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Carla Blanco Antella

3e bac Philosophie

Travail de fin de cycle

Se réenraciner face au chaos

Sous la direction de Julien Pieron

Lectrice : Vinciane Despret

Université de Liège
2021-2022

1
Table des matières
I.Introduction .......................................................................................................................................3
II.Expérience de déracinement et de panique de Kohn........................................................................4
III.La pensée symbolique : qu'est-ce que c'est ? ..................................................................................6
1.Des mondes symboliques dans la besace d'Ursula Le Guin.........................................................7
IV.Réancrage de la pensée symbolique et dissolution de la panique....................................................8
V.Les habitudes que crée la pensée symbolique.................................................................................12
1.Nos attentes sur le monde ..........................................................................................................13
2.Valeurs et morale .......................................................................................................................14
3.Effondrement d'anciennes habitudes et acquisition de nouvelles habitudes...............................15
4.Le soi amputé du reste du monde...............................................................................................17
5.Une possibilité de réhabilitation du soi ?....................................................................................18
VI.L'importance des récits .................................................................................................................19
1.La Terre ......................................................................................................................................22
Vers une Gaïa compos(i)t(e) ....................................................................................................22
De Gaïa franche à fangeuse.......................................................................................................25
2.La Politique ................................................................................................................................28
3.La Déesse....................................................................................................................................29
4.Le Pouvoir ..................................................................................................................................31
5.Le soi comme tout ouvert...........................................................................................................34
VII.Conclusion...................................................................................................................................38
VIII.Bibliographie..............................................................................................................................41

2
I. Introduction

Dans ce travail, je pars d'une coupure, une scission au sein de mon être qui se crée de temps à autre,
sans crier gare. Quand je suis expulsée de façon si soudaine et si violente dans ce monde où les
arbres sont coupés, la mer n'a plus de poissons, des confrères sont sans-abri et n'ont rien à manger,
d'autres se suicident, font la guerre, se droguent, des consœurs sont violées, excisées, brûlées,
violentées, prostituées par des confrères. Je ressens l'apocalypse. La fin du monde. Tout s'écroule.
Comme le dit Haraway, « nous vivons des temps perturbants et confus, des temps troublants et
troublés »1.

Cette coupure ne correspond pas tellement à celle tant philosophée entre le corps et la tête, la
matière et l'esprit, la nature et la culture. Bien que celle-ci intervienne dans mon travail également
dans une tentative de recousage, de recollage de cette fissure superficielle, mais dévastatrice, la
coupure qui a animé ce travail se situe autre part. Elle traverse tout mon être à la verticale. Elle
sépare mes deux pieds, mes deux jambes, elle mutile mon sexe, mon nombril, ma poitrine, ma
gorge et fend ma tête en deux. De telle sorte que je me dédouble. Mon moi droit n'a qu'une jambe,
qu'un bras, qu'un sein, qu'un œil. Mon moi gauche aussi. Les deux sont déstabilisés, ne tiennent plus
trop droit, ne se meuvent plus de façon coordonnée. Ils ont chacun une perception différente du
monde. Des sensations différentes. Ils ne partagent plus la même réalité. Les pensées de l'un ne sont
plus en phase avec les pensées de l'autre. Ce qui les rassemble, c'est la douleur au niveau de
l'entaille, le sang et la panique de ne plus se sentir corps entier. De ne plus être tout à fait un corps.
Peut-être même de ne plus être tout à fait en vie.

L'un des deux moi est dans le déni. Il avance à cloche-pied. Il en rigole beaucoup, de sa nouvelle
façon de marcher. Il est plutôt placide, dans l'acceptation. L'autre moi est terrorisé. En colère sur
cette amputation. Il a la hargne de vivre et il sent qu'il perd tout son sang. Il est démuni et
l'indifférence du premier moi le révolte. Elle crée en lui un sentiment d'illégitimité et d'irréalité.
Peut-être sa blessure lui fait-il perdre la tête (ce qu'il en reste) et voir des choses illusoires ?

L'écriture de ce travail débute par l'analyse d'une expérience de déracinement et de panique vécue
par l'un des auteurs qui m'a permis de réaliser ce travail : Kohn. Une expérience de déracinement à
son environnement, son entourage, puis progressivement, à lui, son corps, sa perception. Les
1 D. HARAWAY, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Éditions des Mondes à Faire, 2020, p. 7.

3
questions que je pose, liées à cette expérience, sont plurielles : Pourquoi ce décalage, cette
désynchronisation entre l'insouciance des uns et la terreur face à l'urgence des autres ? Quelles en
sont les causes ? Comment dissoudre ce sentiment de panique incessant, qui a pourtant bien lieu
d'être ? La reconnaissance de la légitimité de la panique des uns par les autres atténuerait-il un tant
soit peu l'intensité de cette panique ? Faut-il donner une existence sociale à la détresse ? L'angoisse
est-elle située et liée à l'environnement dans lequel elle émerge et, si tel est le cas, dans quelle
mesure ?

Ensuite, je pense avoir essayé d'impulser, dans ce travail, un dernier espoir, un dernier élan vers
autre chose. Vers un ailleurs. D'autres horizons. D'autres mondes. D'autres possibilités d'existence.
Cela m'a été permis grâce à mes diverses lectures toutes aussi merveilleusement inspirantes les unes
que les autres. Toutes sont des propositions de reconfiguration du regard que l'on porte sur les
choses. Des propositions d'histoires nouvelles. D'habitudes nouvelles. De connexions nouvelles.
Des manières nouvelles d'être en deuil-avec le monde qui se morcelle. Mais aussi de devenir-avec
lui. Parce qu'il est faux que seules les vies des uns sont liées aux morts des autres, ces morts des uns
sont aussi imbriquées dans les vies des autres, et plus encore, les vies des uns dans les vies des
autres. Dans un enchevêtrement d’entrelacements. Dès lors, il est important d'apprendre « à bien
vivre et bien mourir, ensemble »2. D'apprendre à habiter cette Terre abîmée. D'habiter ce corps
fissuré. Avec les profonds émois que tout cela engendre.

II. Expérience de déracinement et de panique de Kohn

Dans son livre Comment pensent les forêts, Eduardo Kohn, anthropologue, initiateur d'une
anthropologie qui se veut au-delà de l'humain 3, permise par plusieurs années de recherche auprès
des Runa du Haut Amazone équatorien, nous raconte l'une de ses expériences de déracinement, une
expérience provoquant en lui une forme de panique intense. Celle-ci eut lieu lors d'une balade en
pick-up dans la forêt équatorienne, lorsque de fortes pluies provoquèrent des glissements de terrain
de plusieurs kilomètres. Tous les passagers du pick-up se retrouvèrent coincés, la route obstruée
d'obstacles, la montagne menaçant de s'effondrer sur eux. C'est en tout cas ce que sa perception lui

2 Ibid., p. 7.
3 En opposition aux principaux dualismes anthropologiques (nature/culture, individu/collectif, corps/ esprit), Kohn
développe une anthropologie englobant humains et non-humains, accordant aux non-humains une certaine agentivité
et des formes de représentation.

4
imposait comme réalité, là où personne d'autre que lui ne semblait penser qu'ils étaient en danger,
les touristes continuant à blaguer et rire. Kohn décrit cette expérience comme suit :

Comme je sentais que mes pensées n'étaient plus en prise avec ceux qui m'entouraient, je me mis
bientôt à douter de leur connexion avec ce que j'avais toujours cru être à ma disposition : mon propre
corps vivant, le corps dans lequel mes pensées trouvaient habituellement refuge, un refuge situé dans
un monde dont je pouvais partager avec d'autres la réalité palpable. J'en venais, autrement dit, à
éprouver un sentiment ténu d'existence sans lieu, un sentiment de déracinement qui remettait en
question mon être même. Car si les risques dont j'étais si sûr n'existaient pas, alors pourquoi devrais-
je me fier à ma connexion corporelle au monde ? Pourquoi devrais-je me fier à « ma » connexion à
« mon » corps ? Et si je n'avais pas de corps, qu'étais-je ? Etais-je même en vie ?4

Le sentiment que Kohn a éprouvé et qui l'a poursuivi durant un moment est un sentiment de
séparation radicale, d'exclusion, de ne pas être en phase avec le monde environnant, de ne plus le
reconnaître, et de ne plus se reconnaître soi. C'est un sentiment qui peut aller d'une légère
dissonance cognitive ou dissociation à une profonde aliénation ou paranoïa. Une sensation de ne
plus agir de façon coordonnée avec les autres individus. De ne plus être connecté au monde, de
perdre repère. De contrôler difficilement son comportement, ses pensées, voire même sa perception
parce que nous ignorons si nous pouvons toujours nous fier à notre « connexion corporelle au
monde »5. Une impression de perdre contact avec la réalité, qui devient de moins en moins palpable,
et que nous ne parvenons plus à localiser clairement. C'est le sentiment de « la contradiction entre
[notre] perception du monde et celle des gens autour de [nous] »6. Nous n'existons plus que dans la
fiction que nous nous imaginons. Cette fiction peut avoir toutes sortes de raisons d'exister, elle peut
être justifiée d'une multitude de façons, mais il semble que personne d'autre n'y soit réceptif.
Personne d'autre ne semble partager cette angoisse de ce qui pourrait advenir bientôt. Elle reste
confinée dans le lieu de l'imaginaire. Cet imaginaire s'emballe, produit toujours plus de scénarios
inquiétants. Tous ces « et si ? ». Toutes ces potentialités. Toutes ces pensées, qui n'appartiennent
qu'à nous, qui semblent impossibles à communiquer, et qui nous isolent de plus en plus.

Mais Kohn ne fabulait pas. Ses peurs étaient légitimes, mais n'ont pas été reconnues socialement.
Son angoisse, bien fondée, s'est trouvée violemment en contraste avec l'insouciance des touristes

4 E. KOHN, Comment pensent les forêts, Molenbeek-Saint-Jean, Zones sensibles, 2017, p. 79.
5 Ibid., p. 79.
6 Ibid., p. 79.

5
dans le pick-up. Cette angoisse est née du « poids étouffant de tous les futurs possibles qu'ouvre
l'imagination symbolique »7.

III. La pensée symbolique : qu'est-ce que c'est ?

C'est cela, avant tout, qu'illustre l'anecdote de Kohn : le pouvoir immense de la pensée symbolique.
Comme il l'explique, « la pensée symbolique qui s'emballe peut nous faire ressentir « nous-mêmes »
comme étant coupés de tout : notre contexte social, l'environnement dans lequel nous vivons, et
même finalement tous nos désirs et nos rêves »8. Mais qu'est-ce que la pensée symbolique et
pourquoi venons-nous-en à la traiter parfois comme radicalement séparée du monde ?

Un symbole est un signe intellectuel, une forme de représentation propre au langage humain et
impliquant une convention. Ce sont les mots, les chiffres, etc. Pour bien comprendre ce qu'est un
symbole, nous devons le distinguer des indices et icônes qui sont d'autres formes de représentation
au-delà du langage. Les indices signifient quelque chose en eux-mêmes ; ils sont l'expression
directe d'un phénomène : ce sont des signes matériels qui désignent en eux-mêmes quelque chose.
Par exemple, la fumée du feu, un bruit, une trace de pas. Les icônes, elles, sont des images
analogiques qui signifient autre chose qu'elles-mêmes au moyen de la ressemblance. C'est le cas des
dessins de bonhommes sur les portes qui servent à désigner les toilettes des hommes et celles des
femmes, ou du reflet dans l'eau, ou encore d'une ombre sur un mur. Les symboles, contrairement
aux indices et plus radicalement que les icônes, sont en rupture avec l'objet qu'ils expriment. Le
sens octroyé aux chiffres, par exemple, n'est pas basé sur la similitude d'apparence. Le lien
entretenu entre le chiffre deux comme concept et le chiffre deux utilisé pour désigner deux objets
est un rapport basé sur les connaissances, les conventions, sur un apprentissage. Les symboles ne
sont pas pour autant (toujours) arbitraires, mais il ne demeure plus aucune ressemblance entre
l'objet matériel que les symboles expriment et le concept mental qui lui est associé.

La pensée symbolique, c'est donc une manière de penser et d'interpréter chaque objet, chaque
phénomène en y ajoutant une certaine signification qui n'a aucun lien de ressemblance avec cet
objet ou ce phénomène représenté. Ce peut être également une manière de se représenter le futur, ou
plutôt, diverses potentialités de futur à partir de choses présentes ou passées. Le symbole est lié à

7 Ibid., p. 80.
8 Ibid., p. 81.

6
l'histoire, aux connaissances qu'on en a et à la capacité à lier ces connaissances. Le symbole
contient en lui une infinité de possibilités, contrairement à l'indice ou à l'icône moins plurivoques.
C'est pourquoi la pensée symbolique, qui offre une possibilité extrêmement large de futurs, peut
nous sembler étouffante lorsque celle-ci n'est partagée par personne d'autre que nous-même.
Précisément parce que la pensée symbolique est par définition quelque chose qui est construit
socialement, culturellement. La pensée symbolique se communique et ne prend sens que
collectivement.

