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ISBN : 978-2-84712-244-2
www.petitpave.fr
Jacques Thomassaint
ALLER SIMPLE
nouvelles
André Suarès
Marek Halter
Michelle Guérin
A Nadine
ALLER SIMPLE
1.
- 13 -
2.
« La fenêtre de la chambre
s’ouvre sur le grondement d’une autoroute. »
- 14 -
3.
« Rongés de nuit,
les quais vibrent sous les roues d’acier. »
- 15 -
4
- 16 -
5
- 17 -
pas ? Elle est partie ? Bah... Les bonnes femmes, mon
vieux... Quoi, tu vas te foutre sous le prochain ! Dé-
conne pas ! Non ! Arrête ! Arrête !
- 18 -
6.
- 19 -
Parfois, la nuit, je guette, au loin, le passage lumineux
des trains. La fenêtre de la chambre s’ouvre sur le gronde-
ment d’une autoroute. Rongés de nuit, les quais vibrent sous
les roues d’acier. Il se lève et ramasse sa valise. Et je ne sa-
vais même pas son nom. Il est temps pour moi d’aller dor-
mir. Rêver, peut-être.
- 23 -
portes. Par prudence, il regagne ses pénates, en atten-
dant que l’animal se calme et que son maître ait véri-
fié les serrures.
- 24 -
Non seulement il ne veut pas être découvert,
comme cela lui est arrivé deux fois, mais il tient à mon-
trer par ce nettoyage qu’il n’est pas un de ces clochards
sales et dépenaillés n’ayant aucun respect pour autrui
et son labeur.
- 25 -
posté au pied du lit. Le retour, là aussi, se fit en avion,
et l’arrivée sous escorte enluminée de gyrophares.
- 26 -
Cette nuit, il sait qu’il est à Munich et que c’est la
période de la fête de la bière. Il préfère le vin, c’est une
chance d’en avoir trouvé un plein chargement. Il en-
tend les échos de cette « bierfest » jusqu’ici, alors que
le centre de la ville est fort loin. Sans doute ces agapes
sont-elles dispersées aux quatre coins de l’aggloméra-
tion, et des fêtards, à quelques mètres du hangar où il
dîne, sont-ils en train d’ingurgiter des litres de bière et
des kilomètres de saucisses en braillant des couplets à
la gloire des dieux du Walhalla !
- 27 -
Il a terminé son repas, rangé dans la pochette pré-
vue à cet usage son matériel, jeté le verre dans une
poubelle. Vont suivre une ou deux heures de lecture,
dans la paix étrange de ce dépôt du bout du monde.
C’est toujours le bout du monde : s’il est pris, il sera
renvoyé à son pays d’origine, comme s’il n’avait ef-
fectué qu’un aller-retour. Nul ne sait par quelles routes
il est passé, dans quel camion, sur quelle plateforme
de train, dans quelle soute de navire il a dormi, en at-
tendant le prochain hangar, le futur centre de triage.
- 28 -
préparées soient-elles n’ont pas leurs revers, comme
les rêves les plus beaux ont les leurs ? Au nombre de
ces inconvénients, il doit compter avec l’élément hu-
main. Même les meilleurs transporteurs, malgré les an-
notations « haut » et « bas » en lettres rouges, oublient
parfois d’en tenir compte, et tout le voyage en est per-
turbé. Même les plus soigneux des dockers montrent
de temps en temps une brutalité que l’indication « fra-
gile » ne tempère pas ; la vie et ses aléas provoquent
chez les hommes des sautes d’humeur explicables
sinon excusables.
- 29 -
éveiller l’attention, il ait fabriqué un colis de la forme
la plus ordinaire, soit un parallélépipède rectangle
comportant un système discret d’aération, et dont l’in-
térieur reste suffisamment matelassé pour les longues
distances. Or, il existe des cotes internationales exi-
geant qu’on ne puisse confondre une telle caisse avec
un cercueil, dont le transport obéit à des normes pré-
cises et très différentes.
- 30 -
d’urgence trouver une palette portant des médica-
ments avec une pommade adéquate.
- 35 -
« Je ne marche pas sur les eaux, disait-il pour dé-
tendre l’atmosphère quand un quidam évoquait ce
problème. Et j’en profiterai pour me reposer. »
- 36 -
Puis, quand il eut disparu derrière la colline, cha-
cun rentra chez soi. Il avait promis de donner des nou-
velles, il suffisait d’attendre.
