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L'heure du souper étant venue : p.

78, première partie

AL 6

L'heure du souper étant venue, M. de G... M... ne se fit pas attendre longtemps. Lescaut était
avec sa sœur dans la salle. Le premier compliment du vieillard fut d'offrir à sa belle un collier des
bracelets et des pendants de perles, qui valaient au moins mille écus. Il lui compta ensuite, en beaux
louis d'or la somme de deux mille quatre cents livres, qui faisaient la moitié de la pension. Il
assaisonna son présent de quantité de douceurs dans le goût de la vieille Cour. Manon ne put lui
refuser quelques baisers ; c'était autant de droits qu'elle acquérait sur l'argent qu'il lui mettait entre
les mains. J'étais à la porte, où je prêtais l'oreille, en attendant que Lescaut m'avertît d'entrer.
Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serré l'argent et les bijoux, et me
conduisant vers M. de G... M..., il m'ordonna de lui faire la révérence. J'en fis deux ou trois des plus
profondes. Excusez, monsieur lui dit Lescaut, c'est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme
vous voyez, d'avoir les airs de Paris; mais nous espérons qu'un peu d'usage le façonnera. Vous aurez
l'honneur de voir ici souvent monsieur ajouta-t-il, en se tournant vers moi ; faites bien votre profit
d'un si bon modèle. Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits
coups sur la joue, en me disant que j'étais un joli garçon, mais qu'il fallait être sur mes gardes à
Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l'assura que j'étais
naturellement si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire de
petites chapelles. Je lui trouve de l'air de Manon, reprit le vieillard en me haussant le menton avec la
main. Je répondis d'un air niais : Monsieur, c'est que nos deux chairs se touchent de bien proche ;
aussi, j'aime ma sœur Manon comme un autre moi-même. L'entendez-vous ? dit-il à Lescaut, il a de
l'esprit. C'est dommage que cet enfant-là n'ait pas un peu plus de monde. Oh ! monsieur, repris-je,
j'en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois bien que j'en trouverai, à Paris, de plus
sots que moi. Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. Toute notre
conversation fut à peu près du même goût, pendant le souper Manon, qui était badine, fut sur le
point, plusieurs fois, de gâter tout par ses éclats de rire.

Suite du texte (non incluse dans notre AL mais intéressante).


Je trouvai l'occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire, et le mauvais sort lui le
menaçait. Lescaut et Manon tremblaient pendant mon récit, surtout lorsque je faisais son portrait au
naturel ; mais l'amour-propre l'empêcha de s'y reconnaître, et je l'achevai si adroitement, qu'il fut le
premier à le trouver fort risible. Vous verrez que ce n'est pas sans raison que je me suis étendu sur
cette ridicule scène.

Cette scène vient juste après la deuxième trahison de Manon. Ayant cédé, non aux charmes, mais à
la richesse d'un vieillard, elle a d'abord laissé une lettre tendre à Des Grieux pour se justifier. Blessé
et mortifié, ce dernier imagine avec Manon et son frère un stratagème pour se venger de l'importun.
C'est cette scène que nous découvrons ici.