1. Des mondes symboliques dans la besace d'Ursula Le Guin

L'écrivaine Ursula Le Guin nous propose, dans le chapitre « Le fourre-tout de la fiction, une
hypothèse » de son livre Danser au bord du monde9, de laisser libre cours à notre imagination, une
imagination nouvelle, autre que celle qui nourrit les récits de Héros, du Héros qui chasse le
mammouth, part à la guerre, tranche la gorge de son ennemi au Héros qui combat des
extraterrestres. Une imagination qui esquisse une histoire différente de celle que nous connaissons
tous, celle des sabres, des épées, des machettes, des javelots, des haches, des lances. L'hypothèse
qu'elle fait est celle de la besace, de la bouteille, du contenant comme héros. Parce qu'avant
d'inventer des outils de combat, de chasse, de pêche, de piégeage ou de déterrage, nos ancêtres de la
Pré-Histoire ont d'abord dû inventer des récipients, des contenants permettant de transporter les
fruits de la cueillette, un tas de pommes de terre, de choses et d'autres trouvées sur le chemin, un
paquet pour porter le bébé : « avec ou avant l'outil qui déloge l'énergie, nous avons fabriqué celui
qui rapporte l'énergie au foyer »10.

Cette rhétorique du Héros, de la bataille, du transperçage s'est immiscée dans nos imaginaires les
plus fondateurs, dans le contenu de nos histoires, mais aussi dans leur forme. Ainsi, Le Guin montre
que la forme d'un roman se construit sur le modèle de la flèche, ou de la lance, de quelque chose qui
part, va tout droit jusqu'à toucher sa cible. La pierre de touche du roman est le conflit qu'il raconte.
Mais il s'agit de réinterroger cela. Selon Le Guin, « la forme naturelle, correcte, adéquate du roman
pourrait être celle de la besace, du sac. Un livre renferme des mondes. Les mondes renferment des
choses. Ils revêtent des significations. Un roman est un « Paquet sacré » (...) »11.

9 U. LE GUIN, Danser au bord du monde - Mots, Femmes, Territoires, « Le fourre-tout de la fiction, une
hypothèse », Paris, Éditions de l'éclat, 1986.
10 Ibid, p. 199.
11 Ibid., p. 202.

7
Nous trimballons nos mondes symboliques comme la besace ou le roman d'Ursula le Guin. Chaque
symbole renferme une infinité de possibilités. Ils sont nos « paquets sacrés », nos fourre-touts, les
fruits de la cueillette que nous ramenons à la maison pour toute la famille, ou les outils que nous
emmenons lors de nos périples. Les symboles sont des valises que nous traînons partout avec nous
et qui renferment des univers, des manières de voir le monde, de l'appréhender, de le comprendre,
de l'habiter.

Il est peut-être à présent plus aisé de comprendre le « poids étouffant de tous les futurs possibles
qu'ouvre l'imagination symbolique »12. Notre besace peut s'avérer pesante, lourde, encombrante,
oppressante. Elle peut sembler nous ralentir dans notre expédition, nous contraindre. Son poids peut
exiger de nous que nous triions les récoltes que cette besace contient. Il n'empêche que celle-ci nous
est indispensable pour ne pas faire du sur place, pour revenir de la cueillette, de la chasse, de la
balade avec quelque chose à donner, partager, raconter.

IV. Réancrage de la pensée symbolique et dissolution de la


panique

Pourquoi venons-nous-en à traiter la pensée symbolique comme radicalement séparée du monde ?


Précisément parce que, comme nous l'avons vu, un symbole est un signe qui se trouve en rupture
avec l'objet qu'il exprime, puisqu'il ne demeure plus de lien de ressemblance entre cet objet matériel
et le concept mental qui lui est associé. Ainsi, le symbole, en tant que concept, conserve une
puissance référentielle même si le lien avec cet objet matériel devient méconnu. Comme l'explique
si justement Kohn :

Le fait que les symboles accomplissent leur puissance référentielle en vertu des relations
systémiques qu'ils entretiennent les uns avec les autres signifie que, contrairement aux indices, ils
peuvent conserver une stabilité référentielle même en l'absence de leur objet de référence. C'est ce
qui permet à la référence symbolique de ne pas seulement concerner l'ici et maintenant, mais
également le « et si ». Dans le domaine du symbolique, la séparation d'avec la matérialité et
l'énergie peut être tellement grande et les liens causaux tellement alambiqués que la référence
acquiert une réelle liberté. C'est ce qui a conduit à le traiter comme s'il était radicalement séparé du

12 E. KOHN,op. cit., p. 80.

8
monde13.

Mais malgré cette rupture apparente entre l'objet matériel et ce qu'il évoque en nous comme univers
conceptuel, malgré la dissemblance et l'impression d'arbitraire entre les deux, il existe
manifestement un lien tangible entre eux : ce lien est l'impact de notre culture, de nos
connaissances, de toutes les structures représentatives liées de près ou de loin à cet objet. Donc
aussi de tout ce dont nous avons le souvenir, de toutes les images (icônes), impressions (indices)
que nous conjuguons à cet objet particulier afin de former une pensée symbolique. En effet, la
référence symbolique n'est jamais complètement coupée de son objet. Elle correspond à ce que
Deacon a appelé une dynamique émergente, « dynamique au sein de laquelle une configuration
particulière de contraintes du possible produit à un niveau plus élevé des propriétés sans
précédent »14. La référence symbolique (propre aux humains) émerge de multiples références
iconiques et indicielles avec lesquelles elle est entrelacée et dont elle dépend. Ainsi, elle ne se
trouvera jamais en totale rupture avec cette sémiose de la vie iconique et indicielle dont elle émerge
« car ses propriétés dépendent toujours de ces niveaux plus élémentaires »15.

De cette manière, « le symbolique se trouve dans la continuité de la matière, tout en constituant


dans le même temps un lieu causal original de possible ». 16 L'imagination symbolique peut
intervenir n'importe quand, lorsqu'une situation présente nous ramène à une quantité d'autres
situations dont on a connaissance. Ainsi, nous ne produisons pas seulement une information
nouvelle sur le monde en nous en distanciant, mais tout un « monde intime et personnel, capable de
susciter la croyance en lui et de concurrencer, existentiellement, le réel »17.

Cette reconfiguration du réel par le biais des possibles - qui se manifeste de façon excessive au
travers de la panique puisque nos craintes de ce qui pourrait advenir, nos « et si », en viennent à
concurrencer les évènements qui ont lieu ici et maintenant - semble nous éloigner incessamment du
monde, alors que c'est justement le monde et ses manifestations qui en sont les déclencheurs :

Penser la référence symbolique comme émergente peut nous aider à comprendre comment, à travers
des symboles, un processus référentiel, peut être progressivement séparé du monde, sans perdre pour

13 Ibid., p. 90.
14 Ibid., p. 88.
15 Ibid., p. 88.
16 Ibid., p. 91.
17 J.-J. WUNENBURGER, « Imaginaire et représentation : de la sémiotique à la symbolique », in IRIS, 35 | 2014, p.
47 URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1727

9
autant sa capacité à se trouver affecté par les patterns, les habitudes, les formes et les évènements du
monde18.

Nous savons maintenant que la pensée symbolique est rendue possible par une abondante diffusion
de sémiose dont elle émerge et qu'elle n'est donc pas coupée de son objet. Kohn ouvre maintenant la
voie à une certaine piste explorative pour nous dépouiller de ce sentiment de panique et de
déracinement. Voilà comment, lui-même, explique s'en être défait :

Le matin suivant, après une nuit agitée, je me sentais toujours mal à l'aise. Essayant au moins de me
comporter normalement, et réprimant du même coup ma propre angoisse en évitant de lui donner
une existence sociale, j'emmenai ma cousine faire une petite promenade le long des rives de la
rivière Misahualli. A peine avions-nous commencé cette promenade que je remarquai un tangara qui
picorait les buissons (...). J'avais emporté mes jumelles et je réussis, après avoir un peu cherché, à
localiser l'oiseau. Je réglai la molette de mise au point et, au moment où l'épais bec noir de l'oiseau
devint net, je ressentis un changement soudain. Mon sentiment de séparation disparut purement et
simplement, je revins dans le monde de la vie. 19 (...) Mon esprit pouvait recommencer à faire partie
d'un esprit plus grand. Mes pensées à propos du monde pouvaient de nouveau faire partie des
pensées du monde. (...) Pourquoi nous autres humains sommes si prompts à perdre de vue
[l'importance de ce genre de connexion] ?20

Qu'entend Kohn lorsqu'il dit que son « esprit pouvait recommencer à faire partie d'un esprit plus
grand » et que ses « pensées à propos du monde pouvaient de nouveau faire partie des pensées du
monde » ? Il semble qu'il exprime un certain mouvement de réenracinement, une sorte de
reconnaissance du lieu qui façonne son esprit et fait émerger ses pensées. La panique de Kohn lui a
fait oublier, durant un moment, que ses réflexions étaient situées dans un champ qui s'étend au-delà
de lui, que ses réflexions émergeaient du monde et concernaient le monde. Nos pensées sont en
quelque sorte toujours justifiées par les pensées du monde, en ce sens où c'est le monde qui nous
fait penser.

Peut-être que ce que confie Kohn à propos du rêve, même si je ne vais pas développer ici l'analyse
qu'il fait de la manière dont les Runa interprètent leurs rêves, permettra d'éclairer ce que signifie ce
mouvement de réancrage de son esprit dans un esprit plus grand et de ses pensées dans les pensées
du monde. Dans son chapitre consacré aux rêves, il se demande : « dans quelle mesure mon rêve

18 E. KOHN, op. cit., p. 91.


19 Ibid., p. 80.
20 Ibid., p. 82.

10
avait jamais vraiment été le mien ; pour un moment, peut-être, ma pensée s'est unie à la manière
dont pense la forêt »21. Peut-être y a-t-il « une façon dont ces rêves se pensent dans les hommes, et à
leur insu. Rêver pourrait donc bien être une sorte de pensée ensauvagée »22. C'est précisément ce
genre de connexion passagère que nous sommes, dit-il, « si prompts à perdre de vue ». Une
connexion à la sémiose amplifiée de la forêt sauvage (ou de tout autre habitat générateur de sens)
dans laquelle nous sommes plongés. Une sémiose, des formes, une agitation, des associations
d'images si présentes que la frontière entre l'extérieur et l'intérieur se dissout. Nous ne sommes
qu'un relais de la sémiose qui se propage d'étants en étants au cœur de la forêt. Nous ne sommes
qu'une pensée parmi les pensées de la forêt.

Observer cet oiseau a permis de réancrer Kohn et ses pensées déchaînées dans ce champ sémiotique
plus large, au-delà de la seule sémiose symbolique, ce en retraçant le chemin sémiotique indiciel et
iconique qui a permis de faire émerger cette pensée symbolique :

Par l'artifice des jumelles, dit-il, je me suis trouvé indiciellement aligné sur un oiseau, grâce au fait
que j'ai pu voir son image devenir parfaitement nette juste en face de moi. Cet évènement m'a
replongé dans (...) un environnement connaissable (et partageable) et l'assurance d'une sorte
d'existence, située de manière tangible dans un ici et maintenant qui s'étend au-delà de moi, mais
dont je peux moi aussi devenir une partie23.

Tout l'enjeu est de se plonger dans un tel environnement et de trouver cette assurance d'un champ
sémiotique vaste, au-delà de nous ; de réintégrer notre pensée symbolique dans une écologie
sémiotique et de reconnaître que c'est cette dernière qui rend possible notre pensée symbolique, ce
qui n'est pas chose facile lorsque nous sommes seuls avec nos propres pensées incommunicables ou
que nous sommes entourés de personnes dont l'imaginaire symbolique est différent du nôtre ou plus
restreint que le nôtre par rapport à l'environnement concerné.

Il ne s'agit donc pas du tout de condamner la pensée symbolique qui a permis à Kohn d'avoir
conscience des potentiels dangers dont il était hautement probable qu'ils se réalisent effectivement,
mais au contraire de reconnaître tout l'intérêt et de valoriser cette pensée symbolique, intuitive,
rendue possible grâce à une étroite connexion avec l'environnement physique, historique et culturel.
Et de la rendre accessible à ceux qui n'ont pas ou plus cette connexion étroite avec le monde dans

21 Ibid., p. 248.
22 Ibid., p. 248.
23 Ibid., pp. 91-92.

11
lequel ils évoluent, ce qui passe par la réinstauration de la connaissance et du lien sensible avec
l'environnement physique et culturel.

En résumé, la panique de Kohn a émergé, non tant du danger que représentait les glissements de
terrain, mais du décalage entre son imagination symbolique ancrée dans cet environnement qu'il
connaissait et l'imagination symbolique des autres touristes, totalement déconnectée de la réalité de
cet environnement, et donc différente de la sienne. C'est ce décalage précisément qui a poussé Kohn
« à remettre en question les liens indiciels qui ancreraient sinon ce genre particulier de pensée
symbolique dans [« son »] corps, corps qui est lui-même indiciellement ancré dans les mondes au-
delà de lui »24. La dissolution du sentiment de panique, de déracinement est permise lorsque la
pensée symbolique revient en place, c'est-à-dire lorsqu'elle est à nouveau immergée « dans [une]
écologie singulièrement dense [qui] amplifie et rend visible un champ sémiotique plus large, au-
delà de celui qui est exclusivement humain, un champ sémiotique dans lequel nous sommes tous –
généralement – inscrits »25.

