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Caroline de Vivie

Train de nuit

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Train de nuit

Roman
Première partie

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Pour la vraie Charlotte qui m’a un jour racontée le
début d’une histoire.

Les voyages réservent toujours des surprises…

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Pour la troisième fois il vérifia que son carnet en
cuir noir se trouvait bien au fond de son sac. Cela
l’obligea à déranger les trois chemises qu’il avait
empilées, mais il préférait être sûr. En le replaçant il
fit attention à ne pas écorner la couverture. Il ne
restait que cinq pages. Il devait peut-être songer à
s’en procurer un nouveau. Le même modèle, sobre,
élégant, facile à transporter. Il emmènerait les deux
avec lui. Ce serait trop risqué de laisser le premier à
son domicile. Si d’aventure un cambrioleur
s’aventurait chez lui, qui sait ce qu’il pourrait en
conclure ou en faire. Non, un carnet de plus ce ne
serait pas difficile à gérer. Et puis lorsqu’il aurait un
coup de blues il pourrait toujours se replonger dans
l’ancien, en savourer le contenu, s’en féliciter
même.
Il tira la fermeture Éclair de son bagage. Son train
partait dans une heure, le temps qu’il attrape le bus,
qu’il composte son billet, qu’il vérifie le numéro du

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quai, il ne fallait pas qu’il traine. Il n’aimait pas
laisser sa voiture sur le parking de la gare plusieurs
jours, elle était mieux dans son garage, à l’abri des
regards. Sur un parking elle pourrait être
vandalisée, ou pire volée. Cela pourrait attirer
l’attention de la police. Il lui faudrait faire une
déclaration à l’assurance, expliquer où il se rendait,
combien de temps il s’absentait, pourquoi. Il était
organisé, il n’y aurait pas de mauvaise surprise. Il
consulta une nouvelle fois sa montre. Cette fois il
n’y avait plus de temps à perdre. Il attrapa ses clés
sur la console de l’entrée, claqua la porte derrière
lui et partit sans se retourner.

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L’employé derrière le guichet était en formation.
Léo en formation à votre service indiquait son
badge accroché à son tee-shirt. L’épingle allait faire
un trou dans le tissu, pensa Charlotte. Sa grand-
mère avait toute sa vie refusée de porter des
broches. Jamais de broche, ça déchire, compris ma
petite fille ?
Léo avait l’air jeune et inexpérimenté. Il n’y avait
même pas la vision réconfortante d’un collègue plus
âgé pour le seconder. En formation mon œil, il était
livré à lui-même !
« Mademoiselle ?
— Bonjour, je voudrais un aller-retour pour Aix-en-
Provence s’il vous plaît, par le train de nuit, en
couchette, en première classe.
—Alors Bordeaux Aix-en-Provence, train de nuit,
couchette, première classe. Vous avez une date de
départ ?
—Oui, oui bien sûr. »
Charlotte se gourmanda intérieurement pour son
manque de précision. En formation peut-être mais il
ne perdait pas le nord Léo !
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« Départ le vingt-deux juin et retour le vingt-quatre.
— Pour le retour par le train de nuit aussi ou en
journée ?
— En journée, cela ira. Et je voulais savoir… »
Charlotte se rendit compte qu’elle hésitait à poser
cette question à l’employé, il allait la prendre pour
une froussarde. Elle prit son courage à deux mains.
« J’ai entendu dire qu’il y avait des compartiments
couchette spécialement réservés aux femmes.
Enfin des compartiments dans lesquels on ne
trouve pas d’hommes. »
Bon sang quelle gourde ! Un wagon réservé aux
femmes dans lequel on ne trouve pas d’hommes !
Une vraie lapalissade ! Heureusement que Jérôme
n’entendait pas cela ! Léo pour sa part ne semblait
pas avoir relevé sa désastreuse figure de style. Il
n’avait pas levé les yeux de son écran, pianotait sur
le clavier.
« Oui tout à fait, il y a des compartiments réservés
aux dames. On les appelle les wagons roses. Cela
permet aux dames de voyager sereinement. Il y en
a un sur le trajet que vous souhaitez, je vois qu’il
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reste des places disponibles. Je vous en réserve
une ?
— Oui s’il vous plaît.
— Et en plus vous n’avez aucun supplément à
payer. Alors en tout on en est à deux cent quarante-
cinq euros. Vous réglez comment ? Par carte ?
—Oui, par carte.
—Allez-y, les instructions vont s’afficher dès que
vous aurez inséré votre carte. »
Charlotte pianota sur le clavier miniature. Pendant
ce temps l’imprimante crachait les billets avec force
couinements et grincements en tous genres. Léo
saisit les billets d’une main experte.
« Donc nous disons Bordeaux Aix-en-Provence,
départ le vingt-deux juin à vingt heures quarante-
sept et arrivée à Aix à sept heures trente-deux le
vingt-trois au matin. Retour le vingt-quatre à
quatorze heures cinquante-deux et arrivée à
Bordeaux à vingt-deux heures cinquante-sept. Voilà
pour vous Mademoiselle. Je vous souhaite un bon
voyage au nom de la SNCF. Au revoir et à bientôt.
— Merci beaucoup. Au revoir. »
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Charlotte glissa rapidement les billets dans son
sac à main tout en se dirigeant vers la sortie. Voilà
tout était prêt, la chambre d’hôtel réservée pour
deux nuits, les billets de train achetés.
Les dés étaient jetés. Dans moins de trois
semaines elle allait faire un voyage qui changerait
le cours de sa vie.

* * *

Gare Saint Jean ce vingt-deux juin au soir, de


nombreux trains étaient annoncés sur le panneau
d’affichage central. Jérôme et Charlotte avaient une
demi-heure d’avance. Précautionneux, Jérôme avait
garé la voiture au parking souterrain, glissé le ticket
à l’arrière de son portefeuille. Il trainait la valise à
roulettes de Charlotte d’une main sûre, avec autant
de facilité que si elle avait été vide. Pour trois nuits
et deux jours Charlotte était allé à l’essentiel ; deux
robes légères mais néanmoins habillées pour faire
bonne impression devant le jury, une paire de
sandales à petits talons, quelques notes dont elle
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relirait les éléments les plus marquants une fois
installée dans le train. Ce dernier était annoncé quai
numéro trois à l’heure. Les voyageurs circulaient en
tous sens, une veste sur le bras à cause de la
chaleur, des lunettes de soleil perchées sur le haut
de la tête. La boulangerie était prise d’assaut. Il y
avait la queue au Point Presse.
« Tu veux acheter quelque chose à grignoter avant
de partir ?
— J’ai déjà ma salade et ma bouteille d’eau. Je vais
voir si je peux trouver une barre de céréales. »
Charlotte se fraya un chemin jusqu’au rayon des
confiseries. Elle opta pour une barre de chocolat
aux noisettes entières. Elle hésita, une ou deux ?
Une femme la bouscula, elle se cogna contre le
présentoir. Elle tendit une main pressée vers un
paquet de Tic-Tac, demanda un paquet de
cigarettes mentholées d’une voix qui masquait mal
son impatience et son exaspération. La vendeuse la
servit sans un mot, le visage impassible, indifférente
à ce manque de politesse le plus élémentaire. La
femme ne semblait pas s’être rendu compte qu’elle
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avait bousculé Charlotte. C’était à se demander si
elle avait ne serait-ce que remarqué son existence.
Une fois ses menus achats réglés, elle ne se
retourna pas, sortit en rajustant son sac à main sur
l’épaule. Un homme l’attendait avec un élégant sac
de voyage et un petit bichon blanc au bout d’une
laisse. En voyant sa maîtresse revenir, le chien se
dressa sur ses pattes arrière pour tenter de
s’agripper à ses jambes.
« Cela suffit Théodore, tu vas me griffer. Jean-Louis
empêche-le de me sauter dessus comme ça, c’est
pénible à la fin. »
Sèchement éconduit Théodore se contenta de
lancer un regard implorant à sa maîtresse qui
l’ignora. Charlotte et la vendeuse échangèrent un
regard entendu.
« Quand on n’aime pas les bêtes, on n’aime pas les
gens non plus. »
Charlotte acquiesça en tendant un billet pour sa
barre chocolatée.
« Faites bon voyage.
— Merci. »
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Devant la boutique Jérôme avait les yeux rivés
sur l’écran de son téléphone. Il n’avait pas
remarqué la scène.
« Tu as trouvé ce que tu voulais ?
— Oui, il y avait une femme horrible à l’intérieur.
Elle m’a bousculée, m’est passée devant. En
sortant elle a envoyé balader son chien qui voulait
juste lui montrer qu’il était content qu’elle revienne.
—Ah bon ?
— Oui regarde, c’est elle là-bas. »
Le couple se dirigeait vers les escalators qui
menaient aux quais. Théodore trottait joyeusement
aux côtés de son maître.
« Je ne les ai pas remarqués.
— Il faut dire que tu avais le nez dans ton portable.
— Excuse-moi, je pensais que mon client avait
répondu à mon mail. On commence à s’avancer sur
le quai ?
— Oui. J’espère que cette horrible bonne femme ne
va pas partager mon compartiment. Tu imagines ?

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— Comme d’habitude tu as tendance à exagérer !
Mais c’est pour ça que je t’aime.
—Je suis tout de même rassurée d’avoir pu
réserver dans un wagon exclusivement réservé aux
femmes.
— Moi aussi, tu pourrais rencontrer un véritable
Adonis qui sait ? On ne sait jamais sur qui on peut
tomber. »
Il lui fit un petit clin d’œil, l’embrassa légèrement sur
les lèvres.

Le quai numéro trois était l’un des plus éloignés. Il


fallait d’abord emprunter un long couloir avant
d’accéder à l’escalator. Les roulettes de la valise
faisaient un bruit assourdissant. De nombreux
voyageurs avaient renoncé à tirer la leur, préférant
la porter à bout de bras.
« Ce ne serait pas plus pratique de la porter ?
demanda Charlotte.
— On est presque arrivés. Tiens regarde quai
numéro trois c’est par ici. Fais attention à tes
pieds. »
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En haut de l’escalator, ils eurent l’impression de
pénétrer dans un nouveau monde ; le ciel était
presque entièrement masqué par l’avancée du toit.
Le train était déjà à quai, semblait occuper toute la
place, on avait du mal à en distinguer le bout. Il
fallait se frayer un passage entre les bagages, les
chariots abandonnés. Jérôme et Charlotte
trouvèrent néanmoins rapidement le wagon rose.
Jérôme hissa la valise sur le marchepied.
« Tu veux que je t’accompagne jusqu’à ton
compartiment ?
— Non merci ça va aller. »
Maintenant que le moment était arrivé, elle était
pressée de se retrouver seule, de s’installer, de
sortir un livre et ses dossiers. Elle se réjouissait de
la nuit qui allait tomber, l’envelopper, du rideau
qu’elle allait tirer, qui l’isolerait du monde extérieur
jusqu’au petit matin. Elle avait toujours aimé ce
moment.
« Tu m’appelles quand tu arrives ?
—Bien sûr. Ça va aller, tu vas réussir à te
débrouiller ?
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—Ne t’inquiète pas pour moi. Concentre-toi
uniquement sur ta soutenance. Je penserai à toi. Je
t’aime.
—Moi aussi. »
Ils s’embrassèrent, Jérôme la serra fort contre lui.
Leurs dents s’entrechoquèrent légèrement, elle
sentit un reste d’effluve de son eau de toilette. Elle
respira profondément comme pour en mémoriser
l’odeur qu’elle connaissait par cœur.
« Va, je vais rester jusqu’à ce qu’ils sifflent le
départ. »
Deux femmes d’âge mûr discutaient dans la
l’embrasure de la porte, durent s’écarter pour
laisser passer Charlotte. Elle avança dans le couloir
étroit, chercha le numéro de son compartiment, le
numéro onze, sur les portes. Tout au bout la
maîtresse de Théodore était en train elle aussi de
chercher son compartiment, suivi par son mari qui
avait coincé le grand sac de voyage sous un bras,
le chien sous l’autre. Mon dieu faites qu’elle ne soit
pas avec moi, dit Charlotte in petto. Elle pourrait
dire adieu à ses lectures, sa tranquillité, cette
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femme avait l’air d’une sacrée enquiquineuse.
Enfin le numéro onze était juste là, Charlotte
poussa la porte, s’y engouffra, tirant sa valise sans
ménagements. Une des roulettes manqua de se
coincer dans la porte. La maîtresse de Théodore
passa devant son compartiment sans s’arrêter ;
visiblement elle s’était trompée de voiture. Un
effluve de parfum capiteux et probablement coûteux
persista dans son sillage. Le pauvre Théodore
haletait bruyamment, la langue pendante, coincé
sous le bras de son maître. Charlotte poussa un
soupir de soulagement, ses rêves de tranquillité
redevenus réalité. Elle s’approcha de la fenêtre
pour tenter d’apercevoir Jérôme. Il était deux
compartiments plus loin ; elle lui fit de grands signes
de la main mais avec le reflet il ne la voyait pas. A
cette distance il lui semblait terriblement sérieux et
vulnérable à la fois. Il n’avait pas lâché son
téléphone portable, peut-être devrait-elle lui envoyer
un message pour lui dire où elle se trouvait ? D’un
autre côté elle pouvait difficilement être ailleurs que
dans le train, et puis ils s’étaient déjà dit au revoir.
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Un message ne serait qu’une répétition inutile de ce
qu’ils s’étaient déjà dit, Jérôme n’aimait pas qu’elle
lui répète deux fois la même chose, il s’en montrait
vite agacé. Il savait qu’une fois arrivée elle lui
téléphonerait, il n’avait pas de doutes là-dessus. Ils
n’avaient jamais de doutes l’un envers l’autre.
Le chef de gare siffla le départ du train. Au même
moment un homme entra dans le compartiment.

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Il crût qu’il n’arriverait jamais à l’heure. Il y avait eu
un embouteillage sur la rocade, trois voitures
s’étaient encastrées les unes dans les autres. Il
avait regardé sa montre avec nervosité, s’efforçant
de ne pas avoir l’air exaspéré. Sur le siège d’à côté,
son voisin un homme en surpoids, s’épongeait le
front avec un mouchoir. Il sentait la sueur. L’ odeur
âcre lui soulevait légèrement le cœur. Il essaya de
s’en éloigner mais la corpulence de l’autre
l’empêchait de bouger. Les autres passagers
tendaient le cou vers le pare-brise, tentaient de voir
si la situation allait enfin se débloquer. Tout à coup
les choses s’accélérèrent, le chauffeur appuya sur
l’accélérateur. Le bus bondit en avant comme
soulagé de pouvoir enfin avancer. Son voisin
manqua d’heurter la barre en métal située devant
lui, rebondit sur le dossier, le coinça un peu plus
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contre la fenêtre. Au moment de descendre devant
la gare, il dût se contorsionner pour réussir à passer
devant lui. Il récupéra son sac qu’il avait rangé dans
un des compartiments situés au-dessus de la
rangée des sièges. Après l’air climatisé du véhicule,
la chaleur le saisit d’un coup. Il sentit que sa
chemise était mouillée aux aisselles. Il traversa la
place de la gare en courant, bouscula les voyageurs
qui consultaient les panneaux d’information, se rua
vers le quai. Il composta son billet en vitesse le
froissa dans la précipitation, étouffa un juron. Il
n’avait pas le temps de tenter d’arranger les dégâts,
le chef de gare venait de siffler le départ du train.

