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Chapitre 1

Anvers… Pigalle… Blanche… Montmartre… Le Lapin Agile… La place Émile Goudeau et les
fantômes du Bateau-Lavoir… L’immeuble de la rue Constance et l’appartement du troisième étage,
témoin d’un amour éphémère. Jonathan aussi, plus tard, pourrait se vanter d’avoir des souvenirs sur
la Butte, qu’il évoquerait avec des hochements de tête lourds de sous-entendus.

Les stations défilaient derrière la vitre où on avait tant bien que mal effacé d’anciens tags… La
rame s’était largement vidée à Barbès et la plupart des touristes étaient descendus avant la place de
Clichy. Il choisissait toujours les sièges escamotables, de préférence à l’extrémité du wagon, d’où on
pouvait voir tout le monde, le dos bien calé contre la paroi, comme les flingueurs du Far West.

Une ravissante Eurasienne au profil de statue s’assit en face de lui. Absorbée par son iPhone, elle ne
leva pas une seule fois les yeux. Alors qu’on approchait de la station Rome, Jonathan referma la

boîte aux souvenirs, tira sur les pans de sa veste, vérifia son nœud de cravate puis le pli de son
pantalon. Être l’invité d’honneur dans un dîner-cocktail littéraire impliquait certaines concessions

Il n’ira pas beaucoup plus loin.

La nuit viendra bientôt…

Il regarda une dernière fois la jolie fille impassible qui lisait ses messages. Elle ignorerait
toujours que, pendant quelques minutes, elle avait voyagé en compagnie de quelqu’un qui pouvait
prétendre au titre de célébrité. Il descendit sans se retourner et se dirigea vers l’escalier mécanique. Il
était temps d’affronter le passé.

Il voit là-bas dans le lointain,

Les neiges du Kilimandjaro…

Il n’était plus revenu dans le quartier depuis deux ans. En sortant, il contempla la longue
perspective du boulevard de Courcelles. Au loin, les arbres du parc Monceau rougissaient dans le
crépuscule. Sur la petite place, le manège tournait toujours. Le café où Isabelle l’avait attendu, un soir
qui ressemblait à celui-ci, avait perdu la moitié de son nom, mais l’intérieur n’avait pas changé.
Isabelle, dont la frêle silhouette avait disparu au coin de la rue de Lisbonne aussi vite qu’elle
avait mis le feu à sa vie. Un couple de touristes nordiques, blonds et rebondis, étaient assis à la table
où ils s’étaient pris la main pour la première fois. Il eut brusquement envie de s’enfuir. Il regarda sa
montre, pour une fois qu’il en mettait une, et s’aperçut à son grand étonnement qu’il n’était pas en
retard.Une grande tape dans le dos balaya le passé.

— Je ne rêve pas ! C’est notre Victor Hugo national qui nous arrive par le métro. Quelle leçon
de modestie ! Salut, grand homme !

John Henri Lefebure, peintre en vogue, adepte du clubbing et grand collectionneur de bandes
dessinées, avait le don de surgir de nulle part au moment où on s’y attendait le moins. Il pouvait aussi

disparaitre sans explication pendant des semaines en laissant des messages énigmatiques sur son
portable. C’était un aspect amusant ou énervant de sa personnalité, selon l’humeur.

— Salut, Picasso… Heureux de te revoir…

— Tu as l’air d’un chien perdu sans collier. Ce n’est pourtant pas la première fois que tu es
invité chez les Beltram ?
— Non, mais je ne suis pas trop à l’aise dans ce quartier de bourges. Lui, je le vois peu, mais
avec Marie-Sara, on se rencontre surtout dans les cafés ou chez des amis.

— La rue de Lévis est juste là, au coin du bar à vin.

— Chacun ses références… Voilà des mois que je n’ai pas entendu parler de toi. Qu’est-ce que
tu deviens ?

Ils marchaient côte à côte avec le pas tranquille de vieux amis qui se croisent tout au long de
leur vie.

— Je peins assez pour vivre et me payer mes petits caprices. Je fais aussi des piges chez les
illustrateurs. Et toi, mon vieux Balzac ? Tu m’as l’air en pleine forme. La dernière fois qu’on s’est vu,

c’était…

— Il y a un an, à ton vernissage, rue Vieille du Temple… On m’a dit que tu allais exposer à
New York ?

— Exact ! En novembre prochain. Ça serait une occasion de venir me voir. Tu as déjà traversé
la grande mare aux harengs ?

— Faut voir…

John-Henri haussa ses larges épaules, à l’étroit dans un costume dont l’élégance très
particulière hésitait entre la bourgeois-bohême et l’artiste détaché des choses de ce monde.

— Je note que tu ne rejettes pas l’idée, il y a du progrès.

Ils passèrent près d’une voiture italienne d’un rouge agressif.

John-Henri donna un coup de pied à peine discret à la carrosserie.

— Ce vieil enfoiré de Michel Fernandez est déjà arrivé, je reconnais son bolide. Il adore
accueillir les invités, même quand il n’est pas chez lui. Pour moi, ce sera la soupe à la grimace, mais
toi, tu auras droit à des effusions confraternelles.

Jonathan regarda autour de lui. La rue paisible n’offrait guère de personnages originaux
susceptibles de figurer dans ses futures œuvres. La mémère bariolée promenant son caniche et le
Men-in-Black asiatique qui attendait immobile près d’une limousine aux vitres fumées manquaient
singulièrement d’originalité. John-Henri ne se posait pas ce genre de problème. Il s’examinait d’un
œil critique dans la vitrine d’une supérette et passait la main dans son épaisse tignasse noire avec
l’espoir toujours déçu de la discipliner. Il ouvrit juste ce qu’il fallait le col de sa chemise immaculée de
chez Burberry.

— Maintenant que j’ai soigné mon côté rebelle, nous pouvons entrer dans l’arène, mon cher
Flaubert. Tu es beau comme un académicien Goncourt.