Ne faudrait-il pas dès lors reconnaître davantage la valeur de la pensée symbolique, intuitive (car
immergée dans un environnement connaissable qui lui relaie du sens de façon immédiate), son
caractère salutaire en ce qu'elle décèle et analyse des signes que la pensée rationnelle ne décode pas
ou mal ? Et comment nourrir cette pensée symbolique pour la développer chez chacun, l'affiner, en
multiplier l'efficience ? Ne serait-ce pas en partie via une connaissance et un lien plus profonds avec
notre environnement physique et culturel ? Pourrions-nous, par ce biais, nous rendre tous davantage
sensibles aux évènements autour de nous et à leurs conséquences ?

V. Les habitudes que crée la pensée symbolique

Comme nous l'avons vu plus haut, les possibles que permet d'imaginer la pensée symbolique ne
sont jamais des possibles désincarnés (c'est-à-dire qu'ils sont toujours liés à quelque chose de
concret), mais ancrés dans un champ sémiotique large, dans lequel humains et non-humains
interagissent. Ces potentialités d'être que crée l'imagination symbolique concernent le monde et
souvent nos manières d'être au monde. « (...) L'esprit vivant ne se déracine pas ainsi. Les pensées

24 Ibid., p. 82.
25 Ibid., p. 82.

12
qui croissent et qui vivent concernent toujours quelque chose de ce monde, même quand ce quelque
chose est un futur effet potentiel »26.

Comme nos pensées en évolution, la vie est caractérisée par cette tendance à croître, c'est-à-dire
apprendre par expérience, créer de nouveaux schèmes de représentation du monde et inventer de
nouvelles pratiques mieux adaptées au monde. Comme le dit Kohn, « le monde se caractérise par la
tendance de toute chose à prendre des habitudes »27 mais la pensée symbolique est dotée d'une
« capacité inégalée »28 à créer de l'habitude.

1. Nos attentes sur le monde

Nous pouvons ici élaborer une tentative de distinction entre les habitudes du monde et les attentes
acquises sur le monde. Il semblerait que nos attentes sur le monde soient remises en question dès
lors qu'un changement dans les habitudes du monde survienne. A l'inverse, il arrive que le monde
adopte une certaine habitude nouvelle en fonction des habitudes que nous avons (mais ce n'est pas
de cela qu'il s'agit ici). Adopter une habitude, c'est en quelque sorte se remodeler au monde, se
réajuster à lui. Comme le philosophe Félix Ravaisson l'explique, l'habitude ne commence que là où
la nature elle-même commence29. Et la nature, qui fait proliférer la vie, suppose la réceptivité et la
spontanéité30. Cela signifie que lorsque nous recevons, subissons un certain changement extérieur,
les informations concernant ce changement s'impriment en quelque sorte sur notre comportement,
nous impactent de façon passagère, et nous adoptons enfin spontanément une certaine habitude eu
égard à ce changement qui n'est plus : le changement qui provient de l'extérieur « lui devient de plus
en plus étranger », tandis que le changement qui provient de lui-même « lui devient de plus en plus
propre ». Ainsi, « la réceptivité diminue et la spontanéité augmente », ce dans le sens de la nature :
« l'habitude ne suppose pas seulement la nature », mais se développe, abonde et prolifère en son
sens31.

26 Ibid., p. 96.
27 Ibid., p. 94.
28 Ibid., p. 96.
29 F. RAVAISSON, De l'habitude, Éditions Allia, Paris, 1838, p. 8. En libre accès sur Gallica :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30539000.texteImage
30 Ibid., p. 9.
31 Ibid.,p. 9.

13
De cette façon, une habitude « n'est pas seulement un état, mais une disposition, une vertu »32. Et
chaque changement opère une modification de la disposition de notre être 33. Dès lors, nous
pourrions faire l'hypothèse que les habitudes que nous prenons concernent l'avoir. Nous détenons,
possédons certaines habitudes pour un temps donné. Nous les transportons dans notre besace
jusqu'à ce qu'elles s'avèrent finalement superflues, parasitiques, ou simplement jusqu'à ce que
d'autres prennent leur place. Celles-ci correspondent à des manières précises d'habiter le monde, à
des dispositions, des valeurs particulières. Toutes ces choses du domaine de l'avoir semblent ensuite
impacter l'être à sa racine, en son essence. De sorte que finalement, en possédant des choses, des
habitudes, des vertus, ce sont elles qui nous possèdent. Acquérir une habitude, c'est reconfigurer
momentanément son être.

2. Valeurs et morale

Il convient, pour mieux comprendre ce dont nous parlons, de distinguer la morale de la valeur,
comme le fait Kohn34. La morale est le propre de l'humain. Elle découle de conventions. Elle est
culturelle. Tout comme l'est la référence symbolique. La nature n'est pas morale. Et les êtres non-
humains n'évaluent pas leurs actions d'un point de vue moral. Dire que la morale est exclusivement
humaine et n'a pas lieu d'être projetée dans la nature ne la rend pas dérisoire. Il est évidemment plus
que nécessaire d'évaluer moralement nos actions humaines, que ce soit même simplement dans une
optique de survie, puisque notre survie dépend de la survie de nombreuses autres espèces.

La valeur, quant à elle, est inhérente à la nature, aux êtres non-humains. « Elle est inhérente à la
vie »35. Déterminer qu'une chose est bonne ou mauvaise pour soi, pour un animal ou une plante et
pour leur capacité à croître, à s'épanouir fait partie intégrante de la vie, de la nature. Comme tout
croît, et que nous sommes aussi dotés d'une capacité de jugement de valeur, nous avons, à nouveau,
le devoir de réfléchir aux conséquences qu'ont nos actes sur leur « potentiel de croissance »36.

La valeur s'étend au-delà de l'humain, tout comme l'iconicité et l'indicialité. De la valeur émergent
nos mondes moraux proprement humains, de la même façon que de l'iconicité et de l'indicialité
émergent nos mondes symboliques. La morale n'est pas séparée de la valeur dont elle émerge. C'est
32 Ibid., p. 1.
33 Ibid., p. 8.
34 E. KOHN, op. cit., pp.181-184
35 Ibid., p. 182.
36 Ibid., p. 182.

14
pourquoi nous devons développer des pratiques éthiques qui prennent compte de leur impact
concret sur les autres vivants qui les subissent. Le moindre de nos actes a des conséquences bonnes
ou mauvaises pour notre environnement, notre entourage, humain ou non, et même pour nous-
mêmes. Les vies de toutes les créatures qui peuplent la terre sont entremêlées. Le comprendre
permettrait de mieux évaluer comment nos choix affectent les autres êtres, et à l'inverse, de saisir
l'ampleur de notre dépendance à ces autres êtres.

Dès lors, il s'agit, d'une part, de mieux évaluer les implications, bonnes ou mauvaises, de nos
mondes moraux sur les non-humains, mais aussi, d'autre part, de « décider quelle sorte de prospérité
encourager » et de réfléchir à la manière dont on pourrait « ménager une place pour toutes les morts
dont toute prospérité dépend »37.

3. Effondrement d'anciennes habitudes et acquisition de nouvelles


habitudes

Vivre dans la forêt tropicale exige que ses habitants apprennent quelque chose des habitudes qui les
entourent, d'autant qu'elles sont plus intensifiées tant la vie est omniprésente dans un milieu naturel
si dense. Kohn décrit plusieurs exemples d'habitudes, « d'attentes acquises sur le monde »38
qu'avaient les habitants de cette forêt, les Runa, et qui se sont trouvées perturbées, puis réajustées au
monde. C'est le cas de Maxi, un jeune qui, en partant à la chasse, fait feu sur un cochon. Le cochon
blessé tombe dans la rivière et Maxi s'exclame « tsupu », terme désignant une entité immergée
d'eau. Alors que Maxi était convaincu qu'il l'avait eu et que le cochon était mort, celui-ci bondit sur
ses pattes et s'enfuit. Les attentes et les habitudes de pensée de Maxi ont été contredites par les
habitudes du monde et il lui faudra dorénavant tenter de les concilier au monde d'une façon plus
juste, en englobant la complexité et l'inattendu du monde. Un autre exemple donné par Kohn est
celui d'Hilario et de son fils Lucio. Tous les trois se baladaient en forêt et sont tombés sur un oiseau
de proie perché sur une branche. Lucio lui tire dessus avec son fusil, mais le manque. Le rapace, au
lieu de prendre son envol à tire-d'aile comme on s'y attendrait, s'éloigne lentement, lourdement et de
façon maladroite. Ainsi, l'oiseau, de par ses habitudes, a perturbé les attentes et habitudes des trois
compagnons qui vont devoir, par la suite, prendre en compte que ce rapace, le Bec-en-croc de

37 Ibid., pp. 183-184.


38 Ibid., p. 99.

15
Temminck, ne s'élance pas dans le ciel avec agilité comme le font généralement les rapaces, mais
bat des ailes lentement, d'un air incertain.

« Le symbolique est une habitude à propos d'une habitude qui, à un degré sans précédent partout
ailleurs sur cette planète, engendre d'autres habitudes »39. C'est pourquoi le symbolique, qui ne cesse
de se défaire et de se refaire, est toujours confronté « au danger de nous extraire des habitudes dans
lesquelles nous sommes inscrits »40. Mais nous n'en sommes extraits que pour un temps et c'est là
tout le risque que nous prenons pour croître, risque qui consiste à abandonner certains acquis au
profit d'autres que nous parions être mieux pour nous, notre entourage et notre environnement
(puisque ce qui est mieux pour notre entourage et notre environnement est souvent mieux pour
nous). Autrement dit, croître, c'est « le défi de créer une nouvelle habitude qui englobera cette
habitude étrangère et, ce faisant, de nous reconstituer nous-mêmes, si momentanément que ce soit, à
nouveau et en phase avec le monde qui nous entoure »41.

C'est précisément pendant ce laps de temps où nous nous débarrassons d'une habitude, mais n'en
avons pas encore pris de nouvelle, qu'il semble que le sentiment de désynchronisation vis-à-vis des
autres surgisse. Nous élaborons des réflexions sur une situation particulière avec le passif
historique, culturel, émotionnel dont nous sommes dotés, celui-ci semblant ne plus être en
adéquation avec la situation, puisque nous sommes seuls à faire d'elle une certaine expérience
affolante. Certes, peut-être à raison. Il ne s'agit d'ailleurs pas de se conformer à la réaction et à la
perception du monde que d'autres ont au détriment des nôtres : la majorité n'est jamais une preuve
de raison, surtout lorsque cette majorité nie la pluralité des modes d'existence. Il s'agit donc de se
demander si une praxis solitaire produira beaucoup de changement puisque la pensée symbolique
n'a d'effet que collectivement (tout de même, et je le montrerai brièvement plus loin, la cohérence et
l'intégrité dans nos actes à échelle individuelle sont déjà un quelque chose qui n'est pas négligeable)
Dès lors, dans ce moment de doute excessif par rapport à la confrontation des habitudes de pensée
des autres, nous en venons à remettre en question nos propres habitudes de pensée. Dans le cas de
Kohn et des glissements de terrain, il semble que le problème ait été de douter des origines de ses
habitudes de pensée : « La montagne va-t-elle vraiment nous tomber dessus ? Ma perception est-elle
fiable ? Puis-je me fier à mon corps ? ». Tous ces questionnements portent sur la provenance et les
fondements des craintes de Kohn. Or nous avons vu que la pensée symbolique, ainsi que les
habitudes de pensée qu'elle crée, ne surgissent jamais ex nihilo, sans raison, mais proviennent de la
39 Ibid., p. 95.
40 Ibid., p. 96.
41 Ibid., p. 99.

16
connaissance qu'on a de notre environnement. Sachant cela, plutôt que de douter du fondement de
nos habitudes de pensée et de leur ancrage dans un réel accessible, ne pourrions-nous pas nous
interroger sur le fait que ces habitudes de pensée soient suffisamment larges pour faire face à un
plus grand nombre de situations ?

