Vous êtes sur la page 1sur 3

Le dieu du carnage, une comédie grinçante

Dans cette pièce, Yasmina Reza fait une critique de notre société contemporaine dans
laquelle les apparences ont une très grande importance, ainsi que le « politiquement correct
». On peut remarquer que dans cette œuvre l’auteur mêle des éléments caractéristiques de
la farce et de la comédie.
Rappels : une « farce » est une pièce de théâtre d’inspiration bouffonne, qui met en scène
des personnages souvent grossiers et présente surtout un comique de mots, de gestes ou de
situation.
Une « comédie » est une pièce de théâtre dont le but est de faire rire en brossant la
peinture des mœurs et en mettant en scène des caractères ridicules. À l’époque classique,
par opposition à la tragédie, la comédie met en scène des personnages de condition
modeste, dans un cadre quotidien, et son dénouement est toujours heureux.
Le comique de mots est souvent constitué d’insultes, gros mots ou mots savants
incompréhensibles, le comique de gestes désigne les coups de bâton, les grimaces et les
mimiques, le comique de situation les quiproquos, la répétition d’une scène, le
renversement de situation. Molière a écrit dans la préface du Tartuffe : « rien ne reprend
mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux
vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions,
mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être
ridicule. » Molière pensait donc qu’en faisant rire les gens de leurs défauts, la comédie
pouvait les corriger. La farce, elle, a pour but le divertissement.
Dans la pièce de Yasmina Reza, le comique de mots est souvent constitué de termes
techniques qui sont du charabia pour le spectateur et qui rendent les personnages ridicules.
On a l’impression qu’ils sont prétentieux : « l’Antril, antihypertenseur des laboratoires
Verenz-Pharma, allant de la baisse d’audition à l’ataxie » ; « j’ai participé à un ouvrage
collectif sur la civilisation sabéenne » ; « au twelve, au kalachnikov, au grenade launcher ».
Annette quant à elle devient très grossière, en opposition avec le vocabulaire soutenu
qu’elle utilisait jusque-là, ceci associé à son ivresse traduit une perte de contrôle qui nous
fait rire : « non, je veux encore boire, je veux me saouler la gueule, cette conne balance mes
affaires et personne ne bronche » ; « et vos droits de l’homme, je me torche avec ! ».
Le comique de gestes est souvent indiqué dans les didascalies. Véronique frappe son mari :
« Véronique se jette sur son mari et le tape, plusieurs fois, avec un désespoir désordonné et
irrationnel », pendant ce temps Annette vomit : « Annette vomit violemment. Une gerbe
brutale et catastrophique qu’Alain reçoit pour partie », « Annette a un nouveau haut-le-
cœur mais rien ne sort», « Annette vomit de la bile dans la cuvette », « encore un peu de
bile », « Annette crache dans la cuvette », « Annette a un haut-le-cœur ». Alain quant à lui,
répond systématiquement à son téléphone plutôt qu’à ses hôtes.
Le comique de situation : à plusieurs reprises les Reille essaient de trouver une excuse pour
partir, mais il y a toujours quelque chose qui les en empêche. Ils sont comme prisonniers.
Pendant qu’Annette et Alain sont dans la salle de bains, Michel et Véronique se moquent
d’eux : « comment il l’appelle ? – Toutou. – Ah oui, toutou ! ». Au même moment Alain sort
de la salle de bains et les entend, ils sont gênés et révèlent le surnom tout aussi ridicule
qu’ils emploient entre eux : « Darjeeling ».
Des éléments caractéristiques de la comédie :
les personnages sont de condition modeste : ici les quatre personnages appartiennent à la
bourgeoisie, mais ils n’ont pas de haute fonction, ils ne sont pas issus de l’aristocratie.
Michel est grossiste en articles ménagers.
un cadre quotidien : la pièce se passe dans un appartement. On remarque de nombreuses
indications géographiques réelles, tout se passe dans le 14ème arrondissement de Paris, et
on a des indices sur le quotidien des personnages comme « square de l’aspirant Dunant », «
nous avons toujours dit le parc Montsouris non, le square de l’aspirant Dunant oui », « c’est
le petit fleuriste du marché Mouton-Duvernet », « 10 € la brassée de 50 », « ce clafoutis
c’est votre mère ? ».
une peinture de mœurs : l’auteur se moque des bienséances de notre société bourgeoise,
qui veut que l’on obéisse de façon absolue à certains codes dictés par les apparences.
Véronique tient par exemple absolument à ce que Ferdinand s’excuse mais elle invite les
Reille en prétendant une rencontre amicale. Elle veut correspondre à l’image de la femme
modèle et cultivée.
Avec ce mélange de farce et de comédie, Yasmina Reza écrit une pièce satirique, qui fait la
critique de notre société contemporaine et de notre condition humaine, constamment entre
finesse et brutalité.
L’ironie (c’est une figure de rhétorique par laquelle on exprime le contraire de ce qu’on veut
faire comprendre, dans un but moqueur) est utilisée dans cette pièce : Alain, avocat de
profession, utilise beaucoup de procédés ironiques. Il est arrogant, il aime dénigrer ceux qui
ne sont pas du même avis que lui. Il est ironique, notamment quand il prétend être intéressé
par le mécanisme des WC.
Différents procédés stylistiques peuvent créer un effet d’ironie : l’antiphrase consiste à dire
le contraire de ce que l’on pense, par exemple : « vous avez visiblement des compétences
qui nous font défaut, nous allons nous améliorer mais entre-temps, soyez indulgente » ou
bien « Ah des mécanismes de WC. J’aime bien ça. Ça m’intéresse. […] Ça m’intéresse. Le
mécanisme de WC m’intéresse ».
L’antithèse : c’est une affirmation contradictoire, soit par rapport à la pensée commune, soit
par rapport à une autre affirmation présente dans le texte, par exemple « vous continuez à
vous jeter des fleurs, c’est merveilleux ».
L’oxymore : il associe dans une même expression deux termes opposés : « Véronique, vous
êtes mue par une ambition pédagogique qui est sympathique ».
La litote : cela sert à laisser entendre plus que ce qui est dit.
L’hyperbole : consiste à exagérer la réalité, à l’amplifier à l’aide d’expressions au superlatif,
d’énumérations, de termes très forts.

