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Table of Contents

Page-Titre
Préface : La déroute de l’intelligentsia
Dédicaces
Informations 2
Introduction : Libéral, je te parle !
Le tournant, et ce qui s’est passé
Coût de renoncement
Pourquoi le libéral ferait bien d’écouter
Farniente au temps du triomphe libéral
« Pas grand-chose de changé »
I. Théorie de la classe libérale
Le Parti du peuple
Haute naissance et bons diplômes
« Dominant au nom de la connaissance »
Technocratie pop
La panacée de l’éducation
Les pathologies du professionnalisme
Sur le libéralisme des riches
II. Comment le capitalisme est redevenu cool
Le Powell Memo des démocrates
Un réalignement choisi
L’avènement des nouveaux démocrates
Bubba entre en scène
III. L’économie, idiot !
Dire la vérité aux faibles
Tout le monde peut devenir yuppie
L’inégalité débarque à Typiqueville (USA)
Délits yuppies
IV. Les agents du changement
Hier n’est plus
Mauvais cerveaux
Le Voyage
Erreurs heureuses
V. Il fallait un démocrate
L’histoire secrète
Nation captive
La carotte et le bâton
Le succès désastreux de la présidence Clinton
VI. Le hipster sera l’ami du banquier
Le mariage de l’argent et de la morale
Milliardaires démocrates
Le Marx de la classe des maîtres
VII. Comment la crise a été gâchée
Idem.gov
Un New Deal pour qui ?
La présidence paquebot
Les paquebots étaient faits pour voler
VIII. Les défauts d’un esprit supérieur
Les fins de la complexité
Entre gens sérieux
Le consensus des bonnes volontés
L’horreur du non professionnel
La course n’est pas aux agiles
IX. Le modèle de l’État bleu
Ces gens sont des démocrates
Une ville brillante sur une colline
Une ville fumante sur une falaise
Le grand réveil entrepreneurial
Le triomphe des inno-crates
Les entrepreneurs d’abord
X. La classe innovatrice
Ce qui est bon pour Google
Inno-qualité
Main-d’œuvre atomisée
La technologie comme culture
XI. Paillettes libérales
« Bonne, bonne, bonne »
Crever le plafond
Les choses bonnes sont bonnes
Championne du seul Internet véritable
La « doctrine Hillary »
Marchés de la compassion mondialisés
Qui n’est pas sur cette image ?
Conclusion : Piétiner le vignoble
La terre que les libéraux ont oubliée
Toi, hypocrite lecteur !
Postface 2017 : L’année où ils ont trouvé ailleurs où aller
Suffisance
Interlude
Cleveland vide
Philadelphie vertueuse
La campagne d’union nationale – et comment elle a échoué
Remerciements
Notes de référence. Introduction : Libéral, je te parle !
Notes de référence. I. Théorie de la classe libérale
Notes de référence. II. Comment le capitalisme est redevenu cool
Notes de référence. III. L’économie, idiot !
Notes de référence. IV. Les agents du changement
Notes de référence. V. Il fallait un démocrate
Notes de référence. VI. Le hipster sera l’ami du banquier
Notes de référence. VII. Comment la crise a été gâchée
Notes de référence. VIII. Les défauts d’un esprit supérieur
Notes de référence. IX. Le modèle de l’État bleu
Notes de référence. X. La classe innovatrice
Notes de référence. XI. Paillettes libérales
Notes de référence. Conclusion : Piétiner le vignoble
Notes de référence. Postface 2017 : L’année où ils ont trouvé ailleurs où aller
Dans la même collection
Achever de compiler
Thomas Frank

Pourquoi les riches votent à gauche


Traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque

Préface de Serge Halimi

Édition établie par Thierry Discepolo


Préface : La déroute de
l’intelligentsia
Cet ouvrage fut rédigé plusieurs mois avant l’élection de Donald Trump. Son
auteur n’évoque donc pas – jusqu’à sa postface – ce résultat auquel lui non
plus ne croyait pas. Il nous apporte cependant la plupart des éléments
permettant de le comprendre, puisque ce qu’il analyse en détail – l’échec des
démocrates au pouvoir à tirer parti de la crise financière de 2008 – explique
une large part de la victoire de Trump. Non pas que la responsabilité de
Barack Obama soit exclusive dans cette affaire : le mal était ancien, le « parti
du peuple » depuis longtemps séduit par l’idée que la nouveauté, la
modernité, les financements électoraux, le succès en somme, lui imposaient
de se dégager de sa relation ancienne et compromettante avec le peuple. Pour
courtiser à sa place les élites intellectuelles, financières, médiatiques,
numériques, c’est-à-dire des populations souvent cossues et pétries de bons
sentiments.

2008, une crise et une élection pour rien en somme ? Historien de


formation, Thomas Frank ne peut que contraster cette issue avec le précédent
de 1930. En même temps que la Grande Dépression réduisait à la misère et à
la faim des dizaines de millions d’Américains, elle provoquait en effet un
puissant mouvement de mobilisation populaire et rendit possible autant
qu’urgente la mise en œuvre des réformes économiques les plus progressistes
de l’histoire des États-Unis. La chose n’advint pas spontanément. Elle
découla de la mise en place, patiente et difficile, d’une coalition du New Deal
capable de rassembler des millions de petits paysans en détresse, les grands
syndicats ouvriers, les Noirs vivant dans les villes du Nord-Est et du
Midwest, et un nombre significatif d’intellectuels et d’artistes. Avec, à
l’arrivée, un réalignement partisan, vingt ans de pouvoir à tous les niveaux
pour les démocrates, l’affermissement d’une classe moyenne grâce à des
politiques publiques égalitaires (équipement du territoire, éducation, droit
social, retraites fédérales, pouvoir d’achat). Et, à mesure que ces nouvelles
structures donnaient des idées, l’emprise jusqu’alors écrasante aux États-Unis
des réflexes individualistes s’amoindrissait, tout comme l’hégémonie
culturelle et politique des grandes entreprises.

Le 20 janvier 2009, lorsque Barack Obama prête serment, le miracle de


son élection – aussi improbable au départ que le sera huit ans plus tard celle
de Trump – peut suggérer que tout redevient possible, qu’un Roosevelt
(celui-ci afro-américain et athlétique) est de retour à la Maison-Blanche pour
réparer ce que ses successeurs ont laissé détruire, ou défait eux-mêmes. Voire
pour tout recommencer. Bien des conditions favorables paraissent réunies :
une victoire écrasante, une majorité parlementaire démocrate dans les deux
chambres, le discrédit (voire le dégoût) d’un capitalisme déréglementé et
corrompu qui vient d’enfanter la crise financière du siècle. Et puis n’oublions
pas non plus l’enthousiasme extraordinaire, les larmes d’allégresse et de
fierté qu’inspire un jeune président noir, le premier de l’histoire, dont le talent
oratoire surclasse celui de tous ses prédécesseurs réunis (Kennedy compris)
depuis trois quarts de siècle – c’est-à-dire depuis l’élection de celui qui, sur
une chaise roulante, avait relevé un pays à genoux.

La suite sera plus décevante. Assez vite, Thomas Frank soupçonne que le
nouveau président, qu’il a d’abord connu à Chicago comme militant
associatif, risque de ressembler à Bill Clinton davantage qu’à Franklin
Roosevelt. Deux mois après son entrée à la Maison-Blanche, Obama reçoit
des banquiers de Wall Street, une caste déjà surreprésentée dans sa nouvelle
administration. Va-t-il condescendre à la pourfendre, annoncer qu’il engagera
des poursuites contre quelques grands criminels en col blanc ? Il préfère
badiner en leur compagnie. Modéré, tranquille, cérébral, déjà centriste.
Confronté au même moment à une obstruction républicaine systématique et
haineuse, il désarme, louvoie, négocie, recherche un impossible compromis.
Il démobilise ainsi son électorat pendant que celui de ses adversaires se
remobilise – et le combat. On épargnera à un lecteur français le rappel
détaillé des compromissions et des capitulations de ce président élu par une
coalition progressiste après avoir promis « espoir et changement ». Le Vieux
Continent connaît ce genre de reniement aussi souvent que le Nouveau
Monde.

Au demeurant, le livre de Thomas Frank ne se résume pas, loin de là, à


l’inventaire d’une déception. Il constitue plutôt l’avertissement prémonitoire
de défaites à venir. Celle de 2016, celles qui pourraient suivre. Hillary
Clinton a consacré un livre volumineux, Ça s’est passé comme ça , à
expliquer son échec face à Donald Trump. L’autocritique n’étant pas sa
disposition naturelle, elle préfère mettre en cause les fake news d’origine
russe, les pulsions racistes de l’électorat de son adversaire – « un panier de
gens déplorables » –, la concurrence de Bernie Sanders lors des primaires, le
refus misogyne des hommes d’avoir une femme pour présidente. Tous ces
cavaliers de l’apocalypse – et un système électoral permettant de l’emporter
avec trois millions de voix de moins que son adversaire – se seraient ligués
contre elle. Elle, une candidate à ce point exceptionnelle qu’Obama
prétendrait même, au moment de lui passer le relais devant son époux et des
dizaines de millions d’Américains : « Aucun homme, aucune femme, ni toi
Bill, ni moi, n’a jamais été aussi qualifiée qu’elle pour devenir présidente des
États-Unis. » Hélas, la perle rare fut battue, et par le candidat le moins
« qualifié » de l’histoire.

Alors, les « qualifications », justement. L’élection de Trump, un homme


dépourvu d’expérience politique, de culture, de curiosité, a frappé de stupeur
la planète de gauche. Laquelle s’était persuadée que le pronostic prometteur
des sondages, le charlatanisme du candidat, la révulsion qu’il inspirait aux
intellectuels, y compris républicains, allaient déboucher naturellement sur la
victoire du camp de l’intelligence, de la modération, du bien, de la raison. La
stupéfaction de l’intelligentsia fut d’autant plus absolue que les démocrates
anticipaient que leurs pertes éventuelles de suffrages ouvriers dans les
régions en déclin, séduites par le discours protectionniste de l’homme
d’affaires new-yorkais, seraient compensées par des percées électorales
auprès des professionals , cadres et techniciens. Ces millions d’Américains
instruits, des femmes en particulier, vivaient dans les quartiers prospères et
connectés aux grandes métropoles mondiales ; elles seraient révulsées par la
vulgarité machiste de Trump autant que séduites par la distinction de Hillary
Clinton, ses réponses « complexes », technocratiques, parfaitement ajustées
aux dispositions et à la manière de penser des diplômés. Affrontant un
trublion pyromane et ignorant, la candidate de l’expertise et du statu quo
promettait, elle, de ne rien faire sauter : la crise était terminée, le taux de
chômage diminuait, tout allait bien grâce à Barack Obama. Et tout irait mieux
demain avec elle. Avec elle et avec une nouvelle commission, une étude de
plus, un rapport supplémentaire.

En France, l’ancien Premier ministre socialiste Michel Rocard estimait en


2005 qu’on ne fait pas « pousser les arbres plus vite que nature. Il y en a pour
trente ans. L’action lentement réformatrice que j’incarne est d’autant plus
efficace qu’elle se voit peu ». Dix ans plus tard, au terme de sa vie politique,
le président Obama sembla lui faire écho lorsqu’il conclut que les sociétés,
comme les paquebots, n’opèrent pas de virages brutaux. Elles auraient en
effet compris que de légers changements de cap, pour peu qu’ils soient
continus, suffisent à changer la direction d’un navire. À supposer que ce
regard apaisé sur l’histoire corresponde vraiment à celle des États-Unis, ce
dont il est permis de douter, on sait en tout cas qu’aujourd’hui à la Maison-
Blanche, c’est Trump qui tient la barre, avec en tête des projets de croisière
plus périlleux.

Les imbéciles ont donc pris leur revanche… En élisant leur président en
2016, les Américains ont ignoré les conseils de patience et de tempérance, le
jugement de l’écrasante majorité des journalistes, des artistes, des experts,
des universitaires. Leur choix étant souvent corrélé à leur niveau
d’instruction, certains démocrates enragent que leurs concitoyens ne soient
pas plus cultivés. Les protestataires des urnes, impatients de tout faire
sauter – un système « truqué », des médias qui mentent, les traités de libre-
échange, un afflux de migrants venus du Mexique, le « politiquement
correct » dans les universités –, auraient ainsi transformé en politique
publique leur immaturité psychologique et culturelle.

Un tel verdict doit énormément – presque tout ? – à la distance sociale qui


n’a cessé de s’élargir entre les juges et leurs accusés. Les électeurs de Trump
résident généralement à l’écart des grands centres de pouvoir économique,
financier, mais également artistique, médiatique, universitaire. Ils n’habitent
pas là où naissent les modes, où se fabriquent les images, où s’affinent les
opinions « légitimes ». Comment ne pas rapprocher cette dynamique de
séparatisme social, culturel, électoral, de ce qu’on observe aussi dans d’autres
pays. Londres s’est prononcé massivement contre le Brexit cinq mois avant
que New York et San Francisco plébiscitent Hillary Clinton. Et à Vienne,
Varsovie, Prague, c’est la même histoire, le même décalage : quand il se
rabougrit au point de n’être plus qu’une disposition culturelle, un charabia
compassionnel, le progressisme politique devient indexé au prix du mètre
carré et il ne se soucie plus du tout de loyers à bon marché. « Je l’ai emporté
dans des endroits qui représentent deux tiers du produit intérieur brut
américain », a plaidé Mme Clinton lors d’un voyage en Inde. « Moi, femme
de gauche, lui fit écho Anne Hidalgo, maire socialiste de Paris, j’ai tout fait
pour qu’après le Brexit ce soit à Paris que vienne la finance internationale. »
Autant dire que, sitôt passée une alerte électorale, il est loisible aux gens
heureux de recommencer à gouverner entre eux et pour eux. De pester
d’autant plus volontiers contre le « populisme » que les révoltés des urnes
vivent ailleurs, là où on ne se rend jamais (campagnes appauvries, friches
industrielles, banlieues ou quartiers « sensibles ») et dans des mondes
professionnels dont on ignore à peu près tout. Qu’une opposition légitime
s’exprime, et il suffira de la disqualifier en l’imputant à des demeurés
manipulés par des démagogues.

Analysant en 1960 la prévalence des « mauvaises pensées » dans le monde


ouvrier plutôt qu’au sein des classes moyennes éduquées, le politiste
américain Seymour Martin Lipset concluait déjà : « En résumé, une personne
issue des milieux populaires est susceptible d’avoir été exposée à des
punitions, à une absence d’amour et à une atmosphère générale de tension et
d’agressivité depuis l’enfance qui tendent à produire des sentiments profonds
d’hostilité, lesquels s’expriment sous la forme de préjugés ethniques,
d’autoritarisme politique et de foi religieuse millénariste. » Magnifique
« résumé », et qui paraît n’avoir pris aucune ride tant il est devenu le
bréviaire d’une gauche antisocialiste dont le parti démocrate représente le
spécimen le plus résilient. La phrase de Lipset ne mentionne pas les rapports
de production, c’est-à-dire, dans le cas d’« une personne issue des milieux
populaires », d’exploitation, qui expliqueraient peut-être « une atmosphère
générale de tension ». Car on ne saurait tout à fait exclure que les problèmes
de fin de mois, de concurrence sur le marché du travail, de crédit immobilier,
de note médicale à payer, s’éprouvent avec un peu moins d’insistance quand
on est un universitaire réputé, à la fois paisible, immunisé contre les préjugés
vulgaires, démocrate et rationnel. En avril 2008, le candidat Barack Obama
attribua à son tour le paradoxe du vote républicain en milieu populaire au fait
que des gens votent contre leur intérêt, c’est-à-dire à droite, chaque fois que,
« pour exprimer leur frustration, ils s’accrochent à leurs fusils ou à leur
religion, ou à une forme d’antipathie envers ceux qui ne sont pas comme eux,
ou à un sentiment hostile aux immigrés ou au commerce international ».
Frustration contre raison : les gens instruits, assurés du caractère éclairé de
leurs préférences, sont parfois décontenancés par les philistins qui s’en
défient.
Sans ce « racisme de l’intelligence », de plus en plus constitutif de
l’identité des néolibéraux de gauche, mais aussi de nombre d’intellectuels et
d’universitaires « radicaux », M. Trump aurait-il quitté son triplex de
Manhattan pour le bureau ovale de la Maison-Blanche ? Lors d’un de ses
meetings, il n’a probablement pas lancé par hasard : « J’aime les gens peu
éduqués. » La réciproque est vraie en tout cas. 9 % des électeurs qui avaient
voté Obama en 2012 ont choisi Trump quatre ans plus tard, tandis que 5,4 %
des électeurs du républicain Mitt Romney ont basculé vers Clinton. Or le plus
souvent, ce n’est ni la race ni le genre qui ont expliqué ces défections mais le
niveau d’instruction : le premier groupe fut largement constitué d’électeurs
démocrates dépourvus de diplômes, le second, de républicains passés par
l’université. Un parti né pour combattre l’aristocratie de l’argent, mais aussi
celle du savoir, s’appuie donc dorénavant sur ceux qui en font déjà partie ou
qui aspirent à la rejoindre. Mieux vaut alors qu’il en mesure le risque : en
période d’envol des inégalités sociales, idéaliser le règne de la méritocratie,
des gens bien éduqués, des experts, laisse tout un peuple de côté. Au risque
qu’il soit tenté de suivre des hommes à poigne, plus soucieux
d’embrigadement que d’instruction.

Or, insiste Thomas Frank, la gauche ne cesse d’accentuer sa métamorphose


en parti de la modernité libérale, du capitalisme cognitif, de la connectivité
numérique, de l’intelligence entrepreneuriale. Mais l’intelligence, avec elle,
revient trop souvent à comprendre que les choses sont « complexes », les
discours radicaux trop « militants » (voire immatures), qu’il ne faut pas,
qu’on ne doit plus changer le monde, juste s’employer à ce qu’il fonctionne
mieux, pour un nombre plus important de groupes (« diversité » oblige), mais
avec les mêmes règles du jeu. En somme, à rationaliser les inégalités au lieu
de les combattre. Pour peu que le conseil d’administration – ou le
gouvernement, ou le Parlement – devienne paritaire et métissé, les rapports
de production peuvent demeurer inchangés et les écarts de revenus continuer
à se creuser. Le mariage émancipateur entre la gauche et le progrès, c’était les
instituteurs, les Lumières. Les néolibéraux leur substituent l’innovation
financière et Uber.

