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Au long du cours, on a abordé la révolution relativement à l'institutionnalisation.

Un projet politique
révolutionnaire devrait avoir pour dessein de s'institutionnaliser. Un agrégat d'individus
révolutionnaire chercherait toujours à se frayer un chemin dans la politique, à s'instituer contre les
institutions dominantes. Ou il s'agirait pour les intellectuels de frayer ce chemin dans la politique à
des militants sur le terrain qui n'en auraient pas les moyens. Cette nouvelle vision de société
chercherait toujours à s'installer dans la durée, mais aussi dans l'espace, délimitée par des contours
plus ou moins stricts d'une rationalité politique, c'est-à-dire ayant de nouvelles exigences précises
concernant leurs droits, par exemple. Elles formulent de par leurs initiatives, leurs actions
révolutionnaires des demandes émancipatrices dirigées contre ou envers les institutions étatiques
dominantes. Elles ont toujours donc une cible, une direction, une vision, et elles cherchent à
cristalliser leurs revendications dans des formes politiques diverses et nouvelles qui assureraient
dorénavant leurs droits, leurs demandes.

En fait, j'ai l'impression qu'il y a donc toujours un mouvement de transfert de la volonté


d'émancipation des individus vers de nouvelles institutions. De transfert ou de relais. Que ce soit
l'état, le parti, la constitution, le conseil, les droits de l'homme. Les nouvelles exigences
émancipatrices doivent être inscrites matériellement pour avoir une effectivité. Elles doivent être
inscrites dans le temps, mais aussi être formulées, les contours de ces exigences doivent être bien
définis. Lorsqu'on étudie les révolutions, il me semble que cette caractéristique s'y retrouve
toujours. Or aujourd'hui, dans mon quotidien, lorsque je suis dans des groupes marginaux où
émergent spontanément des formes politiques, démocratiques et économiques totalement nouvelles
et étrangères aux nôtres, rien n'est circonscrit, ni par un discours théorique, ni sur le papier pour que
ces formes persistent dans le temps et continuent d'avoir un pouvoir prescriptif.

C'est ce que Bruno Frère nous a expliqué lorsqu'il nous a dit de partir du monde et des épreuves
existentielles, de tout ce qui est inqualifiable sur le terrain parce qu'encore aucun vocable ne permet
de désigner ces pratiques nouvelles. Il nous a évoqué les free shop dans les ZAD, les divers biens et
services proposés qui n'ont rien avoir avec le marché, une participation active de tous aux décisions
politiques, la pratique du prix-libre, l'organisation horizontale. Sauf que là où lui nous dit qu'il s'agit
de repérer le langage articulé de ces mouvements, de traduire leur volonté, rationalité, ce qu'il ont à
dire, mon intuition ne serait pas tout à fait celle-là. Et ce serait une première sous-question, l'enjeu
est-il vraiment d'articuler une pensée de ces formes émergentes et spontanées de politique et
d'économie jusqu'alors indicibles pour les amener dans le champ social de la politique
institutionnalisée ? Ne serait-ce pas justement trahir leur essence même ?

Je m'explique avec l'exemple des zones autonomes temporaires et des free parties. La notion de
ZAT, zone autonome temporaire est développée par Hakim Bey, écrivain politique se réclamant de
l'« anarchisme ontologique ». Il la décrit comme étant une « insurrection sans engagement direct
contre l'Etat, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d'imagination), puis
se dissout, avant que l'Etat ne l'écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l'espace ».

