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LE QUAI AUX FLEURS


NE RÉPOND PLUS
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DU MEME AUTEUR :
chez René Julliard

LA DERNIERE IMPRESSION
roman (1958)
JE T'OFFRIRAI UNE GAZELLE
roman (1959)
L'ELEVE ET LA LEÇON
roman (1960)

à la Nef de Paris
LE MALHEUR EN DANGER
poèmes (1956)

A paraître :
ECOUTE ET JE T'APPELLE, poèmes
LES ZEROS TOURNENT EN ROND, essai
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MALEK HADDAD

LE QUAI
AUX FLEURS
NE RÉPOND
PLUS
roman

René JULLIARD
30 et 34, rue de l'Université
PARIS
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© 1961 by René Julliard


P r i n t e d in France
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Pour mon frère Saïd, mort


à l'âge des fleurs.
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Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des


livres que publie l'éditeur de cet ouvrage ?
Envoyez simplement votre carte de visite aux Edi-
tions René Julliard, Service « Vient de P a r a î t r e »,
30, rue de l'Université, P a r i s - 7 et vous recevrez ré-
gulièrement, et sans aucun engagement de votre part,
leur bulletin illustré « Vient de Paraître », qui pré-
sente, avec les explications nécessaires, toutes les
nouveautés, romans, voyages, documents, histoire,
essais..., que vous trouverez chez votre libraire.
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COMME ces chevaux que l'approche de


c l'écurie rend nerveux, le train en pro-
venance de Marseille et à destination de
Paris se grisait de sa propre vitesse, de sa
propre impatience. « On dirait qu'il ba-
chote », pensa Khaled. La pluie pleurait sur
les glaces-sécurit. Khaled n'avait pas dor-
mi. Lorsqu'il était plus jeune, il ne dormait
jamais la veille d'un examen. Lui aussi,
à sa manière, il bachotait, comme le train,
à cette différence près que le train sait
exactement où il va et ne se pose pas de
questions.
Simon aura-t-il reçu à temps le télé-
gramme lui demandant de venir l'attendre
à la gare ?... On se sent toujours un peu
orphelin lorsqu'on débarque quelque part
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et que personne ne vous attend. Pauvre


et presque honteux de cette pauvreté. Il
ne se mêle dans ces impressions aucune
jalousie, aucune envie pour ceux-là qu'on
reçoit les bras ouverts, avec des formules
banales, usées, mais débordantes de ten-
dresse et d'amitié.
Khaled l'aurait-il son : « As-tu fait bon
voyage ? » Il ne douta pas un seul ins-
tant de la présence de Simon sur les quais.
Maintenant, les jardins, les petites mai-
sons, les clochers de plus en plus rares.
Maintenant, la banlieue reconnaissable à sa
tristesse, aux voies plus nombreuses, à ses
multitudes de gares dans lesquelles les
trains du soleil ne s'arrêtent jamais. En-
fin, les énormes lettres rouges : « Paris,
6 kilomètres ».
Khaled préparait déjà les mots qu'il di-
rait à Simon, l'attitude qu'il se compose-
rait pour déguiser son émotion. D'ailleurs,
il avait bachoté toute la nuit, fumant ci-
garette sur cigarette, alors que défilaient
derrière les yeux opaques des vitres les
fantômes du paysage et l'incessant va-et-
vient des souvenirs.
Il sauta sur les quais avec la fausse
désinvolture du voyageur ordinaire que
n'encombrent ni sa petite valise ni ses
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p r o b l è m e s . Les d e r n i e r s m è t r e s f u r e n t les
plus longs à p a r c o u r i r . Il n ' a p e r c e v a i t tou-
j o u r s p a s Simon. Une é t r a n g e sensation
de désarroi, d ' i r r é a l i t é le gagnait. On dit :
« le m a t i n b l ê m e », et c'est vrai qu'il est
blême.
S i m o n serait sans doute à la sortie. A la
sortie, il n'y était pas. L a g a r e de L y o n
dressait d a n s u n ciel r a v a g é son b a r o q u e
m o i g n o n cerclé d ' u n b r a c e l e t - m o n t r e . Kha-
led a t t e n d i t que la foule s'écoulât a v a n t
de héler u n taxi. De toute évidence, S i m o n
n'était pas venu.
— Rue B o n a p a r t e , s'il vous plaît.
D a n s cette r u e du sixième, K h a l e d con-
naissait un hôtel d a n s lequel il a v a i t sou-
v e n t et l o n g t e m p s logé lors de ses séjours
à Paris.
D u r a n t le trajet, il c o n t i n u a à s ' é t o n n e r
de l'absence de S i m o n : « Il n ' a p a s dû
recevoir m o n t é l é g r a m m e assez tôt... »
P o u r la p r e m i è r e fois, le Quai a u x F l e u r s
n'avait pas répondu.
D ' a u t r e part, K h a l e d ne r e c o n n u t p a s
son ancien hôtel. L a f a ç a d e en a v a i t été
r e f a i t e et l'établissement a v a i t c h a n g é de
propriétaire.
Un m o t de Gide lui r e v i n t à l'esprit :
« Ne p r é p a r e pas tes joies... »
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II

