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ALLER SIMPLE

© Éditions du Petit Pavé


BP 17 - Brissac-Quincé
49320 Saint-Jean des Mauvrets

ISBN : 978-2-84712-244-2

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation,


réservés pour tous pays

www.petitpave.fr
Jacques Thomassaint

ALLER SIMPLE

nouvelles

Éditions du Petit Pavé


Le voyageur est encore
ce qui importe le plus dans un voyage

André Suarès

Un rêve de voyage, c’est déjà un voyage.

Marek Halter

En voyage, on s’emmène avec soi, hélas !

Michelle Guérin
A Nadine
ALLER SIMPLE
1.

« Parfois, la nuit, je guette, au loin,


le passage lumineux des trains. »

Tu es montée dans ce wagon. C’est un de ces soirs


de crachin et de vent. Entre les rafales d’ouest, les stac-
catos des boggies ferraillent vers des villes endormies.
Tu as jeté en hâte quelques vêtements dans la valise.
La gare est vide, glaciale. Tu demandes un billet. Sur
le quai, tu me tends les mains. Le grondement du train
brise la nuit.

Un enfant rieur court au devant d’une silhouette


lente et noire. Le vent siffle sous les portes de la gare.

La rame disparaît dans cette courbe, vers le nord.


De nouveau, tu pars pour d’improbables bonheurs. Je
suis revenu lentement, vers la solitude.

Parfois, la nuit, je guette, au loin, le passage lumi-


neux des trains.

- 13 -
2.

« La fenêtre de la chambre
s’ouvre sur le grondement d’une autoroute. »

Elle est entrée dans le compartiment surchauffé. Je


me suis entendu crier : « Non ». Je me suis tu. Elle s’est
assise. Elle a croisé les jambes. Je n’ai pas osé bouger.
Plus tard, elle est sortie dans le couloir. Son parfum est
resté. J’ai vu la couleur de ses cheveux. J’ai fermé les
yeux. Elle est revenue. Elle a cherché dans son sac, l’a
refermé. Je n’ai pas pu lire ce livre.

A la gare suivante, je me suis enfui. Je ne savais rien


de cette ville. J’ai marché jusqu’aux hasards d’une ban-
lieue assoupie. Je suis entré dans cet hôtel.

La fenêtre de la chambre s’ouvre sur le grondement


d’une autoroute.

- 14 -
3.

« Rongés de nuit,
les quais vibrent sous les roues d’acier. »

Il laisse tomber son sac sur le carrelage. C’est un sol-


dat. Une petite brune se serre contre lui. Un vieillard
plie et déplie une lettre froissée. Vêtue de noir, une
vieille pleure à son côté. L’enfant n’a pas dix ans. Ac-
croupi près de l’entrée, il tend la main. Un uniforme
passe et entre dans le bar. Des jeunes filles gloussent
devant le kiosque. Un homme assis sur le banc se tient
la tête à deux mains. Un chien, à ses pieds, geint dou-
cement. Des pas claquent. Une silhouette blanche tra-
verse cet espace. L’éclat d’une chevelure dorée flotte
au courant d’air de la porte. Une voix nasille l’arrivée
d’un train. Le soldat enlace sa compagne.

Rongés de nuit, les quais vibrent sous les roues


d’acier.

- 15 -
4

« Il se lève et ramasse sa valise. »

Il court. Il entre dans la gare. La voix électronique


crachote : « le train en.... de... va entrer en gare....
Paris.... deux minutes.... ». Il s’enfonce dans le passage
souterrain, jaillit sur le quai. Il transpire. Devant la
porte du wagon, une file piétine. Une femme crie. Il se
penche. Le lacet pend de chaque côté de sa chaussure
gauche. Il entend la pluie sur la verrière. Un tracteur
passe, ses chariots vides. Il pose sa valise. Il y appuie
le pied, et renoue le lacet. Il entend un sifflet, un rou-
lement de train qui part.

Il s’assoit sur le sol. La valise est restée au milieu du


passage. La voix annonce un train pour Calais. Il
hausse les épaules.

Il se lève, et ramasse sa valise.

- 16 -
5

« Et je ne savais même pas son nom. »

T’occupes, p’tit gars ! C’est pas les trains qui man-


quent. La gare, tu sais, j’ la connais. Ici, c’est ma place.
Quand y a du vent, tu r’lèves le carton, tu l’ bloques
avec le dos, et tu sens plus rien... Tu dors... Ouais, des
fois, y m’virent. Des poulets d’la ville, ceux d’la gare,
y m’connaissent.

Tu veux un gorgeon ? Non ? A ton aise, mon gars,


c’est du bon. V’là l’blindé de 18 heures 12. Plein à cra-
quer, que des prolos, des pue-la sueur, des vrais. Des
qui bossent, comme j’bossais, avant d’être clodo. Ça
grouille, ça court, ça braille, ça vit, mon pote. C’est pas
comme le 17 heures 46. Que des encravatés, costards et
attachés-machins-choses. Ceux-là, y m’voient pas. Sa-
vent pas qu’j’existe. Un qu’j’aime bien, c’est le 22
heures 13. Sais pas vraiment pourquoi. P’t’êt’ à cause
qu’il y a souvent des p’tits couples, et ça s’embrasse
comme à la fin du monde... Dur, c’est l’matin. L’hiver,
quand t’as plus un sou, même pour un café chez Ger-
maine. Le matin... Ouais... Tous ces types, y t’voient
pas, t’marcheraient dessus... Tiens, reprends donc un
coup,mec. Chiale pas, ça passera. Non ? Ça passera

- 17 -
pas ? Elle est partie ? Bah... Les bonnes femmes, mon
vieux... Quoi, tu vas te foutre sous le prochain ! Dé-
conne pas ! Non ! Arrête ! Arrête !

Merde ! Le con ! Quel gâchis ! Si j’avais su, j’lui au-


rais pas filé à boire ! Merde ! Le con !

Et je ne savais même pas son nom !

- 18 -
6.

« Il est temps pour moi d’aller dormir. »

J’aime les trains. La nuit, surtout. Leurs lumières.


Vers l’ouest, bondés de soldats assoupis. Les odeurs
rances de la bière et des sueurs mêlées. Les déchirures
des séparations. Vers le nord. Les couples sans âge,
sans famille ni amis. Arrivés inconnus, repartant de
même. Vers l’est. La grande ville. Les joueurs de cartes
du matin, les lecteurs de journaux, les tricoteuses ba-
vardes. Vers le sud. Parfums de varech, cris de goé-
lands, bruits de marée. Un train qui n’existe pas. Un
train pour moi seul, demain, plus tard.

Le jour se lève. Je pose la pelle et le balai dans le ca-


gibi, près des poubelles. J’essore la serpillière. J’ôte la
combinaison. Un remugle de mazout flotte dans les
couloirs.

Il est temps pour moi d’aller dormir.

- 19 -
Parfois, la nuit, je guette, au loin, le passage lumineux
des trains. La fenêtre de la chambre s’ouvre sur le gronde-
ment d’une autoroute. Rongés de nuit, les quais vibrent sous
les roues d’acier. Il se lève et ramasse sa valise. Et je ne sa-
vais même pas son nom. Il est temps pour moi d’aller dor-
mir. Rêver, peut-être.

Premier prix du concours de nouvelles 2008 de l’association Sky


Prods
LE BAGAGE
La nuit est enfin tombée. Quelques lampes à la
lueur jaunâtre éclairent faiblement l’endroit. Il rôde
parmi les caisses posées sur des palettes, les cartons
empilés, dans l’odeur de poussière et de gazole des ca-
mions venus décharger leurs colis avant la fermeture
du hangar.

Il connait des dizaines de hangars semblables à


celui-ci depuis qu’il a commencé son périple. Des plus
petits, au bord d’une route peu fréquentée et dont on
se demande pourquoi ils ont été bâtis si loin de la ville,
jusqu’aux plus vastes, certains aptes à abriter des air-
bus, leurs charpentes disparaissant dans l’obscurité
même en plein midi.

Celui-ci semble dans la moyenne. Il ne s’y égarera


pas s’il venait à s’éloigner de son abri. Il ne craint guère
les gardiens, la plupart exercent leur surveillance à
l’extérieur, dans des cabines vitrées, à l’entrée des aires
de stationnement, et n’effectuent qu’une ou deux
rondes nocturnes sans jamais pénétrer dans les han-
gars. Il est donc seul, et tranquille, à condition de res-
ter silencieux et de ne pas se faire repérer en allumant
une lampe ou une torche électrique.

Parfois, un chien, accompagnant l’homme de garde


pendant sa ronde, renifle et grogne derrière l’une des

- 23 -
portes. Par prudence, il regagne ses pénates, en atten-
dant que l’animal se calme et que son maître ait véri-
fié les serrures.

Ce soir, il a repéré une livraison de vins de Bor-


deaux, et dans la partie réfrigérée, quelques jambons et
même un lot de bananes en provenance des Antilles.
Un festin ! Il a sorti son équipement habituel : couteau,
tournevis, pince plate, et après avoir fait sauter
quelques couvercles en prenant soin de ne pas abimer
les étiquettes, il s’est mis à table.

Avec le temps et l’expérience, il a appris à ne plus se


contenter d’avaler en vitesse et sans plaisir les nourri-
tures trouvées dans les colis formant ces dédales téné-
breux. Il possède désormais assiettes et couverts,
serviettes en papier et verres jetables, et même une
nappe dont les carreaux lui rappellent la toile cirée qui
recouvrait la table familiale de son enfance. Il s’assoit,
un colis en guise de siège, un autre pour la table. Il
prend son temps.

« Mangez lentement ! » lui avait conseillé son mé-


decin il y a quelques années, avant son départ.

Ses agapes quotidiennes achevées, il range, nettoie,


efface toute trace avant de prendre le livre dont la lec-
ture lui est indispensable à une future bonne nuit de
sommeil. Les colis de livres sont rares. Il faut croire
qu’ils sont moins demandés que d’autres marchan-
dises. Alors, il en a récupéré plusieurs, par précaution.

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Non seulement il ne veut pas être découvert,
comme cela lui est arrivé deux fois, mais il tient à mon-
trer par ce nettoyage qu’il n’est pas un de ces clochards
sales et dépenaillés n’ayant aucun respect pour autrui
et son labeur.

La première fois où il fut détecté puis extrait de sa


cachette, c’était en Alaska. Il avait mal estimé les
risques climatiques, et le froid glacial l’avait contraint
à trouver un moyen de se réchauffer. Il avait ouvert un
stock de radiateurs électriques en attente de livraison
pour une des villes pétrolières de la région, en avait
extrait un appareil énorme et lourd qu’il avait branché
sur une des nombreuses prises près de l’entrée du
dépôt. Hélas, la soufflerie de l’engin, fort bruyante,
avait alerté les vigiles. Arrêté, puis remis aux autori-
tés policières, il avait été renvoyé après quelques jours
vers Paris par le premier vol possible. C’était son bap-
tême de l’air en conditions normales de passager, et il
dut s’avouer qu’il en avait apprécié le confort, même
s’il savait qu’à l’arrivée l’attendaient les ennuis aux-
quels doit s’attendre tout passager clandestin.

La seconde fois, ce fut sous les tropiques. La chaleur


régnant sous le toit de tôle ondulée avait activé sa soif,
et n’ayant trouvé que des magnums de champagne
destinés à un hôtel de luxe de Moorea, il s’était rési-
gné à en ouvrir un, puis deux, puis il n’avait plus
compté. Quand il avait commencé à chanter à tue-tête,
trois cerbères en short et l’arme au poing l’avaient al-
longé sur une civière et il s’était réveillé dans une
chambre d’hôpital, sous le regard noir d’un policier

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posté au pied du lit. Le retour, là aussi, se fit en avion,
et l’arrivée sous escorte enluminée de gyrophares.

Désormais, il est d’une grande prudence. Voyager


n’est pas de tout repos, surtout dans ces conditions.
Néanmoins, il s’y est bien habitué. Comme en toute ac-
tivité, expérience et réflexion vont de pair. Ainsi, sa-
chant qu’il peut lui arriver de passer plusieurs fois par
les mêmes lieux de tri, il a, sur son petit carnet, noté
l’essentiel : heure des rondes, nature des marchandises
transitant habituellement afin de prévoir son ravitail-
lement, durée des opérations d’arrivée et d’expédition.

Parfois, il mentionne aussi les bruits. Il lui arrive,


lors d’un premier passage, de ne pas identifier l’un
d’entre eux. Un stationnement plus long, ailleurs, per-
met souvent de comprendre la nature de ce bruit. Re-
connaitre les pas d’un chien de garde est essentiel,
comme distinguer entre les ronflements de moteurs
ceux des camions venant chercher leur cargaison de
ceux des voitures simplement garées à proximité pour
diverses raisons : amoureux cachant leurs ébats,
ivrognes finissant une soirée arrosée, dealer de coke
attendant le client ou passant satisfaisant une envie
d’uriner urgente.

Il relève aussi les horaires et les dates. Inutile de


s’angoisser si l’arrivée a lieu un vendredi soir dans cer-
tains pays. Il sait alors qu’il dispose d’un week-end
tranquille, alors que, dans d’autres régions, le trafic
n’ayant pas de cesse, il doit alors user de la plus ex-
trême vigilance.

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Cette nuit, il sait qu’il est à Munich et que c’est la
période de la fête de la bière. Il préfère le vin, c’est une
chance d’en avoir trouvé un plein chargement. Il en-
tend les échos de cette « bierfest » jusqu’ici, alors que
le centre de la ville est fort loin. Sans doute ces agapes
sont-elles dispersées aux quatre coins de l’aggloméra-
tion, et des fêtards, à quelques mètres du hangar où il
dîne, sont-ils en train d’ingurgiter des litres de bière et
des kilomètres de saucisses en braillant des couplets à
la gloire des dieux du Walhalla !

Leurs chants forment un brouhaha lointain, ponc-


tué de cris et de rires, amorti par les murs en béton.
Ces noceurs ne le gêneront pas, lui apportant juste ce
qui lui suffit de présence humaine pour ne pas se sen-
tir abandonné ; et il ne les gênera pas, puisqu’ils igno-
rent son existence.

Il a de cette manière visité maintes contrées. Il en a


noté les caractéristiques sur son calepin. Italie : péta-
rades de scooters, échanges verbaux sonores, et un dé-
licieux rouge « lambrusco » suivi d’une « grappa
passione nera » en même temps que la lecture du
« Baron perché » d’Italo Calvino ; Hongrie : silence
total assez rare, froid aux senteurs automnales – la
forêt devait être proche – et dégustation de caviar, pen-
sées solitaires avec « Le refus », d’Imre Kertész, une
nuit mémorable ! Arabie saoudite, USA, Québec, Ve-
nezuela… Il y en eut beaucoup d’autres. Des milliers
de souvenirs pour les longues soirées du retour.

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Il a terminé son repas, rangé dans la pochette pré-
vue à cet usage son matériel, jeté le verre dans une
poubelle. Vont suivre une ou deux heures de lecture,
dans la paix étrange de ce dépôt du bout du monde.
C’est toujours le bout du monde : s’il est pris, il sera
renvoyé à son pays d’origine, comme s’il n’avait ef-
fectué qu’un aller-retour. Nul ne sait par quelles routes
il est passé, dans quel camion, sur quelle plateforme
de train, dans quelle soute de navire il a dormi, en at-
tendant le prochain hangar, le futur centre de triage.