- 37 -
un drapeau vert à l’emplacement du village, et un
autre, rouge, figurant la première étape.
- 38 -
commères avaient depuis belle lurette repris les papo-
tages habituels, quand arriva le troisième courrier. Il
était en Autriche ! Comme la fois précédente, internet
avait servi de média. La photo n’était pas très bonne.
On peinait à le reconnaitre, devant un paysage de
montagnes enneigées qui auraient pu être n’importe
quelles autres montagnes. Toutefois, après une obser-
vation attentive, on décela des indices certifiant l’ori-
gine de la vue. Une institutrice en retraite, qui avait
beaucoup voyagé, découvrit qu’il s’agissait sans erreur
possible du Grossglockner, un sommet du Tyrol.
- 39 -
sites les plus touristiques, quelques mots sur sa santé,
toujours bonne. Ses admirateurs devaient s’en conten-
ter. Certains avaient déserté, trouvant que l’aventure
manquait… d’aventures ! Les plus fervents répli-
quaient qu’il ne devait guère avoir le temps d’écrire,
qu’il se rattraperait au retour. Certains, jouant les
« bien informés », évoquaient l’écriture d’un livre, le-
quel aurait immanquablement un énorme succès. La
plupart attendaient, en fixant les petits drapeaux sur la
carte dont les couleurs commençaient à pâlir.
- 40 -
une occupation de touristes, pensèrent les habitants du
village : se promener la nuit !
- 41 -
grenier serait le bienvenu, ou une opération de solde.
Il hésitait. Et si le marcheur, soudain, retrouvait un peu
de célébrité ? Il décida de garder son stock. On ne sait
jamais !
- 42 -
Puis, peu à peu, la fièvre retomba. Des psycho-
logues expliquèrent comment faire le deuil ; en milieu
de nuit une dernière émission télévisuelle l’évoqua ;
puis, le silence remplaça le tumulte.
Il leur expliqua.
C’est ainsi que, suivi de quelques curieux, ils dé-
boulèrent à l’orée du bois. Ils virent les traces de pas.
—C’est toi qui est passé là, Jojo ?
Le coupable hocha la tête.
— Et tu l’as vu où ?
Jojo montra la maisonnette.
—Ah, dit le brigadier. Chez lui ?
Jojo acquiesça.
—Allons voir !
Ils entrèrent.
- 43 -
La porte de la bicoque était fermée à clé. Un gen-
darme s’approcha d’une fenêtre où un volet était en-
trouvert. Il mit sa main en visière, se pencha. Il
murmura :
—Nom de Dieu !
- 47 -
Les nouvelles du jour ne l’intéressent pas plus que
celles de la veille, et celles du lendemain ne l’intéres-
seront pas davantage. Mais il est un voyageur, et cette
situation particulière lui impose de feuilleter le jour-
nal, d’en mimer la lecture avant de l’abandonner
négligemment sur le siège quand il se préparera à des-
cendre, plus tard, au terme provisoire de son voyage.
- 48 -
parcourt un catalogue et tourne les pages d’un index
régulièrement humecté d’une langue rapide. Ce n’est
pas celui du voyage « aller », ce n’est que son double.
A moins que ce ne soit l’inverse. Lequel est le clone de
l’autre ? Il en est de même pour ces deux cadres en cos-
tumes gris, des assureurs ou des employés de banque,
pour cette mère encombrée de sacs qu’elle n’a pas
réussi à caser, pas plus qu’elle ne parvient à se faire
entendre des deux mouflets braillards qui cavalcadent
dans l’allée : ils sont de l’aller, ou du retour, quelle dif-
férence ?
- 49 -
Quand il se réveille, une semi-obscurité règne dans
le wagon. Les enfants ne galopent plus, les gamines
ont fermé leurs téléphones, les Japonais papotent à
voix basse et la mère de famille chuchote sa vie au
papy somnolent. Il regard sa montre. Encore deux
heures avant l’arrivée. Il lève le bras, atteint l’inter-
rupteur, le pousse. Le spot éclaire la tablette où il a
posé le dossier fermé. Il s’étire discrètement. Baille. Se
frotte les yeux. Il se dit que ces voyages sont plus fati-
gants qu’il ne l’avait imaginé. Il aimerait quitter ses
chaussures.