Le digicode de cuivre doré ne fit aucune difficulté pour les laisser entrer dans un des plus
chics immeubles du Paris où on cause. Jonathan appréciait les ascenseurs vintages qui poussaient des

soupirs métalliques en grimpant entre les rampes d’escalier de fer forgé. John-Henri, conscient de son
volume, se tassait autant qu’il pouvait tandis que la machine s’affranchissait des lois de la pesanteur.

— Tu as préparé un discours ?
— J’improviserai comme d’habitude. De toute façon, on peut faire confiance à Marie-Sara.
Elle sait mieux que moi ce que mon génie veut exprimer et je ne la contredis jamais quand elle
réinvente les épisodes de ma vie. C’est bien pratique d’avoir son biographe attitré.

— Mon cher Stendhal, si tu étais encore marié, je dirais que tu as une veine de cocu.
J’aimerais avoir une attachée de presse comme elle. Quel gâchis qu’elle soit mariée à un bellâtre qui
joue les toreros. T’es pas de mon avis ?

Jonathan préféra ne pas répondre.

Derrière la porte, la musique enrobait le brouhaha des conversations.

— Laisse-moi les basses besognes, Maupassant ! Ce n’est pas à la vedette de sonner comme
un représentant de commerce.

La maitresse de maison ouvrit, sublime comme à son habitude dans une robe fourreau
achetée chez un petit boutiquier de l’avenue Montaigne. À ses côtés, Michel Fernandez, auréolé de
son récent Prix Goncourt, serra la main de Jonathan avec une chaleur qui se voulait complice, puis
salua poliment John-Henri à qui il vouait une haine froide à cause d’une ancienne rivalité amoureuse.

Marie-Sara passait à juste titre pour une des plus belles femmes de Paris. Son visage
d’odalisque maquillé à la perfection s’était une fois pour toutes figé aux environs de la trentaine, un
peu avant que Jonathan n’entre dans le cercle magique de ses relations.

— Vous voilà enfin, mes chéris ! John-Henri, tu me feras danser tout à l’heure, tu as une
longue absence à te faire pardonner !

Il se fendit d’un sourire béat, ravi qu’on l’appelle par ses deux prénoms, ce qu’il considérait
comme une marque de notoriété. Elle leur prit le bras et les conduisit dans le grand salon peuplé de

connaissances plus ou moins vagues. José Beltram les salua, avec sa coutumière amabilité de grand
seigneur. Ses origines andalouses étaient accentuées par une veste noire ajustée et un pantalon
pattes d’eph’ de la grande période disco. Personne n’aurait été surpris de le voir improviser un «
zapateo » sur le parquet ciré où avaient peut-être valsé les héroïnes de Paul Morand. Un fond de
musique tsigane complétait l’ambiance.

eux invités s’approchèrent de Jonathan en se surveillant mutuellement. Le premier


compensait une réelle et définitive absence de talent par une ressemblance étonnante avec Jean-
Hedern Hallier. Au hasard de leurs brèves rencontres, il avait fini par éprouver à son égard la
sympathie apitoyée qu’on accorde aux chiens malades et aux communistes repentis. Un peu plus tard
dans la soirée, Marie-Sara lui confirma que son dernier livre, « La patience du Pélican » était un
ramassis de lieux communs sur les familles recomposées, dont on pouvait toutefois extraire quelques
passages d’une fulgurante sottise. Il ne se lassait pas de raconter qu’il avait participé à une émission
littéraire à une heure de grande écoute.

Jonathan trouva immédiatement le deuxième antipathique. Son intuition le trompait


rarement et il en eut la confirmation lorsque l’autre le prit par l’épaule en lui expliquant qu’il se
considérait comme son disciple et mourait d’envie de lui soumettre son dernier manuscrit. Il lui
promit qu’ils se reverraient bientôt, dès qu’il aurait un peu de temps libre. Les deux écrivains finirent
par se rabattre sur le buffet et il put échanger quelques propos superficiels avec des relations fugaces.

John-Henri n’avait pas tardé à se constituer une petite cour où dominaient les admiratrices. Il
le vit allumer un des cigarillos qu’il faisait venir de La Havane et vider une flûte de champagne, la
première d’une longue série

Le buffet des Beltram était fort apprécié des parasites mondains. Une rangée d’habitués
dévastait méthodiquement les plateaux de petits fours tout en devisant gravement sur la rentrée
littéraire. Les derniers invités arrivaient. Il vit assez peu de nouvelles têtes et encore moins de
femmes susceptibles d’apporter du piquant à sa soirée, mis à part son ex-épouse qui lui adressa son
plus charmant sourire, ce qui, depuis leur rupture, était rarement bon signe. Faute de mieux, il
croqua avec nostalgie une tranche de chorizo et se réfugia près de la fenêtre. Dans l’immeuble en
face, toutes les fenêtres étaient éteintes. Les passants étaient rares, la circulation clairsemée. Le Men
in Black avait disparu, mais la limousine était toujours là. Il commençait à apprécier la situation.
Finalement, ce n’était pas si mal d’être l’invité d’honneur. Il y avait toujours quelqu’un pour vous faire
la conversation et vous dire des choses agréables, qu’il suffisait d’écouter avec un air attentif et flatté.
En retour, on lançait quelques répliques qui passaient pour des pensées profondes. Le revers de la
médaille était toujours le moment inévitable où les invités se tournaient vers vous comme des
poupées mécaniques et où la maitresse de maison sollicitait l’attention générale. Marie-Sara le prit
par le bras et l’amena au milieu d’un cercle admiratif, fit taire les conversations sans élever la voix et
le désigna avec ce geste du poignet que connaissait le Tout-Paris littéraire.