4. Le soi amputé du reste du monde

Une fois ces habitudes reconsidérées, l'une ou l'autre abandonnées car ne correspondant plus à
toutes les situations, nous avons vu que « le défi est de créer une nouvelle habitude qui englobera
cette habitude étrangère et, ce faisant, de nous reconstituer nous-mêmes, si momentanément que ce
soit, à nouveau et en phase avec le monde qui nous entoure »42. Il s'agit donc à chaque fois de créer
un nouvel imaginaire symbolique, qui se doit de concerner plus que les limites de ma corporéité,
mon individualité, c'est-à-dire un « nous », une expérience collective et partageable : « (...)
l'expérience d'un seul homme n'est rien, si elle est isolée. S'il voit ce que les autres ne voient pas, on
qualifie cela d'hallucination. Ce n'est pas ‟ mon ” expérience, mais ‟ notre ” expérience qu'il faut
penser ; et ce ‟ nous ” a des possibilités indéfinies »43. Ce « nous » ne forme donc pas un tout
uniformisé, homogénéisé, mais un ensemble hétéroclite et pluriel de pratiques et de possibilités de
modes d'existence. Il permet de nous réinterroger chaque matin, pour se replonger dans l'univers de
Le Guin, sur ce qu'il est utile ou non de transporter dans notre besace pour ramasser un maximum
de graines, de noix, pour fabriquer des objets, une maison sûre, pour éviter ou piéger le troupeau de
bisons au loin. Ce « nous », collecteur d'expériences diverses, nous aiguille, non en restreignant le
champ de possibilité, mais en l'ouvrant, en permettant de faire face à un plus grand nombre de
situations possibles :

Ce « nous », explique Kohn, est un général. Et la panique perturbe ce général. Avec la panique se
produit un effondrement de la relation (...) qui lie mon esprit faiseur d'habitudes à d'autres esprits
faiseurs d'habitudes eu égard à notre capacité à partager l'expérience des habitudes du monde que
nous découvrons. Le repliement solipsiste sur lui-même d'un esprit de plus en plus personnel produit
quelque chose de terrifiant : l'implosion du soi. Dans la panique, le soi [pense être] amputé du reste
du monde ; « un membre possible de la société » dont la seule capacité est de douter de l'existence de
ses liens les plus « charnels » avec le monde44.

42 Ibid., p. 99.
43 Ibid., p. 96.
44 Ibid., p. 96.

17
Cela nous permet de faire l'hypothèse que l'expérience de panique vécue par Kohn, lorsqu'il
remarqua la rupture entre sa perception et celle des autres touristes serait due à une rupture plutôt
localisée quelque part entre les touristes, leur corporéité/ leur ancrage matériel dans le monde et leur
âme, au sens littéral d'être traversé d'un souffle. Pour reprendre les mots du Manifeste
conspirationniste, l'âme désignerait la participation d'un individu à ce qui les entoure, « leur état de
participation cosmique »45. L'âme serait, selon eux, non quelque chose d'individuel, de singulier,
mais « la manière de s’enraciner dans ce souffle commun »46. Une rupture donc, située dans leur
être et dans leur capacité à prendre place dans le monde, de l'habiter, d'être en relation avec lui.
Cette rupture, cette insensibilité, cette amputation est contagieuse pour quelqu'un comme Kohn, qui,
plongé dans la forêt tropicale, se doit d'être réceptif au langage sémiotique d'autrui et de son
environnement. Et cela pourrait expliquer en partie pourquoi Kohn s'est trouvé déconnecté de lui et
du monde jusqu'à ce qu'il ait pu se trouver réancré, aligné et à nouveau en phase dans une écologie
dense, sémiotique, pleine de vie. Kohn, jusque là, dans son moment de doute excessif, s'était trouvé,
comme l'étaient les touristes, « amputé du reste du monde ». Cette amputation sensible est due à la
culture de l'insensibilité dans laquelle nous sommes de plus en plus immergés, une insensibilité au
monde, à soi, à l'autre et constitue une « simple privation d'être »47. Ce « défaut intime »48 est
générateur de panique, d'un profond sentiment de déracinement et va, d'une certaine façon, à
l'encontre de la vie.

5. Une possibilité de réhabilitation du soi ?

Ainsi, l'invention de « possibilités indéfinies », pour que celles-ci soient effectives, semble émaner
d'un « nous » qui fasse une expérience partagée de son environnement et puisse le penser
collectivement et de façon symbolique.

« C'est cette perturbation même, l'effondrement de vieilles habitudes et la fabrication de nouvelles,


qui fonde le sentiment d'être en vie et dans le monde »49. Mais il ne me paraît pas si évident
d'inventer de nouvelles habitudes, et mon sentiment est que la crise dans laquelle nous sommes, une
crise économique, politique, géopolitique, climatique, et morale, sociétale - crise qui amplifie notre
45 Manifeste conspirationniste, Éditions du Seuil, Paris, 2022, p. 284.
46 Ibid., p. 284.
47 Ibid., p. 19.
48 Ibid., p. 19.
49 E. KOHN, op. cit., p. 102.

18
sentiment de panique et de déracinement qui constitue de jour en jour notre nouveau quotidien -
correspond à ce moment où s'effondrent nos anciennes habitudes de pensée, sans que nous arrivions
encore à en inventer de nouvelles qui puissent être solidaires, inclusives et respectueuses de tous,
humains et non-humains. Cela, me semble-t-il, correspond à ce que décrit Gramsci, théoricien
politique du début du XXème siècle, lorsqu'il dit : « L’ancien est en train de mourir alors que le
nouveau n’arrive toujours pas à naître : dans cet interregnum se manifestent toute une série de
symptômes morbides »50.

Tout comme « cette image claire de l'oiseau bien en vue au milieu des buissons a réancré [Kohn]
dans un réel partageable 51», je me demande comment nous allons parvenir à résoudre notre panique
incessante et quel imaginaire symbolique autour de la Terre, de l'environnement, de l'habitat nous
allons décider d'inventer - ou duquel nous allons nous inspirer – pour résoudre ces questions qui
engagent le bien-être de chacun, la façon dont on se traite les uns les autres, la santé, habitabilité,
mais aussi la survie de milliers d'espèces animales et d'écosystèmes. Quelles possibilités de futurs
allons-nous créer ?

VI. L'importance des récits

Nous l'avons vu avec Le Guin, les histoires dans lesquelles nous sommes baignés depuis des
millénaires sont les histoires du Héros qui tue. Celles-ci constituent profondément notre imaginaire
symbolique, jusqu'à son fonctionnement, ses rouages. Dès lors, comment penser autrement qu'en
ruptures, en éclats, en destruction, en massacres, en vainqueurs ? Comment se détacher du Héros et
de ce type de récits sans se flageller, se rouer de coups des-nouvelles-visions-et-pratiques-à-adopter-
pour-mieux-vivre-dans-le-monde ? Comment laisser derrière nous ces histoires qui tuent lorsque
nous avons le sentiment que ce qui nous tient en vie, c'est précisément que cette vie est un champ de
bataille, une lutte perpétuelle dont nous sommes le héros, armé de bravoure, de dignité, d'honneur,
de force, et dont nous devons nous sortir victorieux, coûte que coûte ? Nous devons réussir notre
vie. Il n'y a pas d'autre issue possible, pas de meilleure manière de vivre une vie que de la réussir,
nous dit-on.

50 A.GRAMSCI, Cahiers de prison, Tome I, Cahier 3 (1930), §34, Paris, Gallimard, 1996, p. 282.
51 E. KOHN, op. cit., p. 97.

19
Et cette seule et unique vérité qui nous anime, cette image fixe de la vie, de l'humanité, nous nous y
agrippons comme si tout en dépendait. C'est ce sur quoi Ailton Krenak, philosophe et leader du
mouvement autochtone brésilien de l'ethnie Krenak, met le doigt lorsqu'il dit : « Nous n'avons
jamais connu qu'une seule manière de tout homogénéiser, et celle-ci nous a ôté la joie de vivre »52.
Nous avons, dit-il, « détruit la diversité, [nié] la pluralité des formes de vie et des modes
d'existence »53.

Le Guin, également, nous met en garde : « Nous nous sommes si bien laissé absorber dans l'histoire
qui tue que nous risquons de nous achever avec elle »54. Cela a des allures de bourbier. Que faire ?
Comment nous désabsorber de l'histoire qui tue ? Tout revomir ? La proposition de Krenak pour
pallier notre chute, et celle des autres vivants avec nous, et pour ainsi, « retarder la fin du monde »,
est de « [développer] nos forces à toujours pouvoir raconter une histoire de plus, un autre récit »55.

Peut-être qu'une piste pour nous dépouiller non seulement de notre imaginaire héroïque et meurtrier,
mais aussi de la panique engendrée par la constatation que dans un tel horizon de possibles, nous
courons à notre perte, serait celle du devenir-avec, comme le formule Donna Haraway, philosophe
et biologiste :

La courbure légère d'une coquille qui contient juste un peu d'eau, juste quelques graines à donner ou
à recevoir, suggère des histoires de devenir-avec, d'induction réciproque et d'espèces compagnes
dont la vie et la mort n'ont pas pour rôle de mettre un point final aux récits, d'achever les mondes en
formation. Avec une coquille et un filet, devenir humain, devenir humus, devenir terrien, prend une
toute autre forme : la forme sinueuse, qui avance tel un crotale, du devenir-avec 56.

Le sentier sinueux du devenir-avec suit une trajectoire de multiples azimuts, un sentier pas encore
arpenté, ou peu, où se dessinent des chemins divers, entrelacés, interconnectés. Ce(s) sentier(s)
correspond(ent) peut-être à « la nature, le thème, les termes de l'autre histoire, celle qui n'a pas été
encore racontée », celle qu'Ursula Le Guin cherche à percer : « l'histoire de la vie »57.

Quelle forme prend cette histoire de la vie ? Y a-t-il un manuel des histoires de la vie ? Doit-elle
plutôt s'apparenter à des confessions ? S'écrit-elle en vers libre ? Prend-elle la forme de dialogues,
52 A. KRENAK, Idées pour retarder la fin du monde, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020, p. 34.
53 Ibid., p. 28.
54 U. LE GUIN, op. cit., p. 201.
55 A. KRENAK, op. cit., p. 30.
56 D. HARAWAY, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Éditions des Mondes à Faire, 2020, p. 259.
57 Ibid., p. 259.

20
comme ceux entre les peuples Hopi et les montagnes ou les peuples Krenak du Brésil et le fleuve
Rio Doce, qu'ils prénomment Watu, grand-père58 ? A-t-elle un soupçon de fiction comme les récits
des peuples des Andes où les montagnes forment des couples ou des familles59 ?

La question que nous pose Krenak est la suivante : « Pourquoi ces récits ne nous enthousiasment-ils
pas ? Pourquoi faisons-nous le choix de les désavouer ou de les réfuter au profit d'un récit
globalisant et superficiel, en nous efforçant de nous raconter à tous la même histoire ? »60

Les possibilités d'histoires à créer et raconter sont infinies. Les inspirations inépuisables. Notre
monde triste et désillusionné d'aujourd'hui ne se nourrit que d'une réalité, qui prétend être la seule et
vraie réalité, là où elles sont en fait plurielles. Notre imagination, le champ de notre réel et donc
notre potentialité d'action se trouvent ainsi de plus en plus réduits, restreints. Nous nous
appauvrissons en possibles. Face à cet état de fait, il demeure pourtant possible de lutter contre cette
monovision du monde. D'élargir notre horizon existentiel. D'adopter une perspective différente sur
l'existence. C'est ce à quoi nous invite Krenak lorsqu'il dit : « Efforçons nous de préserver nos
subjectivités, nos visions, nos poétiques de l'existence. Nous ne sommes pas les mêmes, et c'est
merveilleux, nous sommes comme des constellations »61. Adoptons cela comme stratégie consciente
de résistance : « La seule façon de produire la vie face à ce monde en érosion, c'est d'habiter d'autres
cosmovisions »62.

Beaucoup d'auteur.ice.s et philosophes, parmi lesquel.le.s certaines écoféministes (et certaines


féministes tout court) ont saisi l'urgence de raconter de nouvelles histoires, de déconstruire notre
univers symbolique et ses piliers, d'en redessiner les contours, d'en changer les paradigmes,
« d'avoir de nouvelles images à l'esprit, de nous aventurer dans un paysage transformé »63. Cette
urgence concerne notre vision de la Terre, de la politique, de la religion, et bien d'autres domaines
encore qui ont été façonnés par des hommes pour des hommes au détriment de populations
minoritaires.

58 A. KRENAK, op. cit., p. 36.


59 Ibid., p. 25.
60 Ibid., p. 25.
61 Ibid., p. 34.
62 A. KRENAK, Entretien réalisé dans le cadre du Master Écopoétique et création d’Aix-Marseille avec O.
BONILLA, Ecocritik, 2021. URL : https://www.n-1edicoes.org/os-brancos-querem-comer-o-mundo-mas-nos-nos-
somos-o-mundo
63 STARHAWK citée par E. HACHE, Reclaim – Recueil de textes écoféministes, Paris, Camboukaris, 2016, p. 18.

21
1. La Terre

Vers une Gaïa compos(i)t(e)

L'hypothèse Gaïa de Lovelock64, scientifique et environnementaliste indépendant, est intéressante


dans la mesure où elle considère (et décrit de façon scientifique) la Terre dans sa totalité, comme un
être vivant, auto-organisé et intelligent dont nous, êtres humains, ainsi que les animaux et les
végétaux sommes des constituants. La Terre ne serait pas simplement un support hébergeant la vie,
mais une entité vivante à part entière qui agirait de façon à réguler l'environnement et à préserver
les conditions favorables à la vie. La surface de la Terre, les océans, l'atmosphère et les êtres vivants
formeraient un tout dont tous seraient des constituants qui s'influencent mutuellement et évoluent
simultanément. La nature serait une immense multitude de formes composant un tout.