- 50 -
Cette pensée le ramène au présent. Personne n’est
encore passé lui demander son billet. Il arrive que
l’homme ne vienne pas, retardé par un autre voyageur
démuni de sésame, et auquel il faut faire payer, cher,
l’oubli, ou le retard n’ayant pas permis l’achat avant
le départ. Ou qu’un groupe turbulent et chahuteur ne
nécessite une intervention plus musclée, à l’aide d’un
second contrôleur appelé d’urgence, voire un arrêt
dans une gare où attendent des policiers armés
jusqu’aux bouts des doigts de pistolets électriques, ma-
traques et autres instruments favorisant la négociation
avec les perturbateurs.
- 51 -
train. Ce qui remet en question l’hypothèse du retard
de contrôle conséquent à un arrêt en cours de route.
Peu importe, il est en règle !
- 52 -
L’homme au regard fixe n’est plus là. Ni la femme
et ses enfants. Elle a dû charroyer ses sacs pendant
qu’il dormait. Il l’aperçoit, les jambes encombrées par
ces bagages de pauvre et ses mioches agités, dans le
sas donnant sur la sortie. Elle doit angoisser à la pers-
pective de ce prochain arrêt. Et si elle n’avait pas le
temps de tout descendre, si un de ces sacs restait dans
le train ou si un des enfants se trouvait par mégarde
enfermé dans les toilettes, juste avant l’arrivée, ou si
l’un de ces deux-là tombait en descendant, et qu’elle
ne puisse empêcher qu’il ne passe sous la rame, elle
voit déjà le sang, les vêtements échappés du sac et ré-
pandus sur le quai, les autres voyageurs criant, la
montrant du doigt, mère indigne, le sifflet du chef de
quai ordonnant le départ malgré l’accident…
- 53 -
leurs bagages dans les casiers, s’approchent de la sor-
tie. D’être en groupe leur évite cette peur de l’inconnu
qui vous saisit avant un nouvel arrêt, et peut-être les
attend-on, d’autres jeunes gens, des amis, des amants,
des parents heureux de les retrouver, et elles ne sau-
ront jamais à quoi elles viennent peut-être d’échapper.
- 54 -
descendre. Rien ne le presse. Sur le quai, les autres
voyageurs se hâtent vers la sortie. Il marche lentement,
il a tout son temps. Il croise les employés chargés du
nettoyage poussant leur chariot.
- 59 -
tourne autour du manège, il s’approche de la jeune
fille en pleurs, semble ne chanter que pour elle la ri-
tournelle des amours mortes, ou celle de la fille de
nulle part oubliée sur une place, seule, que son amant
abandonne pour courir vers une plus belle, une plus
jeune, une plus riche, et quand le chanteur reprend son
souffle, c’est comme un temps suspendu, une attente,
et le manège ne tourne plus, les enfants crient et rient,
descendent et prient des mères bavardes d’encore pro-
fiter du vertige coloré, croquant une pomme d’amour,
et c’est alors que surgit une ronde bruyante et multi-
colore, qui s’en vient tourner à l’entour du manège,
une main tente de saisir celle de la jeune fille, elle se
refuse, replie son chagrin, dissimule son visage dans
la baptiste froissée, et pris dans le tourbillon des robes
et des chemises ouvertes sur des torses en sueur, le
musicien remet en marche son limonaire, et sa mu-
sique est comme un écho des cris et des chants, et de la
tristesse de celle qui pleure solitaire désormais devant
la manège dont a repris le tournoiement lent sous les
regards des mères aux mises en plis déjà défraîchies, et
le soleil haut dans le ciel rapetisse les ombres des ba-
raques foraines où s’agglutinent lanceurs de boules au
jeu de massacre, tireurs de pipes et buveurs de chopes
emplies d’or et de mousse avec cette buée de fraîcheur
tout autour du verre, et personne ne saurait répéter les
paroles de la chanson qui s’en va, cette Goualante du
pauvre Jean s’éloigne du manège où se diffuse en cra-
chotant, grinçant, un autre air passé de mode, on re-
connait un accordéon et la voix de Marguerite Monnot
en Irma la douce, ou est-ce Piaf, allez savoir, les buveurs
de bière rient très fort, choquent leurs verres en
- 60 -
trinquant à la paix du monde, aux jolies filles et à
l’amour, et les claquements secs des carabines accom-
pagnent leurs libations, depuis les stands où d’habiles
tireurs s’embarrassent de poupées de chiffons, d’ours
en peluche et de bouteilles de mauvais mousseux que
la chaleur débouche en geysers sucrés,
- 61 -
progressivement à la prochaine fraicheur nocturne ; la
jeune fille appuie ses reins contre le rebord de la fon-
taine, que la décrue de la foule permet d’apercevoir
maintenant, et son regard se lève vers un ciel mauve
strié de friselis orangés ; son pied droit trace dans la
poussière d’indéchiffrables signes circulaires ; un
groupe d’enfants surgit d’une venelle en criant, tra-
verse la place et disparaît de l’autre côté, entre le bis-
trot bruyant et éclairé de lampions en guirlande et la
vieille épicerie devant laquelle deux femmes âgées de
noir vêtues sont assises sur des chaises de paille et ho-
chent silencieusement leurs têtes coiffées d’un châle
noir.
