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Préface : La déroute de l’intelligentsia
Dédicaces
Informations 2
Introduction : Libéral, je te parle !
Le tournant, et ce qui s’est passé
Coût de renoncement
Pourquoi le libéral ferait bien d’écouter
Farniente au temps du triomphe libéral
« Pas grand-chose de changé »
I. Théorie de la classe libérale
Le Parti du peuple
Haute naissance et bons diplômes
« Dominant au nom de la connaissance »
Technocratie pop
La panacée de l’éducation
Les pathologies du professionnalisme
Sur le libéralisme des riches
II. Comment le capitalisme est redevenu cool
Le Powell Memo des démocrates
Un réalignement choisi
L’avènement des nouveaux démocrates
Bubba entre en scène
III. L’économie, idiot !
Dire la vérité aux faibles
Tout le monde peut devenir yuppie
L’inégalité débarque à Typiqueville (USA)
Délits yuppies
IV. Les agents du changement
Hier n’est plus
Mauvais cerveaux
Le Voyage
Erreurs heureuses
V. Il fallait un démocrate
L’histoire secrète
Nation captive
La carotte et le bâton
Le succès désastreux de la présidence Clinton
VI. Le hipster sera l’ami du banquier
Le mariage de l’argent et de la morale
Milliardaires démocrates
Le Marx de la classe des maîtres
VII. Comment la crise a été gâchée
Idem.gov
Un New Deal pour qui ?
La présidence paquebot
Les paquebots étaient faits pour voler
VIII. Les défauts d’un esprit supérieur
Les fins de la complexité
Entre gens sérieux
Le consensus des bonnes volontés
L’horreur du non professionnel
La course n’est pas aux agiles
IX. Le modèle de l’État bleu
Ces gens sont des démocrates
Une ville brillante sur une colline
Une ville fumante sur une falaise
Le grand réveil entrepreneurial
Le triomphe des inno-crates
Les entrepreneurs d’abord
X. La classe innovatrice
Ce qui est bon pour Google
Inno-qualité
Main-d’œuvre atomisée
La technologie comme culture
XI. Paillettes libérales
« Bonne, bonne, bonne »
Crever le plafond
Les choses bonnes sont bonnes
Championne du seul Internet véritable
La « doctrine Hillary »
Marchés de la compassion mondialisés
Qui n’est pas sur cette image ?
Conclusion : Piétiner le vignoble
La terre que les libéraux ont oubliée
Toi, hypocrite lecteur !
Postface 2017 : L’année où ils ont trouvé ailleurs où aller
Suffisance
Interlude
Cleveland vide
Philadelphie vertueuse
La campagne d’union nationale – et comment elle a échoué
Remerciements
Notes de référence. Introduction : Libéral, je te parle !
Notes de référence. I. Théorie de la classe libérale
Notes de référence. II. Comment le capitalisme est redevenu cool
Notes de référence. III. L’économie, idiot !
Notes de référence. IV. Les agents du changement
Notes de référence. V. Il fallait un démocrate
Notes de référence. VI. Le hipster sera l’ami du banquier
Notes de référence. VII. Comment la crise a été gâchée
Notes de référence. VIII. Les défauts d’un esprit supérieur
Notes de référence. IX. Le modèle de l’État bleu
Notes de référence. X. La classe innovatrice
Notes de référence. XI. Paillettes libérales
Notes de référence. Conclusion : Piétiner le vignoble
Notes de référence. Postface 2017 : L’année où ils ont trouvé ailleurs où aller
Dans la même collection
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Thomas Frank
La suite sera plus décevante. Assez vite, Thomas Frank soupçonne que le
nouveau président, qu’il a d’abord connu à Chicago comme militant
associatif, risque de ressembler à Bill Clinton davantage qu’à Franklin
Roosevelt. Deux mois après son entrée à la Maison-Blanche, Obama reçoit
des banquiers de Wall Street, une caste déjà surreprésentée dans sa nouvelle
administration. Va-t-il condescendre à la pourfendre, annoncer qu’il engagera
des poursuites contre quelques grands criminels en col blanc ? Il préfère
badiner en leur compagnie. Modéré, tranquille, cérébral, déjà centriste.
Confronté au même moment à une obstruction républicaine systématique et
haineuse, il désarme, louvoie, négocie, recherche un impossible compromis.
Il démobilise ainsi son électorat pendant que celui de ses adversaires se
remobilise – et le combat. On épargnera à un lecteur français le rappel
détaillé des compromissions et des capitulations de ce président élu par une
coalition progressiste après avoir promis « espoir et changement ». Le Vieux
Continent connaît ce genre de reniement aussi souvent que le Nouveau
Monde.
Les imbéciles ont donc pris leur revanche… En élisant leur président en
2016, les Américains ont ignoré les conseils de patience et de tempérance, le
jugement de l’écrasante majorité des journalistes, des artistes, des experts,
des universitaires. Leur choix étant souvent corrélé à leur niveau
d’instruction, certains démocrates enragent que leurs concitoyens ne soient
pas plus cultivés. Les protestataires des urnes, impatients de tout faire
sauter – un système « truqué », des médias qui mentent, les traités de libre-
échange, un afflux de migrants venus du Mexique, le « politiquement
correct » dans les universités –, auraient ainsi transformé en politique
publique leur immaturité psychologique et culturelle.
Tirant les leçons de l’échec de Mme Clinton devant ses partisans étudiants,
Bernie Sanders a lui aussi réclamé que les démocrates aillent « au-delà des
politiques identitaires. Il ne suffit pas de dire à quelqu’un : “Je suis une
femme, votez pour moi.” Non, ça ne suffit pas. Ce dont nous avons besoin,
c’est d’une femme qui aura le courage de s’opposer à Wall Street, aux
compagnies d’assurances, à l’industrie des énergies fossiles ». L’université
américaine étant l’un des lieux où l’obsession de la diversité l’emporte
souvent sur le souci de l’égalité, Sanders ne prêchait pas forcément des
convaincus ce jour-là. Mais depuis, les provocations incessantes de Trump ne
lui facilitent pas la tâche. Sa présidence est à ce point insupportable à la
plupart des démocrates, humiliante même, qu’ils sont tentés de resserrer les
rangs contre l’ennemi, de différer une autocritique que le choc du résultat
semblait pourtant rendre inévitable, et à laquelle ce livre appelle. Alors, dix
ans après une crise pour rien, une défaite pour rien ?
Presque partout en Europe comme aux États-Unis, une droite dure redresse
la tête et campe sur le terrain politique qu’une gauche molle a dévasté.
À défaut de porter une espérance, car elle n’exprime souvent qu’un précipité
de ressentiments, elle emploie le langage du combat, pas celui de la
résignation (voire de l’émerveillement) devant le nouvel ordre du monde. Or
deux blocs s’opposent à cette droite ethno-nationaliste, autoritaire, en général
xénophobe. Bernie Sanders, Podemos, les Insoumis lui disputent le répertoire
volontariste à partir de principes et de valeurs égalitaires et démocratiques
rigoureusement contraires aux siens. Une autre réponse existe, dont ce livre et
plus de trente ans d’histoire récente démontrent l’inefficacité absolue. Elle
consiste à encourager un large « front républicain » de plus, un éternel vote
utile contre le péril, rappels historiques à l’appui. Elle recherche également
une fusion entre gauche modérée et droite libérale grâce à un discours qui
combat tout autant, sous le vocable passe-partout de « populisme », la
radicalité de gauche et l’extrémisme de droite, l’expression d’une colère et la
brutalisation du langage. Enfin, à supposer que cette opération fonctionne une
fois de plus, il ne sera plus vraiment interdit d’espérer réhabiliter la « pensée
unique » en la qualifiant dorénavant de culture démocratique…
Une telle perception s’emboîte dans une analyse plus générale des rapports
de force internationaux. Car un « grand récit » politique et social perçoit la
situation mondiale comme polarisée entre, d’un côté, un bloc « illibéral »,
chouan, « populiste » qui tirerait sa puissance des dispositions autoritaires et
xénophobes imputées aux catégories populaires. Face à ce bouillonnement
antisystème, un bloc transpartisan, ouvert, droite et « en même temps »
gauche, dont la base sociale principale serait les classes moyennes urbaines,
les intellectuels, les médias, les créateurs. En somme, ethno-identitaires
contre libéraux démocrates, fermés contre ouverts, capitalisme autoritaire et
nationaliste contre capitalisme libéral et international. Avec dans un camp,
Trump mais aussi Le Pen, Poutine, Orbán en Hongrie, Kaczyński en Pologne.
Dans l’autre, Clinton ou Obama, mais aussi Macron, Merkel, Trudeau au
Canada, Riveira en Espagne.
Largement encouragé par les classes dirigeantes et par les grands médias
qui leur sont inféodés, un tel découpage présente à leurs yeux l’avantage
d’annuler le clivage droite-gauche, c’est-à-dire la question de l’exploitation et
de la répartition des richesses. L’effacement nous ramènerait deux siècles en
arrière, avant les chartistes britanniques et les canûts de Lyon, à une époque
où, faute d’un mouvement ouvrier puissant et autonome, deux droites
s’affrontaient, l’une conservatrice, l’autre libérale. Autant dire que le
« modèle américain » se généraliserait alors que la campagne de Bernie
Sanders laissait espérer qu’il avait épuisé ses effets, y compris aux États-
Unis. Puisque, là-bas aussi, la question du travail et de la propriété était enfin
revenue au premier plan. Or si Trump et Macron se distinguent sur nombre
de choix, une priorité au moins les réunit : la défense de la finance. Presque
sitôt élus présidents, l’une de leurs décisions principales fut en effet
identique : la baisse appréciable – et appréciée par ceux qui en bénéficièrent –
de l’impôt sur le capital (de 35 % à 21 % aux États-Unis, de 45 % à 30 % en
France).
Serge Halimi
Il importe sans doute au bien des nations que les gouvernants aient des vertus ou des
talents ; mais ce qui, peut-être, leur importe encore davantage, c’est que les gouvernants
n’aient pas d’intérêts contraires à la masse des gouvernés ; car, dans ce cas, les vertus
pourraient devenir presque inutiles, et les talents funestes.
Alexis de Tocqueville ,
De la démocratie en Amérique (1835)
McGeorge Bundy était le plus bel exemple d’une élite particulière, d’une certaine race
d’hommes dont la continuité tient à eux-mêmes. Ils sont liés l’un à l’autre plutôt qu’à leur
patrie, ils acceptent de devenir responsables de leur pays mais sans pour autant compatir à
ses ennuis.
David Halberstam ,
On les disait les meilleurs
et les plus intelligents (1972)
« L’introduction de ce livre, précise l’auteur, inclut plusieurs passages sur l’inégalité des
revenus publiés dans la revue en ligne Salon en 2014, ainsi que des passages publiés dans
des chroniques pour Harper’s Magazine , l’une en septembre 2012, l’autre en septembre
2013. Le chapitre vii intègre des extraits d’un article publié dans Bookforum à l’automne
2013 et développe également des articles publiés dans Salon en mars 2014, août 2014 et
janvier 2015. Le chapitre viii reprend une partie d’une tribune pour Harper’s Magazine de
septembre 2012. La postface intègre des articles publiés en 2016 dans The Guardian , Le
Monde diplomatique et Harper’s Magazine . » Enfin, pour l’édition française, l’auteur a
repris quelques points de détail dans la conclusion et la postface tandis qu’un certain
nombre de passages, écrits avant l’élection de Donald Trump, ont été actualisés.
Introduction : Libéral, je te parle !
L’abus d’espoir a ses conséquences, comme les autres formes
d’intempérance. L’une d’elles est la désillusion, une autre est la colère et une
troisième est ce livre.
Selon des chiffres officiels, les dernières années ont été une période de
grande prospérité, avec un chômage en baisse et un marché financier en
hausse. La productivité ne cesse de progresser. Pour ceux qui travaillent pour
gagner leur vie cependant, rien ne semble s’améliorer. Les salaires
n’augmentent pas. Le revenu moyen est encore très inférieur à ce qu’il était
en 2007. La part des revenus des travailleurs dans le produit national brut
(par rapport à celle des revenus des investisseurs) a atteint un niveau
historiquement bas en 2011 – et elle est restée à ce niveau tout au long de la
reprise. Elle est toujours au même point aujourd’hui ; les économistes
considèrent désormais son effondrement comme une donnée quasi
permanente 1 .
Pendant l’été 2014, alors que l’indice Dow Jones atteignait ses niveaux les
plus hauts jamais enregistrés, un sondage montrait que près des trois quarts
des Américains pensaient que l’économie était toujours en récession – car
c’est ce qu’ils vivaient I .
Dans cette économie, être un jeune qui vient de finir ses études et qui
commence à ployer sous le poids désormais inexorable des prêts étudiants,
c’est ressentir d’instinct la pente sur laquelle la plupart d’entre nous glissent
aujourd’hui. Les gens qui avaient vingt-cinq ans au milieu des années 2010
s’en sortaient moins bien que ceux qui avaient le même âge cinq ans plus tôt,
et beaucoup moins bien que ceux qui avaient vingt-cinq ans en 1996 4 .
C’est également vrai d’ailleurs pour les gens qui ont trente-cinq, quarante-
cinq et sans doute cinquante-cinq ans ; mais pour les jeunes, ce retournement
de la trajectoire américaine traditionnelle est extrêmement douloureux : ils
savent que tout le travail qu’ils peuvent fournir ne suffira jamais à les
propulser dans les rangs des vainqueurs.
Huit ans après l’espoir, nous en sommes là. Une croissance qui ne fait rien
croître ; une prospérité qui ne fait rien prospérer. Le pays, comprenons-nous
désormais, n’est simplement plus organisé pour assurer la sécurité
économique de ses citoyens.
Il y a quelque temps, à un congrès des pompiers du Nord-Ouest Pacifique,
j’évoquais comme toujours les mécanismes qui nous ont amenés à trouver
des justifications au fond de nous pour ces changements. Les pompiers sont
le genre de personnes qu’on respecte pour leur courage, mais il se trouve que
ce sont aussi des cols bleus, et ils ont vu avec une inquiétude grandissante ce
qui est arrivé aux gens comme eux ces dernières décennies, ils ont vu
comment des gens qu’on considérait autrefois comme l’âme de ce pays se
sont fait démolir leur vie morceau par morceau. Eux-mêmes gagnaient encore
assez bien leur vie, m’ont-ils dit – ils font partie des derniers cols bleus
syndiqués dans ce cas –, mais ils sentent maintenant l’incendie se diriger vers
eux, à mesure que leurs collègues ailleurs dans le pays voient leurs contrats
annulés et leurs retraites diminuées.
Que tout cela se produise sous la garde des démocrates, le parti politique qui
a longtemps été un défenseur si ardent des travailleurs et de la classe
moyenne, n’en rend que plus surprenant le triomphe de l’inégalité.
Pourtant, c’est à peu près ce qui s’est passé. La crise a été gâchée. Le héros
qu’on a mis au volant n’a pas écouté le GPS qui lui disait de tourner. Il a vu
les voyants clignoter et il a entendu ce martèlement inquiétant sous le capot
mais il a continué comme si de rien n’était.
Dire que « le centre a tenu », comme le fait l’un de ses biographes 7 , c’est
décrire de façon bien optimiste l’œuvre d’Obama. On pourrait aussi dire qu’il
a sauvé un système en faillite qui, en toute justice, aurait dû disparaître.
L’Amérique a survécu à une débâcle économique, à un séisme qui a anéanti
la confiance du peuple. Et pourtant, le système en est sorti largement
inchangé. Les prédateurs ont repris leurs opérations. Tout est resté à peu près
pareil.
Coût de renoncement
« Inégalité » est le mot qu’on utilise pour décrire un rapport entre les très
riches et nous qui ressemble de plus en plus au rapport entre Louis XVI et la
paysannerie dans la France du xviii e siècle. L’inégalité, c’est vous qui
travaillez plus que jamais quand d’autres qui travaillent à peine sont gratifiés
par le dieu-marché de toutes les bénédictions imaginables. L’inégalité, ce
sont des spéculateurs et même des criminels qui reçoivent un coup de main
de l’Oncle Sam quand le vétéran du Vietnam au bout de votre rue perd sa
maison. L’inégalité, c’est ce qui fait que certains trouvent à s’intéresser à la
hauteur de plafond d’un vestibule ou à la teneur en houblon d’une bière
quand d’autres ne croiront plus jamais en rien.
En fait, « inégalité » n’est même pas le bon mot pour la situation puisqu’il
suggère un problème technique qu’on pourrait résoudre en actionnant
quelques leviers à Washington. Le xix e siècle l’avait mieux compris : on
parlait alors de « la question sociale » et pour une fois, l’euphémisme
victorien poli est meilleur que le nôtre. Il ne s’agit de rien moins que du vaste
mystère de comment nous allons vivre ensemble.
Mais il est temps de comprendre que la situation actuelle est aussi un échec
du Parti démocrate. La protection de la classe moyenne était la mission
assignée historiquement aux démocrates et, autrefois, ils auraient été ravis de
se mettre au boulot. Le partage de la prospérité était le premier objectif du
parti ; défendre le monde de la classe moyenne était une sorte de mission
sacrée pour eux, comme ils ne se lassaient pas de nous le rappeler. Et jusqu’à
ce jour, les démocrates sont toujours ceux qui promettent d’augmenter le
salaire minimum et les impôts des riches.
Oui, je sais, les démocrates sont les gentils ou, plus exactement, les moins
méchants. Personnellement, je mettrais sans hésiter cinq étoiles à un grand
nombre d’entre eux et beaucoup d’autres ne sont absolument pour rien dans
le récit qui va suivre. Et c’est en grande partie grâce aux démocrates que les
experts des médias dominants considèrent désormais l’inégalité comme un
sujet acceptable.
Mais à mesure que la situation s’est aggravée, l’inégalité des revenus est
devenue un problème de plus en plus embarrassant pour eux. Cela ne leur est
simplement plus aussi naturel que de parler, par exemple, d’égalité en matière
de mariage. Quand on regarde leur bilan réel, on commence à se dire que le
parti a plus de chances de décider de faire sortir le Wyoming de l’union que
de prendre des mesures significatives pour mettre fin à l’effondrement de
l’économie du pays IX .
Ce n’est pas parce qu’ils sont incompétents ou parce que les sinistres
républicains persistent à contrarier la vertueuse volonté libérale. C’est l’échec
démocrate, et rien d’autre. Les dépositaires du changement ne s’intéressent
pas à leur boulot. L’inégalité n’enflamme pas leur imagination. Leur fameuse
compassion trouve là ses limites.
Je veux dire par là que leur incapacité à aborder la question sociale n’est
pas accidentelle. Les dirigeants actuels du Parti démocrate savent que leur
forme de libéralisme est liée d’une certaine manière à la bonne fortune des
10 % les plus riches. L’inégalité, en d’autres termes, est un reflet de ce qu’ils
sont. Elle est au cœur même de leur identité.
Notre temps est celui de l’échec démocrate. Mais ce qui donne à l’échec son
goût amer, c’est que c’est aussi celui du triomphe démocrate – un
« Printemps libéral », comme un article exultant du New York Times le disait
à l’été 2015. Oui, l’inégalité économique explose, on ne peut rien faire sur ce
front, mais dans d’autres domaines, c’est aussi une époque d’extraordinaires
accomplissements démocrates. Le mariage homosexuel est maintenant légal,
les drapeaux confédérés sont abaissés dans tout le Sud profond et l’Amérique
a été dirigée pendant huit ans par un président noir, un scénario longtemps
irréel que les sondeurs utilisaient autrefois pour évaluer le degré de
libéralisme de la personne interrogée. En 2008, la campagne de ce candidat
noir a levé plus de fonds dans l’industrie des services financiers – autrement
dit, à Wall Street – que celle de son adversaire républicain.
Quand ils parlent de la coalition des émergents, les démocrates ont le cœur
qui s’emballe joyeusement. Pendant tant d’années, ils ont été le parti qui
perd, la faction des mauviettes, le parti des McGovern, des Carter, des
Mondale et des Dukakis XI . Et les voilà soudain devenus le parti dominant,
les occupants légitimes de la Maison-Blanche. Les vertueux seront
récompensés, dit le proverbe, et pour les démocrates de Washington, la
progression des émergents apparaît comme la manifestation d’une justice
cosmique.
Pour eux, c’est la vengeance parfaite. Ils se sont fait écraser par les
républicains en 2010 et 2014 ? Et alors ? Le GOP XII domine les
gouvernements des États et les deux chambres du Congrès ? Et après ? Les
démocrates savent désormais avec la certitude de la science politique que ces
progrès républicains seront lentement mais sûrement inversés. Les
démocrates n’ont plus besoin de plaider, d’expliquer ou de persuader ;
dorénavant, il leur faut seulement attendre.
Parmi mes amis mécontents, c’est pratiquement devenu un jeu de société que
d’identifier le moment et le lieu où le mouvement autour d’Obama a cessé de
susciter le moindre espoir. Certains disent qu’ils ont perdu confiance avant
même qu’Obama entre en fonction, quand il a nommé l’architecte du plan de
sauvetage Tim Geithner secrétaire du Trésor et fait de l’architecte de la
déréglementation Larry Summers son principal conseiller économique. Toute
une frange de la population s’est convaincue que les ennuis ont commencé
deux mois après le début de son premier mandat, quand les cadres de ce
gouffre financier qu’était AIG ont reçu une tournée de bonus – pas des
blâmes ou des accusations, non, des bonus XIII .
Ce que j’ai compris à l’instant où j’ai entendu cette expression, c’est que
cet homme en qui, comme tant d’autres, j’avais mis tant d’espoir, n’était en
réalité qu’un banal démocrate consensuel de plus, avec de banales idées
consensuelles. Il croyait aux mêmes platitudes anti-partisanes éculées que
tous les autres. Rien ne pourrait débarrasser notre classe dirigeante de cette
illusion. Le chômage pourrait atteindre 50 %, les saisies immobilières
pourraient ravager des États entiers, des émeutes pourraient éclater dans
toutes les villes du pays et les présentateurs télé continueraient à se plaindre
que les démocrates et les républicains n’arrivent pas à se mettre d’accord.
Ce qui nous met nez à nez avec notre mystère : comment se fait-il qu’en ce
temps de détresse ultime une fausse crise comme le problème de
l’« extrémisme partisan » ait pu escamoter la vraie question ? Il est temps de
passer aux aveux.
II . L’économiste Emmanuel Saez estime que « les 1 % les plus riches ont
accaparé 91 % des revenus pendant les trois premières années de la reprise »
et que « la proportion du revenu avant impôt » des 10 % les plus riches a
atteint 50,6 % en 2012, la proportion la plus importante enregistrée depuis
l’instauration de l’impôt sur le revenu 3 .
III . Sur fond de drapeau américain, en salopette bleue de travail, bras nus,
lunettes de protection sur le front, une solide jeune femme est assise en train
de manger un sandwich, sa gamelle et une énorme riveteuse sur les genoux,
un pied posé sur le livre Mein Kampf d’Adolf Hitler. Parue en couverture du
Saturday Evening Post le 29 mai 1943, cette illustration de Norman
Rockwell, qui s’inscrit dans une campagne de propagande pour enrôler les
femmes dans l’industrie militaire, est souvent associée à une autre
représentation de « Rosie the Riveter », où celle-ci exhibe cette fois son
biceps et affirme « We Can Do It ! [On peut le faire] », devenue après-guerre
un symbole de la lutte féministe. [nde]
Le Parti du peuple
Pourtant, dès qu’on y pense un instant, le rôle de la classe dans les partis
politiques est évident, et ce dès le tout début de l’Amérique. Dans le numéro
dix du Federalist Paper , publié en 1787, James Madison identifiait
« l’inégalité dans l’étendue et la nature des propriétés » comme la principale
cause des « factions » politiques. Madison déplorait ces factions mais il les
faisait aussi apparaître comme, disons, naturelles :
Ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas ont toujours eu des intérêts
différents. Les créanciers et les débiteurs ont entre eux une semblable ligne de
démarcation. L’intérêt de l’agriculture, l’intérêt des manufactures, l’intérêt du
commerce, l’intérêt des capitalistes, et d’autres intérêts moins importants, se
forment nécessairement dans les nations civilisées et les divisent en différentes
classes qui agissent d’après des vues et des sentiments différents. 2
Enfin, voici Harry Truman, s’adressant à des fermiers lors d’un concours
de labour dans l’Iowa en 1948 :
Le Parti démocrate représente le peuple. Il s’engage à travailler pour
l’agriculture. Il s’engage à travailler pour les ouvriers. Il s’engage à travailler pour
le petit entrepreneur et le col blanc. Le Parti démocrate fait des droits de l’homme
et du bien-être de l’homme sa priorité. Mais l’attitude des républicains avides de
privilèges est très différente. Le nabab républicain regarde l’agriculture et les
ouvriers comme de simples postes de dépenses dans son entreprise. Il essaye de
rabaisser le plus possible leur part du revenu national et d’augmenter ses propres
profits. Et il considère le gouvernement comme un outil pour parvenir à cette fin.
C’était de la rhétorique bien sûr, mais il y avait aussi du vrai derrière. Les
travailleurs, ou plutôt leurs organisations, avaient énormément de poids
autrefois au sein du Parti démocrate. Grâce à leur identification indéfectible
avec les gens ordinaires, les démocrates ont conservé la majorité à la
Chambre des représentants du début des années 1930 au milieu des années
1990, avec deux brefs interludes républicains. Un journaliste politique a écrit
qu’à la fin des années 1960, « c’était comme une Chambre des lords
prolétaire IV ».
Comment est-ce possible ? De nos jours, quasiment tous ceux qui ne sont
pas dans la tranche des revenus la plus haute expriment une sorte de cynisme
amer à l’égard de nos seigneurs financiers. Tout le monde, quel que soit son
parti, est furieux contre les plans de sauvetage de Wall Street. Les livres sur
la disparition de la classe moyenne sont passés des rayons spécialisés aux
tables des supermarchés. Notre économie est en train de revivre les années
1930 – pourquoi la politique ne suit pas ?
La réponse nous regarde droit dans les yeux, si l’on veut bien la voir. Oui,
la classe sociale est toujours un facteur essentiel en politique, comme
Madison, Benton, Bryan et Truman le pensaient. Et oui, les démocrates sont
toujours un parti de classe. D’ailleurs, ils témoignent d’une sollicitude
admirable pour les intérêts de la classe sociale qu’ils représentent.