Avec Obama, qui fit de la Maison-Blanche une pépinière de cerveaux


formés à Harvard et à Citibank, aucune diversification sociale n’est
intervenue. Faut-il s’étonner ensuite qu’une gauche libérale et technocratique,
elle-même incarnation d’une élite économique bardée de diplômes, réponde
comme elle le fait aujourd’hui aux interpellations des classes populaires ?
Presque toujours, elle leur serine : étudiez davantage ; vous gagnerez plus si
vous en savez plus ; formez-vous aux nouveaux métiers et vous serez sauvés.
On peut assurément se bercer de telles fariboles. Mais, au bout de trois ou
quatre décennies, on peut aussi avoir appris à ne plus y croire. L’idée d’une
économie post-industrielle permettant de remédier à la destruction des
emplois manufacturiers occasionnée par la concurrence internationale et la
mécanisation paraît en effet singulièrement moins aveuglante quand on y
réfléchit entre des friches d’usines automobiles du Michigan et de
Pennsylvanie (deux États remportés par Trump à la surprise générale) plutôt
que dans un séminaire d’économistes libre-échangistes au Massachusetts ou
en Californie. Car les emplois qui disparaissent étaient correctement
rémunérés sans réclamer pour autant un niveau de diplôme particulier. Ceux
qui apparaissent exigent en revanche des qualifications toujours plus
pointues, ou alors ne sont que des « petits boulots » précaires, de service,
interdisant tout espoir d’accéder un jour à la classe moyenne. Qu’ils en aient
conscience ou non, les perdants de la mondialisation expriment donc souvent
la nostalgie d’un monde où l’on était formé sur le tas, où le chômage et les
menaces de délocalisation n’avaient pas détruit la combativité ouvrière, où
les syndicats veillaient au grain. À la fois en position de force quand ils
négociaient avec les patrons et quand ils pesaient de tout leur poids dans le
choix des candidats démocrates au Congrès et à la Maison-Blanche. Ce
monde s’est défait.
L’élection de Reagan en 1980 donna le signal le plus clair de l’offensive
anti-ouvrière. Elle fut impitoyable. Tentant de prendre leur revanche trois ans
plus tard, les syndicats s’engagèrent au service du candidat démocrate Walter
Mondale, allié loyal du monde du travail. Or il fut écrasé l’année suivante, ne
l’emportant que dans un État sur cinquante… Ne restait plus alors qu’à
recouvrir la tombe ouvrière d’une ultime poignée de terre ; Bill Clinton
s’empressa de le faire. Il transforma les démocrates en deuxième parti de
l’entreprise, de la concurrence, du libre-échange, de la finance. Il ouvrit ainsi
la voie que suivraient ensuite Tony Blair, Gerhard Schröder, Dominique
Strauss-Kahn puis la quasi-totalité de la social-démocratie européenne, tous
soucieux de « modernisation » et de rupture avec l’« archaïsme » prêté à leurs
prédécesseurs. Le petit manège politique opposant les deux formations
américaines aurait pu alors s’interrompre, l’une comme l’autre étant
désormais inféodées aux mêmes intérêts financiers. Mais le simulacre
démocratique se poursuivit car Clinton, bien qu’il fût l’un des présidents les
plus inféodés au patronat de l’histoire américaine, resta assimilé à la gauche,
en particulier par les intellectuels, les journalistes et les artistes. Il avait
déréglementé la finance, rempli les prisons, généralisé la peine de mort,
libéralisé le commerce mondial, élargi l’OTAN. Certes, mais la droite
fondamentaliste l’exécrait, il s’abstenait de tout juron raciste, lisait des livres
de sciences sociales, avait fumé de la marijuana et jouait du saxophone.
Avant même Facebook, Twitter, les indignations de vingt-quatre heures,
toute une comédie des apparences avait déjà envahi la scène, offrant à une
bourgeoisie instruite et infatuée les prétextes culturels et sociétaux qu’elle
attendait pour se proclamer progressiste tout en payant moins d’impôts. « Si
vous voulez vivre comme un républicain, votez pour un démocrate », conclut
M. Clinton en 1996. Son coming out a au moins résolu une de nos difficultés
de traduction. Jusqu’aux années 1980, le terme américain « liberal » était un
faux-ami en France, puisqu’il renvoyait à un courant politique
interventionniste associé au New Deal et à des grands travaux d’équipement
publics. Depuis Clinton, les démocrates ont abandonné cette tradition, se
proclamant au contraire meilleurs gestionnaires que les républicains des
privatisations et de l’austérité budgétaire. Les liberals sont donc bien devenus
des libéraux.

Plutôt que de s’appesantir sur le bilan d’une telle métamorphose pour le


monde du travail, la plupart des commentateurs ont préféré braquer leurs
projecteurs sur la dimension raciste et sexiste du scrutin de novembre 2016.
Pour nombre de démocrates, d’universitaires aussi, chacun appartient à un
groupe unique, lequel n’est jamais économique. Par conséquent, si des Noirs
ont voté contre Clinton, c’est qu’ils étaient misogynes ; si des Blanches ont
voté pour Trump, c’est qu’elles étaient racistes. L’idée que les premiers
peuvent être aussi des sidérurgistes sensibles au discours protectionniste du
candidat républicain, et les secondes des contribuables aisées attentives à ses
promesses de réduction d’impôts ne semble jamais effleurer leur univers
mental. Et peu leur importe au fond qu’en dépit de la candidature de
Mme Clinton l’écart entre le vote républicain des hommes et démocrate des
femmes ait à peine progressé, ou que, malgré Trump, celui, abyssal, entre
électeurs blancs et noirs ait légèrement régressé. Vice-président du parti, noir,
progressiste, musulman, Keith Ellison a pourtant reconnu qu’il avait peiné à
mobiliser l’ensemble de l’électorat populaire, pas seulement les Blancs les
plus pauvres, en faveur d’une candidate urbaine, surdiplômée et étroitement
liée à l’establishment financier : « Nous n’avons pas obtenu un bon résultat
auprès des Latinos et des Afro-Américains. Par conséquent, cette vision qui
voudrait tout imputer à la classe ouvrière blanche est erronée. »

Tirant les leçons de l’échec de Mme Clinton devant ses partisans étudiants,
Bernie Sanders a lui aussi réclamé que les démocrates aillent « au-delà des
politiques identitaires. Il ne suffit pas de dire à quelqu’un : “Je suis une
femme, votez pour moi.” Non, ça ne suffit pas. Ce dont nous avons besoin,
c’est d’une femme qui aura le courage de s’opposer à Wall Street, aux
compagnies d’assurances, à l’industrie des énergies fossiles ». L’université
américaine étant l’un des lieux où l’obsession de la diversité l’emporte
souvent sur le souci de l’égalité, Sanders ne prêchait pas forcément des
convaincus ce jour-là. Mais depuis, les provocations incessantes de Trump ne
lui facilitent pas la tâche. Sa présidence est à ce point insupportable à la
plupart des démocrates, humiliante même, qu’ils sont tentés de resserrer les
rangs contre l’ennemi, de différer une autocritique que le choc du résultat
semblait pourtant rendre inévitable, et à laquelle ce livre appelle. Alors, dix
ans après une crise pour rien, une défaite pour rien ?

Presque partout en Europe comme aux États-Unis, une droite dure redresse
la tête et campe sur le terrain politique qu’une gauche molle a dévasté.
À défaut de porter une espérance, car elle n’exprime souvent qu’un précipité
de ressentiments, elle emploie le langage du combat, pas celui de la
résignation (voire de l’émerveillement) devant le nouvel ordre du monde. Or
deux blocs s’opposent à cette droite ethno-nationaliste, autoritaire, en général
xénophobe. Bernie Sanders, Podemos, les Insoumis lui disputent le répertoire
volontariste à partir de principes et de valeurs égalitaires et démocratiques
rigoureusement contraires aux siens. Une autre réponse existe, dont ce livre et
plus de trente ans d’histoire récente démontrent l’inefficacité absolue. Elle
consiste à encourager un large « front républicain » de plus, un éternel vote
utile contre le péril, rappels historiques à l’appui. Elle recherche également
une fusion entre gauche modérée et droite libérale grâce à un discours qui
combat tout autant, sous le vocable passe-partout de « populisme », la
radicalité de gauche et l’extrémisme de droite, l’expression d’une colère et la
brutalisation du langage. Enfin, à supposer que cette opération fonctionne une
fois de plus, il ne sera plus vraiment interdit d’espérer réhabiliter la « pensée
unique » en la qualifiant dorénavant de culture démocratique…

Lorsqu’une stratégie échoue, l’échec peut susciter deux tentations


contraires : renoncer ou recommencer en consacrant à la tentative des moyens
encore plus considérables. Nonobstant les avertissements de Thomas Frank
(et de Bernie Sanders), le parti démocrate est en passe de privilégier cette
dernière option. La faillite de Hillary Clinton semble avoir sanctifié sa
candidature et légitimé son approche au lieu de jeter l’une et l’autre aux
orties. Dès lors que moins de 80 000 voix dans trois États auraient inversé le
résultat, dès lors que la question des fake news et des ingérences russes est
devenue une obsession quotidienne, toute remise en cause frontale de la ligne
que la candidate a incarnée, du trio Clinton-Obama-Clinton en somme,
s’apparente presque à une hérésie, à une forme de légitimation de Donald
Trump, voire d’intelligence avec l’ennemi.

Une telle perception s’emboîte dans une analyse plus générale des rapports
de force internationaux. Car un « grand récit » politique et social perçoit la
situation mondiale comme polarisée entre, d’un côté, un bloc « illibéral »,
chouan, « populiste » qui tirerait sa puissance des dispositions autoritaires et
xénophobes imputées aux catégories populaires. Face à ce bouillonnement
antisystème, un bloc transpartisan, ouvert, droite et « en même temps »
gauche, dont la base sociale principale serait les classes moyennes urbaines,
les intellectuels, les médias, les créateurs. En somme, ethno-identitaires
contre libéraux démocrates, fermés contre ouverts, capitalisme autoritaire et
nationaliste contre capitalisme libéral et international. Avec dans un camp,
Trump mais aussi Le Pen, Poutine, Orbán en Hongrie, Kaczyński en Pologne.
Dans l’autre, Clinton ou Obama, mais aussi Macron, Merkel, Trudeau au
Canada, Riveira en Espagne.

Largement encouragé par les classes dirigeantes et par les grands médias
qui leur sont inféodés, un tel découpage présente à leurs yeux l’avantage
d’annuler le clivage droite-gauche, c’est-à-dire la question de l’exploitation et
de la répartition des richesses. L’effacement nous ramènerait deux siècles en
arrière, avant les chartistes britanniques et les canûts de Lyon, à une époque
où, faute d’un mouvement ouvrier puissant et autonome, deux droites
s’affrontaient, l’une conservatrice, l’autre libérale. Autant dire que le
« modèle américain » se généraliserait alors que la campagne de Bernie
Sanders laissait espérer qu’il avait épuisé ses effets, y compris aux États-
Unis. Puisque, là-bas aussi, la question du travail et de la propriété était enfin
revenue au premier plan. Or si Trump et Macron se distinguent sur nombre
de choix, une priorité au moins les réunit : la défense de la finance. Presque
sitôt élus présidents, l’une de leurs décisions principales fut en effet
identique : la baisse appréciable – et appréciée par ceux qui en bénéficièrent –
de l’impôt sur le capital (de 35 % à 21 % aux États-Unis, de 45 % à 30 % en
France).

Une analyse du combat politique qui, dans chaque pays occidental ou


presque, le ramènerait au choc des « nomades » contre les « stationnaires »,
des modernes contre les nostalgiques, des démocrates contre les autoritaires,
comporte une autre conséquence. On l’observe déjà : elle accentue la
stigmatisation des catégories populaires qui, par manque d’éducation ou
impulsivité non maîtrisée, seraient particulièrement disposées à appuyer la
démagogie anti-intellectuelle et xénophobe de la droite nationaliste. Raison
de plus pour abandonner celles-ci à leur sort, à leur ignorance, à leur
manipulation par les fake news . Et pour que la gauche réserve plutôt son
énergie aux priorités de ceux que Christopher Lasch appelait avec ironie et
mépris la « minorité civilisée ».

Doit-on déjà en former le pronostic ? Le succès inattendu de Bernie


Sanders en 2016 a dévoilé l’existence aux États-Unis de forces progressistes
immenses qui ne se satisfont plus du jeu présidentiel truqué auquel on les
convie depuis quarante ans. Mais l’élection de Donald Trump a convaincu
une partie d’entre elles que tous les moyens seraient bons pour se débarrasser
au plus vite d’un président honni. Y compris la glorification des agences de
renseignement, comme la CIA et le FBI, susceptibles de le compromettre
dans l’affaire du Russiagate. Dorénavant, la plupart des démocrates
s’accommodent même d’un réarmement massif dès lors qu’il serait destiné à
contrecarrer les rêves expansionnistes de Vladimir Poutine.

Ce dérangement mental d’une partie de la gauche américaine, chauffée à


blanc par les médias libéraux (New York Times , Washington Post , MSNBC)
et par la fraction clintonienne du parti démocrate, renvoie à un précédent
redoutable. Pendant les années 1960, la « guerre contre la pauvreté » lancée
par un président démocrate, Lyndon Johnson, fut interrompue par un autre
conflit dans les rizières d’Indochine. Mais, à l’époque, celui-ci suscita une
opposition de masse qui embrasa la société américaine, favorisant la
contagion de tous les autres soulèvements. Pour le moment, rien de semblable
ne se dessine. Autant dire que si bien des raisons militent dans le sens du
bouleversement de la vie politique qu’espère Thomas Frank, la nécessité de
se débarrasser du parti démocrate est d’autant plus urgente que, depuis
l’élection de Donald Trump, il est également redevenu celui de la guerre.

Serge Halimi
Il importe sans doute au bien des nations que les gouvernants aient des vertus ou des
talents ; mais ce qui, peut-être, leur importe encore davantage, c’est que les gouvernants
n’aient pas d’intérêts contraires à la masse des gouvernés ; car, dans ce cas, les vertus
pourraient devenir presque inutiles, et les talents funestes.

Alexis de Tocqueville ,
De la démocratie en Amérique (1835)

McGeorge Bundy était le plus bel exemple d’une élite particulière, d’une certaine race
d’hommes dont la continuité tient à eux-mêmes. Ils sont liés l’un à l’autre plutôt qu’à leur
patrie, ils acceptent de devenir responsables de leur pays mais sans pour autant compatir à
ses ennuis.

David Halberstam ,
On les disait les meilleurs
et les plus intelligents (1972)
« L’introduction de ce livre, précise l’auteur, inclut plusieurs passages sur l’inégalité des
revenus publiés dans la revue en ligne Salon en 2014, ainsi que des passages publiés dans
des chroniques pour Harper’s Magazine , l’une en septembre 2012, l’autre en septembre
2013. Le chapitre vii intègre des extraits d’un article publié dans Bookforum à l’automne
2013 et développe également des articles publiés dans Salon en mars 2014, août 2014 et
janvier 2015. Le chapitre viii reprend une partie d’une tribune pour Harper’s Magazine de
septembre 2012. La postface intègre des articles publiés en 2016 dans The Guardian , Le
Monde diplomatique et Harper’s Magazine . » Enfin, pour l’édition française, l’auteur a
repris quelques points de détail dans la conclusion et la postface tandis qu’un certain
nombre de passages, écrits avant l’élection de Donald Trump, ont été actualisés.
Introduction : Libéral, je te parle !
L’abus d’espoir a ses conséquences, comme les autres formes
d’intempérance. L’une d’elles est la désillusion, une autre est la colère et une
troisième est ce livre.

Pendant une génération, les hommes politiques démocrates ont parlé


d’« espoir » comme si c’était leur seul argument de vente, l’ingrédient secret
qu’aucune autre grande marque politique ne pouvait offrir.

Aujourd’hui, ces mêmes démocrates s’agacent qu’on laisse entendre que


quiconque ait pu prendre au sérieux cette histoire d’espoir. Gouverner est une
chose difficile, disent-ils ; on n’obtient pas tout ce qu’on veut par la politique.
Mais les citoyens ordinaires sont au-delà de la désillusion. Neuf ans se sont
écoulés depuis le début de la dernière récession en 2007, et que les affaires du
pays reprennent ou déclinent ou même repartent au galop ne change plus rien
pour eux.

Selon des chiffres officiels, les dernières années ont été une période de
grande prospérité, avec un chômage en baisse et un marché financier en
hausse. La productivité ne cesse de progresser. Pour ceux qui travaillent pour
gagner leur vie cependant, rien ne semble s’améliorer. Les salaires
n’augmentent pas. Le revenu moyen est encore très inférieur à ce qu’il était
en 2007. La part des revenus des travailleurs dans le produit national brut
(par rapport à celle des revenus des investisseurs) a atteint un niveau
historiquement bas en 2011 – et elle est restée à ce niveau tout au long de la
reprise. Elle est toujours au même point aujourd’hui ; les économistes
considèrent désormais son effondrement comme une donnée quasi
permanente   1 .

Pendant l’été 2014, alors que l’indice Dow Jones atteignait ses niveaux les
plus hauts jamais enregistrés, un sondage montrait que près des trois quarts
des Américains pensaient que l’économie était toujours en récession – car
c’est ce qu’ils vivaient   I .

À une époque, un Américain moyen pouvait dire si l’économie montait ou


descendait – car quand le pays prospérait, son peuple prospérait également.
C’est différent aujourd’hui. Du milieu de la Grande Dépression à 1980, les
90 % les plus pauvres de la population, un groupe qu’on pourrait appeler « le
peuple américain », empochaient 70 % de la croissance du revenu du pays.
Regardez les mêmes chiffres depuis 1997 – du début du boom de la Nouvelle
Économie à aujourd’hui – et vous verrez que ce même groupe, le peuple
américain, n’a absolument rien tiré de la hausse du revenu de l’Amérique.
Son intéressement aux beaux jours a été nul. Les gains récoltés pour son dur
labeur inexistants. Les 10 % les plus riches de la population – les financiers,
les dirigeants et les professions supérieures du pays – ont tout englouti   2 .
Jamais, d’après les données de l’histoire économique dont on peut disposer,
les privilégiés ne se sont aussi bien portés qu’aujourd’hui   II .