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Il était essoufflé, quelques gouttes de sueur
perlaient à son front. Il tenait son billet froissé dans
sa main gauche, tandis que la droite contenait
difficilement un gros sac de sport et une veste en
lin.
« Bonsoir, j’ai cru que je ne trouverais jamais le
numéro onze. Il faut dire que je suis arrivé un peu
juste. On croit toujours qu’on a le temps hein ? »
Charlotte n’aurait pas su dire si elle s’était retournée
parce qu’elle avait senti sa présence, son souffle
chaud, ou bien parce qu’elle avait soudain entendu
sa voix. Qu’est-ce qu’il faisait ici ? C’était un homme
aucun doute n’était permis, il n’avait donc pas sa
place dans ce compartiment.
« Vous n’avez pas trouvé votre compartiment ? »
demanda-t-elle sèchement. Elle ne se donna même
pas la peine de le saluer.

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« Le numéro onze, voiture K, c’est bien ici
rassurez-moi ? Je n’ai pas tellement envie de
repartir en exploration. » Il eut un petit rire.
« Oui c’est bien le numéro onze, voiture K.
Je…j’avais l’impression que vous n’étiez pas certain
d’être arrivé à destination.
— On ne l’est jamais à dire vrai. Tant que le
contrôleur n’est pas passé. Tenez une fois j’ai mal
lu le numéro du siège, c’était dans un Bordeaux-
Lyon je crois, ou bien Bordeaux-Clermont-Ferrand
je ne sais plus. Enfin bref, la dame à qui devait
échoir ce siège est allé se plaindre au contrôleur. Je
me suis fait sortir sans ménagement ! La bonne
femme était une vraie harpie, elle n’a même pas
voulu entendre mes excuses ! Enfin avec vous je
crois que je ne risque rien, vous ne me faites pas du
tout l’effet d’une harpie n’est-ce pas ? »
Il eut à nouveau son petit rire.
« Non, je ne crois pas. »
Charlotte se sentait bouillir intérieurement. Le type
au guichet l’avait flouée ! Un wagon rose mon œil !
C’était comment déjà, Théo, Léo, Mario ? En
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formation mais sans personne pour le former il
s’était trompé il fallait bien s’y attendre ! Elle allait
déposer une réclamation, mais bon pour ce à quoi
cela allait servir ! Si elle se débrouillait bien elle
réussirait peut-être à se faire rembourser une partie
du billet. En attendant il allait falloir composer avec.
Elle se prit presque à regretter qu’il ne se soit pas
agi de la maîtresse de Théodore. Comment allaient-
ils faire ? Ils allaient devoir partager le cabinet de
toilette, il l’entendrait faire pipi. Et pour mettre le
débardeur et le short qu’elle avait prévu pour la
nuit ? Elle allait devoir faire des acrobaties pour
enlever son soutien-gorge.
« Bon je vais poser mes affaires. Vous préférez la
couchette de droite ?
— Euh à vrai dire j’ai posé mes affaires sur celle-ci
par hasard. Il n’y avait personne lorsque je suis
arrivée.
—Mais elle vous convient ?
— Oui je crois qu’on peut dire ça. Je vous avoue
que je ne crois pas qu’il y ait une réelle différence

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entre la couchette de gauche et la couchette de
droite. »
Ce fut à son tour de rire légèrement.
« Il y a des chances que ce soient des couchettes
jumelles en effet. »
En disant cela l’homme arbora un large sourire.
Charlotte se fit la réflexion qu’une de ses canines
venaient légèrement chevaucher une incisive. Sans
trop savoir pourquoi elle trouva cela touchant.
L’homme posa son gros sac et sa veste sur la
couchette. Il mit le billet dans la poche intérieure de
sa veste.
« Il est dans un sale état. J’espère que le contrôleur
ne dira rien. Vous savez s’il y a un cintre quelque
part pour suspendre ma veste ?
—Je n’ai pas fait attention. Peut-être dans le
cabinet de toilette ? »
La porte du cabinet de toilette était davantage une
porte coulissante qu’une vraie porte.
« Bon ce n’est pas le Ritz mais il y a au moins un
lavabo pour se débarbouiller. Les toilettes doivent

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être au bout du couloir. Ah tiens voilà il y a deux
cintres. Vous en voulez un ?
— Non merci. Je n’ai pas emmené de veste. »
Il n’y avait pas de toilettes, c’était tout aussi bien. Il
ne l’entendrait pas faire pipi ce soir avant d’aller se
coucher ni demain matin en se réveillant. Charlotte
s’assit sur sa couchette. Le train commençait à
prendre de la vitesse. Les rails émettaient des tacs
tacs réguliers. Ils avaient dépassé la ville,
longeaient maintenant des villages entourés de
champs baignés de la douce lumière du soir. La
chaleur allait commencer à diminuer. Avec la baisse
de la température la vie se mettrait entre
parenthèses pour la nuit. Au loin Charlotte distingua
les contours de la zone commerciale où avec
Jérôme ils allaient parfois faire quelques courses le
samedi. A cette heure-ci ils auraient dû être en train
de dîner sur la petite table devant la baie vitrée,
avant de choisir ensemble un film pour la soirée.
Aujourd’hui celle-ci s’annonçait bien différente de ce
dont elle avait l’habitude, bien loin de ce qu’elle
avait imaginé. Elle soupira.
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« Quelque chose ne va pas ?
— Non, rien. Pardon j’étais juste perdue dans mes
pensées.
— Des pensées agréables j’espère ?
— Euh oui. Je me disais que cette soirée allait être
bien différente de ma routine habituelle.
— Et cela vous inquiète ?
— Non, je ne crois pas. Enfin je pensais juste à
mon chez moi.
— Je vois. Au fait je ne me suis pas présenté. Je
m’appelle Arno. Comme nous allons passer du
temps ensemble.
—Moi c’est Charlotte.
— Enchanté Charlotte. Vous avez déjà dîné ?
— Non pas encore. J’ai apporté une salade.
— J’ai également apporté de quoi grignoter. Cela
vous dirait qu’on dîne ?
— Oui. Il me semble qu’il y a une tablette qu’on
peut déplier, là sous la fenêtre. »
Elle avait répondu sans hésitation. D’une part elle
avait faim, d’autre part cela aurait semblé impoli de
décliner l’invitation. Certes elle ne pourrait pas
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feuilleter son livre tout en mangeant sa salade, mais
quelle excuse aurait-elle trouvé pour la manger en
solitaire un peu plus tard ? Et puis cela ferait passer
le temps. Elle serait sans doute tranquille après.
Ils installèrent le semblant de table, s’assirent
chacun sur leur couchette. Charlotte tira un
récipient isotherme de sa valise pendant que Arno
fourrageait dans son sac.
« Qu’est-ce que vous avez au menu Charlotte ?
— Oh une salade assez banale je crois. Du riz, des
poivrons rouges, un peu de maïs, des haricots
verts, quelques morceaux de feta.
— Cela m’a l’air délicieux. J’ai apporté du melon, un
peu de jambon de Parme, des pâtes au citron confit
et au parmesan. Vous en voulez ? »
Charlotte ne s’attendait pas à cela.
« Oh, je ne voudrais pas vous priver.
—Vous ne me privez pas du tout. J’en ai largement
pour deux.
— Vous saviez que vous alliez dîner avec
quelqu’un ?

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— Non mais quand je voyage j’emporte toujours
une portion supplémentaire pour pouvoir partager
au gré de mes rencontres. Partager de la nourriture
est un vrai moment de convivialité, vous ne trouvez
pas ?
— C’est vrai. »
Charlotte se sentit légèrement embarrassée. Elle
n’avait pas pensé à ce voyage comme à un moment
de partage mais plutôt comme à un moment où elle
se réjouissait par avance d’être seule. Elle avait
même espéré que le compartiment demeurerait
vide afin de ne pas être dérangée. Mais dérangée
par qui ou par quoi en fait ? Arno lui proposait de
partager spontanément son repas, il avait anticipé
sa compagnie, son existence, avant même de
l’avoir rencontrée. Elle eût le désagréable sentiment
d’être mesquine.
« Nous pourrions aussi partager ma salade même
si le riz ne se marie peut-être pas très bien avec les
pâtes.

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- Non mais avec le melon et le jambon cela va nous
faire une belle entrée. Vous avez une assiette et
des couverts ? J’en ai un second jeu si besoin. «
Il avait songé à tout. Pas comme Jérôme qui se
laissait vivre, attendait qu’elle anticipe les moindres
détails du quotidien. Mais à quoi pensait-elle ? Elle
connaissait à peine ce type, enfin non Arno, elle le
comparait à Jérôme. Qu’est-ce qu’elle savait de lui
hormis le fait qu’il emportait deux portions de pâtes
au citron confit lorsqu’il voyageait ? Est-ce que cela
en faisait quelqu’un de mieux que Jérôme ?
« Merci j’ai pensé à prendre ce qu’il faut.
— Génial, approchez votre assiette je vais vous
servir une tranche de melon et du jambon.
— Je sers la salade de riz en même temps ?
— Pourquoi pas ? Elle a l’air parfaite.
— Je ne suis pas une grande cuisinière vous savez.
— Ne vous dévalorisez pas, je vous assure qu’elle
a l’air appétissante, regardez comme vous avez
bien assembler les couleurs. Bon appétit Charlotte.
— Merci, vous aussi Arno. »

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Le melon était à point, le jambon en rehaussait le
goût à merveille. Son goût sucré se répandait dans
sa bouche tandis que le jambon venait piquer sa
langue. Des images d’une terrasse en Italie
surplombant la mer l’envahirent soudain. Le ciel
d’un bleu presque irréel se confondait avec le bleu
de l’eau. L’horizon semblait infini.
« Vous souriez en mangeant.
— Oh pardon. En fait je pensais à quelque chose.
— Ne vous excusez-pas. C’est charmant de voir
quelqu’un sourire en mangeant.
— C’est délicieux, merci beaucoup de m’avoir
invitée en quelque sorte.
— Avec plaisir. Partager rend heureux vous ne
trouvez pas ?
— C’est vrai. Je n’ai pas souvent l’occasion de
partager des repas, sauf avec mon compagnon
mais ce n’est pas tout à fait pareil.
— Et puis le monde défile à notre fenêtre
regardez. »

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Le train avait atteint sa vitesse de croisière mais
leur laissait le temps de voir des détails. Il ne
semblait pas avoir relevé sa remarque sur Jérôme.
« C’est ce que j’aime avec les trains de nuit. Ils ne
vont pas vite, on a le temps de transiter d’un endroit
à un autre. Je regarde ces maisons, j’essaie de voir
au-delà de leurs fenêtres éclairées. J’imagine ce qui
se passe à l’intérieur. Une vieille dame seule devant
une assiette de biscuits, des enfants qui terminent
leurs devoirs, une famille qui déguste une tarte aux
fruits, qui célèbre un anniversaire peut-être. Je suis
le spectateur de ces vies, invisible, extérieur.
— Des fenêtres comme des photos d’autres vies ?
— Oui des instantanés. Je ne me sens pas voyeur.
— Vous ne l’êtes pas. Dans ce que vous dites je
vois les fêtes d’anniversaire, les devoirs, la solitude
aussi sans doute.
— La solitude fait partie de la vie, vous ne croyez
pas ?
— Oui. J’aime bien la solitude, ajouta Charlotte. Elle
m’apaise, me rassure, je ne sais pas comment
l’expliquer en fait.
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—Moi j’aime les gens, leur compagnie, leurs failles,
leurs forces, leurs hésitations, leurs incertitudes.
— Les gens me font peur quelque fois, avoua
Charlotte.
—Pourquoi ? »
Charlotte prit le temps de savourer une autre
bouchée de melon avant de répondre.
« Je trouve que c’est difficile de savoir à quoi les
gens pensent, s’ils sont sincères.
— Je ne pense pas que ce soit important qu’ils
soient sincères ou pas, en tout cas sur le moment.
Vous savez je crois que tout le monde connaît des
moments où on est sincère et des moments où on
ne l’est pas. Vous par exemple, vous êtes sincère
tout le temps ?
— Non quelques fois je ne dis pas exactement ce
que je pense, si je ne veux pas blesser quelqu’un
par exemple, ou bien si je ne veux pas entrer en
conflit avec une personne.
— Eh bien je vous assure que tout le monde est
comme vous.

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—Vous ne croyez pas qu’il y a des gens
malintentionnés, qui ne sont jamais sincères, qui
ont des idées comment dire, tordues, mal placées ?
— Bien sûr. Mais croyez-vous que ce soit la
majorité des gens ?
— Non. Non, vous avez raison.
— Mais peut-être que vous craignez que les autres
ne vous aiment pas ?
—C’est une question très personnelle.
—Je ne voulais pas vous mettre dans l’embarras.
— Vous ne me mettez pas dans l’embarras. Enfin
si, peut-être un peu quand même. »
Elle rit légèrement, repoussa une mèche de ses
cheveux.
« Est-ce que vous faites souvent cela ?
— Quoi cela ?
— Repousser vos cheveux comme vous venez de
le faire.
—Oui je crois. C’est devenu une habitude en fait.
— C’est très féminin.
— Vous voulez que je serve les pâtes ? »

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Elle éprouva le besoin de dévier la conversation.
Elle se sentait percée à jour, avait peur de trop se
livrer devant cet inconnu. Elle se sentait
curieusement à l’aise, comme débarrassée d’une
carapace de protection trop épaisse. Reprendre son
souffle, être à nouveau face à elle -même ne serait-
ce que quelques instants, s’absorber dans le plaisir
de cette nourriture au goût suave, fin. Sentir son
estomac être rassasié de ce besoin primitif.
« Volontiers. Elles sont juste tièdes mais c’est un
assaisonnement qui peut se manger ainsi. Je sais
par expérience qu’il n’y a pas de micro-ondes dans
ces compartiments.
—Vous voyagez souvent ? »
Arno n’eût pas le temps de répondre. Deux coups
discrets furent frappés à la porte. Il tapota
légèrement les commissures de ses lèvres avec sa
serviette avant d’aller ouvrir.
« Bonsoir Monsieur. Oh pardon Madame je ne vous
avais pas vue. Puis-je voir vos billets s’il vous plaît ?
— Oui, bien sûr. »

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Charlotte ouvrit son sac à main, lui tendit son billet.
Arno dut chercher le sien au fond de son sac de
voyage. Il le tendit au contrôleur un peu gêné.
« Ah je vois qu’il a vécu !
— Oui on peut dire cela. Je suis désolé.
—Ce n’est pas grave. Vous avez tout ce qu’il vous
faut messieurs dames ?
— Oui je crois que tout est parfait.
— Je vous remets la clé du compartiment au cas où
vous auriez besoin de sortir. Vous n’aurez qu’à la
laisser sur une des couchettes en quittant le train
demain matin. Il y a une voiture bar un peu plus loin
si vous avez envie d’un café ou d’autre chose. Elle
est ouverte jusqu’à vingt-trois heures.
— Très bien merci.
— Bon voyage messieurs dames.
— Merci. »
Ils rangèrent leurs billets. Charlotte regarda
furtivement le sien. Il n’était fait mention nulle part
d’un wagon rose. Le contrôleur n’avait d’ailleurs
formulé aucune remarque. Si Arno ne s’était pas
trouvé dans le bon compartiment, il lui aurait
34
demandé de partir. C’était généralement ainsi que
les choses se passaient. Arno n’avait pas eu l’air
surpris de la trouver là à son arrivée. Assurément le
stagiaire du guichet s’était trompé. Mais finalement
cette rencontre était-elle désagréable ? Si elle
devait être parfaitement honnête avec elle-même,
elle devait bien s’avouer que non. Le repas était
délicieux, bien loin de sa petite salade triste (même
si Arno lui avait assurée le contraire), la
conversation aisée. Elle avait à peine un vague
sentiment de culpabilité, comme un nuage léger de
mauvaise conscience dans un repli lointain de son
cerveau, en pensant à Jérôme. Elle ne lui avait pas
envoyé de message (néanmoins il y avait de fortes
chances qu’il ne s’en formalise pas). Elle n’avait pas
non plus vérifié si, à tout hasard, il lui en avait
envoyé un dont le signal aurait probablement été
masqué par le bruit du passage des roues du train
sur les rails. Charlotte se rassit sur sa couchette,
sentit qu’elle s’affaissait plus volontiers sur les
coussins. Son corps se relâchait, elle ne faisait rien

35
pour l’en empêcher, laissait son dos s’arrondir
légèrement.
Elle observa Arno à la dérobée. Il mangeait ses
pâtes avec gourmandise, les piquant avec précision
de sa fourchette. Lorsqu’il mâchait, ses sourcils se
levaient à intervalles réguliers comme s’il était en
discussion avec lui-même. Leurs regards se
croisèrent.
« Je mange comme un ogre, déclara Arno. J’étais
affamé.
—On voyait, ou plutôt j’ai vu, que vous vous
sembliez vous régaler.
— C’est vrai. J’aime cuisiner, imaginer à l’avance le
goût de ce que j’aurai préparé. Un peu comme un
musicien qui lit une partition et qui entend les notes.
Moi je sens les aliments sur mes papilles.
—C’est intéressant. Ma première préoccupation est
que ce ne soit pas trop cuit ou que cela ne crame
pas. »
Ils rirent de concert. Charlotte eut soudain
l’impression qu’ils se connaissaient depuis toujours.

