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Portrait

Annie Lebrun, la mécontemporaine


par Judith PERRIGNON
publié le 26 mars 2001 à 0h11
Ils se sont couchés tard. C'est lui qui ouvre la porte. Cheveu blanc, visage
parcheminé, une belle tête de poète croate. Bientôt 11 heures. Il s'excuse,
«on ne s'endort jamais avant deux ou trois heures du matin». Le parquet
ondule, le plafond l'imite, on dirait que seules les piles de livres soutiennent
encore l'appartement parisien. Sa voix à elle dit «j'arrive!», suggère la
dernière touche de fard. Elle a écrit quelque part que le maquillage n'est pas
un mensonge, mais un aveu, une manière d'«enluminer le rien».

Elle n'est pas rien. Simplement hors champs. Une femme brune osseuse
qu'on voit peu. Dont on parle peu. Ses écrits pourtant ont la vie longue et la
dent dure. Le dernier commence ainsi: «Il est des livres qu'on préférerait ne
pas écrire. Mais la misère de ce temps est telle que je me sens obligée de ne
pas continuer à me taire, surtout quand on cherche trop à nous convaincre
de l'absence de toute révolte.» Elle appelle misère ce que nous croyons
confort. Elle est comme un vaisseau fantôme construit à une époque
ancienne et révoltée, une embarcation quasi solitaire qui continue sa course
autour de notre monde trop ouaté pour ne pas être formaté. Elle déteste le
beau fixe, la sensibilité devenue pâte à modeler, elle aime moins la jeunesse
pour sa beauté que pour sa détresse, «pourquoi n'y aurait-il plus
d'adolescents assez sauvages pour refuser d'instinct le sinistre avenir qu'on
leur prépare». Elle butte sur les enseignes d'aujourd'hui, «espace beauté»,
«espace loisirs»... qui sont pour elle autant d'enclos, déteste la poésie
patronnée par la RATP, les boutiques à la sortie du musée... Annie Lebrun
est une insoumise. Une femme saillante qui laisse derrière elle une
revigorante odeur de poudre. Même sa démesure a de l'allure.

Difficile de gratter le passé vers les racines de la révolte. «A 16 ans, j'ai


décidé que ma vie ne serait pas ce qu'on voulait qu'elle fût.» C'est tout. Le
reste? «Normal», dit-elle, brusquement réservée. La Bretagne, Rennes, la
petite manufacture du père. Vie de province, trop étriquée, trop loin des
livres, «j'ai dû recopier à la main l'Anthologie de l'humour noir de Breton».
A cet âge où l'on tremble sur le paillasson des adultes, sa peau était déjà
tendue sur l'os, son corps vaguement anorexique, empli de questions. «Je
me disais, comment vivre? comment aimer?» Elle n'a pas largué les points
d'interrogations, n'est pas femme à ranger les tourments avec les journaux
intimes de la jeunesse. «Ce n'était pas les réponses qui m'intéressaient,
mais les questions.» S'empresser d'y répondre, c'était se fondre dans le
monde. La rage est sa compagne. Annie Lebrun ne peut (ne veut?) dire ni
d'où elle vient, ni même où elle l'emmène. Simplement: «On n'a pas réussi
à me calmer.»

Et pourtant, elle est vivante. Elle se couche tard. Elle a comme chacune de
graves angoisses devant son placard, des envies devant des vitrines, et du
souci devant la glace qui la regarde vieillir. Elle raconte des histoires drôles.
Elle quitte, un jour de 1975, la bande des éditions du Sagittaire pour cause
d'amour fou (le poète déjà). «Elle ne supportait plus d'être ­fût-ce une
matinée ­séparée de Radovan Ivsic, son bien-aimé», écrit Gérard Guégan
(1), le gauchiste de l'édition. Il a baptisé Annie le Brun la «grande
démolisseuse». «Non, rien de plus sec qu'un démolisseur, ça devient un tic.
Elle est sensible. Elle se révolte parce qu'elle est touchée», corrige l'ami, l'
éditeur Jean-Jacques Pauvert. «Il y a des moments où je ne peux pas faire
autrement, la côte d'alerte est atteinte, il faut écrire», dit-elle.