Dans cette économie, être un jeune qui vient de finir ses études et qui
commence à ployer sous le poids désormais inexorable des prêts étudiants,
c’est ressentir d’instinct la pente sur laquelle la plupart d’entre nous glissent
aujourd’hui. Les gens qui avaient vingt-cinq ans au milieu des années 2010
s’en sortaient moins bien que ceux qui avaient le même âge cinq ans plus tôt,
et beaucoup moins bien que ceux qui avaient vingt-cinq ans en 1996   4 .
C’est également vrai d’ailleurs pour les gens qui ont trente-cinq, quarante-
cinq et sans doute cinquante-cinq ans ; mais pour les jeunes, ce retournement
de la trajectoire américaine traditionnelle est extrêmement douloureux : ils
savent que tout le travail qu’ils peuvent fournir ne suffira jamais à les
propulser dans les rangs des vainqueurs.

Pendant ce temps, à l’autre bout de l’échelle sociale, c’est tout bénéfice


tout le temps. En 2012, les profits des entreprises (en tant que part du produit
intérieur brut) ont atteint leur plus haut niveau jamais enregistré. En 2014,
selon le rapport très commenté d’un groupe de réflexion, le total des bonus
distribués à Wall Street représentait plus du double du total des salaires des
personnes travaillant à plein temps au salaire minimum dans le pays   5 .
Mesurée en termes de richesse – de propriété et d’investissements, de valeurs
et d’actions –, la situation est encore plus perverse. Une famille américaine
particulièrement chanceuse possède autant que 40 % de la population
américaine. Le principal exploit des six individus qui composent cette
heureuse tribu a été d’hériter des parts de Wal-Mart, le détaillant qui a vidé
de toute vie des milliers de villes de l’Amérique moyenne. Qui a vidé la
richesse de ces villes et l’a dilapidée dans les méga manoirs vulgaires des six
héritiers Wal-Mart, dans leurs diplômes d’universités prestigieuses, leurs
voitures de course clinquantes et leurs équipes sportives. Ils possèdent une
banque, une compagnie de ballet, une galerie d’art (où vous pouvez voir le
portrait de « Rosie la riveteuse » de Norman Rockwell   III ) et dernièrement,
la tribu Wal-Mart a commencé à « réformer » les écoles publiques où vont
vos enfants.

Si ça continue – et ça va continuer – ces enfants seront instruits sur certains


sujets bien mieux que nous ne l’avons jamais été. Ils apprendront à rire de la
vieille promesse de la classe moyenne – retraite, assurance vieillesse, une vie
meilleure que celle de la génération précédente – car c’est là une propagande
si évidente qu’on dirait celle de l’Union soviétique à l’époque. Ils
comprendront que nous ne sommes plus sous le régime du commonwealth –
le bien public – mais sous celui de la workhouse – la maison de travail.

Huit ans après l’espoir, nous en sommes là. Une croissance qui ne fait rien
croître ; une prospérité qui ne fait rien prospérer. Le pays, comprenons-nous
désormais, n’est simplement plus organisé pour assurer la sécurité
économique de ses citoyens.
Il y a quelque temps, à un congrès des pompiers du Nord-Ouest Pacifique,
j’évoquais comme toujours les mécanismes qui nous ont amenés à trouver
des justifications au fond de nous pour ces changements. Les pompiers sont
le genre de personnes qu’on respecte pour leur courage, mais il se trouve que
ce sont aussi des cols bleus, et ils ont vu avec une inquiétude grandissante ce
qui est arrivé aux gens comme eux ces dernières décennies, ils ont vu
comment des gens qu’on considérait autrefois comme l’âme de ce pays se
sont fait démolir leur vie morceau par morceau. Eux-mêmes gagnaient encore
assez bien leur vie, m’ont-ils dit – ils font partie des derniers cols bleus
syndiqués dans ce cas –, mais ils sentent maintenant l’incendie se diriger vers
eux, à mesure que leurs collègues ailleurs dans le pays voient leurs contrats
annulés et leurs retraites diminuées.

Après mon discours, un pompier de la région de Seattle a pris le micro. On


avait taillé dans le niveau de vie des travailleurs depuis des décennies, disait-
il et, jusque-là, ils avaient toujours réussi à trouver des façons de s’en sortir.
Le premier ajustement qu’ils ont fait, rappelait-il, ça a été quand les femmes
sont entrées dans la population active. Les familles « avaient ce revenu en
plus, vous pouviez garder votre bateau ou votre deuxième voiture ou vos
vacances et tout allait bien ». Ensuite, les gens se sont endettés sur leurs
cartes de crédit. Puis, dans la dernière décennie, les gens ont commencé à
« sortir la carte de l’hypothèque », en empruntant contre la valeur de leurs
maisons. « Ces trois choses ont permis à la classe moyenne de ne pas sombrer
dans une misère noire », disait-il. Mais maintenant, tous ces mécanismes pour
s’en sortir étaient épuisés. Il n’y avait plus de membres de la famille à
envoyer bosser, la Mastercard des crédits hypothécaires avait expiré et les
salaires continuaient à baisser. Sa question était la suivante : « Y a-t-il un
quatrième sauveur économique quelque part ou est-ce que vous pensez qu’on
est arrivés au bout ? »

Je n’avais pas de bonne réponse à lui apporter. Personne ne l’a.


Le tournant, et ce qui s’est passé

Que tout cela se produise sous la garde des démocrates, le parti politique qui
a longtemps été un défenseur si ardent des travailleurs et de la classe
moyenne, n’en rend que plus surprenant le triomphe de l’inégalité.

Et la dernière présidence démocrate paraissait si prometteuse, avec un


héros qui allait tout remettre en place. Vous vous souvenez de cette
sensation ? Les centaines de milliers de personnes qui se rassemblaient pour
entendre Barack Obama parler dans les jours sombres de 2008 ; la multitude
en liesse à Grant Park le soir de la victoire ; les millions de spectateurs sur le
Mall à Washington pour assister à son investiture   IV . Le champion cool et
éloquent débarquait dans une capitale en proie à la panique. Les instruments
financiers empoisonnés avaient déjà tué plusieurs banques, d’innombrables
fonds spéculatifs et les économies de la nation. Les banques d’investissement
rescapées avaient appelé le gouvernement à la rescousse. Un vaste plan de
sauvetage était en cours. Les présages de nouveaux désastres s’étalaient
partout en gros titres. L’orientation économique suivie depuis le début des
années 1980 menait visiblement dans le mur. La déréglementation avait
ouvert les vannes, les fiches de paie des millionnaires en un jour avaient
coupé toute envie d’agir de manière éthique et une épidémie d’opérations
financières frauduleuses avait naturellement englouti le système. Tout cela
était aussi évident que la file d’épargnants désespérés devant la banque
IndyMac   V . Maintenant, on allait enfin réagir.

Notre nouveau président venait réaliser sa promesse. Il était la preuve


vivante, enthousiasmante, que notre système sclérosé pouvait encore
fonctionner, qu’on pouvait être à la hauteur, qu’on pouvait changer le cours
des choses.
C’était le moment idéal pour la transformation. Toutes les planètes étaient
alignées. Le président avait pris soin de s’entourer des esprits les plus
brillants de notre temps. Les membres de son parti disposaient d’une majorité
écrasante au Congrès. Les gens étaient prêts à le soutenir dans ses réformes
les plus ambitieuses. L’histoire avait servi quatre as à Barack Obama. Il ne
pouvait pas perdre.

Pourtant, c’est à peu près ce qui s’est passé. La crise a été gâchée. Le héros
qu’on a mis au volant n’a pas écouté le GPS qui lui disait de tourner. Il a vu
les voyants clignoter et il a entendu ce martèlement inquiétant sous le capot
mais il a continué comme si de rien n’était.

Dire que « le centre a tenu », comme le fait l’un de ses biographes   7 , c’est
décrire de façon bien optimiste l’œuvre d’Obama. On pourrait aussi dire qu’il
a sauvé un système en faillite qui, en toute justice, aurait dû disparaître.
L’Amérique a survécu à une débâcle économique, à un séisme qui a anéanti
la confiance du peuple. Et pourtant, le système en est sorti largement
inchangé. Les prédateurs ont repris leurs opérations. Tout est resté à peu près
pareil.

Coût de renoncement

Ce livre parle de l’échec du Parti démocrate – de comment il a échoué alors


que toutes les conditions étaient réunies pour qu’il réussisse.

Ce n’est pas un énième recueil des jérémiades habituelles de Washington –


les complaintes sur le blocage de l’action gouvernementale ou l’effroyable
polarisation de l’électorat américain. L’échec dont je parle est d’une tout
autre ampleur. À l’exception du réchauffement climatique et de la menace
soviétique, il s’agit du plus grand problème public auquel nous ayons été
confrontés de notre vivant.

Le président Obama lui-même a dit que l’inégalité était le « défi


déterminant de notre temps ». Voilà une déclaration fracassante. Mais
pensez-y un instant et vous comprenez que le fracas est bien petit au regard
de l’enjeu. « Inégalité » est un raccourci pour désigner tout ce qui a rendu la
vie des riches si sensiblement plus délicieuse année après année depuis trois
décennies – et aussi pour tout ce qui a rendu la vie de ceux qui travaillent si
misérable et si précaire.

Elle est visible dans l’augmentation constante du coût de la santé et de


l’université ; dans le sacre de Wall Street et le lent délabrement de l’endroit
où vous vivez ; dans la bulle Internet, dans la bulle immobilière, dans la
dernière bulle qui fait pétiller les pages économiques au moment où vous
lisez ces lignes. Vous l’entrevoyez en apprenant que votre voisin a dû se
déclarer en faillite personnelle quand son enfant est tombé malade. Ou quand
vous apprenez comment fonctionne l’industrie des lobbys qui mène
Washington, ou le système de levée de fonds pour les élections qui permet à
un seul milliardaire de Las Vegas de choisir personnellement les candidats
qu’il juge acceptables pour un grand parti politique   VI . « Inégalité » est un
euphémisme pour parler de l’appalachisation de notre monde   VII .

« Inégalité » est le mot qu’on utilise pour décrire un rapport entre les très
riches et nous qui ressemble de plus en plus au rapport entre Louis XVI et la
paysannerie dans la France du xviii e siècle. L’inégalité, c’est vous qui
travaillez plus que jamais quand d’autres qui travaillent à peine sont gratifiés
par le dieu-marché de toutes les bénédictions imaginables. L’inégalité, ce
sont des spéculateurs et même des criminels qui reçoivent un coup de main
de l’Oncle Sam quand le vétéran du Vietnam au bout de votre rue perd sa
maison. L’inégalité, c’est ce qui fait que certains trouvent à s’intéresser à la
hauteur de plafond d’un vestibule ou à la teneur en houblon d’une bière
quand d’autres ne croiront plus jamais en rien.

L’inégalité n’est pas un « problème » au sens où ce terme est employé


d’ordinaire ; c’est le conflit éternel du patronat et de la main-d’œuvre, du
possédant et du travailleur, du riche et du pauvre – un camp cloué au sol,
l’autre, tranquille, qui le roue de coups au visage.

En fait, « inégalité » n’est même pas le bon mot pour la situation puisqu’il
suggère un problème technique qu’on pourrait résoudre en actionnant
quelques leviers à Washington. Le xix e siècle l’avait mieux compris : on
parlait alors de « la question sociale » et pour une fois, l’euphémisme
victorien poli est meilleur que le nôtre. Il ne s’agit de rien moins que du vaste
mystère de comment nous allons vivre ensemble.

Pourquoi le libéral ferait bien d’écouter

Les républicains sont incontestablement les premiers responsables de notre


ploutocratie moderne. C’est leur parti qui nous a fait entrer dans cette ère
moderne de baisse des impôts et de compression des salaires. Ce sont eux qui
ont fait du marché une religion et qui ont combattu si farouchement pour
rendre nos politiques perméables à l’influence de l’argent à tous les niveaux  
8 . Aujourd’hui, les républicains s’abandonnent à d’impénétrables fantasmes

de persécution et d’authenticité capitaliste ; non seulement ils ne changeront


pas d’orientation, mais ils semblent souvent avoir totalement perdu la raison.
Il faudrait un expert en psychologie des masses pour soigner le mal qui les
afflige.

Mais il est temps de comprendre que la situation actuelle est aussi un échec
du Parti démocrate. La protection de la classe moyenne était la mission
assignée historiquement aux démocrates et, autrefois, ils auraient été ravis de
se mettre au boulot. Le partage de la prospérité était le premier objectif du
parti ; défendre le monde de la classe moyenne était une sorte de mission
sacrée pour eux, comme ils ne se lassaient pas de nous le rappeler. Et jusqu’à
ce jour, les démocrates sont toujours ceux qui promettent d’augmenter le
salaire minimum et les impôts des riches.

Mais quand il s’agit de relever le « défi déterminant de notre temps »,


beaucoup de nos dirigeants démocrates modernes se dérobent. Ils
reconnaissent que l’inégalité est endémique et terrifiante, mais ils ne trouvent
pas la conviction ou l’imagination nécessaire pour s’y opposer. Au lieu de
cela, ils ressortent les sublimes atermoiements et les platitudes politiques
qu’ils nous servent depuis les années 1980. Ils nous rappellent que personne
ne peut rien contre la mondialisation ou la technologie. Ils promettent des
charter schools   VIII , de la formation continue et des prêts étudiants ; mais à
part ça – eh bien, c’est tout.

Mon vieux dictionnaire des synonymes propose le mot « politician » à


l’entrée « opportunist ». Quand son auteur associait ces deux termes, il y a
cinquante ans, il n’avait pas affaire aux nobles démocrates d’aujourd’hui.
Depuis 1992, les démocrates ont obtenu la majorité des voix à toutes les
élections présidentielles sauf une. Pendant six ans, ils ont contrôlé totalement
le Congrès. Mais en matière d’inégalité, leur bilan est infime. Ils ont refusé
obstinément de changer de direction quand tous les indicateurs leur disaient
de le faire : quand il aurait été de bonne politique de le faire, quand il aurait
été extraordinairement populaire de le faire, quand le pays attendait qu’ils le
fassent, quand ils avaient tout le pouvoir nécessaire pour le faire.

Oui, je sais, les démocrates sont les gentils ou, plus exactement, les moins
méchants. Personnellement, je mettrais sans hésiter cinq étoiles à un grand
nombre d’entre eux et beaucoup d’autres ne sont absolument pour rien dans
le récit qui va suivre. Et c’est en grande partie grâce aux démocrates que les
experts des médias dominants considèrent désormais l’inégalité comme un
sujet acceptable.

Mais à mesure que la situation s’est aggravée, l’inégalité des revenus est
devenue un problème de plus en plus embarrassant pour eux. Cela ne leur est
simplement plus aussi naturel que de parler, par exemple, d’égalité en matière
de mariage. Quand on regarde leur bilan réel, on commence à se dire que le
parti a plus de chances de décider de faire sortir le Wyoming de l’union que
de prendre des mesures significatives pour mettre fin à l’effondrement de
l’économie du pays   IX .

Ce n’est pas parce qu’ils sont incompétents ou parce que les sinistres
républicains persistent à contrarier la vertueuse volonté libérale. C’est l’échec
démocrate, et rien d’autre. Les dépositaires du changement ne s’intéressent
pas à leur boulot. L’inégalité n’enflamme pas leur imagination. Leur fameuse
compassion trouve là ses limites.

Je veux dire par là que leur incapacité à aborder la question sociale n’est
pas accidentelle. Les dirigeants actuels du Parti démocrate savent que leur
forme de libéralisme est liée d’une certaine manière à la bonne fortune des
10 % les plus riches. L’inégalité, en d’autres termes, est un reflet de ce qu’ils
sont. Elle est au cœur même de leur identité.

Farniente au temps du triomphe libéral

Notre temps est celui de l’échec démocrate. Mais ce qui donne à l’échec son
goût amer, c’est que c’est aussi celui du triomphe démocrate – un
« Printemps libéral », comme un article exultant du New York Times le disait
à l’été 2015. Oui, l’inégalité économique explose, on ne peut rien faire sur ce
front, mais dans d’autres domaines, c’est aussi une époque d’extraordinaires
accomplissements démocrates. Le mariage homosexuel est maintenant légal,
les drapeaux confédérés sont abaissés dans tout le Sud profond et l’Amérique
a été dirigée pendant huit ans par un président noir, un scénario longtemps
irréel que les sondeurs utilisaient autrefois pour évaluer le degré de
libéralisme de la personne interrogée. En 2008, la campagne de ce candidat
noir a levé plus de fonds dans l’industrie des services financiers – autrement
dit, à Wall Street – que celle de son adversaire républicain.

Et il suffit de regarder la longue liste de milliardaires qui ont soutenu la


campagne pour la légalisation du mariage homosexuel. Ou de voir comment
les huiles de la Silicon Valley se sont mises en ordre de bataille quand l’État
de l’Indiana a voté une loi autorisant la discrimination contre les
homosexuels. Ou de penser à la façon dont le PDG de la plus grande chaîne
de cafés du pays a incité ses employés à donner des leçons à ses clients sur
les conséquences du racisme. En termes de vertu publique, les libéraux sont
aujourd’hui aussi peu discrets qu’ils l’ont toujours été.

La nouveauté, c’est que les démocrates de Washington sont désormais


persuadés de leur mainmise permanente sur la présidence, grâce aux
changements démographiques. « Coalition des émergents » est l’expression
que les journalistes ont commencé à employer en 2008 pour désigner l’armée
victorieuse qui grossit inexorablement derrière les démocrates – « jeunes,
minorités [et] professionnels blancs de la classe moyenne supérieure », pour
citer l’expert qui a inventé la formule  X –, ce qui signifie que tous les
augures sont désormais favorables aux démocrates. Bien sûr, ils peuvent
perdre une élection au Congrès ici ou là, mais ils sont désormais le parti
naturellement majoritaire ; quand ils rencontrent un obstacle, ils n’ont plus
qu’à attendre les bras croisés que le processus naturel de l’« émergence »
démographique fasse son effet.