Introduction ;
Antoine François Prévost, né en 1697 et mort 1763, est un homme d’église formé chez les
jésuites et un romancier français dont l'une des œuvres, L’Histoire du chevalier des Grieux et
Manon Lescaut a rencontré un grand succès. (Il est ordonné prêtre en 1726 mais il a eu une vie très
aventurière : il a beaucoup voyagé, a fait de la prison, a dû s’exiler, et a écrit une œuvre importante
dont on ne gardera que Manon Lescaut.) En 1731, Prévost part pour la Hollande où il
publie L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut à Amsterdam. En France,
l’ouvrage est jugé « immoral » et condamné par la censure. Il s’agit en réalité du tome VII d’un
ensemble romanesque commencé en 1728, Mémoires et aventures d’un homme de qualité. Publié
une première fois en 1731 puis une deuxième fois en 1753, Manon Lescaut est une œuvre majeure
du XVIIIème siècle qui s'inscrit dans le mouvement du retour de la sensibilité après le rationalisme
des Lumières. Le lecteur y découvre les aventures amoureuses du chevalier des Grieux avec la
volage Manon. Ces deux jeunes gens luttent pour vivre leur passion dans un monde qui réprouve le
libertinage. Nous ne sommes, dans notre extrait, que dans le premier tiers du roman mais le
chevalier des Grieux a déjà sévèrement entamé sa vertu en même temps que sa fortune. Pour retenir
auprès de lui Manon qui aime par-dessus tout le confort, l'argent et les plaisirs, il s'associe au frère
de cette dernière (et sur ses conseils de voyou) afin de trouver des expédients : il s'engage avec
beaucoup d'habileté dans le jeu d'argent et la triche. Manon, elle, tente de soutirer de l'argent à un
vieux barbon qui apprécie ses charmes : M. G... M... Mais séduite par le train de vie offert par le
vieil homme, Manon s'enfuit avec lui en laissant une lettre au chevalier abandonné. Ce dernier est
désespéré, d'autant que c''est la deuxième trahison de Manon. Le frère Lescaut imagine alors un
stratagème pour qu'il puisse se venger de M. de B.... Nous assistons alors à une véritable scène de
comédie ayant, selon des Grieux, deux objectifs : se pour donner le plaisir d'une scène agréable en
me faisant passer pour un écolier, frère de Manon, l'autre pour empêcher ce vieux libertin de
s'émanciper trop avec ma maîtresse ». (77-78) Nous nous demanderons en quoi cette scène est à
la fois comique et palpitante, révélatrice de l'ambivalence du narrateur. Elle se déroule en trois
temps qui seront nos mouvements :

1) lignes 1 à 7 est la scène de comédie où l'on voit une ridicule scène de galanterie entre un
barbon et la jeunette.
2) , nous assistons à l'entrée en scène de DG travesti en enfant.
3) , c'est la prise en main jubilatoire de DG qui « fait au naturel le portrait » du vieil homme.

L'heure du souper étant venue, M. de G... M... ne se fit pas attendre longtemps. Lescaut était
avec sa sœur dans la salle. Le premier compliment du vieillard fut d'offrir à sa belle un collier des
bracelets et des pendants de perles, qui valaient au moins mille écus. Il lui compta ensuite, en beaux
louis d'or la somme de deux mille quatre cents livres, qui faisaient la moitié de la pension. Il
assaisonna son présent de quantité de douceurs dans le goût de la vieille Cour. Manon ne put lui
refuser quelques baisers ; c'était autant de droits qu'elle acquérait sur l'argent qu'il lui mettait entre
les mains. J'étais à la porte, où je prêtais l'oreille, en attendant que Lescaut m'avertît d'entrer.

1) lignes 1 à 7 est une scène de comédie où l'on voit une ridicule scène de galanterie entre le barbon
et la jeunette.
- Une scène de comédie digne des pièces de Molière : Tartuffe : 1669 = il y a 64 ans.
→ un espace théâtral : une « salle »/scène, des coulisses/ »porte » : sur scène les personnages où la
duperie aura lieu : les trompeurs et le trompé et en coulisses, ligne 7, DG caché, attendant le
moment opportun, comme derrière un rideau.
- un moment stratégique : le souper (moment qui rythme tout le roman d'ailleurs) ligne 1 : « l'heure
du souper étant venue ». Moment de détente, de réunion et de plaisir sensuel. C'est le moment de la
convergence des personnages : « ne se fit pas attendre longtemps » → la voix pronominale suggère
l'impatience des deux personnages et annonce la préparation du piège.
– des personnages types (comique de caractère) : le barbon et la belle : « Le vieillard », mots
vieillis et péjoratifs : « compliment », « assaisonna », « goût de la vieille Cour ». Le
déterminant possessif « sa belle » souligne le duo théâtral et comique inséparable. Critique
des pères qui tiennent à une morale mais qui la bafouent en secret.
– Une scène galante ridicule où l'argent est la monnaie d'échange contre les appas d'une jeune
fille (voir aussi ligne 6-7, lien entre les « baisers » et les « mains » : bijoux et « douceurs »
associés à de l'argent dont on souligne la forte somme : « au moins » l. 3, l'adjectif
mélioratifs « beaux » signale ici la cupidité de ceux qui attendent cet argent. « la moitié de la
pension » : regard intéressé des 3 jeunes gens : scène de corruption et de vol.
DG montre son caractère ambigu, souligné dans l' « Avis du lecteur » : accepte les baisers offerts
par Manon contre l'argent.
Dans cette scène, l'ironie omniprésente et la duperie rappellent la double énonciation du théâtre, ce
qui participe amplement de la jouissance du lecteur qui devient ici véritablement spectateur : DG
caché rappelle Orgon sous la table dans Tartuffe de Molière ou la farce de Maître Pathelin.