— Mes amis, je vous ai réunis pour fêter le prix obtenu par notre cher Jonathan et vous
annoncer qu’un de ses prochains romans va faire l’objet d’une adaptation à la télé. Simenon et Léo
Malet n’ont qu’à bien se tenir.Il se laissa bercer par sa belle voix de soprano qui savait si bien

prendre les intonations rauques de publicité pour les parfums de luxe. Marie-Sara avait une qualité
rare qu’il appréciait au plus haut point : elle lisait vraiment les livres dont elle parlait et les
commentait de façon pertinente et sans complaisance. Ceux qui n’avaient pas le privilège de lui plaire
avaient peu de chance d’accéder à une vraie notoriété. Elle retraça rapidement sa carrière et vanta
son style sans se croire obligée d’invoquer Proust ou le Clézio. La grosse tête attentive de John-Henri
dominait le public. Lorsqu’il grattait son collier de barbe, il ressemblait vaguement à Hemingway.

Nelly, son ex-femme, arrivée avec sa discrétion habituelle, essayait de se faire oublier, mais il
sentait sur lui le regard bleu qui autrefois l’avait fait chavirer. Malgré une reprise de contact dans les
plus strictes règles de la courtoisie, il sentait venir une conversation qui ne présageait rien de bon.
Son éditeur, bien entendu se tenait au premier rang, l’air satisfait et la calvitie luisante sous le lustre
Belle Époque. À côté de lui s’ennuyait un personnage long et blême que Marie-Sara traînait partout
depuis quelques semaines et présentait comme un cousin par alliance. Jonathan avait acquis
quelques certitudes à son sujet. Il aimait les acras, les films d’action et se montrait dans beaucoup de
domaines d’une totale stupidité.

— … et maintenant, mon chou, je te laisse la parole !

Il n’avait jamais aimé s’exprimer en public, pas plus le jour de son mariage que lors des
arrosages qui jalonnaient son parcours littéraire. Il palliait ce handicap par un lot de phrases types et
quelques astuces de comportement puisées dans Internet. Il remercia l’assistance et accepta les
compliments avec le sourire modeste de circonstance. Le directeur d’un atelier d’écriture auquel il
avait assisté, une ou deux fois, l’assura qu’il n’avait jamais douté de son talent. Jonathan, sur le

ton de la confidence, lui confirma que lui non plus n’en avait jamais douté. La blague usée faisait
partie de son stock de répliques prêtes à servir.

Appuyé contre une cheminée de vrai marbre, il s’accorda une parenthèse de solitude pour
mieux savourer l’ambiance du salon ancien, la lumière tamisée des lustres et des appliques. Il ferma
les yeux et se laissa bercer par la musique douce, le tintement des coupes et le bruissement des
conversations. José avait disparu. Il aperçut Marie-Sarah près de la porte, jetant un regard inquiet
avant de disparaitre. Il se hâta de la rejoindre.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Elle balaya la mèche brune qui lui descendait sur le visage. Jonathan connaissait bien ce geste
qu’elle employait lorsqu’elle voulait jouer les séductrices, mais une angoisse perceptible lui donnait
des airs de collégienne prise en faute.

— On a un problème. Viens par ici, il vaut mieux que les autres ne soient pas au courant.

Il la suivit dans la cuisine après s’être assuré que personne ne les avait remarqués. Sa robe
fendue dévoilait une cuisse bronzée, mais les deux personnages qui attendaient dans la cuisine
décourageaient toute pensée salace. José Beltram était debout devant la table. Près e lui attendait
patiemment un homme massif et mal fagoté, dont les traits, lourds et vulgaires, rappelaient ceux des
flics américains lorsqu’ils n’étaient pas incarnés par Clint Eastwood. Sa bouche plus large et plus
épaisse que la moyenne évoquait un lézard géant. Un Asiatique en costume noir était debout près de
la porte, immobile, les mains croisées. Il reconnut l’homme de la limousine. Marie-Sara murmura à
son oreille.

— Ils prétendent être des policiers et recherchent une femme qui se serait introduite dans
l’appartement.

Le regard de Jonathan croisa celui de la face de grenouille et il réprima un frisson. Le gros


homme passa devant eux et jeta un coup d’œil dans le couloir. Le bruit de la réception leur parvenait,
atténué. Il revint vers José, l’air préoccupé.

— Je veux bien vous croire sur parole quand vous me dites qu’il n’y a aucune personne
inconnue parmi vos invités. Celle que nous recherchons se cache peut-être ailleurs. C’est pourquoi
nous allons fouiller les autres pièces.

L’homme avait une voix à l’image de son physique, grasse et déplaisante. José serra les poings.

— Avez-vous un mandat ?

Il sortit de sa poche une carte tricolore.

— Si ça ne vous suffit pas, je peux aller en chercher un, mais entretemps, mon adjoint ici présent va
contrôler les identités et empêcher quiconque de sortir. Il serait fâcheux que parmi toutes ces

personnes honorablement connues, on en trouve en possession de substances illicites. Les


journalistes sont friands de ce genre de scoop. Admettez qu’il serait dommage de gâcher une si belle
soirée ! Laissez-nous agir rapidement et discrètement. Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous vous
débarrasserons de notre présence.

José Beltram s’essuya le front.

— Je vous répète que personne ne peut entrer sans qu’on s’en aperçoive. Cet appartement
n’a qu’une seule porte verrouillée après l’arrivée de nos invités. Vous avez pu le constater vous-
même, mais si vous tenez à perdre votre temps, allez-y !

L’homme en noir, discret et silencieux comme un chat, explora chaque pièce avec à la main
un instrument qui ressemblait vaguement à une télécommande. Il revint en secouant la tête.
L’homme à face de grenouille plissa les lèvres comme un gros bébé contrarié.

— Nous devrons donc chercher ailleurs.

Il regarda Marie-Sara de ses gros yeux globuleux. Elle serra instinctivement le bras de
Jonathan. Il avait un regard sombre et figé, un regard de crapaud attentif. Il fut sur le point de faire
une remarque puis se ravisa et se dirigea vers la porte.