Elle a refusé bien des rôles. Celui de prof, auquel la préparait une licence de
lettres et un doctorat de philo bouclé à 20 ans. Peut-être aussi celui de
mère, «quand on commence à vivre de manière irrégulière et précaire vous
ne pouvez pas». Celui de femme de son temps: 10 février 1978,
Apostrophes. Bernard Pivot a hésité, mais finalement il l'a invitée. Annie Le
Brun pointe son fume-cigarettes vers les patronnes du féminisme dont
Gisèle Halimi, venue présenter le programme commun des femmes: «Dans
militantisme, il y a militaire; je suis du côté des déserteurs. Il faut en finir
avec les meutes hurlantes, avec tous les corporatismes et singulièrement le
corporatisme sexuel. Ecoutez-les, ces néoféministes en sont venues à
vouloir exercer un abominable terrorisme idéologique. Ce qu'elles veulent,
c'est censurer Bataille, Lautréamont, Sade...» Ce jour-là, c'est sa première
sortie grand public, «il m'a semblé triste que, sous prétexte de libération,
les femmes se rassemblent pour se ressembler. C'est un enrégimentement
humiliant pour les femmes». Devant sa télé, un éditeur tombé là par
hasard: «Dans un coin du plateau, il y avait une toute petite brune, qui ne
disait rien. Quand Pivot lui a donné la parole, elle était impressionnante,
plus personne ne disait rien. Je lui ai envoyé des fleurs», raconte
Jean-Jacques Pauvert. Qui, en plus du bouquet, lui offre de l'éditer.
Elle est toute seule. Sa tribu a disparu. Elle est la dernière des surréalistes,
la «filleule» d'André Breton qu'elle fréquenta dans les dernières années de
sa vie. «Je cherche l'or du temps», disait le faire-part de décès. Elle a repris
le tamis. Plus rien de contemporain ne s'y accroche. Alors elle réveille les
morts, vieux maudits et grands rebelles, comme Sade, Jarry, Roussel... En
ce temps qui lave plus blanc, elle est devenue la spécialiste du roman noir,
de ces histoires de jeune fille innocente prise au piège derrière de
subversives fortifications, mélange d'orgie et de philosophie. Elle fait des
vers, des essais, des pamphlets. Elle a aimé Mai 68, époque sortie de ses
gonds, trouvant son chemin sans fréquenter les chapelles, ni les idéologies,
plume endiablée alors inculpée pour insulte au chef de l'Etat, incitation au
crime et démoralisation de l'armée, «il faisait bon y vivre, faut le dire,
surtout aujourd'hui». Elle vit désormais sans son temps. Qui le lui rend
bien. Les éditeurs ne s'arrachent pas Annie Lebrun, «je suis comme une
maladie honteuse». Elle regarde, «de loin», «les uns et les autres se
bousculer à la mangeoire pour attraper prix et décorations». Au lendemain
d'une page qui lui est consacrée dans le Monde, le ministère de la Culture
appelle la maison d'édition pour proposer une décoration, les Arts et
Lettres ou le mérite national à Annie Lebrun. Réponse de l'intéressée:
«Qu'ils aillent se faire foutre.»

La dame et son poète se sont toujours débrouillés. Désertant les réseaux,


refusant les bourses, toutes ces attelles qui peuvent devenir tutelles. Ainsi
ont-ils travaillé pendant quelques années chez eux à la réactualisation du
Larousse. La partie est plus délicate qu'il n'y paraît, car, pour un mot qui
entre, un autre s'en va. Droit de vie et de mort sur les mots. «C'était la
partie douloureuse du travail... quoique (sourire gourmand) le dictionnaire
était plein des habits d'ecclésiastiques, là je n'ai pas beaucoup souffert.» Ils
se regardent alors, complices, se souviennent de leurs petits sabotages de la
vieille langue officielle. Elle: «Je me rappelle qu'on a ajouté, clitoris, j'ai dû
enlever une boutonnière d'archevêque.» Lui: «Et tu te souviens la
définition qu'il donnait pour coït?» Elle: «Non...» Lui: «Union». Ils
rigolent. Résister rend-il plus heureux? «Je ne sais pas si on est plus
heureux, mais on vit mieux. Ce n'est pas une question de bonheur, c'est une
question d'air. On respire mieux.» Dit la femme allumette qui sait bien
qu'elle n'allumera jamais d'incendie.

photo ANTOINE D'AGATA


(1) Ascendant Sagittaire, Gérard Guégan. Parenthèses.

Annie Lebrun en 8 dates

1942 : Naissance en Bretagne.

1977 : «Lâchez tout» (Sagittaire).

1982 : «Les Châteaux de la subversion» (Garnier).

1986 : «Soudain, un bloc d'abîme, Sade» (Jean-Jacques Pauvert).

1990 : «Vagit prop, lâchez tout et autres textes» (Ramsay).

1993 : «Les Assassins et leur miroir, réflexion sur la catastrophe


yougoslave» (Jean-Jacques Pauvert).

1994 : «Pour Aimé Césaire» (Jean-Michel Place).

2000 : «Du trop de réalité», «De l'éperdu» (Stock).

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