, Paris, Seuil,
1970 (1962: How to do things with words).
GUARDINI R., La messe, trad. Pie DUPLOYÉ, Paris, Cerf, 19652
(1957) (1939: Besinnung vor der Feier der heiligen Messe).
KOURILSKY-BELLIARD F. , Du désir au plaisir de changer. Com­
prendre et provoquer le changement, Paris, Dunod, 1 9992 (1995).
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sa relation avec le rationnel, trad. A. JUNDT, Paris, Payot, 20014, 1 949
(1917: Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Got/lichen
und sein Verhdltnis zum Rationalen).
WATZLAWICK P., Le langage du changement. Éléments de commu­
nication thérapeutique, trad. J. WIENER-RENUCCI, D. BANSARD, Paris,
Seuil, 1980 (1978: The Language of Change. Elements ofTherapeutic
Communication).
Investir la condition baptismale
pour dépasser le conflit lié à l 'intégration d'une
identité sexuelle

Itinéraires croisés des associations


Devenir Un en Christ et La Communion Béthanie

Les personnes homosexuelles chrétiennes vivent un conflit subtil


vis-à-vis de l'enseignement du magistère. Ce conflit se révèle à deux
niveaux et cela, indépendamment de leur manière de vivre leur orien­
tation sexuelle. Le tiraillement se noue entre ce qu'elles sont au plus
profond d'elles-mêmes et leur appartenance à la communauté de foi.
Le conflit ainsi positionné se décline de bien des manières et sous
bien des angles, avec une palette de nuances propres aux psychismes
et aux situations dans lesquels il s'invite.
Quand ces mêmes personnes témoignent, elles mettent souvent en
évidence l'incapacité de recevoir dans leur situation de vie concrète
le discours habituel et officiel sur ce qu'elles sont, sur ce qu'elles
doivent faire et sur ce dont elles doivent s' abstenir. Les monitions
d'accueil et de bienveillance ne suffisent généralement pas à guider,
fortifier, réconcilier, avancer en vérité. La situation est dommageable
en ce sens que la personne expérimente alors le fait de ne pas trouver
dans le corpus magistériel de quoi baliser sa vie « ainsi faite » , de
quoi mobiliser des ressources lui permettant de réconcilier en profon­
deur ce qu l elle est, ce qu'elle vit, avec ce que croit la communauté à
laquelle elle est attachée. Ce conflit peut être vécu de manière drama­
tique lorsque la personne estime que ce qu'elle reçoit ne lui offre pas
les moyens de construire un avenir possible en Église1

1 Le théologien moraliste Laurent Lernoine condense le conflit en ciblant les


positionnements éthiques qui le cristallisent et l'impasse cognitive et discillsive qu'lUl
tel conflit nOlllTit : « Décidément, deux logiques parallèles sont en place et leur ren­
contre improbable : lUle morale ciblée de l'acte consolidée par la discipline cano­
nique, d'lUle part, et une théorie plus globale de l'action, d'autre part. Cette derpière,
forte de la reconnaissance de l'autonomie des réalités terrestres validée par l'Eglise
de Vatican II, chercherait lUle issue rationnelle à la situation bloquée d'être humains
dotés d'une sexualité interdite qui correspond pourtant aux critères éthiques contern-
174 B. VANDENBULCKE

Force est de constater que la rupture n' est pas forcément consom­
mée. Certains itinéraires de vie manifestent au contraire que le conflit,
toujours latent, n'est plus un obstacle insurmontable à la réconcilia­
tion des identités personnelle et communautaire".
Ce dépassement se fait parfois par le biais d'une mobilisation forte
de la condition baptismale comme moyen efficace pour transcender
les discours convenus. Non seulement la personne se trouve ainsi
rassurée dans sa condition d'enfant de Dieu et de membre du peuple
chrétien, elle est aussi encouragée par des perspectives réalistes et
précises dans sa quête d'une vie bonne.

DEUX ASSOCIATIONS PARTICULIÈRES POUR ACCUEILLIR


LES PERSONNES CHRÉTIENNES ET HOMOSEXUELLES

Le paysage des associations chrétiennes francophones qui se


donnent pour mission d'accueillir les personnes homosexuelles est
contrasté. Il varie en fonction des objectifs que s'assignent ces asso­
ciations, à partir d' ecclésiologies et de réalités de terrain variées. Les
théologies mobilisées suscitent des discours et des pratiques dont les
cohérences internes se laissent appréhender à la croisée d'anthropolo­
gies parfois antagonistes.
Les associations Devenir Un en Christ et La Communion Béthanie
font converger notre regard sur un type spécifique de tissu associatif.
Il s' agit de collectifs d'inspiration catholique où le discernement à
l'intérieur même de l'Église constitue la motivation essentielle. Ces