Quand ils parlent de la coalition des émergents, les démocrates ont le cœur
qui s’emballe joyeusement. Pendant tant d’années, ils ont été le parti qui
perd, la faction des mauviettes, le parti des McGovern, des Carter, des
Mondale et des Dukakis   XI . Et les voilà soudain devenus le parti dominant,
les occupants légitimes de la Maison-Blanche. Les vertueux seront
récompensés, dit le proverbe, et pour les démocrates de Washington, la
progression des émergents apparaît comme la manifestation d’une justice
cosmique.

Pour eux, c’est la vengeance parfaite. Ils se sont fait écraser par les
républicains en 2010 et 2014 ? Et alors ? Le GOP   XII domine les
gouvernements des États et les deux chambres du Congrès ? Et après ? Les
démocrates savent désormais avec la certitude de la science politique que ces
progrès républicains seront lentement mais sûrement inversés. Les
démocrates n’ont plus besoin de plaider, d’expliquer ou de persuader ;
dorénavant, il leur faut seulement attendre.

« Pas grand-chose de changé »

Parmi mes amis mécontents, c’est pratiquement devenu un jeu de société que
d’identifier le moment et le lieu où le mouvement autour d’Obama a cessé de
susciter le moindre espoir. Certains disent qu’ils ont perdu confiance avant
même qu’Obama entre en fonction, quand il a nommé l’architecte du plan de
sauvetage Tim Geithner secrétaire du Trésor et fait de l’architecte de la
déréglementation Larry Summers son principal conseiller économique. Toute
une frange de la population s’est convaincue que les ennuis ont commencé
deux mois après le début de son premier mandat, quand les cadres de ce
gouffre financier qu’était AIG ont reçu une tournée de bonus – pas des
blâmes ou des accusations, non, des bonus   XIII .

Mais ce n’est que pure spéculation. Grâce à la science journalistique, on


peut désormais identifier le moment exact où l’administration Obama a
renoncé officiellement à toute intention de réaliser le grand virage historique
pour laquelle elle avait été élue : il s’agit de la rencontre, le 27 mars 2009,
entre le nouveau président et une pleine salle de PDG de Wall Street inquiets.
Après les avoir alertés contre les « fourches » d’une population en colère,
Obama a assuré aux banquiers apeurés qu’ils pouvaient compter sur lui pour
les protéger ; qu’il n’avait pas l’intention de restructurer leur industrie ou de
changer l’orientation économique de la nation. « Beaucoup d’effets de
manche, mais à la fin de la journée, pas grand-chose de changé », comme un
des nababs présents a décrit la réunion au journaliste Ron Suskind   10 .

Je me suis accroché à « l’espoir » un peu plus longtemps. Je me rappelle le


moment exact où j’ai fini par abandonner – c’est la première fois où j’ai
entendu l’expression « grand marchandage [grand bargain ] », le petit nom
que Barack Obama a donné à sa proposition de compromis avec les
républicains sur le déficit et les impôts. En une fraction de seconde, j’ai
compris l’entourloupe : ce qui était vrai pour le président, c’était les bons
gros compromis comme celui-ci, pas le « changement ». Je connaissais la
passion d’Obama pour le discours centriste, comme tout le monde. La
conciliation des partis était le grand thème du fameux discours-programme
d’Obama à la convention démocrate de 2004. C’était l’un des thèmes de son
discours électoral de 2008, quand il parlait avec tant d’enthousiasme de « la
politique de l’addition, pas la politique de la division. »

Ce qui était choquant, c’était de comprendre qu’Obama croyait en ces


clichés. Le consensus, la politique bipartisane, le « centre », ce genre de
verbiage vide et éculé servi par les charlatans de Washington dans les talk-
shows du dimanche, cet homme admirable et intelligent en parlait
sérieusement. Les autres choses qu’Obama disait – comme quand il faisait le
lien entre déréglementation, corruption et inégalité des revenus dans son
discours de Cooper Union en 2008 –, ces choses ne servaient qu’à embobiner
les gogos. Les gogos étant les gens qui sentaient les piliers de leur monde se
fissurer. Les gogos étant les gens qui voyaient le système s’effondrer et qui
pensaient qu’il fallait peut-être faire quelque chose.

Ce que j’ai compris à l’instant où j’ai entendu cette expression, c’est que
cet homme en qui, comme tant d’autres, j’avais mis tant d’espoir, n’était en
réalité qu’un banal démocrate consensuel de plus, avec de banales idées
consensuelles. Il croyait aux mêmes platitudes anti-partisanes éculées que
tous les autres. Rien ne pourrait débarrasser notre classe dirigeante de cette
illusion. Le chômage pourrait atteindre 50 %, les saisies immobilières
pourraient ravager des États entiers, des émeutes pourraient éclater dans
toutes les villes du pays et les présentateurs télé continueraient à se plaindre
que les démocrates et les républicains n’arrivent pas à se mettre d’accord.

Ce qui nous met nez à nez avec notre mystère : comment se fait-il qu’en ce
temps de détresse ultime une fausse crise comme le problème de
l’« extrémisme partisan » ait pu escamoter la vraie question ? Il est temps de
passer aux aveux.

I . Réalisé du 21 juillet au 15 août 2014, ce sondage a été commandé par le


Public Religion Research Institute : 72 % des personnes interrogées disaient
que l’économie était « toujours en récession » ; le Dow Jones était à 17 000
points en juillet et en août 2014.

II . L’économiste Emmanuel Saez estime que « les 1 % les plus riches ont
accaparé 91 % des revenus pendant les trois premières années de la reprise »
et que « la proportion du revenu avant impôt » des 10 % les plus riches a
atteint 50,6 % en 2012, la proportion la plus importante enregistrée depuis
l’instauration de l’impôt sur le revenu   3 .

III . Sur fond de drapeau américain, en salopette bleue de travail, bras nus,
lunettes de protection sur le front, une solide jeune femme est assise en train
de manger un sandwich, sa gamelle et une énorme riveteuse sur les genoux,
un pied posé sur le livre Mein Kampf d’Adolf Hitler. Parue en couverture du
Saturday Evening Post le 29 mai 1943, cette illustration de Norman
Rockwell, qui s’inscrit dans une campagne de propagande pour enrôler les
femmes dans l’industrie militaire, est souvent associée à une autre
représentation de « Rosie the Riveter », où celle-ci exhibe cette fois son
biceps et affirme « We Can Do It ! [On peut le faire] », devenue après-guerre
un symbole de la lutte féministe. [nde]

IV . Grant Park est le parc public du centre-ville de Chicago ; et l’esplanade


du National Mall s’étend entre le Washington Monument et le Capitole au
centre-ville de la capitale américaine. [nde]

V . Le 11 juillet 2008, conséquence d’un retrait massif de dépôts par ses


clients, la banque californienne Indymac, alors l’un des plus gros prêteurs
hypothécaires américains, annonce qu’elle cesse ses crédits. En réaction à
cette faillite, le sénateur démocrate Charles Schumer, dont l’annonce de son
inquiétude quant à la solvabilité du groupe avait causé la panique, déclara :
« Si l’Office of Thrift Supervision avait fait son travail de régulateur et
n’avait pas laissé Indymac poursuivre ses pratiques de crédit douteuses, nous
n’en serions pas là aujourd’hui   6 . » [nde]

VI . Référence à l’« Adelson primary », visites au cours desquelles les


candidats républicains se disputent les faveurs de Sheldon Adelson. [nde]

VII . La région montagneuse des Appalaches qui traverse l’Est du pays du


nord au sud a été, notamment depuis la publication en 1941 de Let Us Now
Praise Famous Men de James Agee, avec les photographies de Walker
Evans, le symbole de la pauvreté aux États-Unis – et l’objet de politiques
publiques spécifiques des présidences démocrates dans les années 1960. [ndt]
VIII . Écoles privées sous contrat, les charter schools sont largement
autonomes dans leur gestion et le choix des programmes, mais financées par
des fonds publics. [ndt]

IX . La loi de l’État du Wyoming interdisait la reconnaissance des mariages


entre les personnes de même sexe depuis 1977. Cette loi a été invalidée en
octobre 2014 par un tribunal fédéral, qui l’a déclarée inconstitutionnelle. [ndt]

X . Ron Brownstein, du National Journal , décrivait ainsi la « coalition of the


ascendant » sur MSNBC le 6 novembre 2008, deux jours après l’élection
d’Obama.

XI . En 1972, pendant la guerre du Viêt Nam, George McGovern est écrasé


par le président républicain sortant, Richard Nixon. Président sortant en 1980,
Jimmy Carter ne récolte que 42 % des suffrages face à Ronald Reagan, qui
sera réélu en 1984 avec 59 % des voix face à Walter Mondale. En 1988,
Michael Dukakis ne rassemble que 46 % des suffrages et dix États contre
quarante pour George H. Bush. [nde]

XII . On appelle « Grand Old Party » le Parti républicain. [nde]

XIII . Spécialisé dans l’assurance et les services financiers, implanté dans le


monde entier, American International Group fut particulièrement touché par
la crise des subprimes . Pour lui éviter la faillite (selon la logique « Too big to
fail »), la Réserve fédérale lui aura prêté 182 milliards de dollars – ce
sauvetage fut finalement jugé illégal   9 . [nde]
I. Théorie de la classe libérale
Posons franchement la question. De quoi souffrent les démocrates ? Leurs
dirigeants, si directs et courageux sur les problèmes culturels, apparaissent
soudain empruntés dès qu’ils sont confrontés à des questions basiques de
démocratie économique. Pourquoi ? Qu’y a-t-il dans ces problèmes qui
transforme les démocrates en poltrons hésitants, convaincus que la grande
question sociale reste hors de leur contrôle ?

L’explication ordinaire est l’argent et la façon dont il arrose la politique,


bousculant les raisons d’agir et faussant l’ordre des priorités partout où il se
répand. Selon cette théorie, les dirigeants du pays sont les produits d’un
système de financement des campagnes corrompu, leurs valeurs essorées
dans les fameuses « portes à tambour » entre le Congrès et K Street, entre le
département du Trésor et les banques   I . Si certains secteurs de l’oligarchie
qui dirige ce pays et finance nos hommes politiques peuvent ne rien trouver à
redire à une chose comme le mariage homosexuel, quand il s’agit de placer
des grosses banques sous administration judiciaire – ah ça non ! Au pays de
l’argent, ce genre de choses est verboten .

Les preuves à l’appui de cette théorie ne manquent pas et j’en présenterai


un certain nombre dans les pages qui suivent   1 . Mais les problèmes des
démocrates ont des racines plus profondes. Pour diagnostiquer cette maladie
particulière qui les afflige, il faut comprendre qu’il existe différentes
hiérarchies de pouvoir en Amérique, et si la théorie de l’oligarchie expose
l’une d’elles – la hiérarchie de l’argent –, bien des défaillances démocrates
s’expliquent par une autre hiérarchie : celle du mérite, de l’éducation et du
statut social.

L’argent et le mérite : parfois ces deux systèmes de pouvoir se


chevauchent et parfois ils sont distincts. Il arrive qu’ils soient en conflit mais
le plus souvent ce sont des alliés – les heureux partenaires du pouvoir.

On ridiculise la hiérarchie républicaine de l’argent en parlant des « 1 % » ;


mais si l’on veut comprendre ce qui a anéanti le Parti démocrate en tant
qu’alternative populiste, ce qu’on doit examiner, c’est plutôt quelque chose
comme les 10 %, les gens qui occupent le sommet de la hiérarchie du statut
professionnel dans le pays   II .

Le Parti du peuple

Commençons par l’institution du parti politique lui-même. Il y a


d’innombrables raisons qui expliquent que les électeurs se réunissent en
factions et choisissent de s’affilier à un parti plutôt qu’à un autre : la race,
l’ethnicité, la religion, la génération, le sexe, pour nommer quelques-unes des
catégories dont on aime parler aujourd’hui. Il y a toutefois un autre critère
qu’on a parfois du mal à reconnaître : la classe sociale.

Pourtant, dès qu’on y pense un instant, le rôle de la classe dans les partis
politiques est évident, et ce dès le tout début de l’Amérique. Dans le numéro
dix du Federalist Paper , publié en 1787, James Madison identifiait
« l’inégalité dans l’étendue et la nature des propriétés » comme la principale
cause des « factions » politiques. Madison déplorait ces factions mais il les
faisait aussi apparaître comme, disons, naturelles :
Ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas ont toujours eu des intérêts
différents. Les créanciers et les débiteurs ont entre eux une semblable ligne de
démarcation. L’intérêt de l’agriculture, l’intérêt des manufactures, l’intérêt du
commerce, l’intérêt des capitalistes, et d’autres intérêts moins importants, se
forment nécessairement dans les nations civilisées et les divisent en différentes
classes qui agissent d’après des vues et des sentiments différents.   2

« Les classes » étaient donc considérées comme l’essence même des


factions et des partis et, étrangement, il n’y a pas si loin de l’anti-partisanisme
du Federalist au factionnalisme tonitruant, fondé sur la classe également, du
sénateur Thomas Hart Benton, un démocrate enflammé dans la tradition de
Jackson. « Il n’y a que deux partis, il n’y a jamais eu que deux partis, tonnait
Benton en 1835, fondés sur la question essentielle, est-ce le PEUPLE ou la
PROPRIÉTÉ qui doit gouverner ? La démocratie suppose un gouvernement
du peuple. […] L’aristocratie suppose un gouvernement des riches. […] Et
dans ces mots se tient toute la distinction entre les partis   3 . »

Si le langage de Benton ne nous est pas forcément familier aujourd’hui, le


sentiment qu’il décrit l’est sans aucun doute. Les démocrates se sont pris dès
le début pour le « parti du peuple », face à ce qu’ils aimaient caricaturer
comme le parti de la haute naissance. Ce positionnement de marque populiste
les a bien servis en maintes occasions, comme Mitt Romney peut
certainement en attester   III . En d’autres occasions, il avait autant de rapport
avec la réalité que la théorie selon laquelle la lune est une boule de pâte à
modeler verte. Après tout, le parti du peuple était aussi, autrefois, le parti de
l’esclavage et le parti du Ku Klux Klan.

Mais l’idée de deux grands partis correspondant à deux grands groupes


économiques a été suffisamment exacte suffisamment souvent pour que
l’idée demeure. Quel que soit le conflit de classe alors en cours – créanciers
contre débiteurs, banquiers contre fermiers, possédants contre travailleurs –
les démocrates se sont généralement rangés du côté des faibles et des
opprimés. Pour vous rappeler de quoi ça avait l’air, voici William Jennings
Bryan, dans son « discours de la Croix d’or » en 1896 :
Il y a deux idées du gouvernement. Il y a ceux qui croient que, si vous légiférez
pour que les nantis prospèrent, leur prospérité va ruisseler sur ceux qui sont en
dessous. L’idée démocrate, en revanche, est que si vous légiférez pour que les
masses prospèrent, leur prospérité va se ressentir dans toutes les classes qui
reposent sur elles.
Et voici Franklin Roosevelt, déplorant la montée des « royalistes
économiques » en 1936 :
Les heures que les hommes et les femmes travaillaient, les salaires qu’ils
recevaient, les conditions de leur travail – tout cela avait échappé au contrôle du
peuple et était imposé par cette nouvelle dictature industrielle. […] Ceux qui
labouraient la terre n’en recevaient plus la récompense qui leur était due. La petite
part de leurs gains était décidée par des hommes dans des villes lointaines. Dans
toute la nation, les possibilités étaient limitées par le monopole.

Enfin, voici Harry Truman, s’adressant à des fermiers lors d’un concours
de labour dans l’Iowa en 1948 :
Le Parti démocrate représente le peuple. Il s’engage à travailler pour
l’agriculture. Il s’engage à travailler pour les ouvriers. Il s’engage à travailler pour
le petit entrepreneur et le col blanc. Le Parti démocrate fait des droits de l’homme
et du bien-être de l’homme sa priorité. Mais l’attitude des républicains avides de
privilèges est très différente. Le nabab républicain regarde l’agriculture et les
ouvriers comme de simples postes de dépenses dans son entreprise. Il essaye de
rabaisser le plus possible leur part du revenu national et d’augmenter ses propres
profits. Et il considère le gouvernement comme un outil pour parvenir à cette fin.

C’était de la rhétorique bien sûr, mais il y avait aussi du vrai derrière. Les
travailleurs, ou plutôt leurs organisations, avaient énormément de poids
autrefois au sein du Parti démocrate. Grâce à leur identification indéfectible
avec les gens ordinaires, les démocrates ont conservé la majorité à la
Chambre des représentants du début des années 1930 au milieu des années
1990, avec deux brefs interludes républicains. Un journaliste politique a écrit
qu’à la fin des années 1960, « c’était comme une Chambre des lords
prolétaire   IV ».

Je n’ai pas le souvenir d’un temps où le fossé entre les classes en


Amérique ait été plus profond qu’aujourd’hui. Pourtant, on dirait que le
Congrès ne le sait pas. Aujourd’hui, l’obsession de la Chambre des
représentants est de répondre aux problèmes des riches – en baissant leurs
impôts, en châtiant leurs adversaires, en leur tendant la boîte de mouchoirs
quand ils pleurnichent à cause des vilains noms qu’on leur donne.

Comment est-ce possible ? De nos jours, quasiment tous ceux qui ne sont
pas dans la tranche des revenus la plus haute expriment une sorte de cynisme
amer à l’égard de nos seigneurs financiers. Tout le monde, quel que soit son
parti, est furieux contre les plans de sauvetage de Wall Street. Les livres sur
la disparition de la classe moyenne sont passés des rayons spécialisés aux
tables des supermarchés. Notre économie est en train de revivre les années
1930 – pourquoi la politique ne suit pas ?

La réponse nous regarde droit dans les yeux, si l’on veut bien la voir. Oui,
la classe sociale est toujours un facteur essentiel en politique, comme
Madison, Benton, Bryan et Truman le pensaient. Et oui, les démocrates sont
toujours un parti de classe. D’ailleurs, ils témoignent d’une sollicitude
admirable pour les intérêts de la classe sociale qu’ils représentent.