Cette conception de la Terre est intéressante, mais peut être actualisée et nuancée de façon plus juste
grâce, notamment, aux travaux de Donna Haraway, d'Isabelle Stengers ou de Bruno Latour.
Comment penser Gaïa autrement que comme une totalité holistique, qui soit plus que la somme de
ses parties ? Comment résister à la pensée holistique ? Comment adopter une position plutôt micro-
située ? Comment, comme le dit Latour, sociologue et philosophe des sciences, dans son colloque
Les Mille noms de Gaïa, « parler de la totalité sans fusionner cette notion de planète avec les formes
de totalité venant de la politique et de la théologie fusionnées dans la notion de système »65 ?

Latour, dans ce colloque, nous explique que Lovelock en réalité résiste à la pensée holistique. Gaïa
n'est jamais présentée comme une divinité ou un organisme vivant qui modérerait l'environnement
global pour le rendre favorable à la vie. L'idée de Lovelock est plutôt celle que lorsque nous
étudions un organisme, nous devons toujours étudier cet organisme en considérant l'environnement
dans lequel il évolue, c'est-à-dire ses externalités, l'histoire de cet environnement, la manière dont
l'organisme en question construit autour de lui des conditions « favorables » à la continuation de son
existence, et non seulement les internalités de cet organisme. Ainsi, Lovelock introduit une
« version « séculière », multiple (non-une), non-holistique de la totalité »66.

64 J. E. LOVELOCK, La Terre est un être vivant : l'hypothèse Gaïa, Monaco, Du Rocher, 1986.
65 Colloque de B. LATOUR, sous la direction d'E. V. DE CASTRO et D. DANOWSKI, Rio de Janeiro, 2014. URL :
http://modesofexistence.org/the-thousand-names-of-gaia-rio-de-janeiro-15-19-sept-2014/
66 Ibid.

22
Ce qui est premier, ce n'est pas Gaïa comme tout qui saisirait l'ensemble de la planète, mais
précisément les constituants de Gaïa et la manière dont ils sont en relation, connectés, imbriqués les
uns dans les autres. Ces constituants de Gaïa sont moins des unités, des êtres délimités spatio-
temporellement que des « systèmes se produisant de manière collective, dépourvus de frontières
spatiales ou temporelles autodéfinies au sein desquels les fonctions d'information et de contrôle sont
distribuées parmi les divers éléments qui les composent »67. Ainsi, nous pouvons nous apercevoir
que « les bestioles ne précèdent pas leurs relations, elles se construisent mutuellement à travers des
involutions matérielles et sémiotiques, elles émanent d'êtres déjà issus de ce type d'entrelacs »68.

La pensée de Lovelock est donc intéressante dans la mesure où Gaïa n'est pas comprise comme une
totalité, un système-terre somme de ses parties, qui elles-mêmes seraient des sortes de mini-
systèmes dont les frontières spatiales et temporelles seraient délimitées nettement, sans
enchevêtrement ni interpénétration et qui, une fois additionnées formeraient cette Gaïa-terre-
vivante. Au contraire, et c'est ce que permet de penser Haraway, Gaïa correspond à une infinité de
« couplages complexes et non linéaires entre des processus qui composent et alimentent des sous-
systèmes enchevêtrés, mais non-cumulatifs, en un tout systémique partiellement cohérent »69.
Haraway désigne Gaïa de sympoïétique. Le terme sympoïèse signifie « faire-avec », « construire-
avec » dans une sorte de co-évolution de « systèmes complexes, dynamiques, réactifs, situés et
historiques »70, car rien ne se fait tout seul. Gaïa n'est pas auto-produite, auto-évolutive, elle ne
s'organise ni ne se maintient seule en vie (elle ou son environnement, ses conditions d'existence),
elle n'est pas confinée dans des limites spatio-temporelles auto-définies, elle n'est pas auto-
suffisante. Autrement dit, par constraste à ce qui est sympoïétique, elle n'est pas auto-poïétique :
« unités autonomes « autoproduites », qui présentent des limites temporelles et spatiales
autodéfinies et tendent à être homéostatiques, prévisibles et contrôlées de manière centralisée »71.
Les formes de vie ne sont pas qu'autopoïétiques et il s'agit ici de prendre en compte plus que ces
« unités bien délimitées (fragments de codes, gènes, cellules, organismes, populations, espèces,
écosystèmes) »72 et de s'intéresser aux « interactions et aux intra-actions réticulées de la symbiose et
de la sympoïèse dans des temporalités et des spatialités hétérogènes »73.

67 D. HARAWAY, op. cit., p. 120.


68 Ibid., p. 117.
69 Ibid., p. 117.
70 Ibid., p. 63.
71 Ibid., p. 120.
72 Ibid., p. 122.
73 Ibid., p. 124.

23
Pourquoi une telle nécessité ? Pourquoi penser Gaïa comme autopoïétique ne suffit-il pas ? Ce pour
plusieurs raisons. Pour commencer, parce que les entités autopoïétiques ne composent pas l'entièreté
des formes de vie et d'interactions sur cette planète, ne permettent pas de penser les entités
sympoïétiques, et de comprendre que « comme la curiosité sensuelle des molécules, probablement,
et comme la faim insatiable, assurément, l'irrésistible attraction à l'étreinte mutuelle est le moteur de
la vie et de la mort sur Terre. Les bestioles s'interpénètrent, elles se tournent autour et passent des
unes aux autres, elles se mangent, se digèrent, ont des indigestions et s'assimilent partiellement » 74.
Il s'agit donc de regarder de plus près ces phénomènes d'assemblage, désassemblage, de destruction
et de formation, d'inclusion et de désintégration. Il s'agit de penser la vie et la mort de façon non-
unitaire, c'est-à-dire ne pas considérer qu'une entité bien délimitée meure entièrement et à jamais,
mais toujours seulement partiellement, dans une perpétuelle reconfiguration d'elle-même, avec
certaines de ses parties qui demeurent et se transforment, en s'assimilant à d'autres.

Ceci permet, dans un premier temps, de percevoir l'importance des relations de co-dépendance, des
connexions, des couplages co-évolutifs, des tissus et des toiles d’enchaînements, d'enchevêtrement,
d'imbrication, ce différemment de l'approche holistique qui suppose que « tout est lié à tout ». Parce
que « personne ne vit partout, tout le monde vit quelque part. Rien n'est lié à tout, tout est lié à
quelque chose »75. Et même s'il n'est pas impossible que nous soyons, en fin de compte, tous liés les
uns aux autres, ce qui est important, « c'est la relation, la spécificité et la proximité des connexions
au sein desquelles adviennent la vie et la mort »76. A qui ou à quoi suis-je liée et dans quelle
mesure ? Quels sont mes partenaires, à tel moment précis, impliqués dans ma vie et dans la vie que
nous formons ? Contrairement à la méthode holistique (ou réductionniste, d'ailleurs), un tel regard
sympoïétique sur la vie, l'évolution, la destruction, la mort permet la multiplication des puissances
d'agir : « les arts de vivre sur une planète abîmée exigent des pensées et des actions
sympoïétiques »77. Dans ce terrible horizon fangeux qui se dessine, « l'histoire de Gaïa a besoin (...)
de se lier avec une multitude d'autres êtres tentaculaires sympoïétiques et prometteurs afin de
pouvoir produire un compost fertile et de nous permettre de continuer »78. Penser Gaïa stable,
équilibrée, auto-poïétique ne suffit plus. Il est urgent de développer une écologique dans le
désordre : « les approches sensibles au « devenir-avec multispécifique » nous aident davantage à
vivre avec le trouble sur Terra »79.

74 Ibid., p. 116.
75 Ibid., p. 56.
76 Ibid., p. 60.
77 Ibid., p. 132.
78 Ibid., p. 83.
79 Ibid., p. 122.

24
De Gaïa franche à fangeuse

Néanmoins, malgré ce remaniement nécessaire à propos de Gaïa, il convient de noter que les
conceptions de la Terre comme vivante, mère, divine nourricière ne manquaient pas avant la
Révolution scientifique. En effet, avant la Révolution scientifique et avant l'influence du
christianisme au Moyen-Âge, il semble que la vision de la Terre comme un vaste organisme vivant
et sensible dont toutes les parties sont interconnectées, était relativement importante. Elle constituait
d'ailleurs l'imaginaire dominant dans les années 1500. Cela s'explique par le fait que la plupart des
Européens entretenaient encore un lien direct à la nature et formaient des communautés naturelles,
coopératives et solidaires. Cette idée que chaque partie, chaque membre du cosmos sont
interdépendants, en relation dynamique et composent un vaste réseau trouve son origine dans
l'organicisme, comme l'explique Carolyn Merchant, philosophe écoféministe, dans La Mort de la
Nature. La pensée organique remonte à Platon, Aristote, aux stoïciens, ou encore à diverses cultures
païennes, et c'est au XIXè siècle, en réaction au mécanisme de la Révolution industrielle et aux
Lumières, que les romantiques, entre autres, se tournent à nouveau vers l'idée que le cosmos est
animé d'un principe vital. Les néoplatoniciens de la Renaissance présupposaient également que la
nature constituait l'âme du monde. Je ne vais pas énoncer ici tous les mouvements, courants de
pensée et penseur.euse.s qui avaient une certaine vision animiste de la nature : le travail de
recherche de Merchant auquel je renvoie ne peut être mieux documenté et plus complet80.

Néanmoins, parallèlement à cette conception de la nature, la vision d'un monde constitué de parties
distinctes, isolées, sans vie, dont les mouvements sont purement mécaniques, se mettait déjà en
place avant le XVIIè siècle et provient notamment de l'héritage chrétien (contre l'animisme). En
effet, il existait déjà dans l'Antiquité et la société médiévale, des conceptions de la nature
accompagnées d'une certaine volonté de domination de celle-ci. Mais « quel destin attendait ces
images contradictoires de la nature tandis que la Révolution scientifique commençait à mécaniser la
vision du monde ? »81. Bien des théories ont facilement pu être intégrées dans la vision mécaniste de
la nature qui s'imposait de plus en plus, notamment les théories aristotéliciennes et platoniciennes
de la matière passive et informe, ainsi que l'imaginaire pastoral qui, en quête du Nouveau Monde, a
permis la colonisation outre-Atlantique.
80 C. MERCHANT, La Mort de la Nature - Les femmes, l'écologie et la révolution scientifique, Éditions wildproject,
Marseille, 2021.
81 Ibid., p. 60.

25
Nous nous sommes construits sur cette idée que la Terre est faite pour l'homme et que nous pouvons
nous emparer d'elle et puiser chacune de ses ressources ; qu'elle n'a de valeur que dans la mesure où
elle peut être exploitée ; sur le désir ardent au XVIIè siècle de devenir comme maître et possesseur
de la nature, désir déjà formulé dans la Genèse 82. Nous nous sommes érigés sur une vision
mécaniste du monde, comme pure matière informe, dépourvue de principe vital. Celle-ci s'est
profondément ancrée en nous depuis, comme l'explique Starhawk, écrivaine et militante
écoféministe, les enclosures, la propriété privée, et la Révolution scientifique ensuite.

C'est à partir de ce changement d'imaginaire que l'exploitation et la destruction de la Terre sont


rendues possibles, avec de moins en moins de contrainte morale :

L'image de la terre comme organisme vivant et mère nourricière a tenu lieu de contrainte culturelle
limitant l'action des êtres vivants. On ne poignarde pas aisément sa mère, ni ne fouille ses entrailles
pour y chercher de l'or, ni ne mutile son corps, quand bien même le commerce de l'exploitation
minière le requerrait bientôt. Aussi longtemps que la terre était considérée comme vivante et
sensible, on pouvait regarder les actes de destruction à son encontre comme une violation de
l'éthique comportementale humaine83.

L'imaginaire symbolique structure l'espace et la manière dont nous y prenons place, il crée des
habitudes (nous l'avons vu), il détermine notre regard sur le monde, ce à quoi nous conférons de la
valeur, ce qui est interdit, moral, permis, obligatoire, nos conventions. Bref, il structure notre
système de valeurs. Chaque image de la nature peut être associée à un système de valeurs bien
distinct.

Lorsque les métaphores descriptives et les images de la nature changent, une contrainte
comportementale peut muer en autorisation. Un tel changement dans l'image et la description de la
nature a eu lieu au cours de la révolution scientifique 84.

Le changement de paradigme a eu lieu de façon radicale à la révolution scientifique. A un moment


où les technologies évoluent, où les activités de commercialisation et de d'industrialisation
s'étendent, celles-ci supposant de dépouiller, d'altérer la terre, de puiser ses ressources. Le dessein

82« Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les
oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre », Genèse 1:28
83 C. MERCHANT, op. cit., p. 40.
84 Ibid., p. 87.