porains de non-nuisance et de consentement. ;} L. LEMOINE, « Homosexualité et


morale chrétienne aujomd'hui. "Qui suis-je pour juger ?" », dans Études, octobre
2014, p.70.
2 Les mliversitaires français Rémy Bethmont et Martine Gross viennent de publier
lUle collection de travaux interdisciplinaires qui défient l'idée couramment admise
selon laquelle les trois monothéismes ne pmrrraient générer que des tensions stériles
vis-à-vis des identités homosexuelles. Les contributems explorent des situations où,
aujomd'hui mais aussi par le passé, sociabilité homosexuelle et sociabilité religieuse
se côtoient. L'ensemble étudie, en contexte chrétien plus spécifiquement, la possibilité
de se penser croyant et homosexuel sans contorsion mentale pathologique. Les contri­
butions relatent des contextes précis où productions normatives, environnement social
et stratégies des fidèles entretiennent des régulations complexes qui créent des espaces
de liberté. C'est au sein de ce dynamisme que les conduites sexuelles peuvent être
réévaluées et intégrées. R. BETHMONT, M. GROSS (éds), Homosexualité et traditions
monothéistes. Vers lafin d'un antagonisme ?, Genève, Labor et Fides, 2017.
INVESTIR LA CONDITION BAPTISMALE 175

deux associations se distancient d'une ligne militante propre à d'autres


collectifs, où le dynamisme repose davantage sur la revendication de
droits individuels et sur la demande d'une évolution significative du
discours doctrinal. Elles se comprennent plutôt à partir d'une respon­
sabilité à prendre dans l'accueil inconditionnel et l'inclusion des per­
sonnes. En ce sens, le ressort de ces associations est d'ordre théolo­
gal : elles entendent signifier la foi, l'espérance et la charité au cœur
d'une réalité humaine concrète, celle du vécu homophile. C'est au
sein de cette posture qu'elles s 'engagent à habiter les différents
niveaux de conflictualité inhérents à la condition homosexuelle. L'épi­
neux rapport au discours magistériel pour ceux qui se sont décidés à
s'engager dans une vie de couple unisexué constitue un marqueur
décisif de leur préoccupation.
Le conflit relayé par les récits de ces deux associations est poly­
morphe. Il concerne tantôt la relation de la personne homosexuelle à
son entourage, tantôt le rapport des différents acteurs à l'Église et au
vécu des communautés concrètes. La grande similitude des récits
laisse imaginer que chacune des parties est impliquée dans les mêmes
cheminements mettant au défi l'aggravation des désaccords, leur sta­
gnation et leur dépassement.

Devenir Un en Christ .' un enracinement ecclésial en tensions

L'association Devenir Un en Christ a été fondée en 1984 par un


couple de catholiques du diocèse de Meaux. Forte de quelque 300
membres et de plusieurs centaines de sympathisants (2016), l'asso­
ciation s'est forgé une place à partir de la conviction que l'Église
devait être un lieu d'accueil avant d'être un lieu de conseil ou d'éva­
luation3
Devenir Un en Christ est soucieuse de se présenter comme service
d'Église et soigne sa relation et sa communication avec l'institution
ecclésiale. Cependant, l'association garde une certaine liberté de ton
et maintient une tension avec l'institution, qui lui pennet d'exister en

3 L'association a reçu dès sa fondation le soutien de l'évêque de Meaux et le


parrainage de Xavier Thévenot. Une équipe d'accompagnement ignacien, composée
du Père Étielllle Garin, d'lUle religieuse, Sœm Geneviève Constant et de la psycha­
nalyste Brigitte-Violaine Aufauvre s'est rapidement mise en place autour du couple
fondateur. L'association est organisée aujomd'hui à partir d'lUl bmeau central à
Vincennes et d'lUle vingtaine de groupes locaux, dont lUl à Bruxelles.
176 B. VANDENBULCKE

tant que telle. Dans une contribution préparatoire au Synode sur la


famille de 20 15, l'association s'est montrée assez critique vis-à-vis
d'une Église qui, quand elle se fige dans une position d'accueil des
persOlmes, d'un côté, et de condamnation des actes des mêmes per­
sonnes, de l' autre, court le risque de ne pas être entendue. Devenir Un
en Christ invite dès lors l'institution ecclésiale à miser sur sa capacité
éprouvée d'inclure et de proposer des chemins de sanctification à tout
qui peut croire en la miséricorde de Dieu : « c'est précisément cela
que les chrétiens concernés par l'homosexualité espèrent : que l'Église
les aide à inventer leur vie, à trouver leur place dans la communauté
des croyants et dans ce monde, qu'elle les guide par des conseils
concrets sur un chemin qui reste actuellement hors de tout cadre nor­
matif » 4
Ce type de positionnement permet de mieux cerner les présupposés
anthropologiques et théologiques sur lesquels est fondé l'accueil
inconditionnels L'acceptation de la donnée homophile qui s'impose
à la personne constitue le point de départ d'apprivoisement du conflit.
C'est alors le thème de la conversion qui est mobilisé, de manière
analogique. Il décrit le patient changement de regard sur soi et sur les
autres et « ce travail sur soi et son humanité n'est pas si loin du travail
de la foi : qui cherche à être vrai ne peut que rejoindre le Chemin de
Celui qui est la Vérité, une Vérité qui rend libre »6 Cet accueil de soi
amène également le changement du regard des autres sur soi ; un
processus de conversion qui déplace les protagonistes concernés se
met en place. Dans l' itinéraire des personnes croyantes, la foi est
clairement identifiée comme une clé permettant d'entamer un travail
de vérité et d'humilité. La conversion du regard obtenue par le travail
de vérité sur soi dévoile une autre manière de comprendre le regard
de Dieu sur soi et fait découvrir de surcroît un « autre » visage
d'Église, non celui des idées désincarnées de perfection mais « un