Il se trouve seulement que la classe dont ils se soucient le plus n’est pas
celle dont se souciaient Truman, Roosevelt et Bryan.

Haute naissance et bons diplômes

Dans sa chronique du New York Times du 21 novembre 2008, David Brooks


saluait le nouveau président Obama pour les choix personnels avertis qu’il
annonçait alors. C’était avant que Brooks ne devienne l’un des éditorialistes
préférés d’Obama ; avant que la légendaire amitié virile entre eux n’explose
en une violente flambée d’admiration mutuelle. Mais l’étincelle était là, déjà.

C’est le pedigree universitaire de l’équipe qu’Obama était alors en train de


former qui lui avait fait gagner l’estime de l’éditorialiste. Pratiquement tous
ceux que Brooks mentionnait – les conseillers économiques du nouveau
président, ses conseillers en politique étrangère, même la première dame –
étaient diplômés d’une institution de l’Ivy League, et même multi-diplômés
dans la plupart des cas   V . La nouvelle administration serait une
« valedictocratie », plaisantait-il : « Le gouvernement de ceux qui sont sortis
majors de leur promotion au lycée [les valedictorians ]. »

Depuis le temps que je le lis, Brooks est obsédé par les goûts et les
coutumes de la méritocratie de la Côte Est ; et s’il lui arrive de s’en moquer,
il revient toujours à sa conviction essentielle, l’article de foi qui fait qu’un
auteur comme lui se sent si bien au Times : les bien-diplômés sont vraiment
des gens formidables. Et ce jour de 2008 où Brooks voyait arriver la bande
d’Obama, avec leurs talents certifiés par Harvard… mon Dieu ! – il se pâmait
presque. « Je suis terriblement impressionné par la transition Obama »,
écrivait-il. Pourquoi ? Parce qu’« ils choisissent les meilleurs des initiés de
Washington » : des « gens ouverts », qui ne sont « pas idéologiques » et qui
montrent beaucoup de « créativité pratique ». C’étaient « des professionnels
reconnus », les meilleurs dans leurs disciplines respectives   VI .

Brooks ne notait pas que le fait de choisir autant de gens dans la même
classe – comme il le disait, ils étaient tous, sans exception, des
professionnels – pouvait aussi garantir étroitesse d’esprit et uniformité
idéologique. Personne d’autre ne le notait, d’ailleurs. On néglige toujours les
intérêts de classe des professionnels parce qu’on a du mal à voir les
professionnels comme une « classe » en premier lieu ; comme David Brooks,
on les voit seulement comme « les meilleurs ». Ils sont là où ils sont parce
qu’ils sont très intelligents, pas parce qu’ils sont nés comtes ou que sais-je.

À dire vrai, beaucoup d’Américains ont été soulagés de voir des gens
talentueux remplacer l’administration de politicards et de bons copains de
George W. Bush en 2008. C’était une période terrifiante. Reste que si l’on
veut comprendre ce qui ne va pas dans le libéralisme, ce qui empêche ce
mouvement d’agir contre l’inégalité ou le retour à un modèle social du xix e
siècle, c’est par là qu’il va falloir chercher : dans les principes et les intérêts
collectifs des professionnels, la base électorale de prédilection du Parti
démocrate.

L’historien Christopher Lasch – qui est un peu l’antipode cosmique de


David Brooks – a écrit en 1965 que « le radicalisme ou le libéralisme
moderne doivent être compris comme une phase de l’histoire sociale des
intellectuels   5 ». Mon objectif avec ce livre est de remettre à jour la
proposition de Lasch : l’action et les positions du Parti démocrate moderne,
soutiendrai-je, doivent être comprises comme une phase dans l’histoire
sociale des professionnels.

Qui sont les professionnels ? Pour commencer, ce n’est pas la même chose
que les « intellectuels » de Lasch. Sa catégorie est constituée principalement
d’auteurs et d’universitaires ; elle se définit par la posture critique qu’elle
adopte par rapport au fonctionnement de la société. Il n’y a pas vraiment
assez d’intellectuels pour en faire une classe sociale distincte, au sens où ce
terme est employé traditionnellement.

Les « professionnels », en revanche, sont un groupe gigantesque et


florissant : ce sont les gens qui ont les boulots que tous les parents souhaitent
pour leurs enfants. Outre les médecins, les avocats, les ecclésiastiques, les
architectes et les ingénieurs – les professions qui en constituent le cœur –, la
catégorie inclut les économistes, les experts en développement international,
les politistes, les administrateurs, les conseillers financiers, les programmeurs
informatiques, les designers aéronautiques et même des gens qui écrivent des
livres comme celui-ci.

Les professionnels sont un groupe au statut social élevé, mais c’est


l’éducation et non les revenus qui leur donne cette position élevée. Ils
dirigent parce qu’ils ont du talent, parce qu’ils sont intelligents. On peut
définir sociologiquement le professionnalisme comme « une seconde
hiérarchie » – seconde par rapport à la hiérarchie principale qui est celle de
l’argent – « fondée sur une expertise accréditée »   6 . Autrement dit, un ordre
social appuyé sur des résultats d’examens et des diplômes supérieurs et
défendu par les nombreuses associations professionnelles créées au fil des
ans pour définir les bonnes pratiques, faire respecter l’éthique professionnelle
et faire la guerre aux non-autorisés.

Un autre trait distinctif des professions est leur autorité sociale. Ivan Illich,
un auteur critique très important dans les années 1970, a défini les
professionnels par leur « pouvoir de prescrire   7 ». Les professionnels sont
les gens qui savent de quoi nous souffrons et qui délivrent de précieux
diagnostics. Les professionnels disent le temps qu’il fera. Ils organisent nos
opérations financières et déterminent les règles d’engagement. Ils dessinent
nos villes et les modèles de circulation selon lesquels nous nous déplaçons
tous. Les professionnels savent quand quelqu’un est coupable d’un crime
moral ou pénal et ils savent aussi quelle forme de châtiment cette culpabilité
appelle.

Les professeurs savent ce que nous devons apprendre ; les architectes


savent à quoi doivent ressembler nos bâtiments ; les économistes savent ce
que doit être le taux d’escompte de la Réserve fédérale ; les critiques d’art
savent ce qui est de bon goût ou de mauvais goût. Même si nous sommes les
sujets de tous ces diagnostics et prescriptions, le groupe auquel les
professionnels répondent réellement n’est pas le public mais leurs pairs (et
bien sûr leurs clients). Ils s’écoutent surtout entre eux. Les professions sont
autonomes ; elles ne sont pas censées entendre les voix qui s’expriment au-
delà de leurs cercles d’expertise.

Ainsi, les professionnels bâtissent et entretiennent des monopoles sur les


champs qui leur ont été assignés. Bien sûr, le terme de « monopole » pourrait
sembler un peu fort, mais il n’est pas vraiment sujet à controverse parmi les
sociologues qui écrivent sur les professions. « Monopoliser la
connaissance », c’est, d’après un groupe de sociologues, la description
basique de ce que font les professions   VII ; c’est pourquoi elles limitent
strictement l’accès à leurs champs   9 . Les professions certifient l’expertise de
leurs affiliés tout en niant et en rejetant les prétentions à la connaissance des
autres.

Bien entendu, la connaissance spécialisée est une nécessité dans ce monde


compliqué qui est le nôtre. La société moderne repose très largement sur des
gens qui possèdent une expertise technique, des capitaines de navire aux
neurochirurgiens. Les nations accordent donc aux professionnels ce statut
élevé en échange de la promesse d’un service public, poursuit la théorie
sociologique. Les professions sont censées être des métiers désintéressés,
voire des « tuteurs sociaux » ; contrairement à d’autres secteurs de la société,
elles ne sont pas censées être animées par le profit ou la cupidité. C’est
pourquoi nous trouvons toujours un peu rebutantes les publicités pour les
avocats ou les médecins, c’est pourquoi aussi les Américains ont été si
choqués d’apprendre un jour que des animateurs radio se faisaient payer pour
passer des disques qu’ils n’aimaient pas vraiment : car les professionnels sont
censés répondre à des aspirations plus nobles que l’enrichissement personnel  
10 .

Avec l’émergence de l’industrie postindustrielle ces dernières décennies,


l’éventail des professionnels a explosé. Pour employer le terme en vogue, ils
sont maintenant des « travailleurs de la connaissance » et beaucoup d’entre
eux ne rentrent plus dans les anciennes cases. Ce sont souvent des employés
et non des indépendants, qui obéissent à un directeur au lieu de passer leur
vie dans leur propre cabinet. Ces professionnels modernes ne sont pas des
ouvriers et ils ne sont pas non plus des capitalistes à strictement parler.
Certaines professions partagent toutefois un certain nombre de
caractéristiques avec ces autres groupes. Ainsi, les employés de la chaîne de
services comptables qui vous aident à remplir votre déclaration d’impôts dans
une agence de quartier ne font que vivoter. Et les enseignants sont souvent
syndiqués, comme les cols bleus. À l’autre bout de l’échelle, certains heureux
professionnels de la Silicon Valley sont aussi nos grands capitalistes. Et
l’écart entre les professionnels qui gèrent des fonds spéculatifs et les riches
qui leur confient leur argent à investir est en effet plutôt mince.

Comme le suggèrent ces deux derniers exemples, les sphères supérieures


des professions sont composées de personnes extrêmement fortunées. Ce ne
sont pas les milliardaires du clan Wal-Mart, mais ils ont tout de même une
prétention au leadership. Ces deux structures de pouvoir, celle de la propriété
et celle de la connaissance, vivent côte à côte, parfois en s’opposant mais
généralement en bonne entente.

L’objet de ce livre n’est pas d’enquêter sur l’expertise particulière de telle


ou telle profession mais sur les enjeux politiques du professionnalisme au
sens plus large. Comme l’écrit le politiste Frank Fischer, les professions sont
plus qu’une catégorie de métiers ; il s’agit d’une « idéologie postindustrielle  
11 ». Pour beaucoup, c’est l’une des clés fondamentales pour comprendre

notre monde moderne.

En tant qu’idéologie politique, le professionnalisme a un potentiel de


nuisance considérable. Pour commencer, il est évidemment et
intrinsèquement antidémocratique, puisqu’il donne la priorité aux opinions
des experts sur celle des gens   VIII . Ce qui est tolérable jusqu’à un certain
point – par exemple, personne ne s’élève contre les règles qui veulent que
seuls des pilotes dûment formés puissent faire voler des avions de ligne. Mais
que se passe-t-il quand toute une catégorie d’experts cesse de se voir comme
des « tuteurs sociaux » ? Que se passe-t-il quand ils abusent de leur pouvoir
de monopole ? Que se passe-t-il quand ils commencent à s’occuper surtout de
leurs propres intérêts, autrement dit à se comporter comme une classe ?

« Dominant au nom de la connaissance »

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on réfléchit à ces questions aux États-Unis. Les
prétentions des professions à l’autorité supérieure et au monopole du pouvoir
de prescrire passaient déjà très mal dans les premières décennies de la
République  IX . Pendant la période jacksonienne, une époque de profond
sentiment anti-aristocratique, « l’idéologie du mérite se heurtait à
l’égalitarisme idéologique du système politique », comme l’écrit la
sociologue Magali Larson. Il était impossible de réconcilier l’égalité,
pensaient les Américains, avec l’idéal professionnel d’une coterie d’experts
sanctionnés par la loi. Les cartels et les monopoles n’étaient pas en odeur de
sainteté à l’époque et la population se rebellait contre les professions dans
lesquelles elle voyait une tentative de maintenir des droits aristocratiques par
« la mystification et la dissimulation », comme le disait un journal en 1833.
De nombreux États ont même porté la révolte contre les professions jusqu’à
repousser toute forme d’encadrement de l’exercice de la médecine   14 .

Cet esprit anti-professions s’est perpétué pendant des décennies. La


Farmers’ Alliance et les Knights of Labor, deux organisations de travailleurs
du xix e siècle, interdisaient explicitement l’adhésion aux avocats. J’ai pu
moi-même visiter dans l’ouest du Kansas un jardin de sculptures
d’inspiration populiste, où une figure baptisée « Travail » est crucifiée par
des statues représentant les professions « Médecin », « Pasteur », « Avocat »,
« Banquier »   15 .

Mais au milieu des grèves monstres et des récessions brutales et


catastrophiques du Gilded Age   X , un groupe de réformateurs qu’on
appellera bientôt les « progressistes » a commencé à voir la
professionnalisation comme une bonne chose – voire comme le seul espoir
d’une société déchirée par la guerre entre le capital et le travail. Les
professionnels, désormais dans le rôle de la classe dirigeante éclairée, étaient
censés faire advenir une paix industrielle qui était impossible sous le seul
règne du profit. Les progressistes de l’époque pouvaient être franchement et
ouvertement élitistes sur cette question : Herbert Croly, auteur d’un ouvrage
précurseur, Les Promesses de la vie américaine , et futur fondateur du
magazine The New Republic , défendait ouvertement une sorte d’ordre néo-
aristocratique dirigé par des citoyens « exceptionnels », et les critiques de
gauche, de Thorstein Veblen à R. H. Tawney, imaginaient un capitalisme
soumis à l’expertise professionnelle.

Les progressistes avaient raison sur un point. Un grand nombre de


problèmes du monde industriel étaient – et sont toujours – des problèmes
extrêmement techniques qui demandent l’attention d’experts bien formés. On
ne pouvait évidemment pas compter sur les marchés pour apporter des
solutions démocratiques aux fléaux de l’exploitation, des licenciements et des
accidents du travail. Il n’y avait pas de manière simple, jeffersonienne, de
résoudre ces problèmes.

Pendant de nombreuses années l’idéal progressiste est apparu comme une


réussite éclatante. Ainsi, le Brain Trust de Franklin Roosevelt est aujourd’hui
encore un symbole du potentiel progressiste du professionnalisme, de même
que les nombreuses interventions du New Deal dans le mécanisme du
marché   XI . Les économies pouvaient être dirigées, au moins en partie ; les
guerres mondiales pouvaient être préparées et gagnées ; les biens de
consommation de base pouvaient être garantis à chacun des membres de la
classe moyenne au sens large. L’administration de FDR était une sorte d’âge
d’or du « gouvernement des professionnels », même si elle se distinguait sur
des points importants (comme nous allons le voir) de notre régime actuel de
« gouvernement des experts ».

Permettez-moi d’avouer ici une nostalgie pour l’administration par les


professionnels que je viens de décrire. Après tout, c’est le système qui a géré
les grandes entreprises du pays, ses médias, ses agences de régulation et ses
services sociaux pendant les meilleures années du « siècle américain ». Çà et
là, dans quelques recoins de la vie de la nation, cette ancienne forme
d’organisation a survécu, empêchant nos avions de ligne d’exploser en vol et
nos ponts de s’écrouler.

Mais en règle générale, ce système des professions a été subverti depuis


longtemps et il s’est transformé en quelque chose d’autre, bien plus rapace.
Nous vivons aujourd’hui dans un monde de banquiers avides, d’éducateurs
avides et même de soignants avides, chacun d’eux ne cherchant que son
propre intérêt. La corruption des professions est une autre histoire
extraordinaire, parallèle à celle que je raconte dans ce livre : elle commence à
peu près à la même époque, un certain nombre de personnages sont les
mêmes, etc. Mais à quelques exceptions, ce n’est pas ici mon sujet.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les dispositions du peuple à l’égard des
professions et comment, dès les années 1970, les relations ont clairement
commencé à tourner à l’aigre. « Technocratie » était le nouveau mot pour
parler du règne des professions, et ses connotations étaient presque toujours
négatives. Le gouvernement des experts paraissait de plus en plus exclure le
gouvernement du peuple. Il était déshumanisant et mécanique. Dans cette
technocratie, les décisions politiques importantes étaient prises dans des
bureaux isolés, loin de l’agitation de la société. Ceux qui les prenaient
s’identifiaient bien plus aux gouvernants qu’aux gouvernés, et ils ignoraient
souvent totalement les problèmes des gens. Un exemple classique d’échec
des ambitions technocratiques est le busing   XII ; un autre est la guerre du
Vietnam, une intervention catastrophique où des dizaines de milliers de
prolétaires américains ont été envoyés à la mort – sans parler du bilan côté
vietnamien – essentiellement parce que des professionnels de la politique
étrangère à Washington refusaient d’écouter les voix qui s’élevaient en
dehors de leur discipline   16 .

Les problèmes de la technocratie n’ont jamais été résolus. Au contraire, la


technocratie est devenue un mode de vie, et une force électorale de masse.
Aujourd’hui, comme on nous le rappelle si souvent, nous vivons à l’ère
« post-industrielle » et, dans cet état de civilisation avancé, la demande
d’expertise est devenue énorme. Les industries de la connaissance telles que
l’informatique, la finance, la communication, la surveillance et les sociétés
militaires privées sont les secteurs économiques vitaux de notre temps et le
monde de l’entreprise s’est armé de régiments de cadres intermédiaires,
d’experts en organisation, de scientifiques de laboratoire et de spécialistes des
relations publiques.

À mesure que la classe professionnelle-managériale a grossi, son affiliation


politique a également changé. De l’époque d’Eisenhower à aujourd’hui, les
professionnels ont entrepris une migration massive du Parti républicain vers
le Parti démocrate, pour des raisons qui deviendront évidentes à mesure que
nous avancerons dans la démonstration. De fait, selon les sociologues Jeff
Manza et Clem Brooks, les professionnels, qui étaient la formation sociale la
plus républicaine dans les années 1950, sont devenus la plus démocrate au
milieu des années 1990   17 .

Le professionnalisme est « l’idéologie post-industrielle » et les démocrates


sont aujourd’hui le parti de la classe professionnelle. La base électorale du
parti a bien sûr d’autres composantes – les minorités, les femmes et les
jeunes, par exemple, les autres morceaux de la coalition des émergents –,
mais les professionnels sont ceux dont la conception technocratique a
tendance à l’emporter. Ce sont leurs goûts qui sont célébrés dans les journaux
libéraux et c’est leur manière spécifique de voir le monde qui est posée par
les libéraux comme objectivement vraie. Les professionnels dominent le
libéralisme et le Parti démocrate comme les diplômés de l’Ivy League ont
dominé le cabinet Obama. Il n’y a d’ailleurs rien d’exagéré à dire que les
idées du Parti démocrate actuel reflètent pratiquement en tout point les
idiosyncrasies idéologiques de la classe professionnelle-managériale.