— Vous voyez, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, tout s’arrange. Je vous
souhaite une bonne fin de soirée.

Lorsque la porte se referma, tous les trois restèrent un moment silencieux. Dans le grand
salon, un air de salsa accaparait les invités qui n’avaient rien remarqué. José Beltram se servit un
verre d’eau qu’il but d’un trait en regardant sa femme d’un air sévère.

— Je ne sais pas ce qu’ils cherchent, mais je sais ce qu’ils auraient trouvé sans trop se
fatiguer. J’ai dit que je ne voulais pas de dope à la maison.

Les yeux noirs de Marie-Sara étincelèrent.

— Mon amour, ferme ta gueule !!! Ce n’est plus l’heure de jouer les vertueux. On en a discuté
cent fois !

Jonathan approuva.

— Drôle de personnage. Ils se sont peut-être trompés. Le gars en noir qui l’accompagne
surveillait l’immeuble quand on est arrivés. Vous trouvez normal que des flics se déplacent

en limousine ?

Quelqu’un les appela depuis le salon et John Henri apparut, vaguement inquiet.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? On vous cherche partout. Vous en faites une tête ! Y a un
problème ? J’ai aperçu un gros type qui ressemblait à Diego Rivera. Un voisin se plaint du tapage ?

— Rien de grave. Un emmerdeur. Et, comme tous les emmerdeurs, il s’est pointé au mauvais
moment. J’ai eu du mal à le foutre à la porte.

John Henri haussa les épaules.

— Bonne nouvelle ! En attendant si la vedette veut bien faire son apparition, on l’attend pour une
séance d’autographes.

L’incident était presque oublié lorsque José s’approcha du buffet ravagé pour ouvrir une des
dernières bouteilles avec la sûreté de gestes d’un caviste. John-Henri trinqua une nouvelle fois avant
de rejoindre une grande brune au regard charbonneux qu’il présenta comme une attachée de presse,
pigiste dans des revues artistiques plus ou moins confidentielles. Elle l’accabla de questions axées

essentiellement sur la sexualité et l’image de la femme dans les romans policiers. John Henri le
soutenait dans l’épreuve.

— Ne t’inquiète pas ! Elle est toujours comme ça.

— Tu lui as dit que l’interview d’une célébrité de mon envergure est généralement hors de
prix ?
— Je ne préfère pas, ça risquerait de l’exciter et c’est avec elle que je compte finir la nuit. Au
fait, c’est vrai ce qu’on raconte ? Tu te retires dans ton ermitage du sud-ouest ?

— Peut-être même dès cette nuit, si je bois moins que toi.

— N’écoute pas les ragots. Je suis devenu raisonnable. Malgré une légende tenace, l’alcool
n’a jamais stimulé le génie.

Il sentit dans son dos un frôlement de chatte curieuse. Marie-Sara avait une façon inimitable
de se frotter à ses partenaires sans avoir l’air de les toucher.

— Tu ne m’as jamais invité dans ta maison de campagne. J’adorerais te voir plongé dans ton
œuvre créatrice.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir me concentrer si tu es dans les environs et je n’aimerais pas
que ton mari m’envoie ses tueurs à gages.

— Inutile de chercher de mauvaises excuses. Je sais que d’autres femmes y sont allées.

— Jalouse ?

Elle le tira à l’écart et murmura à son oreille.

— Dès le premier jour où on s’est rencontré, j’ai su que tu avais envie de coucher avec moi.

— Comme tous les hétérosexuels de Paris. Pardonne-moi, mais j’ai un coup de mou. Je vais
m’isoler un instant dans la pièce à côté. Ça m’arrive chaque fois que je suis la vedette de la soirée.

— Vas-y, mais tu ne t’en tireras pas à si bon compte ! On reprendra cette conversation.

D’un pas de somnambule, il entra dans un petit salon peuplé de fauteuils surchargés de
manteaux et de chapeaux. Une marquise du Grand Siècle s’ennuyait dans son cadre doré et le
regardait avec un sourire prometteur. La fenêtre était ouverte sur la nuit, de rares passants se
hâtaient, étirant leurs ombres devant la lumière blême des vitrines. La pizzeria voisine affichait
complet. La limousine avait disparu, mais un homme en costume sombre surveillait l’entrée de

l’immeuble. Jonathan ne pouvait apercevoir que ses cheveux noirs et brillants, mais il le reconnut. S’il
n’était pas policier, à quelle société secrète appartenait-il ? Quand l’armée des tueurs ninjas allait-elle

faire irruption ? Qu’avait bien pu faire les Beltram pour déclencher la colère des mafias japonaises ? Il
arrêta la machine à scénariser avantqu’elle ne s’emballe et se tourna vers la femme du tableau qui ne
le quittait pas des yeux.

— Vous voudrez bien me pardonner, chère amie. Déformation professionnelle, mon


imagination est parfois débordante.

Il se tut, gêné en réalisant qu’il parlait avec une femme morte avant la Révolution. Une voix à
l’accent indéfinissable murmura dans son dos.

— Tu es venu quand même… C’est de la folie… Ils sont partout…

Il se retourna et fit face à une inconnue qui recula en le voyant. Debout au milieu de la pièce,
elle porta la main à sa bouche, l’air effrayé.

— Vous n’êtes pas…

Il regarda la porte fermée.


— Par où êtes-vous entrée ?

Sans répondre, elle bondit vers la fenêtre et regarda à l’extérieur, dissimulée par les rideaux.
Il détailla sa tenue dont la couleur tenait à la fois du treillis de combat et du collant de rat d’hôtel.
C’est alors seulement qu’il remarqua la beauté de son visage encadré par un casque de cheveux si
blonds qu’ils en paraissaient blancs. Les plis de son habit laissaient deviner un corps sans défaut.

— Je suis désolé, mademoiselle. Vous m’avez confondu avec un autre… Un autre qui a
beaucoup de chance.