4 http://w\VW. deyeninmenchrist. TIet!artic les!artic 1esiternslsynode. htrnl (demière


consultation : 15-09-17)
5 Devenir Un en Christ a publié à l'occasion de son 30e anniversaire un recueil
qui reprend son expérience d'accueil et d'accompagnement. Le collectif y fait le point
sur son identité, sm l'ecclésiologie à laquelle il se rapporte, sm l'éthique qu'il entend
promouvoir. De nombreux témoignages viellllent illustrer le propos. Les analyses qui
suivent s'en inspirent largement. Réj/exions pastorales et témoignages de ['associa­
tion Devenir en Christ. Foi, homosexualité, Église, Montrouge, Bayard, 2016.
6 Ré j/exions pastorales et témoignages, p. 93.
INVESTIR LA CONDITION BAPTISMALE 177

peuple d'hommes et de femmes en chemin, en voie de sanctifica­


tion »7.
L'homosexualité est appréhendée à l'intérieur même du mystère de
l'Incarnation, elle oblige à creuser le mystère de l'homme. Elle invite
à découvrir Dieu là où il n'était pas attendu et où il reste difficile à
accueillir. Elle mobilise en l'homme cette capacité à reconnaître
l'Évangile au croisement du désir et de l'impasse, de la croix et du
salut. La doctrine interpelle et stimule mais elle n'est pas reçue comme
un couperet qui viendrait condamner. C'est d'ailleurs dans cette dyna­
mique que la réalité du couple homosexuel peut être apprivoisée :
« un choix d'être pour l'autre le visage concret de l'amour même de
Dieu. De l'accueil de l'autre dans ses différences, du don de soi, du
choix de la fidélité, du dialogue et du pardon peuvent naître une réelle
complémentarité et une vraie fécondité humaine, sociale et spirituelle.
En tout cela, nous pouvons déceler des signes d'Évangile » 8
La question est fmalement de savoir d'où vient cette force qui per­
met intérieurement de consentir à ce rapport renouvelé à l'Église.
Comment s'opère le passage du sentiment d'exclusion à celui d'inclu­
sion ? Il nous semble que les témoignages collectés par l'association
convergent vers l'itinéraire de sujets qui se réapproprient de manière
stimulante leur baptême9 Cette identification réassumée assouplirait
le rapport à l'institution. Forts de cette réappropriation, les personnes
y trouvent ou retrouvent progressivement leur placelo Ces personnes

7 Réflexions pastorales et témoignages, p. 107.


8 Réflexions pastorales et témoignages, p. 207.
9 Une « intuition baptismale » qu'il nous semble nécessaire de transcrire est for­
mulée de la manière suivante par le comité rédactem du recueil cité : « Être fils et
filles de Dieu éclaire toutes les dimensions de notre existence, y compris celles qui
concernent notre orientation affective et sexuelle. C'est dans toute notre existence que
nous sommes enfants de Dieu, et tout en nous est appelé au salut. En nous découvrant
enfants du Père et en laissant cette réalité se déployer en nous, nous avancerons vers
lUle liberté intérieme plus grande, qui nous permettra de faire des choix, de consentir
à ce que nous avons à vivre, de poser parfois des renoncements. Nous apprendrons à
aimer avec plus de justesse, à respecter les autres, à nous respecter, à trouver notre
lUlité en Dieu. Être fils et fille de Dieu, c'est donc recevoir une identité comme
cadeau. Mais c'est aussi laisser le baptême reçu :çIous transformer pOlIT, peu à peu,
vivre et aimer à la manière de Dieu et selon l'Evangile, à partir de ce que nous
sommes. » Réj/exions pastorales et témoignages, p. 1 82-183.
10 « Beaucoup témoignent que cette recherche, avec sa part de combat, a été pour
eux un chemin pOlIT approfondir la foi et mieux connaître Dieu, présent et agissant
aux lieux mêmes de nos questions et de nos pauvretés. Les circonstances nous mettent
parfois au pied du mlIT et obligent à aller chercher au fond de soi, plus que des
178 B. VANDENBULCKE

ont souvent rencontré des communautés et des pasteurs qui, dès le


départ ou au fil du temps, ont vu en elles des enfants de Dieu, dans
le projet de vie qui est le leur. Le chemin progressif de réappropriation
des promesses du baptême modifierait le rapport à l'Église et « la
dimension institutionnelle de l' Église, importante pour "tenir la
route", est au service de ce vécu-là »ll. Et « finalement, on passe à la
prise de conscience qu'en vertu de son baptême, on fait partie de
1
l'Église, on est l'Église » 2