Le libéralisme lui-même a changé pour s’adapter aux opinions


technocratiques de sa nouvelle base électorale. Aujourd’hui, le libéralisme est
la philosophie, non des fils du labeur, mais de « l’économie de la
connaissance » et, plus spécifiquement, des vainqueurs de l’économie de la
connaissance : les grands chefs de la Silicon Valley, les gros complexes
universitaires et les géants de Wall Street qui ont tant donné pour le
financement de la campagne d’Obama   XIII . Les penseurs libéraux
s’empressent de répondre à tout cet amour en cajolant leurs chéris fortunés et
surdiplômés de toutes sortes de désignations flatteuses : ainsi, ces
professionnels performants sont les « travailleurs connectés » qui vont hériter
de l’avenir. Ils sont la « classe de la connaissance » qui a vraiment compris le
pouvoir de l’éducation. Ils sont la « classe créative » qui se révolte
naturellement contre le faux et le conformisme. Ils sont la « classe de
l’innovation » qui ne peut s’empêcher de proposer de nouvelles inventions
géniales.

Pour ma part, je les désignerai dans les pages qui suivent comme la
« classe libérale », une expression que j’emprunte à l’auteur radical Chris
Hedges, tout en m’écartant de lui sur un point essentiel. Le postulat du livre
de Hedges sur le sujet, La Mort de l’élite progressiste , est en effet que la
caste qui est derrière les politiques libérales est en train de disparaître ou de
céder le pas   18 . Il écrit pour déplorer sa mort ; j’écris pour protester contre
son triomphe.
Technocratie pop

Protester contre son triomphe ? Pourquoi une personne aux sympathies rose
vif comme moi s’élèverait-elle contre la montée d’un groupe libéral ? Qu’est-
ce que ça peut bien faire que la force qui est derrière la victoire démocrate
vienne d’en bas ou d’en haut ?

Autrement dit, qu’est-ce que ça change que la base électorale dominante du


parti de gauche dans un système à deux partis soit un groupe à statut social
élevé plutôt que la traditionnelle classe ouvrière ?

On sait déjà que ça change une chose : l’inégalité explose. Quand le parti
de gauche dans un système rompt ses liens avec les travailleurs – quand il se
consacre aux intérêts spécifiques d’une frange performante et fortunée –,
inévitablement les problèmes du travail et de l’inégalité salariale
disparaissent de ses sujets d’intérêt.

On le sait, d’abord, parce que c’est exactement ce qui s’est passé. Les
termes du problème de l’inégalité salariale ont été si profondément
bouleversés que certains démocrates ont même du mal à comprendre leurs
prédécesseurs des années 1930 et 1940 qui évoquaient le sujet. Pour nos
libéraux modernes, il est évident que les carrières doivent être ouvertes aux
gens talentueux et il est scandaleux que ceux qui en ont la capacité soient
empêchés de s’élever par quelque barrière que ce soit.

Un autre mot pour cette conception de l’égalité est « méritocratie », qui est
l’un des grands cultes qui définissent la classe professionnelle. La
méritocratie se soucie des vainqueurs et que chacun ait une chance de devenir
un vainqueur. « Les domaines où la gauche a fait les progrès les plus
significatifs, écrit le journaliste Chris Hayes – les droits des homosexuels,
l’ouverture de l’enseignement supérieur aux femmes, la fin de la
discrimination raciale de jure – sont les combats qu’elle a menés ou qu’elle
mène encore pour rendre la méritocratie plus méritocratique. Les domaines
où elle a connu ses pires défaites – l’action collective pour l’accès universel
aux biens publics, l’atténuation de la hausse de l’inégalité – sont ceux qui ne
relèvent pas de la méritocratie   19 . »

On sait qu’un parti de professionnels se souciera peu de l’inégalité pour


une deuxième raison, c’est que les professionnels eux-mêmes s’en soucient
peu. Si cette tranche de la population a tendance à se montrer très libérale sur
les questions des libertés civiques et des mœurs sexuelles, le sociologue
Steven Brint nous dit que les professionnels « ne sont pas du tout libéraux sur
les questions d’économie et d’inégalité   20 ». Sur tout ce qui touche à
l’organisation syndicale, comme on va le voir, ils sont même franchement
conservateurs  XIV .

Le problème de ces généralisations à gros traits sur une couche sociale


quelle qu’elle soit, c’est bien entendu qu’il existe beaucoup d’exceptions. Un
groupe d’individus cultivés et souvent raffinés compte naturellement des tas
de gens très bien qui se soucient sincèrement de ce qui est bon pour la
société. Beaucoup d’entre eux comprennent la folie d’un système de marché
déréglementé qui échappe à tout contrôle. Mais au sens très large de la
sociologie, les professionnels en tant que classe ne voient rien de tout cela. Et
ce parce que l’inégalité ne vient absolument pas contredire, remettre en cause
ni même déranger la logique du professionnalisme. Au contraire, l’inégalité
lui est consubstantielle.

Après tout, les professionnels sont le corps des officiers de la vie. Ils
donnent les ordres ; ils rédigent les ordonnances. Le statut est essentiel aux
professionnels ; selon la sociologue Larson, parvenir à une position plus
élevée dans la hiérarchie de la vie est « la dimension la plus centrale du projet
de professionnalisation ». Autrement dit, l’inégalité est le projet même. Les
privilèges accordés à une profession sont parfois inscrits dans la loi – tout le
monde ne peut pas entrer dans un tribunal et se mettre à plaider devant un
juge, par exemple – et même quand ils ne le sont pas, ils sont entretenus par
une pénurie artificielle, ce que Larson appelait, dans son ouvrage classique
sur le sujet en 1977, un « monopole d’expertise  22 ».

La méritocratie est ce qui fait tenir ces idées entre elles ; c’est le « credo
professionnel officiel », selon un groupe de sociologues – la certitude que
ceux qui réussissent méritent leurs récompenses, que ceux qui sont au
sommet y sont parce qu’ils sont les meilleurs  23 . C’est le Premier
commandement de la classe professionnelle-managériale.

Aujourd’hui, la méritocratie semble une chose si raisonnable que beaucoup


d’entre nous l’acceptent comme la mesure juste et véritable de la valeur
humaine. Travaille bien à l’école et tu passeras ton diplôme. Passe ton
diplôme et tu rejoindras les rangs des professionnels. Deviens un
professionnel et tu gagneras le respect de tous, plus la jolie maison dans la
banlieue chic et la belle voiture et tout le reste. La méritocratie nous semble si
évidente que pratiquement personne ne pense à la remettre en cause – si ce
n’est dans les termes de la méritocratie elle-même.

Pour le président Obama par exemple, la croyance en la méritocratie est


absolument fondamentale. « Obama était convaincu que la crème remonte
toujours à la surface », écrit Jonathan Alter dans son témoignage sur les
premiers jours de la présidence Obama. Le président y croyait, poursuit Alter,
pour une raison on ne peut plus personnelle : c’est ce système qui l’avait
propulsé à la surface. « Parce qu’il était lui-même le produit de la grande
méritocratie américaine d’après-guerre, poursuit Alter, il n’a jamais vraiment
pu voir le monde autrement que du haut de l’échelle sociale sur laquelle il
s’était élevé. »

Obama a alors rempli son administration de diplômés des universités et des


grandes écoles les plus prestigieuses, ce qui rendait David Brooks si
optimiste pour le pays. « En un sens, Obama croyait à l’idée que les
professionnels haut de gamme qu’il avait choisis avaient subi un processus de
tri équitable, le même processus qui avait propulsé Michelle et lui à l’Ivy
League   XV , et qu’ils méritaient donc d’une certaine manière leur statut
élevé », écrit Alter   24 .

Naturellement, cette doctrine se traduit politiquement par une profonde


complaisance à l’égard de l’inégalité des revenus. La méritocratie est une
doctrine qui sert merveilleusement les professionnels qui réussissent en leur
accordant prestige et récompenses de toutes sortes, parce qu’ils sont plus
intelligents que d’autres. Pour ceux qui font les frais de l’inégalité – ceux qui
viennent de perdre leur maison, par exemple, ou qui ont du mal à survivre
avec le salaire minimum –, les implications de la méritocratie sont tout aussi
claires. Cette idéologie leur dit : laissez tomber. Vous êtes les seuls
responsables de vos problèmes.

Il n’y a pas de solidarité en méritocratie. L’idée même de solidarité


contredit l’idéologie des technocrates bien diplômés qui nous gouvernent.
Comme nous le verrons, les membres les plus éminents de la classe
professionnelle font preuve d’un immense respect entre eux – ce que
j’appellerai la « courtoisie professionnelle » –, mais ils montrent fort peu de
compassion pour les membres moins chanceux de leur propre caste : pour les
enseignants-chercheurs contractuels écartés du marché universitaire faute de
titularisation, pour leurs collègues qui se font virer, voire pour les enfants qui
n’arrivent pas à intégrer les « bonnes » universités. Que la vie ne déverse pas
ses bénédictions sur ceux qui n’ont pas la note suffisante n’est pas une
surprise ou une injustice ; c’est ainsi que cela doit se passer   25 .

Cela a toutes sortes de conséquences importantes pour le libéralisme, mais


notons-en simplement une avant de poursuivre : les professionnels ne
tiennent pas en très haute estime cet autre pilier de l’électorat démocrate que
sont les organisations syndicales. C’est ce que montrent étude après étude sur
la classe professionnelle. Une des raisons à cela est que les syndicats sont
synonymes d’humilité, pas de statut social prestigieux. Mais une autre est que
la solidarité, la valeur fondamentale du syndicalisme, est en totale
contradiction avec la doctrine de l’excellence individuelle incarnée par toutes
les professions   XVI . L’idée que quelqu’un devrait être bien payé pour un
boulot qui ne demande pas de formation spécialisée semble une aberration
totale pour les professionnels.

La panacée de l’éducation

Ce n’est pas un hasard si les deux derniers vainqueurs démocrates – Bill


Clinton et Barack Obama – ont tous deux été sortis de l’anonymat par de
prestigieuses universités. Il n’est pas étonnant non plus qu’ils aient tous deux
fini par souscrire à une théorie sociale où l’enseignement supérieur est la voie
du succès individuel, et aussi du salut national.

Après tout, la réussite scolaire est ce qui fonde la prétention des


professions à un statut social supérieur. On ne devrait pas s’étonner que la
classe libérale considère l’université comme l’institution sociale la plus
importante et nécessaire de toutes, ou que davantage d’éducation soit la
réponse réflexe qui vient immédiatement aux membres de cette caste quel
que soit le sujet que vous souhaitiez aborder. L’université peut vaincre le
chômage autant que le racisme, disent-ils ; la dégradation des centres-villes
autant que l’inégalité. L’éducation va nous rendre plus tolérants, elle va lever
nos doutes sur la mondialisation et le changement climatique, elle va nous
donner les compétences en STIM (sciences, technologie, ingénierie,
mathématiques) dont notre société a besoin pour être dans la course. La
classe libérale sait, c’est sa conviction la plus profonde, qu’il n’est pas de
problème social ou politique qui ne puisse se résoudre par plus d’éducation et
de formation professionnelle. La seule critique qu’elle voudra bien faire à
cette institution bien aimée est de ne pas être assez méritocratique. Ouvrons
davantage de charter schools , donnons à chacun sa chance aux concours
d’entrée des universités et distribuons des prêts étudiants à tour de bras et on
aura fait tout ce qu’il est humainement possible de faire.

Pour la classe libérale, tous les grands problèmes économiques sont en


réalité des problèmes d’éducation, témoignant d’une incapacité des perdants à
intégrer les bonnes compétences et à obtenir le diplôme dont chacun sait qu’il
sera nécessaire dans la société du futur. Prenez l’inégalité. Le vrai problème,
pensent beaucoup de libéraux, est que trop peu de pauvres aient la chance
d’aller à l’université et de rejoindre l’élite professionnelle-managériale. Le
Hamilton Project, un groupe de réflexion démocrate (justement nommé
d’après le premier partisan d’une élite dirigeante américaine) rédige rapport
sur rapport pour imposer cette idée   28 . D’autres membres éminents de la
classe libérale l’ont rabâchée sans relâche année après année. Florilège :
— « S’il y a un problème d’écart de revenus en Amérique, c’est un problème
d’éducation, et c’est tout à fait logique : des gens mieux éduqués devraient gagner
plus d’argent », écrivait le communicant démocrate Bill Knapp dans le
Washington Post en 2012   29 .

— « Ce que je crois fondamentalement – et ce que croit le président –, c’est que


la seule manière de venir à bout de la pauvreté est l’éducation », disait le
secrétaire à l’Éducation d’Obama à un journaliste en 2012   30 .

— « La meilleure manière de développer les possibilités économiques et de


réduire l’inégalité est d’augmenter le niveau éducatif et les compétences des
travailleurs américains », déclarait Ben Bernanke, le président de la Réserve
fédérale (et en tant que tel membre honoraire de la classe libérale), devant les
diplômés de Harvard de 2008, un groupe extrêmement concerné par le problème
de l’inégalité   31 .

— Thomas Friedman, l’autre éditorialiste préféré d’Obama, revient sur le sujet


constamment. « Le plus grand problème dans le monde aujourd’hui est la
croissance et, en cette ère de l’information, améliorer les résultats scolaires de
davantage de jeunes est aujourd’hui le principal levier pour améliorer la
croissance économique et réduire l’inégalité des revenus, écrivait-il en 2012. En
d’autres termes, l’éducation est désormais la clé d’une puissance durable   32 . »

Pour la classe libérale, c’est une idée fixe, aussi susceptible de réfutation
matérielle que le créationnisme pour les fondamentalistes ; si les pauvres
veulent cesser d’être pauvres, les pauvres doivent aller à la fac.

Mais bien sûr, c’est tout sauf une réponse ; c’est un jugement moral délivré
par ceux qui ont réussi depuis le point de vue privilégié de leur réussite. La
classe professionnelle se définit par ses résultats scolaires et chaque fois
qu’elle dit au pays que ce qu’il lui faut c’est plus d’instruction, elle dit :
l’inégalité n’est pas un échec du système, c’est votre échec à vous.

Cette manière de penser l’inégalité n’est pas d’une grande aide pour les
millions d’Américains – la majorité d’entre eux, en réalité – qui n’ont pas ou
n’auront pas de diplôme universitaire. Elle écarte comme s’il s’agissait d’une
impossibilité morale le fait bien connu qu’il a existé des lieux dans le monde
moderne où on pouvait bien gagner sa vie avec un diplôme de fin d’études
secondaires – comme, par exemple, le Nord des États-Unis entre 1945 et
1980, ou l’Allemagne actuelle.

Puis il y a des éléments troublants comme cette étude récente qui a montré
qu’en termes de richesse les Noirs et les Hispaniques qui avaient un diplôme
universitaire « s’en sont beaucoup moins bien sortis » pendant la dernière
récession que les membres de ces groupes qui n’étaient pas allés à
l’université. Les gens en question étaient ceux qui avaient tout fait comme il
fallait, qui avaient validé chaque étape de leur vie comme la société nous
demande de le faire, et ils en étaient punis   33 .

Et les problèmes ne s’arrêtent pas là. Qui peut dire qu’un diplôme
universitaire est un remède en soi ? Dans la course aux armements du mérite,
ce sont peut-être vos excellentes notes qui vous rendent méritant, ou le fait
d’entrer dans une « bonne école », ou d’étudier les STIM, ou de ne pas perdre
votre temps à étudier les STIM. Mais là encore, la panacée de l’éducation ne
peut rien pour ceux qui ont coché toutes les cases et qui découvrent une fois
leur diplôme en poche qu’il n’y a simplement pas de boulot, ou alors des
boulots de misère.

Mais rien ne peut détourner les leaders de la classe libérale de ce credo – ni


les nombreux scandales qui éclaboussent les universités, ni la pauvreté qui
touche jusqu’aux docteurs les plus brillants dans les disciplines classiques, ni
le poids écrasant des emprunts étudiants, ni le fait particulièrement pervers
que la qualité de l’enseignement supérieur a décliné pendant que son coût a
augmenté si massivement.

Pas plus que les leaders de la classe professionnelle ne voient ce qu’il y a


d’absurde à pousser tous les autres à faire exactement ce qu’ils ont fait pour
parvenir au sommet. C’est comme si un magnat du pétrole déclarait que les
chômeurs pourraient résoudre leurs problèmes si seulement ils trouvaient de
bons sites de forage. Ou si un directeur de fonds d’investissement suggérait
que la solution à l’inégalité était que tout le monde place ses économies en
Bourse.

Les pathologies du professionnalisme

Il est évidemment souhaitable que des personnes de talent fassent fonctionner


le vaste appareil fédéral. L’Agence de protection de l’environnement et la
Commission de réglementation nucléaire doivent être dirigées par des gens
qui savent ce qu’ils font, tout comme la conception de nos ponts doit être
confiée à des ingénieurs diplômés et l’enseignement de l’histoire à des
historiens.

Mais comment expliquer notre technocratie moderne, cette méritocratie de


l’échec où des gens inefficaces se hissent au sommet et où des professions
entières (comptables, experts fonciers, etc.) sont salies par des scandales de
corruption ?

La réponse est dans les failles prévisibles et récurrentes de l’idéologie


professionnelle. Le premier de ces pièges du professionnalisme, c’est qu’un
statut social élevé n’est pas nécessairement la preuve d’une pensée créative
ou originale. Les professionnels ont beau être censés représenter
l’intelligence humaine au zénith de sa brillance, ils brillent surtout par leur
capacité à défendre et à appliquer une philosophie donnée. Dans Disciplined
Minds , un important travail de description de la vie active des
professionnels, le physicien Jeff Schmidt nous dit que « la discipline
idéologique est le passe-partout des professions ». Malgré le succès du slogan
des années 1960, « question authority », les professionnels ne contestent pas
l’autorité ; leur boulot est de la mettre en application. C’est la nature même
de leur travail et l’objet de leur formation ; selon la définition de Schmidt, les
professionnels sont des « penseurs obéissants » qui « appliquent les
dispositions de leurs employeurs » et intériorisent soigneusement la doctrine
en vigueur dans leur discipline, quelle qu’elle soit   34 .