Le compliment usé tomba à plat. Elle le regarda et il se perdit dans l’océan gris de ses yeux.

Le visage de l’inconnue exprimait maintenant une rage froide qui le fit frissonner. La porte
s’entrouvrit et il aperçut son ex-femme qui referma aussitôt avec un sourire qui se voulait complice.

— C’est vous que les policiers recherchent, n’est-ce pas ?

— Ce ne sont pas des policiers.

— Je m’en doutais, mais ils sont toujours là. Est-ce que je peux vous aider ?

Elle parut hésiter et regarda la porte. À tout moment, quelqu’un pouvait entrer.

— Pourquoi le feriez-vous ? Vous allez oublier ce qui vient de se passer… C’est mieux !

— Et si je refuse de vous oublier ?

Elle regarda une nouvelle fois à l’extérieur, s’approcha de lui et toucha son front. Sa main
était froide.

— Dans ce cas, rappelez-vous le moment venu que c’est vous qui m’avez proposé votre aide.

Il voulut reculer, mais son dos heurta le mur. Il bascula dans un océan gris.

— Jonathan… Jonathan ?...

La voix inquiète de Marie-Sara flottait aux limites de sa conscience. Ils étaient seuls dans le
petit salon, la fenêtre était toujours ouverte.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Où est-elle ?

— De qui parles-tu ? Je te préviens que si tu as trouvé ce prétexte foireux pour draguer sous
mon toit…

— Je ne plaisante pas. Il y avait une femme blonde dans cette pièce. Elle n’a quand même pas
sauté par la fenêtre. Je suis sûr que c’est elle qu’ils cherchaient.

— Tu es sûr que tu te sens bien ? Il n’y avait personne quand je suis venue aux nouvelles et
que je t’ai trouvé dans les vapes. Si tu as fumé, José ne va pas aimer du tout.

— Je n’ai jamais fumé de ma vie. Elle était là et elle m’a fait un truc. Après je ne me souviens
plus de rien.

Elle le regarda avec un sourire carnassier.

— Un truc ? Tu as vraiment le sens de la formule. Si tu te paies ma tête, tu vas prendre cher.


— Je te répète qu’elle était là, à ta place ! Elle m’a confondu avec un autre et m’a dit que la
face de grenouille n’était pas un vrai policier.

Elle le prit par le bras et le souleva sans ménagement. Marie-Sara énervée pouvait avoir une
force surprenante.

— Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans tout ça, mais on en reparlera plus tard. Demi-tour
gauche ! Ton public t’attend. Tiens-toi droit ! On dirait que tu es bourré et puisque tu apprécies les
blondes, ça tombe bien. Quelqu’un veut avoir une petite conversation avec toi.

Le moment qu’il avait essayé d’éviter était venu. Nelly avait envie de remuer la cendre.

— Tu vois, Jonathan, je suis fidèle au poste. J’étais là quand tu as publié ton premier roman,
je suis là pour ton premier prix littéraire.

— C’était quand déjà ?

— Il y a un peu plus de sept ans. Nous formions alors un couple uni et exemplaire et nous
vivions un amour éternel, tu te souviens ?

— Très bien ! Et d’autres choses aussi… Tu es venue pour ranimer la flamme ?

— Tu es toujours aussi agréable quand tu t’en donnes la peine. J’ai gardé mes entrées dans le
monde de l’édition et une soirée cocktail en agréable compagnie ne se refuse pas.

— J’accepte tes félicitations.

— Tu les mérites. Marie-Sara a dit tout ce qu’il fallait… Vous n’avez toujours pas conclu tous
les deux ? Tu perds la main où tu as quelque chose contre les brunes ? J’espère que je n’ai pas cassé
ton coup avec la mignonne de tout à l’heure.

— Tu l’as vue, donc elle existe.

— Tu avais l’air de la trouver bien réelle.

— Merci ! Grâce à toi, je sais que je ne suis pas fou.

— Quand tu commences à dire des conneries, c’est que tu as trop bu. Soignons le mal par le
mal sinon je vais finir par croire que tu me prends pour une quiche. Un peu de champagne ?

Ils trinquèrent sans savoir à quoi. Marie-Sara discutait avec un couple politico-littéraire et lui

tournait ostensiblement le dos. John-Henri lui fit signe de loin, avant de se consacrer à son attachée
de presse qui, pour un œil exercé, montrait les signes précurseurs d’une cuite majestueuse. Nelly

croqua délicatement un petit four. Il reposa son verre et parcourut l’assistance d’un regard blasé.

— Maintenant qu’on a parlé du passé et du présent et qu’il n’y a plus d’avenir entre nous, on
parle de quoi ?

— Rassure-toi, mon cœur, je voulais juste te dire de faire attention avec ta nouvelle conquête.
Ce ne serait pas la première fois qu’une jolie blonde te ferait faire des bêtises. Qui est-elle ? Je ne l’ai

pas vue arriver.

— Je n’en sais rien. C’est comme si elle était surgie de nulle part.

Elle fronça les sourcils.


— Dis donc, qu’est-ce que tu me fais comme plan ? Je sais que José et Marie-Sara aiment les
originales, mais je me demande où ils ont ramassé celle-ci. Elle m’a paru bien agitée du bocal.

— Dans le genre agitée, tu n’es pas mal non plus, si mes souvenirs sont exacts. Tu salueras de
ma part le nouvel élu chez qui tu as posé tes valises. Tu vois, moi aussi, je me tiens au courant de

l’actualité.

Elle fit mine de lui jeter au visage le contenu de sa flûte vide et rejoignit un groupe où elle se
mêla à la conversation. Le sixième sens de Marie-Sara n’attendait que cela. Elle prit congé d’un
dragueur de cocktails qui lui parlait des Bahamas et le rejoignit.

— Elle est toujours aussi craquante, notre petite Nelly! Tu ne m’en veux pas de l’avoir invitée
?