Il se trouve seulement que la classe dont ils se soucient le plus n’est pas
celle dont se souciaient Truman, Roosevelt et Bryan.
Depuis le temps que je le lis, Brooks est obsédé par les goûts et les
coutumes de la méritocratie de la Côte Est ; et s’il lui arrive de s’en moquer,
il revient toujours à sa conviction essentielle, l’article de foi qui fait qu’un
auteur comme lui se sent si bien au Times : les bien-diplômés sont vraiment
des gens formidables. Et ce jour de 2008 où Brooks voyait arriver la bande
d’Obama, avec leurs talents certifiés par Harvard… mon Dieu ! – il se pâmait
presque. « Je suis terriblement impressionné par la transition Obama »,
écrivait-il. Pourquoi ? Parce qu’« ils choisissent les meilleurs des initiés de
Washington » : des « gens ouverts », qui ne sont « pas idéologiques » et qui
montrent beaucoup de « créativité pratique ». C’étaient « des professionnels
reconnus », les meilleurs dans leurs disciplines respectives VI .
Brooks ne notait pas que le fait de choisir autant de gens dans la même
classe – comme il le disait, ils étaient tous, sans exception, des
professionnels – pouvait aussi garantir étroitesse d’esprit et uniformité
idéologique. Personne d’autre ne le notait, d’ailleurs. On néglige toujours les
intérêts de classe des professionnels parce qu’on a du mal à voir les
professionnels comme une « classe » en premier lieu ; comme David Brooks,
on les voit seulement comme « les meilleurs ». Ils sont là où ils sont parce
qu’ils sont très intelligents, pas parce qu’ils sont nés comtes ou que sais-je.
À dire vrai, beaucoup d’Américains ont été soulagés de voir des gens
talentueux remplacer l’administration de politicards et de bons copains de
George W. Bush en 2008. C’était une période terrifiante. Reste que si l’on
veut comprendre ce qui ne va pas dans le libéralisme, ce qui empêche ce
mouvement d’agir contre l’inégalité ou le retour à un modèle social du xix e
siècle, c’est par là qu’il va falloir chercher : dans les principes et les intérêts
collectifs des professionnels, la base électorale de prédilection du Parti
démocrate.
Qui sont les professionnels ? Pour commencer, ce n’est pas la même chose
que les « intellectuels » de Lasch. Sa catégorie est constituée principalement
d’auteurs et d’universitaires ; elle se définit par la posture critique qu’elle
adopte par rapport au fonctionnement de la société. Il n’y a pas vraiment
assez d’intellectuels pour en faire une classe sociale distincte, au sens où ce
terme est employé traditionnellement.
Un autre trait distinctif des professions est leur autorité sociale. Ivan Illich,
un auteur critique très important dans les années 1970, a défini les
professionnels par leur « pouvoir de prescrire 7 ». Les professionnels sont
les gens qui savent de quoi nous souffrons et qui délivrent de précieux
diagnostics. Les professionnels disent le temps qu’il fera. Ils organisent nos
opérations financières et déterminent les règles d’engagement. Ils dessinent
nos villes et les modèles de circulation selon lesquels nous nous déplaçons
tous. Les professionnels savent quand quelqu’un est coupable d’un crime
moral ou pénal et ils savent aussi quelle forme de châtiment cette culpabilité
appelle.
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on réfléchit à ces questions aux États-Unis. Les
prétentions des professions à l’autorité supérieure et au monopole du pouvoir
de prescrire passaient déjà très mal dans les premières décennies de la
République IX . Pendant la période jacksonienne, une époque de profond
sentiment anti-aristocratique, « l’idéologie du mérite se heurtait à
l’égalitarisme idéologique du système politique », comme l’écrit la
sociologue Magali Larson. Il était impossible de réconcilier l’égalité,
pensaient les Américains, avec l’idéal professionnel d’une coterie d’experts
sanctionnés par la loi. Les cartels et les monopoles n’étaient pas en odeur de
sainteté à l’époque et la population se rebellait contre les professions dans
lesquelles elle voyait une tentative de maintenir des droits aristocratiques par
« la mystification et la dissimulation », comme le disait un journal en 1833.
De nombreux États ont même porté la révolte contre les professions jusqu’à
repousser toute forme d’encadrement de l’exercice de la médecine 14 .
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les dispositions du peuple à l’égard des
professions et comment, dès les années 1970, les relations ont clairement
commencé à tourner à l’aigre. « Technocratie » était le nouveau mot pour
parler du règne des professions, et ses connotations étaient presque toujours
négatives. Le gouvernement des experts paraissait de plus en plus exclure le
gouvernement du peuple. Il était déshumanisant et mécanique. Dans cette
technocratie, les décisions politiques importantes étaient prises dans des
bureaux isolés, loin de l’agitation de la société. Ceux qui les prenaient
s’identifiaient bien plus aux gouvernants qu’aux gouvernés, et ils ignoraient
souvent totalement les problèmes des gens. Un exemple classique d’échec
des ambitions technocratiques est le busing XII ; un autre est la guerre du
Vietnam, une intervention catastrophique où des dizaines de milliers de
prolétaires américains ont été envoyés à la mort – sans parler du bilan côté
vietnamien – essentiellement parce que des professionnels de la politique
étrangère à Washington refusaient d’écouter les voix qui s’élevaient en
dehors de leur discipline 16 .
Pour ma part, je les désignerai dans les pages qui suivent comme la
« classe libérale », une expression que j’emprunte à l’auteur radical Chris
Hedges, tout en m’écartant de lui sur un point essentiel. Le postulat du livre
de Hedges sur le sujet, La Mort de l’élite progressiste , est en effet que la
caste qui est derrière les politiques libérales est en train de disparaître ou de
céder le pas 18 . Il écrit pour déplorer sa mort ; j’écris pour protester contre
son triomphe.
Technocratie pop
Protester contre son triomphe ? Pourquoi une personne aux sympathies rose
vif comme moi s’élèverait-elle contre la montée d’un groupe libéral ? Qu’est-
ce que ça peut bien faire que la force qui est derrière la victoire démocrate
vienne d’en bas ou d’en haut ?
On sait déjà que ça change une chose : l’inégalité explose. Quand le parti
de gauche dans un système rompt ses liens avec les travailleurs – quand il se
consacre aux intérêts spécifiques d’une frange performante et fortunée –,
inévitablement les problèmes du travail et de l’inégalité salariale
disparaissent de ses sujets d’intérêt.
On le sait, d’abord, parce que c’est exactement ce qui s’est passé. Les
termes du problème de l’inégalité salariale ont été si profondément
bouleversés que certains démocrates ont même du mal à comprendre leurs
prédécesseurs des années 1930 et 1940 qui évoquaient le sujet. Pour nos
libéraux modernes, il est évident que les carrières doivent être ouvertes aux
gens talentueux et il est scandaleux que ceux qui en ont la capacité soient
empêchés de s’élever par quelque barrière que ce soit.
Un autre mot pour cette conception de l’égalité est « méritocratie », qui est
l’un des grands cultes qui définissent la classe professionnelle. La
méritocratie se soucie des vainqueurs et que chacun ait une chance de devenir
un vainqueur. « Les domaines où la gauche a fait les progrès les plus
significatifs, écrit le journaliste Chris Hayes – les droits des homosexuels,
l’ouverture de l’enseignement supérieur aux femmes, la fin de la
discrimination raciale de jure – sont les combats qu’elle a menés ou qu’elle
mène encore pour rendre la méritocratie plus méritocratique. Les domaines
où elle a connu ses pires défaites – l’action collective pour l’accès universel
aux biens publics, l’atténuation de la hausse de l’inégalité – sont ceux qui ne
relèvent pas de la méritocratie 19 . »
Après tout, les professionnels sont le corps des officiers de la vie. Ils
donnent les ordres ; ils rédigent les ordonnances. Le statut est essentiel aux
professionnels ; selon la sociologue Larson, parvenir à une position plus
élevée dans la hiérarchie de la vie est « la dimension la plus centrale du projet
de professionnalisation ». Autrement dit, l’inégalité est le projet même. Les
privilèges accordés à une profession sont parfois inscrits dans la loi – tout le
monde ne peut pas entrer dans un tribunal et se mettre à plaider devant un
juge, par exemple – et même quand ils ne le sont pas, ils sont entretenus par
une pénurie artificielle, ce que Larson appelait, dans son ouvrage classique
sur le sujet en 1977, un « monopole d’expertise 22 ».
La méritocratie est ce qui fait tenir ces idées entre elles ; c’est le « credo
professionnel officiel », selon un groupe de sociologues – la certitude que
ceux qui réussissent méritent leurs récompenses, que ceux qui sont au
sommet y sont parce qu’ils sont les meilleurs 23 . C’est le Premier
commandement de la classe professionnelle-managériale.
La panacée de l’éducation
Pour la classe libérale, c’est une idée fixe, aussi susceptible de réfutation
matérielle que le créationnisme pour les fondamentalistes ; si les pauvres
veulent cesser d’être pauvres, les pauvres doivent aller à la fac.
Mais bien sûr, c’est tout sauf une réponse ; c’est un jugement moral délivré
par ceux qui ont réussi depuis le point de vue privilégié de leur réussite. La
classe professionnelle se définit par ses résultats scolaires et chaque fois
qu’elle dit au pays que ce qu’il lui faut c’est plus d’instruction, elle dit :
l’inégalité n’est pas un échec du système, c’est votre échec à vous.
Cette manière de penser l’inégalité n’est pas d’une grande aide pour les
millions d’Américains – la majorité d’entre eux, en réalité – qui n’ont pas ou
n’auront pas de diplôme universitaire. Elle écarte comme s’il s’agissait d’une
impossibilité morale le fait bien connu qu’il a existé des lieux dans le monde
moderne où on pouvait bien gagner sa vie avec un diplôme de fin d’études
secondaires – comme, par exemple, le Nord des États-Unis entre 1945 et
1980, ou l’Allemagne actuelle.
Puis il y a des éléments troublants comme cette étude récente qui a montré
qu’en termes de richesse les Noirs et les Hispaniques qui avaient un diplôme
universitaire « s’en sont beaucoup moins bien sortis » pendant la dernière
récession que les membres de ces groupes qui n’étaient pas allés à
l’université. Les gens en question étaient ceux qui avaient tout fait comme il
fallait, qui avaient validé chaque étape de leur vie comme la société nous
demande de le faire, et ils en étaient punis 33 .
Et les problèmes ne s’arrêtent pas là. Qui peut dire qu’un diplôme
universitaire est un remède en soi ? Dans la course aux armements du mérite,
ce sont peut-être vos excellentes notes qui vous rendent méritant, ou le fait
d’entrer dans une « bonne école », ou d’étudier les STIM, ou de ne pas perdre
votre temps à étudier les STIM. Mais là encore, la panacée de l’éducation ne
peut rien pour ceux qui ont coché toutes les cases et qui découvrent une fois
leur diplôme en poche qu’il n’y a simplement pas de boulot, ou alors des
boulots de misère.
Par ailleurs, les professions sont structurées de façon à dispenser ceux qui
les exercent de toute responsabilité. C’est ce qui définit la catégorie : les
professionnels n’ont pas à répondre . Comme le sociologue Eliot Freidson l’a
dit il y a des années, ils sont la seule catégorie qui a « le droit de déclarer […]
l’évaluation “extérieure” illégitime et intolérable 35 ».
Les économistes n’arrêtent pas de se planter et tout le monde s’en fout. Ils ne
sont responsables que devant leurs pairs des différents départements
d’économie du pays, dont les possibilités de pardon sont infinies. Il est vrai
que l’économie est un exemple extrême, mais en exerçant si scrupuleusement
son droit de ne pas tenir compte des critiques, c’est devenu une sorte d’anti-
profession fascinante, une confrérie de la folie plutôt que de l’expertise.
Je mets ici le doigt sur un point sensible. Les démocrates se flattent de leur
identification au peuple et ils n’aiment pas qu’on leur rappelle que des
professionnels fortunés figurent aujourd’hui parmi leurs sympathisants les
plus enthousiastes. Les liens étroits des démocrates avec ceux qui ont réussi
ne sont pas une chose qu’ils affichent ni même qu’ils évoquent ouvertement.
Les exceptions à cette règle sont peu nombreuses. L’un des rares ouvrages
à ma connaissance qui semble approuver, bien qu’avec des réserves,
l’alliance du libéralisme avec une portion du gratin est le livre de 2010,
Fortunes of Change , écrit par David Callahan, un journaliste spécialiste de la
philanthropie XVII . Le point de départ de son raisonnement est que notre
nouvelle ploutocratie libérale est différente des ploutocraties du passé car les
riches d’aujourd’hui sont parfois très compétents. « Ceux qui s’enrichissent
dans une économie de la connaissance », nous dit le journaliste, ont une
bonne éducation ; ils sont souvent issus des rangs des « professionnels très
diplômés » et, par conséquent, ils soutiennent les démocrates, le parti qui
s’intéresse aux écoles, à la science, à l’environnement et aux dépenses
fédérales pour la recherche. Ce n’est pas un hasard, poursuit Callahan, si
« certaines des zones de création de richesse les plus importantes se trouvent
près des grandes universités ». Les gens intelligents deviennent plus riches et
les gens bêtes deviennent… républicains, j’imagine.
Non. Mais ce n’est pas non plus une population particulièrement soucieuse
du destin des travailleurs.
V . Synonyme de formation d’élite, l’« Ivy League » rassemble huit des plus
anciennes et plus prestigieuses universités des États-Unis. [nde]
VII . « La préservation de la rareté [ce que font les professions] implique une
tendance au monopole : le monopole d’expertise sur le marché, le monopole
de statut dans un système de stratification », écrit la sociologue Magali
Larson 8 .
XII . Dans les années 1970, les politiques de busing visaient à augmenter la
mixité sociale et raciale dans les écoles en réorganisant les itinéraires des bus
scolaires. [ndt]
XIII . La campagne d’Hillary Clinton en 2016 ne fut pas moins soutenue par
les mêmes donateurs : Alphabet (clone de Google dirigé par Eric Schmidt)
caracole en tête de liste avec plus d’un million et demi de dollars, talonné par
l’université de Californie ; puis, entre cinq cent mille et un million de dollars
de contribution, on trouve Microsoft, Apple et Facebook, ainsi que quatre
autres universités (Harvard, Stanford, Columbia, NYU) et plusieurs banques
(dont JP Morgan, Wells Fargo et Bank of America). [nde]
Mais ils l’ont bel et bien pris. Les réformes de la Commission McGovern
semblaient populistes mais elles ont eu pour effet de remplacer un groupe par
un autre à l’intérieur du parti – en l’occurrence, de remplacer les dirigeants
syndicaux par des professionnels fortunés. Byron Shafer, un politiste qui a
étudié dans le détail les réformes de 1972, n’a aucun doute sur la dimension
de classe de ce changement :
Avant la réforme, il y avait un système des partis américain où un parti, les
républicains, répondait principalement à un électorat de cols blancs, et où l’autre,
les démocrates, répondait principalement à un électorat de cols bleus. Après la
réforme, il y avait deux partis qui répondaient tous deux à des coalitions de cols
blancs assez différentes, tandis que l’ancienne majorité de cols bleus au sein du
Parti démocrate était contrainte d’essayer de se faire une petite place dans le parti
autrefois principalement identifié avec ses besoins. IV
Mais c’est pourtant ce qu’ils ont fait, lecteur. Les dirigeants démocrates ont
bel et bien choisi de s’adresser aux riches et de tourner le dos aux travailleurs
V
. On le sait parce qu’ils l’ont écrit, pas en cachette – comme c’était le cas du
tristement célèbre Powell Memo de 1971, dans lequel le futur juge de la Cour
suprême Lewis Powell projetait un réveil politique conservateur – mais
ouvertement, et avec des accents d’idéalisme fier, appelant sans détour à une
réorientation du Parti démocrate autour des désirs de la classe
professionnelle.
C’est vrai, les jeunes n’étaient guère touchés par l’économie et, vue depuis
l’année 1971, la Grande Dépression – la période qui avait façonné l’identité
du Parti démocrate – était un pays lointain souffrant de troubles
incompréhensibles. Le New Deal était en train de devenir totalement hors
sujet. Dutton reconnaissait que la coalition démocrate qui s’était formée
pendant les sombres années 1930 – il mentionnait les habitants des villes, les
fermiers et les cols bleus – bougeait encore, mais elle ne pouvait ou ne devait
pas survivre très longtemps. Ce sont là deux types de jugements très
différents mais pour Dutton ils semblaient se confondre. La grande idée de
Changing Sources of Power était que les démocrates devaient s’adresser aux
jeunes futurs professionnels parce que c’étaient des gens meilleurs, plus
libéraux ; mais Dutton suggérait aussi çà et là que les démocrates devaient le
faire parce que le monde allait dans ce sens. Le drame politique n’était plus
défini par « des classes politiques en lutte », écrivait Dutton ; désormais, les
grands acteurs sur la scène nationale étaient la Generation Now et « une
composante fortunée et émancipatrice de la classe moyenne supérieure ».
Un réalignement choisi
Ce qui distinguait cet appel au réalignement de tous ceux qui ont pu être
prononcés au fil des ans, c’est la position qu’occupait Dutton dans la
Commission McGovern, qui lui conférait un certain pouvoir pour mettre en
œuvre ses théories. « Tous les grands réalignements dans l’histoire politique
des États-Unis, déclarait-il dans Changing Sources of Power , ont été
accompagnés par l’arrivée d’un nouveau groupe important dans l’électorat. »
S’il y a du vrai dans cette affirmation, ce que Dutton proposait, et ce que le
Parti démocrate a fait, était tout autre chose : un réalignement choisi. Les
dirigeants démocrates ont décidé de réorienter le parti après 1968 non parce
que c’était nécessaire à sa survie mais parce qu’ils ne faisaient plus confiance
à leur principale base électorale et qu’ils avaient commencé à en convoiter
une nouvelle, plus raffinée.
Mais cela ne s’est jamais passé ainsi. Le parti a choisi d’intensifier sa cour
auprès de la gracieuse classe professionnelle-managériale. En 1974, à la suite
du scandale du Watergate, un très large groupe de démocrates a été élu au
Congrès – des démocrates de ce nouveau genre, qui semblaient s’intéresser
très peu aux problèmes démocrates traditionnels d’égalité économique. « Les
nouveaux démocrates étaient issus des manifestations contre la guerre et de la
campagne McGovern, des Peace Corps et du mouvement féministe, des
professions et des banlieues aisées, écrit l’historien Jefferson Cowie, mais pas
des bourses du travail et des quartiers des villes 7 . »
Leur leader de facto était le sénateur fraîchement élu Gary Hart, l’ancien
directeur de campagne de McGovern, un homme qui s’était fait connaître en
dénonçant la vieille politique ouvriériste, favorable à une vision plus
technophile. Hart est devenu le symbole de la révolte de la génération des
années 1960 contre la ligne politique de la génération précédente. Ses
discours de campagne de 1974 proclamaient « la fin du New Deal » et il
aimait se moquer des libéraux à l’ancienne, qu’il qualifiait de « démocrates à
la Eleanor Roosevelt ». Plus tard, il devait prendre la tête du groupe
d’hommes politiques épris de nouvelles technologies que les médias
surnommeront les « démocrates Atari ». Sa campagne pour la candidature
démocrate à l’élection présidentielle de 1984 a été célébrée comme un coup
porté à l’héritage du New Deal. C’était aussi l’époque où les médias
découvraient les fortunés et raffinés « yuppies » – les « Young Urban
Professional [jeunes professionnels urbains] » dont l’émergence était censée
marquer encore une nouvelle rupture par rapport à la base électorale
démocrate traditionnelle des cols bleus IX .
Avant cela, la présidence Carter avait été un autre jalon. Dans un premier
temps, Carter était apparu comme un homme capable de regagner les
électeurs historiques du parti. Mais une fois en poste, il a affiché de toutes
sortes de manières sa rupture avec la tradition du New Deal, en annulant des
projets de grands travaux et en snobant ostensiblement les organisations
syndicales. Avec l’aide du Congrès démocrate, il a mis en œuvre la première
grosse réduction d’impôts pour les riches de l’époque, ainsi que la première
politique véritablement massive de déréglementation. En 1980, comme pour
prouver combien il pouvait se montrer intransigeant et post-partisan, avec
Paul Volcker, le président de la Fed qu’il avait choisi, il a soumis le pays à un
régime d’austérité extraordinairement vexatoire pour les travailleurs qui
constituaient autrefois la base de l’électorat démocrate.
Alors que tous ces démocrates travaillaient à rompre leurs liens avec le
passé, pour les commentateurs politiques des grands médias du pays, la
réorientation des démocrates était toujours et à jamais insuffisante. Quoi
qu’ils fassent, ils n’avaient pas encore assez pris leurs distances avec le New
Deal ; ils étaient toujours trop dépendants des ouvriers de l’industrie et des
cols bleus. Les démocrates menaient une campagne présidentielle tournée
vers les professionnels aux sublimes idéaux post-partisans, ils étaient rejetés
par les électeurs – et ensuite, ces mêmes démocrates étaient dénoncés
rituellement par les penseurs télévisuels de Washington comme des exemples
de l’épuisement et de l’inutilité du New Deal. C’est ce qui est arrivé au post-
idéologique Jimmy Carter dans sa tentative de réélection ; c’est ce qui est
arrivé à l’anti-déficit Walter Mondale ; c’est ce qui est arrivé au centriste
technocratique Michael Dukakis – tous trois transformés par magie le soir de
leur défaite en films pédagogiques sur la nécessité pour les démocrates de se
convertir au centrisme post-idéologique / anti-déficit / technocratique 11 .
En tout cas, dès le début des années 1990, la période prolétarienne du DLC
était terminée. Le groupe employait désormais une autre rhétorique pour
persuader les démocrates de lui laisser le volant. Ses leaders parlaient de
« dépasser la gauche et la droite », d’occuper le « centre vital », se décrivant
comme des « nouveaux démocrates » visionnaires – autant de formules
creuses qui exerçaient toutefois (et exercent toujours)un certain pouvoir
hypnotique sur l’esprit technocratique de Washington. Bientôt, le DLC avait
découvert la grande cause au nom de laquelle il avancerait dorénavant ses
revendications : non le travailleur oublié mais l’avenir – l’« économie post-
industrielle mondialisée ». C’était, déclaraient les nombreux manifestes du
groupe, pour « faire des affaires » dans ce nouveau monde qu’il nous fallait
réformer les « prestations » (c’est-à-dire la protection sociale), privatiser
l’action gouvernementale, ouvrir des charter schools , adopter une ligne dure
sur la criminalité, et tout le reste 15 .
VIII . Cette sitcom à grande audience fut diffusée tout au long des années
1970. Elle met en scène, dans leur appartement de Queens (New York), sur le
mode de la comédie, le quotidien d’une famille dont le patriarche, Archie
Bunker, avec son étroitesse d’esprit et ses préjugés surannés, incarne le
supposé conservatisme emblématique de la classe ouvrière blanche
américaine. [nde]
Rappelons que Bill Clinton s’était imposé sur la scène nationale en tant
que leader du Democratic Leadership Council, dont l’objectif était de faire
glisser le parti vers la droite en employant tous les outils idéologiques
disponibles. Si l’on pense au tort qu’ils ont porté par la suite aux travailleurs,
il y a une certaine ironie à voir que les Nouveaux Démocrates ont enfin pu
accéder au pouvoir exécutif à la suite d’une campagne particulièrement
populiste ressassant tous les vieux thèmes traditionnels de la gauche.
C’était la grande idée des Nouveaux Démocrates : alors que le monde avait
changé, certains électeurs démocrates s’attendaient toujours à ce que leurs
hommes politiques les aident à s’accrocher à un statut que la mondialisation
avait abrogé depuis longtemps. Mais un véritable homme d’État – un
véritable Nouveau Démocrate – devait leur faire ouvrir les yeux. La scène-clé
de Couleurs primaires est la visite par le personnage de Clinton d’un local
syndical dans le New Hampshire – « un vestige du xix e siècle, […] une
amicale des laissés-pour-compte ». À ces perdants de travailleurs, le candidat
décide de dire la dure, la désagréable vérité :
Alors je vais vous dire la vérité : aucun homme politique ne fera revenir le plein
emploi dans votre secteur. Ni ne redonnera du poids à votre syndicat. Aucun
homme politique ne pourra faire revenir les choses en arrière. Parce que nous
vivons dans un monde différent, un monde sans frontières – économiquement
parlant bien sûr. Un type appuie sur un bouton à New York et déplace un milliard
de dollars à Tokyo avant que vous ayez eu le temps de cligner de l’œil.
Aujourd’hui, le marché est mondial. Ça profite à certains. […] Mais les boulots
qui exigent du muscle iront là où la main-d’œuvre est la moins chère… or ce n’est
pas ici. Donc, si vous voulez être compétitifs et faire mieux que les autres, il vous
faudra exercer un autre type de muscles, ceux que vous avez entre les oreilles.
Une fois élu, Clinton a exprimé le fond de sa pensée lors de son « sommet
économique » de décembre 1992. Voici comme il proposait de régler les
divers problèmes économiques qu’il avait identifiés pendant sa campagne :
Notre nouvelle administration doit reposer sur la prise en compte des nouvelles
réalités de la concurrence mondiale. Le monde d’aujourd’hui est un monde où ce
que vous gagnez dépend de ce que vous êtes capable d’apprendre . Il y a un
rapport direct entre les compétences élevées et les salaires élevés, et nous devons
donc mieux éduquer notre peuple pour être compétitifs. Nous serons aussi riches,
forts et pleins d’avenir que nous sommes compétents, doués et bien formés.
Dans une certaine mesure, il s’agit d’une vérité incontestable ; c’est même
un lieu commun : personne ne peut aller très loin s’il ne sait pas lire ou
compter. La recherche-développement est une chose fondamentale. Les gens
doivent avoir les compétences nécessaires pour faire tourner les rouages de la
machine.
Mais pas besoin de grand diplôme pour comprendre que tous ces discours
sur l’éducation visent davantage à rationaliser l’inégalité qu’à l’atténuer .