- 62 -
pierre de la fontaine. La fraîcheur s’installe douce-
ment, imperceptiblement. La vieille femme en noir est
presqu’invisible dans l’obscurité. Le ciel se pare de
couleurs étranges, des franges de brume y installent
des miroirs sans reflets, l’ocre dispute au violet les
longues traînées qui s’effilochent dans l’espace. Une
étoile naît, juste au-dessus du clocher, comme un signe
mystérieux dans le hasard du temps. Puis, une autre
clignote, et il n’y a plus de mystère que celui de l’im-
mensité inconnue. Un croissant de lune, échappé d’un
conte de fée, monte lentement dans ce ciel, et le
contraste de sa lumière obscurcit le ciel. La jeune fille
se redresse, tandis que le musicien, de l’autre côté de
la place, se prépare à partir en poussant son chariot.
Deux hommes, se soutenant mutuellement, sortent du
bistrot. Ils marmonnent des mots inaudibles qu’un
léger courant d’air emporte sans que ni la jeune fille ni
le musicien n’aient pu en saisir le sens. Très loin, une
hulotte appelle, un chien aboie, des voix résonnent, un
enfant pleure.
- 63 -
verras, on se rencontrera, quelque part n’importe où, gui-
dés par le hasard… » et il saisirait son limonaire, y in-
troduirait le carton perforé, et résonnerait sur la place
l’air mélancolique et le souvenir de la voix du chan-
teur, et les derniers buveurs sortiraient sur le pas de la
porte du bar, attirés par cette musique incongrue dans
la nuit, ils verraient ces deux silhouettes se rejoindre,
se prendre par la main et s’en aller ainsi sans se re-
tourner, et l’obscurité répandrait sur le village des fra-
grances de lilas, et une larme coulerait doucement sur
la joue de la vieille dame assise sur le seuil de sa mai-
son.
- 67 -
s’approche trop du bord de la route, Jojo tire sur les
rênes, et le convoi repart vers le milieu de la chaussée.
- 68 -
parlé, tu hésitais encore entre ce jour et celui du 14 Juil-
let. Quand je t’ai dit que Léo Ferré avait choisi le 14
Juillet, alors, tu as répondu : « Je ne vais pas imiter le
camarade ! » et tu avais expliqué pourquoi le 5 août. Le
lendemain de la fameuse nuit, celle de l’abolition des
privilèges par l’assemblée constituante, en 1789.
« D’accord, avais-tu ajouté, ce sont des nobliaux qui
ont fait la proposition. Ils avaient tellement la trouille
qu’ils sont allés plus loin que les bourgeois ! On de-
vrait recommencer ! »
- 69 -
Marcel possédait un reste de peinture sous-marine
qu’il utilisait pour la coque de son canote. Du coup, on
a rigolé bêtement. Jojo a dit : « Au moins, les patelles
ne boufferont pas Léon ! » et j’ai ajouté : « Pour un
vieux crabe, c’est normal ».
- 70 -
je sais. Mais nous, il a bien fallu faire avec. Demander
les autorisations. De mémoire de maire, un tel convoi
n’avait jamais été prévu. Ce n’était pas dans le règle-
ment ! D’accord, Léon, le règlement tu t’en bats l’œil,
voire autre chose si nécessaire ! Nous aussi, note bien.