— Bien sûr que non ! Il faut bien que mon ex-femme ait une vie sociale et tu lui as économisé
un repas chaud.

Elle le foudroya du regard. Leurs visages se touchaient presque.

— Je me demande comment une femme peut te supporter plus de huit jours.

— Certaines ont tenu plus longtemps. Elle aussi a vu la fille dont je te parlais. Je n’ai donc pas
eu d’hallucinations.

— Ravi de l’apprendre ! Alors nous pouvons continuer notre conversation. Donc cette fille existe. Elle
est entrée chez nous de façon inexplicable et repartie tout aussi mystérieusement. Elle te dit des
choses incompréhensibles puis te fait « un truc » qui te laisse inconscient dans un fauteuil. D’accord ?
Ceci nous pose un problème, je n’ai pas de fantôme ni de passe-muraille dans mes relations.
Qu’a-t-elle dit exactement ?

— Qu’elle m’a pris pour un autre.

Elle posa l’index sur l’arête de son nez, ce qui était signe d’une intense réflexion.

— Chéri ! Tu peux venir un instant ?

José Beltram mit fin à une discussion érudite sur l’étymologie du mot « flamenco » avec une
courtoisie forgée par plusieurs années au Quai d’Orsay.

— Vous faites une drôle de tête tous les deux. Qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai besoin d’une confirmation. Qui n’est pas venu ce soir ?

Il regroupa dans une assiette le dernier carré des petits fours tout en réfléchissant.

— Il n’y a que Rafael, dit le Druide. Il faut qu’il ait eu un sérieux empêchement, car je le
soupçonne d’être secrètement amoureux de toi. C’est un de tes confrères, Jonathan. Tu as entendu
parler de lui, je suppose ?

— Bien sûr ! Qui ne connait pas le grand maître français de l’héroic-fantasy et des romans
celtiques ? J’ai lu plusieurs de ses bouquins. Vous ne m’aviez pas dit qu’il était invité ?

— C’était une idée de Marie-Sara. On voulait te faire la surprise et c’est raté.

— C’est donc avec lui qu’elle m’a confondu. J’ai vu ses photos. Je lui ressemble tant que ça ?
— Elle t’a vu de dos dans une pièce qui n’est pas hyper éclairée… Vous avez la même taille, la
même coupe de cheveux et à peu près la même carrure. Ça peut s’expliquer, par contre quand tu t’es
retourné, impossible de confondre.

Marie-Sara l’examina d’un air critique, palpa ses muscles et examina ses dents.

— Non, impossible de se tromper ! Il est plutôt bel homme.

— Tu as de la chance que ton mari soit là, mais la prochaine fois, fais-moi penser à te donner
une fessée.

— Ne fais pas de promesse que tu serais obligé de tenir ! Pour l’instant, nous avons mieux à
faire. Venez avec moi, tous les deux.

Ils retournèrent dans le petit salon qu’ils inspectèrent soigneusement.

— Mon petit Jonathan, le moment est venu de convoquer tes détectives de papier. Que
penseraient-ils de ce qui vient de se passer et quelles conclusions en tireraient-ils ?

— Ils se demanderaient d’abord comment cette belle inconnue a fait pour entrer et sortir
sans qu’on la voie? Qu’avait-elle de si important à dire au Druide ? Pourquoi ici et en cachette ? Il se

demanderait aussi pourquoi il n’est pas venu et comment ces policiers de mauvais feuilleton
américain étaient-ils au courant ? Ils se demanderaient enfin ce qu’elle a voulu dire par « Souvenez-
vous que c’est vous qui avez proposé de m’aider».

José regarda une nouvelle fois par la fenêtre et revint, l’air préoccupé.

— Je ne sais pas si je suis le mieux placé pour répondre à toutes ces questions, mais la
fréquentation des grandes écoles développe certaines qualités, entre autres, le raisonnement logique
et ordonné. Reprenons les questions : Comment est-elle entrée ? Elle avait peut-être un visage
d’ange,mais il lui manquait les ailes. Elle n’a pas utilisé d’échelle et ne s’est pas écrasée sur le trottoir.
Donc, elle a filé par les toits.

— C’est possible, elle avait la tenue pour ça.

Marie-Sara se pencha par la fenêtre.

— Le toit est en saillie. À moins d’être acrobate de cirque…

José la rejoignit et passa un bras autour de son épaule.

— Elle l’est peut-être. Elle a utilisé le tuyau de la gouttière pour rejoindre l’immeuble d’à
côté. Quelqu’un de léger et d’habile peut utiliser les creux et les saillants entre les pierres. Les
moulures permettent de grimper mieux que sur une paroi rocheuse. Elle a pu redescendre de la
même façon dans une autre rue. Personne ne se balade en surveillant les toits.

— Sauf peut-être notre ami à face de grenouille…

— Tu as sûrement raison, mon chéri. C’est la seule explication… Je viens de réaliser quelque
chose. Nous habitons ici depuis plus de dix ans et je n’ai jamais regardé ce qu’il y a au-dessus de nos
fenêtres.

José se passa la main sur le front.


— Admettons cette possibilité matérielle. Ceci nous amène aux autres questions. Pourquoi
est-elle venue ici ? Ignorait-elle que l’endroit était surveillé ? Qu’est devenu le Druide et qu’avaient-ils
à se dire ? Pour prendre un tel risque, la raison devait être importante.

Marie-Sara lui caressa les cheveux.

— Tu es doué, mon chéri, tu devrais faire de la politique. La réponse à une question en


amène deux autres.

— Tu crois que Face de Grenouille est toujours dans le coin ?

— J’en suis sûr !

Jonathan s’assit et se prit la tête entre les mains.

— Je ne sais pas ce qu’elle m’a fait, mais j’ai besoin d’un bon verre d’eau. Vous êtes sûrs de
ne pas la connaitre ? Elle savait pourtant où vous habitez.