26
entrepris était ambitieux et sans merci : légitimer l'exploitation minière, le drainage des sols, la
déforestation, l'essartage. Mais la tension au XVI et XVIIè siècles entre cette volonté de disposer de
la terre à son bon vouloir et les imaginaires animistes dominants à propos de la nature était trop
importante. Ces imaginaires étaient incompatibles avec les nouvelles activités. Il fallait que ceux-ci
changent, que les descriptions du monde changent. La société avait besoin de nouvelles images,
d'images de domination, de maîtrise de la nature, d'une nature insensible, inanimée, inerte. Ces
nouvelles images allaient agir comme des justifications culturelles de l'exploitation de la nature, des
autorisations à être inattentif, indifférent, à détruire, déposséder et disposer de tout :

Les affirmations descriptives sur le monde peuvent présupposer la dimension normative, elles sont
donc chargées d'éthique. (...) Les normes peuvent être des suppositions tacites cachées dans les
descriptions de telle manière qu'elles semblent agir comme des contraintes invisibles ou des « non-
devoirs » moraux85.

Lorsque les nouvelles images de maîtrise et de domination se sont substituées aux images de la
Terre comme nourricière, mère généreuse et sensible, cela a ouvert la voie à sa destruction, à cause
de l'autorisation morale liée au nouvel imaginaire omniprésent dans la société du XVIIè siècle.
Alors que la société s'industrialisait de plus en plus, qu'elle étendait son commerce, qu'elle créait de
nouvelles technologies, de nouvelles machines révolutionnaires, celle-ci avait besoin de coloniser
également les esprits avec de nouvelles images : des images de la Terre qui puissent permettre son
dépouillement. Tout cela se mettait progressivement en place depuis l'Antiquité, mais jusque là, la
conception de la nature vivante et nourricière agissait comme une contrainte morale et limitait les
actions à son encontre. L'imaginaire joue un rôle normatif considérable, et ce rôle de retenue
normative s'estompait au fur et à mesure que l'imaginaire changeait, que la Terre était considérée
comme un système physique inerte et inanimé. C'est ainsi que « des restrictions peuvent évoluer en
autorisations grâce à la défaite des trames conceptuelles et des valeurs qui leur sont associées, tandis
que les besoins, les désirs et les buts d'une société évoluent »86.

Comment, dès lors, imaginer autre chose ? D'autres visions qui soient du côté de la vie, non de la
mort ? Réhabiliter un imaginaire plus animiste autour de la Terre, une vision plus vitaliste serait-il
un pas pour nous sauver nous et les formes de vie terrestres présentes ? Cela permettrait-il de tendre
à nouveau vers une relation d'immédiateté entre la nature et l'humain, une « relation toi-moi » dans

85 Ibid., p. 41.
86 Ibid., p. 87.

27
laquelle la nature serait considérée à nouveau comme une entité à part entière (même sympoïétique)
qui oblige qu'on la traite comme telle ?

2. La Politique

Ynestra King, autrice écoféministe, propose une refonte de la politique actuelle. Selon elle, chaque
femme qui, pour reprendre ses exemples, « [parade] avec d'énormes marionnettes, [coud] des
scènes de la vie quotidienne, (...) [valse] autour des barricades de la police, [secoue les clôtures],
(...) [porte] des fleurs et des couleurs brillantes contrastant avec le gris et le kaki du militarisme »87,
mais aussi celles d'entre-elles qui peignent, qui chantent, qui dansent, qui prennent leur enfant dans
leurs bras, font une prière, savent contempler, toutes sont engagées dans la création d'une politique
du point de vue des femmes :

Pour évaluer la potentialité des politiques de paix féministes, nous devons prendre en compte toutes
les activités entreprises par les femmes qui rapprochent le monde de la paix, à grande comme à petite
échelle, mais surtout à petite échelle, à un niveau local et souvent personnel. Beaucoup de ces
actions ne sont pas considérées comme politiques par les femmes qui les entreprennent puisque la
politique est, par définition, une entreprise à grande échelle, abstraite et masculine 88.

L'invention de cette nouvelle politique se situe en « opposition à la bureaucratie, à la gesticulation


politique pontificale, à la rigidité et au manque d'imagination du monde des hommes en cravate et
en uniforme. C'est l'atonie même de ces créatures et créations institutionnelles qui menace la
prolongation de la vie sur la planète – ainsi opposer une culture politique de la vie à une culture
politique de la mort est une exigence de notre temps »89. C'est l'une des volontés du féminisme
d'incarner une politique de joie de vivre, une politique de paix qui aurait « plus en commun avec
l'art qu'avec la science », « une politique libidinale – j'entends par là, dit Ynestra King, l'émergence
spontanée d'un amour de la vie au sein de l'arène publique »90. Le terme libidinal désigne cette
volonté de reconnecter chaque être « avec ce qu'il y a de plus profondément sensible et de plus
profondément vivant en [lui]»91. L'idée est qu'en renouant avec ces aspects de soi, nous puissions
tendre vers un plus grand respect d'autrui et de l'environnement, que nous puissions nous y rendre
87 Y. KING, If I can't dance in your revolution, I'm not coming, citée dans E. HACHE, Reclaim – Recueil de textes
écoféministes, Paris, Camboukaris, 2016, pp. 107-108.
88 Ibid., p. 106.
89 Ibid., p. 106.
90 Ibid., p. 106.
91 Ibid., p. 107.

28
sensibles parce que nous y sommes liés et dépendants, que nos actions soient animées par une
pulsion de vie, et non de mort, et ainsi, que nous transformions les structures économiques, sociales
et politiques coupables de la destruction de la planète et de ses habitants.

3. La Déesse

Les figures paternelles et dominantes au sein des religions monothéistes ont construit notre
imaginaire symbolique et ont structuré (ou ont renforcé, légitimé) les valeurs, le système
hiérarchique, la politique patriarcale, etc. de nos sociétés. Les religions ont des effets sociétaux,
politiques et psychologiques tangibles. Même si nous sommes athées, les symboles religieux sont
omniprésents et nous affectent de près ou de loin. L'anthropologue Cliffort Geertz s'est intéressé à
l'importance de ces symboles et rituels religieux. Une religion est un système symbolique qui
façonne un ethos culturel, une idéologie commune et les valeurs sous-jacentes à toute société. La
religion fait émerger ce que Geertz appelle nos « humeurs », c'est-à-dire nos attitudes
psychologiques, nos affects (la peur, la confiance, le respect). Ces humeurs créent nos
« motivations », c'est-à-dire nos conduites, nos pratiques, sociales et politiques, et vont ainsi
« transformer le mythe en ethos et le système symbolique en réalité sociale et politique »92 :

Les symboles ont des effets à la fois psychologiques et politiques, puisqu'ils créent leurs conditions
internes (des attitudes et des sentiments profondément enracinés) qui conduisent les gens à se sentir à
l'aise ou à accepter des arrangements sociaux et politiques qui correspondent au système
symbolique93.

Carol P. Christ, historienne et autrice féministe, a analysé le pouvoir des symboles religieux et les
raisons de leur persistance :

La raison de la persistance effective des symboles religieux réside dans le fait que l'esprit a horreur
du vide. Les systèmes symboliques ne peuvent pas simplement être rejetés ; ils doivent être
remplacés. Là où aucun remplacement n'a eu lieu, l'esprit va revenir à des structures familières en
temps de crise, de perplexité ou de défaite 94.

92 C. P. CHRIST, citée par E. HACHE, Reclaim – Recueil de textes écoféministes, Paris, Camboukaris, 2016, p. 84.
93 Ibid., p. 85.
94 Ibid., p. 85.

29
Ainsi, l'influence d'un Dieu mâle sur les femmes (et les hommes) est considérable. C'est pourquoi
tant d'écoféministes proposent de remplacer cette univers symbolique d'un Dieu père, dominant,
autoritaire et châtieur par la Déesse : « Puisque la religion a une emprise aussi puissante sur les
psychés profondes de tant de personnes, les féministes ne peuvent pas se permettre de la laisser
entre les mains des pères »95. En effet, introduire un nouvel imaginaire de la divinité comme
féminine permet aux femmes de ne plus être considérées comme inférieures. Grâce à la Déesse, le
pouvoir des femmes est légitimé et rendu possible. Les femmes peuvent être fortes, puissantes, et
même dangereuses.

La Déesse est pleine de symboles qui diffèrent selon comment chacune la ressent, l'invoque,
l'imagine. Elle représente en outre les cycles et renouveaux de la nature, la vie et la mort, la
guérison, la sexualité, le corps, le charnel. Elle incarne le pouvoir sacré et créateur des femmes, leur
liberté, leur volonté, leur bienfaisance et leur indépendance. Comme l'explique Carol P. Christ, mais
aussi Starhawk, et sûrement d'autres, la Déesse n'est pas « là-haut ». C'est une Déesse immanente,
qui s'oppose à l'autoritarisme, la hiérarchie et la rigidité dogmatique des croyances monothéistes en
un Dieu mâle, transcendant et supérieur à tout. Cette Déesse peut être dissimulée dans la nature ou
en nous. Réhabiliter cette croyance en une divinité immanente permet à la nature et aux femmes,
qui ont été associées à la nature, d'être valorisées, sacralisées, divinisées. Non seulement, dit
Starhawk, « la représentation de la Déesse immanente confère à la fois aux femmes et à la nature la
valeur la plus haute. [Mais] en même temps, la culture n'est plus appréhendée comme séparée et
opposée à la nature. Elle est une excroissance de la nature, un produit des êtres humains qui sont
parties prenantes du monde naturel »96.

Cette Déesse peut être mère ou non, elle est créatrice. Elle est « affirmation du corps féminin et du
cycle de la vie qui s'y exprime »97 et permet ainsi aux femmes une radicale reprise de contrôle et
possession sur et de leur corps, mais représente également l'autorité des femmes sur leur propre
corps et processus de vie. « L'image féminine de la divinité ne donne pas pour autant une
justification à l'oppression des hommes. La femelle, qui donne naissance au mâle, inclut le mâle
alors que les divinités mâles ne peuvent pas inclure les femelles sur ce mode »98. C'est pourquoi,
continue Starhawk :

95 Ibid., p. 85.
96 STARHAWK, Rêver l'obscur : Femmes, magie et politique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003, p. 36.
97 Ibid., p. 118.
98 Ibid., p. 37.

30
Pour un homme, la relation personnelle avec Gaïa est une voie pour sortir du piège de la culture car
un homme qui prend en lui sa propre connexion avec la Déesse éprouve le pouvoir nourricier en lui-
même, indépendamment de son lien avec une femme vivante 99.

4. Le Pouvoir

Le symbole de la Déesse et les principes qu'elle incarne : la créativité, la guérison, la vie, la graine
et la fleur, le soleil et la lune, les étoiles, le feu, la vieille et la jeune fille, la nature, la mort, l'obscur,
etc., sont liés à l'immanence. L'immanence s'oppose à la transcendance du Dieu mâle, blanc,
autoritaire, au-delà de tout. L'immanence est une forme de pouvoir qui provient du bas, de nos
entrailles, de la terre, de la chair. C'est le pouvoir que l'on cerne dans les vagues de la mer,
l'insouciance d'un enfant, les coups de tonnerre dans le ciel, les battements d'ailes d'un oiseau, mais
aussi en tissant, en peignant, en dansant. C'est une forme d'animisme, une manière de voir le monde
comme sacré et animé. Ce n'est pas un pouvoir qui peut être détenu dans les mains de certains
puissants, il n'est pas quelque chose que l'on peut avoir, mais quelque chose que l'on peut faire. Il
est action, vision, comme le dit Starhawk, il est magie : pouvoir de transformation. C'est un pouvoir
qui n'est ni soumission, ni domination, ni oppression, ni anéantissement, mais attention au monde
interconnecté, vivant, dynamique, traversé d'énergies. Un pouvoir de création, de guérison, de
connexion. Le pouvoir de la besace, du contenant : le pouvoir de déplacer l'énergie, de la faire
circuler, de la transformer. Un pouvoir contraire au pouvoir du Héros qui déterre, ôte, annihile
l'énergie. Comme Starhawk le nomme : le pouvoir-du-dedans :

La justice immanente s'appuie sur le premier principe de la magie : toutes les choses sont
interconnectées. Tout est relation. Peut-être l'éthique ultime de l'immanence est-elle de faire de
toute relation une relation d'amour ; l'amour de soi et des autres, l'érotisme, l'amour qui
transforme, l'amour comme affection, l'amour joyeux pour les myriades de formes de la vie en
évolution et en changement, pour le séquoia et la libellule, pour la baleine bleue et l'escargot,
pour le vent, le soleil et la lune qui croît, et celle qui décline ; un amour solidaire de l'enfant
cambodgien, du réfugié haïtien, du paysan salvadorien, de l'ado sans repos du ghetto ; un amour
pour le monde tout entier, éternellement en train de se créer lui-même, un amour pour la lumière
et la mystérieuse obscurité, et un amour en colère pour tout ce qui diminuerait la beauté
indescriptible du monde.100