Mettre des résultats économiques sur le compte des années d’études et des
bons résultats aux examens d’entrée à l’université, c’est les arracher à la
sphère de l’économie pour les rattacher au domaine de la réussite personnelle
et de l’intelligence individuelle. De ce point de vue, les salaires ne sont pas ce
qu’ils sont parce qu’une des parties (le patronat) dispose d’une certaine
quantité de pouvoir sur l’autre (les travailleurs) ; les salaires sont ainsi parce
que le dieu du marché, dans son impartialité sans pareille, récompense ceux
qui font preuve de talent et de jugeote. Les bons sont ceux qui ont reçu un
bon point de leur instituteur à l’école primaire, une belle lettre d’admission
d’une bonne université et qui ont la belle vie une fois leur beau diplôme en
poche. Tout cela parce que ce sont les meilleurs. Ceux qui n’écoutent pas au
lycée finiront par ramasser les canettes vides au bord de la route. Chacun de
ces résultats est entièrement de notre fait.
Une des sources de cette idée était bien entendu la tradition protestante du
pays et son éthique du travail. Mais il y avait aussi une source contemporaine
importante. Quelques pages plus haut, quand j’ai évoqué un certain nombre
d’auteurs populaires qui ont écrit sur l’inégalité au début des années 1990,
j’ai volontairement laissé de côté celui dont les opinions ont fini par avoir le
plus d’influence : le professeur de Harvard Robert Reich, un proche de
Clinton, qui l’a nommé secrétaire au Travail en 1993. Pendant la campagne,
Clinton avait emporté partout avec lui un exemplaire passablement écorné de
l’œuvre maîtresse de Reich, The Work of Nations , publiée en 1991, et le
programme de formation continue et de dépenses d’infrastructure annoncé
pendant la campagne suivait la stratégie préconisée par Reich 5 . Comme les
autres livres que j’ai mentionnés, The Work of Nations reconnaissait que la
plupart d’entre nous étaient en train de sombrer pendant que d’autres
connaissaient une réussite fabuleuse. De son ton gentiment ironique, Reich
racontait comment les nantis – l’« heureux cinquième » de la population,
comme il les appelait – étaient engagés dans une forme de « sécession » par
rapport au reste de la communauté américaine, en se retirant dans des
banlieues chic et des écoles privées. Là, ils pouvaient « faire leurs courses,
travailler et aller au spectacle sans risque de contact direct avec le monde
extérieur ».
Aujourd’hui, Robert Reich est une sorte de prophète populiste qui lutte
pour la justice économique, mais à l’époque, c’était un penseur d’un tout
autre genre. Les signaux de détresse en forme de drapeaux à l’envers
n’étaient pas pour lui. Même s’il reconnaissait l’inégalité montante, il avait
l’air plutôt satisfait de la façon dont les choses tournaient. The Work of
Nations passait pour une critique, mais c’était en réalité une déclaration
d’amour aux vainqueurs de la société – les « analystes symboliques », selon
sa fameuse désignation, les professionnels et les consultants dont le travail
était créatif et agréable et intellectuel et qui surfaient sans effort sur les
vagues du marché international, connectés électroniquement à toute heure
alors même qu’ils sillonnaient le monde en avion. Tandis que les travailleurs
de l’industrie voguaient désespérément vers la poubelle de l’histoire, les
analystes symboliques étaient la classe montante, les seuls gens qui
comptaient vraiment : « Jamais auparavant dans l’histoire, écrivait Reich, des
gens n’ont vécu dans une telle opulence après l’avoir gagnée, et par des
moyens légaux. »
Ce passage sur les vainqueurs qui ont « gagné » leur richesse est un
argument moral crucial. Pour certains, la crevasse sociale qui a commencé à
s’ouvrir dans les années 1980 était un scandale ; pour Reich, le succès des
analystes symboliques était parfaitement légitime. Ils étaient les créatifs qui
« apportaient une réelle valeur ajoutée ». Ils étaient extrêmement instruits.
Leurs innovations étaient demandées partout dans le monde. Ils étaient le
mérite.
Cette erreur a coûté très cher. Si une telle interprétation devait sans doute
flatter l’ego des bien-diplômés, elle permettait surtout aux démocrates
d’ignorer ce qui se passait dans l’économie réelle – du pouvoir
monopolistique à la financiarisation et aux rapports entre patrons et
travailleurs – au profit d’un fantasme moral qui ne les obligeait à s’opposer à
personne. Du point de vue de Clinton, qui allait devenir le point de vue
démocrate dominant, les seules personnes qui devaient changer leur façon de
faire étaient les victimes elles-mêmes.
Clinton & Cie auraient bien fait de s’intéresser à ce qui se passait dans une
petite ville des Prairies de l’Illinois, Decatur – ses baraques à hamburger, ses
peintures murales de la Work Projects Administration III et ses nombreuses
statues d’Abraham Lincoln, un petit gars du coin qui a fait du chemin.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Decatur représentait si exactement la
quintessence de ce-que-nous-sommes qu’elle avait atteint 99 % sur une
échelle de « typicité » établie par un professeur de la Côte Est ; le professeur
en question – Paul Lazarsfeld, de l’université Columbia – décida alors
d’envoyer à Decatur un sociologue encore inconnu à l’époque, C. Wright
Mills, pour qu’il y étudie cette population si absolument moyenne 8 . Ce que
Mills a trouvé à Decatur constituera plus tard la base des Cols blancs , sa
fameuse étude sur la mentalité des classes moyennes américaines 9 .
Les trois sections locales de Decatur ont vite fait cause commune et,
bientôt, une bonne partie de la population active de cette ville américaine
parfaitement typique était dans la rue. Avec des affiches, des pancartes, des
journaux et tous les outils de communication de l’ère pré-Internet, ces
habitants mécontents du Midwest s’adressaient au reste du pays pour raconter
comment leur ville était devenue une « zone de guerre », ce qui était pour eux
une façon de faire entendre que les prolétaires américains étaient dans le
collimateur d’un nouvel ordre économique implacable.
Comme on le vit bien vite, les travailleurs ne croyaient pas si bien dire en
parlant de zone de guerre. La police locale fit rapidement monter la tension
par une violente démonstration de force, en utilisant du gaz lacrymogène
contre une foule de manifestants pacifiques aux portes de l’usine Tate and
Lyle. Je vivais à Chicago à l’époque et je me rappelle avoir été choqué par les
images de cet incident, notamment l’une d’entre elles, particulièrement
poignante, qui montrait un manifestant assez âgé brandissant un drapeau
américain tandis que son visage était aspergé de gaz poivre.
Les syndicalistes eux-mêmes avaient une vision plus sombre – et, comme
on peut le voir aujourd’hui, plus exacte – de ce qui nous attendait. Lors d’une
réunion syndicale agitée en 1994, alors que je parlais, avec un petit groupe,
des luttes syndicales du passé, Royal Plankenhorn, un ouvrier lock-outé de
Tate and Lyle, me dit ceci : « Là, c’est notre tour. Et si on ne le fait pas, la
classe moyenne telle qu’elle existe aujourd’hui dans le pays disparaîtra. Il y
aura deux classes, les très très pauvres et les très très riches 14 . »
Délits yuppies
Mes amis libéraux avaient bien du mal à me répondre. Certains citaient des
évidences : Clinton a augmenté le salaire minimum et développé le crédit
d’impôt sur le revenu pour les ménages pauvres. Il a ramené le budget à
l’équilibre. Il y a eu l’interdiction des armes d’assaut. Et il a bel et bien
proposé un programme national d’assurance-maladie, bien que très modeste
et si mal pensé en réalité qu’il apparaît plutôt comme un modèle de tout ce
qu’il ne faut pas faire pour imposer une réforme importante.
À part ça, pas grand-chose. Personne ne pouvait citer une grande cause
perdue de Clinton ; après tout, on parlait du type qui avait commandé un
sondage pour choisir son lieu de vacances. La grande affaire de sa
présidence, c’était le financement privé de sa campagne, pas le courage
personnel – Clinton est ce président qui a mis en location la chambre Lincoln
à la Maison-Blanche, bordel ; et à la fin de son mandat, il semble même qu’il
ait vendu une grâce présidentielle I .
Il n’est pas difficile de se souvenir des raisons officielles, consensuelles,
pour lesquelles on est censés admirer Bill Clinton – les réussites qu’un
inévitable biopic de Spielberg pourra illustrer d’anecdotes personnelles
étonnantes et émouvantes. D’abord, il y a l’économie qui se portait bien
pendant sa présidence. Si bien, en réalité, qu’on a été proches du plein emploi
plusieurs années, tandis que le Dow Jones a atteint les 10 000 points et que
l’indice Nasdaq grimpait carrément à la verticale – un temps d’abondance
presque inconcevable vu d’aujourd’hui. À l’évidence, c’est ce qui l’emporte
sur tout le reste.
Pour beaucoup d’auteurs qui ont étudié la présidence Clinton, les guerres
clintoniennes éclipsent tout le reste. Prenez l’éminent journaliste Carl
Bernstein, par exemple, auteur d’une biographie soigneusement documentée
d’Hillary Clinton, femme de Bill et « co-présidente ». Dans la partie que
Bernstein consacre aux années passées par le couple à la Maison-Blanche, il
y a tellement de pages remplies de détails sur Vince Foster et le Bureau des
voyages officiels III et les procureurs indépendants et les grands jurys et les
bordereaux de facturation manquants que le biographe finit par reléguer le
bilan réel du président Bill Clinton à quelques paragraphes décousus çà et là
1.
La politique se réduisait alors aux guerres clintoniennes et Bill Clinton les
a gagnées. La droite moralisatrice, malotrue, pharisaïque, s’est déchaînée
contre lui et il a tenu. Il a défié le GOP et il a réussi à se faire réélire alors
même que son parti perdait le contrôle du Congrès. Il a déjoué les plans des
républicains pendant les guerres budgétaires de 1995 et 1996, et il est
parvenu à convaincre la population que c’étaient eux qui étaient responsables
de l’arrêt des activités gouvernementales.
Certains pensent qu’il est injuste de critiquer le président Clinton pour ces
actes. À l’époque, rappellent-ils, ces initiatives faisaient l’objet d’un
assentiment presque unanime. Dans le petit groupe compact de
professionnels qualifiés qui dominaient son administration comme la ville où
ils travaillaient, pratiquement tout le monde était d’accord sur ces sujets. Au-
dessus de chacun d’eux planait un sentiment d’inévitabilité, voire d’évidence,
comme s’il s’agissait des demandes politiques incontestables de l’histoire
elle-même. La mondialisation voulait que ces choses arrivent. Le Futur
voulait qu’elles arrivent. Naturellement, la classe professionnelle voulait
aussi qu’elles arrivent.
Mauvais cerveaux
Mais ce n’est pas la raison qui nous a vendu l’Aléna ; c’est un simulacre de
raison, et j’entends par là cette grande inévitabilité divine, invoquée dans le
langage de certitude de la classe professionnelle. « On ne peut pas arrêter le
changement mondial », déclarait Clinton dans son discours de signature. La
formule qui exprimait le mieux ce sentiment était : « It’s a no-brainer – pas
besoin de cerveau : ça tombe sous le sens. » Lee Iacocca a employé la
formule dans une publicité pour l’Aléna à la télé, et bientôt tout le monde l’a
reprise 5 . Mêlant la simplicité et l’évidence absolue, la formule était tout à
fait dans la note du discours ambiant. La mondialisation était irrésistible et le
libre-échange était toujours et en toute situation une bonne chose. Si bonne
qu’il n’était pas vraiment nécessaire de l’expliquer. Tout le monde le savait.
Tout le monde était d’accord.
Pourtant, il y avait tout de même des gens qui s’opposaient à l’Aléna, les
syndicats, par exemple, et Ross Perot, et la majorité des démocrates à la
Chambre des représentants. L’accord n’était ni simple ni limpide : il faisait
deux mille pages et, selon les journalistes qui l’avaient vraiment lu, l’objectif
était moins de supprimer les droits de douane que de permettre aux
compagnies états-uniennes d’investir sans risque au Mexique – c’est-à-dire
de délocaliser les usines et les emplois là-bas sans craindre l’expropriation,
puis d’importer les produits de ces usines aux États-Unis 6 .
L’une des raisons pour lesquelles le traité ne nécessitait pas la mobilisation
du cerveau de ses partisans, c’est que l’Aléna était un des affrontements de
classe les plus purs qu’on ait jamais eu l’occasion de voir dans ce pays. « Il
peut se résumer à la plus vieille des divisions : ceux qui possèdent contre
ceux qui ne possèdent pas, ou plus exactement contre ceux qui ne possèdent
qu’un peu », écrivait Dirk Johnson dans le New York Times en 1993 7 .
L’économiste de gauche Jeff Faux a même raconté comment un lobbyiste de
l’Aléna avait tenté de le rallier en lui rappelant que Carlos Salinas, alors
président du Mexique, était « allé à Harvard. Il est des nôtres 8 ».
Cet appel à l’unité des technocrates donne une bonne idée de ce qu’était le
clintonisme. Pour les possédants et les actionnaires, qui pouvaient tirer parti
de la main-d’œuvre mexicaine non-syndiquée et des règles
environnementales mexicaines plus laxistes pour faire baisser le coût du
travail, l’Aléna était une promesse fantastique. Pour les travailleurs
américains, il menaçait de faire dégringoler leur pouvoir, et donc leurs
salaires. Pour la masse de la classe professionnelle-managériale, des gens qui
n’étaient pas menacés directement par le traité, leur opinion sur l’Aléna était
celle des experts compétents auxquels ils s’en remettaient – en l’occurrence,
les économistes, dont 283 avaient signé une déclaration selon laquelle le
traité serait « largement bénéfique aux États-Unis, tant en termes de création
d’emploi que de croissance économique globale 9 ».
Les prédictions de ceux qui se sont opposés à l’accord se sont avérées bien
plus justes que les scénarios optimistes de ces 283 économistes et du
président Clinton. L’Aléna était censé encourager les exportations des États-
Unis vers le Mexique ; c’est le contraire qui s’est produit, et dans des
proportions considérables. L’Aléna était censé créer des emplois aux États-
Unis ; une étude de 2010 estime à pratiquement 700 000 le nombre d’emplois
détruits aux États-Unis du fait du traité. Et, comme on le craignait, l’accord a
donné à une classe un énorme moyen de pression sur l’autre : les employeurs
menacent désormais systématiquement de délocaliser la production au
Mexique si leurs travailleurs se syndiquent. Une proportion étonnamment
grande d’entre eux – bien plus que du temps d’avant l’Aléna – ont d’ailleurs
mis leur menace à exécution 10 .
Le Mexique ne s’en est pas sorti beaucoup mieux. Dans les décennies qui
ont précédé l’Aléna, son économie a souvent connu une croissance rapide ;
depuis la mise en place de l’Aléna, le pays a l’un des taux de croissance les
plus faibles de toute l’Amérique latine, malgré la quantité de choses qu’il
fabrique et exporte désormais vers les États-Unis. Le taux de pauvreté n’a pas
beaucoup changé alors qu’il a baissé considérablement dans tous les autres
pays de la région. Une raison à tout cela est l’effet destructeur – et
prévisible – du libre-échange avec l’agro-industrie états-unienne sur le sort de
millions d’exploitations agricoles familiales au Mexique 11 .
Vingt ans plus tard, le grand fossé entre les classes sur le sujet persiste.
Selon un sondage de 2014 sur l’image publique de l’Aléna après deux
décennies, l’opinion demeure divisée. Mais parmi les titulaires d’un diplôme
professionnel – autant dire : la classe libérale – l’opinion positive reste la
position par défaut. Savoir que les traités de libre-échange sont toujours pour
le mieux – quand bien même l’expérience prouve qu’ils ne le sont pas –
semble être devenu pour les bien-diplômés un signe d’appartenance 13 .
Le Voyage
Dans un vilain épilogue qui a été différé d’environ un an, la loi de 1994
faisait également approuver personnellement à Clinton la disparité notoire –
un écart de un à cent – entre les peines prononcées pour la poudre de cocaïne
et pour la cocaïne sous forme de crack. Le crack était vu comme un fléau
planétaire – et 88 % des personnes arrêtées pour cette raison étaient noires –
alors que l’autre drogue, même si c’était à peu près la même chose, était
considérée comme un de ces délits yuppies pas bien méchants. Prononcer des
peines de prison de plusieurs dizaines d’années pour une drogue et pas pour
l’autre était à la fois raciste et d’une cruauté insensée. Mais Clinton a tout fait
pour que cette pratique se poursuive. On ne saura probablement jamais
combien de jeunes citoyens noirs ont ainsi perdu des années de leurs vies
pour contribuer au voyage de Bill Clinton vers la virilité politique. Que mille
Ricky Ray Rector brûlent mais, Seigneur, faites que cet homme soit réélu XII
.
Ce qui nous amène à la loi sur la réforme de l’aide sociale, l’un des actes
les plus glorieux de la présidence Clinton. Il est difficile d’exagérer le niveau
de génie déployé par la caste des experts et la science politique pour parvenir
à cette mesure. Un sommet de la politique bipartisane, disait-on. Joe Klein a
écrit que Clinton avait « fait en sorte que le travail paye », une description
ahurissante et néanmoins commune de la loi. Dire que la réforme de l’aide
sociale a réussi, au sens où il y a désormais moins de personnes qui en
bénéficient, est également un cliché éculé ; Clinton lui-même avançait cet
argument dans une tribune du New York Times en 2006 25 .
La question de savoir si c’était la bonne chose à faire pour les mères et les
enfants pauvres n’intéressait pas grand monde à Washington. Ce qui
électrisait la classe des experts, c’était le pur génie de counter-scheduling de
cette stratégie. La réforme de l’aide sociale était l’heure de gloire où Bill
Clinton parvenait au terme de sa longue quête de lui-même ; où lui et le
monde avaient la certitude qu’il était un Nouveau Démocrate, et où il le
proclamait haut et fort. « Quand il a signé la loi, l’ultime pièce maîtresse de
notre révolution clintonienne était en place, se réjouissait le chef du DLC
Al From. On ne pourrait plus jamais douter qu’il était un démocrate d’une
autre trempe 26 . » John Harris, le fondateur de Politico , l’interprétait de la
même manière : « Par sa signature, Clinton avait prouvé qu’il était bien un
authentique Nouveau Démocrate, prêt à rompre avec le vieux libéralisme,
même s’il lui en coûtait 27 » – en l’occurrence la démission de son ami Peter
Edelman XIV .
D’aucuns diraient qu’il l’avait déjà pas mal transformée. À la suite des
nombreuses manœuvres de flanquement que Clinton avait fait subir à son
propre parti, les Américains avaient maintenant le choix entre deux candidats
conservateurs à la présidence. Lors de l’élection de 1996, quelques mois plus
tard, les Américains ont très largement préféré le conservateur jeune et
chaleureux Bill Clinton au conservateur vieux et austère Bob Dole.
Erreurs heureuses
C’est une position que Clinton a eu du mal à apprendre mais il l’a bien
apprise. D’après la version de l’histoire rendue célèbre par Bob Woodward
dans The Agenda , ce n’est qu’après l’élection de 1992 que Clinton a été
averti que le déficit dont les républicains l’avaient fait hériter allait
l’empêcher de mener la politique de relance qu’il avait prévue. Le marché
obligataire n’avait simplement pas confiance dans les hommes politiques, lui
avait-on dit, et donc, si Clinton voulait que les taux d’intérêt baissent – la
seule manière de faire repartir l’économie, tout le monde le disait – il allait
devoir persuader les banquiers d’investissement qu’il comptait vraiment
s’attaquer au déficit fédéral. Il ne pouvait pas y avoir d’habile counter-
scheduling avec ce groupe ; pas d’action de triangulation qui pouvait les
exiler dans les ténèbres politiques. Il fallait les séduire, pas les feinter ou les
discipliner ; leur confiance était essentielle.
Ils étaient, pour faire court, trop gros pour être critiqués. Dans un célèbre
passage de The Agenda , Robert Rubin, conseiller de Clinton et ancien co-
président de Goldman Sachs, s’oppose au consultant populiste Paul Begala
sur ce qu’il faut dire des « riches » : « Écoute, dit Rubin, impatient, ils
dirigent l’économie et ils prennent les décisions économiques. Et donc si tu
les attaques tu finis par nuire à l’économie et tu finis par nuire au président.
30 » L’histoire atteste que Rubin est arrivé à ses fins, pas seulement sur la
Nous avons là un rare aperçu du Bill Clinton qui aurait pu être. Mais le
président apprenait vite. Il a abandonné la relance et s’est réconcilié avec
l’austérité avec une rapidité remarquable. Puis il s’est convaincu que stimuler
la confiance des financiers était tout aussi bon, tout aussi populiste, que de
faire passer un bon vieux programme de relance démocrate au Congrès.
Selon Woodward, cela avait été facile à rationaliser : quand les marchés
prospéraient, s’était dit le président, tous les Américains y gagnaient. Donc,
quand Clinton a fait de la réduction du déficit la pièce maîtresse de son
programme économique, rapportait Woodward, « il ne voulait pas seulement
aider le marché obligataire, affirmait-il. Le marché obligataire était seulement
le moyen qui lui permettait d’aider la classe moyenne » XV .
« Heureuse », pour le dire gentiment sans doute ; un mot plus exact serait
« trompeuse » ou « traîtresse ». En adoptant une attitude de déférence docile
à l’égard de Wall Street, Bill Clinton a tailladé dans le budget fédéral ; pour
des raisons totalement indépendantes, l’économie s’est mise à repartir. Tous
ceux qui assistaient à la chose ont tiré la leçon évidente, mais fausse, de
l’apparent succès de Clinton : l’austérité est la bonne politique pour les temps
difficiles. Candidat à la présidence en 2000, le vice-président de Clinton, Al
Gore, promettait de réduire les dépenses fédérales en cas de récession 33 .
Tout ce qu’il fallait faire pour satisfaire les marchés a été fait. Les
restrictions à la création de banques présentes dans plusieurs États [interstate
banking ] ont été levées en 1994 afin de « laisser les fortes absorber les
faibles pour qu’on puisse aller de l’avant », comme l’expliquait un éminent
banquier XVIII . Il y a eu une mémorable baisse de l’impôt sur les plus-values
en 1997, qui a fait bondir de joie les « un pour cent ». Il y a eu la
déréglementation des télécommunications en 1996, ainsi qu’une grande
campagne, inachevée, pour la déréglementation de l’électricité. Il y a eu les
décisions très discutées de ne pas encadrer des pratiques des grandes
compagnies qui étaient clairement extravagantes, comme le fait de payer les
cadres en stock-options plutôt qu’en salaires. Là encore, la logique politique
brillante du counter-scheduling était à l’œuvre. « Les Nouveaux Démocrates
voulaient se différencier des anciens, perçus comme favorables aux
réglementations et hostiles aux milieux d’affaires », écrit Stiglitz dans Quand
le capitalisme perd la tête , son témoignage sur les années Clinton. « Ils
entendaient gagner leurs galons de champions du patronat en poussant la
déréglementation encore plus loin que leurs prédécesseurs 37 . »
Les plans de sauvetage étaient une autre spécialité de l’époque pour faire
plaisir au marché, l’équipe Clinton arrivant à la rescousse après chaque grand
désastre financier. Le secrétaire du Trésor Robert Rubin a organisé un
sauvetage de l’exécutif mexicain en 1995, après que les dirigeants du pays
eurent passé les années précédentes à émettre des titres particulièrement
douteux qui s’étaient avérés très populaires auprès des financiers américains.
L’opération mexicaine a certainement servi à sauver discrètement les anciens
collègues de Rubin à Wall Street mais, et c’était le plus important, elle a
constitué ce que le journaliste économiste Daniel Gross a appelé, plein
d’admiration, « un tournant pour Clinton 40 » dans ses rapports avec les
banquiers d’affaires : elle « a permis à Clinton de s’insinuer dans les bonnes
grâces de gros investisseurs au niveau institutionnel » XIX .
Comme pour l’Aléna, tous les experts qui comptaient à l’époque étaient
sur la même ligne. Un article publié par le journal de la Réserve fédérale de
Minneapolis qui revenait sur cette loi en 2000 la désignait tout simplement
comme « le désormais tristement célèbre Glass-Steagall Act de 1933 43 ».
« Presque tout le monde était d’accord pour dire que Glass-Steagall était un
anachronisme dans une économie mondialisée », proclamait un article de
1995 du New York Times sur les tentatives d’abroger la loi. « Promulguée en
1933 pour empêcher la réapparition de magouilles financières dont beaucoup
pensaient qu’elles avaient déclenché la Grande Dépression, la loi est très
largement reconnue aujourd’hui comme un frein à l’économie 44 . »
Non seulement tout le monde était d’accord sur ce qui était largement
reconnu , mais l’abrogation était un pont vers l’avenir. Dixit le nouveau
secrétaire du Trésor, Larry Summers, à l’occasion de l’annulation de Glass-
Steagall en 1999 : « Au terme du xx e siècle, nous allons enfin remplacer un
ensemble de restrictions archaïques par un fondement législatif pour un
système financier du xxi e siècle 45 . »
Un fondement. Neuf ans plus tard, après la plus grande vague de pillages
commis par des initiés jamais vue, le système financier déréglementé du xxi e
siècle a dû être secouru dans sa quasi-totalité. Dire que ce système était bâti
sur du sable serait encore trop charitable. Ses fondements reposaient en
réalité sur une bulle spéculative, gonflée par l’espoir partagé par tous qu’on
pourrait toujours trouver un plus gros pigeon un peu plus loin.
Quelques mois plus tôt en 1999, Summers avait fait la une de Time , aux
côtés de Greenspan et Rubin, pour son rôle dans ce que le magazine appelait
le « Comité pour sauver le monde », une fière équipe de super-héros de la
classe professionnelle qui intervenait partout dans le monde dès que des
économies menaçaient d’exploser. L’article est l’un des meilleurs exemples
de tous les temps des gouffres où peut sombrer le journalisme quand un
scribe est encouragé à exprimer son amour des puissants et son profond
respect pour les idées que partagent tous les membres de sa caste socio-
économique. Time décrivait Summers comme un « génie » ; du sagace
Greenspan, il était dit qu’il comprenait que « les marchés sont une expression
des vérités les plus profondes de la nature humaine » ; et Rubin était un
magicien qui avait « transformé le Trésor en une organisation qui “ressemble
davantage à une banque d’investissement” ». Ensemble, rapportait Time , ils
formaient « une sorte de Politburo libre-échangiste sur les questions
économiques » – les seuls gens qui comptaient dans le premier cercle du
président Clinton XX .