La Communion Béthanie : une mystique au service d'une éthique de


l 'inclusion

La conscience baptismale comme instigatrice d'audace ecclésiale


en matière d'intégration de situations de vie « hors-normes », nous la
retrouvons dans une autre association française, la Communion Bétha­
niel3 Elle a pris naissance dans l'itinéraire d'un homme, Jean-Michel
Dunant, habité par la consécration religieuse depuis l'enfance. Le
témoignage principal du fondateur est donné à travers une autobiogra­
14
phie qui se donne à lire comme un roman En prenant la juste dis­
tance critique vis-à-vis d'un récit façonné par le point de vue singulier
d'une personne absorbée par la réalité de son homosexualité, nous
disposons d'un récit qui donne à voir comment un cheminement per­
sonnel aux prises avec un questionnement spirituel peut réécrire la
situation de personnes homosexuelles chrétiennes dans leur rapport à
l'institution ecclésiale.
De la construction du récit émerge une thèse sollicitant l'attention :
l' Église doit apprendre à accueillir autrement les personnes homo­
sexuelles et transgenres en étant plus attentive à leurs itinéraires
concrets. Elle ne peut se contenter d'accueillir des personnes consi-

réponses, lUle eau vive, celle que Dieu lui-même nous donne. ;} Réj/exions pastorales
et témoignages, p. 175.
11 Réj/exions pastorales et témoignages, p. 186.
12 Réflexions pastorales et témoignages, p. 190.
1 3 La Communion Béthanie offre peu de littérature. Une enquête a été éditée en
2015 par lUl jomnaliste indépendant autour de 12 visages membres de la Communion.
A. BAIL, Homosexuels et transgenres, chercheurs de Dieu, Bruyères-le-Châtel, Nou­
velle Cité, 2015.
14 l-M. DUNANT, Libre. De la honte à la lumière, Paris, Presses de la Renais­
sance, 20 I l .
INVESTIR LA CONDITION BAPTISMALE 179

dérées indépendamment des choix et des sitnations, parfois subies,


qu'elles vivent au jour le jour.
L'auteur met en œuvre une narration d'où une théologie émerge :
celle de l'action d'un Dieu qui transforme par libérations successives
toutes les couches d'une personnalité quand elle se laisse gagner par
les facettes insoupçonnées de son baptêmel5
L'essentiel est saisi à un moment clé du récit : tant que le person­
nage n'aura pas accepté au plus profond de lui-même la réalité fon­
cière de l'homosexualité, il ne pourra pas entamer de réconciliation
sérieuse avec lui-même, avec la société, avec l'Église, avec Dieu. Il
le fait comprendre théologiquement : c'est l'accueil de l'Évangile
dans la réalité entière du personnage, dont l'orientation homosexuelle
constitne une composante inaliénable, qui enclenche la libération de
son être profond. Dieu sauve lorsqu'il est accueilli dans des vies qui
assument lucidement et honnêtement ce qu'elles sont :

Le Dieu de l' Évangile n'est jamais indifférent à ce qui est humain. Mon
humanité comportait cette attirance homosexuelle et elle n'empêchait
pas le Christ de me toucher profondément. Je n'avais pas choisi, ni le
don de la foi, ni l'homosexualité. Mais je pouvais choisir de vivre serei­
nement, de manière libre et responsable, ma démarche chrétienne dans
mon corps d'homosexueP6.

La Communion Béthanie, fondée en 2005, est portée par les intni­


tions fondamentales que l'on retrouve dans l' autobiographie de Jean­
Michel Dunant. De taille modeste (elle comporte quelques dizaines
de membres), l' association a ceci d'original qu'elle unit ses membres
par une mission contemplative. Les membres se retrouvent deux fois
par an pour une retraite et s' engagent quotidiennement à la prière
d'intercession les uns pour les autres.
L'association entend déployer une mystique où le silence est lieu
de communion. Dans ce silence, le fondateur place la situation
concrète des personnes, leur vie intérieure, leur cheminement propre,

1 5 Nous sommes interpellé dès les premières pages du récit lorsque le persollllage,
jelUle adolescent, subit avec plus ou moins de consentement les attouchements d'un
adulte dans des toilettes à Lomdes (!). L'autem semble jongler (inconsciemment ?)
avec l'eau impropre des toilettes, lieu de honte et de culpabilité, avec l'eau pme de
la grotte et du Gave de Pau, derrière laquelle on devine l'eau baptismale.
16 DUNANT, Libre. De la honte à la lumière, p. 114.
1 80 B. VANDENBULCKE

leur reconstruction. Le silence devient normatif de l'ajustement des


relations tissées entre les membres. « La discrétion honore un amour
fraternel et délicat, une forme silencieuse de l'amitié qui, avec respect
et confiance mutuelle, aide l'autre à retrouver puis reconstruire son
moi intime. Elle est communion au mystère que chacun porte en
soi »17.
Cette mystique du silence n'est pas évanescente, elle est incarnée.
Elle émarge de « Béthanie » , un lieu proche de Jérusalem mais déjà
en marge géographiquement et culturellement. Jean-Michel Dunant
confiait à un journaliste cette caractéristique :