2) DG travesti entre en scène : le comique de situation


Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serré l'argent et les bijoux, et me conduisant vers
M. de G... M..., il m'ordonna de lui faire la révérence. J'en fis deux ou trois des plus profondes.
Excusez, monsieur lui dit Lescaut, c'est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vous voyez,
d'avoir les airs de Paris; mais nous espérons qu'un peu d'usage le façonnera. Vous aurez l'honneur de
voir ici souvent monsieur ajouta-t-il, en se tournant vers moi ; faites bien votre profit d'un si bon
modèle. /Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la
joue, en me disant que j'étais un joli garçon, mais qu'il fallait être sur mes gardes à Paris, où les
jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l'assura que j'étais naturellement si
sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire de petites
chapelles.

Nous pouvons considérer que cette scène est du théâtre dans le théâtre, c'est en tout cas une scène
de plaisir, l'une des deux plus heureuses du roman. En effet, depuis le début, DG se décrit, avec
Manon, comme deux enfants, à l'opposé des « pères », « prêtres » qui sont les garants de la « vieille
Cour » ou de l'ordre moral. (Il se qualifie ainsi, p. 39, d' « enfant incrédule » et p. 29, il dit que M. et
lui sont des « enfants » parce qu'ils « fraudent les lois de l'Eglise »). Ici, il pousse cet
« enfantillage » à un point extrême puisqu'il joue l'enfant : « prendre par la main ». Cet état
d'enfance contraste avec le vol exprimé dans la même phrase : « lorsque Manon eut serré... »,
soulignant ainsi au lecteur plaisamment la duperie et le jeu de comédie + ambiguïté. DG joue bien
l'enfant car il est conduit : « m'ordonna », il est aussi soumis : « révérence ». L'ordre rappelle que
l'enfant n'a pas la capacité de juger par lui-même.
Comique de gestes : L'excès des révérences : « deux ou trois... » signalé par le superlatif « des plus
profondes » est doublement jouissif pour les comédiens et pour le lecteur/spectateur puisqu'elle
signalent une maladresse feinte à l'égard de la courtoisie (c'est donc une irrévérence) mais aussi une
insolence à l'égard de celui qu'on trompe.
Le plaisir jouissif est croissant : la double entente.
DG s'amuse. Lescaut parle à sa place : « il », « enfant fort neuf » parce que l'enfant, c'est celui qui
ne parle pas et qui n'est pas encore formé : « le façonnera ». langage à double entente : ce façonnage
signifie qu'il pourra acquérir les bonnes manières mais aussi le vice dans lequel justement il entre :
« débauche » Le jeu se poursuit ensuite quand Lescaut rend à M.G... M... son honneur alors qu'il le
déshonore : comique de mots par l'ironie. : « honneur », « monsieur », « bon profit » et comique
de situation puisque le vieillard ne se doute pas qu'il est ici l'enfant dont on se joue et qu'il évoque
justement sa situation. La fin, ambiguë, montre un personnage immoral.
- Enfin, DG joue l'enfant vertueux, créant un comique de situation fort puisque chacun frôle la
vérité : la dupe : « Paris/débauche » et le discours de Lescaut se paie le luxe de l'ironie complète :
champ lexical de l'Eglise associé au plaisir : c'est la vérité même de DG !
(Remarquons que l'auteur souhaite une visée moralisatrice : « on y trouvera peu d’événements qui
ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au
public que de l’instruire en l’amusant » mais cette instruction est ambiguë puisque l'Eglise est
moquée, associée à la naïveté : DG joue au vertueux, tournant ainsi l'Eglise en dérision : champ
lexical de l'innocence : « naturellement », « si sage » (intensif), « prêtre », « petites chapelles ». La
négation restrictive « je ne parlais que de me faire prêtre » insiste sur la prétendue étendue de la
vertu du jeune homme, tandis qu'insolemment, le mot « plaisir » est associé à « chapelles ». Alors
que le plaisir de DG est autre.). DG a ainsi approfondi son rôle, il peut alors prendre sa revanche.
3) DG prend sa revanche et triomphe.

