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La crise de la conscience.

Mais ne laissons pas croire à un triomphe immédiat, à un processus sans accroc, au


remplacement sans heurt d'un ordre de pensée par un autre. Le débat que nous examinions en
témoigne, vingt ans après le Traité de Pinel, dix ans après les premiers articles d’Esquirol dans
le Dictionnaire des sciences médicales, la conquête n'est pas encore assurée des nouveaux
repères en fonction desquels déterminer la réalité de l’aliénation. Un esprit distingué, un
homme informé, un penseur marquant peut encore concevoir l’aliéné comme un être devenu
radicalement étranger à soi et retranché dans son aliénation. Et le praticien peut toujours se
trouver dans l'obligation de réeffectuer une coupure déjà bien avant fondatrice, en ramenant,
à l'inverse, l'aliéné en présence avec soi et en rapport avec une aliénation qui, si elle le met en
question dans son être de sujet, n'annule pas en lui le sujet. Placée de la sorte sous le signe de
la répétition, la discussion entre Maine de Biran et Royer-Collard permet à la fois d’apprécier
l'insistance d’un problème et la résistance d’une tradition de pensée. Force nous est de
constater devant ces débats où se réitèrent les mêmes antagonismes que « l’évidence »
moderne de la folie ne s’est que fort laborieusement imposée, contre des représentations très
solidement ancrées et de vivaces certitudes. C’est au champ judiciaire, précisément, qu'il faut
se reporter pour mesurer combien lente et difficile a été la pénétration des principes de la
jeune « science spéciale » dans une opinion fermement attachée à la vision traditionnelle du
fou. Il est vrai que, sur ce terrain, des considérations autres que spéculatives interviennent, et
puissamment, dans l'appréciation des idées : elles tirent spécialement à conséquence, et c'est
pour une bonne part à l'aune de la « défense sociale » qu’on les juge. Nul doute que la
réticence affichée des magistrats à l'endroit des «pernicieuses doctrines» des aliénistes ait dû
largement son origine aux alarmes d'une virulente volonté répressive devant un obstacle
supposé à la rigueur exemplaire des châtiments. Non moins probablement, du reste, le combat
des médecins pour arracher des individus tenus pour malades à l'obscurantisme judiciaire
procédait-il de quelque chose de plus que la certitude scientifique, dont, effectivement, le
mouvement social général vers l'adoucissement des peines K II y a lieu, en conséquence, d'être
prudent dans l’examen des facteurs de résistance aux opinions nouvelles en matière
d’aliénation, pour ne pas attribuer trop vite en particulier au poids de la tradition ce qui tient
d'abord à l’intérêt politique. Encore n'est-ce peut-être pas tout à fait la bonne manière de
poser le problème. Car il ne s'agit pas seulement de l’intervention de critères extérieurs dans
un pur débat d'idées. Il y a un troisième terme au centre de cette polémique tantôt feutrée et
tantôt ouverte où l'on vit s'opposer les médecins et les juges durant la première moitié du xixe
siècle. Terme ni strictement politique ni strictement scientifique, mais riche d'implications
théoriques et politiques en un sens profond: une idée de l'homme et, plus précisément, une
idée du pouvoir de l'homme sur lui-même. Ce que défendent les magistrats, c'est assurément
leur droit de punir et, au travers de lui, l’instrument d'une puissance. Mais ce n'est pas
seulement la possible soustraction du criminel à un juste châtiment qu'ils redoutent devant la
doctrine des monomanies, par exemple. Ce qui les heurte ainsi dans ce symbole du cours
nouveau des idées, c'est l'atteinte portée à une vision éthique de l'individu. Il faudrait donc
admettre que tel auteur d'un crime, par ailleurs présent à lui-même et lucide sur ce qui
l'entoure, n’a pas eu cependant le pouvoir d'arrêter son geste? Impensable : en possession de
sa conscience, il était évidemment en mesure d'agir sur lui-même. Il a effectué un choix moral
en cédant à lui-même. L'inacceptable, dans la doctrine des monomanies, c'est cette conception
selon laquelle se manifesteraient dans l'homme des penchants contre lesquels il serait