Ça s’est mal terminé pour Brooksley Born, mais Robert Rubin a quitté le
Trésor en pleine gloire juste après l’adoption par le Sénat de l’abrogation de
Glass-Steagall. Quatre mois plus tard, il rejoignait Citigroup, qui se trouvait
être par hasard le principal bénéficiaire de cette abrogation (elle permettait à
ce géant de la banque de fusionner avec un géant de l’assurance). Rubin était
venu de Wall Street, il avait distribué d’énormes aides gouvernementales à
ses anciens collègues et accordé les déréglementations qu’ils réclamaient
depuis longtemps avant de réintégrer le groupe des leaders d’une industrie
qui vivait alors les jours les plus prospères de toute son histoire. Quelques
intransigeants se sont émus de ce qui ressemblait beaucoup à un conflit
d’intérêts ; personne ne les a écoutés XXII . En ces temps heureux, le lieu où
pouvaient coïncider les décisions politiques et l’intérêt personnel paraissait
un lieu de sagesse et de prospérité.
Donc, le monde n’a tiré que trop tard les leçons de la déréglementation et
des baisses d’impôts. Mais un autre enseignement des années Clinton est
parfaitement passé. Il nous instruisait sur la classe sociale : quelle caste avait
un avenir et quelle autre n’en avait pas ; celle dont il fallait être et celle dont
il ne fallait pas être. « Qu’avons-nous dit au pays, à nos jeunes, quand nous
avons réduit l’impôt sur les plus-values et augmenté les prélèvements sur
ceux qui gagnent leur vie en travaillant ? », demandait Joseph Stiglitz :
« Qu’il vaut mieux vivre en spéculant 49 . »
VIII . Il est vrai que ce type de raisonnement était partout pendant les années
1990 3 .
XI . Naomi Murakawa, qui a donné ces chiffres, souligne également que la loi
sur la criminalité de 1994 créait cent seize nouvelles peines plancher, soit
considérablement plus que sous les présidences Reagan et Bush I réunies 20 .
XV . Je ne crois pas qu’il faille lire ici une critique ou une raillerie de
Woodward. Il semble avoir voulu livrer là une description exacte du point de
vue du président.
XIX . Rubin lui-même a écrit plus tard qu’il avait organisé ce sauvetage pour
ne pas jeter le discrédit sur le modèle « fondé sur le marché » imposé par
l’Aléna, ce qui constitue un objectif un peu moins intéressé, j’imagine 41 .
Ronald Reagan n’a pas fait ça tout seul. Ce qui distingue l’ordre politique
sous lequel nous vivons désormais, c’est le consensus sur certaines questions
économiques, et ce qui a permis ce consensus, c’est la capitulation des
démocrates. Les républicains pouvaient dénoncer tant qu’ils voulaient le big
government , mais il fallait un démocrate pour déclarer que « l’ère du big
government [était] terminée », et pour s’y tenir I . C’est là l’œuvre historique
de Bill Clinton. Sous sa direction, comme je l’écrivais à l’époque,
l’opposition « cessa littéralement de s’opposer 1 ».
L’histoire secrète
J’ai entendu ce consensus exprimé sous toutes ses formes depuis le jour où
j’ai rencontré mon premier assistant parlementaire dans les années 1980. Je
l’ai entendu de la bouche de certains démocrates comme de celle de
républicains ; de perdants comme de gagnants. De même que pour le libre-
échange et la réforme de l’aide sociale, tous les reportages et les
raisonnements du monde ne feront jamais bouger cette idée fixe ; pour
quiconque a fait certaines études, c’est simplement la vérité. Ce qui nous
amène à la deuxième chose sur laquelle tout le monde est d’accord :
l’idéologie n’est qu’un obstacle – si seulement les gens instruits des deux
partis pouvaient se rassembler et laisser l’esprit de parti derrière eux, on
parviendrait vite à un grand accord sur cette question des prestations. C’était
le Graal, le noble acte de privatisation qui pourrait enfin venir à bout de la
réalisation la plus populaire du New Deal et mettre un terme à l’ère du
gouvernement militant. Voilà le vrai Grand Marchandage que nos dirigeants
ont poursuivi des années 1990 jusqu’à l’âge d’Obama.
En 1997, Bill Clinton l’a manqué, mais de très peu. Selon Gillon, Clinton
et Gingrich étaient parvenus à un accord sur l’intégration de comptes de
placement privés dans le système de la Sécurité sociale ; en échange, les
républicains devaient cesser de faire pression pour dilapider l’excédent
budgétaire fédéral en baisses d’impôts. Comme les Nouveaux Démocrates
dans notre histoire, Gingrich affirmait que c’était ce qu’il fallait faire au nom
du changement : « On essayait de penser aux réformes nécessaires pour
moderniser l’Amérique de façon à entrer dans le xxi e siècle », a-t-il expliqué
à l’historien 4 .
Les deux dirigeants savaient que cela signifiait construire « une nouvelle
coalition politique de centre-droit » pour parvenir à cet exploit, puisqu’on
pouvait s’attendre à ce que de nombreux démocrates s’opposent à l’accord.
De fait, sur de nombreuses questions, comme le note Gillon, « le président
était plus proche de Gingrich que de la direction de son propre parti », ce qui
pouvait d’ailleurs s’appliquer à chacune des grandes réalisations de Clinton –
l’Aléna, la réforme de l’aide sociale et la déréglementation bancaire, tous
promulgués grâce à la coopération entre le président démocrate et les
républicains au Congrès.
Le calendrier sur lequel les deux hommes s’étaient mis d’accord était le
suivant : Clinton devait commencer à faire allusion au projet de privatisation
en janvier 1998. Divers groupes allaient ensuite passer l’année à mener un
« dialogue » sur la Sécurité sociale dont il n’est pas difficile d’imaginer les
conclusions IV . Les deux dirigeants devaient s’arranger pour « ne pas
aborder la question aux élections au Congrès de 1998 », avant de la faire
passer pendant la session d’intérim en décembre 1998, au moment où
personne ne pouvait tenir l’un ou l’autre pour responsable 5 .
Voilà pourquoi les experts de Washington ont fini par tant aimer Bill
Clinton : il a presque réussi. Il est presque parvenu à réaliser cette grande
union de la classe professionnelle et de la classe entrepreneuriale.
Nation captive
Alexander aurait même pu être plus sévère encore dans sa mise en cause.
La Grande Répression était une opération massive de création de nouvelles
prisons et de peines plancher. Clinton lui-même s’est présenté devant la
nation pour défendre cette nouvelle stratégie baptisée « les trois coups », qui
envoyait en prison pour le restant de leur vie des prévenus condamnés trois
fois pour certains types de délits. Sa loi sur la criminalité de 1994
contraignait les gouvernements des États à promulguer des dispositions sur ce
qu’on appelait la « condamnation réelle [Truth in Sentencing ] » – ce qui
signifiait essentiellement que les libérations conditionnelles étaient rendues
très difficiles. En 1995, comme je l’évoquais plus haut, Clinton a signé la loi
empêchant la Commission de détermination des peines d’abroger l’écart de
un à cent entre les peines prononcées pour usage de cocaïne et pour usage de
crack, une disparité notoirement raciste.
Tout ce qu’il est arrivé de mauvais dans le pays pendant les années 1990
n’était pas le fait de Bill Clinton. Mais pour la répression pénale comme pour
la Sécurité sociale et le libre-échange, la position du parti qui représentait la
gauche dans le système politique a totalement modifié l’équilibre de la
situation. C’était comme si toutes sortes de cruautés étaient soudain permises.
La nation est entrée dans une véritable fureur punitive, les législatures au sein
de chaque État inventant de nouvelles manières de mettre leurs citoyens sous
les verrous avec une sorte de jubilation démoniaque. Sous la direction du
gouverneur républicain George Allen, l’État de Virginie a totalement aboli la
libération conditionnelle en 1995. La « tolérance zéro » est entrée dans le
vocabulaire et la surveillance universelle dans notre environnement urbain.
En 1994 et 1995, de nombreux États ont promulgué leur propre loi des trois
coups, accompagnée de clauses de « condamnation réelle », comme la loi de
Bill Clinton les y encourageait.
Par ailleurs, dans ses discours, Bill Clinton a toujours été un adversaire
résolu de l’incarcération de masse. En 1991, il avait dit qu’il trouvait terrible
que « nous [soyons] désormais la première nation au monde pour le
pourcentage de personnes emprisonnées 11 ». En 1995, deux semaines avant
de signer la loi sur le crack et la cocaïne (30 octobre), il déclarait que « les
Noirs ont raison de penser qu’il y a quelque chose d’extrêmement injuste
[…] quand il y a plus d’hommes africains-américains dans notre système
carcéral que dans nos universités ; quand pratiquement un homme africain-
américain sur trois entre 20 et 30 ans se trouve soit en prison, soit en liberté
conditionnelle, soit sous la surveillance du système pénal 12 . »
La carotte et le bâton
Les pauvres sont toujours là, même si le programme qui les aidait n’est
plus. Et quand la prospérité de la fin des années 1990 a reflué, le désastre
s’est produit exactement comme on pouvait s’y attendre : l’indigence a
explosé aux États-Unis. Grâce à la réforme de l’aide sociale de Clinton, il y a
eu une forte augmentation du nombre de personnes en situation de ce que les
sociologues appellent l’« extrême pauvreté », c’est-à-dire vivant avec moins
de deux dollars par jour. Des études sur les personnes qui n’étaient qu’en
situation de « grande pauvreté », c’est-à-dire vivant avec des ressources
inférieures à la moitié du seuil de pauvreté officiel, ont observé que cette
couche particulière de la population miséreuse n’a jamais été si importante
que dans les années qui ont suivi la crise de 2008. Le nombre de personnes
vivant de bons alimentaires a doublé entre 1997 et 2014 XI .
Mais considérée au sein d’un projet économique plus vaste, elle est
terriblement logique. La réforme de l’aide sociale, poursuit Loïc Wacquant,
« confirme et accélère le remplacement progressif d’un (semi) État-
providence par un État policier et carcéral au sein duquel la criminalisation de
la marginalité et la contention punitive des catégories déshéritées tiennent
lieu de politique sociale » 18 . Travailler sans espoir ou croupir en prison :
voilà à quoi se résume la vie au bas de l’échelle, grâce à Bill Clinton.
L’une des premières choses que vous voyez lorsque vous visitez le musée
présidentiel de Clinton à Little Rock, c’est un néon rose vif représentant la
hausse constante des emplois en Amérique pendant les années de Maison-
Blanche de Bill. Il y a aussi un afficheur électronique de l’indice Dow Jones
pour vous rappeler l’ascension miraculeuse de la Bourse dans les années
1990, mais c’est bien cette ligne rose brillante et désincarnée qui ne cesse
d’attirer votre regard tandis que vous déambulez entre les objets exposés.
Si l’ancien président était un peu moins modeste, son musée aurait sans
doute trouvé une manière de tracer tous les soirs au rayon laser cette ligne
rose haussière dans le ciel au-dessus de Little Rock. Il pourrait en faire une
marque déposée, l’imprimer sur des tee-shirts, des casquettes et des paquets
de chips siglés « Nouvelle Économie ». Après tout, cette ligne est la preuve
d’une véritable réussite du président Clinton.
Soyons justes envers Bill Clinton : c’était en effet une bonne chose.
Pendant sa présidence, l’Amérique s’est approchée du plein emploi. Avec
pour résultat une augmentation des salaires pendant plusieurs années – une
augmentation réelle, même en tenant compte de l’inflation.
Mais c’était une prospérité gonflée par une bulle économique. Elle n’a pas
inversé la tendance durable à l’inégalité dont Clinton aimait parler en 1992.
Elle a fait le contraire. La part du revenu national absorbée par les 1 % a
grimpé en flèche en même temps que le Nasdaq pendant les deux mandats de
Clinton. La financiarisation a progressé au même rythme, Wall Street
représentant une part toujours plus importante du PIB. La rémunération
moyenne des PDG des grands groupes a atteint vingt millions de dollars en
2000, un record absolu – 383 fois plus que la rémunération moyenne des
travailleurs pendant cette dernière année de la bulle 19 .
Que le triomphe de Clinton ait marqué la fin des démocrates en tant que
parti voué aux travailleurs et à l’égalitarisme n’est pas la conviction tordue
d’un intello déconnecté comme moi. Il fut un temps où les admirateurs de
Clinton ne s’en cachaient pas ; pour nombre d’entre eux, c’était même
précisément ce qu’ils aimaient chez ce type. Le biographe de Clinton, Martin
Walker, par exemple, se réjouissait de voir « à quel point [Clinton] a
explicitement renié les traditions du Parti démocrate » et notait que ce n’est
qu’à partir du moment où Clinton s’était installé au Bureau ovale et que les
démocrates avaient perdu au Congrès que « le vieux consensus hérité du New
Deal et de la Grande Gociété sur les questions intérieures [s’était] enfin
effondré 22 ».
Bien sûr, les gens trouvent toujours quelque part où aller – ils restent chez
eux, ils entrent au Tea Party, peu importe. Mon intention est ici de mettre à
l’épreuve cette vantardise implicite des démocrates qui se croient toujours
meilleurs que ces fous de républicains. En réalité, ce qu’a réalisé Bill Clinton,
aucun républicain n’aurait pu le faire. Grâce à notre système à deux partis, les
hommes politiques démocrates ont une identité de marque qui peut certes les
entraver à certains égards, mais qui leur offre une latitude remarquable à
d’autres. Ils sont à jamais considérés comme des chochottes face aux ennemis
du pays, par exemple ; mais sur les questions économiques fondamentales, on
leur fait confiance pour agir dans l’intérêt des gens ordinaires.
À en juger par ce qu’il a bel et bien réalisé, Bill Clinton n’était pas le
moindre des deux maux, comme les gens de gauche disent toujours des
démocrates au moment des élections ; il était le plus grand des deux. Ce qu’il
a fait en tant que président était hors de portée du plus diabolique des
républicains. Seul le souriant Bill Clinton, l’ami bien connu des familles
travailleuses, pouvait commettre de telles trahisons.
Mais la prospérité a fait que Clinton ne serait pas jugé sur ces questions. La
prospérité était l’atout politique ultime. Jouée au bon moment, la carte de la
prospérité pouvait effacer toutes les inquiétudes, balayer toutes les objections,
elle pouvait même faire passer des politiques pour leur contraire.
La prospérité a fait que, pendant des années, des complices de Clinton
comme Hillary et Rahm Emanuel ont pu poser en prophètes mystiques de la
richesse – ils avaient travaillé avec Bill, après tout. Ils savaient ce qu’il fallait
faire pour qu’un pays soit riche. La prospérité a fait de Clinton lui-même un
vieil homme d’État respecté, un défenseur des petites gens et un exemple de
réussite économique grandiose dont le moindre geste devait être imité par les
futurs démocrates.
Et ces gens étaient des démocrates. Au cours des années suivantes, leur
mantra allait devenir une version libérale de l’« économie vaudou » de la
droite. De même que les républicains de l’ère Reagan prétendaient pouvoir
réduire le déficit fédéral en baissant les impôts, de même les héritiers
démocrates de Clinton étaient capables de faire passer pratiquement
n’importe quel cadeau aux riches comme une décision en faveur des pauvres.
Comment, vous demandez-vous sans doute, la déréglementation des banques
peut-elle aider ceux qui travaillent ? Eh bien, c’est ce que Bill Clinton a fait,
et regardez ce qui s’est passé. Regardez comme cette ligne rose brillante
montait, montait…
III . Mis en place dans les années 1960 sous la présidence de Lyndon Johnson
(dans le cadre de sa « Grande Société »), Medicare couvre une partie de
l’assurance médicale des retraités (et des personnes handicapées). [nde]
Puis, un jour, cette foutue chose tant attendue est arrivée. La présidence
Clinton était dans sa phase déclinante quand le soleil radieux d’un secteur des
technologies en pleine explosion a enfin et définitivement triomphé des
poussiéreux récits pathétiques qui avaient longtemps émané d’endroits
comme Decatur (Illinois). Le nom que les Américains ont donné à cet ordre
naissant était « la Nouvelle Économie », un régime de prospérité fondé sur la
technologie qui se projetait dans un avenir à perte de vue. La formule comme
l’idée qui la sous-tendait avaient été populaires chez les conservateurs –
Ronald Reagan lui-même l’avait employée dans un célèbre discours en 1988
1 – mais désormais, c’étaient les démocrates qui se bousculaient pour se
D’une certaine manière, c’était le telos de tout ce que j’ai décrit jusqu’ici.
C’était comme si la jeunesse éveillée des années 1960 était passée
directement de la bataille contre les porcs à Chicago en 1968 à une table
ronde sur le financement participatif à South by Southwest (SXSW), le
festival qui se tient tous les ans à Austin, au Texas, et qui, de rassemblement
d’amateurs de rock indépendant, s’est mué en congrès des entrepreneurs
high-tech, un endroit où se croisent jeunes branchés et investisseurs en
capital-risque en maraude. Ce mélange peut vous sembler étrange mais pour
une certaine espèce d’homme politique démocrate, c’est devenu un habitat
naturel. Pendant l’édition 2015 de SXSW, Fetty Wap a chanté « Trap
Queen », les Zombies ont joué leurs succès des années 1960, Snoop Dogg a
parlé de ses peintures – et la secrétaire au Commerce Penny Pritzker a fait
prêter serment à la nouvelle directrice du Bureau américain des brevets et des
marques de commerce, Michelle Lee. Pour ceux qui n’auraient pas suivi, on
parle là d’une ancienne prêteuse de subprimes qui assermentait une ancienne
cadre de Google devant un parterre hardcore de fans de l’entrepreneuriat IV .
En d’autres temps, l’idée que des démocrates puissent s’aligner sur des
banquiers d’investissement aurait semblé grotesque. C’était le parti qui avait
fait de sa haine de Wall Street une passion fondamentale pendant la croisade
de William Jennings Bryan contre l’étalon-or en 1896… qui avait remporté
son triomphe historique à la suite de l’échec de Wall Street en 1929… qui
avait créé la Securities and Exchange Commission en 1934… qui avait fini
par élever le taux marginal d’imposition des contribuables les plus riches du
pays jusqu’à plus de 90 %.
Mais pour les leaders de la classe libérale, cette ambition n’a rien
d’incroyable. Pour eux, le transfert de l’affection du parti de la classe
moyenne vers le banquier n’était pas une erreur stratégique mais une
évolution nécessaire. C’était aussi un choix profondément éthique. De fait,
chaque nouvelle étape de la parade nuptiale des démocrates et des riches leur
confirmait qu’ils étaient en train d’assister à une union naturelle pour l’ère
post-industrielle et post-partisane. Enfin, la fortune et la vertu, les deux pôles
traditionnels de la bonté américaine, ne feraient plus qu’un.
Wall Street était la base politique idéale pour un parti qui cherchait à se
réinventer en représentant de la classe professionnelle. L’industrie en
question était immensément riche, bien entendu. Et les financiers étaient
plutôt des gens très diplômés, attachés à un certain libéralisme culturel ; la
perspective du mariage homosexuel, par exemple, n’a jamais paru les plonger
dans cet état de panique morale qu’il provoquait chez tant d’autres. Wall
Street ne polluait pas non plus, du moins pas de manière visible sur les
photos. Les activités de cette industrie étaient toujours enrobées d’une épaisse
couche de jargon, ce qui (comme on l’a vu au premier chapitre) exerce un
attrait irrésistible sur l’esprit professionnel. Par ailleurs, les éventuels effets
déplaisants des activités de Wall Street, loin de la citadelle exaltante du Sud
de Manhattan, étaient faciles à ignorer.
En 2007, le monde des affaires apprenait avec stupeur que John Mack, le
PDG de Morgan Stanley et un des grands contributeurs financiers de la
campagne de George W. Bush, s’était déclaré prêt pour Hillary Clinton, en
organisant un dîner de collecte de fonds pour la campagne présidentielle de
l’ancienne Première dame dans les bureaux de la banque d’investissement. La
conversion du financier était si stupéfiante qu’elle a fait la une du magazine
Fortune , avec les mots « Le monde des affaires aime Hillary ! » en
surimpression sur une photo de Mme Clinton 9 .
Sur les raisons pour lesquelles les financiers ont préféré Obama à son
adversaire républicain, on sait étonnamment peu de choses. Une des
motivations était sans doute que le monde des affaires aime soutenir les
vainqueurs, et 2008 avait l’air d’une année démocrate, avec l’effondrement
de l’économie et le mécontentement contre l’administration incompétente de
Bush. Mais on ne doit pas écarter l’admiration que les financiers eux-mêmes
ont exprimée dans la presse en termes typiquement professionnels. « Mon
objectif n’est pas de payer moins d’impôts, déclarait à Reuters en juillet 2008
William Ackman, patron de fonds spéculatif et grand donateur à la campagne
d’Obama. Mon objectif est d’élire un type incroyablement intelligent [smart ]
et compétent 10 . » Dans les jours qui ont précédé le krach, c’était sans doute
une raison suffisante. Les financiers étaient des gens intelligents. Obama était
une personne intelligente. Tout était dit.
Milliardaires démocrates
Et c’est ainsi que pendant les années 2000, les médias ont fait cette grande
découverte : un nombre substantiel de riches étaient en fait plutôt libéraux. Il
y avait à cela des précédents, bien sûr – pensez à tous les brahmanes WASP
qui s’intéressent depuis des années à la protection des espèces menacées –,
mais ce qui arrivait alors était différent. Non seulement on disait qu’il y avait
beaucoup plus de riches libéraux que par le passé, mais ils étaient séparés des
riches conservateurs par une fracture plus profonde que le simple goût
personnel. La division entre les riches libéraux et les riches conservateurs
passait désormais pour une chose essentielle, une chose inscrite dans la
structure même de notre société – et, bien sûr, une chose sur laquelle on
pouvait édifier sans risque le Parti démocrate.
Certains voyaient la scission entre les deux factions des riches en termes
quasi moraux. Pour Daniel Gross, qui écrivait en 2000, cela pouvait se
résumer à l’opposition du capital « arrogant » et du capital « humble » – ce
qui signifiait que les banquiers d’investissement égoïstes et snobs étaient
républicains tandis que les banquiers d’investissement modestes et sans
prétention étaient démocrates. Pour le journaliste David Callahan, c’était
(entre autres choses) une question d’opposition entre « riches sales » et
« riches propres » – ce qui signifiait que les industriels qui polluaient étaient
des conservateurs tandis que ceux qui achetaient des compensations carbone
étaient libéraux 11 .
Dans tout le pays, les villes et les régions ont écouté les conseils du gourou
et se sont tout de suite mises au travail pour gagner les bonnes grâces de la
classe créative. Le Michigan, État dur à cuire s’il en est, a lancé une « Cool
Cities Initiative [Initiative des villes cool] » qui, comme le disait son
gouverneur, créait de nombreuses « commissions locales sur le cool qui
débouch[aient] la bouteille de la créativité ». La ville de Dayton (Ohio) a
décidé qu’il lui fallait un festival de cinéma, mais aussi un « Dayton Creative
Incubator [Incubateur créatif de Dayton] », une salle de spectacle baptisée
« C{space » et une exposition d’art baptisée « Creative Soul of Dayton
[L’Âme créative de Dayton] ». La ville de Tampa, en Floride, a nommé ce
qu’USA Today a appelé un « manager des industries créatives », et
l’organisation Creative Tampa Bay y avait pour mission de « synergiser les
atouts de la communauté pour cultiver un environnement qui encourage
l’innovation, développe l’économie et attire les gens créatifs », comme le
proclamait son site Internet.
Les plus zélés étaient les démocrates, qui voyaient dans la stratégie de la
« classe créative » une façon de revitaliser des villes en crise depuis que leurs
industries étaient parties s’installer sous d’autres climats. Les innombrables
pistes cyclables qui ont été créées dans l’espoir que des professionnels se
pointent et les empruntent ? Pour la plupart, elles ont été créées par des
démocrates. Tous ces « quartiers de l’art » et ces « fêtes de rue » ? Les
démocrates. Les républicains étaient d’ailleurs exclus, presque par définition,
de cette compétition pour les faveurs de la nouvelle classe dominante puisque
l’une des conditions fixées par Florida était le bon score de ces villes sur ce
qu’il appelait l’« indice gay ». Bien sûr, ces vulgaires républicains pouvaient
toujours offrir des incitations grossières comme les impôts bas, mais à l’âge
de la créativité, ce sont les spectacles de théâtre de votre ville et ses cupcakes
faits maison qui devaient ouvrir la voie à la prospérité.
Soyons clairs sur les opinions politiques que Florida exposait ici. Le
problème de l’administration de quelqu’un comme George W. Bush, mettons,
n’était pas qu’elle favorisait les riches ; c’était qu’elle favorisait les mauvais
riches – les riches de la « vieille économie ». De même, le problème de la
politique intensément partisane des républicains à cette époque était qu’elle
n’écoutait absolument pas les voix des industries les plus importantes et
créatives du pays (comme Wall Street et la Silicon Valley), dans la mesure où
ces endroits choisissaient d’office les démocrates.
Mais les idées que j’ai décrites dans ce chapitre n’ont pas connu le même
destin. Comme pour le libre-échange et la réforme de l’aide sociale, il semble
qu’aucune réfutation ne saura dissuader leurs partisans. D’ailleurs, avec
l’élection de Barack Obama, le challenger jeune et innovant, elles ont trouvé
un second souffle. Sous sa présidence, elles sont devenues plus vigoureuses
que jamais. Et avec leur épanouissement, nos démocrates modernes se sont
écartés encore un peu plus de leurs traditions égalitaires.
VI . Ce livre avait en réalité été écrit par cinq auteurs, un sondeur et deux
chercheurs. Mais le nom de Sperling venait en premier et se détachait
typographiquement par rapport aux autres et il lui est habituellement attribué.
VII. Comment la crise a été gâchée
En 2008, après des décennies à assurer l’opinion publique que leur reniement
du New Deal était authentique, les démocrates ont soudain décidé que le New
Deal était de retour et que Franklin Roosevelt était plus actuel que jamais.