Par ailleurs, les professions sont structurées de façon à dispenser ceux qui
les exercent de toute responsabilité. C’est ce qui définit la catégorie : les
professionnels n’ont pas à répondre . Comme le sociologue Eliot Freidson l’a
dit il y a des années, ils sont la seule catégorie qui a « le droit de déclarer […]
l’évaluation “extérieure” illégitime et intolérable   35 ».

L’exemple type de cet entrelacs de pathologies est l’économie, une


discipline qui agit souvent comme un cartel idéologique organisé pour faire
taire les hétérodoxes. James K. Galbraith a pu donner une description
classique de ses procédures :
Les principaux membres actifs de la profession [des économistes] se sont réunis
en une sorte de politburo de la pensée économique correcte. D’une manière
générale – comme il faut s’y attendre de la part d’un club de gentlemen – cela les
a amenés à se tromper sur toutes les questions politiques importantes, et pas
seulement ces dernières années mais depuis des décennies. Ils prédisent des
désastres et rien ne se produit. Ils nient la possibilité d’événements qui adviennent
sur-le-champ. […] Personne ne perd la face, dans ce club, pour s’être ainsi
trompé. Personne ne perd son invitation à venir parler à la prochaine conférence
annuelle. Et on se garde encore plus d’inviter qui que ce soit de l’extérieur.   36

Les économistes n’arrêtent pas de se planter et tout le monde s’en fout. Ils ne
sont responsables que devant leurs pairs des différents départements
d’économie du pays, dont les possibilités de pardon sont infinies. Il est vrai
que l’économie est un exemple extrême, mais en exerçant si scrupuleusement
son droit de ne pas tenir compte des critiques, c’est devenu une sorte d’anti-
profession fascinante, une confrérie de la folie plutôt que de l’expertise.

Le péril de l’orthodoxie est le deuxième grand piège du professionnalisme,


et il ne concerne pas seulement l’économie puisqu’il touche toutes les
disciplines académiques que j’ai pu approcher : les relations internationales,
les sciences politiques, les études culturelles et même l’histoire américaine.
Jamais de manière aussi outrancière qu’en économie bien sûr, mais chacune
d’elles est dominée par une convention ou une idéologie. Ceux qui
réussissent dans une discipline professionnelle sont ceux qui intègrent et
appliquent le mieux son grand récit   37 .

Notre technocratie moderne ne peut pas voir la faille béante dans le


système. Pour les technocrates, le mérite est toujours synonyme
d’orthodoxie : les meilleurs et les plus brillants sont toujours pour eux ceux
qui sont allés à Harvard, qui ont reçu la bourse de la grande fondation, dont
les livres sont chroniqués sur National Public Radio. Pour prendre un
exemple bien triste, quand le président Obama a voulu une expertise
économique, avec le sens du mérite qui était le sien, il s’est tourné vers le
meilleur de ce que l’économie pouvait offrir : l’ancien secrétaire du Trésor et
président de Harvard Larry Summers, un homme qui s’est planté maintes et
maintes fois sans jamais en subir les conséquences grâce à la position qu’il
occupe dans la discipline économique.

Regardez l’époque où le gouvernement des experts fonctionnait vraiment


et vous noterez une chose stupéfiante. Contrairement au tableau de premiers
de la classe apolitique de l’administration Obama, les gens de talent qui
entouraient Franklin Roosevelt se situaient très clairement en dehors des
principaux courants universitaires de l’époque. Harry Hopkins, le plus proche
confident de Roosevelt, était un travailleur social de l’Iowa. Robert Jackson,
le procureur général que Roosevelt avait nommé à la Cour suprême, était un
avocat qui n’avait pas de diplôme de droit. Jesse Jones, qui a dirigé le plan de
renflouement des banques de Roosevelt, était un homme d’affaires du Texas
qui n’avait pas peur de placer sous administration judiciaire les institutions
financières les plus importantes du pays. Marriner Eccles, le visionnaire que
Roosevelt avait mis à la tête de la Réserve fédérale, était un banquier d’une
petite ville de l’Utah sans diplôme universitaire. Henry Wallace, qui a sans
doute été le plus grand secrétaire à l’Agriculture de l’histoire du pays, avait
fait ses études à l’université d’État de l’Iowa et est entré au gouvernement
après avoir dirigé un magazine pour les fermiers. Le dernier vice-président de
FDR, Harry Truman, avait été sénateur mais n’avait pas de diplôme
universitaire.

Même les proches de Roosevelt qui sortaient de l’Ivy League étaient


souvent des dissidents dans leur profession. John Kenneth Galbraith, qui
travaillait au Bureau du contrôle des prix pendant la Deuxième Guerre
mondiale, a passé toute sa carrière à remettre en question l’économie
classique. Thurman Arnold, le chef de la Division antitrust de FDR, né dans
le Wyoming, est l’auteur d’un ouvrage railleur intitulé The Folklore of
Capitalism . Essayez de trouver un boulot à Washington aujourd’hui après
avoir commis une chose pareille.

Une troisième conséquence du respect total et irréfléchi de nos libéraux


actuels pour l’expertise est leur refus de voir un comportement prédateur dès
lors qu’il se drape dans les signifiants du professionnalisme. Prenez le type de
complexité qu’on a vu dans les instruments financiers qui ont mené à la
dernière crise financière. Pour les régulateurs d’autrefois, la complexité
financière excessive était, m’a-t-on dit, l’indice d’une fraude probable. Mais
pour la classe libérale, c’est le contraire : un indice de sophistication. La
complexité est admirable en soi. Cette différence d’interprétation a d’énormes
conséquences : les financiers de Wall Street ont-ils commis une gigantesque
escroquerie ou sont-ils des professionnels extrêmement brillants victimes
d’un gigantesque coup du sort ? Comme on ne cessera de le voir, les libéraux
actuels tiennent plutôt à cette dernière interprétation, traitant Wall Street avec
une extraordinaire déférence malgré tout ce qui est arrivé dans la dernière
décennie. Incontestablement, cela s’explique en partie par les énormes
contributions de Wall Street au financement des campagnes. Mais quiconque
cherche à comprendre cette incroyable histoire doit aussi tenir compte de
l’opinion très largement partagée chez les démocrates que Wall Street est un
lieu de prestige méritocratique énorme, à peu près comparable aux meilleures
écoles doctorales. Le vernis de professionnalisme de Wall Street est encore
renforcé par son jargon technique compliqué que l’industrie financière
(comme d’autres disciplines) utilise pour se protéger du regard du public.

Une dernière conséquence de l’idéologie du professionnalisme dans la


classe libérale est la quête obsessionnelle du consensus. J’ai déjà mentionné
le zèle remarquable du président Obama pour les accords bipartisans ; comme
on le verra, il n’est pas seul à éprouver cette passion. La plupart des
dirigeants démocrates la partagent depuis des décennies ; pour eux, un grand
rassemblement de la frange instruite de la nation est l’objectif évident du
travail politique.

Cette obsession, si étrange et pourtant si typique de notre temps, est la


conséquence du dégoût bien connu des professionnels pour la politique
partisane et de leur foi en ce qu’ils considèrent comme des solutions
apolitiques   38 . Si seulement ils pouvaient réunir les meilleurs de
Washington, pensent-ils, alors ils pourraient appliquer leur programme de
bon sens. On aurait sans doute pu prédire que l’administration Obama allait
choisir de gâcher des mois et même des années à poursuivre ce fantasme –
avec son projet de réforme de la santé, avec sa commission de réduction des
déficits – rien qu’en observant le pedigree universitaire des membres de son
cabinet. Sans vouloir être trop réducteur, c’était bien la performance de toute
une classe. La quintessence du professionnalisme.

Sur le libéralisme des riches

Je mets ici le doigt sur un point sensible. Les démocrates se flattent de leur
identification au peuple et ils n’aiment pas qu’on leur rappelle que des
professionnels fortunés figurent aujourd’hui parmi leurs sympathisants les
plus enthousiastes. Les liens étroits des démocrates avec ceux qui ont réussi
ne sont pas une chose qu’ils affichent ni même qu’ils évoquent ouvertement.

Les exceptions à cette règle sont peu nombreuses. L’un des rares ouvrages
à ma connaissance qui semble approuver, bien qu’avec des réserves,
l’alliance du libéralisme avec une portion du gratin est le livre de 2010,
Fortunes of Change , écrit par David Callahan, un journaliste spécialiste de la
philanthropie   XVII . Le point de départ de son raisonnement est que notre
nouvelle ploutocratie libérale est différente des ploutocraties du passé car les
riches d’aujourd’hui sont parfois très compétents. « Ceux qui s’enrichissent
dans une économie de la connaissance », nous dit le journaliste, ont une
bonne éducation ; ils sont souvent issus des rangs des « professionnels très
diplômés » et, par conséquent, ils soutiennent les démocrates, le parti qui
s’intéresse aux écoles, à la science, à l’environnement et aux dépenses
fédérales pour la recherche. Ce n’est pas un hasard, poursuit Callahan, si
« certaines des zones de création de richesse les plus importantes se trouvent
près des grandes universités ». Les gens intelligents deviennent plus riches et
les gens bêtes deviennent… républicains, j’imagine.

Si l’on accepte cette équation entre richesse et réussite scolaire, il est de


moins en moins remarquable qu’en 2008 les fonds spéculatifs et les banques
d’investissement aient fait d’Obama le premier démocrate à lever plus de
fonds de campagne à Wall Street que son adversaire républicain   XVIII . Il y a
une raison simple au ralliement des firmes financières aux démocrates à cette
occasion, suggère Callahan : les gens de Wall Street, étant très intelligents et
très bien éduqués, sont naturellement des libéraux. Comme le journaliste
nous le rappelle, les compagnies financières sont aujourd’hui peuplées, non
de « sportifs » mais de « matheux », des gens rompus aux « nouveaux
produits financiers pour gérer les risques et structurer la dette, comme les
dérivés ».

Callahan donne l’exemple du fonds spéculatif D. E. Shaw Group, dont le


fondateur, titulaire d’un doctorat de Stanford, donne d’énormes sommes aux
candidats démocrates et a aussi employé l’ancien secrétaire du Trésor Larry
Summers quelques années entre son petit boulot à la tête de Harvard et son
petit boulot suivant à la tête du Conseil économique national du président
Obama. Callahan cite longuement le document destiné aux candidats à
l’embauche chez D. E. Shaw :
Notre personnel comprend des boursiers Rhodes, Fulbright et Marshall, des
vainqueurs du concours Putnam et plus de 20 médaillés aux Olympiades
internationales de mathématiques. Parmi les employés actuels, on peut mentionner
la championne d’échecs des États-Unis de 2003, un champion de bridge classé
« Life Master » et un gagnant de Jeopardy, aux côtés de nombreux écrivains,
athlètes, musiciens et anciens professeurs. Une bonne centaine de nos employés
ont des doctorats, près de 40 sont des entrepreneurs qui avaient déjà créé leurs
propres entreprises et environ 20 % sont des auteurs publiés dont les travaux vont
d’articles extrêmement pointus dans des revues universitaires spécialisées à des
romans policiers primés.  41

À la suite de cette liste honorifique de la réussite intellectuelle et


financière, Callahan commente : « Ce n’est clairement pas une population
très Sarah Palin   XIX . »

Non. Mais ce n’est pas non plus une population particulièrement soucieuse
du destin des travailleurs.

I . Une carrière traditionnelle à Washington est marquée par l’alternance entre


des postes de responsabilité publique et des postes dans le privé, notamment
les sociétés de lobbying, qui ont longtemps eu leur siège sur K Street. La
métaphore des « revolving doors » désigne ce système, appelé
« pantouflage » en France. [ndt]

II . Nous avons choisi de traduire systématiquement « populist » par


« populiste ». Souvent rattaché à des mouvements de droite en France, le
populisme a longtemps été associé à la gauche aux États-Unis. À la fin du xix
e siècle, le People’s Party, ou Populist Party, était une formation politique

puissante et influente à la gauche du Parti démocrate, qui s’appuyait


notamment sur les petits agriculteurs. Quand il ne fait pas référence à cet
héritage, Thomas Frank emploie « populist » pour caractériser plus
largement des politiques et des discours adressés ou en référence aux
catégories ou mouvements populaires, avec souvent une dimension de
critique des élites. Pour l’auteur, la référence de ce concept est si clairement
ancrée à gauche qu’il parle de « faux populisme » pour qualifier un
mouvement de droite comme le Tea Party ou la vague qui a porté Donald
Trump au pouvoir (infra , p. ⇒ et ⇒ ). Comme dans le cas de « libéral »,
traduction systématique de « liberal » – terme qui recouvre pour l’auteur des
réalités contradictoires, du New Deal aux « nouveaux démocrates » (lire
notamment infra , p. ⇒ ) –, nous avons choisi de conserver ces étiquettes
politiques américaines avec leurs acceptions d’origine plutôt que de leur
chercher des équivalents français. [ndt&e]

III . Fils de George W. Romney (1907-1995), qui fut président d’American


Motors Corporation, gouverneur du Michigan et candidat aux élections
primaires républicaines pour l’élection présidentielle de 1968, Mitt Romney
fonda l’une des plus importantes sociétés d’investissement américaines qui
permit à ce membre éminent de l’église mormone et candidat malheureux
lors la réélection de Barack Obama en 2012 de financer ses premières
campagnes politiques. [nde]

IV . Jackson décrit la Chambre des représentants en ces termes, non


seulement en raison du poids des travailleurs, mais aussi parce qu’il ne fallait
pas beaucoup d’argent pour être élu au Congrès à l’époque, et aussi parce
qu’une fois élus les sortants avaient tendance à être réélus pendant des
années   4 .

V . Synonyme de formation d’élite, l’« Ivy League » rassemble huit des plus
anciennes et plus prestigieuses universités des États-Unis. [nde]

VI . Nous employons « professions » et « professionnels », contre le sens


usuel de ces mots en français, pour traduire les termes anglais « professions
» et « professionals ». Les professions correspondent en partie à ce qu’on
appelle en français les « professions libérales », sans s’y limiter puisqu’on
peut être employé et professional . Le prestige social – la « bonne
situation » – est une dimension essentielle de ce statut ; le champ de
compétence spécifique dans le domaine du savoir – l’« expertise » – en est
une autre, comme l’auteur l’explique dans la suite du chapitre. De même,
« professionnalisme », contre le sens usuel français là encore, désignera ici
l’idéologie de la classe professionnelle. [ndt]

VII . « La préservation de la rareté [ce que font les professions] implique une
tendance au monopole : le monopole d’expertise sur le marché, le monopole
de statut dans un système de stratification », écrit la sociologue Magali
Larson   8 .

VIII . Pour Fischer le point de vue technocratique peut se synthétiser ainsi :


« Peu de technocrates affirment ouvertement que la démocratie est en soi une
aberration ; ils se contentent de dire qu’elle doit être totalement redéfinie
selon des critères hiérarchiques, élitistes. La démocratie, telle qu’on la
comprend traditionnellement, passe pour simplement incompatible avec les
réalités d’une société postindustrielle complexe   12 . »

IX . L’anarchiste du xix e siècle Mikhaïl Bakounine met en garde contre « le


règne de l’intelligence scientifique , le plus aristocratique, le plus despotique,
le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes. Il y aura une
nouvelle classe, une hiérarchie nouvelle de savants réels et fictifs, et le monde
se partagera en une minorité dominant au nom de la science, et une immense
majorité ignorante. Et alors gare à la masse des ignorants ! » On connaît le
passage par la citation qu’en fait Noam Chomsky dans l’un de ses articles les
plus célèbres, « Intellectuals and the State » (1977)   13 . [À la suite de
Chomsky, Frank cite la traduction anglaise de ce texte, dont nous
reproduisons ici le texte original, écrit en français par Bakounine (extrait de
son Avertissement pour l’Empire knouto-germanique , 1871). Toutefois, pour
l’intertitre, nous avons traduit le texte anglais, « Ruling in the name of
knowledge ». ndt]

X . Littéralement l’« Âge doré », cette période de l’histoire américaine, qui


fait suite à la guerre de Sécession, correspond en même temps à la
reconstruction du pays, à l’extension du chemin de fer, au développement de
l’exploitation minière et de la productivité des terres cultivées, à une
importante croissance industrielle et démographique (notamment du fait de
l’immigration), mais aussi de crise économique. [nde]

XI . On désigne par « Brain Trust » le groupe d’universitaires qui conseillait


le président Franklin D. Roosevelt (FDR) lorsqu’il a mené la politique du
New Deal pendant les années 1930. [nde]

XII . Dans les années 1970, les politiques de busing visaient à augmenter la
mixité sociale et raciale dans les écoles en réorganisant les itinéraires des bus
scolaires. [ndt]

XIII . La campagne d’Hillary Clinton en 2016 ne fut pas moins soutenue par
les mêmes donateurs : Alphabet (clone de Google dirigé par Eric Schmidt)
caracole en tête de liste avec plus d’un million et demi de dollars, talonné par
l’université de Californie ; puis, entre cinq cent mille et un million de dollars
de contribution, on trouve Microsoft, Apple et Facebook, ainsi que quatre
autres universités (Harvard, Stanford, Columbia, NYU) et plusieurs banques
(dont JP Morgan, Wells Fargo et Bank of America). [nde]

XIV . Brint reprend un grand nombre de ces découvertes dans In An Age of


Experts : « Ils ne sont pas plus de 40 % à être très favorables à un maintien
ou à une augmentation du financement des programmes gouvernementaux de
réforme sociale et pas plus de 20 % à affirmer s’intéresser à la réduction des
inégalités de revenus entre les riches et les pauvres. Ils font bien davantage
confiance au modèle patronal qu’au modèle syndical, et le gouvernement est
souvent considéré comme un problème plutôt qu’une solution pour le pays. »
Et il conclut ainsi son enquête de 1985 : « Quand les questions économiques
sont centrales, la plupart des membres [de la “nouvelle classe” des
professionnels] vont s’allier à la grande bourgeoisie. »   21
XV . Il s’agit de Michelle LaVaughn Obama, l’épouse du président. [nde]

XVI . « L’individualisme narcissique des professionnels, chacun poursuivant


sa propre carrière dans un box de laboratoire ou de bibliothèque, empêche la
solidarité de classe professionnelle   26 . » Pratiquement tous les livres que j’ai
lus sur les professionnels témoignent de leur hostilité aux cols bleus et aux
organisations syndicales   27 .