Avant l’aube, il va devoir, une fois de plus, modifier


ou changer les étiquettes de destination. Il a besoin de
peu de choses : de la colle, des étiquettes vierges, un
marqueur, et surtout, un atlas comportant les princi-
pales lignes de cargos, les grands axes routiers, les che-
mins de fer principaux. Il lui suffit alors d’indiquer
l’adresse d’un expéditeur, la sienne étant la plus sim-
ple solution (ainsi, en cas de perte, sera-t-il retourné à
domicile) et celle d’un destinataire. C’est toujours un
nom approximativement possible : Smith aux Etats-
Unis, Tshin tao au Japon… une adresse tout aussi fan-
taisiste, et un « via ». C’est ce « via » le plus important,
indiquant où se fera le tri, et donc où il sera dans un
jour, deux jours, selon la distance à parcourir. Via
Bruxelles pour une pseudo-livraison en Belgique est
évident. Moins évident pour la Mandchourie ou le Ka-
zakhstan, c’est à ce moment que l’atlas – de poche – a
son importance.

Cela ne va pas sans petits inconvénients. Quelle si-


tuation et quelle aventure, aussi agréables que bien

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préparées soient-elles n’ont pas leurs revers, comme
les rêves les plus beaux ont les leurs ? Au nombre de
ces inconvénients, il doit compter avec l’élément hu-
main. Même les meilleurs transporteurs, malgré les an-
notations « haut » et « bas » en lettres rouges, oublient
parfois d’en tenir compte, et tout le voyage en est per-
turbé. Même les plus soigneux des dockers montrent
de temps en temps une brutalité que l’indication « fra-
gile » ne tempère pas ; la vie et ses aléas provoquent
chez les hommes des sautes d’humeur explicables
sinon excusables.

Certaines nuits, il avait dû trouver une cache en ca-


tastrophe. Alerté par des chuchotements, il était par-
venu à chaque fois à se dissimuler soigneusement,
parmi les centaines de caisses formant son habitation
labyrinthique. Il avait eu le temps d’apercevoir des
hommes cagoulés, armés de pieds de biches : des cam-
brioleurs ! Ceux-ci ne l’avaient pas vu, mais il appré-
hendait qu’eux ne soient découverts ! Il imaginait déjà
la police, les ordres, la tentative de fuite, la confusion,
l’arrestation, l’embarquement avec ces malfrats
comme s’il était l’un de leurs complices, introduit dans
la place afin de leur faciliter la tâche ! Et les consé-
quences évidentes : condamnation, prison, et autres at-
tentions délicates de la justice du pays d’accueil.

Par chance, ni eux ni lui ne furent jamais arrêtés


dans ces conditions humiliantes.

Un autre inconvénient est de taille. Doublement de


taille ! Il est facile d’imaginer qu’afin de ne pas

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éveiller l’attention, il ait fabriqué un colis de la forme
la plus ordinaire, soit un parallélépipède rectangle
comportant un système discret d’aération, et dont l’in-
térieur reste suffisamment matelassé pour les longues
distances. Or, il existe des cotes internationales exi-
geant qu’on ne puisse confondre une telle caisse avec
un cercueil, dont le transport obéit à des normes pré-
cises et très différentes.

Heureusement, si elle doit être plus courte, cette


caisse peut être beaucoup plus large, et il a donc pu en
aménager une partie afin d’y ranger quelques vête-
ments et un nécessaire de toilette. Il lui a fallu calculer
au plus juste, pour des raisons de poids, tout en fai-
sant en sorte que rien ne bouge et n’alerte les services
de sécurité des gares, ports et aéroports. Il a, en consé-
quence, abandonné le vieux réveil auquel il tenait, un
souvenir de famille, afin que son tic-tac ne laisse sup-
poser qu’une bombe n’y soit prête aux pires ravages
terroristes !

Le dernier inconvénient, il n’est pas des moindres,


vient donc de ce format de caisse. A force de s’y replier
des heures et souvent des jours durant, il a développé
des déformations qui lui font une silhouette digne de
Quasimodo, et une propension certaine à la phobie des
espaces restreints.

Devenant plus petit à la suite de ces positions re-


pliées, il tient moins de place dans la caisse. Or, s’il
n’est pas parfaitement calé contre les parois, les chocs
lui occasionnent des hématomes tels qu’il lui faut

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d’urgence trouver une palette portant des médica-
ments avec une pommade adéquate.

Il va donc falloir qu’il emplisse sa boîte d’une nou-


velle doublure, ou qu’il en échafaude une autre, plus
petite. Il faut qu’il réfléchisse.

Surtout s’il veut continuer ses pérégrinations. Il va


devenir de plus en plus ramassé.

« On ne peut vouloir faire du tourisme autour du


monde sans bourse délier et sans petits risques consé-
quents, se résigne-t-il. Surtout quand on voyage à l’in-
térieur de son bagage ! »
LE MARCHEUR
En le regardant s’éloigner, puis disparaître en haut
de la côte, chacun se disait qu’il fallait être fou pour
entreprendre pareil voyage. Surtout qu’on ne lui avait
jamais connu de goût pour l’aventure. On le pensait
casanier, sortant peu et ne voyant personne. On ne
connaît pas les gens, pensèrent les gens. Depuis sa par-
ticipation au marathon local, il se prenait peut-être
pour Mimoun ?

Certes, il avait tout préparé dans les moindres dé-


tails : sac à dos spécial, vêtements, ustensiles adaptés
à une si vaste entreprise, onguents et pommades pour
les pieds, et tous les visas et documents nécessaires.
Certes, il s’était entraîné tout l’hiver. On avait pu le
voir, chaque matin, partir d’un pas vif pour un circuit
que lui seul connaissait. Il n’en revenait que le soir,
fourbu semblait-il, mais un large sourire accompa-
gnant le salut rituel aux voisins intrigués. Certes, il
possédait cartes et itinéraires, les avaient étudiés, ainsi
que tous avaient pu le constater lors des conférences
qu’il avait données afin de financer son aventure. Mais
vouloir effectuer le tour du monde en solitaire, à pied,
en passant par le maximum de pays, d’ouest en est,
sans jamais utiliser un quelconque véhicule relevait du
coup de folie ! Seule la traversée de l’Asie à l’Amérique
se ferait en bateau.

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« Je ne marche pas sur les eaux, disait-il pour dé-
tendre l’atmosphère quand un quidam évoquait ce
problème. Et j’en profiterai pour me reposer. »

Il vivait seul. On ne lui connaissait pas de famille,


pas d’épouse ou d’enfants. Il ne laisserait donc derrière
lui que ses voisins, quelques vagues amis et son per-
cepteur, lequel ne s’inquiétait pas de ce contribuable
dont la seule fortune était une indemnité de chômage
impossible à imposer.

Sa petite maison, héritage sans grande valeur de pa-


rents sans fortune, se dissimulait au fond d’une clai-
rière cernée de futaies serrées et d’une clôture en
interdisant l’entrée. Depuis toujours, il y avait vécu en
solitaire, et nul ne s’étonna qu’il veuille accomplir son
voyage de la même manière.

Quand on lui avait demandé s’il voulait faire passer


un message, du genre défense de l’environnement, des
espèces en voie de disparition, couche d’ozone en
berne ou pollution des mers, il avait souri sans répon-
dre. On en avait déduit tout et rien, selon les idées des
uns ou des autres. Si bien que lorsqu’il fut prêt, une
petite foule dépareillée d’écologistes de toutes obé-
diences, d’anarchistes communautaires, de voyeurs et
de badauds, de représentants illuminés de quelques
sectes, de philistins rigolards et de journalistes en mal
de copie et d’images, vint assister à son départ, à la
sortie du village.

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Puis, quand il eut disparu derrière la colline, cha-
cun rentra chez soi. Il avait promis de donner des nou-
velles, il suffisait d’attendre.

Une semaine passa. Déjà, les commères, dans la file


d’attente de la boulangerie, ne parlaient plus de lui. Le
temps et les nécrologies occupaient de nouveau les
conversations.

C’est alors qu’un article parut dans le journal local,


annonçant : « Des nouvelles du voyageur solitaire ». Sui-
vait un court texte, expliquant qu’il avait envoyé une
photo depuis une étape qu’il faisait en Beauce. On le
voyait, en effet, posant devant une moissonneuse-
batteuse, près d’un champ de blé rasé par la machine.
Il n’est que là, s’étonnèrent les matrones, qui n’avaient
de la géographie qu’une idée fort imprécise. Heureu-
sement, le journaliste, prévoyant, avait joint une carte,
avec le kilométrage. Les calculs furent vite faits. 300 ki-
lomètres en sept jours… Il marchait vraiment beau-
coup. On prit alors la mesure de son ambition. A ce
rythme, sans repos, combien lui faudrait-il de jours, de
mois, voire d’années, pour effectuer le tour du
monde ? Même l’instituteur s’empara des chiffres, afin
d’en faire un problème que ses élèves se seraient bien
passés de résoudre.

Mieux, ou pire, selon les points de vue, ce même en-


seignant, décidément inspiré, décida d’utiliser le
voyage du héros local pour apprendre la géographie
de la planète à ses surdoués et à ses cancres. Il acheta
un planisphère, l’accrocha au mur de la classe, y planta

- 37 -
un drapeau vert à l’emplacement du village, et un
autre, rouge, figurant la première étape.

La mode était lancée ! Les parents, soudoyés par


leur progéniture, voulurent avoir la carte. On discuta
Mercator, géodésie et GPS dans les foyers. Bientôt, le
libraire se déclara en rupture de stock. L’inspection
académique, trouvant l’idée intéressante, en fit la pro-
motion, et toutes les écoles du canton, puis du dépar-
tement, commandèrent la carte murale et les petits
drapeaux, faisant la fortune inespérée d’un imprimeur
de la région.

Le récit de la seconde étape arriva par internet. Le


héros marcheur venait d’arriver en Bourgogne, où il
comptait participer aux vendanges afin d’augmenter
quelque peu son pécule. Là, pas de photo, mais un
récit de quelques rencontres sur le chemin, depuis un
vagabond errant sans but jusqu’à un voyageur à la
mode de Robert-Louis Stevenson, avec un âne poite-
vin, en passant par un moine accomplissant le pèleri-
nage vers Saint-Jacques de Compostelle. Une mine
pédagogique pour les écoles et leurs planisphères,
même si certaines occultèrent le pèlerinage en vertu
d’une laïcité pure et dure. Par contre, les vendanges
eurent leur heure de gloire, malgré la campagne anti-
alcoolique officielle. Il n’est pas jusqu’à la dictée qui
n’en rendit compte, par un texte de Balzac, cet ama-
teur averti de Vouvray et de Vins cuits.

L’hiver vint, sans qu’on ait de nouvelles. L’institu-


teur allait se décider à abandonner son projet, les

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commères avaient depuis belle lurette repris les papo-
tages habituels, quand arriva le troisième courrier. Il
était en Autriche ! Comme la fois précédente, internet
avait servi de média. La photo n’était pas très bonne.
On peinait à le reconnaitre, devant un paysage de
montagnes enneigées qui auraient pu être n’importe
quelles autres montagnes. Toutefois, après une obser-
vation attentive, on décela des indices certifiant l’ori-
gine de la vue. Une institutrice en retraite, qui avait
beaucoup voyagé, découvrit qu’il s’agissait sans erreur
possible du Grossglockner, un sommet du Tyrol.

La bibliothèque municipale dut acheter quelques


ouvrages supplémentaires afin de satisfaire les nom-
breuses demandes sur le sujet, et les agences de
voyage enregistrèrent dix fois plus de réservations que
les saisons précédentes. L’Autriche allait faire fureur
l’été prochain ! Les mauvaises langues prétendirent
même que le fameux marcheur était de mèche avec
une agence de tourisme tyrolienne. Il n’était pas là
pour démentir, et la rumeur alla son petit bonhomme
de chemin avant de se noyer dans d’autres cacopho-
nies villageoises.

Puis, de semaines en semaines, arrivèrent d’autres


nouvelles. Il n’était guère prolixe quant à lui-même. Il
commençait toujours ses messages par la même for-
mule : « Salut du marcheur autour du monde ! » et
terminait par la même formule : « Salut à tous et à
bientôt ! » Entre les deux, quelques lignes sur les pay-
sages, le temps, les distances. Peu de choses sur les
gens rencontrés. Quelques commentaires à propos des

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sites les plus touristiques, quelques mots sur sa santé,
toujours bonne. Ses admirateurs devaient s’en conten-
ter. Certains avaient déserté, trouvant que l’aventure
manquait… d’aventures ! Les plus fervents répli-
quaient qu’il ne devait guère avoir le temps d’écrire,
qu’il se rattraperait au retour. Certains, jouant les
« bien informés », évoquaient l’écriture d’un livre, le-
quel aurait immanquablement un énorme succès. La
plupart attendaient, en fixant les petits drapeaux sur la
carte dont les couleurs commençaient à pâlir.

Les écoliers avaient, eux, perdu patience depuis


longtemps, et se préparaient aux grandes vacances
avec plus d’ardeur qu’ils n’en mettaient à étudier la
Hongrie, prochaine étape probable de l’infatigable
marcheur.

On fêta discrètement la première année de l’aven-


ture, d’autant plus discrètement que plus rien n’était
parvenu depuis des semaines, et que la crise écono-
mique mondiale occupait les esprits et les discussions.

On l’avait presque oublié quand des estivants vin-


rent raconter que, passant près de sa bicoque à la nuit
tombée, ils avaient cru voir de la lumière filtrant au
travers des persiennes. On commença par se deman-
der pourquoi ces touristes avaient pénétré dans le bois.
On savait que le tout était entouré de haies, de clôtures
barbelées, et qu’ils n’avaient pu y entrer qu’en fran-
chissant la barrière malgré la pancarte « propriété pri-
vée » fixée au tronc d’un chêne. Ils prétendirent s’être
égarés lors d’une promenade nocturne. C’était bien

- 40 -
une occupation de touristes, pensèrent les habitants du
village : se promener la nuit !

Néanmoins, les gendarmes effectuèrent une ronde


le lendemain. La barrière était fermée, ils aperçurent
les volets toujours clos, et aucune trace d’infraction.
L’herbe avait poussé dans le sentier, et se dressait,
drue, sans marque de passage. Ils en conclurent qu’il
n’y avait pas lieu de conclure, et notèrent sur leur car-
net de bord : RAS.

On oublia l’incident, puisqu’incident il n’y avait


pas. Peut-être quelques passants, au cours des jours
suivants, ralentirent-ils et jetèrent un œil rapide. Ils ne
virent rien que le bois dense, se disant qu’il devait y
avoir quantité de gibier réfugié dans ce havre cham-
pêtre, un bonheur de chasseur hélas interdit.

Quand parvint une photo sur laquelle on le distin-


guait devant une yourte, il était en Mongolie et la ren-
trée scolaire avait au lieu depuis plusieurs semaines.
La carte délaissée avait perdu quelques drapeaux, et
l’instituteur, nouvellement nommé, pensa qu’il ferait
bien de retirer du mur ce qui n’était plus qu’un sou-
venir de l’année précédente. Aucun des élèves, tous
nouveaux dans cette classe, n’avait participé aux tra-
vaux oubliés. Peut-être Jojo, redoublant discret et va-
leureux joueur de billes, en avait-il gardé quelques
souvenirs ? Prudent, il n’en dit rien.

Le libraire se mit à chercher comment se débarras-


ser sans perte des planisphères invendus. Un vide-

- 41 -
grenier serait le bienvenu, ou une opération de solde.
Il hésitait. Et si le marcheur, soudain, retrouvait un peu
de célébrité ? Il décida de garder son stock. On ne sait
jamais !

Hélas, les mois qui suivirent lui donnèrent tort. Au-


cune nouvelle ne parvenait plus à la rédaction du jour-
nal. Les supporters les plus enthousiastes s’en
émurent. Et si leur héros avait eu un accident ? S’il était
blessé ? Gisant au fond d’une ravine ? Enlevé par une
horde sauvage dans un de ces pays perpétuellement
en guerre ? Tué par l’explosion d’une bombe dans un
attentat ? Ou victime d’une de ces maladies innom-
mables, grippe aviaire, paludisme, malaria, ou infecté
par quelque virus mutant inconnu ? Ou emprisonné
sans raison dans une geôle effroyable ?