36
« Après un tel festin il ne nous manque plus qu’un
café. Cela vous dirait qu’on fasse un tour à la
voiture bar ? Il y a des chances que ce soit
davantage du jus de chaussette qu’un vrai café,
mais bon.
— Je suis prête à tenter l’aventure.
— Lequel de nous prend la clé ?
— Peu importe.
— Je vous la confie, vous avez un sac à main. Et
quand on voit l’état de mon billet… »
Il s’effaça pour la laisser sortir, tira la porte
derrière eux. Dans le couloir cependant il la
précéda, pour apercevoir d’éventuels dangers en
premier précisa-t-il. Cela la fit sourire et lui plut.
C’était une vraie marque d’attention qui lui donnait
un côté protecteur séduisant à ses yeux. Des autres
compartiments leur parvenaient les bruits de leurs
occupants ; un air de musique à la mode, des éclats
de rire d’un groupe de jeunes qui visiblement
disputaient une partie acharnée de cartes, deux
enfants qui se chamaillaient, déclenchant
l’exaspération de leur mère.
37
La voiture bar était loin d’être bondée. Un couple
buvait un verre de vin tout en bavardant. Un homme
seul faisait des mots croisés, et assise à une table
près de la fenêtre Charlotte reconnut la maîtresse
de Théodore. Elle la regarda à la dérobée.
« Il y a un problème ? demanda Arno
— C’est cette femme là-bas, celle qui est assise
seule.
— Vous la connaissez ?
—Pas exactement. Avant de monter dans le train je
suis allée acheter des bricoles au Point Presse et
elle m’a bousculée. Elle a bousculé tout le monde
d’ailleurs. Il y avait la queue et visiblement elle a
estimé qu’elle était au-dessus de cela.
— Il y a des gens sans gêne.
— Ce n’est pas ce qui m’a le plus choquée. Cela va
peut-être vous sembler exagéré ou fleur bleue, mais
son mari l’attendait à la sortie du magasin avec un
petit chien, un petit bichon je crois, blanc, très
mignon. Le chien était ravi de la revoir. Il s’est
agrippé à ses jambes pour qu’elle le caresse. Elle
l’a repoussé. Si j’avais un chien je ne repousserais
38
pas ses demandes de caresses. Il s’appelle
Théodore.
— Qui donc ? Son mari ?
— Non, le chien ! Vous me taquinez n’est-ce-pas ?
— Un peu oui je l’admets. Mais rassurez-vous je ne
trouve pas son attitude très jolie jolie. Vous aimez
les animaux cela se sent à la manière dont vous
parlez de ce Théodore. Vous avez même retenu
son nom.
—Avouez que ce n’est pas banal pour un petit
chien.
— C’est vrai, d’autant plus que son nom semble
trop grand pour lui. »
Charlotte rit de bon cœur.
« C’est agréable de vous voir rire. Que souhaitez-
vous boire ?
— Je prendrai volontiers une tasse de thé si vous
promettez de ne pas vous moquer de moi.
— Je ne me moquerai pas. Une tasse de thé cela
reste très convenable, pas comme une infusion.
— Une infusion m’aurait donnée l’air d’une mémé ?

39
— Je n’ai pas dit cela. Mais il est vrai que ça aurait
eu l’air moins flatteur. Je vais prendre un expresso.
Allez-vous installer, je me charge d’apporter les
boissons. »
Il passa la commande et fit rajouter une tablette de
chocolat noire à la fleur de sel. Charlotte accueillit le
plateau avec un large sourire.
« Ah je vois que le chocolat ne vous laisse pas
indifférente.
— Non, y a -t-il d’ailleurs beaucoup de gens que le
chocolat laisse indifférent ?
— Quelques rares spécimens étranges n’aiment
pas cela. Ils doivent venir d’une autre planète. Le
serveur vous a mis un thé noir mais vous pouvez en
changer s’il ne vous plaît pas.
— Un thé noir c’est parfait. »
Elle mit le sachet à infuser, le posa sur le rebord de
sa soucoupe. Arno ouvrit la plaquette de chocolat.
« Tenez, servez-vous. »
Elle voulut découper un carreau mais celui-ci
résista. Arno tint l’emballage pour que la plaquette
ne glisse pas. Leurs mains se frôlèrent légèrement.
40
Celle d’Arno était chaude, sa peau légèrement
rugueuse. Charlotte remarqua la trace d’une
ancienne cicatrice près du poignet, le dessin d’un
oiseau sur son avant-bras. Frôler sa main l’émut.
C’était comme si un courant était passé entre eux,
une connexion qui marquait le début de quelque
chose. Arno de son côté s’en était-il rendu compte ?
Il n’avait pas retiré sa main, ne s’était pas excusé. Il
avait avec la plus grande normalité (ou bien fallait-il
parler de neutralité ?) découpé deux grands
carreaux de chocolat qu’il croqua avec
gourmandise. Charlotte laissa sa main près de
l’emballage. Leurs regards se croisèrent. Les yeux
d’Arno étaient d’un vert clair qui rappelait la couleur
de la mer à marée montante. Elle avait envie de s’y
perdre, d’y plonger pour en sonder les plus infimes
profondeurs comme lorsqu’elle nageait sous l’eau.
Cette attirance pour un quasi inconnu la troubla.
Arno avala la dernière bouchée de son carreau de
chocolat. Sa pomme d’Adam remonta le long de
son cou.

41
« Vous m’avez demandé tout à l’heure si je
voyageais souvent en train. Comme je vous l’ai dit
j’aime prendre le train pour voir le temps passer.
J’aime cette idée de mettre le passage du temps
sur pause, tout va toujours dans notre monde.
J’aime me rendre dans des endroits un peu au
hasard dès que j’ai un moment de libre, marcher
dans les rues, observer les gens.
— Vous ne planifiez rien ?
— Non je m’arrête pour manger quand j’ai faim, je
trouve un endroit pour dormir. Il y a des hôtels
partout c’est assez facile en réalité. Quelquefois j’ai
la chance de trouver une chambre chez l’habitant.
Ce sont mes meilleures expériences. Rentrer chez
les autres, partager un peu de leur intimité, de leur
quotidien. J’essaie de ne pas laisser de traces, de
me faire invisible. Je me sens libre.
— Vous n’avez jamais peur ?
— Peur de quoi ?
— Je ne sais pas. De faire une mauvaise rencontre
par exemple.

42
—Mais les mauvaises rencontres ont aussi leur
charme. »
Il afficha un sourire énigmatique.
« Et vous Charlotte pourquoi êtes-vous dans ce
train ?
—Je vais présenter ma thèse devant un jury.
— Ce doit être un moment important.
— Oui, c’est un moment important. Cette thèse j’y ai
consacré de très nombreuses semaines. J’ai dû
mettre entre parenthèses de nombreuses choses.
— Sur quel sujet porte-t-elle ?
— La place de l’écriture dans la vie de plusieurs
écrivaines américaines contemporaines, Joyce
Carol Oates, Joyce Maynard, Emma Cline. J’ai
essayé de voir à quel point l’écriture pouvait avoir
une force de rédemption, une manière d’aller au
fond de soi, de trouver de nouveaux chemins de
vie.
— Et quelle est votre conclusion après toutes ces
recherches ?
— Je crois que l’écriture peut jouer un rôle majeur
dans nos vies. Écrire c’est être face à soi-même,
43
face à ses pensées, trouver des formes de
résilience lorsque cela est possible. C’est aussi être
face parfois à la noirceur de l’âme humaine et
l’accepter, accepter de la transcrire avec des mots
au risque de choquer le lecteur, de le blesser.
—Aimeriez-vous écrire vous aussi ?
— Probablement. Est-ce que je me projette dans
ces femmes ? Certainement. J’envie leur capacité
à nous émouvoir, à nous faire avancer, à nous
questionner. Mais je ne voudrais surtout pas tomber
dans une écriture mièvre, trop policée, trop lisse
donc ennuyeuse.
— Je ne vous imagine pas être ennuyeuse
Charlotte. Vous êtes tout sauf une femme
ennuyeuse.
—Je ne sais pas, c’est aux autres qu’il faut le
demander. Mais parfois ma vie m’ennuie. »
Elle but une gorgée de son thé. Il avait refroidi,
avait perdu de son arôme. Arno termina son café,
passa discrètement la langue sur ses lèvres pour
enlever une éventuelle trace de mousse. Elle trouva
son geste intensément suggestif. Est-ce qu’un jour
44
elle avait trouvé les gestes les plus banals de
Jérôme aussi suggestifs ?
« J’ai l’impression d’être enfermée dans ma vie,
reprit-elle. Comme si tout était déjà joué d’avance.
J’ai un compagnon, nous nous marierons
certainement un jour cela en prend le chemin. Nous
cherchons une maison pour nous installer. Je rêvais
d’autre chose lorsque j’étais plus jeune. Courir le
monde, écrire, lire, voyager, rêver, penser. Je
voulais les étoiles et bien plus encore.
— Mais il n’est pas trop tard.
— Je ne sais pas. J’ai l’impression de ne plus déjà
avoir le choix.
— Prenez votre envol, ouvrez grand vos ailes.
Comment est votre compagnon ? »
Charlotte réfléchit un instant. Comment décrire
Jérôme ? Personne ne lui avait jamais posé la
question. Elle-même ne se l’était jamais posée. Elle
dégagea sa mèche de cheveux derrière son oreille.
« Jérôme est, comment dire, très prévenant,
attentionné, drôle parfois mais sans surprise. Je

45
crois que c’est l’un des êtres les plus prévisibles de
la Terre.
— La Terre est vaste Charlotte. En la parcourant
vous ferez de grandes découvertes. Et être dans ce
train c’est déjà le début de la découverte.
— Je dois avancer différemment mais je n’en suis
qu’au commencement. Je m’en rends compte
depuis le début de cette soirée. Elle est inattendue,
j’avais imaginé manger ma salade, puis lire un
moment ou bien relire quelques-unes de mes notes
pour ma soutenance. Vous savez je dois vous
avouer quelque chose. »
Elle s’interrompit l’air gêné, avala une nouvelle
gorgée de son thé froid.
« Quoi donc ?
— Lorsque j’ai réservé ma place dans ce train, j’ai
demandé une couchette dans ce qu’ils appellent
soi-disant un wagon rose, un wagon couchette
réservé aux femmes. Lorsque je vous ai vu entrer
dans le compartiment j’étais furieuse. J’avais
l’impression de m’être faite avoir. Il faut dire que
celui qui m’a vendue mon billet était en formation.
46
Vous étiez détendu, naturel, prévenant et généreux.
Me proposer de partager votre repas alors que vous
ne me connaissiez pas, jamais je n’aurais fait un tel
pas vers un inconnu, seule.
— Et maintenant, vous êtes toujours furieuse ?
—Non, je pense sincèrement que vous êtes la
meilleure chose qui me soit arrivée depuis
longtemps. Si on m’avait dit que je dégusterais un
plat de pâtes au citron confit avec un inconnu dans
un train j’aurais pensé que c’était de la science-
fiction !
—Suis-je toujours un inconnu pour vous Charlotte ?
— Non. »
Elle avait murmuré sa réponse de manière presque
inaudible comme si les mots en prenant forme dans
l’espace risquaient de rompre le charme. Arno la
regarda avec intensité. Il avança de nouveau sa
main, la posa sur la sienne. Charlotte le laissa saisir
doucement ses doigts. Elle était bien, il n’y avait pas
de gêne entre eux. Elle soutint son regard. Ils ne
disaient rien. Elle avait l’impression que le bruit des

47
conversations avait disparu. La maîtresse de
Théodore était partie sans qu’elle le remarquât.
« Vous avez de très belles mains Charlotte. Des
mains faites pour écrire et raconter le monde. Moi
non plus je ne m’attendais pas à rencontrer
quelqu’un comme vous en montant dans ce train.
J’aime le partage, les rencontres je vous l’ai dit,
mais jamais je n’ai fait une rencontre comme celle-
ci. Je vous sens fragile et en même temps dotée
d’une grande volonté.
— Je suis une fille très ordinaire vous savez.
— Je crois au contraire que vous êtes tout sauf
ordinaire. »
Il porta sa main à ses lèvres, l’embrassa
doucement. Elle sentit le souffle ténu de sa bouche
sur sa peau. Elle avait envie de lui abandonner sa
main, de le laisser l’emmener dans son tourbillon.
Arno se leva, l’encouragea à le suivre. Le serveur
derrière son comptoir les salua d’un discret signe de
tête. Juste avant de rejoindre l’étroit couloir qui les
ramènerait à leur compartiment, Arno se tourna
vers Charlotte, prit son visage entre ses mains,
48
l’embrassa avec toute la délicatesse dont il était
capable. Sa langue ouvrit sa bouche, l’explora. Sa
puissance la fit vaciller. Elle se raccrocha à lui. Le
monde se mit à tourner. Tout ce qui n’était pas eux
s’effaça. Il s’écarta, lui prit la main, la serra
fermement.
Le couloir qui menait à leur compartiment était
désert, éclairé seulement par des veilleuses. La
moquette absorbait le bruit de leurs pas, laissait
place à un silence feutré. Il devait être tard pensa
furtivement Charlotte. Elle tira rapidement la clé de
leur compartiment de son sac à main, la tendit à
Arno. La nuit était maintenant complètement
tombée. La fenêtre renvoyait l’image de leurs deux
silhouettes hésitantes, aux contours flous, à l’aube
d’un moment nouveau et inattendu, inimaginable
pour Charlotte quelques heures à peine en arrière.
Arno descendit le rideau, leur reflet disparut. Il
s’assit sur sa couchette sans la lâcher, l’entraina à
ses côtés. De nouveau il prit son visage entre ses
mains, l’embrassa. Charlotte pensa qu’elle ne
pourrait jamais se lasser de ce souffle, de la
49
rugosité de la barbe naissante sur ses joues, de la
chaleur de ses mains qui caressaient son cou,
descendaient sur ses seins. Elle aimait la puissance
de ses bras, le dessin de l’oiseau à l’intérieur de
son avant-bras comme un endroit secret dont elle
caressa les contours. Elle se serra contre lui pour
éprouver la chaleur de son corps, sentir sa force et
son désir qui montait en même temps que le sien.
Ils basculèrent ensemble sur la couchette étroite,
prenant leur temps, mêlèrent leurs bras, leurs
jambes, leurs visages dans un corps à corps
extatique dans lequel plus rien d’autre n’existait que
ce plaisir qui montait par vagues successives,
puissantes, les ramenait au début du monde. Ils
s’endormirent contre la peau et le souffle de l’autre.
Au milieu de la nuit Charlotte se réveilla, écouta les
battements du cœur d’Arno. La couchette était
étroite mais elle n’osait pas bouger ; elle ne voulait
pas quitter ce corps qui lui appartenait pour
quelques heures encore. Dans la pénombre elle
distinguait les jambes d’Arno qui dépassaient de la
mince couverture. Elle les caressa du bout du pied,
50
explora leur contour. Arno tressaillit légèrement
dans son sommeil, se blottit davantage contre elle.