Suivre le Jésus de Béthanie, c'est suivre le Christ hors de Jérusalem,


dans cet endroit à la fois non institutiOlmel et peu éloigné. Dans l' Évan­
gile de Jean, Béthanie, qui signifie en hébreu « la maison de l'affligé »,
est le lieu de l'amitié : il s'agit de ce village où Jésus se rend pour
visiter ses amis Lazare, Marthe et Marie. C'est là que Marie oint les
pieds du Christ d'un parfum de grand prix avant de les essuyer de ses
cheveux. C'est là encore que le Christ ressuscite Lazare, dont la mort
l'a « saisi d'émotion ». À Béthanie, on contemple un Jésus humain et
agissant18.

La Communion s'inscrit ainsi dans une ecclésiologie des « périphé­


ries » pour reprendre les termes du pape François. Sa mission princi­
pale, par le biais de la prière, est de manifester la diaconie de l'Église
par l' accueil et l'écoute. Ce service diaconal est nourri de l'appel à la
fraternité en Christ « parce que nous sommes poussés par la charité
du Christ qui est au centre de nos vies. C'est pourquoi nous avons
repris le symbole du lavement des pieds dans la célébration qui for­
malise notre engagement, que nous appelons "vœu de charité" »l9.
La diaconie que la Communion Béthanie veut faire sienne entend
en retour interpeller l'Église toute entière :
Les personnes auxquelles veut s'ouvrir la Communion Béthanie font
question dans l' Église ; elles y vivent aussi avec leurs questions, trop
souvent exprimées par la souffrance et entourées par le silence. Pour ces
raisons, elles peuvent nous aider et aider l' Église à chercher et trouver

17 Charte de la COffirlllmion Béthanie, II, 4. La charte se trouve en annexe de


DUNANT, Libre. De la honte à la lumière, p. 167-174.
18 BAIL, Homosexuels et transgenres, chercheurs de Dieu, p. 25-26.
1 9 BAIL, Homosexuels et transgenres, chercheurs de Dieu, p. 22.
INVESTIR LA CONDITION BAPTISMALE 181

des mots renouvelés, des comportements justes, des signes ajustés pour
les accompagner dans l'estime et le respect des cheminements particu­
liers20 .

QUELQUES ENJEUX ÉTHIQUES ET ECCLÉSIAUX

Certains chrétiens homosexuels, intégrés dans la société du XXI'


siècle et conscients qu'une inclination que l'on n l a pas choisie n 'est
pas contradictoire avec le sentiment d'« appartenir » à Dieu et à
l'Église, composent avec une voie originale. Elle consiste à discerner
comment Dieu les interpelle à travers ce qu'ils assument en eux­
mêmes et ce qu'ils vivent dans leur quotidien21 Ce parcours est par­
ticulièrement exigeant dans le cas du couple homosexuel parce qu'il
ne dispose pas de repères « autorisés » sur lesquels il pourrait comp­
ter.
Quand le mariage des personnes de même sexe offre une possibilité
de s'inscrire dans la société, la morale sexuelle et familiale de l'Église
est acculée à se repositionner. Non parce que les personnes chré­
tiennes qui éprouvent une orientation homosexuelle se précipiteraient
sur les nouvelles possibilités que leur offre le droit de l'État - nous
savons que ce n'est pas le cas. Mais parce que 1 'horizon du vivre­
ensemble se laisse désormais modeler par de nouvelles normes
sociales et morales susceptibles de recomposer durablement le pay­
sage des partenariats de vie reconnus comme légitimes. Toutes les

20 Charte de la Communion Béthanie, IV, 2.


21 Le témoignage de Gauthier, membre de Devenir Un en Christ, illustre bien la
consistance que peut prendre cette voie : « Être chrétien et homosexuel : étrangement,
je n'ai pas trouvé ces mots dissociables, mais au contraire, j'ai senti une sorte de
vocation en moi à montrer que l'on peut très bien être les deux, et par-dessus tout,
que ce TI ' est pas une blessme ou une tare, mais que nous sommes tous appelés à
cheminer sur des tracés différents, et que dans cette différence se trouve notre plus
grande force. Je n'aimerais pas qU'lUle personne homosexuelle soit accueillie comme
je l'ai été, car je me rends compte aujourd'hui que, lorsque je me suis découvert, j'ai
été rassuré par des prêtres qui me disaient que l 'homosexualité était une chose
minime dans mon existence, peu importante : il s'est avéré par la suite que cette
manière de voir les choses est devenue complètement différente aujourd'hui. Elle ne
constitue pas seulement lUle petite part de ce que je suis, mais c'est lUl pilier fonda­
mental dans la construction en tant qu'homme. » Réj/exions pastorales et témoi­
gnages, p. 175-176.
1 82 B. VANDENBULCKE