Ce qui fait la force politique, émancipatrice de ces mouvements, c'est une sorte de secessio plebis.
Ils se retirent précisément du terrain politique dominant. Plutôt que d'affronter l'ennemi qu'est
devenu l'Etat, ils agissent à ses marges, invisibles. Ainsi, je cite Lionel Pourtau, sociologue, sur qui
je m'appuie essentiellement pour formuler mon questionnement : « la ZAT est une expression de la
prise de conscience de l'impossibilité d'une révolution sociale ». Leur force est leur invisibilité, leur
discrétion, leur caractère temporaire et mobile. Les ZAT partent du postulat qu'on ne peut plus
changer le monde, on juge impossible de renverser l'ordre dominant. La révolution est close. Les
seules libertés accessibles sont interstitielles et à durée déterminée. Pour le moment, « nous
concentrons nos forces sur des surtensions temporaires, en évitant tout démêlé avec les solutions
permanentes ». « Parce que le pouvoir policier est lourd, on peut le déjouer par la vitesse et pour de
courts moments. Pour quelques heures, pour quelques dizaines d’heures, des centaines, des milliers,
des dizaines de milliers de personnes peuvent faire vivre leur monde avec leurs règles. À condition
d’être mobile ».

Leur condition de possibilité est donc cet anonymat, cette discrétion, cette existence dans la marge.
Leurs lieux d'existence sont des lieux interstitiels, rejetés et anomiques : usine désaffectée, zone
frappée par l’exode rural, landes, etc. Dès lors, tout projet, toute vision, toute articulation théorique,
toute traduction et déplacement dans la société les ferait s'évanouir. Bien sur, ces individus n'ont
jamais souhaité « prendre le maquis », être clandestins, illégaux, mais cette clandestinité, ils en ont
fait précisément ad hoc leur valeur, leur force.