désarmé ou se trouverait sans pouvoir de décision. Pur «matérialisme» de la part des
aliénistes, soupçonnent les bons esprits, que l'idée de ces prétendues impulsions surgies d'un
fond obscur, indéchiffrables pour celui-là même qu'elles agissent, et irrésistibles, en dépit du
sentiment de leur absurdité ou de leur horreur. Une seule saine doctrine, en regard, celle qui
proclame que l'homme garde toujours un pouvoir ultime de décision sur les funestes
inspirations dictées par le mal. A moins de succomber à la folie, justement, c’est-à-dire de
perdre simultanément le pouvoir de discerner le bien du mal et la possibilité de choisir. Ce qui
est en cause, c'est toute une manière de penser l’articulation du penchant et de la règle, de
l’appétit et de la loi, de l'être de désir et de l'être moral. L'homme est tel qu'il peut tout vouloir
de ce que lui suggèrent ses appétits et tout assumer du mal; et tel aussi qu’il est toujours en
position de se déterminer en fonction de la règle. Il est une transcription politique très directe
de cette vision de l'individu. Mille forces conspirent en permanence et consciemment à la
destruction de la société, que seule peut maintenir l'intervention délibérée et au fait de ses
buts de l'autorité conservatrice. Il faut un artifice se sachant pour tel pour sauver cet autre
artifice qu'est l'existence de la société — comme on n'évite le crime que par une ferme volonté
de n’y pas tomber, alors que, spontanément, c'est la voie qu'indique la nature. La moralité n'est
pas moins un artifice — pas moins le produit d'un choix écartant le chaos auxquels conspirent
les mauvais instincts et les forces néfastes — que la sociabilité. L'évolution depuis lors de la
«mentalité sociologique», si l’on peut dire, est pour sa part assez claire. Elle nous a appris à
penser, contre la fiction de cette préservation consciente de l'état social, qu'il est une cohésion
primordiale de la société, donnée avant toute opération volontaire des hommes pour l’établir.
Il n'y a pas à produire intentionnellement l’état social: il se produit de lui-même,
antérieurement à toute visée des agents sociaux et à leur insu. C’est au niveau des formes
institutionnelles que se situe l'action politique, pas à celui de la création ou du maintien du fait
social lui-même. En d’autres termes, le travail par lequel les sociétés tiennent ensemble relève
d'un inconscient. Il y a une sociabilité inconsciente qui précède toute volonté de faire être la
société. Telle est la base tacite que présuppose tout discours tenu aujourd'hui sur les faits
sociaux. Et c'est en regard de cette mutation cruciale qu’il convient de placer la révolution
amenée par la pensée psychanalytique pour en apprécier la portée dans l'histoire globale
d’une culture. La réflexion freudienne met fin au discours moral, pourrait-on dire, non sans
provocation. Comme il y a une sociabilité spontanée, il y a une moralité primordiale, antérieure
à tout choix éthique. En ce sens que la loi est au-dedans de nous et que nous n’avons pas à
décider en conscience de nous y référer ou non. Que nous le voulions ou non, nous nous
déterminons en fonction d’une règle qui nous constitue et que nous n’avons pas même
nécessairement à savoir. Cela ne veut certes pas dire que l’individu ne décide jamais de sa vie,
pas plus que de placer l'existence du social avant le projet délibéré de le faire être ne mène à
penser que les hommes sont sans prise sur l’organisation de leurs sociétés. Mais que l'on est
aussi spontanément et «naturellement» «m oral» qu'«im m oral» parce que le rapport à la loi
— pour s’y conformer ou la transgresser — précède en nous toute délibération et toute
volonté arrêtée. L'on est «m oral» pour des motivations aussi inconscientes et aussi solides que
celles qui engendrent l’immoralité. Pas plus que l’état de société n'est que par un effort lucide
de résistance aux puissances de dissolution qui le minent, il n'est d’individu vivant en
conformité avec l'ordre éthique que par une vigilance de tous les instants à l'égard des forces