La dénonciation des apparences se retrouve dans de nombreuses créations


artistiques contemporaines. L’épisode des WC peut nous faire penser à une
œuvre d’art, celle de Marcel Duchamp appelée Fontaine.
Marcel Duchamp, né en 1887, est un peintre proche du cubisme. Installé aux États-Unis, il
devient un des principaux représentants de l’avant-garde française. En 1917 il achète un
objet, un urinoir, et lui donne un titre, Fontaine, une signature et une date « Richard
Mutt 1917 », comme si c’était une vraie œuvre d’art. Il l’envoie de façon anonyme au comité
de sélection d’une exposition de la société des artistes indépendants de New York dont le
principe est que n’importe quelle œuvre d’art doit y être acceptée. L’objet est pourtant
refusé au motif que ce n’est pas une œuvre d’art.
Pourquoi Marcel Duchamp se livre-t-il à cette mise en scène ? Le fait de soumettre Fontaine
à la société des artistes indépendants est une ruse qu’il utilise pour mettre dans l’embarras
les membres de cette institution : ou bien ils obéissent à leurs principes démocratiques et se
ridiculisent auprès du public et de la presse en acceptant cet objet comme une œuvre d’art,
ou bien ils refusent cette œuvre et deviennent donc un jury au sens traditionnel du terme
c’est-à-dire qu’il n’y a plus alors d’« artistes indépendants ». Un article publié dans une revue
dont Duchamp est un des fondateurs dénonce la contradiction et déclenche la polémique.
L’artiste n’a en effet pas fabriqué cette œuvre de ses mains, il a acheté l’objet « already
made », c’est-à-dire tout fait. Pour Marcel Duchamp l’idée prévaut sur la création : « que
Richard Mutt ait fabriqué cette fontaine de ses propres mains, cela n’a aucune importance, il
l’a choisie. » Cette œuvre pose donc la question : qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? L’objet n’a
évidemment aucune des qualités qu’on associe d’habitude à une œuvre d’art. Mais
Duchamp conteste la notion de bon goût, qui n’est que la répétition de ce que la société
approuve. C’est le choix de l’artiste qui crée l’œuvre et tout objet de la vie quotidienne peut
alors être utilisé, avec ou sans transformation. L’œuvre d’art perd avec Fontaine son
caractère unique et original car la première ayant disparu, il n’en existe aujourd’hui que des
répliques. Le concept d’œuvre originale importe peu pour Duchamp car il applique sur une
autre de ses ready-made l’étiquette « antique certifié ». Il nous interroge donc sur le regard
que nous portons sur l’art. Le poète André Breton définissait le « ready-made » comme un
« objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste ».

Vous aimerez peut-être aussi