personnes et les institutions sont exposées, c'est leur rôle d'en


répondrez2
Certains discours d'Église, formulés linéairement à partir d'un héri­
tage anthropologique élaboré en référence à une loi naturelle valable
pour tous et définitivement, peuvent dès lors être perçus comme pro­
blématiques. Quand les normes traditionnelles sont énoncées du
« haut » vers le « bas », elles risquent de manquer leur but initial,
c' est-à-dire de s'adresser efficacement à tout un chacun. Alors que
l'identité humaine s'atteste comme plus fluide et semble traversée par
des processus de reconstruction non aboutis, les normes ecclésiales
sont souvent reçues comme des couperets d' autant plus injustes
qu'elles ne sont pas en capacité de fournir une alternative crédible aux
minorités reconnues23.

22 Le sociologue britannique Andrew Kam-Tuck Vip a néanmoins souligné com­


bien la ténacité de ceux qui entendent concilier lem orientation homosexuelle et lem
sentiment d'appartenance religieuse peut influer sm l'évolution des cultures ecclé­
siales et théologiques, même quand l'impact reste difficile à quantifier. Prenant pOlIT
appui le corpus transgressif de différentes confessions chrétiennes, corpus souvent
motivé par la logique de l'égalité des droits civiques, Kam-Tuck Vip conclut : « Un
déplacement paradigmatique et épistémologique a lieu quand les croyants LGB, ayant
appris à faire confiance à leur propre vécu positif, retomnent la honte et la culpabilité
en fierté et courage, déchaînant lUle énergie émancipatrice qui libère et transforme,
non seulement leur propre vie, mais aussi les fondements institutionnels et culturels
de la sphère religieuse. ,} A. KAM-TucK VIP, « Quand la religion rencontre la sexua­
lité ,>, dans R. BETHMONT, M. GROSS (éds), Homosexualités et traditions monothéistes,
p. 6 1 .
23 L e théologien irlandais Joseph S . O'Leary souligne ainsi c e qui lui semble être
lUle inadéquation entre la fin et les moyens dans l'expression du discoms normatif
ecclésial aujomd'hui : « On vante la consistance logique de l'enseignement catho­
lique, avec la condamnation de la contraception artificielle comme pivot. Mais une
consistance autoréférentielle, coupée de tout contact avec le réel, et qui refuse de voir
ce qui n'entre pas dans ses catégories, se rend de plus en plus impuissante. Ce qu'on
ne veut pas voir, c'est que les couples homosexuels existent, sont reconnus et toujoms
plus appréciés par leurs amis et lems familles. Cela est vrai du moins de ces démo­
craties libérales où l'homophobie meurtrière a battu en retraite. Ce sont précisément
les pays où la hiérarchie catholique se croit obligée de prendre la parole, en opposant
lUl avertissement qu'elle voit comme "prophétique" et "contre-culturel" à cet accueil
croissant. Dans le jeu de forces actuel, cela signifie que la hiérarchie catholique
s'aligne sm les pays où l'homosexualité reste lUl sujet tabou. Tout en parlant très
abstraitement du "respect" dû aux personnes homosexuelles, les évêques fuient tout
dialogue avec les couples homosexuels ou même avec les théologiens qui se montrent
favorables à leurs revendications, sous prétexte que le fait même d'ouvrir un tel
dialogue compromettrait la doctrine de l'Église. ,} J. O'LEARY « La théologie catho­
lique face au mariage homosexuel ,>, dans Cités, 44, 2010, p. 27.
INVESTIR LA CONDITION BAPTISMALE 183

Les personnes homosexuelles chrétiennes sont évidemment traver­


sées par ces contradictions dans leur manière de diriger leur vie. Elles
sont aux prises avec la fascination d'un interdit fondamental qu'elles
transgressent souvent en conscience et en connaissance de cause. En
miroir, les communautés chrétiennes peinent à leur donner les moyens
de grandir en humanité et en sérénité. Elles restent elles aussi souvent
fascinées par un interdit dont elles n'ont pas encore appris à intégrer
les modalités dans le contexte actuel. Cette situation inconfortable met
les communautés en porte-à-faux par rapport au devoir d'inclusion et
de fraternité envers bien des personnes homosexuelles. Comment
accueillir des personnes en faisant l'impasse sur le projet de vie où
elles estiment en conscience être à leur place ? Aucune logique fami­
liale, amicale, humaine ne peut fonctionner à long terme dans cette
distorsion, au risque de discontinuités dans la construction des sujets,
de ruptures dans leur rapport aux institutions24
Nous avons pressenti dans notre étude que certaines personnes
homosexuelles chrétiennes avaient mobilisé leur condition de baptisés
à nouveaux frais. Nous ne prétendons pas que cette mobilisation soit
toujours franchement affirmée et explicitée comme telle. Mais la
majorité des témoignages consultés comportent des allusions claires
à la « condition d'enfant de Dieu » , à la certitude que « Dieu ne
reprend pas l'amour qu'il a dOlmé », ou encore à la conviction d'être
« un chrétien à part entière », autant d'expressions qui font référence
dans la conscience catholique contemporaine à l'identité reçue au bap­
tême25.