Seulement pour l’occasion, personne ne souhaitait que
les gendarmes viennent interrompre l’événement sous
des prétextes stupides comme la loi, le règlement, et
tous ces machins justes bons à embêter les honnêtes
gens.
- 71 -
que nous sommes, derrière un cheval sauvé provisoi-
rement de l’équarrissage tirant un archaïque chariot
noir à bande jaune. Et comment on occupe toute la
route, à cause du canasson boiteux, de la fatigue et de
la soif qui commencent à se faire sentir. Il y a bien
quelques crétins qui ont tenté de doubler, en klaxon-
nant comme des Parisiens. Quand ils sont arrivés à
hauteur du chariot, ils ont dû se sentir péteux. Main-
tenant, soit ils attendent derrière notre groupe, soit ils
bifurquent comme ils peuvent dans un chemin de
campagne.
- 72 -
« Et si on faisait le crochet par la rivière ? On n’est pas
loin de son coin au Léon ? Si ça se trouve, il a laissé ses
cannes sur la rive. Faudrait vérifier, des fois qu’on les
lui vole. » Albert, qui n’a encore rien dit parce qu’Al-
bert ne dit pas souvent trois mots, il économise son vo-
cabulaire, murmure : « Bonne idée, ça ! »
- 73 -
rosé. Marcel rigole : « Léon, on lui doit un grand merci.
Grâce à lui, on est là, peinards, au frais, que demander
de mieux ? »
- 74 -
beaucoup, à cause du marteau et de la faucille, qui ne
faisaient plus très mode ? Peu importe, mon vieux
Léon, le drapeau est là. Enfin, pour le moment il est
sur l’herbe, en guise de nappe. A la vôtre, compa-
gnons !
- 75 -
Promis, mon vieux Léon, demain, on creusera. Ici.
Parce qu’avec les compagnons, on s’est dit que si tu
n’avais pas précisé où tu voulais être enterré, et c’était
la seule chose dont tu ne nous avais pas parlé, c’est que
tu nous laissais le choix. Ne va pas croire que nous ne
voulons pas aller jusqu’au cimetière, par fainéantise
ou parce que nous sommes trop pompettes ce soir.
Qu’irais-tu passer l’éternité entre deux vieilles bigotes,
ou à côté d’un ancien notaire véreux, à l’ombre du clo-
cher d’une église où tu a toujours refusé obstinément
de mettre les pieds ?
- 79 -
Je tiens des fiches, j’inscris sur des cahiers ces ren-
seignements, je les codifie, les classe, les organise. On
ne met pas dans les mêmes rubriques les villes et les
campagnes, les langues et les nourritures, les climats et
les itinéraires. Je m’abonne aux télévisons par satellite,
je regarde leurs émissions consacrées à ma destination,
j’enregistre sur des disques ou des cassettes les pas-
sages importants, j’en fais des montages, des compila-
tions, je deviens un spécialiste !
- 80 -
inextricables, ont dû faire appel à des consulats, des
ambassades pour les tirer de ces mauvais pas. Certains
ont dû s’enfuir en payant fort cher des passeurs de
clandestins, obligés de quitter précipitamment et en
fraude le pays où ils croyaient réaliser un voyage de
rêve !
- 81 -
afin d’en examiner la teneur dans le calme de mon ap-
partement.
- 82 -
Rester allongé entre mon point de départ et celui de
l’arrivée avait donc encore une fois mes préférences.
- 83 -
J’y consacrai l’après-midi et le début de la soirée,
sans parvenir à me décider. Telle option m’attirait
pour le moelleux apparent du rembourrage de la cou-
chette, telle autre pour le brillant satiné de son tissu,
telle autre encore pour le drapé et les dimensions de
la place. Bref, l’heure du diner arriva, que je pris chez
moi, rapidement, sachant par le journal acheté au
cours de ma promenade qu’un programme télévisé
était consacré au thème de mon projet.
- 84 -
demander une documentation ? Je préférais générale-
ment rencontrer les vendeurs. Leur style, leur langage,
bien souvent, en disent long sur la qualité du service
proposé. Tout est dans tout. Bien qu’il ne soit pas inu-
tile d’avoir les documents avant de se rendre sur place,
c’est aussi une bonne technique pour ne pas subir d’in-
terminables discours oiseux et sans intérêt. Je ne par-
venais pas à me décider.