qui le portent tout naturellement vers l’interdit. Il n'y a pas d'extériorité de la règle telle qu’on
devrait pour s'y plier la réfléchir et se l'appliquer du dehors de soi, en quelque sorte. La
moralité — pour autant qu'on veuille bien entendre par ce mot passablement décrié le simple
fait que, statistiquement, dans une société donnée, les individus s’abstiennent en majorité d'un
certain nombre d'actes posés comme interdits — , la moralité, donc, n'implique pas la
conscience, elle ne relève pas en son fond d’un pouvoir exercé sur soimême. Et la
transgression, à l'inverse, n'implique ni l'oubli ni le rejet explicite de la règle. Il est exact,
d'ailleurs, que cette immense transformation dans la pensée de la loi, qui fait la nouveauté
aiguë de notre temps, n'a pas intéressé que la réflexion sociologique et psychanalytique. Aussi
bien a-t-elle bouleversé l'approche de la langue, en révélant que le sujet parlant obéit à des
règles profondes qu'il ignore, et qu'il sait de toutes façons parler sans l'intervention d'une
conscience grammaticale et législatrice. Et le problème pris sous cet angle du rôle de la
conscience, c'est enfin la critique philosophique de la réflexité qu’il faudrait évoquer, telle
notamment que l'a conduite Merleau-Ponty à propos de l'expérience perceptive. Point besoin
d'une opération volontaire et réfléchie, pour mettre de l'ordre dans une anarchie supposée des
sensations, comme le voulait une psychologie rationaliste. Pour l'essentiel, c'est dans un
registre préréflexif que s'effectue la perception, par ailleurs immédiatement pourvue d'une
organisation qui ne doit rien à un travail conscient de constitution. Partout et de manière
concordante, c'est le privilège de la conscience qui se trouve récusé, avec l'extériorité de la loi,
de la règle ou du principe d'ordre par rapport au champ qu'ils sont censés régir.

La perception médicale contre l ’illusion philosophique.

Nous ne nous écartons pas, comme il pourrait sembler, du droit fil de notre propos principal. À
propos de la perception, ainsi, ne retrouvons-nous pas exactement l'affirmation de Maine de
Biran selon laquelle il ne saurait y avoir perception sans intervention de la conscience du moi
— et pas de perception, par conséquent, chez un aliéné privé justement de cette conscience?
Renvoyant à un foyer commun, ces problèmes sont en dernier ressort indissociables, et pour
ne pas s'être occupé particulièrement de la question des monomanies, Maine de Biran n’en est
pas moins éminemment l'un de ces théoriciens de la distance réflexive à soi et du pouvoir
conscient sur soi dont on débat, en fait, au travers de la réalité ou non des monomanies. Il
fournit une très remarquable illustration de cette pensée classique de la nécessité d'une
intervention législatrice du moi, que met radicalement en cause la pensée de notre temps. Et
c’est l'intérêt de sa confrontation avec Royer-Collard que de nous faire voir à la fois
l’impossibilité pour la tradition de la conscience d’assimiler l'idée nouvelle de la folie imposée
par les premiers aliénistes, et le défi que représente cette aliénation autrement comprise pour
une philosophie du pouvoir réflexif. Pour Maine de Biran existe chez l'individu ou n’existe pas
— c'est là justement ce qu'on doit nommer folie — la puissance subjective qui constitue
activement l'expérience. Il s’agit d’une alternative : elle ne peut qu’être présente ou faire
défaut. Lui est proprement inconcevable cette conscience à la fois volontaire et asservie dont
Royer-Collard tente de lui tracer les traits. Et il est vrai que la concevoir impliquerait une
révision de fond en comble des idées accréditées sur l'ordre conscient — travail que l'histoire
mettra à peu près un siècle à accomplir, un siècle pour que la réflexion relève valablement le
défi de l'observation. C'est rigoureusement autour du même point que va tourner la polémique
sur les monomanies, qu’il faut, en fait, tenir pour concentrant le vif d'un débat plus large sur
l'irresponsabilité. Une réplique de Maine de Biran à RoyerCollard qui lui objectait le caractère
partiel de nombreuses aliénations pointe parfaitement, du reste, le cœur de la discussion.