99 Ibid., p. 124.
100Ibid., pp. 78-79.

31
Le pouvoir-du-dedans s'oppose au pouvoir-sur. Le pouvoir-sur est le pouvoir de domination, de
hiérarchisation, d'anéantissement, le pouvoir du fusil, de la bureaucratie, des institutions patriarcales
et capitalistes, de la religion et de la politique actuelles. C'est le pouvoir sur lequel est basé notre
société, son fonctionnement, ses rouages. Une société morcelée dont les activités sont segmentées,
ses membres anesthésiés, coupés du monde, séparés les uns des autres, inconscients de la violence
de leur réalité qu'ils perpétuent, sans être responsables, parce que la responsabilité est diluée,
diffuse : tout le monde est coupable, donc personne ne l'est. Le pouvoir-sur est en train de précipiter
la chute de toutes les créatures de cette Terre et ne peut nourrir ni notre vie sur la planète, ni notre
vie collective, ni notre vie intérieure. Comme l'explique Starhawk, ce pouvoir qui anime les violeurs
ou ceux qui mènent les guerres nucléaires, est le même, même si ce sont des problèmes en
apparence distincts. C'est un pouvoir de mise à distance : « son essence est de nous faire nous voir
nous-mêmes à l'écart du monde »101 ; à distance de la nature, les uns des autres, de nous-mêmes, des
conséquences de nos actes, dans un monde constitué de parties divisées, distinctes, sans vie, et qui
n'ont pas de valeur par elles-mêmes. Dans ce monde, plus rien n'est sacré. J'entends par là que les
choses n'ont plus d'importance intrinsèque, elles ne valent que dans la mesure où elles ont une
utilité, permettent de faire du profit, servent un intérêt pratique, assouvissent un désir. Tout est
épuisable, violable, aliénable. Tout peut être pénétré, envahi, volé, dépouillé. La Terre, ses
ressources, les lieux, le ciel, la mer, les corps. Le monde est vidé de son contenu, il n'a plus d'esprit,
l'esprit étant devenu le monopole des hommes. « Mais quand la nature est vide d'esprit, la forêt et
les arbres ne sont plus que des troncs, des choses à mesurer en stères, valables seulement pour leur
rentabilité et non pour leur existence ou leur beauté, ou même comme parties d'un écosystème plus
vaste. »102

Joanna Macy, autrice et militante écologiste, reprend cette distinction, en opposant le pouvoir-sur au
pouvoir-avec. Le pouvoir-sur, selon elle, va à l'encontre de la vie en un sens, car, du point de vue
des systèmes, les processus de vie sont co-organisationnels. Ils évoluent plutôt à partir de la base et
non l'inverse. C'est ce que les scientifiques des systèmes appellent synergie : le changement
(pouvoir) s'opère de bas en haut, et non du haut sur le bas. C'est pourquoi nous pouvons nommer le
pouvoir synergique pouvoir-avec : c'est une coopération de différents facteurs qui agissent ensemble
pour créer un effet global. Le pouvoir-avec, synergique est à nouveau immanent et peut être pensé
dans un contexte global où les parties d'un système sont toutes interconnectées, interdépendantes et

101Ibid., p. 29.
102Ibid., p. 30.

32
dynamiques.

Ce pouvoir du bas n'est pas associé à l'invulnérabilité comme l'est le pouvoir-sur. Au contraire, les
systèmes de vie évoluent en s'ouvrant à leur environnement. Le pouvoir synergique exige « une
ouverture, de la vulnérabilité et une disposition à changer. C'est de fait le sens de l'évolution.
Puisque les formes de vie évoluent en intelligence, elles perdent leur armure et rejoignent l'extérieur
pour interagir toujours plus avec l'environnement. Elles développent des excroissances vulnérables
et sensibles (...) pour mieux sentir et répondre, mieux se connecter au réseau et tisser davantage de
liens »103.

Tout cela fait écho à ce que nous avons vu plus haut à propos de la pensée symbolique qui crée de
l'habitude, ces habitudes devant toujours se réajuster à l'environnement concerné. Il s'agit toujours
d'ouvrir ces habitudes, d'en abandonner certaines, d'en reconfigurer d'autres afin d'être à nouveau en
phase avec le monde, de parvenir à le saisir dans sa complexité et sa diversité. C'est cela croître,
évoluer, être animé d'un pouvoir-du-dedans, qui provient du bas et s'élance, crée, innove, transforme
les consciences, les pratiques, les points de vue sur l'existence, les manières infinies d'exister. Ainsi,
dans le contexte d'une éthique de l'immanence, le conflit occupe une place différente de celle qu'il
occupe dans notre société actuelle de la mise à distance, du pouvoir-sur : « le conflit, quand il n'est
pas résolu par la violence, aiguillonne la croissance et rend la vie intéressante »104.

L'enjeu est donc d'encourager des façons de faire attention, des pratiques de soin, de guérison, de
création, des manières d'être sensibles. Mais comment renverser le principe de pouvoir-sur et faire
advenir une société fondée sur le principe du pouvoir-du-dedans ou pouvoir-avec ? Une société
basée sur l'immanence plutôt que sur la mise à distance ? Comment restaurer un sens du sacré du
monde, faire en sorte que nous transportions des jattes, récipients et réservoirs qui soient, comme le
dit Le Guin, des « Paquets sacrés », remplis de vivres et de trouvailles, peuplés de signification,
générateurs d'histoires ? Comment exhorter chacun d'entre nous à écouter et laisser vibrer nos
pulsions de vie ? Mais aussi, comment faire face et accueillir les parts sombres de soi et des autres ?
Parce qu'en effet, comme l'explique Starhawk, une conception immanente de la justice et de
l'éthique implique l'intégrité, le fait que nous soyons prêts à écouter chacune de nos émotions,
même les plus obscures, afin d'agir conformément à elles, de faire circuler l'énergie, à nouveau, au
sens de la besace de Le Guin qui contient et transporte l'énergie, l'emmène vers un ailleurs où celle-

103 J. MACY, citée par E. HACHE, Reclaim – Recueil de textes écoféministes, Paris, Camboukaris, 2016, p. 178.
104 STARHAWK, op. cit., p. 38.

33
ci pourra croître, se métamorphoser, rayonner, et enfin, de faire advenir un changement :

L'intégrité signifie la cohérence ; nous agissons en accord avec nos pensées, nos images, nos
discours ; nous maintenons nos engagements. Le pouvoir-sur peut être détenu sans intégrité,
mais le pouvoir-du-dedans ne le peut pas. Car le pouvoir-du-dedans est le pouvoir de diriger
l'énergie. Si l'ensemble est cohérent, l'énergie flue librement dans la direction que nous
choisissons et nous avons du pouvoir. Si ce que nous faisons est aux antipodes de ce que nous
pensons ou disons, alors l'énergie se bloque et dérive. Si je pense et dis que je déteste la pollution
et que je passe à coté des cannettes de bière à mes pieds, en les laissant, l'énergie de mes
sensations se dissipe. Au lieu de sentir mon propre pouvoir de faire quelque chose à propos des
ordures, aussi petite que soit cette chose, je me sens impuissante et le deviens davantage.
L'énergie dirigée entraîne le changement 105. (...) L'éthique de l'immanence est basée sur la fierté,
non sur la culpabilité. Je ramasse les cannettes, non pas parce que je me sens moche de ne pas le
faire, mais parce que je sens mon pouvoir quand je le fais 106.107

5. Le soi comme tout ouvert

Ce que Joanna Macy explique à propos des systèmes de vie qui supposent une ouverture à leur
environnement peut être relié à ce qu'explique Kohn à propos des touts ouverts. Macy explique
qu'avec une approche systémique - et j'ajouterais, pour ma part, micro-située - nous pouvons
comprendre que les systèmes de vie, afin d'interagir avec leur environnement, ne sont pas des
systèmes fermés sur eux-mêmes, mais au contraire, ouverts, en perpétuel déploiement, de sorte que
les éléments présents dans l'environnement d'un système en viennent à constituer comme une
extension du système lui-même. Ainsi, le système est considéré comme partie d'un tout plus vaste,
qui agit sur lui et le détermine partiellement, mais donc aussi comme un tout lui-même composé de
parties. Cette approche systémique est une approche globale qui permet d'analyser les échanges
entre différents systèmes et entre différentes parties d'un système, imbriqués les uns dans les autres,
à la manière de poupées russes, dans un enchevêtrement d'entrelacements. Comme elle le dit, les
formes de vie tissent toujours davantage de liens, dans l'intégration et la différenciation, créant ainsi
des systèmes de plus en plus complexes, au sens étymologique de « ce qui est tissé ensemble ».

105 Ibid., p. 67.


106 Ibid., p. 70.
107 Aujourd'hui, ramasser les déchets peut nous sembler évident, et surtout insuffisant. Mais cet exemple peut être
actualisé de multiples façons dans le moindre de nos actes : quotidiennement, nous sommes confrontés au choix
d'agir de façon cohérente avec nos valeurs ou non (dans ce cas, l'incohérence correspond en quelque sorte à de la
dissonance cognitive).

34
Cette vision globale et systémique peut être appliquée aux formes de vie les plus basiques comme
aux êtres humains, à des phénomènes naturels divers, à des institutions de la société ou encore à la
pensée humaine, symbolique. Chaque structure évolue dans un environnement plus vaste qui
l'englobe et l'affecte, et inversement, chaque structure affecte d'autres structures auxquelles elle est
liée, ainsi que l'environnement dans lequel elle se déploie.

Kohn, dans son anthropologie au-delà de l'humain, montre que la pensée symbolique est un tout
« ouvert à de nombreuses autres habitudes qui peuvent proliférer, et qui prolifèrent, dans un monde
qui s'étend au-delà de nous »108. Le monde vivant est intrinsèquement sémiotique et chaque soi est
un produit de cette sémiose. Cela signifie que chaque être vivant fait « des choses pour le compte
d'un futur possible en le re-présentant dans le présent »109. Tous les signes, iconiques, indiciels,
toutes les pensées, et même des phénomènes naturels sont en capacité de produire des effets sur le
monde, ce en se représentant le monde d'une manière ou d'une autre. « Nous vivons tous avec et à
travers des signes »110. Ceux-ci « ne peuvent pas être précisément localisés car ce sont des processus
relationnels continus. Les signes sont vivants. La chute d'un palmier - envisagée comme un signe -
est vivante dans la mesure où elle peut croître. Elle est vivante dans la mesure où elle sera à son tour
interprétée par un signe consécutif dans une chaîne sémiotique qui s'étend vers un futur possible. Le
saut du singe effrayé vers un perchoir plus élevé fait partie de cette chaîne sémiotique vivante. C'est
ce que Peirce a appelé un « interprétant », un nouveau signe qui interprète la manière dont un signe
antérieur entre en relation avec son objet »111.

Cette perspective sur le monde permet d'envisager la séité, le fait d'être un soi, différemment de sa
définition dans le sens commun. Nous pouvons élargir notre conception de la séité. Celle-ci n'est
pas forcément confinée dans les limites du corps. Elle peut s'étendre au-delà du corps, un séminaire
ou une colonie de fourmis peuvent être considérés comme des sois. A l'inverse, un corps peut
héberger de nombreux sois. Nous ne devons pas exclure la possibilité d'une fondamentalité des
sujets au niveau microscopique, même si c'est une séité minimale. Selon Peirce, ce qu'il appelle le
« siège de l'âme », bien que toujours lié à un corps, n'est pas nécessairement le corps. « L'âme serait
plutôt, selon lui, l'effet de l'interprétance sémiotique intersubjective : ‟ Lorsque je communique ma
pensée et mes émotions à un ami avec lequel je suis en totale sympathie, afin que mes sentiments le
pénètrent et que je sois conscient de ce qu'il ressent, est-ce que je ne vis pas dans son cerveau autant

108 E. KOHN, op. cit., p. 103.


109 Ibid., p. 72.
110 Ibid., p. 58.
111 Ibid., p. 61.

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que dans le mien – littéralement ? ” »112. La séité, la subjectivité, « sans être jamais complètement
désincarnée, dépasse potentiellement le soi délimité par sa peau autour duquel elle se trouve
localisée à un moment donné »113. Le soi, puisqu'il est un relais de sémiose, s'étend au-delà de
l'individualité, et est dispersé dans une sorte de lignage sémiotique :

Puisque les sois sont des lieux de pensées vivantes - des relais éphémères et émergents dans un
processus dynamique - il n'y a pas de soi unitaire. Il n'y a pas une seule chose que l'on pourrait
être : (une) personne n'est pas absolument un individu114.

Un tel point de vue sur l'existence permet de comprendre la nécessité d'une praxis qui ne soit pas
solitaire, mais collective ; qui soit le résultat d'une énergie commune, de la connexion d'un groupe,
un soi supérieur qui émanerait d'un partage de tendresse, de rires, de savoirs, de sensations, de
touchers, de danses, de cris de colère. Échapper momentanément à son corps, faire corps avec
d'autres corps, être un « cœur sans limites »115, comme le dit Macy. Ainsi, nous bâtirons des
possibles aux antipodes de ceux qu'envisagent de créer les gouvernants de ce monde. Car, comme le
dit l'un.e des auteur.ice.s du Manifeste conspirationniste : « Leur rage de détruire le monde sous
prétexte de le reconstruire de pied en cap provient de là : de l’amputation qu’ils ont au cœur »116. Et
c'est précisément « [ce] vide qu’ils ont au cœur [qui] les rend insatiables. Rien ne parvient à leur
procurer la sensation d’être vraiment en vie »117.