24 Une enquête menée par la sociologue Martine Gross en 2005 tend à montrer
que plus lUle personne homosexuelle est impliquée dans la vie d'lUle comrlllmauté
paroissiale, plus lui est facilitée la gestion personnelle de son identité chrétienne de
personne homosexuelle. Une participation accrue à la vie de l' Église tendrait à effa­
cer les aspérités des diSCOillS officiels au profit d'un sentiment d'appartenance à une
communauté qui deviendrait premier dans la conciliation des identités chrétiennes et
homosexuelles. Ce processus s'élaborerait au travers de stratégies d'aménagements
et de réinterprétations où le diSCOillS magistériel est maintenu à distance : « le conflit
,
identitaire semble trouver une résolution par la représentation de l'Eglise comme
elle-même compartimentée. Doctrine de l' Eglise catholique et pratiques pastorales
deviennent deux entités distinctes dans des compartiments étanches. » M. GROSS,
« De la honte à la revendication identitaire. Être catholique et homosexuel en
France ,>, dans C. BÉRAUD, F. GUGELOT, 1. SAINT-MARTIN (éds), Catholicisme en
tensions, Paris, Editions de l' Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2012, p.
227.
25 Illustration n'est pas raison, mais nous choisissons de rapporter le témoignage
suivant parce qu'il constitue de façon exemplative ce que nous pressentons comme
1 84 B. VANDENBULCKE

Comment la condition de baptisé peut-elle motiver une condition


de vie si « incertaine » quant à son parcours de reconnaissance ? Quel
éclairage éthique spécifique peut-elle apporter" ? Nous sommes ici
dans une zone entre « ombre et clarté », pour reprendre les termes de
Jean-Michel Dunant, construite sur des intuitions fondamentales qui
peinent à être formulées explicitement. La Communion Béthanie n' a­
t-elle pas choisi la voie de la contemplation silencieuse à partir de
cette intuition qui la fonde ? Alors que cette intuition semble présente
de manière diffuse dans la littérature chrétienne spécialisée, elle n'est
souvent qul énoncée. Ses implications morales concrètes sont rarement
déployées.
Les personnes qui témoignent au sein des associations que nous
avons évoquées ici sont rarement au fait des questions techniques de
la théologie morale. Elles sont par contre souvent influencées par une
culture ecclésiale où un certain sens du baptême est remis à l'hon­
neur : le baptême comme signe visible d'une identité offerte dont les
chrétiens se réapproprient peu à peu la portée éthique, stimulation
pour prendre en charge une vie. Il nous semble dès lors logique que
des personnes homosexuelles soient interpellées par une référence
symbolique où une identité fondamentale est donnée explicitement, la

ressort. Il s'agit ici d'un dialogue entre un pastem et lUl chrétien qui, après avoir
écouté au culte lUl commentaire sur Gn 1 2 à propos de la création de l'homme et
de la femme, demande au pasteur si sa vie depuis quinze ans avec un autre homme
peut être considérée comme bénédiction de Dieu. Voici la suite : « Le pastem me
répondit : "ce TI 'est pas moi qui peut répondre à cette question, mais vous ! Êtes-vous
heureux dans votre couple, ou heureux tout court ?" Je lui dis : "Oui ! Vous savez,
Dieu me parle intérieurement depuis que je suis tout petit, et après avoir eu ma pre­
mière relation avec un garçon, ce dialogue n'a pas cessé, Dieu est resté aimant
comme avant. Aujourd'hui, mon couple ressemble à tous les couples de mon
immeuble ( . . . ). Du côté spirituel, je suis convaincu d'être associé aux promesses de
Dieu, à sa vie, à sa mort et à sa Résurrection. Je pèche comme tout le monde : par
manque d'espérance, par attachement aux biens, . . . Comme tout lUl chacun j'avance
sur le chemin de la conversion, sûr de l'amour de Dieu." ;} J. PRALONG, Qui suis-je

pourjuger monfrère homosexuel ?Repères spirituels, Saint-Maurice, Saint-Augustin,


2016, p. 98-99
26 A contrario de notre intuition, il est vrai que l'on trouve aussi dans la littérature
catholique la référence au baptême dans un registre strictement pastoral, en prenant
soin de le dégager de perspectives qui engageraient le sujet dans des perspectives
contraires à l'enseignement du magistère. On retr9uvera un exposé typique en la
matière dans la position du jésuite Etielllle Garin. E. GARIN, « Vie spirituelle chré­
tielllle et homosexualité ;>, dans X. LACROIX (éd.), L 'amour du semblable. Questions
sur l'homosexualité, Paris, Cerf, 1995, p. 169- 1 8 1
INVESTIR LA CONDITION BAPTISMALE 185

même pour tous, en retrait de toute identification qui stigmatise une


manière spécifique de vivre.
L'enjeu essentiel nous semble alors de rendre possible une réappro­
priation de la forme éthique propre à la foi cbrétienne, c'est-à-dire la
logique d'une éthique qui se construit et s'éprouve à l'intérieur d'une
communauté, même lorsque ce lien est distendu (n'est-ce pas la réa­
lité ecclésiale contemporaine vécue pour la majorité des cbrétiens ?)
et à partir d'une égalité fondamentale « non fascinée » par un mode
de vie spécifique (n'est-ce pas la revendication démocratique sollici­
tée par les mêmes cbrétiens ?).