- 85 -
En parler avec mes voisins ne me semblait pas op-
portun. A quoi bon les impliquer – car ils se sentiraient
impliqués, malgré eux – dans ce qui était d’abord une
aventure personnelle ? Avais-je le droit de leur de-
mander conseil ? Comment savoir s’ils me répon-
draient sincèrement, ou s’ils se contenteraient de
propos banals, sans intérêt, uniquement pour se mon-
trer polis ? Avaient-ils déjà connu ce genre de situa-
tion ? J’en doutais !
- 86 -
Quand je sortis, je me retournai, jetant un regard sa-
tisfait sur l’enseigne dorée où s’inscrivait le nom de
l’agence : « Pompes Funèbres Borniol et Cie » et m’éloi-
gnai, guilleret, en sifflotant un vieil air passé de mode
depuis belle lurette.
LE GROS LOT
Fortuné prit place dans la file d’attente. Devant lui,
un couple se chamaillait en anglais, ou en américain,
Fortuné n’avait jamais fait la différence. Ses exploits
linguistiques et scolaires avaient été limités. La file
avança d’un cran. Bientôt ce serait son tour. L’agence
lui avait tout expliqué, depuis la demande de passe-
port jusqu’à la manière de faire la queue au guichet
d’embarquement.
- 91 -
« Fils, avec un prénom comme le tien, et le nom de
ta famille, la chance finira bien par te tomber dessus ! »
- 92 -
avait renoncé. Aujourd’hui, il lui trouvait une origina-
lité sympathique. Surtout précédé de « Monsieur ».
- 93 -
A nouveau dans la file, celle de droite, celle des VIP
comme lui avait expliqué la femme de l’agence, il se
remémora ses hésitations. Monter dans un avion l’in-
quiétait un peu. Ne prenait-il pas un risque ? Ces gros
engins volants ne s’écrasaient-ils pas de temps en
temps ? Des bombes terroristes n’y éclataient-elles pas
certains jours ? N’avaient-ils jamais de panne méca-
nique ? Fortuné s’était renseigné. Il avait plus de
chance – le mot chance lui avait paru inapproprié – de
mourir dans un accident de voiture ou de train que
dans celui d’un avion. Les statistiques étaient for-
melles ! Il avait fini par se rassurer. Il serait l’un de ces
millions de voyageurs sans histoire et Tahiti, Raiatea et
autres lieux magnifiques seraient à lui. Peut-être trou-
verait-il une île à vendre ? Il l’achèterait, s’y installe-
rait, y vivrait, loin du monde et des voitures. Plus
jamais il ne mettrait les mains dans un moteur, dans
le cambouis, comme on disait dans son métier.
—Monsieur Espérandieu ?
- 94 -
Un steward se tenait devant lui.
—Oui ?
—Je vais vous conduire à votre siège. Si vous vou-
lez bien me suivre ?
- 95 -
portes d’accès étaient fermées. Les derniers passagers
finissaient de s’installer. Les hôtesses circulaient dans
les couloirs, rabattant çà et là les portes des casiers au-
dessus des sièges. Il respira profondément. Une légère
angoisse remontait dans sa poitrine. Il s’efforça de se
décontracter, d’oublier ses appréhensions. Ne sois pas
ridicule, Fortuné, se dit-il, ton père serait fier de te voir
ici. Il te dirait :
—Je te l’avais bien dit, fils, que tu aurais de la
chance ! Tu seras le premier de la famille à quitter le
plancher des vaches.
- 96 -
à lui tout seul. C’est certainement grâce à ce Joseph que
la foi n’avait jamais atteint Fortuné. Il était un Espé-
randieu athée !
- 97 -
priés de ne pas quitter leur siège avant d’y avoir été
invités par le personnel de bord.
- 98 -
souhaitaient, logés aux frais de ladite compagnie dans
un hôtel proche.
- 99 -
avenues, ces autoroutes, ces villes inconnues. Prends
un taxi, tu as bien les moyens désormais. Il t’emmè-
nera jusqu’à ta porte. Sans souci. Vas-y, ils sont tous
devant toi.