Le couple se regarda comme si chacun cherchait à percer les secrets de l’autre. José secoua la
tête.

— Je côtoie beaucoup de gens bizarres, mais j’ai la mémoire des visages. Je suis sûr de n’avoir
jamais vu une femme telle que tu décris. Et toi, chérie ?

— Moi non plus !

— Alors le Druide est notre seule piste.

Marie-Sara regarda la marquise comme si elle lui reprochait son manque de coopération et
prit son iPhone.

— Je vais le rappeler. Je lui ai déjà laissé trois messages.

Elle laissa sonner et raccrocha.

— Je tombe toujours sur la boîte vocale. On va essayer d’identifier ta belle inconnue. Si elle
n’est pas descendue de la planète Krypton, quelqu’un dans Paris doit la connaitre. Si elle a le moindre
rapport avec la mode et le mannequinat et si elle fréquente les fêtes parisiennes, Gigi la trouvera. Il
t’admire beaucoup et sera ravi de te rendre ce service.

— C’est bien ce qui m’inquiète. Quand je pense que j’ai réussi à l’éviter pendant presque
toute la soirée.

— Mauvaise langue !

Marie-Sara lui prit le bras et ils rejoignirent un grand gaillard blond au bronzage estampillé
par un salon U.V qui discourait au milieu de beautés sorties d’un Playboy des années soixante-dix. Au

début de la soirée, il avait comme d’habitude manifesté un enthousiasme suspect en voyant


Jonathan.

Celui-ci rassembla en hâte ses souvenirs. Que savait-il de Gigi, Réginald Suffizeau pour l’état
civil ? Il nourrissait un chat siamois qu’il confiait à sa gardienne lorsqu’il partait pour les îles grecques.
Il possédait un magasin de mode rue Saint Honoré et cultivait ouvertement deux passions : les jeunes
gens avec un look intellectuel et les cocktails mondains. Il y brillait par ses mots acides et possédait
des connaissances étendues dans de nombreux domaines. On le rencontrait partout où il se passait
quelque chose au point que certains le soupçonnaient de ne jamais dormir ou d’avoir un frère
jumeau. Il s’en amusait et se gardait bien de démentir. Il délaissa sans façon ses admiratrices et baisa
la main de Marie-Sara comme s’il la voyait pour la première fois.

— Jonathan a un service à te demander. Il voudrait retrouver une femme dont il ne connait


pas le nom. Il les regarda d’un air faussement scandalisé. Il fallait rendre cette justice à Gigi, il n’en
faisait jamais trop dans le registre de la folle tordue.

— Une femme ? Mon Dieu, quel gâchis ! Enfin si c’est pour te rendre service.

— Je viens de dire à Jonathan que s’il y a une personne ici capable de la retrouver, c’est toi !

— Tu me flattes, mon petit chaton, mais c’est aussi pour ça que je t’aime. Décris-la-moi. :

Jonathan prit le temps de réfléchir.

— Elle a environ vingt-cinq ans, mesure environ un mètre soixante. Mince et très bien fichue.
Ses cheveux sont blonds, presque blancs et coiffés comme Stone au temps de l’« Avventura ». Elle a
le teint pâle, les traits assez fins et, apparemment, ni le nez ni la bouche n’ont été refaits et elle me
paraît un peu jeune pour se faire lifter. Ce qu’on remarque d’abord chez elle, ce sont ses yeux gris et
un peu plus grands que la moyenne qui la font ressembler à une héroïne de mangas. Elle se déplace
vite et en silence, ce qui me fait penser qu’elle pourrait être mannequin ou danseuse, acrobate peut-
être. Elle parle un français parfait, mais son léger accent pourrait être d’Europe de l’Est…

Gigi écoutait, la tête penchée, les yeux mi-clos comme pour mieux visionner son album photo
intérieur.

— J’en connais quelques-unes qui correspondent un peu à ça, mais il faut que je vérifie.

Il sortit son Smartphone « neo-free runner » dernière génération et l’alluma d’un index
décidé.

— Le temps de répondre à mes appels en absence et je m’y mets ! Offre-moi une coupe pour
me donner du courage, ma chérie.

Un couple d’admirateurs vint relancer Jonathan et Marie-Sara fut à nouveau accaparée par
ses devoirs d’hôtesse.

Les premiers invités repartaient dans un bruit de fond de compliments ravis, de numéros
échangés et de promesses de se revoir très vite. John Henri s’éclipsa un des premiers avec son

attachée de presse accrochée à son bras pour pallier une démarche incertaine. Gigi, assis derrière ce
qui restait du buffet, composait un numéro après l’autre. Jonathan regarda plusieurs fois dans la rue
et ne remarqua aucune présence inquiétante.

Perdu dans ses pensées, il mâchonnait un bout de pain et une des dernières tranches de
salami tout en répondant distraitement à ceux qui venaient le saluer. Marie-Sara le rejoignit. Elle se
laissa tomber dans un fauteuil, dévoilant ses jambes entretenues à grands frais dans le meilleur club
de gym de la capitale. Nelly s’était éclipsée avec une discrétion qui ne lui ressemblait guère. Si elle
était repartie accompagnée, Marie-Sara le savait, mais il se garda bien de lui demander.

— S’il reste un peu de quelque chose, on pourrait se le boire comme deux égoïstes ?

Elle salua d’un geste gracieux un couple d’énarques qui prenait congé.
— Vous êtes vraiment obligés d’inviter ces cons ?

— J’ai du mal à les supporter, mais d’après José, il y a de fortes chances qu’ils fassent partie
du prochain gouvernement. Notre monde a ses règles et ses codes, mon chou ! Tu le saurais, si tu le

fréquentais davantage.

Ils regardèrent Gigi, indifférent au salon qui se vidait.