C’est bien ainsi que le professoral Obama a procédé pour constituer son
administration. Selon le journaliste de Newsweek Jonathan Alter – qui a écrit
des livres sur Obama comme sur FDR – près de 90 % des membres de son
administration avaient des diplômes supérieurs, et près de 25 % étaient
diplômés de Harvard ou y avaient enseigné. L’équipe d’Obama comprenait
un prix Nobel, un prix Pulitzer, un « prix du génie » MacArthur, de
nombreux boursiers Rhodes, et Summers, qui présidait son Conseil
économique national I . « C’est basé sur le mérite », aurait dit la sénatrice du
Missouri Claire McCaskill au sujet de la stratégie de recrutement du
président. « Il s’agit d’avoir les meilleures personnes et les meilleures idées
4. »
On peut se faire une idée du processus par lequel « les meilleurs » étaient
choisis avec un épisode décrit par Chris Hayes dans Twilight of the Elites .
Nous sommes en 2009, le président est en train de choisir un nouveau juge à
la Cour suprême, et experts et conseillers présidentiels pèsent soigneusement
les titres des individus hautement qualifiés en balance. Un attribut force
particulièrement leur attention : quel candidat est « le plus intelligent » ? Les
sages raisonnent encore et encore, concluant on ne sait comment qu’un
candidat est « plus intelligent » qu’un autre, qui est lui-même plus intelligent
qu’une troisième qui, malheureusement, n’est « pas aussi intelligente qu’elle
en a l’air ». Voilà à quoi toutes les controverses devant la nation et toutes les
nuances de la réflexion juridique se résumaient pour la classe libérale :
l’intelligence. Pour eux, la Cour suprême était comme une institution très
sélective à laquelle donnait accès une sorte de test SAT cosmique II .
Idem.gov
Une autre option politique symbolique des années 1930 – exiger des
banques qu’elles séparent leurs activités d’investissement et leurs services
commerciaux – a finalement été favorisée par les démocrates, et elle a même
été intégrée à la mesure de réforme bancaire Dodd-Frank. On ne peut pas dire
comment ni même si elle sera jamais appliquée, dans la mesure où les clauses
et les failles de la loi sont encore en train d’être tour à tour rédigées et vidées
par les avocats et les régulateurs à l’heure où j’écris ces lignes. Mais on sait
une chose : les banques trop-grosses-pour-faire-faillite sont aujourd’hui plus
grosses qu’elles ne l’étaient avant la crise puisqu’elles ont avalé d’autres
banques dans le cadre des plans de sauvetage. On sait aussi que les gens qui
travaillent dans la finance gagnent toujours beaucoup plus que ceux qui
travaillent dans d’autres industries – leur salaire moyen à New York était de
404 000 dollars en 2014 – et que leurs bonus sont pratiquement revenus aux
niveaux qu’ils atteignaient avant le krach.
Si c’était un New Deal d’aujourd’hui, c’en était une répétition timide et assez
peu soucieuse de la détérioration globale de la situation économique des gens
ordinaires – les salaires qui ne progressaient jamais, l’augmentation des
revenus qui allait toujours à d’autres. Dans ses discours, Barack Obama
pouvait être un défenseur éloquent de ces gens et de leurs problèmes ; c’est
en partie grâce à lui que « l’inégalité » est devenue un sujet politique grand
public. Mais dans les faits, l’administration Obama n’a cessé de sacrifier les
intérêts des travailleurs au nom d’un objectif plus grand, ou de ce que
Washington appelait une « optique », ou même sans aucune raison visible.
Cela ne s’est pas passé ainsi parce qu’aider les citoyens ordinaires dans les
temps difficiles est un rêve utopique mais parce que les intérêts de ces
citoyens étaient en conflit avec les intérêts des citoyens des couches
supérieures. Il fallait choisir et Obama l’a fait.
L’exemple le plus célèbre est une proposition de loi démocrate qui aurait
permis aux juges de modifier la dette hypothécaire des propriétaires dès lors
qu’ils se déclaraient en faillite personnelle – un processus baptisé
« cramdown », qui aurait aidé considérablement des millions de
propriétaires, mais qui aurait aussi eu des conséquences déplaisantes pour
tous les créanciers hypothécaires VI . En 2008, Obama avait annoncé qu’il
était favorable au cramdown , mais quand la proposition est arrivée au Sénat
en avril 2009, selon la description concise de son biographe Jonathan Alter,
le président et son équipe « n’auraient pas bougé le petit doigt pour aider » à
la faire passer 12 . Face au lobbying énergique des banques, le projet a
naturellement été rejeté.
Les travailleurs ont eu droit au même traitement. Ainsi, Obama candidat avait
bruyamment dénoncé le toujours impopulaire Aléna ; une fois président, ce
genre de discours s’est volatilisé. À l’époque des débuts d’Obama, la priorité
des syndicats à Washington était une proposition de loi intitulée « Employee
Free Choice Act », qui devait faciliter la négociation collective des
travailleurs avec leur direction et qui aurait même pu inverser le long déclin
du taux de syndicalisation. Là encore, Obama s’y était déclaré favorable ; il
avait même voté pour en tant que sénateur. Mais là encore, quand Wal-Mart
et la Chambre de commerce ont mobilisé leurs lobbyistes contre la mesure,
l’audace du président a semblé disparaître. La Maison-Blanche s’est
contentée de laisser filer. Un détail qui a attiré mon attention à l’époque était
le nombre impressionnant d’ex-libéraux que le monde des affaires avait
embauchés comme lobbyistes sur ces questions : d’anciens assistants de John
Kerry, de Rahm Emanuel, de plusieurs sénateurs démocrates et même du
secrétaire au Travail 14 .
Ceux qui avaient le bon sens de ne pas vouloir lever le pont-levis étaient
les groupes industriels – les représentants de Big Pharma et de la Silicon
Valley, par exemple – qui ont pu conseiller les fonctionnaires chargés des
négociations. Naturellement, le traité auquel elles ont abouti sera très
favorable à ces groupes industriels : comme l’Aléna, il est conçu avant tout
pour protéger leurs investissements à l’étranger. Ainsi, le TPP va contribuer à
obstruer le commerce des médicaments génériques et inciter les gens à
acheter les médicaments de marque plus chers. Les travailleurs américains ne
bénéficieront d’aucune protection de ce genre, bien entendu : pour eux, ce
sera toujours la concurrence à mort. Mais leurs employeurs auront encore
plus de latitude pour délocaliser à loisir, transférer leurs activités comme bon
leur semble là où les salaires sont bas et la main-d’œuvre non syndiquée, et
poursuivre les pays qui adoptent des politiques contraires à leurs profits.
C’est ainsi que la campagne de 2012 a donné lieu aux appels les plus
purement prolétariens qu’on ait pu entendre depuis longtemps. C’est ainsi
que la convention démocrate est devenue une interminable démonstration
d’animosité de classe badine. Et c’est ainsi qu’un Super PAC VIII démocrate
en est venu à diffuser un spot télévisé dévastateur où un ouvrier d’une usine
de papier qui avait été rachetée par Bain Capital, la compagnie de Romney,
racontait comment ses nouveaux patrons lui avaient demandé de construire
une scène ; quand il avait terminé, les patrons étaient montés sur la scène et
ils avaient viré cet ouvrier, ainsi que tous les autres employés de l’entreprise.
Ce spot tire-larmes était si efficace que, d’après Balz, les électeurs de l’Ohio
pouvaient encore se souvenir de certains « détails spécifiques » sept semaines
après sa diffusion 18 .
La présidence paquebot
Les démocrates ont perdu le contrôle de la Chambre des représentants en
2011 et du Sénat en 2015. Bien qu’Obama ait été réélu spectaculairement en
2012, il n’a pratiquement rien fait sur les questions d’inégalité dès lors que le
raz-de-marée du Tea Party a touché les côtes de Washington.
À cette époque, il avait déjà viré de bord en vue d’un Grand Marchandage
où les démocrates allaient accepter d’exposer leurs programmes d’assurance
sociale jadis sacrés au couperet budgétaire si les républicains voulaient bien
considérer l’idée d’une augmentation d’impôts. Pour codiriger la commission
chargée d’élaborer l’accord sur le budget, Obama a même choisi Erskine
Bowles, l’homme qui avait été l’émissaire de Clinton auprès de Newt
Gingrich dans les négociations secrètes sur la privatisation de la Sécurité
sociale.
Obama était toujours aussi habile à manier les mots mais, un jour,
l’éloquent président semble avoir perdu sa confiance dans la persuasion 22 .
Sa présidence a eu ses grands moments, bien sûr : le raid contre Oussama ben
Laden, la reconnaissance diplomatique de Cuba, l’accord avec l’Iran. Mais
sur l’inégalité, il en était réduit à faire des discours.
En juin 2015, Obama lui-même avait fini par dire la même chose,
rapportant au comique Marc Maron comment il avait souvent dû dire à ses
partisans déçus que « vous ne pouvez pas devenir cynique ou frustré parce
que vous n’arrivez pas immédiatement là où vous voulez ». Un peu plus tard,
il employait la métaphore classique de la rigidité du gouvernement des États-
Unis :
Parfois, la tâche du gouvernement est de faire des améliorations progressives,
ou d’essayer de diriger le paquebot deux degrés vers le Nord ou le Sud, de sorte
que dans dix ans on se retrouve soudain dans un lieu très différent. Mais sur le
moment, les gens peuvent se dire qu’on a besoin de virer de cinquante degrés, pas
de deux degrés. […] Et vous ne pouvez pas virer de cinquante degrés. Et ce n’est
pas seulement à cause des lobbies, ce n’est pas seulement à cause du pouvoir de
l’argent, c’est parce que les sociétés ne virent pas de cinquante degrés. Il est
certain que les démocraties ne virent pas de cinquante degrés. 24
Barack Obama aurait pu changer ça et, par là, changer le climat politique
du pays rien qu’en décidant d’appliquer les lois de la nation comme les
administrations l’ont fait avant Reagan. Les lois antitrust ont été écrites il y a
un siècle et elles sont toujours en vigueur. Le Congrès républicain n’aurait
pas eu son mot à dire. C’était presque entièrement dans les mains de
l’exécutif.
Sur ce front comme sur bien d’autres XI , Obama était totalement libre
d’agir, notamment avant 2010, mais même ensuite, quand les républicains ont
repris le Congrès. C’était assurément ce que les temps exigeaient, tandis
qu’Amazon, Google et AB InBev triomphaient dans le monde entier.
Pourtant, Obama n’a pratiquement rien fait. De fait, les enquêtes anti-
monopole menées par le département de la Justice d’Obama sont passées de
quatre en 2009 à zéro en 2014 27 . (À titre de comparaison, en 1980, sous
une autre administration démocrate, soixante-cinq enquêtes ont été menées.)
Et pourtant, il ne l’a pas fait. Il n’a même pas essayé. En réalité, l’équipe
d’Obama a fait le contraire. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour que les
grandes banques « atterrissent en douceur », et elle n’a jamais réellement
envisagé de les affronter.
Obama n’a pas choisi de jouer la partie la plus importante de son mandat
de cette manière parce qu’afficher sa fermeté à l’égard de Wall Street aurait
fait mauvais effet ou parce que la présidence n’avait pas assez de pouvoir.
Tout ce que je viens de mentionner était parfaitement faisable en 2009. Placer
les banques sous administration judiciaire est une procédure normale et
parfois nécessaire. Le pays implorait Obama de le faire. Mais il a choisi de ne
pas le faire.
III . Summers admettait que les bonus étaient « scandaleux » mais selon un
compte-rendu de son passage à la télévision dans le New York Times , on ne
pouvait rien y faire : « “Nous sommes en État de droit”, a dit M. Summers,
l’un des conseillers économiques qui ont fait le tour des débats télévisés du
dimanche matin. “Il y a des contrats. Le gouvernement ne peut pas abroger
des contrats comme ça.” 6 »
X . C’est le titre d’une fameuse tribune publiée en septembre 2014 par Peter
Thiel, l’investisseur en capital-risque qui a fondé PayPal, où il écrivait : « En
réalité, le capitalisme et la concurrence sont antinomiques. Le capitalisme est
fondé sur l’accumulation du capital, mais sous une concurrence parfaite, tous
les profits sont mis en concurrence » ; et : « Le monopole […] n’est pas une
pathologie ou une exception. Le monopole est la condition de toute entreprise
qui réussit 25 . »
XII . Dorgan, un populiste du Dakota du Nord, avait été l’un des premiers
partisans d’Obama. En apprenant qui il avait nommé dans son équipe
économique, il a déclaré : « Je ne comprends pas comment vous pouvez faire
ça. Vous avez choisi les mauvaises personnes 28 ! »
VIII. Les défauts d’un esprit
supérieur
Examinons maintenant en détail chacune des trois grandes victoires
législatives du président Obama, remportées au cours des deux années qui ont
précédé la perte du Congrès par les démocrates aux élections de 2010 : le
grand plan de relance de 2009, la mesure bancaire Dodd-Frank et le très
symbolique Affordable Care Act. Dans ces trois cas, le processus législatif a
suivi une même logique caractéristique, où l’efficacité de la mesure était
sacrifiée à la quête du consensus professionnel dont les démocrates rêvent
tant.
Ce qui ne veut pas dire que l’« arrangement » qu’Obama avait conclu avec
PhRMA était totalement dénué de mérite, mais c’était un arrangement, un
troc délibéré où une occasion de créer un système de santé véritablement
démocratique était réemployée à faire le contraire.
L’arrangement que l’industrie financière a obtenu des démocrates n’était
pas aussi généreux, mais on peut y voir des traces de la même impulsion.
Pendant les premières années de la présidence Obama, rappelez-vous, les
banques de Wall Street étaient jugées « trop grosses pour faire faillite » : au
fond, leur bonne santé était garantie par le gouvernement fédéral alors même
que nombre d’entre elles semblaient avoir été mouillées jusqu’au cou dans les
opérations frauduleuses pendant la bulle immobilière. Dodd-Frank était censé
changer cela : être une « institution financière d’importance systémique »
comportait désormais des obligations réglementaires particulières auxquelles
les banques moins importantes n’étaient pas soumises.
Une réforme structurelle aurait en réalité été beaucoup plus simple à mettre
en œuvre puisque, pour l’essentiel, elle aurait pu se contenter de défaire
soigneusement toutes les déréglementations des années Clinton et Reagan.
Une telle réforme aurait eu une portée considérable. Mais en l’état, Dodd-
Frank ne fait pas grand-chose pour s’attaquer au problème bien plus
considérable du secteur financier qui engloutit l’économie réelle, alors que
c’était à l’évidence ce que les temps réclamaient et que le démantèlement des
banques aurait certainement largement contribué à inverser l’augmentation
continue de la richesse des 1 %. Au lieu de quoi, les cadres de Wall Street
sont toujours parmi les plus riches du pays ; leurs lobbyistes sont toujours une
sorte de petite armée assiégeant la colline du Capitole ; et grâce à leurs
contributions au financement des campagnes et à leur force de persuasion
amicale, ils participent assidûment à créer les lacunes et les exceptions dans
la nouvelle loi abominablement compliquée et toujours inachevée.
Une fois président, Obama n’a pas ménagé ses efforts pour manifester la
continuité avec la politique de l’administration Bush, puis, en 2010, pour
prêter sa gravité à la campagne mondiale d’austérité. On était alors au point le
plus bas des années Obama, quand le président a fait de la réduction du
déficit le « pivot » de sa politique alors même que la dépression continuait et
que le chômage atteignait un niveau intolérable. « Les familles dans tout le
pays sont en train de se serrer la ceinture et de prendre des décisions
difficiles, disait-il lors de son discours sur l’état de l’Union en 2010. Le
gouvernement fédéral doit faire la même chose. » En fait, c’est précisément
ce que le gouvernement fédéral ne devait pas faire ; comme beaucoup l’ont
souligné à l’époque, il devait faire le contraire – c’est la sagesse des dépenses
anticycliques, que le monde a acquise à si grands frais pendant la Grande
Dépression.
Pour Obama et ses partisans, les nombreuses épreuves de force entre son
style cool et technocratique et la bravade insensée, fanatique, hurlante, des
républicains au Congrès peuvent se résumer à quelque chose d’élémentaire,
de basique. Ils y voient certainement l’esprit contre le sentiment, le moi
contre le ça, la civilisation contre la barbarie.
« L’un des défis de notre société, c’est que la vérité est une sorte de
déségalisateur, déclarait Larry Summers au journaliste Ron Suskind pendant
les premiers jours de l’administration Obama. L’une des raisons qui fait que
l’inégalité a sans doute augmenté dans notre société, c’est que les gens sont
davantage traités comme ils sont censés l’être 18 . »
Tous ces gens brillants, tous ces professionnels et ces docteurs de l’Ivy
League réputés, et pourtant l’une des caractéristiques les plus frappantes de
l’administration Obama a été sa timidité, son cruel manque d’originalité. La
situation de 2009 exigeait de l’audace et de l’imagination, mais on n’a eu
droit en tout qu’à des demi-mesures.
Que les échecs des libéraux puissent les exposer à un tir de flanc mortel de
la droite, c’est une chose que l’administration ne paraît pas avoir vu venir ;
malgré toutes leurs connaissances subtiles, de nombreux membres de la
classe libérale ne croient toujours pas à ce qui s’est passé – ce qui leur est
arrivé, pensent-ils, était seulement le signe du retour d’un réflexe grossier
dans les esprits d’une population peu éclairée. Ce qui nous amène à ce qui est
sans doute le grief le plus crucial : ces démocrates ne semblent plus vraiment
se soucier de gagner les élections. Même cela, l’acte politique le plus
fondamental, cède le pas à la vanité professionnelle 19 .
« L’inégalité des revenus est le plus gros problème auquel nous soyons
confrontés », a déclaré un jour Raimondo à l’admiratif chroniqueur du New
York Times Frank Bruni. Selon les critères de la classe libérale, elle a toutes
les qualités pour s’attaquer à cette question. Elle a des diplômes de Harvard et
de Yale, et en prime, comme d’autres personnages de notre histoire, c’est une
boursière Rhodes. Elle est passée par la plus géniale des industries créatives –
je veux parler du capital-risque –, et en tant que trésorière de l’État de Rhode
Island elle a passé ces dernières années à affronter les fonctionnaires de l’État
sur la question des retraites, en diminuant leurs pensions et en en confiant la
gestion à des fonds spéculatifs.
Une autre zone bleue qu’il faudrait étudier est la ville extrêmement
démocrate de Chicago sous son maire Rahm Emanuel, qui était un proche
conseiller des présidents Obama et Clinton. Emanuel a suivi une trajectoire
similaire à celle de Raimondo : une éducation chic, un passage bref mais
lucratif par une banque d’investissement, des batailles remarquées contre les
fonctionnaires (dans son cas, les enseignants) et divers actes de privatisation,
comme l’attribution du nettoyage des écoles et de la billetterie des bus à des
contractuels.
Comme tant d’autres éminents démocrates, Emanuel a fait tout cela pour
servir une classe moyenne aux abois, dont il aime pleurer la sécurité de
l’emploi disparue et le niveau de vie perdu. Sa passion pour les petites gens a
été justement récompensée, comme dans le cas de Raimondo, par de
généreux dons de campagne de dirigeants de fonds spéculatifs, puis par des
dons d’autres dirigeants de fonds spéculatifs. Comme Raimondo, Rahm a fait
de l’innovation un fétiche, en créant une « équipe de distribution de
l’innovation » et en annonçant que la ville de Chicago, soucieuse d’égalité,
visait aujourd’hui « l’innovation pour tous ». « Pour l’innovation, écrit
Emanuel, les portes de Chicago sont grandes ouvertes 4 . »
Si vous pensez que tout cela revient à s’incliner devant les 1 %, vous vous
trompez totalement au sujet de Markell. Écrivant dans le magazine
The Atlantic quelques mois après sa communication à Stanford, il appelait les
Américains à reconnaître « la synergie, plutôt que la contradiction, entre la
croissance économique et la justice économique ». Ce qu’il veut dire par là,
c’est que la justice économique ne peut venir qu’avec la croissance
économique, et que par conséquent la première tâche de quiconque veut
s’attaquer à l’inégalité, c’est de « créer un environnement propice où les
leaders économiques et les entrepreneurs veulent s’installer et se
développer » 9 .
Si on la voit d’un œil un tout petit peu plus critique, Boston est le siège de
deux industries qui sont en train de provoquer la ruine de l’Amérique
moyenne, l’enseignement supérieur et l’industrie pharmaceutique, toutes
deux imposant des tarifs dont à peu près tout le monde doit s’acquitter, et qui
augmentent bien plus rapidement que les salaires ou l’inflation. Mille dollars
la pilule, trente mille dollars le semestre : les dettes qui asphyxient chaque
jour davantage les gens autour de vous sont ce qui a rendu cette ville si riche.
Vous comprenez ce que je veux dire quand vous visitez Fall River, une
ancienne ville textile à 80 km au sud de Boston. Le revenu moyen des
ménages dans cette ville est de 33 000 dollars, l’un des plus bas de l’État ; le
taux de chômage est l’un des plus élevés, à 15 % en mars 2014, près de cinq
ans après la fin de la récession ; 23 % des habitants de Fall River vivent sous
le seuil de pauvreté. La ville a perdu ses nombreuses usines de confection de
tissu il y a des années, et avec elles sa raison d’être. Les gens la désertent
depuis des décennies 17 .
Mais beaucoup des usines vides où leurs ancêtres ont travaillé sont
toujours debout. Solides structures du xix e siècle, ces immenses boîtes de
granite ou de brique dominent le paysage de la ville – il semble qu’il y en ait
toujours une ou deux dans notre champ de vision, contrastant
douloureusement avec le plastique coloré des fast-foods flanqués à côté.
Tout cela vous rappelle à chaque instant qu’il s’agit d’un endroit et d’un
mode de vie d’où les hommes politiques ont retiré leur bénédiction. Comme
tant d’autres paysages américains, celui-ci est le produit de décennies de
désindustrialisation, menée à bien par les républicains et rationalisée par les
démocrates. À 80 km de là, Boston est un triomphe, mais la doctrine de la
prospérité que vous voyez à chaque coin de Boston sert aussi à justifier
l’échec que vous voyez à chaque coin de Fall River. C’est un lieu où
l’abondance ne retourne jamais – non parce que l’abondance est impossible
ou inconcevable à Fall River mais parce que les dirigeants du pays ont tout
bonnement accepté un ordre social qui ne cesse de faire chuter les salaires de
gens comme les habitants de Fall River tout en faisant monter les
rémunérations des innovateurs, des créatifs et des professionnels.
Mais le seul véritable espoir de nouvelles possibilités de travail pour la
ville – un entrepôt Amazon encore au stade de projet – ne fera que cimenter
ce rapport. Si tout se passe comme prévu, et si Amazon s’en tient aux
pratiques innovantes qu’elle a mises au point ailleurs, les gens de Fall River
pourront un jour s’épuiser au travail quasiment sans couverture sociale,
soumis à des obligations de rendement contrôlées électroniquement, pour
faire économiser quelques centimes aux riches clients de Boston quand ils
achèteront des livres ou des appareils électroniques 18 .
Mais ça, c’est l’avenir. Dans les années 2010, le journal local publiait un
flot sans fin d’articles sur des saisies de drogue, des fusillades, des accidents
de voiture provoqués par l’alcool, la stupidité des hommes politiques locaux
et le surplus lamentable de « logements sociaux ». Comme tous ces endroits,
la ville est engluée dans un ressentiment amer contre les salariés des services
publics. Du genre : pourquoi ont-ils le droit de vivre correctement alors que
nous autres n’avons rien pour nous ? Ici, c’est chacun pour soi dans une
« course aux miettes », comme me le disait un ami de Fall River.
Malgré tout, c’est un lieu exemplaire pour une raison : c’est le point
d’observation idéal de l’amenuisement des perspectives d’avenir dans la vie
américaine moderne. C’est là le projet du chroniqueur du Fall River Herald-
News , Marc Munroe Dion, l’un des derniers praticiens en exercice du
journalisme ouvrier, un genre autrefois si fondamental dans ce pays. Ici, à
Fall River, la sensibilité dure à cuire et sarcastique fait un baroud d’honneur
contre l’indifférence du monde de l’abondance.
Dion déverse sa dérision acide sur les pistes cyclables que Fall River a
(bien évidemment) construites pour la classe créative qu’elle attend toujours.
Il applaudit le courage des travailleurs de Wal-Mart qui, apparemment,
commencent enfin à tenir tête à leurs chefs. Il regarde un débat de 2012 entre
Obama et Romney et pense à tous les gens qu’il connaît qui feraient partie
des 47 % de paresseux dont parle Romney – à commencer par sa propre
mère, une ouvrière d’usine pendant la Deuxième Guerre mondiale qui se
consacre désormais à « épuiser la richesse de notre pays par le double
système de Ponzi de la Sécurité sociale et de Medicare 19 ».
« Pour nous, la ville a l’air de se dissoudre », écrivait Dion fin 2015. Alors
que l’apocalypse de la classe ouvrière s’installe, il invite les lecteurs à se
remémorer ce qui leur plaisait autrefois dans leur ville. « Fall River était un
bon endroit pour être pauvre, conclut-il. Vous n’aviez pas besoin de faire
beaucoup d’études pour travailler, vous n’aviez pas besoin de beaucoup
d’argent pour vivre et vous connaissiez tout le monde. » Quand cette vie a
disparu, la politique qui avait encore un peu de sens a disparu aussi ; elle a été
l’une des premières victimes de ce qui est arrivé ici. Ceux qui se soucient
encore de la guerre entre les républicains et les démocrates, écrit Dion,
pratiquent « des rituels politiques qui n’ont plus aucun sens depuis les années
1980, des membres de tribus emplumés qui dansent autour d’un dieu sculpté
dans un tronc d’arbre » 20 .