51
Il s’était rendu compte qu’elle ne dormait pas,
qu’elle le regardait. Un léger changement dans son
souffle, le sentiment inexpliqué de ne plus être seul.
Il sentit son pied qui explorait les contours de sa
jambe, fit attention à ne pas tressaillir, à ne pas lui
laisser entrevoir la possibilité qu’il soit réveillé ou
sur le point de l’être. Elle aurait peut-être envie de
faire de nouveau l’amour. Sans pouvoir se
l’expliquer il n’en éprouvait pas le besoin pour
l’instant. Il avait aimé entrer en elle, sentir son
plaisir monter. Elle avait quelque chose d’animal qui
lui plaisait. Elle s’était retenue de crier au moment
de jouir. Il se demanda si c’était la même chose
lorsqu’elle était avec son compagnon, il avait l’air
d’un sacré imbécile au vu de ce qu’elle lui avait
dévoilé. Il ne la méritait pas. Elle ne demandait qu’à
s’ouvrir, il la laissait fermée comme une vierge du
siècle dernier qui attendait le mariage. Grâce à lui
elle avait entrevu d’autres plaisirs.
52
Il avait envie de consulter son carnet, de prendre
des notes. Il faudrait qu’il patiente pourtant, il ne
pouvait pas se permettre de lui montrer cette partie
de lui. Après tout il ne l’avait jamais montrée à
personne.

53
Au petit matin le rythme du train qui déjà
faiblissait les réveilla. La lumière du jour perçait à
travers le store de la fenêtre, l’intensité de sa
luminosité naissante laissait présager un vrai ciel
bleu d’été. Ils laissèrent leurs mains se rappeler les
plaisirs de la nuit passée. Les mots étaient inutiles.
Ils savaient qu’ils allaient devoir mettre cette nuit
entre parenthèses pour un temps qui ne leur
appartenait plus. La voix du contrôleur résonna
dans les haut-parleurs.
« Mesdames et Messieurs nous arriverons en gare
d’Aix-en-Provence terminus du train dans quinze
minutes. Nous espérons que vous avez passé un
agréable voyage. Correspondance pour Marseille à
sept heures cinquante-quatre et pour Nice-Menton-
Vintimille à huit heures douze. La SNCF vous
remercie et vous souhaite une agréable journée.
« Je crois que nous arrivons bientôt. », annonça
Arno en remontant le store.
54
La fenêtre dévoila une terre ocre, ponctuée de
cyprès, de maisons aux toits de tuiles d’un rose
pâle. Des files de voitures coloraient déjà une
nationale, rythmaient le début de la journée. Le train
les dépassa. Déjà les contours d’Aix-en-Provence
se dessinaient au loin. Charlotte et Arno
s’habillèrent rapidement, rassemblèrent leurs
affaires, les vestiges du dîner de la veille. A tour de
rôle ils firent un brin de toilette. Lorsqu’ils
refermèrent leurs sacs, le bruit des fermetures
éclairs résonna dans le compartiment. Ils se
tenaient debout, l’un en face de l’autre, séparés par
les tressautements du train sur la voie, le temps qui
jouait contre eux. Arno s’avança, la prit dans ses
bras. Ils prirent le temps de profiter l’un de l’autre,
d’aspirer, de garder en mémoire l’odeur de la peau,
la caresse des cheveux, la douceur de la langue.
« Ta thèse va être merveilleuse Charlotte. Promets-
moi d’aller au bout de toi-même. »
Elle hocha la tête. Les mots étaient vains à ce
moment du voyage. Il tira un papier plié en deux de
la poche arrière de son jean.
55
« J’ai inscrit mon nom et mon numéro de portable.
Tu m’appelles quand tu es prête. Je ne suis pas
inquiet, je n’ai pas peur. Je sais qu’un jour
j’entendrai de nouveau ta voix. »
Elle acquiesça en silence. Elle aurait voulu que sa
réponse se lise dans son regard. Le train
s’immobilisa. Les haut-parleurs résonnèrent pour
annoncer leur arrivée. Ils sortirent dans le couloir.
Les compartiments délivrèrent leurs voisins de
voyage, les yeux encore lourds de sommeil pour
certains, leurs valises trop grandes, trop lourdes qui
semblaient rechigner à emprunter un passage trop
étroit pour elles. La maîtresse de Théodore fut l’une
des premières à descendre. Personne ne l’attendait
sur le quai, elle disparut rapidement. Arno descendit
les marches le premier, prit les bagages. Ils se
dirigèrent ensemble vers la sortie de la gare se
frayant un chemin au milieu des voyageurs qui
célébraient des retrouvailles, alors que pour eux
l’arrivée sur ce quai anonyme signait l’heure de leur
séparation.
Arno ne lâcha pas sa main jusqu’à l’aire des taxis.
56
« Tu as un point de chute ?
— J’ai réservé une chambre dans un hôtel du
centre. »
Elle aurait voulu lui demander ce qu’il en était pour
lui mais les mots ne réussirent pas à franchir ses
lèvres. Qu’allait-il faire en attendant qu’elle
l’appelle ? Pouvait-elle le lui demander ? Souhaitait-
il qu’elle le lui demande ? Il était libre, il le lui avait
dit, mais il l’attendrait. Il savait qu’elle reviendrait
vers lui. Quand, où, comment, il ne lui avait rien
demandé. Il savait que prendre son envol
demandait parfois du temps, comme ces jeunes
oiseaux qui hésitent à se jeter dans le vide pour
goûter à l’ivresse du ciel. Elle leva les yeux vers lui.
Il posa ses lèvres sur les siennes, dégagea sa
mèche de cheveux, lui ouvrit la portière du taxi. Elle
monta pendant qu’il installait sa valise dans le
coffre. Il referma doucement la portière, la regarda
et partit. Charlotte le suivit des yeux, voulant
s’enivrer pour quelques secondes encore de la
vision de sa silhouette que son sac sur son épaule
déséquilibrait légèrement. Il fut rapidement happé
57
par le flot des passants, disparut de son champ de
vision. Le chauffeur de taxi jeta un œil dans son
rétroviseur intérieur et démarra.
Jérôme l’appela alors qu’elle était en train de
régler la course devant l’hôtel.
« Tu as fait bon voyage ? Tu as déjà pu trouver
l’hôtel ?
— Oui je viens d’arriver. »
D’un geste Charlotte remercia le chauffeur qui lui
adressa un sourire.
« Et toi, reprit-elle, tu es réveillé depuis longtemps ?
— Oui, c’est bon de t’entendre tu sais. Hier soir
quand le train a disparu au bout du quai je m’en
suis voulu. J’aurais dû venir avec toi, on aurait pris
une chambre. Une fois ta soutenance passée on
aurait pu visiter la ville ensemble. Je ne suis jamais
allé à Aix. Comment est-ce ?
— La ville a l’air belle, du moins le peu que j’ai pu
en voir. Très méridionale à première vue, j’ai aperçu
une fontaine, des platanes.
— Est-ce que tu m’en veux ?
— De quoi ?
58
—De ne pas t’avoir accompagnée. »
Charlotte ne répondit pas. Comment aurait-il pu
savoir ? Comment lui dire la magie du voyage, la
beauté de son corps et de celui d’Arno enlacés ?
« Charlotte tu es là ?
— Oui. Non je ne suis pas fâchée bien sûr. Tu sais
avec ma soutenance cela aurait peut-être été
compliqué de dégager du temps pour nous deux.
Elle le repoussait. Elle était cruelle. Il n’avait rien
fait, il n’était juste pas Arno.
« Il faut qu’on pense à organiser des vacances. On
s’en occupe quand tu rentres ?
—Oui, on va s’en occuper.
—Tu es sûre que ça va ?
—Oui, ne t’inquiète pas. Je suis juste un peu
fatiguée, le voyage, tout ça. Je vais monter dans ma
chambre, prendre une douche, me changer, voir
s’ils servent encore le petit déjeuner.
— Moi aussi je ne vais pas traîner. Je termine mon
café et je file. J’ai un gros client qui doit passer à
l’agence ce matin. Je t’en ai parlé ce weekend.
— Oui, bien sûr. »
59
Le souvenir était flou. Jérôme avait l’habitude de
lui raconter ses rendez-vous dans les moindres
détails, ils se confondaient dans son esprit. Elle
n’avait plus envie de l’écouter. Elle voulait s’allonger
sur son lit, se remémorer la nuit dernière, les mains
d’Arno, ses caresses, le plaisir par vagues, revoir
l’oiseau sur son avant-bras, être à nouveau avec lui.
« Je te laisse alors. Bonne chance pour ton rendez-
vous.
— Toi aussi bonne chance pour ta soutenance. Tu
es prête Charlotte, ça va aller. Tu vas les
impressionner. Tu m’appelles ce soir pour me
raconter ?
— Bien sûr.
— Je pense à toi. Je t’aime Charlotte. »
Son pouce glissa sur le sigle « raccrocher ». Elle
n’eut pas à répondre. C’était trop tôt, elle n’aurait
pas su quoi dire.

Elle eût l’impression que sa soutenance s’était


déroulée sans elle. Elle avait parlé d’une traite,
répondu aux questions du jury mécaniquement. Ils
60
n’avaient pas eu l’air de remarquer son trouble, son
absence, mettant certainement son attitude quelque
peu distante sur le compte de la nervosité. Toute la
journée elle avait eu envie d’appeler Arno. Elle avait
enregistré son numéro dans ses contacts, rangé le
bout de papier qu’il lui avait donnée au fond de son
sac. Elle s’était donnée jusqu’au début de soirée.
Ensuite et seulement ensuite, elle appellerait
Jérôme. En rentrant à son hôtel à pied elle chercha
Arno du regard parmi les passants. Peut-être était-il
encore dans la ville ? Il ne lui avait pas dit où il se
rendait. Était-ce pour ne pas s’imposer dans sa
vie ? Était-ce pour lui laisser le temps de réfléchir,
d’être certaine que ce qui s’était passé dans ce train
n’était pas seulement une passade, un coup de
tête ? A dix-neuf heures elle n’y tint plus. Elle s’assit
à une terrasse baignée par les derniers rayons du
soleil de la journée, commanda un Perrier citron.
Dès que le serveur eut pris sa commande, elle sortit
son téléphone de son sac ainsi que le bout de
papier. C’était idiot, elle avait enregistré son
numéro, mais elle avait l’impression que composer
61
les chiffres qu’il avait écrits de sa main pouvaient la
rapprocher de lui. Quelque part son portable sonna.
Charlotte sentait son cœur battre à tout rompre
dans sa poitrine. Sa bouche était sèche. La
sonnerie retentit cinq ou six fois, le répondeur se
déclencha. La voix d’Arno, chaude et mélodieuse
annonça qu’il n’était pas disponible pour le moment
mais qu’on pouvait laisser un message, il
rappellerait dès que possible. Charlotte raccrocha
sans laisser de message. Il ne pouvait sans doute
pas répondre pour le moment, elle le rappellerait
plus tard. Elle hésita à appeler tout de suite Jérôme.
Et si pendant leur conversation Arno essayait de la
rappeler puisque son numéro s’était affiché ? Elle
décida de prendre le temps de boire son Perrier.
Autour d’elle les gens prenaient un verre, profitaient
d’un moment de détente après leur journée de
travail. Ils avaient l’air détendus, riaient. Un couple
d’amoureux se tenait la main, s’embrassa en se
penchant au-dessus de la table. Charlotte détourna
le regard. Elle consulta son portable au cas où. Elle
essayait d’anticiper le moment où il sonnerait enfin.
62
Elle se précipiterait pour répondre, savourerait son
bonheur sans retenue.
La terrasse du café se vida. Les derniers clients
réglèrent leurs consommations. Charlotte décida de
rentrer à son hôtel. Depuis sa chambre elle appela
Jérôme. La conversation fut artificielle mais elle
joua le jeu. Elle lui parla de sa soutenance, évoqua
les points qui l’avaient laissée insatisfaite, décrivit
brièvement la ville, la douceur qui s’en dégageait.
Jérôme lui parla de son rendez-vous, de ce client
qui tergiversait sans cesse, avait le verbe haut. Il lui
dit qu’elle lui manquait. Elle répondit qu’elle
reprenait le train le lendemain dans l’après-midi, il y
avait une soutenance à laquelle elle souhaitait
assister dans la matinée. Avant de raccrocher
Jérôme lui dit de nouveau qu’il l’aimait. Elle lui
répondit qu’elle savait mais cette fois attendit qu’il
raccroche le premier.

Dans la soirée Charlotte fit deux autres tentatives


pour appeler Arno. Elle s’en voulut ; il allait penser
qu’elle le harcelait. Il ne voulait pas, ne voulait plus,
63
l’entendre pour l’instant ou bien plus jamais et qu’y
pouvait-elle ? Le trajet du retour fut sans saveur.
Elle était seule, cela lui pesa alors qu’à l’aller c’était
ce qu’elle désirait. Le paysage défila, se modifia
pour devenir plus vert et plus doux lorsqu’ils
approchèrent des grandes étendues de pins à la
lisière de Bordeaux. Jérôme l’attendait sur le quai. Il
lui avait préparé une surprise en réservant une table
dans un restaurant italien réputé de la vieille ville. Il
n’y avait pas de pâtes au citron confit à la carte
mais ils dégustèrent une brochette de poissons
accompagné d’un rosé qui avait reçu une médaille
d’argent à un concours agricole l’année précédente.
Jérôme était heureux. Il irradiait, intarissable sur ces
deux derniers jours. Charlotte réussit à donner le
change. Elle but trop de rosé. Le rouge lui monta
aux joues, ainsi elle avait l’air d’une femme
heureuse. Elle guettait la sonnerie de son
téléphone, demeurait sur le qui-vive. Au milieu du
brouhaha des conversations elle avait peur que
celle-ci ne lui échappe.

64
Il ne sonna pas. Jérôme régla l’addition et ils
rentrèrent. Cette nuit-là, il lui fit l’amour très
doucement, la caressant comme s’il voulait refaire
connaissance avec son corps, se le réapproprier.
Charlotte garda les yeux fermés pour ne plus voir
qu’Arno. Le plaisir ne se déroba pas à elle mais
c’était Arno qu’elle sentait au plus profond de ses
entrailles. Sa nuit fut entrecoupée de réveils en
sursaut. Elle eut du mal à se rendormir. Ils n’avaient
pas fermé complètement les persiennes, les rayons
de la lune filtraient dans la chambre, dessinaient
des ombres sur le plafond. Charlotte aurait voulu
elle aussi n’être plus qu’une ombre pour voir au-
delà du réel.

65
Il écrivit avec frénésie dans une chambre d’hôtel
dont il avait tiré les gros rideaux en tissu épais. Il
aimait cette pénombre. Il se sentait inspiré, n’était
distrait par aucun signe extérieur. Les bruits venant
du dehors étaient comme étouffés. Il distinguait à
peine les cris des enfants qui tapaient dans un
ballon dans le jardin public à côté du parking. Il
faisait encore chaud malgré l’heure tardive. Il
songea qu’ils auraient déjà dû être couchés, mais
peut-être n’avaient-ils déjà plus école le lendemain.
Il avait marché au hasard des rues toute la journée,
avalé un sandwich et un café en vitesse, acheté
une grande bouteille d’eau dans une supérette. Le
soleil avait bruni ses avant-bras, l’oiseau se
détachait encore davantage. Il sentait des
tiraillements sur sa peau, il réfréna l’envie de se
gratter.