«Tant qu'il y a quelque degré de conscium et de compos, écrit-il, il y a liberté au même degré,
par conséquent possibilité de réfléchir ou de juger son état intérieur, par suite de faire effort
contre l'entrainement des images. Le premier moyen curatif dans ces aliénations partielles
serait d’exercer soi-même de l'empire sur soi-même. Or tant que cet empire subsiste au degré
le plus bas, il n'y a point d'aliénation proprement dite *.» Si un individu possède la conscience,
il peut s'empêcher de faire ce que lui suggèrent ses images intérieures, et, dans cette mesure, il
n'est pas véritablement fou. Est à proprement parler fou celui qui ne sait pas ce qu'il fait. Or
l’idée que s'efforcent d'imposer les aliénistes, c'est que tel criminel, par ailleurs en possession
de ses facultés, n'en a pas moins agi en toute irresponsabilité, puisque sans absolument rien
pouvoir sur lui-même. L'idée, autrement dit, d’une possible coexistence de la conscience de soi
avec un impouvoir radical sur soi. Au lieu d'une alternative, une simultanéité et une
contradiction interne. Voilà le nœud du débat. Le refus virulent qui sera opposé aux vues des
médecins sur les monomanes, c’est le refus de l'irresponsabilité avec conscience. S’il jouissait
sur tout le reste de ses facultés, le prévenu pouvait s'interdire son geste et il en est, par
conséquent, responsable : argument inlassablement répété. Non que toujours pour autant, à
l’exemple de Maine de Biran, l'aliénation elle-même soit niée dans ces conditions. Il se trouvera
de bons esprits pour disjoindre les deux problèmes et assurer que si, certes, le prévenu est
malade, il n'en est pas moins responsable. Le scandale, ce n'est pas dans le diagnostic qu'il se
loge, mais dans l'atteinte portée à l'idée du pouvoir sur soi, et, plus précisément, d’un tout-
pouvoir de décision quant à soi qui serait lié à la conscience. Inadmissible, la pensée que
l'individu n'a pas eu à choisir, qu’il n’a pas eu à opter entre l'abandon à ses mauvaises passions
et le respect de la règle morale et sociale. Ni volonté du mal, ni puissance de lutter contre
l'impulsion au mal, en dépit de l'intégrité maintenue de l'être intellectuel, disent les aliénistes.
C’est donc qu’ils admettent qu'il y a virtuellement en nous de l'autre que la conscience, un
autre qui peut s’imposer à la conscience lors même qu'elle est présente. Aussi seront-ils
véhémentement soupçonnés de vouloir attenter aux fondements de la moralité publique, en
prêchant en somme le renoncement aux «honnêtes gens», puisqu’on leur dit qu'ils sont de
toutes les façons déterminés par des forces à l'égard desquelles n'existe pas de contrôle. L
’effort sur soi décrété de la sorte inutile, la porte est ouverte au « matérialisme » d'autant que,
de proche en proche, il faudrait admettre que l'obéissance à la loi ne procède pas elle-même
d'une volonté personnelle arrêtée en toute clarté. Il est un enjeu profond dans ces propos
d'apparence quelque peu burlesque, comme est significatif le retentissement que connut en
son temps cette polémique médico-judiciaire autour des monomanies. Il s'agit, en effet, de
bien autre chose que d'une confrontation entre spécialistes : c’est la cassure entre deux
époques de pensée qui s'y joue. Mais la discussion se situe en ce lieu de partage indéfinissable
où les idées deviennent représentations sociales et, à ce titre, pièces de l’institution. Est en
question, en l’occurrence, une représentation du rapport de l'individu à la loi, telle qu’on lui
suppose un tout-pouvoir de la respecter autant qu'il jouit de sa conscience, et telle, par
conséquent, que la transgression procède par principe d'une décision d’illégalité. Or cette
représentation est un rouage de l’institution judiciaire; elle engage avec elle une certaine vision
du droit de punir et des fondements de la pénalité. Elle a un répondant politique immédiat
dans une conception diffuse de la manière dont l'État doit imposer l'ordre dans la société. Elle
correspond étroitement, en un mot, à un âge de l'histoire bien déterminée. Aussi la résonance
du débat à l’intérieur de l’espace social n'a-t-elle rien détonnant. Il constitue un événement
véritable. Il marque l'un de ces moments où une société est obligée de prendre acte de la
nouveauté qui la travaille, de la défaillance des représentations sur lesquelles s’appuie son