Il fallait savoir ! Alors, on créa une association. On


alerta les médias. On écrivit au ministre. On s’adressa
aux ambassades, aux consulats. Interpol fut interpellé.
Des avocats, pressentant l’affaire juteuse, se déclarè-
rent prêts à aider les recherches. Des concerts de sou-
tien s’organisèrent, des tee-shirts s’imprimèrent avec
la seule et dernière photo du disparu marchant en haut
de la côte, des badges, des autocollants furent vendus,
distribués, une marche silencieuse battit le pavé pari-
sien. Une industrie naquit. Des interviews de voisins,
de cousins lointains qui ne l’avaient jamais connu fu-
rent diffusées. Le président déclara suivre l’affaire
avec toute l’attention qu’elle méritait. Ce qui ne l’en-
gageait à rien, mais aida sa cote à remonter dans les
sondages alors qu’elle était dramatiquement basse.

- 42 -
Puis, peu à peu, la fièvre retomba. Des psycho-
logues expliquèrent comment faire le deuil ; en milieu
de nuit une dernière émission télévisuelle l’évoqua ;
puis, le silence remplaça le tumulte.

Ce fut Jojo, passionné d’école buissonnière, qui


donna l’alerte. On le vit accourir dans la grande rue en
criant :
—Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! Il est revenu !

Il était si ému et si pâle que personne ne songea à


lui demander ce qu’il faisait à courir et crier ainsi en
plein après-midi au lieu d’être à l’école. Il bafouillait :
—C’est lui, j’en suis sûr, je l’ai vu…

Alertés par une commère, les gendarmes arrivèrent,


embarquèrent Jojo dans leur camionnette en lui di-
sant :
—Montre-nous où tu l’as vu !

Il leur expliqua.
C’est ainsi que, suivi de quelques curieux, ils dé-
boulèrent à l’orée du bois. Ils virent les traces de pas.
—C’est toi qui est passé là, Jojo ?
Le coupable hocha la tête.
— Et tu l’as vu où ?
Jojo montra la maisonnette.
—Ah, dit le brigadier. Chez lui ?
Jojo acquiesça.
—Allons voir !

Ils entrèrent.

- 43 -
La porte de la bicoque était fermée à clé. Un gen-
darme s’approcha d’une fenêtre où un volet était en-
trouvert. Il mit sa main en visière, se pencha. Il
murmura :
—Nom de Dieu !

Les rats s’enfuirent à l’entrée de la maréchaussée.


L’homme gisait, au milieu d’un fatras de livres de géo-
graphie ouverts, du manuel d’un logiciel de traitement
d’images, devant un écran d’ordinateur éteint. La dé-
composition avait commencé ses ravages. Des boîtes
de conserves vides, jetées aux quatre coins de la pièce,
empestaient autant que le cadavre affalé dans le fau-
teuil. Un sac à dos béait près d’un Atlas ouvert à la
page de la Chine. Sur le mur, en face, un planisphère
couvert de chiures de mouches portait quelques dra-
peaux aux couleurs fanées.

Sur la grande table envahie de documents et de ro-


gatons, près de sa main tenant encore le stylo, une
feuille blanche portait l’inscription :

« Vous aussi, vous avez marché ! »


TRAIN-TRAIN
Un gigantesque grouillement alternatif a envahi les
quais.

Parmi les dizaines d’autres voyageurs filant à toutes


jambes, il est un des rares à ne pas montrer un quel-
conque état d’urgence. Il y a ceux qui arrivent, ceux
qui partent, ceux qui restent, un peu en retrait de la
marée, ceux qui ne se décident pas encore au départ et
se laissent bousculer par le ressac ; il y a un couple en-
lacé dont la femme pleure ; il y a deux vieillards épui-
sés, hagards, se protégeant l’un l’autre, leur valise en
guise de rempart dérisoire ; trois soldats armés vigipi-
ratent d’un regard las d’éventuels terroristes ; et lui,
un reste de pain emballé dans du papier et un journal
dans une main, un attaché-case dans l’autre, marchant
d’un pas paisible, avec l’air détaché de celui qui sait
où il va.

Il sait. Ce n’est pas la première fois qu’il prend ce


train dont il vient juste de descendre, le temps bref
d’acheter ce sandwich et une canette de bière. La mal-
lette métronome lentement au bout de son bras droit.
Il grimpe dans le wagon, entre dans le compartiment,
repère sa place, inoccupée, avance entre les rangées de
sièges, s’assoit, allonge les jambes, soupire d’aise, pose
la mallette à son côté et déplie le journal.

- 47 -
Les nouvelles du jour ne l’intéressent pas plus que
celles de la veille, et celles du lendemain ne l’intéres-
seront pas davantage. Mais il est un voyageur, et cette
situation particulière lui impose de feuilleter le jour-
nal, d’en mimer la lecture avant de l’abandonner
négligemment sur le siège quand il se préparera à des-
cendre, plus tard, au terme provisoire de son voyage.

Une secousse l’avertit. Le traditionnel coup de sif-


flet rebondit sous les voûtes de la gare. Il jette un coup
d’œil vers le quai. Il aperçoit quelques bras qui s’agi-
tent en au revoir inaudibles, le couple qui se désenlace
et l’homme qui court et saute sur la marche juste avant
que ne se referme la porte. Tout est en ordre. Dans
quelques instants passera le contrôleur, qui ne remar-
quera pas ce voyageur dont il a déjà vérifié le billet
dans l’autre sens, trop occupé à détecter le fraudeur
dont chaque passager est selon lui un exemplaire po-
tentiel.

Personne n’est venu occuper le siège à son côté. Il


n’aura pas à supporter une conversation que, de toute
manière, il n’aurait pas encouragée. Il pourrait ouvrir
sa mallette, en extraire un dossier, poser celui-ci sur la
minuscule tablette et paraître s’intéresser à son conte-
nu. Plus tard. Le trajet est long, et il aura bien le temps.
Pour le moment, il appuie la nuque contre le haut du
siège, ferme à demi les yeux. Il ne s’assoupit pas. Par
les minces fentes que laissent ses paupières, il observe.

Il reconnaît le représentant de commerce, vins


et spiritueux, assurance-vie ou informatique, qui

- 48 -
parcourt un catalogue et tourne les pages d’un index
régulièrement humecté d’une langue rapide. Ce n’est
pas celui du voyage « aller », ce n’est que son double.
A moins que ce ne soit l’inverse. Lequel est le clone de
l’autre ? Il en est de même pour ces deux cadres en cos-
tumes gris, des assureurs ou des employés de banque,
pour cette mère encombrée de sacs qu’elle n’a pas
réussi à caser, pas plus qu’elle ne parvient à se faire
entendre des deux mouflets braillards qui cavalcadent
dans l’allée : ils sont de l’aller, ou du retour, quelle dif-
férence ?

Il repère aussi ce type inclassable, seul, qui ne parle


à personne, qui ne lit aucun livre ou journal, qui fixe
d’un air absent la cloison des étagères porte-bagages à
l’extrémité du wagon. Et ces trois Japonais, à moins
qu’ils ne soient chinois, ou coréens, chacun manipu-
lant de doigts experts une console de jeux électro-
niques. Et ces trois jeunes filles, bavardes, rieuses,
accrochées à leurs téléphones portables, commentant
leurs amourettes ou leurs aventures de la veille et ima-
ginant celles du lendemain. Et ce petit vieux tassé
contre la vitre, serrant contre lui un sac informe
comme un naufragé sa bouée après le naufrage.

Il se laisse aller. Un petit somme ne peut nuire. Les


boggies ne tressautent plus comme ceux des trains
d’autrefois, l’air climatisé est agréable, un sifflement
feutré se pose sur la moquette, de temps en temps le
chuintement de la porte précède le grondement venant
du sas d’entrée, quelqu’un sort, quelqu’un entre, le si-
lence revient. Il s’endort.

- 49 -
Quand il se réveille, une semi-obscurité règne dans
le wagon. Les enfants ne galopent plus, les gamines
ont fermé leurs téléphones, les Japonais papotent à
voix basse et la mère de famille chuchote sa vie au
papy somnolent. Il regard sa montre. Encore deux
heures avant l’arrivée. Il lève le bras, atteint l’inter-
rupteur, le pousse. Le spot éclaire la tablette où il a
posé le dossier fermé. Il s’étire discrètement. Baille. Se
frotte les yeux. Il se dit que ces voyages sont plus fati-
gants qu’il ne l’avait imaginé. Il aimerait quitter ses
chaussures.

Quand il avait décidé – c’était dans une autre vie,


pense-t-il – d’utiliser le chemin de fer pour ses dépla-
cements, c’était d’abord pour des raisons de fiabilité.
Presque toujours à l’heure, et même en cas de retard,
cette possibilité de rester assis à ne rien faire qu’atten-
dre l’avait séduit. Pour des raisons de sécurité, égale-
ment. Peu d’accidents, en tout cas beaucoup moins
qu’avec une voiture, beaucoup moins graves qu’en
avion. Sans compter que l’avion ne pouvait se prati-
quer aussi simplement que le train. Réserver, s’enre-
gistrer, présenter sa carte d’embarquement, que de
temps perdu. Pour des raisons de discrétion, aussi.
Perdu dans la foule, anonyme, voyageur parmi les
voyageurs, pas de carte d’identité à exhiber, pas de
permis de conduire, seulement un ticket à acheter à
une machine dans un hall plein de courants d’air avant
de l’introduire dans une autre machine y laissant une
marque qu’une machine humaine, appelée contrôleur,
vérifierait peut-être au cours du trajet. Aucun bavar-
dage, que de l’utile.

- 50 -
Cette pensée le ramène au présent. Personne n’est
encore passé lui demander son billet. Il arrive que
l’homme ne vienne pas, retardé par un autre voyageur
démuni de sésame, et auquel il faut faire payer, cher,
l’oubli, ou le retard n’ayant pas permis l’achat avant
le départ. Ou qu’un groupe turbulent et chahuteur ne
nécessite une intervention plus musclée, à l’aide d’un
second contrôleur appelé d’urgence, voire un arrêt
dans une gare où attendent des policiers armés
jusqu’aux bouts des doigts de pistolets électriques, ma-
traques et autres instruments favorisant la négociation
avec les perturbateurs.

Il irait bien jusqu’au wagon-bar. Il hésite à aban-


donner sa sacoche, dont le contenu, s’il n’a rien de pré-
cieux, est pour lui plus important que la seule
apparence d’un dossier composé de feuilles blanches.
Si un quelconque malappris le lui volait, il serait
obligé, à la gare d’arrivée, de sortir afin d’acheter un
nouveau matériel, risquant fort de rater son train de
retour.

Et cela, il ne pouvait se le permettre ! Il est essentiel


pour lui de revenir au plus tôt. Un aller-retour est un
aller-retour !

Il reste donc assis, jetant un regard sur le journal re-


plié, posé sur le siège voisin. Il est rare de parcourir un
aussi long trajet sans qu’un importun ne s’installe à
son côté. Il se remémore alors qu’il a pris un « direct »,
et qu’il n’y a pas d’arrêt entre la gare de départ et celle
d’arrivée, et que c’est pour cette raison qu’il a choisi ce

- 51 -
train. Ce qui remet en question l’hypothèse du retard
de contrôle conséquent à un arrêt en cours de route.
Peu importe, il est en règle !

Il n’est pas, en effet, de ces tricheurs qui sautent les


portiques du métro, qui se glissent d’un wagon à l’au-
tre pour échapper à l’agent de la SNCF, qui s’enfer-
ment dérisoirement dans les toilettes croyant par ce
subterfuge se faire oublier, qui prennent un air étonné
en farfouillant dans leurs poches où ils savent pour-
tant que ne s’y cache aucun billet, qui ameutent la
foule quand ils sont pris en défaut et doivent montrer
leurs papiers. Non. Lui use sans rechigner des distri-
buteurs, composteurs et autres machines ferroviaires
vérificatrices. Lui n’est pas ici par plaisir, mais par né-
cessité, et n’entend pas qu’une maladresse ou un oubli
vienne perturber le bon déroulement du voyage. Lui
descendra, tout à l’heure, en paix avec lui-même et
avec les règles de la société, en gare d’arrivée.

La vie reprend peu à peu dans le wagon. Les lu-


mières s’allument au-dessus des têtes, les voix se font
plus fortes, tandis que, dehors, où il évite de regarder
inutilement, la nuit vient de tomber. Les allées et ve-
nues vers les toilettes se font plus fréquentes, comme
si l’imminence de l’arrivée provoquât des urgences
jusqu’ici retenues. La porte de communication ne cesse
de s’ouvrir et se fermer. Il a bien fait de choisir cette
place au milieu, également éloignée des deux extré-
mités où les bruits sont plus fréquents.

- 52 -
L’homme au regard fixe n’est plus là. Ni la femme
et ses enfants. Elle a dû charroyer ses sacs pendant
qu’il dormait. Il l’aperçoit, les jambes encombrées par
ces bagages de pauvre et ses mioches agités, dans le
sas donnant sur la sortie. Elle doit angoisser à la pers-
pective de ce prochain arrêt. Et si elle n’avait pas le
temps de tout descendre, si un de ces sacs restait dans
le train ou si un des enfants se trouvait par mégarde
enfermé dans les toilettes, juste avant l’arrivée, ou si
l’un de ces deux-là tombait en descendant, et qu’elle
ne puisse empêcher qu’il ne passe sous la rame, elle
voit déjà le sang, les vêtements échappés du sac et ré-
pandus sur le quai, les autres voyageurs criant, la
montrant du doigt, mère indigne, le sifflet du chef de
quai ordonnant le départ malgré l’accident…

Il sourit de sa propre imagination. Elle ne pense


rien, elle attend, simplement. Comme lui. Elle aussi
passe sa vie à attendre. Elle espère une vie meilleure,
peut-être, lui espère un train de retour, ou un train de
départ, quelle différence ? Et l’autre, l’inquiétant au re-
gard vide, qu’attend-il ? Probablement rien, ayant tout
perdu, tout oublié, rien compris, mais qu’y a-t-il à
comprendre ? Au moins, monter dans un train a-t-il
un sens, celui de la marche ! C’est pourquoi il ne s’as-
soit jamais dans l’inverse de la direction du train, mais
toujours de manière à être en accord avec la machine.
Car seule la machine ne perd pas le sens, le bon sens.

Il entend sonner les téléphones. Les jeunes filles re-


nouent, elles aussi, avec leurs appareils. Elles vont des-
cendre, elles se lèvent, rient, se bousculent, attrapent

- 53 -
leurs bagages dans les casiers, s’approchent de la sor-
tie. D’être en groupe leur évite cette peur de l’inconnu
qui vous saisit avant un nouvel arrêt, et peut-être les
attend-on, d’autres jeunes gens, des amis, des amants,
des parents heureux de les retrouver, et elles ne sau-
ront jamais à quoi elles viennent peut-être d’échapper.

Il ne voit plus le représentant. S’il était allé, comme


il en avait eu l’envie un instant, jusqu’au wagon-bar,
sans doute l’aurait-il rencontré, appuyé sur le rebord
d’une table, regardant vers un monde extérieur défi-
lant trop vite pour signifier autre chose que sa propre
absence à cet univers. Mais il était resté assis. Et le re-
présentant ne l’avait pas regardé d’un œil sans éclat,
perdu dans un maelstrom de non-pensées effarant.

Des lumières à l’extérieur, le grincement métallique


des freins, la voix monocorde comme celle d’un dieu
hermaphrodite, surgie d’un invisible haut-parleur an-
noncent l’imminence de l’arrivée. Puis, ce sont des
éclairages jaunes, blancs, plus violents, des clignote-
ments de néons, des bâtiments vivement illuminés, le
crissement exaspérant du freinage pendant le ralentis-
sement, enfin l’immobilisation le long d’un quai en-
core désert. Le gris malgré les éclairages.