66
Son stylo, un feutre à la mine épaisse, courrait sur
le papier, émettaient de petits crissements. Les
idées se bousculaient dans sa tête. Il avait peur
d’oublier quelque chose, un détail, une sensation,
une odeur, une image. Cette fois il aurait besoin de
davantage de pages qu’à l’accoutumée. L’achat du
nouveau carnet s’imposerait dès le lendemain.

67
L’été s’installa pour de bon, le téléphone resta
silencieux. La vie reprit son cours avec lourdeur au
début lorsque Charlotte restait persuadée qu’Arno
ne tarderait pas à se manifester, puis plus
légèrement de manière presque résignée. Elle était
presque déçue de cette douleur vivace qui
s’estompait, lui faisait parfois se demander si ce
voyage en train avait été bien réel. Elle n’avait plus
osé composer le numéro d’Arno, mais avait
précieusement gardé le bout de papier dissimulé
dans l’un des exemplaires de sa thèse. Elle fut
reçue avec la mention bien et l’université lui
proposa un poste d’enseignant-chercheur. C’était
tout ce dont elle avait toujours rêvé, mais
maintenant que son rêve était devenu réalité, elle lui
trouvait une saveur douceâtre, comme un cadeau
auquel on a trop longtemps rêvé qui ne satisfait plus
une fois possédé. Son rêve lui rognait les ailes,
l’éloignait des étoiles de sa jeunesse.
68
Lorsqu’elle marchait dans la ville qui semblait tout
à coup immense, elle s’imaginait le croiser. Il était
monté dans le train à Bordeaux, peut-être y vivait-
il ? Il y avait de grandes chances en tous les cas. Ils
se retrouveraient comme s’ils s’étaient quittés la
veille. Arno lui expliquerait que son téléphone avait
eu un problème, qu’il avait dû changer d’opérateur,
qu’il avait été fou d’inquiétude. Ils s’assoiraient à
une terrasse, commanderaient un café, elle
caresserait l’oiseau sur son avant-bras, il
l’embrasserait en repoussant sa mèche de cheveux.
Puis ils iraient chez lui, s’aimeraient avec
impatience. Jérôme ne tenait aucune place dans
ses rêves. Elle occultait volontairement le moment
où elle lui annoncerait qu’elle le quittait.

Peut-être Arno était-il mort ? Elle imaginait son


corps raidi gisant dans un cercueil, se sentait
glacée. Avait-il été triste de mourir en sachant
qu’elle n’en saurait rien ? Avait-elle été la dernière
personne à laquelle il avait pensé avant que ses
69
yeux ne se ferment pour toujours ? Qui aurait pu
avoir l’idée de l’avertir ? Dans ces moments-là
Charlotte avait l’impression de sombrer dans un
gouffre sans fond. Elle n’entendait plus Jérôme,
dérivait lentement seule avec sa douleur et sa peur
vers un rivage sur lequel elle accosterait seule.

Selon le souhait de Jérôme ils partirent en


vacances dans le sud de la France, louèrent un
studio à Juan-les-Pins. Ils avaient besoin de se
changer les idées, de se retrouver selon lui.
Charlotte raconta à Jérôme les folles années de
Francis et Zelda Scott Fitzgerald, relut Tendre est la
nuit allongée sur les rochers. Ils goutèrent la vie
nocturne tumultueuse de la côte, s’émerveillèrent
devant cette mer bleue qui semblait infinie depuis
les hauteurs de Eze, et Charlotte eut la vision
fugitive du repas improvisé qu’elle avait partagé
avec Arno. Le soleil brûlait sa peau. Son souvenir
se faisait moins vivace, plus apaisé. Elle ne le
cherchait plus du regard , il lui semblait impossible
qu’il puisse être ici. Elle pouvait maintenant
70
embrasser Jérôme sans arrière-pensée. Même si
lorsqu’ils faisaient l’amour l’image floue d’Arno
surgissait devant ses yeux lorsqu’elle caressait le
corps de Jérôme, elle ne s’imaginait plus dans ses
bras avec autant de force. Arno se transformait
doucement en souvenir, de celui qu’on aime à
évoquer les jours de mélancolie pour se rappeler
qu’un jour on a vécu. Elle avait le sentiment que ce
voyage en train l’avait changée, mais ce
changement était encore imperceptible aux yeux de
Jérôme et de son entourage. Elle-même aurait eu
du mal à le définir précisément.

Le temps continuait son œuvre. La rentrée


universitaire s’annonçait. Jérôme revint un soir
heureux d’avoir repéré deux maisons à visiter au
milieu des pins. Ils décidèrent de partager leurs
projets avec Solange et Michel, les parents de
Jérôme, furent attendus un dimanche du milieu du
mois de septembre pour déjeuner. Charlotte se
montra heureuse de cette invitation. La vie reprenait
son cours. Rien n’avait changé, elle avait réussi à
71
conserver son équilibre après avoir frôlé la chute.
Lorsqu’ils arrivèrent, la mère de Jérôme les serra
affectueusement, leur trouva bonne mine. C’était
merveilleux de les avoir à la maison, elle voulait tout
savoir de leurs vacances, de leur projet de
s’installer. Son père était descendu à la cave
chercher une bouteille pour le déjeuner déclara-t-
elle, il allait allumer le barbecue. Jérôme avait-il
envie de l’aider ? Elle se réjouissait de cette
journée, Charlotte trouva sa joie contagieuse. Et
puis, expliqua Solange avec de l’excitation dans la
voix, ils avaient un nouveau voisin. Un jeune
homme fort sympathique et formidable. Il avait aidé
Michel à localiser la fuite de l’arrosage automatique
du jardin. Un soir il leur avait apporté des pâtes au
citron confit, un pur délice. Il adorait cuisiner. Elle
l’avait invité à prendre l’apéritif avec eux, ils allaient
pouvoir faire sa connaissance. Elle espérait qu’ils
ne s’en formalisaient pas. Charlotte ne perçut pas
l’avertissement qui se cachait dans ce bavardage
anodin, la bascule qui s’annonçait, irrémédiable.

72
Les gonds de la grille du jardin grincèrent. On
sonna à la porte. Solange demanda à Charlotte
d’aller voir. Elle était occupée à finir de laver la
salade pour le repas et avait les mains mouillées.
Charlotte ouvrit la porte. Arno entra dans la
maison.

73
Arno avait passé la matinée sur son ordinateur à
naviguer sur Google en quête d’une nouvelle
destination pour une escapade de quelques jours. Il
était ravi d’avoir déniché cette maison à la
périphérie de Bordeaux. Trente minutes à peine le
séparaient de la place de la Victoire. De là il
remontait la rue Sainte Catherine jusqu’à la place
Gambetta où se trouvaient ses bureaux. Le matin
les commerçants lavaient leur vitrine à grands
renforts d’éponges dégoulinantes de mousse et de
raclette qui grinçaient sur le verre, pendant que les
camionnettes de la ville actionnaient leurs balais-
brosses pour donner un coup de propre aux pavés.
Les camions de livraison stationnaient en plein
milieu de la rue. Les gens marchaient à petits pas
pressés, le portable collé à l’oreille, déjà en pleine
conversation, en pleine urgence, trahis par leurs
voix impatientes, leurs corps tendus. Arno n’allumait
jamais son téléphone avant d’être arrivé. Il aimait
74
observer les autres, ses semblables, refusait d’être
prisonnier du même stress, regardait le ciel. Ce midi
il était invité par Solange et Michel pour l’apéritif.
Leur fils était attendu pour la journée avec sa
compagne. L’invitation lui avait fait plaisir. Solange
et Michel étaient agréables. Il avait été ravi de
pouvoir aider Michel avec son arrosage
automatique. Cela n’avait rien eu de compliqué. Un
simple joint qu’il avait fallu remplacer. Il avait vite
compris que Michel n’était pas très habile de ses
mains, que le moindre problème de plomberie ou
une réparation quelconque le tétanisait, d’autant
plus qu’il semblait que Solange lui faisait facilement
le reproche de son incompétence ne s’inquiétant
guère du fait qu’il y eut un témoin, comme si au
bout de tant d’années on en venait à ne plus voir
que les défauts de son conjoint. On verrait bien ce
que cet apéritif allait réserver, Arno espérait
simplement qu’il réussirait à s’échapper
suffisamment tôt pour rentrer consulter les horaires
des trains, si toutefois il réussissait à trouver une
destination qui lui convenait.
75
La matinée avançait rapidement. Solange avait
suggéré midi. Cela vous convient-il Arno ? lui avait-
elle demandée avec un grand sourire qui dévoilait
des dents encore impeccablement alignées et très
blanches. Oui, cela lui convenait. Devait-il apporter
quelque chose ? Non seulement vous, ce sera
parfait. Il l’avait remerciée, déclaré se réjouir à
l’avance de cette invitation. Arno referma son
ordinateur, s’étira langoureusement comme un chat.
Il allait passer une chemise propre. Il inspecta son
pantalon, le lissa du plat de la main. Il était encore
convenable, sans taches. Il remonta les manches
de sa chemise juste au-dessus de son tatouage, se
demanda s’il devait le masquer. Cela risquait peut-
être de choquer ses nouveaux voisins, on ne savait
jamais trop comment les gens étaient susceptibles
de réagir. Il décida de le laisser visible. Après tout
Michel l’avait certainement déjà vu lorsqu’il était
venu réparer l’arrosage automatique, il ne portait
qu’un simple tee-shirt ce jour-là. L’oiseau faisait
partie de lui, il était beau, lui rappelait tant de
choses.
76
Lorsqu’Arno sortit il fut ébloui par le soleil. Il
regretta de ne pas avoir pris ses lunettes noires et
retourna rapidement à l’intérieur. Il ne s’était pas
rendu compte qu’il faisait aussi beau, avait laissé
les volets fermés dans la petite pièce où il avait pris
l’habitude de s’installer avec son ordinateur. La
pièce restait fraîche ce qui était appréciable, même
si on commençait à être en fin de saison. Il claqua
la porte d’entrée, traversa la petite cour qui
marquait l’entrée de son jardin. Une voiture
inconnue stationnait devant chez Michel et Solange.
Un modèle sport, trois portes, la silhouette fuselée.
Cela devait être celle de leur fils et sa compagne. Ils
avaient laissé les fenêtres entrouvertes pour
empêcher que l’habitacle ne se transforme en four.
Il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à
l’intérieur. Un gilet jaune pâle était posé sur le
dossier du siège passager, une bouteille d’eau vide
avait été oubliée dans le vide-poches à côté de
quelques CD dont il ne réussit pas à lire le titre.
L’intérieur était impeccable, son propriétaire devait
être maniaque. Il caressa la carrosserie brillante, se
77
demanda quel effet cela faisait d’être au volant d’un
bolide pareil. Peut-être devrait-il songer à investir
dans un modèle semblable. La main en visière pour
se protéger de la luminosité, Arno poussa la grille
qui grinça sur ses gonds. La sonnette était
dissimulée sous le lierre qui dégringolait en cascade
le long de la façade. Il sonna, entendit des voix,
sentit qu’on s’agitait à l’intérieur. Sa présence était
enregistrée. Des pas résonnèrent sur le carrelage,
Charlotte ouvrit la porte et le fit entrer.

78
Solange était ravie d’avoir du monde à la
maison. Cela faisait près de deux mois que Jérôme
et Charlotte n’étaient pas venus. Charlotte avait
soutenu sa thèse, ils étaient partis en vacances au
bord de la mer. Elle-même et Michel avait loué un
gîte dans les Pyrénées pendant deux semaines
pour échapper à la chaleur étouffante de la ville. Ils
avaient randonné sur des sentiers escarpés, croisé
des pèlerins qui descendaient à Compostelle,
marché dans des alpages où paissaient des brebis
gardées par des hommes qui semblaient vivre hors
du temps, la barbe hirsute, le regard fier, l’accent
rude comme ces paysages qu’ils vénéraient. Ils leur
avaient parlé de leur crainte des ours, des loups qui
pouvaient revenir, des conflits avec les associations
de protection des animaux. Ils aimaient leurs bêtes,
voulaient perpétuer cette vie dans la montagne
comme leurs pères et leurs grands-pères avant eux.
Solange et Michel étaient revenus revigorés, affutés
par leurs longues marches. Solange n’avait pas eu
79
besoin de somnifères pour s’endormir. Ivre de
grand air, de vent, de soleil, elle avait dormi parfois
neuf heures d’affilée. Depuis qu’ils étaient rentrés,
la boîte n’avait pas quitté l’armoire à pharmacie de
la salle de bains. Michel lui avait simplement dit qu’il
était heureux de voir qu’elle retrouvait un peu de
sérénité après tant d’années de tourments
intérieurs. Enfin une surprise en entrainant une
autre, Solange et Michel avaient découvert que la
maison en face de la leur était désormais habitée
par Arno. Ils l’observèrent pendant quelques jours.
Leur nouveau voisin semblait vivre seul, partait tôt
le matin, rentrait vers dix-neuf heures. Il sortait sa
voiture du garage en marche arrière, laissait son
portail ouvert, pensait à sortir sa poubelle tous les
mardis soir, tondait sa pelouse le samedi, en short
et sandales, torse nu. Il ne semblait pas recevoir de
visite, saluait ses voisins poliment lorsqu’il les
croisait, bien sous tous rapports. Un dimanche
matin il interpella Michel qui se débattait avec
l’arrosage automatique.
« Bonjour, vous avez besoin d’aide ?
80
— Ah ce ne serait pas de refus. Je ne m’en sors
pas.
—J’arrive.
—Le portail est ouvert, il suffit de pousser dessus. »
Le grincement de la grille alerta Solange qui se
posta à la fenêtre de la cuisine. Michel était
agenouillé devant un des jets de l’arrosage, un
tournevis et une clé anglaise posés dans l’herbe.
— Qu’est ce qui ne va pas au juste ?
—Le jet fuit, mais je n’arrive pas à comprendre
pourquoi.
—Vous permettez ?
—Bien sûr, je vous en prie. »
Arno examina rapidement la base du jet.
« Ce n’est rien du tout. Vous voyez ce joint tout fin
là ? Il est complétement craquelé, il faut le changer.
Je dois en avoir un qui fera l’affaire dans mon
garage.
—Vous êtes sûr ?
—Oui. Lorsque je suis arrivé j’ai remplacé les joints
de tous les robinets de la maison. À mon avis ils
étaient d’époque. »
81
Michel ne put s’empêcher de rire.
« Je reviens. Ne bougez pas je vais chercher ce
qu’il faut. »
Lorsqu’il fut parti Solange ouvrit la fenêtre et passa
la tête.
« Tout va bien Michel ?
—Oui, c’est juste un problème de joint à changer. Il
est allé en chercher un chez lui.
—Tu n’en as pas ?
— Non. Je n’aurais pas pensé que ça puisse être
un truc aussi simple.
Arno était déjà de retour, un sachet à la main.
« Bonjour, mon mari m’a dit que vous alliez faire
des miracles.
—N’exagérons rien, on va déjà voir si ça
fonctionne. »
Il s’agenouilla devant le jet, dévissa rapidement la
partie supérieure à l’aide de la clé anglaise, retira le
joint défectueux, le remplaça par un neuf.
« Voilà, c’est terminé. Vous croyez qu’on peut faire
un essai ?
—Bien sûr. Je vais le mettre en position manuelle. »
82
L’eau sortit en un long jet clair qui miroita dans la
lumière du soleil.
« Merci beaucoup cher voisin, ma pelouse va vous
devoir beaucoup. Au fait moi c’est Michel, et voici
mon épouse, Solange.
—Enchanté, Michel.
—Souhaitez-vous boire quelque chose ? avait
demandé Solange depuis la fenêtre.
—Non merci, je dois y aller.
—Une autre fois peut-être ?
—Avec plaisir. »
Michel le raccompagna jusqu’à la grille, lui
souhaita une bonne journée. Solange n’avait pas
quitté la fenêtre. Il remarqua qu’elle avait retiré son
tablier.
« Il a l’air gentil notre nouveau voisin.
—Oui, et débrouillard. Il m’a évité d’y passer la
moitié de la journée.
—Il faut dire que tu as toujours des soucis quand il
faut bricoler.
—Tu n’es pas obligée de me le rappeler.