Si Fall River est maculée de filatures vides, les rues de Boston sont semées
d’équipements destinés à rendre l’entrepreneuriat facile et pratique. Pendant
mon bref séjour là-bas, j’ai passé mon temps à visiter des centres
d’innovation, chacun d’eux équipé de meubles de couleurs vives, d’espaces
de travail ouverts, de citations inspirantes sur l’inventivité, de tables de ping-
pong, de consoles pour jouer à Guitar Hero et d’autres instruments pour
donner un peu de légèreté aux temps de pause (dont je n’ai jamais vu
personne se servir) et de murs recouverts de peinture brillante sur lesquels on
peut écrire avec des marqueurs effaçables.
Il a gravi sans effort tous les échelons de la méritocratie. Il a fait son droit à
Harvard également et, après avoir travaillé pour le NAACP un certain
nombre d’années IX , Patrick est allé à Washington, où il a dirigé la division
des droits civiques du département de la Justice, un poste important. En 1994,
il a obtenu 54 millions de dollars de dédommagement dans un fameux procès
pour discrimination intenté contre les restaurants Denny’s – entre autres
choses, la chaîne avait un jour refusé de servir les membres noirs de l’unité
des services secrets affectée au président – et, peu de temps après, Patrick
s’est chargé d’une autre affaire qui impliquait l’organisme de crédits
immobiliers subprime Long Beach Mortgage. Cette fois, l’entreprise était
accusée de pratiques de prêt discriminatoires ; Patrick a fini par gagner là
encore, quoique pour un montant moins impressionnant.
Pendant les années 2000, Deval Patrick est devenu avocat d’affaires et,
bien vite, il a franchi l’étape normale suivante pour les démocrates d’un
certain genre : il s’est mis à travailler pour les grosses boîtes qu’il avait
longtemps poursuivies, entrant en 2004 au conseil d’administration de la
maison mère de l’organisme de crédits subprime , qui s’appelait désormais
Ameriquest.
Une fois gouverneur, Patrick est devenu une sorte de missionnaire du culte
de l’innovation. « L’économie du Massachusetts est une économie de
l’innovation », aimait-il déclarer, et il répétait ce commentaire à tout bout de
champ, modifiant légèrement l’ordre des mots-clés de l’optimisme :
« L’innovation est le pivot de l’économie du Massachusetts », etc. 27 Le
gouverneur a ouvert des « écoles de l’innovation », des sortes de charter
schools au carré. Il a signé le « contrat d’innovation sociale », qui avait
quelque chose à voir avec la satisfaction des « besoins du secteur privé en
talents professionnels qualifiés débutants 28 ». Dans un discours de 2009
intitulé « L’économie de l’innovation », Patrick entrait dans les détails de
cette théorie politique de l’innovation, parlant à un public d’hommes
d’affaires de la Silicon Valley de la « concentration élevée en matière grise »
dans le Massachusetts, de ses universités « de rang mondial » et de la manière
dont son gouvernement « s’associ[ait] activement avec le secteur privé et les
universités, de façon à renforcer nos industries de l’innovation » XI .
Que pouvait bien vouloir dire tout cet inno-discours ? La plupart du temps,
c’était du pur verbiage – les platitudes réglementaires à ressortir chaque fois
qu’une compagnie pharmaceutique inaugurait des bureaux quelque part dans
l’État.
Eric Schmidt, le président de Google, était aussi sur place pour saluer le
Massachusetts et son « explosion de start-up ». « On a besoin de plus
d’entrepreneurs parce qu’ils créent des emplois, ils résolvent tous les
problèmes qu’on connaît », a-t-il claironné.
VI . La ville de Boston est également assez bien placée sur l’« indice gay » de
Florida, sur son « indice de melting pot » et sur son « indice bohème » 11 .
VII . Il s’agit de Xfund, qui investit dans les idées d’anciens étudiants de
partout – mais jusqu’ici, la plupart d’entre eux venaient de Harvard.
J’ai montré que, sur tous les sujets de préoccupation traditionnels des
démocrates, la position d’Obama se trouvait quelque part à mi-chemin entre
l’indifférent et le glacial. L’industrie financière, en revanche, le considère
comme un extrémiste enragé depuis le jour où il est entré en fonction. En
2008, elle s’était rangée derrière Obama contre John McCain mais, en 2012,
Wall Street a soutenu massivement le républicain Romney.
Dans les années 1980 et 1990, la Silicon Valley n’était pas une industrie
particulièrement démocrate. Son libertarianisme était bien connu et faisait
l’objet d’une fascination infinie ; ses dirigeants étaient parmi les gens les plus
riches du monde ; et son grand chroniqueur et supporter à l’époque, George
Gilder, était un éminent intellectuel conservateur dont les travaux avaient eu
une grande importance dans l’administration Reagan. Le point de vue de
Gilder sur la politique de la Silicon Valley allait bien au-delà des préférences
partisanes de ses grandes figures ; le primat de l’économie de marché, disait
Gilder, était inscrit dans la structure même de la puce électronique. Par son
architecture, la technologie était censée travailler contre l’autorité
économique sous ses formes taxatrices et régulatrices.
On voit tout de suite dans les écrits de Schmidt pourquoi Google et lui
séduisent tant les démocrates : le parti et la compagnie ont suivi une
évolution culturelle parallèle. Le manuel de management publié par Schmidt
en 2014, How Google Works , commence par souligner le pedigree
universitaire de la compagnie. Après avoir lancé Google depuis leur dortoir à
la fac, les deux fondateurs se sont comportés « comme les professeurs de leur
laboratoire informatique de Stanford » et ils ont donné aux jeunes
professionnels brillants qu’ils avaient embauchés une liberté maximale. La
compagnie qu’ils ont alors bâtie, selon Schmidt, est une « méritocratie », un
lieu où le plus intelligent l’emporte, où les préjugés ne comptent pas, où les
meilleures idées gagnent 6 . L’acteur économique idéal dans ce contexte est
celui que Schmidt appelle « le créatif-intelligent » :
Dans notre industrie […] ce sera très probablement une informaticienne. […]
Mais dans d’autres industries, elle sera peut-être médecin, designer, scientifique,
réalisatrice, ingénieur, chef ou mathématicienne. C’est une experte du faire. […]
Elle a une intelligence analytique. […] Elle a une intelligence des affaires. […]
Elle a une intelligence de la concurrence. […] Elle a une intelligence de l’usager.
[…] Elle est créative-curieuse. […] Elle est créative-aventureuse. […] Elle est
créative-entreprenante. […] Elle est créative-ouverte. […] Elle est créative-
méthodique. […] Elle est créative-communicative. 7
Inno-qualité
Le voile de vertu qui entoure ce concept est si épais qu’il autorise toutes
sortes d’affirmations ridiculement altruistes. « Les start-up peuvent-elles
aider à résoudre les plus gros problèmes de Boston ? », me demandait un e-
mail reçu au printemps dernier. Bien sûr qu’elles le peuvent ! Le groupe qui
me l’a envoyé, CityStart Boston (« S’appuyer sur la communauté de
l’innovation pour s’attaquer aux questions citoyennes »), annonçait des
programmes pour mobiliser « tout l’écosystème de start-up de Boston » afin
qu’il « collabore au développement d’entreprises viables destinées… » Stop !
Arrêtez-vous un instant, lecteur, et essayez de deviner : à quoi l’écosystème
de start-up va-t-il collaborer pour résoudre les plus gros problèmes de
Boston ? Si vous avez pensé : « À mettre en valeur l’innovation dans les
quartiers de Boston », vous avez gagné. Les start-up vont collaborer pour
mettre en valeur des start-up.
Main-d’œuvre atomisée
Mais ce n’est pas vraiment la question. Oh, il n’est pas difficile de trouver
des gens pour dire que les progrès technologiques sont la cause de l’inégalité,
que les rendements massifs créés par la technologie transfèrent naturellement
la richesse vers le haut et mettent au chômage les gens moins qualifiés. C’est
même un lieu commun depuis si longtemps qu’Hillary Clinton elle-même l’a
répété dans son livre de 1996, Il faut tout un village pour élever un enfant :
« Les transformations de l’économie telles que les innovations
technologiques et la globalisation des échanges commerciaux, écrivait-elle, se
sont conjuguées pour produire ce que les économistes Robert H. Frank et
Philip J. Cook ont baptisé une “société où ‘le gagnant empoche la mise’” 16
.»
Vu sous ce jour, tout cela paraît inévitable. L’inégalité est une chose qui
nous arrive comme la « mondialisation » ou le mauvais temps : une force
irrésistible de la nature. Qu’elle récompense les méritants et rabaisse la vie
des non qualifiés et des mal-diplômés la fait apparaître encore davantage
comme un fléau de Dieu.
Mais c’est dans le conflit sans fin entre le patronat et la main-d’œuvre que
notre classe innovatrice a fait preuve d’un véritable génie. La justice a
désormais la preuve que, pendant des années, les PDG d’Apple, Intel,
Google, Pixar et d’autres firmes de la Silicon Valley se sont constitués en ce
qui ressemble beaucoup à un cartel contre leurs propres employés. Dans le
scandale de ce que les journalistes appellent désormais « Techtopus » – la
« Techno-pieuvre » –, ces braves gens se sont mis d’accord pour ne pas
recruter les employés des autres de manière à maintenir les salaires de ces
travailleurs au plus bas dans toute l’industrie. En 2007, dans l’un des plus
célèbres chapitres de l’histoire de Techtopus, le fameux innovateur Steve
Jobs a écrit un e-mail à Eric Schmidt où il demandait à ce PDG et ami des
leaders démocrates de faire quelque chose contre un recruteur de Google qui
essayait d’attirer un employé d’Apple. Deux jours plus tard, d’après le
journaliste qui a étudié l’affaire en détail, Schmidt a répondu à Jobs que le
recruteur avait été viré. Jobs a ensuite fait circuler cet e-mail, en ajoutant le
commentaire « :) » 22 .
De son côté, Amazon est célèbre pour avoir inventé des façons d’inciter
ses cadres à lutter les uns contre les autres – ce que le New York Times
appelle « une expérience sur les limites des pressions que [l’entreprise] peut
exercer sur ses travailleurs en col blanc » – tandis que ses travailleurs en col
bleu, souvent recrutés par le biais d’agences d’intérim locales, sont suivis
électroniquement pour maximiser leur rendement lorsqu’ils préparent les
commandes dans les immenses centres de traitement 23 . Pour tous les autres,
Amazon a inventé un chouette système de travail occasionnel baptisé
« Mechanical Turk », où des tâches qui ne peuvent pas être effectuées par les
ordinateurs sont jetées à une armée de réserve de millions d’hommes et de
femmes, qui reçoivent quelques centimes pour leur peine IV .
Au passage, le PDG qui aurait prononcé ces mots – un jeune homme du nom
de Lukas Biewald – a financé Obama et, selon un article du blog de
CrowdFlower, il a été recruté pour travailler à la stratégie de Big Data de la
campagne de réélection du président V .
Les innovations que j’ai citées sont rarement louables – en tout cas pas dans
les termes délirants dans lesquels on célèbre l’innovation aujourd’hui à
l’Unicef comme partout ailleurs. Mais surtout, aucune d’entre elles n’était
inévitable . Le gouvernement aurait facilement pu empêcher ou au moins
atténuer chacune des évolutions que j’ai décrites ; c’était pleinement dans le
pouvoir de Washington ou des différents gouvernements des États. Lorsque
la stratégie commerciale d’une compagnie tient dans une nouvelle façon de
contourner les réglementations de sécurité, les lois antitrust ou le droit du
travail le plus élémentaire, il est même du devoir du gouvernement
d’intervenir.
J’en doute. Le fait que Google ait recruté plusieurs des anciens conseillers
d’Obama a sans doute joué un rôle. Mais la raison plus fondamentale est que
beaucoup de nos dirigeants démocrates savent qu’on ne traite pas ainsi les
innovateurs des États bleus. Ils dirigent des industries propres, des industries
vertueuses – les industries de la connaissance. Ils représentent la classe de la
connaissance, la classe créative. Ils sont l’avenir, et l’avenir, on le gagne.
En réalité, il n’y a rien de très nouveau dans tout cela, à part l’application,
la commodité et l’espionnage. Chacune des innovations que j’ai mentionnées
ne fait que moderniser ou numériser une stratégie économique dont les
Américains ont appris à se méfier depuis longtemps. Amazon modernise les
pratiques de Wal-Mart, par exemple, tandis que Google a dépoussiéré le
comportement des entreprises du temps des Barons voleurs. Ce que fait Uber
a été comparé au chacun pour soi des procédures de recrutement des dockers
sur les ports du temps où il n’y avait pas de syndicats, tandis que TaskRabbit
n’est qu’une version moderne et encore plus flexible de la bonne vieille
agence d’intérim pour laquelle j’ai travaillé dans les années 1980. Ensemble,
comme l’a écrit Robert Reich, toutes ces évolutions sont « l’aboutissement
logique d’un processus entamé il y a trente ans, quand les entreprises ont
commencé à confier des emplois à plein temps à des travailleurs temporaires,
contractuels, free-lance, et à des consultants 29 ». C’est de l’atavisme, pas de
l’innovation. Cela n’a pas inversé les tendances de ces trente dernières
années, cela les a accélérées. Et si on continue dans cette direction, nous
serons tous un jour des travailleurs journaliers réduits à attendre du boulot
comme ces types qui traînent devant la quincaillerie du coin.
« Ce n’est pas Amazon qui arrive à la vente de livres, aime dire Jeff Bezos
d’Amazon. C’est l’avenir qui arrive à la vente de livres. » Et il se trouve que
ce que veut l’avenir est exactement ce que veut Amazon. Quelle coïncidence
incroyable.
« Vous voyez les compagnies faire des profits records et des PDG qui
empochent des rémunérations record mais vos salaires ont à peine bougé,
déclarait Hillary au moment du lancement de sa campagne présidentielle en
juin 2015. La prospérité ne peut pas être réservée aux PDG et aux dirigeants
de fonds spéculatifs. » C’est le discours qu’elle a tenu ensuite mois après
mois, prononçant sur le ton posé qu’on lui connaît les mises en cause
machinales de Wall Street censées faire hurler les foules et trembler les
financiers.
C’est la même chose sur tous les sujets. Le grand délire pénitentiaire des
années 1990 par exemple : en tant que Première Dame, la soif carcérale
d’Hillary était insatiable. « Il nous faut des peines d’emprisonnement plus
nombreuses et plus dures pour les récidivistes », disait-elle en 1994, donnant
le coup d’envoi d’une campagne sanglante pour davantage de lois des trois
coups II . Un autre jour, sept ans plus tard, la sénatrice Hillary Clinton
implorait des étudiants en droit d’« oser penser au million et demi d’enfants
qui ont un parent en prison 6 ». Même la condition des femmes et des
enfants pauvres, qui avait été la grande question d’Hillary dans ses jeunes
années, a dû passer à la trappe le temps de la réforme de l’aide sociale venu
en 1996, une mesure qu’elle a non seulement soutenue, mais pour laquelle
elle a dit avoir fait du lobbying III .
En tant que candidate à la présidence en 2008, Hillary aimait s’identifier
avec l’Amérique moyenne des travailleurs ; en tant qu’avocate dans
l’Arkansas dans les années 1980, elle siégeait fièrement au conseil
d’administration de Wal-Mart, le distributeur qui avait eu l’effet d’une bombe
à neutrons sur l’Amérique moyenne. En tant que leader étudiante dans les
années 1960, elle s’était opposée à la guerre du Vietnam ; en tant que
sénatrice pendant les années Bush, elle a voté pour la guerre en Irak ; en tant
que candidate à la présidence, elle a renoué avec ses racines et regretté ce
vote.
Les temps changent. Les hommes et les femmes politiques font des
compromis. Ce ne sont pas des crimes. La façon dont Hillary l’explique elle-
même, c’est que, tandis que ses principes ne changent jamais, « il est vrai que
j’assimile de nouvelles informations 9 ». Elle présente toutefois une
combinaison parfaitement unique. Elle est politiquement versatile et pourtant
(comme nous allons le voir) elle conserve une image d’engagement moral
inébranlable. Comment ces deux choses peuvent coexister, c’est ce qui fait le
mystère d’Hillary Rodham Clinton.
La chose que tout le monde sait sur Hillary et sur laquelle tout le monde
s’accorde, c’est combien elle est intelligente. C’est une professionnelle
accomplie, la leader brillante d’une génération brillante, une femme d’une
intelligence évidente.
L’autre refrain récurrent dans les témoignages sur la vie d’Hillary Clinton,
c’est son dévouement à ses principes. Là encore, tous ses biographes sont
d’accord, tout le monde sait que c’est vrai. La façon dont Hillary navigue
entre ses principes et les nécessités pratiques du monde est un thème qui
s’immisce dans son histoire comme la croissance et la réalisation de soi
imprègnent les biographies de son mari. Cela vient naturellement dès qu’on
pense à elle, et ce depuis le tout début, depuis son discours de remise des
diplômes en 1969 où elle s’en prenait à ceux qui considéraient la politique
comme « l’art du possible » et non « l’art de rendre possible ce qui semble
impossible ».
Nous sommes en terrain glissant mais on sent que Bernstein fait vraiment
de son mieux. Après tout, décrire « l’ambition de faire le bien à grande
échelle » de quelqu’un, c’est comme analyser l’harmonie des sphères : pas
facile. Et cela devient encore moins facile quand l’héroïne de Bernstein arrive
à la faculté de droit de Yale. Là, écrit le journaliste, elle « était une des
vedettes du campus, elle faisait l’objet de nombreux commentaires parmi les
étudiants en droit, et tout le monde savait qu’elle avait de grandes ambitions
politiques, l’esprit pratique et des principes élevés 13 ».
En tant que Première Dame pendant les années 1990, Hillary Clinton s’est
enthousiasmée pour un truc tout à fait respectable qu’on appelait alors la
« politique du sens » et le New York Times Magazine a dressé son portrait en
« sainte Hillary », une femme qui « voudrait faire le bien, à grande échelle, et
[qui] voudrait que les autres fassent le bien également. » Pendant un débat
pour les primaires de 2015, elle a annoncé : « Je ne céderai le pas à personne
sur mes valeurs [et] mes principes. » IV
Si vous êtes comme moi, tous ces discours sur ses principes inébranlables
vous donnent tout de suite envie de savoir quels sont ces principes. La jeune
Hillary était « connue » pour eux ; elle n’avait pas l’intention de céder le pas
sur eux ; mais ce qu’ils étaient demeurait toujours implicite. La « politique du
sens », d’accord, on se souvient de la formule, mais quel sens ? Quel était le
sens de tout cela ?
Crever le plafond
Rien n’est plus caractéristique de la classe libérale que le sens élevé de leur
propre bonté que partagent ses membres. C’est un sentiment qui l’emporte
sur toutes les incohérences et les manquements politiques – les actes assez
minables de Bill Clinton, par exemple, n’entament pas son prestige dans ce
système de valeurs. Mais il ne s’agit pas seulement de l’autosatisfaction
bruyante que les conservateurs adorent dénoncer. Ni de ce climat de politesse
militante qui règne en des lieux comme Boston ou Bethesda. C’est une chose
plus éthérée, un mélange de vertu et de pedigree, une question de réussite
scolaire, de bon goût, de prestige, en un mot, de professionnalisme.
Quand ce système de valeurs juge Hillary comme une femme aux idéaux
élevés, on pourrait en parler plus justement comme de l’atmosphère de vertu
pénétrante – de bienséance pure, sereine, alpine – dans laquelle sa campagne
et même sa personne semblent se mouvoir à chaque instant.
La vraie star de ce show était l’innovateur créatif, la figure qui surgit dès
que la classe libérale se réunit pour parler de redistribuer la prospérité plus
équitablement. En l’occurrence, les innovations saluées se produisaient
principalement dans le Tiers Monde. « Chaque année, des millions de
femmes partout dans le monde s’émancipent et émancipent leurs
communautés en trouvant des manières uniques, dynamiques, productives
d’entrer dans la population active, de monter leurs propres entreprises et de
contribuer à la vie de leurs économies et de leurs pays », a dit Chelsea
Clinton en introduisant une « chocolatière et une innovatrice inspirante » de
Trinidad.
Ce que cet événement suggérait, c’est qu’il existe une sorte de solidarité
naturelle entre les millions de femmes tout en bas de la pyramide mondiale et
la minuscule poignée de femmes à son sommet. Les épreuves que ces
femmes du Tiers Monde ont endurées et leurs efforts entrepreneuriaux sont
des symboles puissants de la lutte des professionnelles américaines pour
devenir des PDG du « Fortune 500 » (l’une des ambitions longuement
évoquées pendant cet événement), ou d’une femme pour être élue présidente.
Mais ce thème ne lui est pas propre. Quel que soit son leader, le
libéralisme de la classe professionnelle que j’ai décrit dans ces pages semble
à jamais en quête d’un lieu de plus haute vertu. Il est toujours à la recherche
d’un sujet de bonté irrésistible, incontestable, avec lequel s’identifier et
derrière le paravent de vertu duquel il peut imposer son programme de classe
intéressé.
Il y a eu bien d’autres objets de vertu au fil des ans : des gens et des idées
dont le surplus de bonté pouvait être redéployé ailleurs. Ainsi, la grande ruée
vers la vertu des années 1990 concernait les enfants, considérés alors comme
le dernier cri en matière de bonté irrésistible et incontestable. Qui peut être
contre les enfants ? Personne, bien sûr, et donc c’était à qui justifierait le
mieux en leur nom ce qui se trouvait dans son programme. Dans le livre de
1996 d’Hillary Clinton, I l faut tout un village pour élever un enfant , l’excuse
favorite du temps – pensez aux enfants ! – était resservie pour expliquer la loi
sur la criminalité de son mari aussi bien que des causes plus directement liées
aux enfants comme les charter schools .
Le sujet de ce livre est les démocrates mais, bien sûr, les républicains font
la même chose. Les guerres culturelles se déroulent exactement de la même
manière que la quête vertueuse libérale : elles sont un ersatz enthousiasmant
de politique qui semble très important mais dont les électeurs découvrent à la
fin qu’il ne leur a pas apporté grand-chose, à part plus d’accords de libre-
échange, plus de déréglementation bancaire et un autre boom carcéral.
Son gouvernement se foutait pas mal de ce que vous écriviez dans les
forums de discussion ou que vous passiez votre journée au téléphone – il
voulait seulement vous lire et vous écouter quand vous le faisiez. Il
enregistrait les conversations des gens. Il lisait les e-mails des gens. Il
espionnait le président du Mexique. Il espionnait les dirigeants économiques
français. Il écoutait les conversations téléphoniques de près de trente-cinq
dirigeants mondiaux. Il s’introduisait dans les téléphones portables de nations
entières. Il espionnait des diplomates étrangers subalternes pour les escroquer
ensuite à la table de négociation.
Et Hillary sera espionnée à son tour. Ses e-mails et ceux de ses collègues
seront tous rendus publics, soit par des hackers étrangers, soit par WikiLeaks,
soit par le département d’État lui-même, qui a impoliment publié la
correspondance qu’Hillary avait cherché à maintenir privée grâce à un
serveur personnel. En voyant les ambitions présidentielles d’Hillary fondre
sous l’effet de cette révélation, on avait parfois l’impression que l’histoire
elle-même cherchait à lui faire comprendre que les smartphones et les
réseaux sociaux n’étaient pas uniquement des instruments de libération. Que
l’accès à Internet ne suffisait pas à faire accéder un pays perdu à la prospérité
à l’américaine.
Puis, la Libye a sombré dans la guerre civile, avec factions armées, violences
sans nom et réfugiés en exode. Défendre la liberté d’Internet pouvait paraître
un objectif noble en 2011 – et une façon de résoudre les problèmes libyens à
bon compte – maisrétrospectivement, cela n’a pas vraiment suffi à apaiser les
forces plus matérielles qui ébranlaient cette terre malheureuse.
La « doctrine Hillary »
Mais ne balayons pas trop vite tout cela comme de la propagande creuse.
Entre autres choses, la doctrine Hillary nous permet de comprendre ce
qu’Hillary pense vraiment de la question primordiale de l’inégalité des
revenus. Après tout, l’idée que les femmes entrepreneurs sont la solution au
retard économique n’est pas nouvelle. Elle vient tout droit du mouvement de
la microfinance, la stratégie de lutte contre la pauvreté défendue par la
Banque mondiale depuis les années 1990, et c’est donc toute une philosophie
économique que l’idée d’Hillary porte avec elle. Pour commencer, elle est
étroitement liée au projet plus vaste d’« ajustement structurel » de la Banque
mondiale, qui exigeait de certains pays qu’ils adoptent les réformes
économiques favorables au marché habituelles – privatisation,
déréglementation et restructuration – et, en contrepartie, les organisations
occidentales aideraient les pauvres de ces pays avec des microcrédits.
Il y a une autre raison qui fait que la classe libérale adore la microfinance,
et elle est extrêmement simple : le microcrédit est profitable. Prêter aux
pauvres, comme tout prêteur de subprime le sait, peut être une affaire très
lucrative. Grâce au vernis de respectabilité du féminisme international, c’est
aussi une affaire parfaitement blindée, à l’abri de toute critique. Les millions
de dollars qu’il a rapportés à certains microprêteurs sont les salaires de la
vertu 34 . Cette combinaison est la vraie raison pour laquelle la communauté
internationale de la bonté est convaincue qu’émanciper des femmes pauvres
en leur prêtant à des taux d’intérêt usuraires est une bonne action sur toute la
ligne XIII .
Ce que j’ai conclu en observant tout cela, c’est qu’il existe un commerce
mondial de la compassion, un circuit international de la vertu mettant en
vedette des personnalités à l’accomplissement moral indiscutable comme
Bono, Malala, Sting, Yunus, Angelina Jolie et Bishop Tutu ; des figures qui
parcourent le monde, accumulant et émettant de la bonté. Ils entrent en
contact avec les autres acteurs de ce marché : les hommes politiques et les
milliardaires et les banquiers qui se réchauffent à la vertu incandescente des
superstars morales parcourant le monde XIV .
Pas un seul instant il n’a été question de la situation des femmes qui
travaillent dans les ateliers du Fortune 500 – pour Wal-Mart, Amazon ou
n’importe lequel des pourvoyeurs de bas salaires qui font étinceler cette liste.
Les travailleuses américaines étaient tout simplement… absentes. Dans ce
festival de solidarité et d’affirmation douce, leurs problèmes n’étaient pas
considérés, leurs voix n’étaient pas entendues.
Maintenant, Hillary Clinton n’est pas une femme hautaine ou sans cœur.