— …. Elle est retournée en Ukraine ? Tu es sûre ? Non… Arrête tes bêtises ! Sérieux, elle a
tapé dans l’œil de… Mais oui, ma grande ! Moi aussi, j’ai des amis hétéros… Promis, on mangera
thaïlandais un de ces soirs. Je te rappelle demain. Bises.

Il se tourna vers eux, le regard navré.

— Encore une fausse piste, l’enquête continue.

Marie-Sara se laissa aller en arrière, ferma les yeux en croquant un petit four.

— Il ne faut pas désespérer. Même si ta sirène n’appartient pas au monde de la mode, elle
connait le Druide et Gigi connait aussi l’entourage de ce vieil ours mal léché. Donc, il y a de l’espoir.

Elle regarda son portable silencieux.

— J’aimerais bien qu’il rappelle. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.

— Parle-moi de lui.

— Je ne l’ai pas rencontré très souvent, mais c’est un type dans ton genre, bizarre, avec des
côtés assez secrets et qui finit par forcer la sympathie. Il assure le minimum syndical pour les
mondanités. C’est aussi pour ça que j’ai pensé que vous deviez vous rencontrer. Il a une imagination
incroyable pour créer des mondes, des sociétés secrètes et des complots qui mettent l’humanité en
péril. J’aime beaucoup ses univers. On le compare aux maîtres américains pour l’héroic-fantasy, et la
majorité de ses livres sont traduits là-bas. Quoi d’autre ? Il a un appartement à Paris où il ne reçoit

personne. Il habite le plus souvent dans la France profonde, l’Allier, je crois. Il a à peu près ton âge,
est séduisant, agréable en société… C’est un célibataire endurci qui ne dédaigne pas les aventures

féminines. À part ça, on sait peu de choses de sa vie privée, de ses gouts. C’est le cauchemar des
paparazzis, et accessoirement de Gigi. Ça l’énerve de ne pas connaitre la vie privée des gens. En tant
que fidèle lecteur, il se sent doublement trahi. Tu comprends maintenant pourquoi je me faisais une
joie de votre rencontre ?

— Ce sera pour une autre fois. Il va téléphoner encore longtemps, ton bottin mondain avec
ses escarpins de la Halle aux Chaussures ?

— Ne te moque pas. C’est un défi pour lui et il y passera toute la nuit s’il le faut, quitte à
réveiller la moitié de Paris. Si ça t’ennuie de lui laisser ton numéro, c’est moi qui te tiendrai au
courant. Il suffit que tu ouvres de temps en temps ton portable.

— Il est si efficace que ça ? Pour l’instant, il a plutôt l’air de patauger.

— Son carnet d’adresses fait pâlir d’envie tous les clubbers de Paris. Si un jour il publie ses
mémoires, ce sera une bombe. Tu n’imagines pas tout ce qu’une femme peut confier à un copain

homosexuel. On finit cette bouteille avant notre douloureuse séparation ?


Gigi leur adressa de loin une œillade complice.

— Carole, ma biche ! J’aimerais savoir si dans ton agence….

Jonathan partit parmi les derniers, ce qui abrégea la cérémonie des adieux.

Il prit l’ascenseur en compagnie d’un couple avec qui il avait sympathisé au cours de la soirée.
Chacun lui avait fait dédicacer un exemplaire, sous prétexte que les livres étaient une des rares
choses qu’ils ne mettaient pas en commun. Dignes et d’une élégance surannée qui pourtant ne
prêtait pas à rire, ils lui avaient paru d’un niveau de culture largement plus élevé que la moyenne.
Tous deux avaient chanté l’opérette pendant quarante ans et parlaient de Luis Mariano
comme d’un vieux copain. Ils détestaient en revanche Francis Lopez, un dindon vaniteux selon elle.
Fort heureusement, Jonathan s’était rappelé à temps de qui il s’agissait. Tous deux avaient
gardé leurs silhouettes de jeunes premiers sans chercher à dissimuler leurs rides et leurs cheveux
blancs.

Ils remontèrent ensemble la rue de Lévis en direction du manège silencieux. Jonathan


regarda discrètement autour de lui, mais ne remarqua rien de suspect.

— Me permettez-vous de faire quelques pas en votre compagnie ? Je suppose que vous


habitez tout près ?

— En effet, nous avons payé les premières traites de notre appartement rue de Lisbonne avec
nos cachets pour « Violettes impériales ».

Il trébucha contre la bordure du trottoir sous le regard méprisant d’une grosse dame
promenant son caniche insomniaque.

— Que vous arrive-t-il, cher ami ? Vous ne vous êtes pas fait mal, j’espère ?

— Non, rassurez-vous… J’aime marcher la nuit.

— Comme Restif de la Bretonne. Avez-vous lu quelques-unes de ses œuvres ?

L’ancien baryton en récita plusieurs extraits en faisant sonner l’extrémité de sa canne sur le
trottoir. Ils descendirent à petits pas la rue de Miromesnil en évoquant quelques anecdotes sur
Yvonne Printemps et André Dassary. Jonathan les quitta à la porte de leur immeuble après un
échange de cartes de visite et se retrouva seul à quelques mètres de l’endroit où Isabelle avait
disparu de sa vie, sans traces et sans explications.

Quelques noctambules s’attardaient à la terrasse du café de la Mairie. Il remonta lentement


le boulevard Malesherbes. Une petite ombre marchait à ses côtés et il prenait bien soin de ne pas
l’effaroucher. En approchant du métro, il se retourna brusquement, fouillant du regard le boulevard
désert et les façades éteintes. Il adopta pour descendre les escaliers la démarche chaloupée et le
regard aigu d’un de ses principaux héros. Sur le quai et dans les wagons, il ne détecta aucune
présence suspecte. Il se détendit enfin en se laissant aller contre la banquette. La nuit serait courte.

Dans son délire, il lui revient

La fille qu’il aimait.

Ils s’en allaient main dans la main

Il la revoit quand elle riait

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