- 100 -
crise cardiaque. Il n’entendit pas le fracas de la voiture
lorsqu’elle heurta le mur en béton à l’entrée du sou-
terrain, ni le hurlement des freins des voitures qui vin-
rent s’encastrer dans l’arrière de la sienne. Il mourut,
béat, dans son sommeil, avec la vision d’une plage ta-
hitienne et d’un palmier doucement bercé par l’alizé.
- 105 -
Épanouie, plutôt. Je me demandais même si elle
n’avait pas un peu épaissi, les hanches peut-être, la
poitrine ? Une forme d’opulence. Ce n’était pas avec
son salaire de serveuse qu’elle s’était payé son appar-
tement, ni le mobilier design et tout le bazar vidéo-
techno-informatique. Elle a répondu à la question que
je ne lui posais pas :
—Heureusement que Jo était là, lui ! Il m’a bien
aidée.
- 106 -
réussi à planquer le fric, juste avant que la cavalerie
déboule dans mon gourbi. Et là où je l’avais planqué,
personne ne le trouverait, parole de bédouin !
—Ah !
- 107 -
J’en restais coi. Jo honnête ! C’était un peu comme si
on m’annonçait qu’il pousse du blé en plein milieu du
grand Erg, ou que les dunes de Chinguetti sont deve-
nues des collines verdoyantes couvertes d’herbes et
d’arbres en fleurs ! A d’autres !
- 108 -
—Il faut que je retourne au boulot.
- 109 -
Un peu, mon neveu, que j’ai des projets, n’ai-je pas
répondu. Je les ai gardés pour moi.
- 110 -
d’autrefois, quand j’avais trimballé les sacs bourrés de
billets, en me demandant pourquoi Jo et Lulu ne
m’avaient pas attendu comme convenu dans la ba-
gnole. A l’époque, j’avais pensé qu’ils s’étaient fait
prendre. Aujourd’hui, je n’en sais toujours rien, mais
j’ai comme un doute inexplicable. Peut-être la taule
rend-elle parano ?
- 111 -
bombardements anglais de la dernière guerre ! On
s’éveilla, on ouvrit les fenêtres, on sortit sur les seuils,
on s’interpella, on s’interrogea, on supputa, bref cela
déclencha un tel bazar que les pompiers furent bloqués
au rond-point, que la police dut se remettre à la
marche à pied, et que Jo, qui venait de fermer « le bar
de l’oued », devant l’affluence et les bénéfices imagi-
nables, le rouvrit en catastrophe pendant que Lulu re-
mettait sa tenue de barmaid en ronchonnant qu’elle
avait promis à son Jules de rentrer tôt afin d’avoir une
explication avec lui !
- 115 -
celui qui resterait solitaire tout le reste de ses jours. Cé-
libataire. Vieux gars, aurait dit sa mère si elle avait en-
core vécu.
- 116 -
papiers importants, au-dessus du dernier avis des im-
pôts et de la facture de l’EDF. Il repoussa le tiroir,
s’épongea le front d’un revers de main, et s’assit de
nouveau. La bouteille de vin, à demi entamée, trônait
au centre de la table, près du verre vide. Il le remplit,
avala une longue gorgée et, le dos appuyé contre la
chaise, ferma les yeux.
- 117 -
Léon n’insista pas. Il repartit, jetant un regard en ar-
rière de temps en temps, jusqu’à ce que la porte se soit
refermée complètement.
- 118 -
La lettre tant attendue et qui disait : « Oui, tu peux
venir. Moi aussi je suis prête, moi aussi j’ai patienté
toutes ces années, moi aussi je n’aime que toi et je veux
vivre avec toi ces jours qui nous restent encore… je
t’attendrais sur le quai…»
Demain.
- 119 -
entre hier et demain que représentait cet océan au bord
duquel il avait si souvent rêvé. Où il s’était si souvent
laissé aller à cette espérance folle, assis sur le banc de
la promenade, comme un vieux prenant le soleil avant
la fin.
- 120 -
Sur le quai, devant le « bar des sables », une femme
passe lentement. Elle semble pleurer, ou c’est la pluie,
peut-être, qui ruisselle sur son visage.
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- 123 -
Cet ouvrage a été composé par les Éditions du Petit Pavé et
achevé d’imprimer par Corlet - 14110 Condé-sur-Noireau
ISBN : 978-2-84712-244-2