Elle a beaucoup de qualités pour accéder à la plus haute fonction de la
nation – l’une est sa connaissance de Washington ; une autre est la vendetta
républicaine contre elle, qui est si vindicative et si injuste que j’ai moi-même
voté pour elle juste pour montrer ce que j’en pensais. Une troisième qualité :
son milieu d’origine, l’Amérique suburbaine du Midwest absolument
moyenne, une histoire politique émouvante à l’opposé de son image
technocratique. Et après tout, elle n’a pas ménagé ses efforts pendant la
campagne pour convaincre les électeurs de sa sensibilité aux problèmes des
travailleurs.
Mais il est difficile, vu ses états de service, de ne pas penser que c’était
uniquement sous la pression du mouvement en faveur de Bernie Sanders.
Faute d’une telle force politique, Hillary a tendance à revenir naturellement à
une version du féminisme qui est un parfait synonyme de « méritocratie » et
qui se soucie presque exclusivement de la lutte des professionnelles pour
s’élever aussi haut que leurs talents leur permettront. Crever le plafond !
Ils savaient ce qu’il fallait pour réussir un mouvement libéral et tous les
ingrédients étaient réunis : des milliardaires bien intentionnés ; des donateurs
et des récipiendaires ; des stars d’Hollywood qui parlaient des réseaux
sociaux ; des femmes entrepreneurs du Tiers Monde ; et bien sûr les centaines
de personnes convoyées là qui applaudissaient à tout rompre chaque fois
qu’un de leurs leaders bien-diplômés apparaissait sur l’écran géant. La
performance du libéralisme était si réaliste qu’on aurait presque pu croire
qu’il vivait encore.
III . Hillary évoque son rôle dans le débat sur la réforme de l’aide sociale
dans son livre de 2003, Mon histoire . Le vieux système de l’Aide aux
familles avec enfants à charge, écrit-elle, « avait contribué à installer des
générations d’Américains dans la dépendance du welfare . […] Je me
prononçai avec vigueur sur la nécessité de changer le système, même si mon
ralliement à la réforme de la protection sociale devait me coûter beaucoup sur
le plan personnel. » Elle raconte ensuite comment les républicains au
Congrès avaient voté deux versions de la réforme de l’aide sociale qu’elle
jugeait trop punitives, mais que leur troisième essai était acceptable. Bill
Clinton a ratifié cette troisième version. « Malgré ses insuffisances »,
poursuit Hillary, ce projet de loi « constituait en effet un premier pas décisif
vers la réforme du système de protection sociale américain. Je convins qu’il
devait le faire – et ne ménageai pas mes efforts pour rallier les voix –, même
si lui et cette loi s’attirèrent les critiques unanimes des progressistes, des
groupes de défense des droits des immigrants, et de la plupart des personnes
qui travaillaient sur le front de la protection sociale. » Hillary se lance ensuite
dans une méditation sur son sujet favori – comment « le compromis n’a pas
sa place lorsqu’il est question de convictions et de valeurs politiques, mais les
stratégies et les tactiques doivent rester assez souples pour permettre de
progresser, en particulier dans un contexte politique difficile. » 7
VI . Le 6 juin 1941, dans son discours sur l’état de l’Union dit des « quatre
libertés », le président Franklin Delano Roosevelt en appelle à défendre,
« partout dans le monde », les libertés « de parole et d’expression », « pour
chacun d’adorer Dieu comme il l’entend », d’être « libéré du besoin » et de
l’être « de la peur ». [nde]
IX . Soit dit en passant, deux des pays qui ont été les plus féministes dans
l’histoire, au moins formellement, étaient nos ennemis jurés : l’Union
soviétique et Cuba sous le communisme.
X . « C’est une grande idée, une idée avec un immense potentiel, a dit Hillary
Clinton. Qu’il s’agisse d’une zone rurale d’Asie du Sud ou d’un centre-ville
aux États-Unis, le microcrédit est un outil inestimable pour soulager la
pauvreté, promouvoir l’autosuffisance et stimuler l’activité économique dans
certaines des communautés les plus démunies et défavorisées dans le monde
29 . »
XIII . Je fais référence ici à l’histoire d’un microprêteur mexicain qui a décidé
d’entrer en Bourse en 2007, révélant au passage qu’il imposait à ses clients
(presque toujours des femmes pauvres) des taux d’intérêt qui seraient tout à
fait anormaux aux États-Unis 35 .
Un peu plus petite en superficie que Staten Island mais bien plus
considérable en magnificence majestueuse, Martha’s Vineyard, le « vignoble
de Martha », est une station balnéaire dont la population grossit chaque été
quand les nantis regagnent leurs villas pour les vacances. C’est le haut lieu
des yachts, des célébrités et des massifs bien taillés ; des manoirs pieds dans
l’eau, des professeurs de l’Ivy League et des plages fermées. C’est aussi le
haut lieu de la valeur morale telle qu’on la conçoit en 2016. Les gens qui se
détendent sur le sable sélect du Vineyard ne sont pas des aristos paresseux
comme les milliardaires d’autrefois ; d’ailleurs, d’après le Washington Post ,
ils ont « des QI beaucoup plus élevés que l’estivant moyen ». C’est une île
qui mérite ce qu’elle a. Certaines de ses petites villes bien briquées se parent
de fioritures victoriennes, d’autres des atours plus austères du néoclassicisme
mais, quelle que soit leur ornementation, elles portent toujours la livrée
reconnaissable du succès justifié 1 .
Ici, il ne suffit pas d’avoir une roseraie et une topiaire taillées avec une
précision chirurgicale dans la bande d’un mètre entre votre maison
scrupuleusement blanchie et la palissade ; le jardin doit aussi être agrémenté
d’un panneau informant le passant que « cette pelouse du Vineyard est
entretenue sans produits chimiques, pour la santé des enfants, des animaux et
des mares ».
À l’été 2015, toutes ces querelles fratricides étaient oubliées. Les Obama et
les Clinton se partageaient à nouveau l’île mais l’atmosphère était joyeuse.
Cette fois, les opérations de collecte de fonds d’Hillary Clinton pouvaient se
dérouler sans réelle concurrence. Les deux Premières familles se sont
retrouvées paisiblement à la fête d’anniversaire de Vernon Jordan, un
événement annuel important du calendrier démocrate III . Bill et Barack ont
même fait une partie de golf ensemble. Et Hillary était la bénéficiaire d’une
soirée coorganisée par son admiratrice, Lady Lynn Forester de Rothschild,
une membre toute simple de la plus célèbre famille européenne de banquiers
aristocrates du Gilded Age IV .
Quand je pense aux hommes que j’ai connus en usine, je pense à ces ouvriers
mis à pied que j’ai rencontrés à Decatur (Illinois), dans les premiers temps de
l’administration Clinton. Leur problème n’était pas tant la frustration
existentielle du travail ouvrier que l’effilochage de la promesse de la classe
moyenne. Ils étaient « sortis » de l’usine, mais ils ne tenaient pas
particulièrement à rester dehors ; ils auraient été heureux d’y retourner si
leurs boulots étaient sûrs et bien payés. Ils voulaient vivre ce qu’on
considérait alors comme des vies ordinaires.
Les autres changements qui ont balayé la ville depuis le temps de la zone
de guerre, dans les années 1990, sont tout aussi familiers, tout aussi terribles.
Pour commencer, la population de Decatur a diminué d’environ 12 % depuis
cette époque. Malgré cet exode, début 2015, la ville avait encore le taux de
chômage le plus élevé de tout l’Illinois. Comme quelques minutes de
navigation sur Internet vous le révéleront, les citoyens de Decatur classent
désormais leur ville extrêmement bas sur certains indices de qualité de vie ;
dans un guide en images de Decatur censé promouvoir le tourisme, le
photographe raconte comment il a été menacé dans un parc de la ville tandis
qu’il prenait des photos 10 .
Arrêtez-vous sur cette image un instant : un travailleur en col bleu qui jouit
d’une retraite plutôt confortable après avoir passé des années à affronter son
employeur sur les piquets de grève et dans les commissions d’examen des
plaintes. Comment est-ce possible ? Je sais qu’aujourd’hui on est tous censés
n’éprouver que de l’amour envers les créateurs d’emploi, mais en écoutant
Solomon je me suis dit que, peut-être, son attitude semi-offensive
fonctionnait mieux. C’était peut-être cette attitude, répétée de lieu de travail
en lieu de travail dans tout le pays, qui avait rendu possible la prospérité de la
classe moyenne qui faisait autrefois de nous une nation.
Pour les gens qui appartiennent au groupe que j’ai décrit, il n’y a rien de
dysfonctionnel ni de décevant dans la politique du Parti démocrate ; elle
semble parfaitement juste. Et ce qu’elle a de plus juste et de plus
enthousiasmant, c’est sa directive première : vaincre les républicains, ce
grand Autre impensable et primitif. Aucune complication ne peut rendre cette
mission moralement délicate. Pour la classe libérale, c’est simple : le Parti
démocrate est tout ce qui s’interpose entre le Bureau ovale et celui que le
GOP radicalisé choisira finalement de présenter comme candidat à la
présidence. À côté de ce devoir sacré, toutes les autres questions sombrent
dans l’insignifiance.
Je dois reconnaître qu’il m’arrive moi aussi de penser ainsi. Mais quand il
s’est agi de contenir les républicains – le domaine où la mission du Parti
démocrate apparaît si simple et claire –, cela n’a pas été un grand succès. En
dépit de leur vertu hautement convaincante, en dépit de leur avantage
démographique tant rabâché, en dépit même de l’effondrement historique de
l’idéologie de l’économie de marché du GOP, les démocrates ont été
incapables de venir à bout du défi républicain. Le Parti républicain radicalisé
semble conquérir la nation, État après État. Ce à quoi j’assistais au Kansas il
y a onze ans se répète maintenant partout 11 .
Bien sûr, tous les partis politiques sont des coalitions de groupes aux
intérêts divergents, mais les contradictions au sein du Parti démocrate
semblent particulièrement irréconciliables. Les démocrates posent en « parti
du peuple » alors même qu’ils se consacrent toujours plus résolument à servir
et à glorifier la classe professionnelle. Pire : la façon dont ils accommodent
leur vertu autoproclamée et leur privilège de classe est répugnante pour les
Américains. Et tous les deux ans, ils se contentent de présumer qu’il suffit
d’être non-républicain pour rallier les électeurs du pays à leur étendard. Cela
ne peut pas continuer ainsi.
Lors d’un meeting en mars 2016, par exemple, Trump a qualifié l’Accord
de partenariat transpacifique, l’offre ultime d’Obama pour parvenir au
consensus bipartisan, d’« accord épouvantable pour notre pays ». D’ailleurs,
poursuivait Trump, « tous les accords qu’on passe sont mauvais ». Pourquoi ?
Étonnamment, si l’on pense que Trump est un homme d’affaires qui a donné
généreusement aux hommes politiques, il suggérait que c’était parce que les
hommes d’affaires donnaient généreusement aux hommes politiques. Et
donc, affirmait Trump, quand nos dirigeants signent des accords
commerciaux qui desservent les Américains moyens, « ils ne sont pas
stupides, ils savent que c’est mauvais, mais ils le font parce qu’ils reçoivent
des fortunes en contributions de campagne et sans doute d’autres choses dont
on ne sait rien honnêtement ».
Bien sûr, les chances que Trump fasse ce genre de choses une fois
président sont assez minces. Tout indique que son administration fera le
contraire : octroyer des faveurs à ses camarades chefs d’entreprise encore
plus généreuses que celles de ses prédécesseurs républicains. En outre,
comme beaucoup l’ont souligné pendant la campagne, il était aussi hypocrite
sur la question du commerce extérieur que sur beaucoup d’autres choses,
puisque les chemises et les cravates de sa marque étaient fabriquées à
l’étranger. Mais l’important en 2016, c’est que Trump donnait voix à la
frustration économique des gens.
Suffisance
C’est une image indélébile de 2016 : une vidéo amateur qui a fait le tour
d’Internet, montrant une salle remplie d’ouvriers dans une usine de
climatiseurs Carrier, dans l’Indiana, auxquels un représentant de la
compagnie annonçait que la production allait être délocalisée à Monterrey, au
Mexique, et qu’ils allaient tous perdre leur boulot.
En regardant cette célèbre vidéo, j’ai pensé à tous les débats sur le libre-
échange qu’on nous a servis dans ce pays depuis le temps de Bill Clinton, à
toutes les belles paroles de nos économistes sur le bienfait scientifiquement
prouvé du libre-échange, à toutes les manières dont nos journaux tournent en
ridicule ceux qui disent que les traités comme l’Aléna permettent aux
entreprises de se délocaliser au Mexique. Eh bien, voilà une vidéo qui montre
une compagnie en train de se délocaliser au Mexique, grâce à l’Aléna. Voilà
à quoi ça ressemble. Dans ce langage professionnel si familier des ressources
humaines, le cadre de Carrier parle de la nécessité de « rester compétitifs » et
d’un « marché très sensible au prix ». Un ouvrier lui crie : « Fuck you ! » Le
cadre remercie les gens de bien vouloir rester calmes afin qu’il puisse
« partager » son « information ». L’information qu’ils vont tous perdre leur
boulot.
C’était du conflit de classe à l’état pur et Donald Trump était sur le coup. Il
n’a cessé de faire référence à cette vidéo pendant la campagne, délectant son
public des récits de la revanche qu’il préparait contre Carrier si la compagnie
ne maintenait pas les emplois dans l’Indiana. (Trump allait en partie tenir sa
promesse une fois élu.)
Pour tous ceux qui ne vivent pas dans les enclaves prospères des deux
côtes, l’effet de nos politiques du consensus sur les travailleurs est évident.
Des accords de commerce inconsidérés et de généreux plans de sauvetages
des banques et des profits garantis pour les compagnies d’assurance, et
jamais rien pour le rétablissement des gens ordinaires – on voit le résultat.
Comme Trump aimait le répéter pendant ses meetings de campagne, « on a
reconstruit la Chine et notre pays tombe en morceaux. Notre infrastructure
tombe en morceaux… Nos aéroports, on dirait le Tiers Monde ».
« Le système n’est pas truqué » est devenu une sorte de cri de ralliement de
la classe libérale, qui servait à rabrouer Sanders aussi bien que Trump.
Parfois, les libéraux se contentaient de nier que les ouvriers blancs étaient en
train de rejoindre les républicains 1 . D’autres fois, ils demandaient aux
dirigeants démocrates de s’adresser aux travailleurs mécontents et de leur
expliquer que, « pour avoir un emploi à vie, il faut être un apprenant à vie, en
se surpassant constamment 2 ». Et quatre jours avant l’élection, le gros titre
d’un éditorial du New York Times attaquait Donald Trump pour son « déni de
la réalité économique ». C’était une grande, une merveilleuse époque pour
l’Amérique. Comment ce stupide milliardaire pouvait-il ne pas le voir ?
Interlude
Cleveland vide
Mais quand le sénateur obséquieux et moralisateur Ted Cruz est monté sur
scène, ça ne s’est pas passé comme prévu. Cruz a servi ce verbiage creux qui
fait d’ordinaire ronronner d’aise la droite. Mais après vingt minutes de
bouillie, le public a noté une chose : Cruz n’avait pas annoncé son soutien
officiel à Trump, son grand rival des primaires. Alors qu’il allait conclure, les
délégués ont explosé : « Sou ! T’nez ! Trump ! » À côté de moi, un homme
hurlait dans sa pancarte roulée en mégaphone. Le grossiste en platitudes de
droite traditionnelles est sorti de scène sous les huées.
Bien sûr, une grande partie de ce que Trump a cherché à vendre à la nation
ce soir-là était une vision terriblement exagérée du terrorisme et de la petite
délinquance. Mais la peur sous-jacente que Trump convoquait était réelle. La
classe moyenne se désintégrait réellement, et notamment à cause de ces
terribles accords de libre-échange et d’une administration démocrate à
Washington étrangement indifférente. Pour une grande partie du pays, il était
exact que l’économie ne marchait plus et il était tout aussi exact que la
démocratie ressemblait souvent à un spectacle au service des puissants.
Trump désignait ce cynisme typiquement américain dans des termes
remarquablement directs. « Les grandes entreprises, les médias de l’élite et
les grands donateurs se rangent tous derrière la campagne de mon adversaire
parce qu’ils savent qu’elle va maintenir en place ce système truqué, disait-il.
Ils lui balancent cet argent parce qu’ils ont un contrôle total sur tout ce
qu’elle fait. C’est leur marionnette, et ils tirent les ficelles. »
Philadelphie vertueuse
Une vertu véhémente et purifiée ; une vertu fière et agressive ; une vertu si
stratosphériquement angélique que nul ne pouvait espérer la surpasser. Ces
gens sur la scène du Wells Fargo Center de Philadelphie étaient tout
simplement meilleurs , tellement meilleurs que tous les républicains mal
embouchés de Donald Trump.
On pouvait voir des larmes couler encore et encore sur des visages nobles.
Une vidéo racontant l’histoire d’une ancienne sans-papiers la montrait tentant
de ravaler ses larmes par trois fois. Dans une autre vidéo, on voyait une petite
fille pleurer parce qu’elle craignait que ses parents soient expulsés. Quand
Hillary Clinton a pris l’enfant terrifiée sur ses genoux en lui promettant de la
protéger, de nouvelles larmes ont coulé, cette fois sur le visage des grandes
personnes assises à côté de la vertueuse et protectrice Clinton.
Clinton nous assurait aussi qu’elle se souciait des détails, qu’elle savait
comment apporter des solutions concrètes, « étape par étape », à des
problèmes réels. Puis, se tournant vers les travailleurs américains en colère
qui devaient décider de l’issue de l’élection, elle promettait « davantage de
bons emplois avec de meilleurs salaires » et elle exposait précisément
comment elle allait apporter des améliorations concrètes, étape par étape, à
leur situation :
Je suis convaincue que l’Amérique prospère quand la classe moyenne prospère.
Je suis convaincue que notre économie ne fonctionne pas comme elle le devrait
parce que notre démocratie ne fonctionne pas comme elle le devrait. C’est
pourquoi nous devons nommer des juges de la Cour suprême qui vont faire sortir
l’argent de la politique et étendre le droit de vote, pas le limiter.
Les bourdes et les scandales qui ont marqué la fin de la campagne méritent
d’être rappelés, bien sûr : la décision d’Hillary de ne pas se rendre dans l’État
jusque-là libéral du Wisconsin, qu’elle a fini par perdre ; le piratage des
comptes de messagerie de plusieurs responsables démocrates ; l’apparente
réouverture de l’enquête du FBI contre Hillary peu avant l’élection ; et les
augmentations importantes des primes Obamacare, qui sont arrivées (comme
envoyées par Trump lui-même) juste avant l’issue de la compétition.
Mais même après la débâcle de 2016, les libéraux ne semblent guère prêts
à l’examen de conscience qu’on attend d’eux. Bien au contraire : ils ont mené
une campagne qui a symbolisé tout ce que le point de vue de la classe libérale
pouvait avoir de déplorable et, suite à son échec, ils ont insisté pour rejeter la
faute sur tout le monde sauf eux. Alors que j’écris ces mots, on entend des
responsables démocrates affirmer que si Hillary Clinton a perdu, c’est la faute
de Bernie Sanders. Ou la faute du sexisme. Ou la faute des « fake news ». Ou
la faute des vraies news. Ou la faute de la Russie. Ou la faute du FBI. J’en ai
même entendu qui affirmaient que toute tentative de regagner le vote ouvrier
était une capitulation tacite avec le racisme. Plutôt perdre les futures élections
que se battre pour le vote de ceux qui ont rejeté leur Hillary bien-aimée.
Donald Trump, pour sa part, fera une épitaphe presque parfaite pour l’ère
du libéralisme de la classe professionnelle. Il est le contraire de tout ce
qu’elle respecte. Barack Obama a terminé son mandat en publiant des articles
scientifiques dans des revues comme Science et la Harvard Law Review .
Trump, en revanche, manque totalement d’expérience du gouvernement, n’a
que mépris pour l’expertise et se montre particulièrement indifférent aux
faits – autant de rejets manifestes de l’idéologie professionnelle. La politique
bipartisane de Washington, il n’en avait rien à battre ; et d’ailleurs, beaucoup
d’électeurs l’ont choisi précisément parce qu’il menaçait de tout chambouler
à la capitale. Il est un doigt d’honneur fait homme pour le processus, le
consensus et la réflexion compassée qui ont marqué la conception de la
présidence de Barack Obama.
On passe donc une fois de plus d’un gouvernement par un groupe de riches
à un gouvernement par un autre groupe de riches. Le centrisme consensuel
cède le pas à l’autoritarisme, qui s’autodétruira avec le temps et laissera une
nouvelle chance aux consensuels, qu’ils finiront par saboter, et ainsi de suite.
Quand tout cela prendra-t-il fin ? Quand le Peuple reprendra enfin son parti.
5. Sarah Anderson, « Off the Deep End : The Wall Street Bonus Pool and
Low-Wage Workers », Institute for Policy Studies , 11 mars 2015.
8. Sur ces thèmes, Thomas Frank a écrit One Market Under God : Extreme
Capitalism, Market Populism, and the End of economic Democracy ,
Doubleday, 2000 (Le Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et
populisme de marché , trad. fr. Frédéric Cotton, Agone, 2003). [nde]
10. Ron Suskind, Confidence Men : Wall Street, Washington, and the
Education of a President , Harper, 2011, p. 235.
Notes de référence
2. Le Fédéraliste , trad. fr. Gaston Jèze, Giard et Brière, 1902, p. 69-70. [ndt]
3. Cité dans The Age of Jackson d’Arthur Schlesinger Jr., Little Brown, 1953,
p. 125.
4. Brooks Jackson, Honest Graft. Big Money and the American Political
Process , Knopf, 1988, p. 35.
9. Charles Derber et al., Power in the Highest Degree… , op. cit ., p. 16-17 ;
sur le jargon et la mystification, lire p. 92-94.
10. Sur le rôle de « tutelle sociale [social trustee ] » des professions, lire le
chapitre ii de Steven Brint, In an Age of Experts. The Changing Roles of
Professionals in Politics and Public Life , Princeton, 1996.
11. Frank Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise , Sage
Publications, 1990, p. 104.
12. Frank Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise , op. cit. , p. 35.
13. Le texte de Chomsky, « Les intellectuels et l’État », est paru dans Écrits
politiques, 1977-1983 , Acratie, 1984, p. 10-52. [ndt]
14. Magali Larson, The Rise of Professionalism… , op. cit ., p. 134. Sur la
profession médicale à l’époque de Jackson, lire le premier chapitre de Paul
Starr, The Social Transformation of American Medicine. The Rise of a
Sovereign Profession and the Making of a Vast Industry , Basic Books,
1982 – « La mystification et la dissimulation » sont tirés d’un éditorial
indigné de l’Evening Star de New York en 1833 cité par Starr.
15. Je décris plus en détail ce jardin dans What’s the Matter with Kansas ?
[Pourquoi les pauvres votent à droite , trad. fr. Frédéric Cotton, Agone, 2013,
p. 127].
17. Jeff Manza et Clem Brooks, Social Cleavages and Political Change ,
Oxford, 1999, p. 5 et 213.
18. Chris Hedges, The Death of the Liberal Class , Nation Books, 2011 [La
Mort de l’élite progressiste, trad. fr. Nicolas Calvé, Lux, 2012].
19. Chris Hayes, Twilight of the Elites. America After Meritocracy , Crown,
2012, p. 48.
22. Magali Larson, The Rise of Professionalism … , op. cit ., p. xvii et 236.
23. Charles Derber et al., Power in the Highest Degree… , op. cit ., p. 174.
24. Jonathan Alter, The Promise : President Obama, Year One , Simon &
Schuster, 2010, p. 64.
25. C’est l’idée développée par Jeff Schmidt dans Disciplined Minds. A
Critical Look at Salaried Professionals and the Soul-Battering System That
Shapes Their Lives , Rowman & Littlefield, 2000, p. 208.
26. Charles Derber et al., Power in the Highest Degree… , op. cit ., p. 182.
27. Lire Magali Larson, The Rise of Professionalism… , op. cit ., p. x ; Charles
Derber et al., Power in the Highest Degree… , op. cit ., p. 188 ; ou le
chapitre iii de l’ouvrage classique de Barbara Ehrenreich, Fear of Falling .
The Inner Life of the Middle Class , Pantheon, 1989.
30. Arne Duncan, cité in Paul Tough, « What Does Obama Really Believe
In », New York Times Magazine , 15 août 2012.
35. Eliot Freidson, cité dans Magali Larson, The Rise of Professionalism… ,
op. cit ., p. xii .
37. Sur ce sujet, lire Yves Smith, ECONned , Palgrave Macmillan, 2010.
39. David Callahan, Fortunes of Change. The Rise of the Liberal Rich and
the Remaking of America , John Wiley, 2010, p. 284.
3. Ibid .
4. Byron Shafer, Quiet Revolution. The Struggle for the Democratic Party
and the Shaping of Post-Reform Politics , Russell Sage Foundation, 1983,
p. 7, 8 et 530.
8. Lire Rick Perlstein, The Invisible Bridge. The Fall of Nixon and the Rise of
Reagan , Simon & Schuster, 2014, p. 317.
11. J’ai écrit si souvent sur le sujet que je me sens vieux rien qu’à y penser.
Pour un résumé, lire « Phony Spin Even Fox News Won’t Buy » sur S
alon.com .
17. William Galston et Elaine Kamarck, « Five Realities That Will Shape
21st Century Politics », Blueprint , automne 1998.
19. Lire Olivia B. Waxman, « Bill Clinton Said He ‘Didn’t Inhale’ 25 Years
Ago. But the History of U.S. Presidents and Drugs Is Much Older »,
Time.com, 29 mars 2017.
Notes de référence
3. Les deux premières citations sont tirées d’un article du New York Times
« Clinton’s Standard Campaign Speech », daté du 26 avril 1992, et la
troisième d’un discours de Clinton prononcé à Portsmouth, dans le New
Hampshire, en janvier 1992, www.c-span.org/video/?24051-1/clinton-
campaign-speech .
5. Sur l’influence du livre de Reich, lire Bob Woodward, The Agenda : Inside
the Clinton White House , Simon & Schuster, 1994, p. 20.