Le trio japonais (ou chinois, ou coréen) se lève d’un


bloc, se saisit de valises rigides couvertes d’étiquettes,
et file à l’indienne en direction de la sortie.

Il se lève. Prend son attaché-case, longe la rangée


de sièges. Comme d’habitude, il est le dernier à

- 54 -
descendre. Rien ne le presse. Sur le quai, les autres
voyageurs se hâtent vers la sortie. Il marche lentement,
il a tout son temps. Il croise les employés chargés du
nettoyage poussant leur chariot.

Quand il parvient dans la salle des pas perdus, il y


retrouve la petite foule habituelle, les yeux levés vers
les panneaux d’affichage où défilent les destinations
et les heures de départ. Il fait de même, bien que
connaissant parfaitement les horaires. Il vérifie le nu-
méro du quai. Celui-là même dont il vient.

Il a le temps d’un sandwich et d’une canette de


bière.

Puis, il reprendra la marche vers son wagon, doublé


par les autres passagers. Peut-être courra-t-il, ayant
trop traîné à manger et boire en achetant un journal.

Il croisera un couple enlacé dont la femme pleure,


quelques indécis hésitant à quitter pour de bon la ville,
noyés dans le flot, deux petits vieux perdus se proté-
geant mutuellement de la bousculade, un groupe de
jeunes gens bruyants, deux soldats le pistolet-mitrail-
leur en travers de la poitrine.

Il montera dans le wagon, vérifiera avec satisfac-


tion que sa place est disponible, juste au milieu, loin
des extrémités où le chuintement des portes est tou-
jours aussi exaspérant…
LE PARFUM DU LILAS
DANS LA NUIT
C’est une histoire qui tourne sur elle-même, comme
ce vieux manège oublié dans un coin de la mémoire,
un vieux manège peint de carmin et d’or, avec les mi-
roirs au tain écaillé, de fausses pointes de diamant
dans lesquelles joue la lumière, son pompon rouge
qu’agite le forain sous le nez des enfants, et on y voit
justement des enfants rieurs assis sur des animaux de
bois, montant et descendant, au rythme mélancolique
d’un limonaire, quand passe le musicien et son instru-
ment, chantant de sa voix gouailleuse les couplets des
amants séparés, et pleure devant ce manège une jeune
fille vêtue d’une robe légère de voile fleuri, et s’éloigne
un jeune homme à grands pas énergiques, de colère
peut-être et on ignore pourquoi cette colère, et tout
cela sous ce soleil de juin, ces odeurs de lilas venues
d’un jardin voisin, invisible, et ne pas oublier la vieille
femme en noir, qu’on oubliera et qui s’éloigne, pas-
sante voûtée sous des années de rêves inaccomplis, et
des hommes rient, quelque part, assis autour d’une pe-
tite table ronde, ils trinquent à on ne sait quel bonheur
provisoire, une joie vaguement triste, ils se hâtent, ils
savent que cet instant partagé ne durera pas, ne re-
viendra sans doute jamais, eux qui vont partir tout à
l’heure, pour une guerre, une fuite, une destinée dont
ils ignorent encore s’ils y survivront, et la chaleur est
douce, annonçant l’été, les blés mûrs, les plongeons
dans les eaux fraîches de la rivière, et le musicien

- 59 -
tourne autour du manège, il s’approche de la jeune
fille en pleurs, semble ne chanter que pour elle la ri-
tournelle des amours mortes, ou celle de la fille de
nulle part oubliée sur une place, seule, que son amant
abandonne pour courir vers une plus belle, une plus
jeune, une plus riche, et quand le chanteur reprend son
souffle, c’est comme un temps suspendu, une attente,
et le manège ne tourne plus, les enfants crient et rient,
descendent et prient des mères bavardes d’encore pro-
fiter du vertige coloré, croquant une pomme d’amour,
et c’est alors que surgit une ronde bruyante et multi-
colore, qui s’en vient tourner à l’entour du manège,
une main tente de saisir celle de la jeune fille, elle se
refuse, replie son chagrin, dissimule son visage dans
la baptiste froissée, et pris dans le tourbillon des robes
et des chemises ouvertes sur des torses en sueur, le
musicien remet en marche son limonaire, et sa mu-
sique est comme un écho des cris et des chants, et de la
tristesse de celle qui pleure solitaire désormais devant
la manège dont a repris le tournoiement lent sous les
regards des mères aux mises en plis déjà défraîchies, et
le soleil haut dans le ciel rapetisse les ombres des ba-
raques foraines où s’agglutinent lanceurs de boules au
jeu de massacre, tireurs de pipes et buveurs de chopes
emplies d’or et de mousse avec cette buée de fraîcheur
tout autour du verre, et personne ne saurait répéter les
paroles de la chanson qui s’en va, cette Goualante du
pauvre Jean s’éloigne du manège où se diffuse en cra-
chotant, grinçant, un autre air passé de mode, on re-
connait un accordéon et la voix de Marguerite Monnot
en Irma la douce, ou est-ce Piaf, allez savoir, les buveurs
de bière rient très fort, choquent leurs verres en

- 60 -
trinquant à la paix du monde, aux jolies filles et à
l’amour, et les claquements secs des carabines accom-
pagnent leurs libations, depuis les stands où d’habiles
tireurs s’embarrassent de poupées de chiffons, d’ours
en peluche et de bouteilles de mauvais mousseux que
la chaleur débouche en geysers sucrés,

Et voici que le soir allonge les ombres sur le sol jon-


ché de fleurs fanées, d’emballages de bonbons, de
miettes de gaufres et des serpentins déchirés ; le ma-
nège n’a plus qu’une fillette en robe rose assise sage-
ment dans un cygne blanc dont la peinture s’écaille à
l’endroit où se posent habituellement les pieds des en-
fants ; installé sur un tabouret tripode semblable à
celui qu’utilisent les femmes quand elle s’en vont traire
les vaches à l’étable, le musicien compte son gain dans
le remuement métallique des pièces déposées au fond
d’une boîte à biscuits ; le limonaire geint un dernier
souffle, comme un vieux chien que la chaleur a épuisé
et qui attend patiemment que son maître lui offre sa
pitance ; les bruits de verres et de bocks reposés sur le
bois des tables, ceux des bouteilles qu’on débouche à
renfort de ahanements et de rires proviennent désor-
mais du café de la place ; le parfum du lilas, que les
odeurs de la fête n’occultent plus, se répand sur la
place, se faufile dans les rues et ruelles avoisinantes ;
une vieille femme, assise sur le seuil de sa demeure,
ferme les yeux et semble dormir ; l’ombre peu à peu
descend, les ombres se rejoignent pour ne plus former
qu’une masse grise qui va s’assombrissant, et la cha-
leur remonte du sol, comme si la terre produisait sa
propre chaleur et permettait aux humains de s’adapter

- 61 -
progressivement à la prochaine fraicheur nocturne ; la
jeune fille appuie ses reins contre le rebord de la fon-
taine, que la décrue de la foule permet d’apercevoir
maintenant, et son regard se lève vers un ciel mauve
strié de friselis orangés ; son pied droit trace dans la
poussière d’indéchiffrables signes circulaires ; un
groupe d’enfants surgit d’une venelle en criant, tra-
verse la place et disparaît de l’autre côté, entre le bis-
trot bruyant et éclairé de lampions en guirlande et la
vieille épicerie devant laquelle deux femmes âgées de
noir vêtues sont assises sur des chaises de paille et ho-
chent silencieusement leurs têtes coiffées d’un châle
noir.

Et maintenant, la nuit est là. Les trois réverbères


s’allument. Leurs taches jaunâtres éclairent les angles
des rues. Elles ne parviennent pas à dominer les lueurs
vives de la guirlande du bistrot. Sur la terrasse, les bu-
veurs baissent la voix. La silhouette de la serveuse
s’encadre dans la porte ouverte. Elle s’essuie les mains
dans son tablier. Puis, elle disparaît dans la salle. Des
bruits de conversation, quelques rires parviennent
jusqu’au centre de la place. Le manège est immobile.
Une à une, ses lampes s’éteignent. Le forain ferme sa
cabine, il a remonté le pompon rouge jusque sous le
toit et se dirige à pas lents vers le café. Les enfants ont
quitté la fête. On n’entend plus leurs cris et leurs éclats
de chansons. Des fenêtres s’éclairent, des volets se fer-
ment en grinçant. Sur le banc, sous le platane, le mu-
sicien range sa boîte, ferme le couvercle de son
instrument. La jeune fille pose ses mains de chaque
côté de ses hanches, elle s’appuie sur le rebord de

- 62 -
pierre de la fontaine. La fraîcheur s’installe douce-
ment, imperceptiblement. La vieille femme en noir est
presqu’invisible dans l’obscurité. Le ciel se pare de
couleurs étranges, des franges de brume y installent
des miroirs sans reflets, l’ocre dispute au violet les
longues traînées qui s’effilochent dans l’espace. Une
étoile naît, juste au-dessus du clocher, comme un signe
mystérieux dans le hasard du temps. Puis, une autre
clignote, et il n’y a plus de mystère que celui de l’im-
mensité inconnue. Un croissant de lune, échappé d’un
conte de fée, monte lentement dans ce ciel, et le
contraste de sa lumière obscurcit le ciel. La jeune fille
se redresse, tandis que le musicien, de l’autre côté de
la place, se prépare à partir en poussant son chariot.
Deux hommes, se soutenant mutuellement, sortent du
bistrot. Ils marmonnent des mots inaudibles qu’un
léger courant d’air emporte sans que ni la jeune fille ni
le musicien n’aient pu en saisir le sens. Très loin, une
hulotte appelle, un chien aboie, des voix résonnent, un
enfant pleure.

A ce moment, l’histoire pourrait basculer. Dans


cette paix, la jeune fille lèverait le regard, encore
embué de larmes, elle apercevrait l’homme au limo-
naire, et se souviendrait d’une vieille chanson, qu’elle
chantonnerait à voix basse, une vieille chanson qui di-
rait l’amour d’Irma et de Jean-le-fripé, et sans doute
serait-ce l’allure du musicien qui lui évoquerait ce
voyou tendre et drôle, et alors à son tour ce musicien
remarquerait cette jeune fille que la foule lui avait
jusqu’à cet instant dissimulée, il marcherait vers elle, et
lui se souviendrait de Mouloudji chantant « un jour tu

- 63 -
verras, on se rencontrera, quelque part n’importe où, gui-
dés par le hasard… » et il saisirait son limonaire, y in-
troduirait le carton perforé, et résonnerait sur la place
l’air mélancolique et le souvenir de la voix du chan-
teur, et les derniers buveurs sortiraient sur le pas de la
porte du bar, attirés par cette musique incongrue dans
la nuit, ils verraient ces deux silhouettes se rejoindre,
se prendre par la main et s’en aller ainsi sans se re-
tourner, et l’obscurité répandrait sur le village des fra-
grances de lilas, et une larme coulerait doucement sur
la joue de la vieille dame assise sur le seuil de sa mai-
son.

Mais l’histoire est autre. Toujours. Toute à son cha-


grin, la jeune fille ignorera le musicien, et celui-ci,
préoccupé de l’étape prochaine, partira sans la voir.
Elle pleurera encore longtemps son amour enfui, il ou-
bliera ce village dès le hameau suivant.

Et le manège, démonté dès l’aube, tournera long-


temps dans les mémoires avec les rires des enfants, les
espoirs inassouvis et le parfum du lilas dans la nuit.

3ème prix du concours de nouvelles 2009 de l’association « Du


Souffle Sous La Plume »
LE DERNIER VOYAGE
DE LÉON
Pour ton dernier voyage, mon vieux Léon, c’est un
sacré voyage. Tous les copains ont tenu à assister au
départ. Certains vont t’accompagner quelques pas,
d’autres iront jusqu’au bout avec toi. Il n’y a que Mi-
mile qui n’est pas là. A la maison de retraite, ils n’ont
pas voulu le laisser sortir pour l’occasion. Une vraie
prison, cet endroit. Tu as bien fait de refuser d’y aller
quand ils te l’ont proposé.

Je dois te dire qu’avec les copains, on a tout fait


comme tu l’avais demandé. Ça n’a pas été toujours fa-
cile. Surtout pour le cheval. Impossible de trouver un
propriétaire qui veuille bien nous en prêter un. Noir,
tu le voulais. Finalement, c’est l’équarisseur qui nous
a sauvés. Il avait un vieux canasson prêt pour l’abat-
toir, et dont les restes finiraient dans le crématoire.
C’est comme ça que j’ai découvert qu’il existe un cré-
matoire pour les bêtes. Comme pour les humains. A
cette petite différence : les bêtes, on les découpe avant,
et c’est justement le boulot de l’équarisseur.

Donc, nous voici. La rosse n’a pas très fière allure,


malgré le brossage et le drap noir qu’on lui a posé sur
le dos. Mais elle relève la tête, comme si elle savait que
pour ce dernier travail un peu de dignité est néces-
saire. Elle boite de la patte arrière gauche, et avance lé-
gèrement de travers. De temps en temps, quand elle

- 67 -
s’approche trop du bord de la route, Jojo tire sur les
rênes, et le convoi repart vers le milieu de la chaussée.

Jojo avait été palefrenier, dans une vie antérieure.


Sans toi, mon vieux Léon, personne ne l’aurait jamais
su. Ce n’est pas un causant, Jojo, tu le sais. Avec toi, ça
faisait deux silencieux un peu bougons dans le bistrot
du Félix, même pour la belote de l’après-midi. Félix est
là, lui aussi. Il a fermé son bar. Tu te rends compte : le
Café des tilleuls fermé ! Rien que pour t’accompagner,
mon vieux Léon ! Ce n’est pas demain qu’on reverra
un événement pareil.

Et moi, je cause, je cause, comme si tu pouvais m’en-


tendre ! Et si tu m’entends, tu dois bien te marrer.
L’Antoine, ce mécréant, qui marmonne des trucs dans
sa barbe, en suivant une charrette tirée par un canas-
son à moitié mort ! Te moque pas, Léon ! D’abord, ma
barbe, je l’ai lavée, peignée, ça faisait des mois que je
n’y touchais plus. Seulement de ce geste machinal de
la main quand je cherchais quel coup tordu tu prépa-
rais au cours de la partie de cartes méridienne. Alors,
la barbe ! Toi, évidemment, pour l’occasion, tu t’es fait
raser de près, coiffer, pomponner comme un vieux ca-
botin avant le dernier spectacle.

Je dois reconnaître que celui-ci ne manque pas de


panache. Du panache pour une vieille ganache, je t’en-
tends ricaner tout en marchant sous la chaleur. Tu au-
rais pu choisir un autre jour, voire mieux : une autre
saison. Mais non ! Monsieur Léon avait décidé que ce
serait le 5 août ! Je me souviens, quand tu en avais

- 68 -
parlé, tu hésitais encore entre ce jour et celui du 14 Juil-
let. Quand je t’ai dit que Léo Ferré avait choisi le 14
Juillet, alors, tu as répondu : « Je ne vais pas imiter le
camarade ! » et tu avais expliqué pourquoi le 5 août. Le
lendemain de la fameuse nuit, celle de l’abolition des
privilèges par l’assemblée constituante, en 1789.
« D’accord, avais-tu ajouté, ce sont des nobliaux qui
ont fait la proposition. Ils avaient tellement la trouille
qu’ils sont allés plus loin que les bourgeois ! On de-
vrait recommencer ! »

De toute façon, l’un ou l’autre jour, c’est l’été, et


cette année, un été particulièrement caniculaire. On
aura soif, après les adieux. Heureusement qu’il y aura
le bar de Félix rien que pour nous.

La pauvre bête doit avoir sacrément soif, elle aussi.