Ce trou au cœur qu'ils ont leur empêche toute once de sensibilité, leur empêche d'être connecté au
monde. Ils sont anesthésiés, amputés du reste du monde. Or, c'est parce que les systèmes naturels
forment des réseaux vivants, des touts ouverts ; c'est parce que nous sommes dépendants de et en
relation avec tous ces autres êtres en voie d'extinction, que nous pouvons ressentir de l'empathie ;
être, pour reprendre l'exemple de Peirce, momentanément dans le cerveau de mon ami auquel je me
confie ; ressentir de la peine pour autrui, mais aussi pour le monde. Le désespoir environnemental,
sociétal et moral que nous traversons peut être expliqué de cette manière : nous ne sommes pas des
sois isolés, des particules flottant dans le vide qui n'auraient besoin de rien d'autre qu'elles-mêmes
pour être. Au contraire, nous sommes des flux de matière, d'énergie, d'informations, liés au monde,
annexés à lui comme « [les compagnons] de cellule d'un corps plus vaste »118. Nous sommes
112 C. S. PEIRCE cité par E. KOHN, ibid., p. 152.
113 E. KOHN, Ibid., p. 150.
114 Ibid., p. 127.
115 J. MACY, citée par E. HACHE, op. cit., p. 179.
116 Manifeste Conspirationniste, op. cit., p. 20.
117 Manifeste Conspirationniste, op. cit., p. 19.
118 J. MACY, citée dans E. HACHE, op. cit., p. 177.

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sympoïétiques, pour reprendre les termes d'Haraway, des « systèmes complexes, dynamiques,
réactifs, situés et historiques »119, liés à d'innombrables autres avec lesquels nous construisons-avec
sans cesse.

Bien sûr, et nous l'avons vu brièvement plus haut, la société dans laquelle nous évoluons nie cette
réalité et nous manœuvre d'un seul et unique mot d'ordre : « que chacun tienne bien barricadé
l'accès à ce qu'il éprouve »120. Il s'agit de « piétiner toute sensibilité »121, de faire de nous, à l'image
de nos dirigeants, des amputés, des estropiés. Malheureusement pour eux, « l’amputation n’a jamais
empêché les sensations venues d’un membre fantôme »122. Et précisément, notre détresse sociale et
planétaire, qui nous est si insupportable, est peut-être pourtant signe de bonne santé, de résistance à
l'insensibilité qui nous empreint, car elle agit comme un membre fantôme :

Tout comme une personne amputée continue de sentir des élancements dans le membre sectionné,
nous aussi, en un sens, nous éprouvons, dans l'angoisse ressentie pour les personnes sans-abri ou les
baleines chassées, une douleur qui appartient à une partie séparée de notre corps – un corps plus
vaste que celui que nous pensions posséder, qui ne s'arrête pas aux limites de notre peau 123.

Comme nos vies et nos morts sont entremêlées, « les êtres humains en tant qu'ils participent et
appartiennent à ce tissu de pertes doivent être en deuil-avec »124. Mais le chagrin n'est pas le seul
sentiment que nous pouvons ressentir lorsque nous prenons conscience du vaste réseau dans lequel
nous sommes inscrits, nous pouvons aussi y trouver de la force, du courage, de l'endurance, de
l'inspiration. Nous pouvons renverser l'histoire « viriloïde » du Héros, en inventer de nouvelles, où
« tout autre protagoniste [ne serait pas] accessoire, support, domaine, espace pour l'intrigue ou
proie »125, mais des compagnons d'existence, qui rendent possibles des manières différentes
d'habiter le monde, des modes d'existence pluriels, des potentialités futures jusqu'alors inexplorées.
Nous pouvons nous « mêler à toutes celles, tous ceux et tout ce qui, sinueux, sans héroïsme (...)
fabriquent en permanence des sacs à provisions matériels-sémiotiques »126.

119 D. HARAWAY, op. cit., p. 63.


120 Manifeste Conspirationniste, op. cit., p. 18.
121 Ibid., p. 19.
122 Ibid., p. 19.
123 J. MACY, citée dans E. HACHE, op. cit., p. 181.
124 D. HARAWAY, op. cit., p. 72.
125 Ibid., p. 74.
126 Ibid., p. 81.

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VII. Conclusion

Au début de ce TFC, j'ai travaillé sur le pouvoir de la pensée symbolique. La pensée symbolique,
comme nous l'avons vu, détermine nos croyances, notre système de valeurs, nos craintes, nos
habitudes. L'imaginaire symbolique agit sur nous, à notre insu, et est le résultat de conventions, de
mœurs sociétales ou d'un groupe social précis dans lesquels nous sommes immergés. Il est donc lié
à notre culture et à notre connaissance de notre environnement. Ce n'est pas parce qu'il est socio-
culturel qu'il est arbitraire. Travailler sur l'imaginaire symbolique m'a semblé intéressant dans la
mesure où nous aurions peut-être tendance à traiter le symbolique comme relayant de la sphère
culture, par opposition à la nature. Mais ce que démontre Kohn, c'est justement le fait que cette
distinction entre nature et culture ne tient pas, puisque l'imaginaire symbolique, culturel, émerge de
la sémiose de la vie, de la nature et des formes qui l'habitent. La pensée symbolique n'est qu'une
dynamique émergente, rendue possible grâce aux signes indiciels et iconiques omniprésents tout
autour de nous, et qui ne sont pas le propre de l'humain.

J'ai donc compris que la pensée symbolique n'était pas à diaboliser, même si c'est elle qui paraît a
priori être en cause de sentiments excessifs de panique ou de déracinement. Elle peut en effet être
assez rapidement traitée comme radicalement séparée du monde, ce parce qu'elle conserve une
stabilité référentielle même en l'absence de l'objet auquel elle se rapporte. Lorsque notre imaginaire
symbolique s'emballe et produit maints scénarios inquiétants qui sont ou non en phase avec la
situation présente, cela peut nous sembler étouffant. Dans l'angoisse, nous nous sentons oppressés
par tous ces futurs possibles que l'imaginaire permet, sans que ceux-ci n'aient d'existence sociale,
tangible et partageable. Mais ce que je tente de montrer, c'est que la pensée symbolique n'est pas à
condamner, au contraire. Le sentiment de panique existentielle, de déracinement et le doute de soi
sont plutôt dus au décalage avec la pensée symbolique des autres, qui est différente. C'est lorsque la
pensée symbolique, socio-culturelle par définition, n'est plus partagée que nous nous sentons isolés
et déconnectés de ce vaste monde duquel nous sommes partie.

Dès lors, il semble que le doute, la panique et la sensation de déracinement se dissolvent une fois
réancrés dans un environnement partageable, dans une écologie sémiotiquement dense, dans
laquelle nous sommes réceptifs aux signes, nous les interprétons et nous en relayons d'autres,
ensuite. C'est en se réintégrant dans un tel environnement que nous pouvons sentir notre puissance

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d'agir en tant que partie d'un corps plus grand, qui s'étend au-delà de nous, et sur lequel nous avons
la capacité d'avoir un effet matériel et sensible.

Ensuite, nous avons vu que l'imaginaire symbolique crée des habitudes de pensée, des attentes sur le
monde. La vie se caractérise par la tendance de toute chose à croître, c'est-à-dire, selon Kohn,
apprendre par expérience. Ainsi donc, nous avons des habitudes à propos du monde qui sont
constamment remises en question par le monde qui, dans sa complexité et son imprévisibilité, ne
cesse de nous surprendre. C'est dans ce moment où nos attentes sur le monde sont contredites par un
certain état du monde que la panique, telle que vue ici, peut surgir. Nous devons parvenir à créer de
nouvelles habitudes qui intègrent ce changement inattendu du monde. Nous devons nous
reconfigurer.

Cette phase où nous sommes face à une impasse, dans laquelle nous n'avons plus le choix
d'abandonner nos anciennes habitudes parce qu'elles ne correspondent manifestement plus au
monde, me semble correspondre à la période de crise actuelle. Nous allons devoir en inventer de
nouvelles, mais nous ne savons pas encore lesquelles. Le point positif, c'est que nous pouvons être
imaginatifs, innovants, voire révolutionnaires dans nos possibilités infinies d'habiter le monde et de
le penser.

Ce qui est important de prendre en compte, c'est le fait que l'imaginaire symbolique que nous
façonnerons collectivement et les habitudes que cet imaginaire créera auront des effets réels sur le
monde. Nous l'avons vu, la manière dont on conçoit les choses, la Terre, la vie, le pouvoir, la
divinité, la séité peut agir comme une contrainte morale ou comme une autorisation à ne plus
prendre soin, ne plus faire attention, posséder ou encore détruire.

Mais l'histoire du Héros qui extermine, domine, dépouille semble arriver à son terme, ne plus être
adéquate pour penser le monde dans ses bouleversements. L'histoire du Héros a fait son temps. Le
Héros s'est bien amusé. Il s'est emparé par la force de maintes ressources. Il a vidé tous les
contenants de leur contenu. Il a beaucoup consommé. Consumé aussi. Il a détruit tout sur son
passage. Réduit à néant ce qu'il touchait. Sous son apparence de sauveur, il a semé beaucoup
d'espoir. Il a prétendu améliorer la vie, améliorer l'humain. Mais « s’il leur faut à toute force
‟augmenter l’humain”, [à ces Héros], c’est qu’ils ne le connaissent qu’amputé, et pour rendre cette
amputation définitive »127. Maintenant que nous sommes désillusionnés de tout héroïsme viriloïde,

127 Manifeste Conspirationniste, op. cit., p. 19.

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pour reprendre le terme d'Haraway ; maintenant que nous ne pouvons plus nier les victimes
humaines et non-humaines que toute omnipotence suppose ; maintenant que nous voyons que cette
dialectique du Héros tyran ne peut plus continuer parce que nous chutons avec elle ; dès lors que
nous avons compris les mots de Kafka : « Nous vivons tous comme si nous étions des despotes.
Cela fait de nous des mendiants »128, alors enfin, nous pouvons formuler la nécessité d'inventer
d'autres histoires. Des histoires qui contiennent des mondes. Des perspectives différentes sur
l'existence. Où la terre et les créatures qui l'habitent sont entrelacés, tentaculaires, connectés et
dépendants les uns des autres. Où la divinité est immanente, clairsemée en tout ce et tous ceux qui
participent à la beauté du monde. Où le pouvoir n'est jamais détenu, mais puissance d'agir et de
transformation. Où les êtres ne sont pas des touts faits, mais des touts ouverts, perpétuellement en
train de se faire et de se défaire, d'évoluer, d'involuer, susceptibles d'éprouver leur vie, ardente,
nébuleuse, fragile et évanescente, sans que la Mort n'achève ces histoires.

128 Ibid., p. 18.

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VIII. Bibliographie

Ouvrages

ANONYME, Manifeste conspirationniste, Éditions du Seuil, Paris, 2022.


HACHE, Emilie, Reclaim – Recueil de textes écoféministes, Paris, Camboukaris, 2016.
HARAWAY, Donna, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Éditions des Mondes à Faire, 2020.
KOHN, Eduardo, Comment pensent les forêts, Molenbeek-Saint-Jean, Zones sensibles, 2017.
KRENAK, Ailton, Idées pour retarder la fin du monde, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020.
LE GUIN, Ursula, Danser au bord du monde - Mots, Femmes, Territoires, « Le fourre-tout de la
fiction, une hypothèse », Paris, Éditions de l'éclat, 1986.
LOVELOCK, James, La Terre est un être vivant : l'hypothèse Gaïa, Monaco, Du Rocher, 1986.
MERCHANT, Carolyn, La Mort de la Nature - Les femmes, l'écologie et la révolution scientifique,
Éditions wildproject, Marseille, 2021.
RAVAISSON, Félix, De l'habitude, Éditions Allia, Paris, 1838.
STARHAWK, Rêver l'obscur : Femmes, magie et politique, Paris, Les empêcheurs de penser en
rond, 2003.

Sites consultés

J.-J. WUNENBURGER, Imaginaire et représentation : de la sémiotique à la symbolique, 2014 :


https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1727
Colloque de B. LATOUR, sous la direction d'E. V. DE CASTRO et D. DANOWSKI, Les Mille
Noms de Gaïa, 2014 :
http://modesofexistence.org/the-thousand-names-of-gaia-rio-de-janeiro-15-19-sept-2014/
O. BONILLA et A. KRENAK, « Les Blancs veulent manger le monde. Et nous, nous sommes le
monde » (Idées pour retarder la fin du monde), 2021 :
https://www.n-1edicoes.org/os-brancos-querem-comer-o-mundo-mas-nos-nos-somos-o-mundo

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