83
—Je ne l’ai pas dit méchamment. C’est juste un
constat c’est tout.
—Constat ou pas c’est inutile. »
Elle sentit au soin de sa voix qu’il était tendu,
probablement vexé. Cela avait souvent été un sujet
de discorde entre eux. Il valait mieux détendre
l’atmosphère.
—J’ai prévu des melons au porto pour ce midi, des
escalopes que je saupoudrerai d’herbes de
Provence et les dernières courgettes du jardin. Cela
te va ?
—Parfait. Je commence déjà à avoir faim.
—Il reste un peu de glace pour le dessert.
—Après ça je serai bon pour une sieste. »

La visite impromptue d’Arno avait laissé Solange


perplexe. Il l’avait intriguée. Elle prenait plaisir à
l’observer sans qu’elle puisse expliquer pourquoi,
jamais auparavant elle ne s’était intéressée de près
ou de loin à ses voisins. Bien sûr il y avait eu les
parents des amis de Jérôme lorsqu’il était enfant ou
jeune adolescent. Ils n’étaient pas voisins à
84
proprement parler, mais habitaient le même
quartier, se recevaient mutuellement, parfois pour
un apéritif improvisé, un barbecue en été, les
anniversaires et même la communion de Jérôme. Il
était magnifique dans son aube blanche, tenant
fièrement à la main un long cierge fin. Une photo
avait d’ailleurs trôné plusieurs années dans le
salon, jusqu’à ce qu’il la supplie de la remplacer. Il
se trouvait ridicule. Et puis les enfants avaient
grandi. Les amitiés s’étaient distendues. Un des
couples avait déménagé en Allemagne, un autre
avait divorcé. Le temps avait passé. L’arrivée
d’Arno constituait une agréable distraction. Elle
s’était surprise à le regarder lorsqu’il tondait sa
pelouse, il était bel homme. Michel était encore bien
conservé, mais ce n’était pas la même chose. Il y
avait longtemps qu’elle n’avait pas vu un homme
jeune torse nu, même pas son fils. La musculature
était ferme, la poitrine presque imberbe. Elle avait
l’impression qu’il avait un tatouage sur le bras mais
n’avait pas réussi à le discerner distinctement.
L’idée lui plaisait, elle lui imaginait un côté rebelle,
85
un peu mauvais garçon peut-être. Quand elle l’avait
vu voler au secours de Michel, elle avait dénoué
son tablier, sans réfléchir. Elle n’aurait pas voulu se
montrer à lui dans cette tenue. Elle allait l’inviter. Il
fallait qu’elle le voit de plus près. Elle trouverait bien
un moyen de l’aborder.

Trois jours plus tard Jérôme téléphona. Michel


regardait Stade 2. Comme d’habitude le son de la
télévision était trop fort. D’un geste elle lui fit signe
de baisser. C’est Jérôme articula-t-elle en silence.
« Ça va mon chéri ? Oui, oui nous ça va. Ton père
est en train de regarder la télé.
Vraiment ? C’est formidable ! Bien sûr que vous
pouvez venir, dimanche prochain A midi cela vous
convient ? Oui venez vers midi, on pourra prendre
l’apéritif tranquillement dans le jardin, peut-être
même faire un barbecue ils annoncent du beau
temps. Tu embrasses Charlotte pour moi. A
dimanche ! »
Elle raccrocha, rayonnante.

86
« C’était Jérôme. Ils viendront déjeuner dimanche.
Ils ont trouvé une maison dans les pins.
— C’est une bonne nouvelle. Il est temps qu’ils
s’installent. Charlotte est une chouette fille. On
pourra peut-être faire un barbecue ?
—C’est ce que je lui ai dit.
—Des côtelettes avec une petite marinade. Ou des
saucisses. Non des côtelettes ce sera mieux. Et
puis tu pourrais rajouter des pommes de terre
rôties. »
Michel reprit la télécommande en main et remit le
son. Le présentateur s’apprêtait à donner les
résultats des matchs de football du weekend.

Le lundi Solange se sentit pousser des ailes. Elle


décida de mettre de l’ordre dans sa garde-robe,
fouilla dans l’armoire de sa salle de bains, ressortit
ses rouges à lèvres, prit rendez-vous chez le
coiffeur pour faire rafraîchir sa couleur, un beau
blond vénitien, et son carré. Sandra, la patronne du
salon, l’accueillit avec un grand sourire.

87
« Cela fait longtemps que je ne vous avais pas vue
Madame Despleyre. Comment allez-vous ?
—Très bien, je me suis dit qu’un petit tour chez
vous ne pourrait pas me faire de mal.
—Bien sûr ! On refait la couleur ?
—Oui, et on rafraichit la coupe, je pense qu’il
faudrait raccourcir d’environ cinq centimètres. »
La coiffeuse l’observa d’un air songeur, fit glisser
une mèche de cheveux entre ses doigts.
« Cela va redonner du volume à l’ensemble. Et
avec la couleur ça sera parfait. On passe au
shampoing ? »
Solange acquiesça. Les mains expertes de
Sandra massaient agréablement son cuir chevelu.
Sa nuque et ses épaules se détendirent. Elle ferma
un instant les yeux. Elle ne s’expliquait pas ce
soudain revirement de situation. Ses problèmes
avaient commencé lorsque Jérôme avait quitté la
maison pour prendre un deux-pièces à Bordeaux. Il
avait fait les allers-retours sans rechigner tant qu’il
était étudiant, dormant de temps à autre chez un
copain lorsqu’une fête était organisée, ou en
88
période de révisions intenses. Un jour il avait
rencontré Charlotte sur le campus grâce à des amis
communs. Elle partageait un petit appartement avec
une autre étudiante non loin de la faculté de lettres,
Jérôme se mit à découcher de plus en plus souvent,
avec d’autant plus de facilité que la colocataire de
Charlotte filait de son côté le parfait amour avec un
étudiant en médecine qui louait seul un studio en
centre-ville. A ce moment-là Solange eut
l’impression de commencer à glisser vers un vide
qui semblait vouloir la happer entièrement.
Lorsqu’elle se plaignait à Michel des absences de
plus en plus fréquentes de leur fils, celui-ci se
contentait de vaguement hausser les épaules en
souriant, lui signifiait qu’ainsi allait la vie. Leur fils
commençait désormais à voler de ses propres ailes.
Ma foi y avait-il réellement lieu de se plaindre ? Non
bien sûr, il fallait qu’il vive sa vie, répondait-elle
invariablement. Si elle devait être honnête avec
elle-même, elle n’en était cependant pas si sûre. Le
temps avait passé trop vite. Jérôme était désormais
presque un homme. Elle allait s’y faire. Après tout
89
d’autres avaient vécu la même chose avant elle,
s’en étaient remises, avaient donné un sens
différent à leur vie, trouvé d’autres centres de
préoccupation.
Solange ne s’en remit pas. Elle commença à
perdre un peu de poids. Au début cela la ravit car
elle s’était toujours trouvée un peu ronde. Mais au
bout de quelques mois, elle rangea au grenier
certaines de ses robes dans lesquelles elle s’était
mise à flotter, ne les remplaça pas. Elle qui
auparavant n’aurait jamais dédaigné une séance de
lèche-vitrine ne sortait plus. Ses tenues se firent
plus négligées. Le weekend elle se contentait d’un
legging et d’un tee-shirt un peu large. Et puis
lorsque Jérôme eut vingt-cinq ans, Michel prit sa
retraite. Il avait quinze ans de plus qu’elle.
Lorsqu’elle l’avait rencontré, elle avait trouvé cette
différence d’âge incroyablement romantique, s’était
moqué de sa mère qui avait tenté de la mettre en
garde, avait déjoué, démonté, escamoté, tous ses
arguments les uns après les autres. Elle pourrait
désormais se contenter de travailler à mi-temps
90
avait suggéré Michel. La maison était payée,
Jérôme casé, ils n’avaient plus les mêmes besoins
financiers. Cela leur permettrait de passer
davantage de temps ensemble, ils avaient bien
mérité de souffler. L’idée l’avait séduite sur le
moment, mais elle s’était rapidement rendu compte
de son erreur. Elle n’avait pas encore atteint l’âge
de lever le pied. Deux ans plus tôt, l’entreprise pour
laquelle elle travaillait comme assistante de
direction depuis vingt ans avait été mise en
liquidation judiciaire. Quatre mois plus tard son
patron mettait la clé sous la porte, mis en faillite. Ne
vous inquiétez pas, vous retrouverez un poste,
avait-il déclaré sur un ton paternaliste à Solange,
vous serez indemnisée. Elle n’avait pas retrouvé
d’emploi. Elle était trop âgée, trop expérimentée,
plus assez dans l’air du temps s’entendait-elle dire.
Elle avait rapidement compris, baissé les bras,
s’était tournée vers la maison, avait commencé à
porter un tablier même pour les tâches ménagères
les plus insignifiantes, regardait parfois un feuilleton
américain débile à la télévision en milieu d’après-
91
midi où des actrices trop maquillées dans des
tenues sortant de chez les plus grands couturiers
déclamaient des dialogues qui sonnaient faux.
Michel s’était recroquevillé sur lui-même,
s’intéressait principalement aux résultats des
différents championnats de football, sa cave à vin,
le jardin. Il avait l’air heureux, ne semblait pas s’être
rendu compte qu’elle avait minci. Lorsqu’ils allaient
se coucher, il lui murmurait un vague bonsoir,
retirait ses lunettes, se tournait vers le mur,
s’endormait rapidement. Sa respiration profonde et
régulière emplissait alors toute la pièce. Pendant ce
temps Solange hurlait en silence. La nuit dernière
comme elle avait du mal à trouver le sommeil, elle
avait laissé son esprit vagabonder. L’image d’Arno
s’était soudain imposée devant ses yeux. Elle avait
mis sa main entre ses cuisses, commencé à se
caresser, avait joui en silence. Le plaisir la laissa
vaguement haletante, surprise, mais elle n’en
éprouva pas de honte. Pour la première fois depuis
longtemps elle dormit d’une traite jusqu’au matin.

92
« Pour la température de l’eau, ça vous va
Madame Despleyre ? »
Solange sursauta.
« C’est parfait.
—On leur pose un soin nourrissant ?
—Oui, depuis le temps ça ne leur fera pas de mal.
—Et votre fils, ça va ?
—Il vient dimanche avec sa compagne, ils vont
peut-être acheter une maison dans les pins.
—Oh, ce serait formidable !
Sandra avait raison, ce serait formidable. Tout à
coup Solange sut ce qu’il fallait faire. En rentrant de
chez le coiffeur, elle irait sonner chez Arno pour
l’inviter à déjeuner dimanche. Il ne serait pas seul,
cela le mettrait à l’aise, ne donnerait pas
l’impression qu’on s’était mis en frais pour lui.

93
Il avait senti quelque chose chez cette femme, un
corps qui appelait au secours. Son mari n’avait pas
l’air dégourdi. Cela semblait incroyable qu’il n’ait
pas compris que le joint sur son tuyau d’arrosage
automatique était simplement fichu.
Sa femme semblait plus intéressante. Elle était
coincée à la cuisine évidemment, mais le peu qu’il
en avait aperçu lui donnait à penser qu’elle avait un
réel potentiel. Elle était bien plus jeune que son
mari, cela se voyait de suite. Lorsqu’ils s’étaient
rencontrés, il avait dû avoir un côté protecteur,
rassurant. Elle avait certainement entrevu le père
de famille qu’il saurait être. Les femmes aimaient
cela lorsqu’elles étaient jeunes. Leur instinct leur
dictait de faire des enfants, de fonder une famille,
de perpétuer l’espèce. La déception venait avec les
années qui passaient. Il s’étonnait toujours du
nombre d’hommes qui ne semblaient pas mériter
94
leur femme. Solange faisait partie du lot. Son
prénom lui plaisait. Un peu démodé sans doute,
mais pourquoi pas. Il n’aurait peut-être pas dû
décliner si rapidement son invitation à rester. En
même temps il avait appris à garder ses distances,
à ne jamais s’emballer trop vite. Il lui apporterait une
de ses spécialités dans la semaine. Il serait vite
pardonné.

95
Lorsque la sonnette retentit, Solange sursauta,
occupée à plier le linge qui venait de finir de sécher.
Michel était descendu à pied à la boulangerie. Elle
s’était rendue compte en préparant le petit déjeuner
qu’il n’y avait plus de pain en réserve dans le
congélateur. Il avait peut-être oublié ses clefs, cela
n’aurait rien de surprenant.
—J’arrive !
Elle fut surprise de découvrir Arno sur le perron
portant quelque chose qui ressemblait à un
saladier.
—Bonjour, je ne vous dérange pas ?
—Non, non pas du tout. Entrez.
—Je me suis permis de vous apporter quelque
chose. Je m’en suis voulu l’autre dimanche de ne
pas avoir accepté votre invitation pour l’apéritif.
—Je vous en prie ce n’est pas grave. Qu’est-ce que
c’est ?

96
—Un plat de pâtes au citron confit, ma spécialité.
Vous aimez les pâtes j’espère ?
—Oui, bien sûr. C’est très aimable à vous.
—Votre mari n’est pas là ?
—Michel ? Non il est descendu à la boulangerie, il
ne devrait plus tarder. Est-ce que je dois mettre le
plat au frais ?
—Oui, vous pouvez les manger froides ou bien les
faire réchauffer à feu doux, à votre convenance.
—Cela tombe bien, je n’avais encore rien prévu
pour ce soir.
Elle rit légèrement.
—Vous voulez boire quelque chose ? Une bière ?
—Une bière pourquoi pas ?
Solange attrapa deux bières dans le réfrigérateur.
Elle manqua de laisser tomber l’une d’elle, la
rattrapa de justesse. Mais bon sang, était-elle donc
à ce point troublée ?
—Je vais les ouvrir. Vous avez un décapsuleur ?
—Bien sûr.
Arno ouvrit rapidement les deux bouteilles. Elle
espéra qu’il n’avait pas remarqué sa maladresse.
97
—Tenez.
—Merci. Et bien à la vôtre !
—A la vôtre Solange.
—Vous connaissez mon prénom alors que je ne
connais pas le vôtre.
—Arno.
—A la vôtre Arno !
Arno porta le goulot à sa bouche, but rapidement.
Solange entendait le liquide couler au fond de sa
gorge. Sa pomme d’Adam montait et descendait en
rythme. La peau de son visage lui sembla
rugueuse. Elle se fit la remarque qu’il n’avait pas dû
se raser ce matin.
—Qu’est-ce qu’il y a ?
—Rien. Excusez-moi je vous regardais boire. Ce
n’est pas très poli.
Il lui sourit.
—Ne vous excusez pas. C’est peut-être moi qui
buvais un peu trop goulûment. J’avais soif.
—Non. Je me disais seulement que vous aviez l’air
heureux de cette bière.