Pourtant, le chariot n’est pas bien lourd. C’est un voi-
sin de Claude, tu sais, le Claude de la ferme des trois
chênes, qui a prêté l’engin. Il avait ce vieux machin au
fond d’une grange, au milieu d’un bazar hétéroclite,
entre un antique brabant rouillé et un pressoir à cidre
vermoulu. Ça été toute un arroi de le tirer de là. Il a
fallu s’y mettre tous, débarrasser le passage, avec la
poussière accumulée depuis des décennies qui nous
prenait la gorge et les narines. Heureusement, Jojo
avait tout prévu, et surtout les fillettes de blanc mises
au frais dans un seau en zinc qui avait dû faire les deux
guerres tant il était cabossé.

C’était un vénérable chariot ! La peinture, noire,


avait perdu tout éclat, et s’écaillait un peu partout.

- 69 -
Marcel possédait un reste de peinture sous-marine
qu’il utilisait pour la coque de son canote. Du coup, on
a rigolé bêtement. Jojo a dit : « Au moins, les patelles
ne boufferont pas Léon ! » et j’ai ajouté : « Pour un
vieux crabe, c’est normal ».

Bref, mon vieux Léon, le chariot a été repeint.


Comme il nous manquait de la peinture noire, on a ter-
miné avec un vieux fond de jaune vif que Marcel a re-
trouvé dans sa cave, et qui avait servi à repeindre sa
cuisine. Du coup, le bas du carrosse est jaune, ainsi que
les rayons de bois des roues. Il faut avouer que cela lui
donne une allure originale et pimpante. On savait que
tu ne nous en voudrais pas, tu as toujours aimé l’art
abstrait moderne. Grâce à Mélanie, je crois que tu l’as
connue autrefois avant qu’elle ne se mette en ménage
avec Jojo, les essieux ne grincent plus. C’est elle qui a
eu l’idée d’y verser de l’huile de foie de morue. Elle
l’avait gardée dans un placard depuis les années cin-
quante. C’est une économe, Mélanie, elle ne jette rien !
À l’époque, elle en faisait boire à ses mioches, qui cra-
chaient partout ensuite. Elle criait : « C’est peut-être
pas bon pour le goût, mais c’est bon pour la santé ! »
D’accord, ça donne une odeur forte au chariot. Mais
ça en dissimule d’autres. Parce que depuis huit jours,
avec la chaleur, les odeurs, ce n’est pas ce qui manque,
mon vieux Léon.

Tu vois, avec les copains, on a bien suivi tes


consignes. Le cheval, le chariot peint en noir (et jaune,
ça tu n’avais pas prévu). Seulement, anarchiste comme
tu étais, tu n’as pas pensé aux autorités. Tu t’en fous,

- 70 -
je sais. Mais nous, il a bien fallu faire avec. Demander
les autorisations. De mémoire de maire, un tel convoi
n’avait jamais été prévu. Ce n’était pas dans le règle-
ment ! D’accord, Léon, le règlement tu t’en bats l’œil,
voire autre chose si nécessaire ! Nous aussi, note bien.
Seulement pour l’occasion, personne ne souhaitait que
les gendarmes viennent interrompre l’événement sous
des prétextes stupides comme la loi, le règlement, et
tous ces machins justes bons à embêter les honnêtes
gens.

Par chance, Jojo s’est souvenu qu’il avait un cousin


qui bossait aux impôts, et qui lui avait raconté, un soir
au cours duquel il avait un tantinet abusé de la gnôle
à Félix, une sombre histoire de pots-de-vin entre le
maire et un bétonneur local. Une histoire étouffée
grâce au député qui en croquait un peu lui aussi. Le
cousin, au lieu d’effacer les documents compromet-
tants, les avait conservés en cas de besoin. Et ce cas se
présentait.

Il n’a pas fallu plus de dix minutes au maire pour


changer d’avis. Je dois te dire, mon vieux Léon, et ce
n’est pas pour me vanter, que c’est moi qui fus chargé
de la démarche. D’accord, camarade, j’y ai pris un cer-
tain plaisir, je le reconnais. Mais l’aurais-je fait pour un
autre que toi, je ne le crois pas. Tu ne me remercieras
pas, je te connais, vieille canaille. Tu jubiles, non ?
Alors, je suis heureux, malgré tout.

Voilà comment on se retrouve à marcher sous le so-


leil, transpirant et soufflant comme de vieilles bêtes

- 71 -
que nous sommes, derrière un cheval sauvé provisoi-
rement de l’équarrissage tirant un archaïque chariot
noir à bande jaune. Et comment on occupe toute la
route, à cause du canasson boiteux, de la fatigue et de
la soif qui commencent à se faire sentir. Il y a bien
quelques crétins qui ont tenté de doubler, en klaxon-
nant comme des Parisiens. Quand ils sont arrivés à
hauteur du chariot, ils ont dû se sentir péteux. Main-
tenant, soit ils attendent derrière notre groupe, soit ils
bifurquent comme ils peuvent dans un chemin de
campagne.

J’aperçois le bois de Kerlann. On va peut-être avoir


un peu d’ombre. Le canasson ralentit. Il a raison. Un
petit arrêt sera bénéfique pour tous. Les bagnoles vont
pouvoir foncer vers je ne sais où, s’emplafonner un
arbre, ou mener leur conducteur à un boulot stupide.
Jojo tire sur les rênes. Stop !

Le cheval ne renâcle pas, nous non plus. Lui en pro-


fite pour brouter un peu d’herbe et tenter de saisir
quelques feuilles, nous pour sortir le panier dans le-
quel Mélanie nous a mis des bouteilles au frais. Pré-
voyante, Mélanie. Et nous connaissant bien. Elle sait
que la soif, sensation quasi permanente pour nous, em-
pêche l’action, même la plus simple, comme celle qui
consiste à suivre un chariot noir à bande jaune. A ta
santé, mon vieux Léon !

Le rosé est parfait. Félix, en bon cafetier, n’a pas ou-


blié son tire-bouchon. On s’est assis dans l’herbe.
L’ombre ne donne que peu de fraîcheur. Marcel dit :

- 72 -
« Et si on faisait le crochet par la rivière ? On n’est pas
loin de son coin au Léon ? Si ça se trouve, il a laissé ses
cannes sur la rive. Faudrait vérifier, des fois qu’on les
lui vole. » Albert, qui n’a encore rien dit parce qu’Al-
bert ne dit pas souvent trois mots, il économise son vo-
cabulaire, murmure : « Bonne idée, ça ! »

Il n’y a pas besoin de voter. L’unanimité est immé-


diate. Même le cheval est d’accord. Il hennit et décou-
vre deux rangées de dents jaunâtres. Fernandel, en
mieux ! C’est reparti. Le convoi s’engage dans le che-
min de terre, direction la rivière. Sacré Léon, tu croyais
que personne ne connaissait ton coin ! Tout le monde
savait. Mais à quoi cela aurait-il servi de te le dire ? On
ne vit que d’illusions, petites ou grandes, autant les
laisser à ceux qui les ont. Je vais te faire un aveu, mon
vieux Léon. Quand tu avais rapporté un énorme san-
dre, l’année dernière, tu aurais dû vérifier la date, toi
qui y attaches tant d’importance. Tu aurais vu que
c’était le premier avril ! On avait parié qu’on réussirait
à te faire photographier dans le journal, toi qui refu-
sais depuis toujours que les « fouille-merdes », comme
tu disais, parlent de toi. On avait cogité longtemps
pour trouver la solution. Finalement, c’est encore toi
qui as gagné. Tu as réussi à te planquer la tête derrière
le sandre, au moment de la photo. Sacré vieux Léon !

Je dois reconnaître que l’endroit est chouette.


Herbu, ombragé, et rien en face sinon les prairies et les
vaches. Le rêve du pêcheur solitaire ! Jojo dételle le ca-
nasson, qui s’ébroue, sa manière à lui de dire merci.
Nous, on s’affale dans l’herbe épaisse. On ressort le

- 73 -
rosé. Marcel rigole : « Léon, on lui doit un grand merci.
Grâce à lui, on est là, peinards, au frais, que demander
de mieux ? »

Tous opinent. Marcel a raison. Merci, Léon ! Albert,


sans piper mot, s’en va jusqu’au chariot, ouvre l’un des
coffres qui sert de siège latéral, et en sort un paquet
soigneusement emballé. « Pâté, rôti, fromage ». Albert
nous prouve qu’il n’est nul besoin de faire de longues
phrases pour être apprécié de ses compagnons. Il a
aussi prévu le couteau, comme nous autres. De l’autre
siège, il extrait une miche qu’il hésite à poser dans
l’herbe. Il nous interroge du regard. Mais oui, Albert,
vas-y, prend le drapeau, ce n’est pas le Léon qui dira
quelque chose !

Quand on a tout organisé, en suivant tes désirs,


Léon, personne ne savait où trouver ce bon sang de
drapeau. Un drapeau rouge, avais-tu dit. Comme celui
de la Commune de Paris. Rouge du sang des révolu-
tionnaires massacrés par Thiers, le Versaillais. Tu avais
ajouté, à l’époque : c’est redevenu d’actualité, mainte-
nant que la nouvelle aristocratie des parvenus occupe
La lanterne ! Et tu avais enchaîné en chantant : « Ah ça
ira, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne… » Fina-
lement, à force de se creuser la méninge, on a envoyé
Ferdinand en mission spéciale. Direction le parti com-
muniste. On s’était souvenu que Ferdinand avait des
accointances de ce côté-là, lui aussi. Et que même si les
cocos n’étaient plus très nombreux, ils existaient en-
core. Ferdinand ne nous a pas raconté comment il avait
obtenu le drapeau. Peut-être qu’ils ne le sortaient plus

- 74 -
beaucoup, à cause du marteau et de la faucille, qui ne
faisaient plus très mode ? Peu importe, mon vieux
Léon, le drapeau est là. Enfin, pour le moment il est
sur l’herbe, en guise de nappe. A la vôtre, compa-
gnons !

Le problème, c’est que l’association « rosé-herbe-


fraîche-heure-de-la-sieste » n’a pas été prévue dans le
déroulement de la journée. Certes, l’après-midi est des
plus agréables. Jojo ronfle un peu fort, Albert cauche-
marde en émettant des borborygmes étranges et Mar-
cel raconte sa vie de pêcheur, inspiré sans doute par la
vue de ta canne à pêche. Ce ne sont que détails et ils ne
nous perturbent pas plus que de raison. Même le che-
val a fini par se coucher sur le flanc. Je tente une be-
lote avec Ferdinand et deux compagnons qui nous ont
rejoints, mais le sommeil est le plus fort. On fait une
sacrée sieste, mon vieux Léon !

Personne ne t’a oublié ! Seulement, il commence à se


faire tard, il faut rendre le cheval, le drapeau et le cor-
billard, nos femmes vont se faire du mouron, les deux
ou trois officiels qui ont daigné se déplacer vont s’in-
terroger, bref, il faut prendre une décision.

Promis, nous ne te laisserons pas là, dans ton cer-


cueil posé sur l’herbe, au bord de la rivière. Dès de-
main, nous reviendrons. Pour cette nuit, tu auras le
chant des oiseaux, celui de la rivière, et peut-être le hu-
lulement de la vieille chouette nichée dans le chêne qui
marque l’entrée de la clairière. On te laisse la canne à
pêche. On ne sait jamais, des fois que tu ne serais pas
tout-à-fait mort.

- 75 -
Promis, mon vieux Léon, demain, on creusera. Ici.
Parce qu’avec les compagnons, on s’est dit que si tu
n’avais pas précisé où tu voulais être enterré, et c’était
la seule chose dont tu ne nous avais pas parlé, c’est que
tu nous laissais le choix. Ne va pas croire que nous ne
voulons pas aller jusqu’au cimetière, par fainéantise
ou parce que nous sommes trop pompettes ce soir.
Qu’irais-tu passer l’éternité entre deux vieilles bigotes,
ou à côté d’un ancien notaire véreux, à l’ombre du clo-
cher d’une église où tu a toujours refusé obstinément
de mettre les pieds ?

On reviendra, mon vieux Léon. Demain. Avec


pelles et pioches. Et une bouteille de rosé bien fraîche.
PARTIR OU NE PAS PARTIR ?
Je passe beaucoup de temps à préparer mes
voyages. Plus de temps souvent qu’à les effectuer.
C’est le prix de leur réussite.

Tout d’abord, je dois me documenter. Réunir toutes


sortes de prospectus, publicités, revues, livres, rensei-
gnements souvent photocopiés dans l’une ou l’autre
de mes encyclopédies. J’en ai de toutes sortes : géo-
graphiques, historiques, géopolitiques, linguistiques.
Des romans, aussi, d’auteurs locaux, afin de me fami-
liariser avec la culture du pays visité.

Puis, j’emprunte dans les médiathèques films et vi-


déos. Je les visionne autant de fois que nécessaire à une
bonne compréhension de ce qui m’attend.

Cette prévoyance m’évite de mauvaises surprises.


Je sais où je vais, comment je m’y rends, de quelles na-
tures risquent d’être les rencontres, quels paysages je
vais admirer, quelle routes je vais parcourir, quelles
populations je vais croiser, quelles coutumes je vais de-
voir respecter.

Je sais ainsi quels vêtements emporter, quelle mon-


naie prévoir, quels vaccins demander à mon médecin,
quelles assurances souscrire, quelles garanties exiger
du « tour-opérateur ».

- 79 -
Je tiens des fiches, j’inscris sur des cahiers ces ren-
seignements, je les codifie, les classe, les organise. On
ne met pas dans les mêmes rubriques les villes et les
campagnes, les langues et les nourritures, les climats et
les itinéraires. Je m’abonne aux télévisons par satellite,
je regarde leurs émissions consacrées à ma destination,
j’enregistre sur des disques ou des cassettes les pas-
sages importants, j’en fais des montages, des compila-
tions, je deviens un spécialiste !

Quand je m’estime suffisamment renseigné – cela


peut demander des mois – je prépare mon matériel. Il
ne suffit pas de jeter en vrac, comme le font certains, au
fond d’un havresac, quelques hardes et quelques ob-
jets de première nécessité. Chaque vêtement doit avoir
son usage, sa place dans la pile, sa façon d’être plié afin
de ne pas se froisser, ses couleurs assorties au temps
prévisible, à la saison, à la nature de l’excursion. On
ne part en randonnée pédestre autour de l’Himalaya
avec les mêmes effets que pour paresser sous les tro-
piques.

Au fil des expériences, j’ai établi des listes. Ne pas


risquer d’oublier une pharmacie, une lampe de poche,
un ustensile indispensable, une carte précise, des visas
ou des autorisations de toute nature. On ne se présente
pas aux douanes du Honduras comme à la frontière
entre le Mali et le Centre-Afrique, on n’entre pas sur le
territoire Inuit comme sur la grande muraille de Chine.

Ceux qui ont pris ce risque se sont souvent retrou-


vés dans des situations administratives et juridiques

- 80 -
inextricables, ont dû faire appel à des consulats, des
ambassades pour les tirer de ces mauvais pas. Certains
ont dû s’enfuir en payant fort cher des passeurs de
clandestins, obligés de quitter précipitamment et en
fraude le pays où ils croyaient réaliser un voyage de
rêve !

Cette fois encore, j’ai essayé de mettre toutes les


chances de mon côté, selon l’expression commune.

L’office spécialisé auprès duquel j’ai commencé mes


démarches dispose d’une agence ayant pignon sur rue.
Une maison connue, répertoriée dans le Bottin, répu-
tée sur la place pour ses services exemplaires, et dont
l’ancienneté dans ce domaine milite en sa faveur.

Certes, j’ai trouvé l’employé qui m’a reçu un brin


trop enclin à une componction frôlant le sinistre, et sa
présentation des prestations qu’il prétendait m’offrir
quelque peu ampoulée. Mais la nature humaine a ses
spécimens étranges, et je ne saurais m’arrêter à ces dé-
tails.