B 1348 Louvain-fa-Neuve
- Bruno VANDENBULCKE
Rue du Discobole 2 Faculté de théologie
bnmo.vandenbulcke@uclouvain.be Institut RSCS
UCLouvain

Résumé Les associations Devenir Un en Christ et La Communion Béthanie


-

sont des collectifs français d'inspiration catholique engagés dans l'inclusion


ecclésiale des personnes homosexuelles. Le ressort de ces associations est
d'ordre théologal : elles entendent signifier la foi, l'espérance et la charité
au cœur d'une réalité humaine concrète, celle du vécu homophile. La réfé­
rence au baptême comme identité inaliénable y catalyse discours et pratiques.

Mots-clés - homosexualité, magistère, inclusion, baptême, éthique

Summary Devenir Un en Christ and La communion Béthanie are Catholic­


-

inspired French associations engaged in the ecclesial inclusion of homo­


sexuals. The motivation of these associations is theological. They mean to
signify faith, hope and charity at the heart of a concrete human reality, that
of the homophilic experience. The reference to baptism as an inalienable
identity catalyzes discourse and practice.

Keywords - homosexuality, magisterium, inclusion, baptism, ethics


1 86 B. VANDENBULCKE

BIBLIOGRAHIE

BAlL A., Homosexuels et transgenres, chercheurs de Dieu, Bruyères­


le-Châtel, Nouvelle Cité, 2015.
BETHMONT R., GROSS M. (éds), Homosexualité et traditions mono­
théistes. Vers la fin d'un antagonisme ?, Genève, Labor et Fides,
2017.
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GARIN É., « Vie spirituelle chrétienne et homosexualité » , dans X.
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Paris, Cerf, 1995, p. 169- 1 8 1 .
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lique et homosexuel en France », dans C. BÉRAUD, F. GUGELOT, 1.
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l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2012, p. 2 1 5-227.
KAM-TUCK YIP A., « Quand la religion rencontre la sexualité »,
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LEMOINE L., « Homosexualité et morale chrétienne aujourd'hui.
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sexuel », dans Cités 44, 2010, p. 27-43.
PRALONG J., Qui suis-je pourjuger mon frère homosexuel ?Repères
spirituels, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 2016.
XXX, Réflexions pastorales et témoignages de l 'association Deve­
nir en Christ. Foi, homosexualité, Eglise, Montrouge, Bayard, 20 16

Site Internet :
http://www.devenirunenchrist.net/articles/articlesitems/synode.htrnl
(dernière consultation : 15-09- 17)
Table des matières

Introduction
1. Clés de lecture
Jean-Baptiste ZEKE, L 'humain et ses conj/its ontologiques dans ['œuvre de
Paul Tillich ........................................................................................................ 3
Toon OOMS, Le concept d'exonération comme voie vers la (ré)conciliation.
Une théorie du conflit intergénérationnel chez Iwin Boszonnenyi-Nagy ....... 27

II. Regards bibliques


Augustin LWAMBA KAGUNGE, Le conflit entre Moïse et Pharaon en Ex
7 11. De l'inflexibilité à la duplicité .............................................................. 41
Alexis PIDAULT, Les stratégies de Moïse et de YHTf'H en Nb 1 6 17. Le
conflit de Qorah est-il résolu ? ....................................................................... 57
Anthony John KHOKHAR, Singing a Scolding Song. Conf/ict and
Reconciliation in the Song ofMoses (Deut 32) .............................................. 79

III. Regards historiques


Liang ZHANG, Les Pères apologistes face à la culture grecque .......................... 97
Filai GABRIEL, Syriaques et Turcs, quel dialogue ? .......................................... 117

IV En pratique ...
VanessaPATIGNY, Geoffrey LEGRAND, Conf/its, conciliation, réconciliation.
Les représentations religieuses des jeunes et {( l'école du dialogue »
comme application du concept de {( frontières » de Paul Tillich .................. 137
Christophe COLLAUD, L 'action perlocutoire des paroles bibliques dans la
liturgie au sein d'une communauté en conf/it ............................................... 159
Bnmo VANDENBULCKE, Investir la condition baptismale pour dépasser le
conf/it lié à l'intégration d'une identité sexuelle. Itinéraires croisés des
associations Devenir Un en Christ et La CommlUlion Béthanie .................. 1 73

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