Je lui trouve de l'air de Manon, reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main. Je
répondis d'un air niais : Monsieur, c'est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi,
j'aime ma sœur Manon comme un autre moi-même. L'entendez-vous ? dit-il à Lescaut, il a de
l'esprit. C'est dommage que cet enfant-là n'ait pas un peu plus de monde. Oh ! monsieur, repris-je,
j'en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois bien que j'en trouverai, à Paris, de plus
sots que moi. Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. Toute notre
conversation fut à peu près du même goût, pendant le souper Manon, qui était badine, fut sur le
point, plusieurs fois, de gâter tout par ses éclats de rire.

Ce dernier mouvement laisse voir la prise en main de la comédie par DG qui s'y montre
particulièrement habile puisqu'il prend sa revanche sur l'homme qui lui a volé sa maîtresse d'une
façon spirituelle et non seulement matérielle et également sur la « vieille cour » hypocrite.

-Théâtre : la suite est rapportée au discours direct → impression d'entendre, ce sont des paroles
rapportées car elles sont savoureuses ; DG joue avec le feu : il va 1) lui avouer que Manon est sa
maîtresse, 2) se moquer ouvertement de sa bêtise.
: « je lui trouve de l'air de Manon » :
La dupe est donc parfaitement dupée ; on dit que les amants se ressemblent, ils se ressemblent par
leur jeunesse émouvante et ici le vieillard est tombé dans le piège puisque non seulement il est
abusé par les autres mais qu'il s'abuse lui-même. (Est présente l'idée d'âme soeur, d'un amour
nécessaire, qui va au-delà du libre-arbitre des deux amants. Ils n'ont pas choisi d'aimer : c'est leur destinée que
d'appartenir l'un à l'autre). Le CCM « en me haussant » vaut comme didascalie et condamne ce
personnage en tant que vieil homme libidineux → critique de la vieille Cour qui disculpe par avance
DG. -->> voir aussi « débauche » plus haut.
- La naïveté du vieux G...M permet à DG d’entrer parfaitement dans son rôle d'enfant :
« d'un air niais » = didascalie. « Niais » fait écho à l'adjectif « neuf » ligne 10 mais il est péjoratif :
DG approfondit son rôle et s'en joue au point de prendre le risque de faire éclater la vérité ; il se
permet dès lors de parler sans masque dans un discours à double entente : emploi du champ lexical
de l'amour : « nos deux chairs se touchent », « j'aime comme un autre moi-même ». Et comble de
l'insolence : « j'en trouverai à Paris... » .
DG joue avec le feu, comme enivré de son succès. Là encore, humour : M. G.. M.. le prend
totalement pour un enfant : usage de la 3ème personne (il n’existe pas) et discours à contresens :
« n’ait pas un peu plus de monde ».
Cette fois, DG se moque du barbon et de la société en général : il l’humilie en se moquant de sa
bêtise en utilisant le même procédé de mépris : l’emploi de la 3ème personne. (le sot, c'est lui) mais
aussi en gagnant sa confiance en faisant le « vertueux » et le pieux : « les églises ».
La dernière phrase est un retour au récit 1 : DG s’adresse alors au marquis de Renoncour pour
conclure la scène et montrer aussi que Manon, qui n’a pas la parole dans cette scène est spectatrice
complice, comme le lecteur de ce théâtre dans le théâtre.

Cette scène est donc comique, propre à la Commedia dell'arte qui laissait une bonne place à
l'improvisation et elle est en même temps terrifiante pour le lecteur tellement elle frôle la catastrophe et va
loin dans l'irrévérence faite au vieux et à l'Eglise. L'Abbé Prévost veut-il faire œuvre moralisatrice ou se
moque-t-il de l'ancienne génération, préfigurant ainsi le mouvement des Lumières ? On sait que cette scène
sera cependant sanctionnée puisqu'elle sera le début de la chute des deux amants : voir fin de la page :
prolepse qui conduit à nouveau le lecteur vers le malheur annoncé : « la plus injustement punie ».
Scène terrifiante aussi quand on sait qu'elle est le diptyque d'une autre scène où Manon était déjà le
personnage central : p. 31-33 : enlèvement de DG ourdi par Manon elle-même.

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