Nous avons examiné ensemble les diverses propo-


sitions que sa société pouvait me soumettre. Je dois
dire, en vérité, qu’elles m’ont semblé convenables,
nombreuses, allant du plus ordinaire au plus luxueux.
Dispendieuses dans certains cas, mais modestes dans
d’autres. Ce qui augurait de longues soirées de ré-
flexions afin de déterminer au mieux ce qui me
conviendrait. J’emportais donc une liasse de docu-
mentation, laquelle me paraissait précise et bien faite,

- 81 -
afin d’en examiner la teneur dans le calme de mon ap-
partement.

C’est le premier moment de plaisir : s’asseoir dans


son fauteuil, un verre de vin posé sur la table basse,
sous la lumière chaude de la lampe rapportée d’un
précédent voyage, ouvrir lentement les catalogues, les
parcourir, en se contentant dans un premier temps des
photos et images, avant de passer aux textes accom-
pagnateurs.

Cette fois, la réalisation était d’une sobriété remar-


quable, et, me sembla-t-il, adéquate à mon projet. Pas
de tape-à-l’œil. Une page avec la photo, en regard
d’une page avec les explications. On ne saurait faire
plus simple, et plus lisible. Un cadre spécifique don-
nait les tarifs, avec et sans options. Sobre. Clair, net,
précis ! Le tout sur un beau papier glacé, dans des cou-
leurs ni trop vives ni trop sombres, parfaitement adap-
tées à leur objet.

J’avais, pour cette dernière excursion, projeté de


voyager couché. J’avais encore le souvenir d’un aller-
retour fort agréable Paris-Venise en wagon-lit. Cette
façon de se rendre directement au but sans tout ce
temps souvent perdu à bailler d’ennui derrière une
vitre, à ne subir que des visions défilant à toute vitesse,
m’avait beaucoup plu. Toutefois, je ne nie pas l’intérêt
de pouvoir admirer le paysage, à condition que votre
véhicule n’aille pas trop vite et vous laisse le temps de
savourer les détails des lieux traversés !

- 82 -
Rester allongé entre mon point de départ et celui de
l’arrivée avait donc encore une fois mes préférences.

Je devais donc choisir en conséquence, parmi les


différentes options, celle qui, en même temps, satisfe-
rait le mieux mon goût du confort et mes possibilités
financières. Bien que pour ces dernières, il n’y ait au-
cune raison désormais pour que je lésine sur la dé-
pense. On ne fait ce genre de voyage qu’une fois dans
sa vie !

Je m’abandonnai toute la soirée à feuilleter l’opus-


cule. Minuit sonna à l’horloge de l’église voisine sans
que j’aie vu le temps passer. Cela n’avait pas d’impor-
tance, je disposerai bientôt d’une éternité totale.
Néanmoins, afin de conserver mes facultés de discri-
mination conceptuelle, je décidai d’aller dormir. Je
plongeai dans le sommeil avec gourmandise. Chaque
préparation de grand voyage avait cette vertu : je dor-
mais sans cauchemars ni réveils intermédiaires. Et ce
voyage-ci était vraiment un grand et long voyage. La
nuit fut à sa mesure, et je ne m’éveillai que midi son-
nant, avec le soleil printanier au-dessus des toits.

Je décidai de déjeuner dans ce petit restaurant ita-


lien proche de ma demeure. Le vin des Pouilles y était
léger et frais, les antipasti variés à souhait, et les pâtes
al dente comme il convient. Je ne rentrai pas immé-
diatement, bien que fort désireux de me replonger
dans la lecture de la brochure, et de comparer son
contenu à ce que je pourrais trouver sur Internet.

- 83 -
J’y consacrai l’après-midi et le début de la soirée,
sans parvenir à me décider. Telle option m’attirait
pour le moelleux apparent du rembourrage de la cou-
chette, telle autre pour le brillant satiné de son tissu,
telle autre encore pour le drapé et les dimensions de
la place. Bref, l’heure du diner arriva, que je pris chez
moi, rapidement, sachant par le journal acheté au
cours de ma promenade qu’un programme télévisé
était consacré au thème de mon projet.

Je fus déçu. Au lieu d’aborder comme je me l’ima-


ginais les aspects techniques à mes yeux si importants,
on se contentait d’y évoquer la psychologie supposée
des usagers, et surtout, c’était le comble, celle de leurs
familles. Comme si enfants et autres descendants
avaient à donner un avis sur la manière dont leur père,
grand-père ou oncle avait décidé de son voyage ! Ce
qui me scandalisa le plus fut l’attitude du journaliste,
qui, à nul moment, ne parut trouver indécente cette
immixtion dans la vie privée du voyageur. On vit dé-
cidément une curieuse époque !

Ma nuit fut plus agitée. Cette émission m’avait per-


turbé, et j’aurais mieux fait de relire le document de
l’agence en sirotant un vieux Bordeaux de ma cave. Le
matin me trouva de mauvaise humeur, l’haleine sèche
et le poil en bataille.

Je me demandai si je ne devais pas aller voir dans


une autre société organisatrice de ce type de voyage.
J’habite une petite cité, un seul magasin y offre ses ser-
vices. Peut-être aller à la ville voisine ? Ou écrire,

- 84 -
demander une documentation ? Je préférais générale-
ment rencontrer les vendeurs. Leur style, leur langage,
bien souvent, en disent long sur la qualité du service
proposé. Tout est dans tout. Bien qu’il ne soit pas inu-
tile d’avoir les documents avant de se rendre sur place,
c’est aussi une bonne technique pour ne pas subir d’in-
terminables discours oiseux et sans intérêt. Je ne par-
venais pas à me décider.

Certes, il n’y avait pas d’urgence. Si je n’effectuais


pas ce voyage demain, ou le mois prochain, je savais
que je le ferai, c’était inéluctable ! Inch Allah, comme
disait l’épicier marocain dont la boutique jouxtait ma
maison. Ce qui s’avérait pratique et m’avait permis de
me familiariser avec un séjour à Marrakech, deux ans
auparavant.

Je devais encore prendre rendez-vous avec mon mé-


decin. Selon son diagnostic, j’aviserai. Un peu plus tôt,
un peu plus tard, il faudrait bien que je réalise ce pro-
jet. Et je tenais à le faire moi-même. Ne pas laisser ce
soin à quelqu’un d’inconnu. Ou ne connaissant pas
mes goûts en la matière. Je n’ai qu’une confiance limi-
tée dans mon prochain. Allez savoir ce que d’autres
que vous-même organiseraient à votre place !

Pour la première fois, je tergiversais. Les voyages


précédents, je n’avais pas eu d’hésitations, sinon celles
inhérentes aux aspects pratiques. Là, j’hésitais. Partir,
ne pas partir ? Étais-je prêt pour ce périple ? En avais-
je bien pris toutes les dimensions, mesuré toutes les
implications ?

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En parler avec mes voisins ne me semblait pas op-
portun. A quoi bon les impliquer – car ils se sentiraient
impliqués, malgré eux – dans ce qui était d’abord une
aventure personnelle ? Avais-je le droit de leur de-
mander conseil ? Comment savoir s’ils me répon-
draient sincèrement, ou s’ils se contenteraient de
propos banals, sans intérêt, uniquement pour se mon-
trer polis ? Avaient-ils déjà connu ce genre de situa-
tion ? J’en doutais !

Quelques jours passèrent. La brochure, abandon-


née, gisait sur le guéridon. J’errais d’une pièce à l’au-
tre, je me traînais sans joie à la Trattoria, je dormais
d’un mauvais sommeil agité.

Je m’aperçus, un matin, que ce voyage ne me ten-


tait plus. Qu’il pouvait attendre. Que j’aurai bien le
temps de le faire plus tard. Que se précipiter n’avait
pas de sens. Que remettre n’était pas se démettre. Qu’il
n’y avait pas de honte à se défaire d’un projet pour le-
quel on n’avait plus de désir. Que je pouvais, pour
cette fois, rester chez moi. Que j’avais encore tant de
choses à y faire.

Je pris donc la brochure, sortis, et me dirigeai d’un


pas alerte vers l’agence. J’entrai, saluai l’employé dé-
férent, posai l’imprimé sur le bureau et dis :

—Je renonce. Ce sera pour une prochaine fois. Et


merci de votre accueil.

- 86 -
Quand je sortis, je me retournai, jetant un regard sa-
tisfait sur l’enseigne dorée où s’inscrivait le nom de
l’agence : « Pompes Funèbres Borniol et Cie » et m’éloi-
gnai, guilleret, en sifflotant un vieil air passé de mode
depuis belle lurette.
LE GROS LOT
Fortuné prit place dans la file d’attente. Devant lui,
un couple se chamaillait en anglais, ou en américain,
Fortuné n’avait jamais fait la différence. Ses exploits
linguistiques et scolaires avaient été limités. La file
avança d’un cran. Bientôt ce serait son tour. L’agence
lui avait tout expliqué, depuis la demande de passe-
port jusqu’à la manière de faire la queue au guichet
d’embarquement.

Pour la première fois de sa vie, il allait monter dans


un avion. Voyager, bien plus loin que tout ce qu’il
avait imaginé quand il regardait les cartes dans l’Atlas
que lui avait légué ses parents. Un bien maigre héri-
tage, avec l’antique bicoque campagnarde, la 4L de
trente ans, quelques babioles, un peu de vaisselle et
deux ou trois vieux meubles qu’il avait revendus à un
brocanteur de passage. Il réalisait un très ancien rêve
d’enfance, quand, exilé au fond de la classe, il admi-
rait les oiseaux migrateurs en formation triangulaire
dans le ciel d’automne.

Il poussa sa valise du pied. Encore quelques mi-


nutes et ce serait à lui de présenter son billet pour Ta-
hiti. Via New-York et Miami. Une aventure qu’il
devait à sa patience et à son obstination. L’image de
son père lui vint en mémoire. Celui-ci disait souvent :

- 91 -
« Fils, avec un prénom comme le tien, et le nom de
ta famille, la chance finira bien par te tomber dessus ! »

Pourtant, son prénom lui avait valu bien des mo-


queries, depuis l’école en passant par le service mili-
taire, jusqu’à l’atelier de mécanique dans lequel il y a
encore quelques jours il exerçait ses maigres talents.
Car Fortuné n’aimait pas la mécanique ! Ni les voitures
qu’il réparait consciencieusement. Ni l’antique 4L qu’il
utilisait depuis qu’il habitait la maison familiale afin
d’économiser le loyer de son HLM. Désormais, il pour-
rait tout revendre, et s’acheter une vraie maison, avec
ce qu’il fallait pour vivre confortablement le reste de
ses années. Il avait, quelques jours avant de venir à
l’aéroport, claqué la porte du garage, sans même pren-
dre le salaire de misère que lui devait son patron. Il
était aujourd’hui libre !

C’était à lui. Il tendit son billet, posa sa valise sur le


tapis roulant, attendit que l’hôtesse ait terminé puis
entra dans la salle d’attente. Il repéra un siège près de
la baie vitrée à travers laquelle il pourrait voir les
pistes et les avions.

Son nom, objet de dérision parfois, était en ce mo-


ment celui d’un passager de première classe, se ren-
dant en vacances prolongées vers les îles, là-bas, très
loin, ces paradis si bien décrits dans les prospectus et
sur les photos des tour-opérateurs. Monsieur Espé-
randieu ! Il sourit en s’asseyant. Il l’avait maudit, ce
patronyme ! Il avait même pensé en changer, mais les
démarches lui avaient semblé trop compliquées. Il

- 92 -
avait renoncé. Aujourd’hui, il lui trouvait une origina-
lité sympathique. Surtout précédé de « Monsieur ».

Fortuné Espérandieu ! Les vitres teintées lui ren-


voyaient l’image d’un homme heureux, et c’est ainsi
qu’il se sentait : heureux ! Seul, certes, mais heureux. Il
n’avait plus de compte à rendre à quiconque, patron,
percepteur, épouse et autre. Il pensa qu’il avait eu rai-
son de rester célibataire. Ce n’est pas maintenant qu’il
se désolerait de cette situation. Sa fortune, il la dépen-
serait tout seul ! Il en ferait ce dont il avait envie. En
commençant par ce voyage au bout du monde. Il
n’avait pas volé cet argent. Le loto, comme dit la pu-
blicité, ça peut rapporter gros. Parfois. Et ce parfois
était tombé sur lui. Il pensa même qu’il l’avait mérité :
trente ans qu’il jouait les mêmes numéros chaque se-
maine, sa persévérance était justement récompensée.

Toutefois, il avait demandé à son médecin un exa-


men approfondi. Un « check-up », comme disait le pra-
ticien, qui l’avait déclaré en pleine forme.
—Sauf accident, vous vivrez centenaire, Monsieur
Espérandieu, avec le cœur que vous avez !

Monsieur Espérandieu n’avait rien dit, mais il avait


ricané intérieurement. Même pour le toubib, il n’était
plus « Fortuné », mais « Monsieur » Espérandieu. Un
Monsieur Espérandieu Fortuné, et fortuné ! Pour d’au-
tres aussi, il était devenu « Monsieur ». Finis, les « mon
bon Fortuné », les « sacré Fortuné », « mon pauvre For-
tuné » et autres formules dont certains accompa-
gnaient son prénom. Il respira profondément. Le
haut-parleur annonçait l’embarquement. Il se leva.

- 93 -
A nouveau dans la file, celle de droite, celle des VIP
comme lui avait expliqué la femme de l’agence, il se
remémora ses hésitations. Monter dans un avion l’in-
quiétait un peu. Ne prenait-il pas un risque ? Ces gros
engins volants ne s’écrasaient-ils pas de temps en
temps ? Des bombes terroristes n’y éclataient-elles pas
certains jours ? N’avaient-ils jamais de panne méca-
nique ? Fortuné s’était renseigné. Il avait plus de
chance – le mot chance lui avait paru inapproprié – de
mourir dans un accident de voiture ou de train que
dans celui d’un avion. Les statistiques étaient for-
melles ! Il avait fini par se rassurer. Il serait l’un de ces
millions de voyageurs sans histoire et Tahiti, Raiatea et
autres lieux magnifiques seraient à lui. Peut-être trou-
verait-il une île à vendre ? Il l’achèterait, s’y installe-
rait, y vivrait, loin du monde et des voitures. Plus
jamais il ne mettrait les mains dans un moteur, dans
le cambouis, comme on disait dans son métier.

Il pénétra dans le couloir d’accès, après que l’hô-


tesse lui ait donné un carton avec le numéro de son
siège. Une autre hôtesse, à l’entrée de l’avion, lui sou-
haita la bienvenue. Il entra dans la carlingue.

Il avait beau avoir vu de nombreux films, compulsé


de nombreux documents, lu reportages et récits, des-
criptions et comptes rendus de vols, la vue des rangées
de sièges l’impressionna. Il s’arrêta un instant. La voix
de l’hôtesse le rappela à l’ordre. Il se remit en marche,
cherchant sa place du regard.

—Monsieur Espérandieu ?

- 94 -
Un steward se tenait devant lui.
—Oui ?
—Je vais vous conduire à votre siège. Si vous vou-
lez bien me suivre ?

Il suivit. Il se dit qu’il avait bien fait de choisir la ca-


tégorie la plus chère. Dire qu’il avait failli économiser
sur le prix du billet ! Il enverrait peut-être une carte à
la femme de l’agence de voyage, qui avait su si bien le
conseiller.

Il se cala dans le fond du siège. Attacha sa ceinture.