On pourrait expliquer leur rationalité par une rupture du pacte hobbesien, dire qu'ils se détournent
de Léviathan et se tournent vers Behémoth. Mais mobiliser le discours du Léviathan n'aurait pas sa
place car il est le discours de l'instituant. Je cite Foucault : « Il se peut toujours qu’on dise le vrai
dans l’espace d’une extériorité sauvage ; mais on n’est dans le vrai qu’en obéissant aux règles d’une
police discursive qu’on doit réactiver en chacun de ses discours ». Or ces individus des ZAT, peut-
être n'ont-il pas la possibilité de maîtriser cette police, mais surtout, peut-être s'y refusent-ils. Leur
vérité certes ne peut-être défendue face aux institutions dominantes car elle n’est pas dans le spectre
lumineux du visible, dans le spectre moral du dicible. Mais est-ce vraiment ce qui se joue ? La
révolution n'est pas reportée à plus tard ni n'a pour dessein de s'instituer sur le long terme. Il ne
s'agit pas d'inscrire leur vérité dans le temps afin d'émanciper la société aux travers de nouvelles
institutions plus justes. Ca, on n'y croit plus. La révolution se fait maintenant tout de suite, dans un
dehors, et on sait son caractère intrinsèquement temporaire et mobile. « Ce mouvement ne s’attache
pas à transformer la société ni à élaborer des stratégies visant la prise du pouvoir. Toute la
particularité de la politisation de la free party est non pas d’influencer ni de s’appuyer sur des
formes classiques du jeu politique (tels que les partis ou les syndicats) mais plutôt de leur trouver
des alternatives et de déjouer les institutions. Au-delà de déjouer, c’est surtout faire sans. Montrer
qu’il est possible de vivre ensemble, avec des normes choisies ensemble, le tout sans intervention
étatique ».
« La free party ne reproduit pas le vide ressenti mais tente de lui apporter une alternative. Elle met
en commun les existences singulières plutôt que de recouvrir un idéal politique et propose alors une
solution nouvelle de socialisation face aux échecs des formes traditionnelles et institutionnelles ».
Que penser de cela ? Une révolution peut-elle être locale et mobile, confinée dans le temps et dans
l'espace, condamnée à s'évanouir mais à toujours se réactualiser ailleurs ? Peut-on être
révolutionnaire sans s'illusionner pouvoir révolutionner la société entière ? Que faire de toutes ces
communautés qui construisent différemment marginalement leur monde, leur vie, leur temps et qui
perdraient de leur sens, de leur caractère émancipateur si elles étaient institutionnalisées, encadrées
de lois, délimitées par les structures traditionnelles ?
Nous avons également vus, avec Bruno Frère, que pour perdurer dans le temps, une institution
impose aux individus un habitus acquis par apprentissage modelant la perception. Elle ne pourra
être effective que grâce à la participation de ses membres. Elle doit donc susciter la volonté
d'adhésion et de soutien de ces mêmes individus, ce sur la durée. Pour ce faire, elle va procurer une
« motivation par des gratifications (État-providence) et/ou des représentations idéologiques
positives (être dans le camp du bien, de Dieu, du prolétariat, etc.). La tradition, la culture injectent
de la structure à l’intérieur du sujet, la règle est dans ce cas intrasubjective ». Ce mode de
fonctionnement me semble alors essentiellement dominant. Il suppose une colonisation idéologique
de l'Institution sur l'Esprit afin que l'Esprit lui-même acquière une certaine stabilité. Il ne doit pas
douter, il doit savoir en quoi il croit et ce pourquoi il se bat. Or cela nie le caractère évolutif,
changeant de l'homme et de ses idées, de ce à quoi il adhère. Dorénavant, le peuple ne croit plus en
rien, même plus en la modernité. « Les structures internes, intrasubjectives disparaissent donc.
L’adhésion à l’Institution et le respect qui l’accompagnait font de même ».
Si les individus refusent maintenant l'injection de structures, sources d'obéissance à l'Institution, ces
« dites structures devront être installées de façon externe, des superstructures donc ». « Le chaos
hobbesien de l’absence d’institutions, encore plus violent que la violence institutionnelle, légitime
donc celle-ci. Puisque le sujet ne veut plus obéir par croyance en la légitimité de l’ordre
institutionnel (force interne au sujet), il obéira par peur de l’ordre institutionnel (force externe au
sujet). Dans un monde qui croit moins, la peur de la violence institutionnelle devient le garant de la
cohésion sociale ».
Cela explique en partie cette impossibilité d'institutionnaliser les idées émergeant des ZAT. Non
seulement, parce qu'elles naissent en opposition radicale à l'Institution, considérée comme toujours
dominante et violente, mais aussi parce que des actions interstitielles, assumant leur caractère non-
figé, mobile, toujours évolutif ne pourront jamais s'institutionnaliser sans trahir leur raison d'être. Il
en est de même pour la tentative de théorisation de ces actions communautaires. Celles-ci sont
éparses, elles sont des mouvements, des flux de pensées, d'initiatives, d'actions diffuses, mobiles,
qui ne peuvent être contenues dans aucune traduction en termes de vision, de projection dans
l'avenir. Elles posent bien sûr, en actes, des revendications précises, revendications de certains droits
qui leur sont refusés. Mais il n'y a pas, à mon sens, de volonté de légitimiter ces demandes par un
discours théorique, d'expliquer en quoi elles sont justes et morales. Si tel était le cas, cela
s'accompagnerait de l'espoir que ces demandes soient entendues, reconnues, qu'elles soient alors
encadrées par des institutions qui s'assureraient que ces droits en question soient respectés. Mais il
ne s'agit pas de cela. Il ne s'agit pas d'avenir. Il ne s'agit pas d'une projection dans l'avenir, d'un
combat mené dans le but qu'une entité extérieure légitime une urgence présente. Il s'agit de réactiver
ici et maintenant, par ses propres moyens, et malgré la répression, la possibilité de faire advenir un
vivre ensemble avec ses propres normes et règles.
Est-ce que faire cela c'est opérer une révolution, aussi locale et éphémère soit-elle ? Est-ce que
s'émanciper malgré les structures institutionnalisées répressives et violentes, sans les combattre
elles-mêmes directement, mais en cherchant à devancer leur répression et leur violence, c'est être
révolutionnaire ? Finalement, je remarque que ma question porte sur le caractère irréversible de la
révolution. Si les gens ne croient plus en la révolution totale et irréversible, s'ils ne croient plus en la
possibilité d'un changement global de la société qui soit finalement émancipateur pour tous, si leurs
actions politiques sont maintenant pensées comme des appropriations d'un lieu et d'un moment où et
quand il s'agit, de fait, d'être libres et égaux, ces actions sont-elles pour autant dénuées de potentiel
révolutionnaire ?

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