98
—Vous avez raison, je trouve qu’une bière fraîche il
n’y a pas mieux en été. A propos, et cet arrosage
automatique ?
—Oh, je crois que tout fonctionne. Vous tombez
bien en quelque sorte car je voulais, enfin Michel et
moi, voulions vous inviter à déjeuner dimanche
midi. Notre fils et sa compagne seront là aussi. Ils
projettent d’acheter une maison non loin d’ici.
—Ce serait formidable.
—Oui.
—Je viendrai avec plaisir. Je pourrai ainsi me
rattraper de ma bévue de l’autre jour. Vers quelle
heure ?
—Midi. Cela vous convient ?
—Ce sera parfait.
—Michel fera un barbecue.
Il termina sa bière.
—Je ferais mieux d’y aller. Vous avez certainement
des choses à faire et votre mari va rentrer. Merci
beaucoup pour la bière.
Il posa la bouteille vide sur la table.
—Alors à dimanche.
99
—A dimanche. Bonne soirée Arno.
La porte se referma doucement derrière lui. Elle
n’en revenait pas que cela ait été aussi facile. Une
chance que Michel ait été sorti, sinon il aurait
accaparé toute la conversation avec les résultats du
foot ou ce maudit système d’arrosage. Elle allait
tout de suite descendre les bouteilles vides au
garage. Michel n’avait pas besoin de savoir qu’ils
avaient bu un verre ensemble. Même si dans le
fond ils n’avaient rien fait de mal. Ce serait son petit
secret pour ce soir. Dimanche elle pourrait le
dévisager à sa guise.

10
Elle avait mordu à l’hameçon. La bière était
bonne, bien fraîche comme il aimait. Il se demanda
si elle oserait dire à son mari qu’elle avait bu un
verre en tête-à-tête avec le voisin. A son avis c’était
mieux si elle n’en soufflait mot. Ce genre de choses
faisait toujours des histoires pour rien.

10
Solange vérifia la bonne tenue de sa robe.
Michel lui avait jeté un coup d’œil distrait. Il ne
s’était même pas aperçu que sa femme arborait une
robe neuve. Rouge, cintrée à la taille, elle pouvait
largement se le permettre lui avait dit la vendeuse.
Un décolleté plongeant mais pas trop, qui laissait
juste voir la naissance de ses seins. Elle se rappela
une ancienne paire de sandales à talons, les
dénicha tout en haut de l’étagère à l’entrée du
garage. Elles feraient parfaitement l’affaire. La veille
au soir, elle avait posé du vernis sur les ongles de
ses orteils. Elle ne se rappelait plus que le contraste
avec sa peau bronzée était aussi vif. Il fallait qu’elle
pense de nouveau à en mettre systématiquement.
Elle avait glissé le flacon de vernis au milieu des
courses pour le barbecue la veille. De toute façon
Michel ne vérifiait jamais le montant du ticket de
caisse. Et elle n’avait pas choisi un modèle cher.
10
Elle songea qu’elle ferait mieux d’enfiler un tablier
pour préparer le repas, il ne manquerait plus qu’elle
se tache. Elle se sentait un peu nerveuse à l’idée de
ce repas, avait l’impression que son cœur battait un
peu plus fort, que ses gestes étaient moins assurés,
plus nerveux comme lorsqu’elle se rendait à la fête
du village avec ses copines d’école pendant les
vacances d’été. Elles discutaient pendant des jours
de la robe idéale, de leur coiffure, glosaient sur les
garçons qui seraient présents, si l’un d’entre eux se
déciderait à venir les inviter à danser un slow. Le
jour J elles avaient du mal à quitter leur reflet dans
le miroir, jaugeaient l’allure que la robe avait sur
elles, la taille de leurs seins, la fermeté de leurs
cuisses, se trouvaient trop rondes, peut-être un peu
tassées. Se rendre à la fête en groupe les rassurait.
Elles se donnaient de l’assurance en parlant plus
fort qu’à l’accoutumée, riaient, voulaient avoir l’air
de filles décontractées qui s’amuseraient quoiqu’il
arrive. Aujourd’hui Solange était seule pour
négocier ce déjeuner, mais elle aurait à composer
avec son mari, son fils et sa belle-fille. Au cours des
10
jours précédents, elle avait essayé d’analyser ce qui
la rendait nerveuse comme une lycéenne. Peut-être
était-ce seulement l’attrait de la nouveauté, le côté
un peu mystérieux de ce nouveau voisin dont elle
ne savait finalement rien hormis le fait qu’il lui
semblait sympathique.
Il était temps qu’elle prépare les pommes de terre,
les épluche et les lave soigneusement avant de les
déposer sur le barbecue. Il allait bientôt être onze
heures trente. Michel était sorti vérifier la bonne
installation du barbecue. Par la fenêtre elle le voyait
commencer à disposer le charbon de bois en
dessous de la grille.
De quoi allaient-ils bien pouvoir parler pendant
l’apéritif ? Jérôme et Charlotte ne risquaient-ils pas
de se sentir vexés de ne pas être au centre de
l’attention ? Après tout ils étaient venus pour parler
de ce projet d’achat dans les pins. Peut-être Jérôme
avait-il pensé à prendre quelques photos ? Il
faudrait qu’elle fasse attention à ne pas montrer trop
d’empressement, trop d’intérêt à Arno, cela pourrait
éveiller des soupçons. Des soupçons de quoi en
10
fait ? Elle le trouvait attirant c’est vrai, mais elle
devait bien avoir vingt ans de plus que lui. Les
hommes ne la regardaient plus, elle ne se faisait
aucune illusion. Son visage commençait à être
marqué par les rides, sa peau se flétrissait
légèrement par endroits. Elle avait encore quelques
années devant elle, avant que l’âge ne s’installe
pour de bon. Mais les années avaient passé, c’était
indéniable. Elle secoua la tête, se morigéna. Tu
débloques ma fille.
Il y avait largement assez de pommes de terre.
Elle les rinça rapidement, les disposa sur un plat
qu’elle recouvrit d’une feuille d’aluminium. Lorsque
Michel lui annoncerait que les braises étaient
prêtes, elle les lui apporterait afin qu’il puisse les
rajouter à la viande. Il n’y avait plus qu’à vérifier que
les boissons étaient au frais. Elle se pencha à la
fenêtre.
—Michel, tu as déjà préparé le vin ?
—Pas encore. Je vais descendre à la cave.
—Il n’aura pas le temps de refroidir !

10
—Mais si, ne t’inquiète pas. Je vais le mettre
quelques minutes dans le bac du congélateur et
ensuite je le mettrai au frigo.
—Ca n’aurait pas été plus simple que tu le mettes
de suite au frais dès hier soir ?
—J’ai oublié.
—Ton fils vient déjeuner tout de même !
—Jérôme ne s’en formalisera pas. Détends-toi,
c’est juste un déjeuner en famille.
—Je suis détendue. C’est juste qu’il me semble que
tu aurais pu mieux t’organiser, comme d’habitude.
Il ne répondit pas. Dans son for intérieur elle
admit qu’il avait raison. C’était juste un déjeuner
dominical en famille. Il fallait qu’elle se détende.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, Charlotte resta


interdite quelques secondes. Rétrospectivement
elle se rendit compte que le monde s’était soudain
arrêté de tourner. Elle pensa tout d’abord être
10
victime d’une hallucination. Arno qu’elle avait
attendu pendant des semaines, se tenait là devant
elle. Qu’avait dit Solange ? Un nouveau voisin ? Un
garçon formidable, elle l’avait invité à prendre
l’apéritif ? Arno souriait. Ce même sourire qui l’avait
mise en confiance lorsqu’il était entré dans son
compartiment de train. Elle eût l’impression que ses
traits étaient en train de se décomposer, que son
cœur allait s’arrêter de battre.
—Bonjour Charlotte, dit-il très doucement.
—Bonjour Arno. Sa voix n’était qu’un murmure.
—Je suppose que c’est ta belle-mère qui m’a
convié à prendre l’apéritif avec vous.
—Solange est la mère de Jérôme en effet.
—Charlotte tout va bien ? appela Solange
—Oui Arno est arrivé.
—Ah très bien. Bonjour Arno, vous êtes très
ponctuel c’est bien. Entrez, je vous en prie.
Elle ne remarqua pas que Charlotte demeurait
figée dans le vestibule, tout comme elle n’avait pas
relevé le fait que celle-ci ait désigné son invité par
son prénom.
10
—Arno je vous présente Charlotte, la compagne de
mon fils Jérôme. Charlotte voici Arno notre nouveau
voisin dont je vous ai parlé tout à l’heure.
—Enchantée Arno.
—Tout le plaisir est pour moi Charlotte. Solange je
suis venu les mains vides. Vous m’aviez dit de ne
rien apporter, mais je me sens un peu gêné.
—Non c’est parfait ainsi Arno. Je vous avais dit de
ne pas vous inquiéter de l’intendance. Michel et
Jérôme sont descendus à la cave chercher une
bouteille de vin, ils ne vont pas tarder à remonter.
Mais venez, nous allons nous installer au jardin.
Nous avons vraiment de la chance avec le temps.
—Une chance inouïe en effet.
—Nous ne sommes qu’en septembre, c’est encore
l’été, répliqua Charlotte.
Solange lui lança un regard intrigué. Est-ce que
sa belle-fille n’avait pas répondu un peu
sèchement ? Des doutes l’assaillirent de nouveau
quant au bien-fondé de cette invitation. Arno quant
à lui ne semblait pas perturbé.

10
—Ah Michel, Jérôme vous voilà. Notre invité est
arrivé.
—Bonjour Arno. Cela fait plaisir de vous revoir.
Voici Jérôme, mon fils.
—Enchanté. Comment se porte votre arrosage
automatique ?
—A merveille. C’est bien pratique il fait encore
chaud en cette fin de saison.
—C’est justement ce que nous étions en train de
remarquer.
—J’ai pris deux bonnes bouteilles à la cave, je vais
les mettre à température.
—Nous commençons à nous installer sous le
parasol, le temps que tu reviennes, annonça
Solange. Charlotte vous pouvez m’aider à apporter
les plateaux de l’apéritif ?
—J’arrive.
Arno et Jérôme s’étaient déjà installés dans le
salon de jardin, silencieux.
— Nous voici, annonça Solange.

10
Elle se pencha pour poser son plateau sur la table
basse. Arno déplaça légèrement son fauteuil pour
lui permettre de s’avancer.
—Ne bougez pas je vous en prie.
Charlotte déposa le second plateau. Elle regardait
droit devant elle, tâchait d’éviter de croiser le regard
d’Arno. Elle eut l’impression qu’il jaugeait la
silhouette de sa belle-mère, s’attardait sur ses
courbes.
—Michel, tu viens t’asseoir ?
—Je suis là.
—Que souhaitez-vous boire Arno ? Bière, rosé ?
—Une bière, ce sera parfait Solange. Je peux
l’ouvrir moi-même.
—Je vous laisse faire. Jérôme ? Charlotte ?
— Un verre de rosé pour moi Solange.
—Pour moi également maman.
—Eh bien moi je vais suivre Arno et prendre une
bière. Et toi Solange ?
—Je prendrai un peu de rosé. C’est le temps idéal
pour boire du rosé je trouve.

11
Elle rit légèrement en découvrant ses dents.
Charlotte se fit la réflexion qu’elle était allée chez le
coiffeur. Elle ne se rappelait pas l’avoir vue avec
une coupe impeccable depuis longtemps. Et cette
robe rouge cintrée à la taille, elle avait l’air neuve.
Est-ce que cela pouvait être dû à la présence
d’Arno ? Elle se traita d’idiote. Arno et sa belle-
mère, on n’était pas au cinéma. Néanmoins elle
avait le sentiment que l’idée allait demeurer ancrée
dans son esprit en dépit du bon sens.
Arno était assis légèrement en diagonale par
rapport à elle. Solange s’était installée juste à côté
de lui. Les accoudoirs de leurs fauteuils se
touchaient presque. S’ils y posaient leurs avant-
bras, ceux-ci se frôleraient.
—Je ne vais pas faire le service, déclara Solange,
c’est à la bonne franquette ! De nouveau elle eut ce
rire léger, repoussa une mèche de cheveux derrière
son oreille. Elle croisa les jambes. Sa robe remonta
sur ses cuisses, elle ne la rajusta pas.
—Très bien, faisons honneur à la cuisinière !

11
Arno se saisit d’une mini-brochette de melon et
jambon de Parme. Michel et Jérôme lui emboitèrent
le pas.
—Charlotte tu ne manges pas ? demanda Jérôme
l’air soudain soucieux.
—Si, si bien sûr.
Arno avait mis ses lunettes de soleil avant de se
servir. Elle soupçonnait que c’était à dessein. Elle
aurait aimé pouvoir le regarder dans les yeux,
comprendre qui était cet homme dont elle attendait
un signe depuis des semaines jusqu’à l’insomnie,
l’angoisse de la mort, et qui se tenait là dans le
jardin de ses beaux-parents devisant gaiement
comme si rien n’était jamais arrivé. Il l’avait
reconnue. Il avait prononcé ces mots « bonjour
Charlotte », elle n’avait pas rêvé.
Il faisait chaud en dépit de l’ombre du parasol et
des arbres. Ses chaussures la serraient, ses pieds
avaient gonflé. Elle les retira, les posa derrière sa
chaise, remonta ses jambes sous elle. Arno
remonta ses lunettes sur le haut de sa tête. Il la

11
regarda mais rien ne transparut. Elle détourna les
yeux.
—Alors cette maison, mon chéri ? interrogea
Solange.
—Oui dites-nous en plus, renchérit Michel.
Charlotte eut l’impression qu’il ne voulait pas être
laissé de côté. Il avait eu du mal à faire entrer sa
chaise dans le cercle, se trouvait légèrement en
retrait. Cela l’obligeait à se lever à demi lorsqu’il
voulait se servir sur les plateaux apéritifs. Jérôme
lança un regard interrogateur à Charlotte. D’un
geste de la main, elle l’incita à prendre la parole.
—Eh bien elle est à peine à sept kilomètres d’ici
environ, à la sortie d’un bourg, entourée par les
pins.
—C’est une maison récente ? demanda son père.
—Une trentaine d’années. Il y a un grand jardin,
une terrasse surplombée d’une pergola, quatre
chambres dont une sous les toits, une grande
cuisine ouverte et un beau salon.
—Il y a des travaux à prévoir ?