9. C. Wright Mills, White Collar. The American Middle Classes , 1951 (Cols
blancs , trad. fr. André Chassigneux, Maspero, 1966). [nde]
11. Mon article sur les luttes à Decatur, co-écrit avec David Mulcahey, était
intitulé « This Is War » ; il a paru dans le Chicago Reader du 20 janvier
1995. On trouve une analyse similaire de la journée de douze heures dans
Steven K. Ashby et C. J. Hawking, Staley… , op. cit ., p. 64.
12. Don Fites, cité dans Stephen Franklin, Three Strikes. Labor’s Heartland
Losses and What They Mean for Working Americans , Guilford Press, 2001,
p. 42.
13. Louis Uchitelle, « Union Leaders Fight for a Place in the President’s
Workplace of the Future », New York Times , 8 août 1993.
15. Martin Walker, The President We Deserve. Bill Clinton, His Rise, Falls,
and Comebacks , Crown, 1996, p. 61.
3. Datée de 1995, la remarque de Clinton est citée dans Martin Walker, The
President We Deserve…, op. cit., p. 343. Lire les chapitres VI et X de mon
propre livre sur l’ère Clinton, One Market Under God… , qui regorge
d’exemples de ce discours de l’inévitabilité si en vogue à l’époque.
7. Dirk Johnson, « The Free Trade Accord : Workers on Free Trade : A Split
Along Class Lines », New York Times , 14 novembre 1993.
8. C’est la première anecdote que Jeff Faux rapporte dans son livre The
Global Class War : How America’s Bipartisan Elite Lost Our Future – and
What It Will Take to Win It Back , Wiley, 2006, p. 1.
13. Lire l’article de Daniel Maliniak et Ryan Powers, « Is the Public Really
Learning to Love Globalization? », paru sur « Monkey Cage », un blog du
Washington Post , le 11 juin 2014.
14. Gergen aurait fait cette remarque au cours d’une émission de PBS. Lire
« Another Attempt to Begin Again ; Clinton Hopes to Reach Out To
“Forgotten Middle Class” », Washington Post , 15 décembre 1994. Ann
Devroy, « New Age “Guru to the Glitterati” Advised Clintons », Washington
Post , 11 janvier 1995.
20. Naomi Murakawa, The First Civil Right. How Liberals Built Prison
America , Oxford, 2014.
22. Joe Lieberman, cité dans Mark Pazniokas, « Tough Stands on Crime May
Ignore Reality », Hartford Courant , 20 octobre 1994.
25. Bill Clinton, « How We Ended Welfare, Together », New York Times , 22
août 2006.
26. La remarque de From est à la p. 229 de son livre de 2013 The New
Democrats and the Return to Power , St. Martin’s.
27. La citation de John Harris se trouve dans son livre de 2005, The
Survivor : Bill Clinton in the White House , Random House. D’autres
analyses que j’ai pu lire semblent adopter le même point de vue : il s’agissait
de l’arrivée de Clinton au point de force centriste idéal. Lire Steven M.
Gillon, The Pact : Bill Clinton, Newt Gingrich, and the Rivalry That Defined
a Generation , Oxford, 2008, p. 178 ; et Joe Klein, The Natural : The
Misunderstood Presidency of Bill Clinton , Doubleday, 2002, p. 152.
28. Sidney Blumenthal, The Clinton Wars , Farrar, Straus and Giroux, 2003,
p. 147.
30. Bob Woodward, The Agenda. Inside the Clinton White House , Simon &
Schuster, 1994, p. 240.
32. Lire Joseph Stiglitz, The Roaring Nineties. A New History of the World’s
Most Prosperous Decade , W. W. Norton, 2004 [Quand le capitalisme perd
la tête , trad. fr. Paul Chemla, Fayard, 2003, p. 79-81].
33. Sur Al Gore, lire Jeff Faux, « The Next Recession », American Prospect ,
15 août 2000.
34. Daniel Gross, Bull Run : Wall Street, the Democrats, and the New
Politics of Personal Finance , PublicAffairs, 2000, p. 21.
36. Hugh McColl, cité à la page sur le Riegle-Neal Banking Act du site
Internet consacré à l’histoire de la Réserve fédérale,
www.federalreservehistory.org/Events/DetailView/50 .
37. Joseph Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête , op. cit ., p. 130.
38. La note de service a été révélée par Nomi Prins et elle est citée dans All
the Presidents’ Bankers. The Hidden Alliances that Drive American Power ,
Nation Books, 2014, p. 371. Sur les effets du Riegle-Neal Act, lire Simon
Johnson et James Kwak, 13 Bankers. The Wall Street Takeover and the Next
Financial Meltdown (Pantheon, 2010, p. 84) et le chapitre iv du Financial
Crisis Inquiry Report , 2011.
39. Joseph Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête , op. cit ., p. 232.
41. Lire les mémoires de Robert Rubin (écrits avec Jacob Weisberg), In an
Uncertain World. Tough Choices from Wall Street to Washington , Random
House, 2003, p. 5.
44. Lire Keith Bradsher, « No New Deal for Banking ; Efforts to Drop
Depression-Era Barriers Stall, Again », New York Times , 2 novembre 1995.
46. L’article de Time était écrit par Joshua Cooper Ramo et il a paru dans
l’édition du 14 février 1999.
47. Sur ce sujet, lire « The Real Danger of “One Big Regulator” », ma tribune
dans le Wall Street Journal du 11 novembre 2009.
48. Daniel Gross, Bull Run… , op. cit ., p. 160.
V. Il fallait un démocrate
1. C’est une question que j’ai abordée bien plus longuement dans le premier
chapitre de One Market Under God …, op. cit . [Le Marché de droit divin …,
op. cit ., p. 40].
3. Ibid. , p. 209.
4. Ibid. , p. 213.
6. Lire Christopher Glazek, « Raise the Crime Rate », n+1 , hiver 2012.
L’affirmation de Glazek est controversée mais les chiffres qu’il utilise pour
sa comparaison ne sont pas contestés. Lire également « More Men are Raped
in the US than Women, Figures on Prison Assaults Reveal », London Daily
Mail , 3 octobre 2013.
7. Naomi Murakawa, The First Civil Right. How Liberals Built Prison
America , Oxford, 2014, p. 148.
8. Lire Greg Krikorian, « Federal and State Prison Populations Soared Under
Clinton, Report Finds », Los Angeles Times , 19 février 2001.
9. Michelle Alexander, The New Jim Crow. Mass Incarceration in the Age of
Colorblindness , New Press, 2013 [La Couleur de la justice. Incarcération de
masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis , trad. fr. Anika
Scherrer, Syllepse, 2017, p. 83].
10. Lire The Growth of Incarceration in the United States : Exploring Causes
and Consequences , une étude menée par le National Research Council of the
National Academies, 2014, p. 140.
16. Lire le chapitre v de Peter Edelman, So Rich, So Poor , New Press, 2012 ;
et le rapport publié en 2012 par le National Poverty Center, « Extreme
Poverty in the United States, 1996 to 2011 ».
21. Daniel Yergin et Joseph Stanislaw, The Commanding Heights. The Battle
Between Government and the Marketplace That Is Remaking the Modern
World , Simon & Schuster, 1998 [La Grande Bataille : les marchés à l’assaut
du pouvoir , trad. fr. J.-P. Cerquant, P. Hersant et S. Lafon, Odile Jacob,
2000, p. 492]. La chaîne américaine PBS a ensuite tiré de ce livre un
documentaire qui porte le même titre.
22. Martin Walker, The President We Deserve… , op. cit ., p. 333, 332.
23. Cité dans Steven Gillon, The Pact… , op. cit ., p. 268.
24. Davis DeWayne et Jeff Lemieux, « Closing the Income Gap », Blueprint ,
été 2000.
Notes de référence
4. Lire www.uspto.gov/about-us/executive-biographies/michelle-k-lee .
6. Steven Gaines, un auteur des Hamptons, cité dans le New York Observer
du 3 août 1998, cité à son tour par Daniel Gross, Bull Run… , op. cit ., p. 142.
8. Matt Bai, « Wiring the Vast Left-Wing Conspiracy », New York Times
Magazine , 25 juillet 2004.
9. Fortune , 9 juillet 2007. Le Financial Times a publié un article le 15 juillet
2007 sur le dîner organisé par Mack.
12. The Great Divide. Retro vs. Metro America , PoliPoint, 2004, p. xvii , 5,
64, 75, 91.
13. Richard Florida, The Rise of the Creative Class , Basic Books, p. xxix , 5
(souligné dans l’original) et 21.
14. Richard Florida, « How the Crash Will Reshape America », Atlantic ,
mars 2009. Lire également Alec MacGillis, « Richard Florida, Mr. Creative
Class, Is Now Mr. Rust Belt », New Republic , 18 décembre 2013.
16. Peter Culshaw, « Barack Obama: Power to the New Creatives », The
Telegraph (Londres), 14 juin 2008.
Notes de référence
2. Ces deux exemples, parmi des dizaines d’autres, sont cités par William
Leuchtenburg dans le chapitre x d’In the Shadow of FDR… (op. cit .). Obama
est passé dans l’émission 60 Minutes le 16 novembre 2008.
4. Jonathan Alter, The Promise… , op. cit. , p. 64. McCaskill est citée dans
Alec MacGillis, « Obama Assembles an Ivy-Tinged League », Washington
Post , 7 décembre 2008.
5. Cité dans Ron Suskind, Confidence Men. Wall Street, Washington, and the
Education of a President , Harper, 2011, p. 196-197.
10. Jonathan Alter, The Promise… , op. cit ., 86. Lire également mes propres
réflexions sur le sujet, « More Government, Please ! », Harper’s Magazine ,
décembre 2011.
14. J’ai écrit un article sur ce sujet dans le Wall Street Journal du 22 avril
2009.
15. L’économiste est Greg Mankiw, qui avait été à la tête du comité des
conseillers économiques de George W. Bush – lire sa tribune, « Economists
Actually Agree on This : The Wisdom of Free Trade », New York Times , 24
avril 2015. La remarque d’Obama sur le « pont-levis » était citée dans le New
York Times du 8 mai 2015.
17. Dan Balz ne donne pas le nom de ce conseiller mais sa déclaration est
citée dans son livre, Collision 2012. Obama vs. Romney and the Future of
Elections in America , Viking, 2013, p. 58.
18. Ibid. , p. 324.
19. Sur le PIB et l’augmentation des salaires, j’utilise les chiffres du Bureau
of Labor Statistics, publiés sur le site de la Fed de Saint-Louis ; la partie que
j’ai utilisée pour les salaires est intitulée « Nonfarm Business Sector : Real
Compensation Per Hour ». Sur le taux de syndicalisation du secteur privé,
j’utilise les chiffres du Current Population Survey, un recensement mené par
le Bureau of Labor Statistics et le Census Department,
www.bls.gov/news.release/union2.nr0.htm . Ma source pour la part des
revenus du travail dans le revenu national est Andrew Figura et David Ratner,
« The Labor Share of Income and Equilibrium Unemployment », op. cit .
21. Les remarques de Breuer ont été prononcées le 13 septembre 2012 devant
l’Ordre des avocats de la ville de New York. On peut les lire sur le site du
département de la Justice, www.justice.gov/opa/speech/assistant-attorney-
general-lanny-breuer-speaks-new-york-city-bar-association .
22. Lire Jonathan Alter, The Center Holds : Obama and His Enemies , Simon
& Schuster, 2013, p. 111.
23. Frank Bruni, « The Man or the Moment », New York Times , 6 janvier
2015. Pour une liste plus longue d’experts développant des arguments
similaires, lire mon article, « It’s Not Just Fox News », 11 janvier 2015, sur S
alon.com .
24. Marc Maron, « WTF », épisode 613 (Barack Obama), 22 juin 2015,
disponible sur Wtfpod.com .
25. Peter Thiel, « Competition Is for Losers », Wall Street Journal, 12
septembre 2014.
26. Sur ce dernier sujet, lire David Dayen, « Why Are Drug Companies
Running Amok ? », The Intercept , 16 décembre 2015.
29. C’est l’un des thèmes du témoignage de Tim Geithner sur son passage au
secrétariat du Trésor : Stress Test. Reflections on Financial Crises , Crown,
2014.
Notes de référence
4. Ce passage est extrait d’un e-mail écrit par Bryant Hall, un lobbyiste de
PhRMA, en juillet 2009. Les e-mails ont été publiés un peu partout, et
notamment dans le Wall Street Journal du 13 juin 2012.
5. Ces données stupéfiantes ont été compilées par Patrick Egan, « Ashton
Carter and the Astoundingly Elite Educational Credentials of Obama’s
Cabinet Appointees », Washington Post , 5 décembre 2014.
10. Lire Del Quentin Wilber, « Top Justice Deputy Cole Ready to Leave Post
with Holder », Bloomberg , 16 octobre 2014.
11. Les remarques de Carney ont été prononcées lors d’un point de presse
informel le 2 décembre 2011 ; je les cite d’après leur transcription par le
Political Transcript Wire . Lire également mon article « Too Smart to Fail »
dans The Baffler (2012, no 19).
12. Barack Obama, « Remarks by the President on Health Care and the
Senate Vote on F-22 Funding », sur le site de la Maison-Blanche, 21 juillet
2009.
13. Barack Obama, The Audacity of Hope [L’Audace d’espérer , trad. fr.
Jacques Martinache, Presses de la Cité, 2009, p. 16, 17, 48].
15. Lire Thomas Friedman, « What’s Second Prize? », New York Times ,
23 juin 2010.
16. David Brooks, « The Solitary Leaker », New York Times , 11 juin 2013 ;
Roger Simon, « Slacker Who Came in from the Cold », Politico , 11 juin
2013.
11. Les performances du Massachusetts sur cet indice sont rapportées dans
« Creative Intelligence », un bulletin publié notamment par le Creativity
Group de Richard Florida daté de février 2003. Lire Richard Florida The Rise
of the Creative Class , op. cit ., Table 14.3, p. 256 ; Table 14.2, p. 254 ; et
Table 14.4, p. 261.
12. Lire Lily Geismer, Don’t Blame Us: Suburban Liberals and the
Transformation of the Democratic Party , Princeton, 2015.
15. Je remercie Harris Gruman pour cette image qui ne me quitte plus.
17. Lire les « State and County QuickFacts » du U.S. Census Bureau. Le taux
de chômage de la ville a été indiqué par Samantha Lavien dans son reportage
pour ABC News, « Fall River Unemployment Rate Is the Worst in MA », 11
mars 2014.
18. Lire Jessica Geller, « Amazon Inks Deal on Fulfillment Center in Fall
River », Boston Globe , 24 novembre 2015.
19. « Fall River’s on the Bike Trail to Nowhere », Fall River Herald-News ,
11 octobre 2015 ; « Stand Up, Wal-Mart! », creators.com, 15 octobre 2012 ;
« Notes from a Liquor Store Before the Debate », creators.com, 8 octobre
2012.
20. Marc Munroe Dion, « A Sicker Fall River Eases Its Pain By Getting
High », Fall River Herald-News , 4 octobre 2015.
21. Les citations sur le maire de Boston sont les titres des notices
nécrologiques de Tom Menino parues dans le Boston Globe et sur le site de la
radio WGBH. Sur l’Institut pour l’innovation, lire l’introduction de son
indice annuel de 2014, « Massachusetts Innovation Economy »,
www.masstech.org/sites/mtc/files/documents/InnovationInstitute/
2014_index_web.pdf .
25. Pour un bref résumé sur la vie et l’œuvre d’Ameriquest, lire le Financial
Crisis Inquiry Report , p. 12-14, www.gpo.gov/fdsys/pkg/GPO-
FCIC/pdf/GPO-FCIC.pdf . Pour un récit plus détaillé, lire Michael W.
Hudson, The Monster : How a Gang of Predatory Lenders and Wall Street
Bankers Fleeced America – and Spawned a Global Crisis , Holt, 2010.
26. Lire Mike Hudson et E. Scott Reckard, « Workers Say Lender Ran
“Boiler Rooms” : Critics say Ameriquest, Touted as an Industry Model,
Fabricated Data, Forged Documents and Hid Fees. The Company Denies
Wrongdoing », Los Angeles Times , 4 février 2005.
30. Sur les avances de Patrick au PDG d’une grande compagnie, lire Brian
Johnson, « Gov. Deval Patrick’s Life Sciences Legacy », MassDevice.com,
12 janvier 2015. « Pour fournir assistance, orientation », etc., est le texte
exact de la loi, « House Bill Number 4377 », votée le 30 juillet 2014.
31. Cité par Matt Stout, « Gov Candidates Digging Deep in Final Days »,
Boston Herald , 2 novembre 2014.
X. La classe innovatrice
1. Déclaration de la Maison-Blanche, « A Strategy For American
Innovation », sur Obamawhitehouse.archives.gov .
6. Eric Schmidt et Jonathan Rosenberg, avec Alan Eagle, How Google Works
, Grand Central Publishing, 2014, p. 5, 42.
9. Jaron Lanier, Who Owns the Future ? , Simon & Schuster, 2013 [Internet :
qui possède notre futur ? , trad. fr. Mirabelle Ordinaire, Le Pommier, 2014,
p. 83, 95].
10. Eric Schmidt et Jared Cohen, The New Digital Age : Reshaping the
Future of People, Nations and Business , Knopf, 2013 [À nous d’écrire
l’avenir : comment les nouvelles technologies bouleversent le monde ,
trad. fr. Anatole Muchnik, Denoël, 2013, p. 57.]
11. Eric Schmidt était interviewé sur CNBC par Maria Bartiromo le 3
décembre 2009.
12. Evgeny Morozov, Pour tout résoudre… , op. cit. , p. 166 – traduction
modifiée.
13. Sur Andreessen, lire Alessandra Stanley, « The Tech Gods Giveth », New
York Times , 1er novembre 2015. Sur Lehane, lire Conor Dougherty et Mike
Isaac, « Airbnb and Uber Mobilize Vast User Base to Sway Policy », New
York Times , 5 novembre 2015.
14. « Uber and the American Worker », discours prononcé par Plouffe à
l’« Incubateur technologique 1776 » le 3 novembre 2015, consultable sur le
site d’Uber, newsroom.uber.com/2015/11/1776 .
15. On peut voir Schmidt faire ces déclarations dans un enregistrement vidéo
de cette discussion à SXSW, à laquelle participaient également son coauteur
Jared Cohen et l’intervieweur Steven Levy, www.youtube.com/watch?
v=bmzcCSF_zXQ .
16. Hillary Clinton, It Takes a Village. And Other Lessons Children Teach Us
, Simon & Schuster, 1996 [Il faut tout un village pour élever un enfant ,
trad. fr. Martine Leyris et Natalie Zimmermann, Denoël, 1996, p. 330].
18. Jaron Lanier, Internet : qui possède notre futur ? , op. cit ., chapitre vii .
Lire également l’analyse d’Astra Taylor dans The People’s Platform. Taking
Back Power and Culture in the Digital Age , Picador, 2014
[Démocratie.com : pouvoir, culture et résistance à l’ère des géants de la
Silicon Valley , trad. fr., Nicolas Calvé, Lux, 2014].
19. Sur Amazon, lire Franklin Foer, « Amazon Must Be Stopped », New
Republic , 9 octobre 2014. Sur le conflit du marchand en ligne avec Hachette,
lire David Streitfeld, « Literary Lions Unite in Protest Over Amazon’s E-
Book Tactics », New York Times , 29 septembre 2014. Sur Google et la FTC,
lire Brody Mullins, « Inside the U.S. Antitrust Probe of Google », Wall Street
Journal , 19 mars 2015.
20. Lire David Nather, « Bernie Sanders Rejects Donation from Drug
Company CEO », Boston Globe , 15 octobre 2015.
22. Lire Mark Ames, « The Techtopus », Pando Daily , 23 janvier 2014 ; et
Mark Ames, « Newly Unsealed Documents Show Steve Jobs’ Brutal
Response after Getting a Google Employee Fired », Pando Daily , 25 mars
2014.
23. Sur les cols blancs, lire « Inside Amazon », New York Times , 16 août
2015. Sur les cols bleus, lire l’excellent article de Dave Jamieson dans le
Huffington Post , « The Life and Death of an Amazon Warehouse Temp »,
n.d. [2015], highline.huffingtonpost.com/articles/en/life-and-death-amazon-
temp . Lire également « Amazon workers face “increased risk of mental
illness” », un article sur le site de la BBC daté du 25 novembre 2013, où un
travailleur anglais raconte : « Nous sommes des machines, nous sommes des
robots, on branche notre scanner, on le tient à la main mais ça ne changerait
pas grand-chose si on le branchait sur nous. »
24. Lukas Biewald est cité dans un article terrifiant de Moshe Z. Marvit,
« How Crowdworkers Became the Ghosts in the Digital Machine », The
Nation , 24 février 2014.
28. Andrew Cuomo, cité dans le New York Post , « Cuomo Drops Bombshell
on de Blasio over Uber », 22 juillet 2015.
29. Robert Reich, « The “Sharing Economy” ? More Like the “Share the
Crumbs” Economy », In These Times , 4 février 2015.
Notes de référence
5. Hillary Clinton, citée par Eli Hager dans « A (More or Less) Definitive
Guide to Hillary Clinton’s Record on Law and Order », un article sur le site
du Marshall Project daté du 7 mai 2015. Une transcription quasi identique de
ce discours se trouve à la page 189 d’un recueil de citations d’Hillary Clinton
réunies par Claire G. Osborne, The Unique Voice of Hillary Rodham Clinton ,
Avon, 1997.
7. Hillary Clinton, Living History , Scribner, 2003 [Mon histoire , trad. fr.,
Odile Demange, Jean-Paul Mourlon et Marie-France de Paloméra, Fayard,
2003, p. 449-450, 453-454, 455.
10. Sur le choix difficile entre les facultés de droit, lire son discours pour la
rentrée universitaire de Yale en 2001. Sur « le talent est universel », lire ses
remarques prononcées lors du déjeuner des femmes chefs d’État et ministres
des Affaires étrangères, le 24 septembre 2009,
www.state.gov/secretary/20092013clinton/rm/2009a/09/129598.htm . Clinton
a utilisé cette formule à de nombreuses reprises quand elle était secrétaire
d’État. Lire, par exemple, son discours sur Haïti le 14 avril 2009 ou son
discours au Vietnam le 10 juillet 2012, également consultable sur le site du
département d’État.
11. Gail Sheehy, Hillary’s Choice , Random House, 1999 [Le Choix
d’Hillary , trad. fr. Marie-Dominique Sachs, Plon, 1999, p. 46] ; David
Brock, The Seduction of Hillary Rodham , Free Press, 1996, p. 147. Ann
Lewis, citée in Dan Balz et Haynes Johnson, The Battle for America. The
Story of an Extraordinary Election , Penguin, 2010, p. 140 – Lewis attribue
cette sentence à John Wesley mais les spécialistes du méthodisme affirment
qu’il ne l’a jamais prononcée (lire Josh Tinley, « Checking our Facts »,
Ministry Matters , 12 mai 2011).
12. Carl Bernstein, Hillary Clinton : une femme en marche , op. cit ., p. 79 –
traduction modifiée.
13. Ibid. , p. 98.
18. Lire Evgeny Morozov, The Net Delusion: The Dark Side of Internet
Freedom , PublicAffairs, 2011, chap. i .
19. Sur ce sujet, lire mon livre sur Le Marché de droit divin , op. cit .
23. Valerie Hudson et Patricia Leidl, The Hillary Doctrine. Sex and American
Foreign Policy , Columbia, 2015.
26. Ces citations sont extraites des « Remarks at Breakfast with Women
Entrepreneurs Attending the Presidential Summit on Entrepreneurship »,
prononcées le 28 avril 2010 et consultables sur le site du département d’État.
28. Je suis ici les récits de Milford Bateman, Why Doesn’t Microfinance
Work ? The Destructive Rise of Local Neoliberalism , Zed Books, 2010 ; et
Philip Mader, The Political Economy of Microfinance : Financializing
Poverty , Palgrave Macmillan, 2015.
29. « The Microcredit Summit Report », une brochure datée d’avril 1997 et
apparemment publiée par le RESULTS Educational Fund, p. 29. Un pdf du
rapport est téléchargeable à cette adresse :
www.microcreditsummit.org/resource/59/1997-microcredit-summit-
report.html .
32. Milford Bateman, « From Poverty to Power », article publié sur le blog
d’Oxfam le 20 avril 2011.
33. Sur le microcrédit en Bosnie, lire l’article de Bateman sur son blog, « A
New Balkan Tragedy ? The Case of Microcredit in Bosnia », 8 avril 2014.
34. Lire Milford Bateman, Why Doesn’t Microfinance Work ? , op. cit .
2. Remy Tumin, « A Peek Past the Gate of Key Beaches », Vineyard Gazette
, 2 août 2012.
5. Sur les vils desseins d’Obama sur le Rêve américain, lire Lynn Forester de
Rothschild, « Barack Obama’s America », Huffington Post , 1er décembre
2008. Sur la collecte de fonds pour Obama en 2015, lire Tom Rowley, « On
Martha’s Vineyard, Casual Meets Political », Washington Post , 15 août
2015.
6. Tom Wolfe, Mauve Gloves and Madmen, Clutter & Vine , Farrar, Straus
and Giroux, 1976 [« Chaperon rouge appelle Dracula », Sam et Charlie vont
en bateau , trad. fr. Anny Amberni, Gallimard, 1985, p. 15, 16-17 –
traduction modifiée].
7. Charles Bukowski, Love is a Dog from Hell , 1977 [L’amour est un chien
de l’enfer , trad. fr. Gérard Guégan, Sagittaire, 1978, t. I, p. 174].
11. Lire Thomas Frank, What’s the Matter with Kansas ? – trad. fr., Pourquoi
les pauvres votent à droite , op. cit. [nde]
Notes de référence
2. Thomas Friedman, « Web People vs. Wall People », New York Times , 27
juillet 2016.
6. Le détail de ces sondages sortie des urnes a été publié notamment sur le
site de Fox News, www.foxnews.com/politics/elections/2016/exit-polls .
Dans la collection « Contre-feux »
Distribution Immatériel.fr
11, rue Meslay, 75003 Paris
<contact@immateriel.fr>
<http://immateriel.fr >