Posa la nuque contre l’appuie-tête. Un sentiment de
plénitude inconnu l’envahit. Il ferma les yeux. Il revit
sa vielle cahute à la lisière de la forêt, le jardin envahi
par les ronces et le chemin boueux dans lequel il avait
si souvent failli abimer les amortisseurs de son anté-
diluvienne 4L. A l’atelier, les autres mécanos rica-
naient de le voir arriver avec cette voiture d’une autre
époque. A leur désappointement, grâce à ses bons
soins, elle n’était jamais tombée en panne. Pas comme
ces mécaniques modernes, bourrées de machins élec-
troniques irréparables. On n’est plus des mécaniciens,
râlait le patron, tout juste des démonteurs et remon-
teurs de pièces. Il exagérait, évidemment. De toute
façon, Fortuné détestait de plus en plus ce travail, et ce
gros lot était arrivé à point pour échapper à ce qu’il ap-
pelait le bagne.

Les moteurs se mirent à vrombir. Une vibration à


peine perceptible, un ronronnement sourd. Fortuné
rouvrit les yeux. L’avion n’avait pas encore bougé. Les

- 95 -
portes d’accès étaient fermées. Les derniers passagers
finissaient de s’installer. Les hôtesses circulaient dans
les couloirs, rabattant çà et là les portes des casiers au-
dessus des sièges. Il respira profondément. Une légère
angoisse remontait dans sa poitrine. Il s’efforça de se
décontracter, d’oublier ses appréhensions. Ne sois pas
ridicule, Fortuné, se dit-il, ton père serait fier de te voir
ici. Il te dirait :
—Je te l’avais bien dit, fils, que tu aurais de la
chance ! Tu seras le premier de la famille à quitter le
plancher des vaches.

Il sourit. Son père employait toujours des formules


amusantes : le plancher des vaches pour dire la terre,
l’herbe à Nicot pour parler du tabac de sa pipe, les por-
tugaises ensablées pour signifier qu’il n’entendait
pas… il en avait tout un stock ! D’imaginer qu’il puisse
demander à l’hôtesse : « Allons-nous bientôt quitter le
plancher des vaches ? Puis-je user de l’herbe à
Nicot ? » le fit sourire. Voilà. Il suffisait de penser à
une expression paternelle et tout allait mieux !

Il est vrai qu’il avait fallu de l’humour à ce père


pour survivre dans sa ferme. Pour accepter de vendre
tous ses champs afin de conserver sa maison. Et pour
s’appeler Moïse ! Moïse Espérandieu. Le grand-père,
que Fortuné n’avait pas connu, devait être particuliè-
rement croyant. A moins qu’il ne se vengeât sur sa des-
cendance du patronyme dont ses aïeux l’avaient
pourvu ? Fortuné n’ayant aucun goût pour la généa-
logie, n’avait jamais exploré ses origines au-delà de ce
grand-père facétieux : Joseph Espérandieu ! Une bible

- 96 -
à lui tout seul. C’est certainement grâce à ce Joseph que
la foi n’avait jamais atteint Fortuné. Il était un Espé-
randieu athée !

Il jeta un regard par le hublot. Il crut voir les bâti-


ments de l’aéroport se déplacer. Voyons, Fortuné !
C’est l’avion qui se déplace ! Le décollage se prépare.

En effet, la sonorisation annonçait le départ. Les hô-


tesses commençaient leur démonstration de gilets de
sauvetage. Fortuné pensa que c’était bien inutile. Si
l’avion s’écrasait en mer, il coulerait inexorablement,
les récents événements le confirmaient. Si c’était au sol,
il exploserait, s’enflammerait, et les gilets seraient tout
aussi superflus.

L’avion arrivait en bout de piste. Il pivota, s’arrêta,


comme un animal prenant son élan avant de bondir
dans l’espace. Les moteurs ronflèrent plus fort, mon-
tant dans les aigus, faisant vibrer la cabine. Fortuné
sentit une sueur froide couler entre ses omoplates.
Mais il était trop tard. Pourvu que la mécanique
tienne !

Soudain, tout se calma. Les réacteurs semblèrent


exhaler un soupir, et la musique précédant une an-
nonce retentit. Fortuné pensa : ils vont nous avertir du
départ, comme si nous n’avions pas compris la ma-
nœuvre. La voix stéréotypée déclara :
—En raison d’un léger incident technique, le départ
est reporté. Veuillez garder vos ceintures attachées.
Nous allons revenir à l’aérogare. Les passagers sont

- 97 -
priés de ne pas quitter leur siège avant d’y avoir été
invités par le personnel de bord.

Un brouhaha envahit la cabine. Des mains se le-


vaient, des voix demandaient des explications. Une
hôtesse, les bras en croix, dit :
—Mesdames, messieurs, nous sommes désolés de
ce contretemps. Un petit incident sans gravité. La com-
pagnie vous présente ses excuses et va faire le néces-
saire pour que ce retard ne vous porte pas préjudice.

Quelques minutes plus tard, malgré les paroles


d’apaisement du pilote sorti du poste, les passagers
descendaient en se bousculant, se poussant, comme si
le feu les menaçait ou qu’une alerte à la bombe ait été
déclarée. Fortuné suivit tant bien que mal le flot et se
retrouva dans la salle de départ, parmi la petite foule
énervée et inquiète.

Une escouade de gendarmes attendait les voya-


geurs à la sortie du sas. Fouille, passage au détecteur
de métaux, vérification des papiers, chiens renifleurs.
Fortuné aperçut des véhicules militaires se diriger vers
l’avion. Il faillit questionner l’un des gradés, mais le
regard de celui-ci l’en dissuada.

Bientôt, il apprit que l’avion ne repartirait que le


lendemain. Qu’il ne s’agissait - prétexte ou vérité ? -
que d’une précaution à la suite d’un signal sur le ta-
bleau de bord et que la compagnie, depuis les derniers
accidents, appliquait systématiquement le principe de
sécurité. Que tous les passagers seraient, s’ils le

- 98 -
souhaitaient, logés aux frais de ladite compagnie dans
un hôtel proche.

Fortuné hésita. L’avait-il échappé belle ? Sa vie


avait-elle été en danger ? Que signifiait ce déploiement
de forces armées pour un simple incident technique ?
Était-il prudent de revenir demain ? Et si cela recom-
mençait ? N’avait-il pas eu, finalement, beaucoup de
chance que l’avion ne décolle pas ? Il se ferait rem-
bourser le billet, trouverait une autre destination. Qu’il
rejoindrait par le train. C’était un moyen sûr, autant
que l’avion. Davantage même !

Alors, il prit sa décision. Il demanda à récupérer son


bagage. Il lui fallut attendre, assis dans le vaste hall,
que les soutes soient déchargées. Enfin, sa valise ap-
parut sur le tapis roulant. Il la saisit, la posa sur un cad-
die, et sortit de l’aérogare. Qu’allait-il faire ? Il ne
pouvait rentrer chez lui maintenant. C’était beaucoup
trop loin. Allons, Fortuné, réfléchis !

Mon vieux – il aimait s’appeler mon vieux quand il


réfléchissait – tu n’as pas trente-six solutions. Ça aussi,
c’était une expression de papa Moïse : dire « tu n’as
pas trente-six solutions » pour signifier qu’il n’y en
avait qu’une. Et la solution, c’est de rentrer chez toi.
Un endroit que tu connais, où tu pourras te poser tran-
quillement le temps d’aviser. C’était décidé : direction
la bicoque familiale !

Mais comment ? A pied ? Tu plaisantes, Fortuné !


C’est bien trop loin. Et tu vas te perdre, dans ces

- 99 -
avenues, ces autoroutes, ces villes inconnues. Prends
un taxi, tu as bien les moyens désormais. Il t’emmè-
nera jusqu’à ta porte. Sans souci. Vas-y, ils sont tous
devant toi.

Fortuné s’approcha. Le chauffeur jaillit de son vé-


hicule. L’affaire fut rondement menée : donner
l’adresse, ranger la valise, s’installer à l’arrière, et rou-
lez jeunesse comme disait papa Moïse, en route pour
chez soi.

—On va passer par l’autoroute, ce sera plus rapide,


dit le conducteur.

Fortuné acquiesça. De toute façon, il ne connaissait


pas le trajet. Il était venu avec le grand Marcel, un des
mécanos qui avait toujours « tout vu tout fait », et lui
ne s’était pas préoccupé de l’itinéraire. Il se rencogna
dans l’angle de la portière et ferma les yeux. Toutes ses
émotions l’avaient épuisé. Il n’avait pas l’habitude.
Même richissime, on n’évite pas la fatigue.

Bercé par le ronflement du moteur – une bonne mé-


canique, il s’y connaissait – et le grondement des voi-
tures sur la route, Fortuné s’endormit. Il fit un rêve.

Il n’entendit pas la radio annoncer les résultats du


dernier tirage du Loto. Il ne vit pas le chauffeur far-
fouiller dans sa sacoche afin d’en extraire le bulletin
coché le matin même. Il ne le vit pas lire les numéros
et constater que c’étaient ceux annoncés par la radio. Il
ne le vit pas s’affaisser sur le volant, terrassé par une

- 100 -
crise cardiaque. Il n’entendit pas le fracas de la voiture
lorsqu’elle heurta le mur en béton à l’entrée du sou-
terrain, ni le hurlement des freins des voitures qui vin-
rent s’encastrer dans l’arrière de la sienne. Il mourut,
béat, dans son sommeil, avec la vision d’une plage ta-
hitienne et d’un palmier doucement bercé par l’alizé.

Il ne vit pas non plus l’immense explosion provo-


quée par la bombe qu’un terroriste avait placée dans
l’avion qui devait l’emmener au bout du monde.

Son père – papa Moïse – avait raison quand il lui di-


sait :
—Fils, avec un prénom comme le tien, et le nom de
ta famille, la chance finira bien par te tomber dessus !
LA TRAVERSÉE DU DESERT
Elle a dit, en refermant la porte :
—Jules, pour moi, ces dix ans, c’était la traversée du
désert.

Je n’ai pas su quoi répondre à sa métaphore géo-


graphique. Moi, je n’avais traversé que le temps, ou
c’était le temps qui m’avait traversé, je ne sais pas,
mais je n’avais pas vu l’oasis. Ou alors, c’était une cu-
rieuse oasis.

Elle a ajouté, mélodramatique :


—Oui, la traversée du désert !

Là, j’ai pris le temps de réfléchir avant de lui lan-


cer :
—Et tu as traversé à pied ?

Elle a fait la gueule. Au moins quelque chose qui


n’avait pas changé pendant mon absence. Parce que
pour le reste, je ne reconnaissais plus rien. J’avoue – je
n’aime pas ce mot là – que j’étais resté dans mon
« oasis » un sacré bout de temps. Dix ans. Un bail,
comme aurait dit mon vieux avant d’aller rejoindre ses
potes chez Lucifer.

Le désert, ça donne soif, phénomène physiologique


bien connu. Pourtant, elle n’avait pas l’air desséché.

- 105 -
Épanouie, plutôt. Je me demandais même si elle
n’avait pas un peu épaissi, les hanches peut-être, la
poitrine ? Une forme d’opulence. Ce n’était pas avec
son salaire de serveuse qu’elle s’était payé son appar-
tement, ni le mobilier design et tout le bazar vidéo-
techno-informatique. Elle a répondu à la question que
je ne lui posais pas :
—Heureusement que Jo était là, lui ! Il m’a bien
aidée.

J’ai bien entendu l’insistance sur « lui » ! Sûr qu’il


avait dû l’aider, le Jo, avec ses grandes paluches bala-
deuses et son air de faux jeton. Il avait traversé le
désert avec elle ? Et où était-il, ce bienfaiteur de l’hu-
manité ensablée ? Il l’avait tellement aidée qu’elle
n’avait pas trouvé le temps de me rendre visite à l’oa-
sis ? Ou avait-il inlassablement cherché le butin dans
les dunes du côté de la butte Montmartre ?

Ils ne l’avaient pas trouvé, sinon je ne les aurais pas


revus. Ils se seraient fait la belle, auraient traversé vrai-
ment quelques déserts afin de mettre un peu de dis-
tance entre eux et moi. Sahara, Kalahari, Gobi,
Karakoum, que sais-je ? Mais ils étaient ici, c’était bon
signe. Pour moi. Parce que moi, je n’avais pas franchi
de désert, j’étais resté dans mon enclos, bien gardé, à
ruminer pour essayer de piger comment les flics
avaient pu savoir.

On avait monté l’opération tous les trois, Jo, Lulu et


moi. Un truc facile, qui pouvait rapporter gros. Le
gros, je l’ai eu longtemps sur la patate ! Mais j’avais

- 106 -
réussi à planquer le fric, juste avant que la cavalerie
déboule dans mon gourbi. Et là où je l’avais planqué,
personne ne le trouverait, parole de bédouin !

Je n’avais rien dit. J’avais tiré mes dix ans à Fresnes.


Comparé au bagne de Tataouine, ça paraissait
luxueux ! Au début, je pensais : ils ne viennent pas,
c’est normal, il faut être prudent. Puis, peu à peu, je
me suis inquiété. Pas une lettre, pas un coup de fil, pas
un parloir, nada ! Je gambergeais : ils ont trouvé le
magot, ils ont filé avec... Même mon avocat ne savait
rien.

Et j’étais là, chez Lulu qui minaudait :


—Une vraie traversée du désert, tu sais, Jules ! J’ai
dû faire face. Toute seule ! Trouver du boulot. C’est Jo
qui m’a proposé d’être serveuse dans son rade de Vin-
cennes, « le bar de l’oued ». C’est tout près d’ici, tu ver-
ras.

Le bar de l’oued ! Un nom pareil, ça ne s’invente


pas. Jo avait gardé une nostalgie féconde de notre pas-
sage commun dans la légion étrangère.

—Et comment il a fait pour financer son troquet ?


Avec ce qu’on a piqué dans le coffre de la banque ?

—Il n’y a que toi qui sais où il est, ce fric ! Jo a fait


un coup ou deux, je ne sais pas. C’est un discret. Il ne
dit rien de ses affaires ! Depuis, il s’est recyclé honnête.

—Ah !

- 107 -
J’en restais coi. Jo honnête ! C’était un peu comme si
on m’annonçait qu’il pousse du blé en plein milieu du
grand Erg, ou que les dunes de Chinguetti sont deve-
nues des collines verdoyantes couvertes d’herbes et
d’arbres en fleurs ! A d’autres !

—Et pourquoi n’es-tu jamais venue au parloir ?


—Au début, j’avais toujours un poulet dans mon ré-
troviseur ! Ensuite… je t’ai dit. J’ai travaillé. Dur. Pour
que tout soit bien quand tu reviendrais.

Là, elle m’en a bouché un coin ! « Pour que tout soit


bien quand tu reviendrais… » Elle me prend vraiment
pour une coloquinte ! Tout ce qu’elle veut, c’est
m’amadouer suffisamment pour savoir où est le
butin ! Si elle croit que je vais marcher ! Un vrai scor-
pion, la Lulu, sous ses airs d’hétaïre !

C’est à ce moment que j’ai pris ma décision : pas


question de partager avec ces deux Touaregs de Pi-
galle ! Je vais tout garder ! Ça leur apprendra ! M’ou-
blier dans ce trou à rats ! Je revis en une fraction de
seconde la cellule crasseuse, la tinette, les lits, l’affiche
avec des palmiers sur le sable et la blonde allongée à
l’ombre sur un transat. J’en ai rêvé, de ces palmiers, de
la mer toute bleue, de la blonde et de ce que je ferais
avec elle ! Mes codétenus aussi, qui prenaient mon af-
fiche pour une poupée gonflable !

Il fallait la jouer subtile. Pas question qu’ils me fi-


lent le train pour voir où j’irai récupérer mon bien. Je
me méfiais aussi des bourres, qui avaient la rancune
tenace et qui s’amuseraient peut-être à suivre ma piste.

- 108 -
—Il faut que je retourne au boulot.

C’est ça, Lulu, va bosser. Je vais en profiter pour


faire une sieste. Oui, je fais comme chez moi, je vais
me gêner ! Oui, je t’attends ce soir. Tu amèneras Jo, on
va fêter ça. Et comment !

La porte s’est refermée doucement. A moi, mainte-


nant.