E matin d'octobre 1945, le vieux lycée


c de Constantine était ému, fébrile et
convaincu de son importance. Les arbres
qui poussent miraculeusement sur le rocher
et dans le goudron étaient tristes et déjà
frileux comme ces internes dont la cravate
cache mal la nostalgie des plages et des
immenses lumières blanches d'Algérie.
Pourtant, de la lumière, il en restait. Mais
une lumière fragile, timide, sans virilité,
sans insolence. Par-dessus la cour princi-
pale, le ciel disait son premier goût d'amer-
tume. Les murs, décorés de faïence trop
claire, donnaient aux longs préaux un
parfum d'hôpital. Les professeurs se ra-
contaient leurs vacances, les prouesses de
leurs automobiles, ce qui faisait croire
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aux lycéens à de graves conciliabules pé-


dagogiques. Le pays se remettait pénible-
ment de son printemps sanglant (1). Les
cigognes organisaient leur départ. Sur les
montagnes qui entourent la ville, la terre
était jaune, d'un jaune sale, brûlée. Dans
les gorges du Rhummel, que le lycée do-
mine, les corneilles se grisaient de leur
propre vertige. Tout en bas, invisible mais
terriblement présent, le torrent rageait.

S i m o n Guedj, élève de Philo-Lettres, se


mit d a n s les rangs l o r s q u e la cloche sonna.
Le h a s a r d d ' u n e b o u s c u l a d e fit qu'il p r i t
place à côté de K h a l e d Ben Tobal. Au
p u p i t r e g é n é r e u x de l'adolescence, d e u x
écoliers se r e n c o n t r a i e n t . P o u r é t u d i e r
Bergson et Descartes. P o u r i g n o r e r le C h i k h
B e n b a d i s (2) et les poètes algériens qui
n'ont pas de n o m et qui n ' o n t p a s de langue.
S i m o n était le fils d ' u n coiffeur. K h a l e d
celui d ' u n postier. M. Alain L e T r e v e c
d e m a n d a le silence. D u silence, il y en

(1) Allusion aux tragiques événements du 8 mai


1945 dans le Constantinois.
(2) Grand réformateur Ouléma de l'Islam mo-
derne, persécuté p o u r son patriotisme.
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avait déjà. Puis il s'adressa aux gamins :


— Vous vous souviendrez tous de cette
année !...
En effet, ils devaient tous s'en souvenir.
En fin de matinée, Khaled et Simon se
vouvoyaient encore.
— J'habite le faubourg Lamy.
— J'habite la place des Galettes, avait
répondu Simon.
Ils étaient deux enfants un peu trop
grands, un peu trop maigres, avec des yeux
qui ne voyaient pas plus loin que le bout
de leur bonne foi. A dix-sept ans, l'amitié
ça veut dire quelque chose. C'est du ly-
risme à ses débuts. Cette amitié-là naquit
comme un moineau, sans faire de bruit,
timidement. Elle était gentille et peureuse
comme un moineau. Mais les moineaux
de dix-sept ans ont le secret désir de deve-
nir des aigles.
— Notre amitié est historique !
C'était beau, c'était vrai.
Et Khaled ajouta :
— Connais-tu mon poème : Ecoutez Var-
sovie devenant polonaise... ?
— J'écris aussi des poèmes.
A dix-sept ans, on a besoin de titre.
L'innocence a ses lettres de noblesse. Elle
est, elle s'affirme avant de devenir. Les
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charrues ne sont belles qu'en devançant


les bœufs.

Et vite l'Algérie associa ces d e u x moi-


n e a u x jolis. Ils ne f u r e n t p a s des aigles,
m a i s de simples rossignols. De b r a v e s ros-
signols de d e u x i è m e classe. J u s q u ' a u j o u r
où l ' u n d ' e u x d é c i d a de se taire.
Il f a u t tenir c o m p t e des rossignols qui
chantent. Il f a u t t e n i r c o m p t e des rossi-
gnols qui se taisent. De toute m a n i è r e , l'un
et l ' a u t r e sont des m a l h e u r e u x .
Mais u n seul a m a u v a i s e conscience et
ne m é r i t e plus la nuit.
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III