fonctionnement devant des exigences inédites surgies au contact des faits. Au travers des
monomanies, c'est une nouvelle compréhension du comportement humain qui se voit mise en
avant, et toute une vision de l’être moral comme être de conscience qui se trouve ébranlée
jusque dans son fondement. Émerge cette pensée, certes fort timorée encore dans son
expression, mais bouleversante par les conséquences qu'elle contient, qu'il est une puissance
déterminante dans le sujet sur laquelle la conscience n'a pas de pouvoir. Non pas seulement
qu’il y a une part du fonctionnement individuel antérieure et autonome par rapport à la vie de
la conscience. Mais qu’il est une force qui peut ne pas se soumettre à la volonté consciente,
lors même que celle-ci est en mesure de s'exercer, et s'imposer à côté ou en face d’elle. Pour
un Maine de Biran, le moi est évidemment susceptible d'être suspendu ou aboli; il est, en
revanche, impensable que ce moi conscient puisse coexister avec les manifestations d'un
quelque chose d'ordre psychique qui échappe à sa capacité d’intégration et qu'il ne saurait
subordonner. On se souvient de sa réponse : s’il est de telles manifestations, c’est
principiellement que l’exercice du moi est suspendu. Tel est l'impensable qu’il va falloir
pourtant penser, sous l’injonction des phénomènes révélés par la folie. Par-delà la figure
nouvelle du fou, une figure sans précédent de l’homme se profile. Se fait jour la première
nécessité de ce renversement que son auteur devait égaler à celui de Copernic : retirer à la
conscience son privilège de centre de l’univers psychique.

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1. Royer-Collard, «L ’examen», art. cité, p. 19. Notons d’ailleurs au passage que cette idée selon
laquelle « le premier moyen curatif dans les aliénations partielles serait d'exercer soi-même de
l'empire sur soi-même » se retrouve significativement chez Kant. En même temps que
l'Anthropologie, en effet, il écrit le texte intitulé «De la puissance qu’a l’âme d'être par sa
résolution seule maîtresse de ses sentiments morbides», et qui constitue la troisième partie du
Conflit des facultés. Les «sentiments morbides» dont il s'agit relèvent notamment de
l'hypocondrie, distinguée dans l'Anthropologie des «perturbations de l’esprit» proprement
dites par la conscience qu’a le malade de ce que «le cours de ses pensées n’est pas juste». Kant
précise qu’il a lui-même «une disposition naturelle à l’hypocondrie, qui allait même jadis
jusqu’au dégoût de vivre», et qu'il parle d’expérience, puisqu’il a su se rendre maître de ce
sentiment. L’on a donc d'un côté ce qui est «désordre essentiel et incurable», la folie vraie,
dans laquelle l'individu est complètement enfermé, et, de l’autre côté, une «sorte de folie»,
certes, mais que l’on peut soi-même surmonter. Déplacée par l’avènement de la réflexion
psychiatrique, l’idée n’en aura pas moins la vie dure: le concept de névrose au sens moderne
ne s'est imposé que du jour où l’on a admis que le névrosé, en dépit de la conscience aiguë de
son trouble, ne pouvait rien par la volonté sur son symptôme. Cela vers le début du siècle, alors
qu’il se trouvait encore des praticiens, comme Dubois de Berne, par exemple, pour traiter de
tels patients par la « moralisation», c’est-à-dire l'exhortation à prendre sur soi-même. En ce
sens, la démarche psychanalytique est logiquement et rigoureusement contemporaine de la
constitution de l’idée de névrose. Elle prend acte, à son origine, de l'impossibilité pour le
patient d’agir directement par le vouloir sur son symptôme comme plus largement pour le
sujet d’être « par sa seule résolution maître de ses sentiments morbides». Et elle naît de ce
double renoncement radical : renoncer à attendre que l’autre (le patient) exerce un pouvoir
intentionnel sur lui-même; renoncer soi (le thérapeute) à exercer par substitution ce pouvoir à
sa place, par l'hypnose par exemple. Prend toute sa portée, dans la perspective de cette
histoire, l'immense premier pas accompli lors de la naissance de la psychiatrie : admettre qu’un
aliéné «partiel» puisse être vraiment aliéné, et qu’en dépit de sa conscience il n'ait pas de
puissance immédiate sur son état.

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