Je suis sorti. L’été s’annonçait, les passants flânaient


sous les platanes de l’avenue. J’en fis autant. Je remar-
quai assez vite mon suiveur. Garde le moral, mon gars,
je vais te faire visiter Paris.

J’avais la forme. C’est ainsi qu’on a remonté jusqu’à


Bastille, puis traversé la Seine au pont Henri IV, flâné
du côté de Saint-Germain, j’ai bu un demi à la terrasse
d’un troquet place Monge, puis, on a pris le métro, re-
tour vers Vincennes via Châtelet, l’autre suivait tou-
jours.

C’est à Châtelet que je l’ai largué. Dans la foule. Un


débutant. Repéré, égaré. Ils allaient certainement pla-
cer quelqu’un d’autre devant la piaule à Lulu. Ils ne
seraient pas déçus !

Mais ils allaient devoir attendre quelques heures. Le


temps que je mène à bien mon projet. Je rigolais inté-
rieurement en pensant à la psy qui m’avait demandé,
juste avant que je sorte :
—Avez-vous des projets ?

- 109 -
Un peu, mon neveu, que j’ai des projets, n’ai-je pas
répondu. Je les ai gardés pour moi.

J’ai attendu que la nuit tombe dans un restaurant


arabe. Couscous, cornes de gazelles, dessert du désert !
Le décor et le thé à la menthe évoquaient une tente de
nomade sous la clarté lunaire. Il manquait les dan-
seuses du ventre, ce serait pour plus tard, au retour
d’expédition.

Minuit approchait quand je suis sorti. Mon objectif


n’était pas loin, quelques rues, et je reconnus le mur et
les grilles. Si rien n’avait changé, j’entrerais comme la
dernière fois, il y a dix ans. Pour la sortie, j’avais une
autre idée.

Tout semblait identique. Quand on vient nous ra-


conter que le monde change à la vitesse grand V, il doit
y avoir des types qui prennent leurs rêves pour la réa-
lité. Ce qui n’était pas mon cas. Mon rêve était là, à
quelques mètres, maintenant que j’avais franchi les
clôtures.

J’étais tranquille, les rondes avaient été supprimées


après minuit, compressions de personnel obligent. Je
l’avais appris grâce à Ahmed, qui avait été gardien ici
avant d’être gardien à Fresnes. Je lui avais demandé la
différence, il avait haussé les épaules sans répondre. Il
ne devait pas y en avoir beaucoup.

J’ai déambulé sans bruit dans les allées. Quelques


grognements de dormeurs me rappelaient la nuit

- 110 -
d’autrefois, quand j’avais trimballé les sacs bourrés de
billets, en me demandant pourquoi Jo et Lulu ne
m’avaient pas attendu comme convenu dans la ba-
gnole. A l’époque, j’avais pensé qu’ils s’étaient fait
prendre. Aujourd’hui, je n’en sais toujours rien, mais
j’ai comme un doute inexplicable. Peut-être la taule
rend-elle parano ?

Je suis enfin parvenu devant la zone où je savais


trouver mon trésor. Pourvu qu’un technocrate n’ait
pas décidé de changer les occupants d’alors pour d’au-
tres moins compréhensifs ! Un nuage libéra un quar-
tier de lune. Ouf ! C’était bien les mêmes. Ou leurs
cousins. Peu importait.

Encore une escalade, j’avais bien fait de prévoir les


baskets et la tenue noire, question de discrétion. Le
vent portait à l’opposé, bien que je ne fusse pas certain
que mon odeur dérangeât ces messieurs-dames ! J’en-
trai.

Il ne me fallut pas plus de dix minutes pour retrou-


ver les sacs. Dix ans, dix minutes ! Dix millions ! Je ré-
sistais à la tentation de les ouvrir. J’étais certain qu’ils
n’avaient pas pu bouger. Encore une heure, et les jeux
seraient faits.

Je passais maintenant à la deuxième phase du plan.


J’avais eu le temps de le peaufiner !

Quand l’alarme retentit, elle réveilla tout le quar-


tier. La sirène hululait, pire que pendant les

- 111 -
bombardements anglais de la dernière guerre ! On
s’éveilla, on ouvrit les fenêtres, on sortit sur les seuils,
on s’interpella, on s’interrogea, on supputa, bref cela
déclencha un tel bazar que les pompiers furent bloqués
au rond-point, que la police dut se remettre à la
marche à pied, et que Jo, qui venait de fermer « le bar
de l’oued », devant l’affluence et les bénéfices imagi-
nables, le rouvrit en catastrophe pendant que Lulu re-
mettait sa tenue de barmaid en ronchonnant qu’elle
avait promis à son Jules de rentrer tôt afin d’avoir une
explication avec lui !

Personne ne revit Jules. Les seules nouvelles qu’on


eut de lui, ce fut à l’aube, quand alertée par les hurle-
ments de terreur d’une habitante du quartier, la police
trouva ce billet de cinq cents francs, sans aucune va-
leur désormais depuis le passage à l’Euro, et sur lequel
on avait écrit au feutre rouge : « Lulu, pour ta traver-
sée du désert ! » et c’était signé : « Jules le Touareg ».
Le billet était épinglé à un sac bancaire vide, accroché
au cou d’un vieux chameau pelé échappé du zoo de
Vincennes, et dont personne ne sut expliquer comment
il avait pu se retrouver coincé sur le palier du premier
étage, juste devant la porte de Lulu, entre le vide-
ordures et la porte de l’ascenseur.

1er prix du concours de nouvelles de la ville de Montrouge 2008


LA GRANDE TRAVERSÉE
Il entendit le bruit sec du couvercle de la vieille
boîte aux lettres qui se refermait. À peine le facteur
franchissait-il le coin de la rue qu’il sortit, la clé à la
main, sans prendre le temps d’enfiler ses chaussures.
Depuis deux semaines, il attendait le passage du pré-
posé, et jusqu’à maintenant, la lettre tant attendue
n’était pas venue glisser au fond de la boîte.

Et là, bleue comme un rêve de mer estivale, une let-


tre, la lettre, gisait, semblant n’attendre que sa main
pour s’ouvrir et enfin apporter réponse à ses longs
jours de patience et de solitude.

Il la prit, la tourna, la retourna et retourna encore,


puis il rentra dans sa maison, le pas soudain plus léger.
Il la tenait contre sa poitrine comme s’il voulait que
personne ne la voie. Il voulait vraiment que personne
ne la voie. Il n’avait rien dit, ni aux vieux copains du
bar de « l’embarcadère », ni à ceux de club des anciens,
ni à Léon, son voisin trop bavard et qui n’aurait pas su
tenir le secret.

Surtout qu’il n’était sûr de rien.

Et si cette lettre était un refus ? Si, pour une obscure


raison, ou au contraire pour une très bonne raison, elle
contenait un non définitif ? Il serait la risée de tous,

- 115 -
celui qui resterait solitaire tout le reste de ses jours. Cé-
libataire. Vieux gars, aurait dit sa mère si elle avait en-
core vécu.

Cela n’était pas imaginable. Bien entendu, il aurait


pu, de nombreuses fois, trouver une épouse, une
femme qui aurait partagé ses soirées, ses repas, ses dé-
faites et ses espoirs. Son lit, aussi, même si cela n’avait
jamais été une priorité dans sa vie. Il suffisait d’une an-
nonce dans un journal spécialisé. Les veuves ne man-
quaient pas !

Il referma soigneusement la porte, s’assit devant la


table de la cuisine, posa la lettre sans oser l’ouvrir en-
core. Enfin, il sortit son couteau de la poche de son
vieux pantalon de velours, l’ouvrit, et la lame maintes
fois aiguisée coupa le haut de l’enveloppe.

Il en sortit le papier, bleu lui aussi. Le déplia, et le


posa sur la table. Il prit ses lunettes dans leur étui, les
chaussa sur son nez en reniflant un petit coup bref, une
vieille manie comme on en a sans savoir d’où elles
vous viennent et dont on ne s’aperçoit plus tant elles
font partie de vous. Et il se mit à lire la lettre.

Il n’était plus d’âge à bondir en poussant des cris de


joie. Pourtant, il en eut envie ! Il se retint, comme il
s’était retenu toute sa vie de manifester ses sentiments
les plus profonds.

Il replia la lettre, la réinséra dans l’enveloppe qu’il


rangea dans le tiroir du buffet, celui qui contenait les

- 116 -
papiers importants, au-dessus du dernier avis des im-
pôts et de la facture de l’EDF. Il repoussa le tiroir,
s’épongea le front d’un revers de main, et s’assit de
nouveau. La bouteille de vin, à demi entamée, trônait
au centre de la table, près du verre vide. Il le remplit,
avala une longue gorgée et, le dos appuyé contre la
chaise, ferma les yeux.

Il revit, comme dans un rêve, chaque ligne, chaque


mot de la lettre. Au bout d’un long moment, tout se
mélangea, les phrases se mirent à danser, et il n’eut
plus en tête qu’un embrouillamini de caractères, de
syllabes, de points, de lignes. Alors, il se leva, ouvrit le
tiroir, ressortit la lettre, la relut et relut au point d’en
connaître le contenu par cœur. Il se répétait les para-
graphes, d’abord à voix basse, puis à haute voix,
jusqu’au moment où il entendit cogner à la porte.
Comme un voleur pris en flagrant délit, il sursauta,
fourra la lettre sans la replier sur le tas de paperasses,
et, le cœur battant une chamade jamais connue
jusqu’alors, alla ouvrir.

—Ben, mon gars, t’es pas malade ?


C’était Léon, le voisin, qui se tenait là, la mine in-
quiète.
—On t’entend crier dans toute la rue ! Quelque
chose ne va pas ?
—Non, non… Heu… Rien… Voilà sans doute que je
parle tout seul… Tu veux entrer ?
—T’es sûr que tout va bien ?
—Mais oui ! C’est juste… Je me suis fichu un coup
de marteau sur les doigts… C’est rien… Tout va bien !

- 117 -
Léon n’insista pas. Il repartit, jetant un regard en ar-
rière de temps en temps, jusqu’à ce que la porte se soit
refermée complètement.

Il crut entendre un grand éclat de rire. Le Fernand


se moquerait-il ? Il haussa les épaules. On finirait bien
par savoir le vrai du vrai, murmura-t-il. Il ajouta :
Tiens, moi aussi, je parle tout seul ! Ce doit être une
maladie !

Fernand, pendant ce temps, riait réellement aux


éclats. Puis, se calmant, il se dit qu’il faudrait bien un
jour expliquer ce qui allait arriver aux vieux amis de
« l’embarcadère ». Ils attendraient encore quelques jours.
Ou l’éternité, s’il le voulait ! Lui avait bien attendu
vingt ans.

Vingt ans. Vingt ans qu’il avait vécus dans l’espoir


de ce jour.

Dès demain, il partirait. Ce serait son premier et


dernier voyage. Lui qui n’avait jamais quitté ce village,
cette rue, cette maison, il s’en irait pour toujours, sans
idée de retour. Ce serait un sacré voyage ! Une grande
traversée. Une de celles qu’on ne fait qu’une fois dans
sa vie. Une de celles qui vous changent à jamais.

Pour la première fois, il ressentit une inquiétude,


malgré sa joie. Curieux mélange, auquel il allait sans
doute devoir s’habituer. Au moins le temps de la croi-
sière qui le mènerait de l’autre côté, là-bas d’où venait
la lettre bleue.

- 118 -
La lettre tant attendue et qui disait : « Oui, tu peux
venir. Moi aussi je suis prête, moi aussi j’ai patienté
toutes ces années, moi aussi je n’aime que toi et je veux
vivre avec toi ces jours qui nous restent encore… je
t’attendrais sur le quai…»

Sa première lettre d’amour. Son premier vrai ren-


dez-vous. Il avait osé, quelques jours plus tôt, lui
écrire. Lui déclarer ce qu’il avait gardé depuis tant
d’années au fond de lui, cet espoir secret qu’il avait
conservé si vivace malgré le temps destructeur.

Et elle avait répondu. Si vite, même s’il avait eu


l’impression que des semaines, des mois avaient passé
depuis l’envoi de sa lettre jetée dans la boîte jaune de
la poste, comme une bouteille la mer.

Demain.

Demain, il partirait. Demain il oublierait ces jours


passés devant l’océan, à regarder les flots le séparant
de sa bien-aimée, à se demander si elle ne l’avait pas
oublié, rayé de sa vie, de ses pensées, de son cœur.
Elle, là-bas, de l’autre côté.

Demain, il monterait sur le bateau. Il mettrait son


costume, sa chemise blanche et sa cravate, ses souliers
vernis et son chapeau neuf. Il ne prendrait qu’une pe-
tite valise. Il avait vécu avec peu, il continuerait de
même. Il laisserait ici cette maison, ces vieux meubles,
ces oripeaux d’une vie qui lui paraîtrait bientôt très an-
cienne. Il allait renaître. Revivre. Franchir cet espace

- 119 -
entre hier et demain que représentait cet océan au bord
duquel il avait si souvent rêvé. Où il s’était si souvent
laissé aller à cette espérance folle, assis sur le banc de
la promenade, comme un vieux prenant le soleil avant
la fin.

Il pensa à ce poème de Walt Whitman, lu autrefois,


quand il lisait encore ce genre de choses : « O capitaine !
Mon capitaine ! fini l’affreux voyage, le bateau a franchi les
écueils, nous ramenons la prise, proche est le port, j’entends
les cloches, chacun chante victoire, et suit des yeux la forte
nef, le vaisseau téméraire ; Mais, ô cœur ! coeur ! coeur ! »
Mais Lincoln était mort depuis longtemps, la poésie
aussi !

Quand à lui, demain, il vivrait ! Enfin ! Enfin il ef-


facerait ces vingt années si interminables qu’il se de-
mandait maintenant comment il avait pu continuer à
faire les mêmes gestes quotidiens, à dire les mêmes
mots banals, à être et ne pas être à la fois pendant si
longtemps. Demain, il traverserait ! Demain !

Extrait du « Télégramme », quotidien d’informa-


tions locales de ce jour :
« Une panne de moteur sur la navette « le trait d’union »,
reliant Port-Louis à Gâvres et permettant de franchir la
passe, large d’à peine une centaine de mètres et séparant ces
deux villes, a provoqué l’échouage du petit bateau sur un
banc de sable. Un homme, vêtu de noir, tenant un bouquet
de lys blanc à la main, est tombé à l’eau. Entraîné par le fort
courant séparant les deux ports, son corps a disparu. On
ignore l’identité de cet homme. »

- 120 -
Sur le quai, devant le « bar des sables », une femme
passe lentement. Elle semble pleurer, ou c’est la pluie,
peut-être, qui ruisselle sur son visage.
Du même auteur
Parutions récentes :

Le dernier été de Jeanne. Théâtre. La main qui raconte, 2007

Opération Minahouët. Roman policier. Chemin faisant, 2007

Il y avait un homme. Poème (Prix de la ville de Dijon).


Les poètes de l’amitié, 2007

Promenade marcusienne en France électorale.


Conte satirique. Mutine, 2008

Bar des sables. Nouvelles. Chemin Faisant, 2009

L’hiver sera rude. Toman. Mutine, 2010

Ar garediged. Poème. Cynthia3000, 2010

Nous voici aux portes du vent. Poèmes. Les joueurs d’astres,


2010
TABLE DES MATIÈRES

Page

Aller simple 11

Le bagage 21

Le marcheur 33

Train-train 45

Le parfum du lilas dans la nuit 57

Le dernier voyage de Léon 65

Partir ou ne pas partir 77

Le gros lot 89

La traversée du désert 103

La grande traversée 113

- 123 -
Cet ouvrage a été composé par les Éditions du Petit Pavé et
achevé d’imprimer par Corlet - 14110 Condé-sur-Noireau

Dépôt légal : Novembre 2010

ISBN : 978-2-84712-244-2

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