11
La question d’Arno sembla surprendre Jérôme.
Charlotte aurait pu dire qu’il semblait légèrement
contrarié. Elle-même trouvait qu’il n’avait pas à se
mêler à la conversation, il n’était pas concerné. Ou
bien il se sentait gêné de n’avoir pas rappelé
Charlotte, tentait d’arrondir les angles. A moins qu’il
ne manquât simplement pas de toupet. Jérôme se
reprit ses explications.
—Non, elle est en très bon état. Les propriétaires
ont l’air d’être des gens très soigneux.
—Et pourquoi vendent-ils ?
—Ils viennent de prendre leur retraite et veulent se
rapprocher de leur fille qui vit près de Royan. Nous
avons fait une offre.
—Bravo ! s’exclama Michel.
—Et as-tu des photos ?
—Oui, mais seulement de l’extérieur, précisa
Charlotte. Jérôme les a dans son téléphone.
—Les voici.
Jérôme tira son téléphone de la poche arrière de
son bermuda et afficha les photos sur l’écran. Il
tendit le portable à son père.
11
—Ah oui, elle a vraiment l’air très bien. J’aime
beaucoup la façade avec ces festons le long de la
balustrade et du toit.
—C’est aussi ce qui plait beaucoup à Charlotte.
N’est-ce pas chérie ?
—C’est vrai.
Jérôme l’appelait rarement « chérie ». Que fallait-il
comprendre ?
—La première impression est souvent la bonne,
appuya Solange.
Michel lui tendit le téléphone. A son tour, elle
s’extasia sur l’aspect extérieur de la maison.
—J’espère que ça va marcher. Tenez Arno
regardez, qu’en pensez-vous ?
—Elle a l’air très bien en effet. C’est vrai qu’un
achat immobilier c’est toujours un grand moment
dans une vie.
Il souriait en disant cela. Charlotte décida de saisir
la balle au bond.
—Et vous Arno, depuis combien de temps vivez-
vous ici ?
—Je suis arrivé au milieu de l’été.
11
—Pendant que nous étions dans les Pyrénées,
précisa Solange.
—Qu’est-ce qui vous a poussé à vous installer ici ?
Charlotte ne pouvait s’empêcher d’insister. Le sang
commençait à battre à ses tempes.
—Je vais mettre la viande à cuire, annonça Michel.
Quelqu’un a -t-il un souhait particulier au niveau de
la cuisson ?
—Rien pour moi Michel. Faites comme vous en
avez l’habitude.
Il s’en sort bien pensa Charlotte. Elle avait à peine
touché aux apéritifs préparés par sa belle-mère,
avait l’impression que son estomac s’était
recroquevillé sur lui-même, comme lesté d’une
pierre. La vision d’Arno au moment où elle avait
ouvert la porte l’avait médusée. Elle avait eu
l’impression d’un gouffre qui s’ouvrait sous ses
pieds. En une fraction de seconde elle était revenue
au début de l’été, ces jours où elle attendait son
appel avec un sentiment qui confinait au désespoir.
Elle avait l’impression d’être devenue étrangère à
sa propre vie. Elle s’était réjouie de ce déjeuner
11
chez Solange et Michel, avait anticipé un moment
au calme. Elle se retrouvait finalement prise dans la
tourmente de sentiments qu’elle avait de nouveau la
sensation de ne plus maîtriser. Cela ne lui plaisait
pas.
De la fumée monta dans l’air chaud qui fut
rapidement envahi par le fumet de la viande grillée.
—Les côtelettes sont cuites, annonça Michel.
—Je vais débarrasser les plateaux et prendre les
légumes à la cuisine.
—Je viens vous aider Solange.
Charlotte suivit sa belle-mère à la cuisine.
—Tenez, vous n’avez qu’à mettre les plateaux dans
le frigidaire. Je rangerai les restes dans des boîtes
plus tard.
La porte grinça lorsque Charlotte ouvrit le frigidaire.
—Alors, que pensez-vous de notre nouveau
voisin ?
Elle suspendit son geste, surprise par la question.
—Il a l’air, euh, sympathique. Vous savez c’est
difficile de se faire une idée sur quelqu’un qu’on
vient à peine de rencontrer.
11
—Vous avez raison. Mais vous savez Michel et moi
l’apprécions déjà même si nous non plus nous ne le
connaissons pas beaucoup. Après tout je me dis
qu’il faut faire confiance à la nature humaine.
Elle eut à nouveau son petit rire léger. Charlotte se
demanda si elle n’était pas légèrement ivre. Ses
joues étaient rouges, son débit de parole précipité.
—Allez venez, ils nous attendent.

Michel terminait de retirer les côtelettes de la


grille. Aucun d’entre eux ne parlait. C’était curieux
comme les hommes semblaient avoir si peu de
choses à se dire, pensa Charlotte. Jérôme était d’un
naturel discret mais elle n’avait pas eu l’impression
qu’Arno était particulièrement réservé lorsqu’elle
avait voyagé avec lui.
—Installez-vous comme bon vous semble, annonça
Solange. Je n’ai pas fait de plan de table.
Charlotte se retrouva entre Jérôme et Arno, tandis
que Solange s’installait à la droite de ce dernier.
Michel déposa le plat de viande fumant au centre
de la table.
11
—Cela a l’air délicieux, déclara Arno.
—Papa est le roi du barbecue. C’est une tradition
familiale, nous en faisions presque tous les
dimanches en été. La cuisson de la viande est
toujours parfaite.
—Elle a l’air parfaite en effet. Pourquoi disiez-vous
« nous faisions », vous n’en faites plus ?
—Nous en faisons moins depuis que Jérôme a
quitté la maison, expliqua Michel. Nous ne voyons
pas tous les weekends. Les enfants ont leur vie,
leur travail. Ils ont parfois d’autres envies. C’est
assez normal.
—En effet.
—Et vous Arno, aviez-vous l’habitude de ces
traditions du dimanche chez vos parents ?
demanda Solange.
—Ma famille n’est pas aussi unie que la vôtre. Je
n’aime pas tellement en parler. Ne m’en veuillez
pas.
Il commençait à se dévoiler pensa Charlotte. Se
pouvait-il qu’il y eût une fissure dans la carapace ?
La viande était tendre et juteuse, les légumes
11
croquants se mariaient impeccablement avec les
petites pommes de terre rôties. Sa belle-mère avait
eu le bon goût de leur proposer un menu qui ne leur
laisserait pas la sensation d’un estomac prêt à
craquer. Au dessert, des sorbets leur laissèrent une
agréable sensation de fraîcheur dans la bouche.
Arno avait remonté les manches de sa chemise
jusqu’aux coudes, dévoilant ainsi l’oiseau sur son
avant-bras. Charlotte se demanda si les autres
l’avaient remarqué. Il dégustait sa glace à petites
bouchées. Sa pomme d’Adam montait et
descendait le long de son cou. Charlotte revit avec
une netteté saisissante ce moment où dans le
wagon-bar ils avaient bu un café ensemble et
dégusté du chocolat. A ce souvenir les traits de son
visage se crispèrent involontairement, une douleur
lui traversa la poitrine. Elle avait connu un bonheur
réel ce soir-là, éprouvé des émotions qui lui étaient
jusqu’alors inconnues. Jérôme perçut son trouble,
lui demanda si ça allait en formant les mots du bout
des lèvres. Il posa son bras sur le dossier de sa
chaise pour l’entourer, lui caressa légèrement le
12
dos. Elle lui sourit doucement, se détendit. Elle
aurait aimé être capable de lui dire qu’elle voulait
rentrer chez eux, mais en même temps espérait
encore comprendre ce qu’Arno faisait ici, pourquoi il
avait ainsi agi avec elle.
Il faisait chaud. Michel clignait des yeux, avait
visiblement envie d’aller s’allonger. Solange ne
prêtait pas attention à son mari. Renversée dans sa
chaise, les jambes croisées, elle fixait Arno qui
semblait impassible.
—Quelqu’un désire-t-il un café ?
—Pourquoi pas ? dit Jérôme. Tu as envie d’un café
Charlotte ?
—Oui, mais je vais d’abord monter à la salle de
bains me rafraîchir un peu.
En se levant elle posa sa main sur l’épaule de
Jérôme. Sa peau était chaude sous son tee-shirt.
Elle se demanda s’ils feraient l’amour lorsqu’ils
rentreraient, si l’image du corps d’Arno viendrait
s’immiscer dans son esprit lorsque Jérôme
prendrait possession d’elle.

12
La maison était demeurée fraîche. Charlotte
traversa la cuisine, longea le couloir qui passait
devant la chambre de Solange et Michel. Leur porte
était restée ouverte. Sur le lit sa belle-mère avait
laissé traîner un soutien-gorge bleu lavande en
dentelle, ainsi que la robe à petites fleurs bleues et
vertes qu’elle mettait souvent pour vaquer à ses
occupations ménagères. Charlotte ne put
s’empêcher de se demander si elle avait hésité
devant le choix de son soutien-gorge. Avait-elle
écarté le bleu qui aurait risqué de jurer avec le
rouge vif de sa robe ? Michel remarquait-il encore
ce genre de détails ? Elle essaya de se rappeler si
elle en avait aperçu les contours dans son décolleté
pendant qu’ils déjeunaient. Solange s’était appuyée
sur ses coudes entre les côtelettes et les sorbets.
Ainsi légèrement penché en avant, les plis de sa
robe s’étaient écartés dévoilant la naissance de ses
seins. Charlotte se maudit de ne pas avoir fait plus
attention, trop préoccupée par les souvenirs qui
l’assaillaient, le trouble causé par la présence
inattendue d’Arno.
12
Elle monta l’escalier, entra dans la salle de bains.
Elle était heureuse d’être seule. La pénombre
apaisait les battements du sang à ses tempes. Elle
n’alluma pas la lumière, prit un gant de toilette dans
l’armoire, se passa un peu d’eau froide sur les
tempes et à la base de sa nuque. Peut-être devrait-
elle se plonger les pieds dans la baignoire pour les
apaiser ? Elle se regarda dans le miroir. Un pli
d’inquiétude barrait son front. Elle massa son
visage pour tenter de le faire disparaître, appuya
sur ses yeux pour mobiliser son énergie.
Elle eut tout à coup le sentiment que quelqu’un
était là avec elle. Les battements de son cœur
s’accélérèrent. En une fraction de seconde elle
retira ses mains de devant ses yeux. Dans le miroir
elle vit la silhouette d’Arno qui se tenait derrière elle.
Elle se retourna brusquement.
—Pardon, je ne voulais pas te faire peur.
—Comment es-tu monté jusqu’ici ?
Sa voix était dure, laissait transparaître sa nervosité
devant ce face à face inattendu.

12
—J’ai demandé à ta belle-mère où étaient les
toilettes. Elle m’a indiqué ceux du bas. J’ai profité
qu’elle soit occupée à faire marcher la cafetière
pour monter et essayer de te trouver.
—Tu aimes bien faire les choses en douce n’est-ce
pas ?
—Tu te trompes Charlotte. Je ne voulais pas te
blesser.
—Eh bien c’est raté. J’ai attendu ton appel pendant
des jours. J’ai touché le fond Arno.
—Je suis désolé. J’essaierai de t’expliquer. Il faudra
qu’on prenne le temps pour un café ensemble.
—Et pourquoi tu ne m’expliquerais pas tout de
suite ?
Sans s’en rendre compte elle avait haussé la voix.
—Ce n’est pas le bon moment. Tu es en colère.
—J’ai peut-être mes raisons tu ne crois pas ?
—Si bien sûr.
Il caressa sa joue. Elle reconnut le toucher de sa
peau, son odeur. Elle eut envie qu’il la prenne dans
ses bras.
—Charlotte, tu es là ?
12
Arno mit un doigt sur ses lèvres, s’esquiva derrière
la porte.
—J’arrive.
Elle sortit en se retournant le regarda encore une
fois, avant de tirer légèrement la porte derrière elle.
— J’étais dans la salle de bains pour me rafraîchir
un peu.
—Je m’inquiétais. Tu n’avais pas l’air dans ton
assiette pendant le repas.
—C’est juste la chaleur. Je me suis passée un peu
d’eau sur la nuque et le visage. Ça va mieux
maintenant.
—Moi aussi je trouve qu’il fait chaud. Je crois que je
vais faire comme toi.
—Non. Viens plutôt t’allonger avec moi.
L’ancienne chambre de Jérôme était de l’autre
côté du couloir. Charlotte lui prit la main, l’entraina
sur le lit étroit. Les volets étaient fermés. La
pénombre diffusait une agréable sensation de
fraîcheur, dissimulait aux regards les vestiges de
l’adolescent que Jérôme avait été un jour. Des
posters d’Aerosmith, des Pink Floyd, ses livres, un
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vieux train électrique. Charlotte se coucha contre
Jérôme, laissa sa robe remonter le long de ses
jambes. Il glissa la main entre ses cuisses, écarta
sa culotte pour glisser ses doigts en elle. Sa
respiration s’accéléra. Elle chercha sa bouche, la
fouilla avec sa langue. Jérôme accentua la pression
de ses doigts à l’intérieur d’elle. Elle défit la boucle
de sa ceinture, dégrafa son pantalon, dégagea son
sexe déjà dur.
—Charlotte attends, la porte n’est pas fermée.
—Ils sont tous en bas. J’ai envie de toi. Viens.
Elle chuchotait, le souffle court. Elle l’attira sur elle.
Il la prit, la sentit gémir sous lui. Ils ne se
préoccupaient plus d’être découverts, bougeaient
en rythme. Lorsque le plaisir l’envahit, Charlotte
laissa échapper un cri qui résonna dans l’ombre.
Seul Arno l’entendit. Il s’éclipsa sur la pointe des
pieds.

Lorsque Charlotte et Jérôme redescendirent,


Arno était en train de partir. Les vestiges du
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déjeuner trainaient sur la table. Les parasols ne
créaient plus d’ombre. Des restes de sorbets
s’étalaient mollement dans les assiettes. Leurs deux
tasses de café étaient encore pleines. Un insecte
s’était noyé dans l’une d’elles, flottait à la surface,
les pattes raides.
—Vous arrivez juste à temps déclara Solange.
—Désolés, nous étions montés nous détendre un
peu, expliqua Jérôme.
—Il est toujours agréable de somnoler un peu par
une chaude après-midi, convint Arno. J’ai été ravi
de faire votre connaissance.
—Pareillement.
—A propos c’est votre voiture qui est garée le long
de la grille ?
—Oui ?
—Un beau bolide que vous avez là.
—Merci.
—Vous aimez la vitesse Charlotte ?
—Cela ne me déplait pas.
—Solange, Michel, c’était parfait. Encore merci pour
ce déjeuner.
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—Avec plaisir Arno.
Lorsque Arno referma la grille derrière lui, celle-ci
claqua légèrement. A ce moment-là la chaleur
commença de retomber. La soirée s’annonçait plus
fraîche.

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A peine rentré, il se précipita sur son carnet. Il
transpirait. Il retira sa chemise, la roula en boule et
la jeta dans un coin de la pièce. Écrire, le besoin
jaillissait brusquement. Il ne pouvait plus attendre.
« Je les ai vus en train de s ‘aimer sur le lit. Ils
n’avaient pas fermé la porte. Plus exactement
Charlotte n’avait pas fermé la porte. Je n’ai aucun
doute sur son geste qui a été délibéré. Qui ferait
une chose pareille ? Je n’ai pas pu m’empêcher de
les regarder. Les cuisses de Charlotte grande
ouvertes, les fesses de Jérôme sur elle. Leurs
halètements. Leurs cris au moment de jouir. Je me
demande si c’est à moi qu’elle pensait pendant que
Jérôme lui faisait l’amour. Je me demande si c’est
parce que j’ai effleuré son visage qu’elle l’a entrainé
dans la chambre. S’il n’était pas arrivé je ne lui
aurais pas fait l’amour. Je ne sais pas si je lui
referais un jour. Cela n’a jamais fait partie de mes
plans. J’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas les
changer.

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Jamais je ne me serais attendu à retrouver
Charlotte ici. Sinon je ne serais pas venu bien sûr.
Je crois que j’ai réussi à donner le change, à ne pas
laisser voir ma surprise, même mon trouble parfois.
Elle me plait et cela n’est pas bien. Je n’aime pas
ce que je suis en train d’écrire, on dirait une phrase
de collégien. C’est bien, ce n’est pas bien. Pour
l’instant je ne sais pas comment le dire autrement.
Les mots m’échappent. Ce n’est pas le cas
habituellement. Lorsque je me réfugie dans mon
carnet ils coulent, fluides, transcrivent exactement
mon ressenti, mon trouble, mon angoisse. Il n’y a
que mes regrets qui ne sont pas autorisés à figurer
sur ces pages. Il ne doit pas y avoir de regrets. Ni
de remords. Je me demande si leur définition est
proche. Je ne crois pas qu’ils soient
interchangeables. Pourtant j’ai souvent tendance à
les inter changer. J’ai lu le trouble sur le visage de
Charlotte. Puis sa colère. Elle n’a pratiquement rien
mangé. Personne ne s’en est aperçu hormis moi.
Son Jérôme a mis cela sur le compte de la chaleur.
Quel benêt celui-là !
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Je crois que je plais à Solange. La partie promet
d’être animée. »

Fin de la première partie

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Remerciements

Un immense merci à Charlotte et Pauline pour leurs


conseils, leurs suggestions et leur impatience de
connaître la suite ! Quoi de mieux pour un auteur que de
savoir que ses lecteurs l’attendent. De tout cœur merci !

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