L E lendemain même de son arrivée à


Paris, Khaled savait qu'un roman
commençait dont l'exil serait plus l'auteur
que le cadre.
La peur est là quand les hommes sont
rares. Il lui faut refaire sa vie. Khaled a
choisi. Une fois pour toutes. Mais il sait
nuancer. Le clair de lune est myope,
glauque. La Seine se prend pour une
chanson. Il y a même un chat qui tient à
se mettre sous les roues d'une auto. Et
puis un chien, ce chien qui obsède Khaled,
un chien sans assistance publique, sans so-
ciété protectirce.
Ce n'est pas encore la nuit. Le mari
fait du bruit en faisant pipi. La porte des
toilettes est à peine entrouverte. Monique,
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dans sa chambre, se déshabille. Mais elle


entend les confidences de la vulgarité. Le
quotidien qui est trop familier. Et l'amour
qui ne résiste pas toujours à cette intimité-
là. L'insolence de Monique est son seul
soutien-gorge. Sa poitrine a envie de crier...
Poésie, tout n'est que poésie dans la
femme, et tant pis pour les analphabètes.
Le corsage est jaloux. L'émotion d'une
poitrine est parfois la conscience d'un
poème avorté.
Monique savait être belle.
Elle se nettoie de sa pudeur. Elle se
faufile dans la nuit. Son corsage est rose.
Les cerises sont roses. Les poèmes sont
trébuchants. Le silence ne comprend plus
rien que l'amour. La poésie s'achève. Il
fallait faire pipi avec talent.

Monique regarde sa poitrine. Sur les


quais, Khaled regarde la Seine. Monique
se caresse les hanches comme si elles
étaient des années. La voile se dévoile et
la femme apparaît. Elle sait que son ventre
est offrande. Ses cuisses attendent l'impé-
rialisme qui ne vient que de la force.
Maintenant, le soutien-gorge est noir,
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vaguement prétentieux. La Seine continue


sa paresse. Il va peut-être pleuvoir.
Et voilà que Monique est nue. Elle a
dansé sur des chimères. Elle se caresse
toujours les hanches. Elle s'admire.
L'amour, tiens ma parole !
Simon voulait faire l'amour.
Monique avait toujours peur de ce mo-
ment.
Simon était gros et petit, ses mains
tremblaient à ce moment.
Khaled jeta dans la Seine sa cigarette
et sonna. Ce fut Monique qui vint ouvrir.

La robe de chambre disait des fleurs.


C'est le premier regard qui coûte. Khaled
voyait vite et juste. Le parquet était trop
ciré. Un chat persan d'un bleu de lune
rêvait sur le piano. Dans un angle de la
salle de séjour, une table de céramique
supportait des cendriers multicolores.
— Je m'excuse, je suis un ami de Si-
mon. Madame Guedj, sans doute ?
Monique répondit par un sourire.
— Je suis deux fois impardonnable.
D'abord de vous déranger à cette heure,
ensuite de ne pas m'être présenté. Je
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m'appelle Ben Tobal, Khaled Ben Tobal...


Lorsque Simon aperçut Khaled, il eut le
regard vide des gens qui, au sortir de la
pénombre, reçoivent sans transition un jet
de lumière.
— Mais c'est toi !
— On ne peut rien te cacher ! oui, c'est
moi. Je passais par là...
— Mais que fais-tu à Paris ?
Khaled réfléchit un long moment en ac-
ceptant le fauteuil que Simon lui offrait.
Monique se taisait et demeurait debout,
derrière son mari. Immédiatement, Khaled
eut la conviction qu'il dérangeait un ordre
établi, qu'il bousculait dix ans de bonnes
vieilles habitudes. Le silence de Monique
était lourd d'hostilité.
— Pourquoi souris-tu ? demanda Simon.
— Parce que j'ai l'impression de tomber
comme un cheveu sur la soupe.
— Tu es fou !... D'ailleurs, la soupe, tu
vas la partager avec nous. Mais tu ne m'as
toujours pas dit ce que tu faisais à Paris...
— Je pèlerine.
— Et tu es là pour longtemps ?
— Je l'ignore... C'est la guerre qui dé-
cide pour moi.
Simon n'insista pas.
A intervalles plus ou moins réguliers,
les bateaux-mouche enlaçaient de leurs lu-
mières l'île Saint-Louis. La nuit courait
sur les toits dans une profusion de mys-
tères.
Une petite fille apparut, jolie comme
une image. C'était Nicole, quatre ans, dans
un pyjama bleu. Elle dévisagea Khaled,
puis se serra contre son père. Le contact
n'était pas établi. Ordinairement, les en-
fants aimaient Khaled.
— Eh bien ! moi, j'en ai trois. Deux
garçons et une fille...
— Tu vas vite.
— Non, je suis pressé.
Les mots de Khaled se prolongèrent
longtemps dans les pensées de Simon. Il
apportait à ses affirmations la gravité
douloureuse, gênante, quand on baigne
soi-même dans la quiétude de ceux qui
ont vieilli prématurément et qui évitent
le plus possible de parler pour ne rien
dire. Il lui arrivait ainsi, parfois, de s'ex-
primer par formules qu'on aurait pu
croire apprêtées, minutieusement élabo-
rées, alors qu'elles jaillissaient, spontanées,
naturelles.
— C'est le retour aux sources ?
— Non, fit Khaled doucement, c'est le
bilan.

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