XVII . Callahan reconnaît que le ralliement de certains très riches aux


démocrates ne contribuera pas à faire avancer toutes les questions démocrates
mais, selon lui, beaucoup d’entre elles pourraient y gagner. « En ce moment,
toutefois, la guerre des classes est une proposition perdante, écrit-il. Notre
meilleur espoir est qu’une nouvelle politique progressiste créative parvienne
à convaincre les riches libéraux toujours plus nombreux de la nécessité à long
terme de s’efforcer de réduire l’inégalité et de diminuer leur propre prestige  
39 . »

XVIII . Selon l’historien Morton Keller, Obama a empoché 51 % des


contributions de l’industrie financière à la campagne présidentielle cette
année-là   40 .

XIX . Gouverneur républicain de l’Alaska depuis 2006, Sarah Palin est la


principale figure du Tea Party, mouvement libertarien structuré par son
opposition aux interventions de l’État fédéral, et en particulier sa politique
fiscale. [nde]
II. Comment le capitalisme est
redevenu cool
Pratiquement toute ma vie, j’ai vu les démocrates se demander qui ils étaient
et se chamailler sur ce en quoi ils croyaient. Ils ont mis des années à arriver
au drôle d’endroit où ils sont aujourd’hui ; des années de disputes et de
vitupérations entrecoupées d’accès d’amour-propre hystérique. Il a fallu de
longues périodes de lente évolution, généralement dans le mauvais sens ; des
séries de décisions rapides mais nulles ; des temps d’enthousiasme irraisonné
pour des lubies, suivis chaque fois d’un brutal Thermidor où l’aile
raisonnable du parti reprenait la main pour défendre d’autres lubies qui
s’avéraient pires encore.

Tout du long brûlaient les questions fondamentales : qui sont les


démocrates ? quel est leur objectif et qui servent-ils ?

Ce qui demeurait au long de ces décennies d’errance, c’est la certitude de


ce que les démocrates n’étaient pas . Là-dessus, tout le monde était d’accord :
les démocrates ne pouvaient plus être le parti de la coalition du New Deal de
Franklin Roosevelt, avec son inféodation aux syndicats et sa tendance à voir
les problèmes sous l’angle des classes sociales. Tout au long des années
1970, 1980, 1990 et jusque dans les années 2000, tandis que se succédaient
les tentatives de réforme du Parti démocrate, c’était la thèse universelle : la
coalition du New Deal était morte. Les raisons de son trépas changeaient
toutefois avec les années. Certains disaient que c’était parce que l’industrie
avait été supplantée par les services. D’autres disaient que c’étaient parce que
les gens allaient s’installer en banlieue… ou parce que les gens allaient
s’installer dans la Sun Belt… ou parce que les syndicats agonisaient… ou
parce que les syndicats méritaient de mourir… ou parce que les Blancs du
Sud représentaient le seul espoir… ou parce que les Blancs du Sud étaient
une cause perdue… ou parce que la prospérité facile et universelle… ou parce
que la mondialisation, ou parce que les entrepreneurs, ou parce que les
ordinateurs… ou simplement parce que certains groupes qui constituaient
l’ancien électorat démocrate étaient désormais considérés comme un
handicap.

Même si toutes ces théories présentées par tous ces mouvements de


réforme démocrates étaient embrouillées ou franchement contradictoires,
elles pointaient toutes vers la même étoile, vers l’évidence de plus en plus
irrésistible de ce que les démocrates devaient désormais devenir : le parti des
professionnels instruits.

Le Powell Memo des démocrates

Notre histoire commence au lendemain fumant de l’élection de 1968,


marquée par les vifs désaccords sur la guerre du Vietnam, les émeutes
pendant la Convention démocrate à Chicago et un résultat que les démocrates
de l’époque ont pris comme un présage désastreux : leur candidat à la
présidence, le vice-président Hubert Humphrey, avait perdu contre Richard
Nixon. L’examen de conscience a commencé immédiatement.

Il y avait toutefois une lueur d’espoir dans la tentative démocrate de 1968.


Les syndicats, qui étaient alors la principale force électorale du parti, avaient
mobilisé des millions de travailleurs par une énorme campagne d’inscription
sur les listes électorales, de tractage et de démarchage téléphonique. Leurs
efforts avaient été si considérables que certains observateurs de l’époque leur
ont attribué la quasi-victoire de Humphrey dans une élection que tout le
monde croyait perdue   I .

Le monde du travail en a été récompensé de la manière suivante : quatre


ans plus tard, au moment de l’élection présidentielle de 1972, le Parti
démocrate avait réussi à virer les syndicats de ses instances. Bien sûr, les
candidats démocrates voulaient toujours les votes des travailleurs, ainsi que
leurs dons et leurs campagnes d’incitation au vote. Mais entre 1968 et 1972,
les syndicats avaient perdu leur place de premier groupe d’intérêt au sein de
la coalition démocrate. C’était le résultat d’une série de réformes à l’initiative
de ce qu’on a appelé la « Commission McGovern », qui avait été chargée de
changer le système de nomination du candidat démocrate à la présidentielle,
et qui en a profité pour changer le parti lui-même.

La plupart des réformes réclamées par la Commission McGovern étaient


en effet saines. Ainsi, elle avait court-circuité les échelons locaux et étatiques
de la machine du parti en créant des primaires ouvertes, ce qui était un grand
pas dans la bonne direction. La Commission avait aussi ordonné que les
délégations à la Convention de 1972 correspondent à un certain nombre de
paramètres démographiques – avec des pourcentages prédéterminés de
femmes, de minorités et de jeunes. Mais dans ses efforts de réforme, la
Commission oubliait un groupe important : elle ne faisait rien pour garantir
une représentation des travailleurs   II .

Les dirigeants syndicaux, qui avaient eu tant d’emprise sur le parti


jusqu’alors, voyaient très bien ce qui se préparait. Après des années de labeur
pour le libéralisme, ils « étaient considérés comme acquis », comme le
résume le journaliste Theodore White. « Said Al Barkan, à la tête de COPE,
le bras politique de l’AFL-CIO   III , alors qu’il voyait le scénario se tramer
début 1972 : “Nous ne laisserons pas ces Camelots de Harvard et Berkeley
nous prendre notre parti.”   3 »

Mais ils l’ont bel et bien pris. Les réformes de la Commission McGovern
semblaient populistes mais elles ont eu pour effet de remplacer un groupe par
un autre à l’intérieur du parti – en l’occurrence, de remplacer les dirigeants
syndicaux par des professionnels fortunés. Byron Shafer, un politiste qui a
étudié dans le détail les réformes de 1972, n’a aucun doute sur la dimension
de classe de ce changement :
Avant la réforme, il y avait un système des partis américain où un parti, les
républicains, répondait principalement à un électorat de cols blancs, et où l’autre,
les démocrates, répondait principalement à un électorat de cols bleus. Après la
réforme, il y avait deux partis qui répondaient tous deux à des coalitions de cols
blancs assez différentes, tandis que l’ancienne majorité de cols bleus au sein du
Parti démocrate était contrainte d’essayer de se faire une petite place dans le parti
autrefois principalement identifié avec ses besoins.   IV

Il y a des années, quand j’ai commencé à m’intéresser à la politique, j’ai


cru que ce résultat bien connu et tant commenté était un effet indésirable d’un
effort de réforme par ailleurs noble. Il s’agissait forcément d’un accident. Je
me revois en train de lire des articles sur la Commission McGovern dans ma
piaule délabrée des quartiers sud de Chicago et de me dire qu’aucun parti de
gauche au monde ne pouvait délibérément fermer sa porte aux travailleurs.
Surtout pas au moment où les organisations syndicales avaient fait tellement
pour le candidat maladroit que le parti s’était choisi. Et d’ailleurs, tout cela a
très, très mal tourné pour les démocrates. L’abandon des ouvriers a ouvert la
brèche dans laquelle les républicains se sont engouffrés pour atteindre
l’électorat en col bleu avec leur arsenal de fantasmes de guerre culturelle.
Aucun homme politique de gauche sérieux n’avait pu faire une telle bourde à
dessein.

Mais c’est pourtant ce qu’ils ont fait, lecteur. Les dirigeants démocrates ont
bel et bien choisi de s’adresser aux riches et de tourner le dos aux travailleurs 
V
. On le sait parce qu’ils l’ont écrit, pas en cachette – comme c’était le cas du
tristement célèbre Powell Memo de 1971, dans lequel le futur juge de la Cour
suprême Lewis Powell projetait un réveil politique conservateur – mais
ouvertement, et avec des accents d’idéalisme fier, appelant sans détour à une
réorientation du Parti démocrate autour des désirs de la classe
professionnelle.

Je veux parler d’un livre intitulé Changing Sources of Power , un


manifeste de 1971 écrit par le stratège démocrate et lobbyiste Frederick
Dutton, l’un des piliers de la Commission McGovern. Avec le Powell Memo
des républicains, nous avons là les plans des deux grands partis au moment
où le pays entrait dans la période désastreuse qui devait nous donner Reagan,
Bush, Clinton, Gingrich et les autres. Mais alors que Powell était un ultra-
conservateur, Dutton était un libéral sincère. Alors que Powell faisait preuve
d’une certaine malice dans le désir exprimé d’inverser le cours de l’histoire,
le ton de Dutton restait totalement naïf face à cette impression très exagérée
de vivre un moment historique qui dominait la culture de la jeunesse d’alors.
Dans la préface du livre, par exemple, il est capable d’écrire une phrase
comme : « Jamais l’avenir n’a été si fondamentalement affecté par tant
d’évolutions actuelles. »

Le raisonnement de Dutton était simple : l’Amérique étant devenue une


terre de richesse universelle, tout le vieux bazar démocrate sur les laissés-
pour-compte et les droits des travailleurs était maintenant aussi inutile qu’une
pile de 78 tours. Et les jeunes gens, enfin les étudiants blancs de la classe
moyenne supérieure – oh, ces jeunes gens étaient si sages et si vertueux, si
saints même qu’en les observant Dutton avait du mal à se contenir. C’étaient
« des aristocrates – en masse », écrivait le grand démocrate (citant Paul
Goodman) ; ils allaient « délivrer l’individu de la société de masse », « sauver
la condition humaine de la domination technologique », « rénover et
revigorer l’individualité. » Mieux : les jeunes étaient si nobles et si
spirituellement éveillés qu’en gros ils s’élevaient au-delà des basses
contingences terrestres. « Ils définissent la belle vie, non pas en termes de
seuils matériels et d’indices économiques, comme le New Deal, la Great
Society   VI et la plupart des conservateurs au sens économique l’ont fait, mais
comme “la vie accomplie” en un sens plus impalpable et personnel »,
s’émerveillait Dutton.

C’est vrai, les jeunes n’étaient guère touchés par l’économie et, vue depuis
l’année 1971, la Grande Dépression – la période qui avait façonné l’identité
du Parti démocrate – était un pays lointain souffrant de troubles
incompréhensibles. Le New Deal était en train de devenir totalement hors
sujet. Dutton reconnaissait que la coalition démocrate qui s’était formée
pendant les sombres années 1930 – il mentionnait les habitants des villes, les
fermiers et les cols bleus – bougeait encore, mais elle ne pouvait ou ne devait
pas survivre très longtemps. Ce sont là deux types de jugements très
différents mais pour Dutton ils semblaient se confondre. La grande idée de
Changing Sources of Power était que les démocrates devaient s’adresser aux
jeunes futurs professionnels parce que c’étaient des gens meilleurs, plus
libéraux ; mais Dutton suggérait aussi çà et là que les démocrates devaient le
faire parce que le monde allait dans ce sens. Le drame politique n’était plus
défini par « des classes politiques en lutte », écrivait Dutton ; désormais, les
grands acteurs sur la scène nationale étaient la Generation Now et « une
composante fortunée et émancipatrice de la classe moyenne supérieure ».

En ce temps où la prospérité américaine paraissait devoir durer à jamais,


beaucoup trouvaient que les vieux problèmes économiques avaient perdu de
leur vitalité. Les gens éveillés ne s’intéressaient plus vraiment au salaire
minimum ou aux droits des travailleurs. Mais le truc sur l’authenticité et
l’accomplissement personnel – le truc qui parlait aux « jeunes
existentialistes » –, ce truc allait faire gagner des élections. L’« équilibre du
pouvoir politique », écrivait Dutton, était passé « de l’économique au
psychologique dans une certaine mesure – de l’estomac et du portefeuille à la
psyché, en attendant peut-être un jour l’âme ».

Puis Frederick Dutton, l’éminence grise du Parti démocrate, allait plus


loin : il identifiait les travailleurs, le cœur de la coalition du New Deal,
comme « le principal groupe déployé contre les forces du changement ». En
un sens, ils étaient l’ennemi. Dutton reconnaissait qu’il était étrange
d’envisager un tel renversement de la ligne morale qui avait porté son propre
parti au pouvoir, mais on ne pouvait rien contre l’histoire. « Pendant les
années 1930, le groupe des cols bleus était en première ligne », rappelait
Dutton. « Maintenant c’est le secteur des cols blancs. » Plus exactement : « le
groupe des diplômés de l’université. » C’étaient eux qui comptaient dans le
présent transformateur d’avenir de 1971.

Mettez-vous à la place de Dutton et vous comprendrez peut-être d’où


venait tout cela. Dans les années 1960, les syndicats avaient l’air de grosses
organisations insensibles dominées par des Blancs, bien plus proches des
puissants et des aisés que des mécontents. Changing Sources of Power a paru
peu de temps après la campagne présidentielle troublante du gouverneur de
l’Alabama George Wallace, un grand ségrégationniste dont on pensait alors
qu’il plaisait surtout au prolétariat blanc. La culture de l’époque était saturée
de représentations d’ouvriers racistes qui faisaient des choses terrifiantes
comme tirer sur les protagonistes d’Easy Rider et manifester pour la guerre
du Vietnam  VII . Tout le monde savait à l’époque quels gros bourrins
réactionnaires les anciens électeurs de FDR étaient devenus ; il suffit de
regarder la série All in the Family   VIII .

Tout de même, un homme comme Dutton aurait dû y regarder de plus près.


Un coup d’œil aux pancartes des syndicats portés par les manifestants à la
Marche sur Washington de Martin Luther King en 1963 – ou à la façon dont
le syndicat United Auto Workers a soutenu le Civil Rights Act de 1964 – ou à
la grève des éboueurs noirs de Memphis en 1968 – aurait dû suffire à
suggérer que l’histoire ne se résumait pas aux stéréotypes à la Archie Bunker.
Et puis, qu’est-ce que c’était que ce démocrate qui renonçait aux questions
économiques fondamentales pour s’intéresser à la « psyché » et à l’« âme » ?
Ce n’était pas de la politique. C’était de la psychothérapie. Pire : de le
morgue aristocratique déguisée en éveil spirituel.

Pire encore : aussi sclérosés et égoïstes qu’aient pu être les syndicats en


1971, fermer la porte aux organisations de travailleurs signifiait aussi fermer
la porte aux problèmes des travailleurs. Ce qui revenait à condamner les
futures générations d’Américains – jeunes ou vieux, éveillés ou obtus, peu
importe – à vivre dans une société plus proche du Gilded Age que des
prospères années 1960. Même si Dutton ne souhaitait sans doute pas cette
issue, sa révérence pour la classe professionnelle et son mépris pour les
« héritiers du New Deal » ont ouvert la voie à une chose vraiment
malheureuse : l’effacement de l’égalitarisme économique de la politique
américaine.

Un réalignement choisi

Ce qui distinguait cet appel au réalignement de tous ceux qui ont pu être
prononcés au fil des ans, c’est la position qu’occupait Dutton dans la
Commission McGovern, qui lui conférait un certain pouvoir pour mettre en
œuvre ses théories. « Tous les grands réalignements dans l’histoire politique
des États-Unis, déclarait-il dans Changing Sources of Power , ont été
accompagnés par l’arrivée d’un nouveau groupe important dans l’électorat. »
S’il y a du vrai dans cette affirmation, ce que Dutton proposait, et ce que le
Parti démocrate a fait, était tout autre chose : un réalignement choisi. Les
dirigeants démocrates ont décidé de réorienter le parti après 1968 non parce
que c’était nécessaire à sa survie mais parce qu’ils ne faisaient plus confiance
à leur principale base électorale et qu’ils avaient commencé à en convoiter
une nouvelle, plus raffinée.

Le moment crucial de ce réalignement a été 1972, après la réforme du


mode de désignation du candidat à la présidentielle et le choix de George
McGovern lui-même comme candidat. Le résultat n’a pas été bon pour les
démocrates mais ils ont tout de même maintenu le cap. En tant que sénateur
du Dakota du Sud, McGovern avait un bilan honnête sur la question ouvrière
mais le grand public l’identifiait avec le nouveau groupe de prédilection du
Parti démocrate : les libéraux des banlieues riches. Selon une enquête, il avait
d’ailleurs fait de meilleurs scores chez ces « professionnels très qualifiés »
que chez les cols bleus, l’électorat traditionnel des démocrates, dont
beaucoup avaient été séduits par la campagne de réélection de Richard Nixon.
Cela voulait dire que McGovern l’emportait haut la main dans les grandes
villes universitaires et qu’il arrivait également en tête dans l’État connu pour
sa population de professionnels et ses universités, le Massachusetts. À peu
près partout ailleurs, le choix de s’adresser à cette catégorie de population
spécifique était forcément désastreux. McGovern a connu l’une des plus
lourdes défaites électorales de l’histoire américaine   6 .

Tout n’était pas désastre et débâcle. Entre autres choses, la campagne


McGovern a lancé les carrières politiques de plusieurs démocrates de la
nouvelle génération, comme le futur sénateur Gary Hart et le futur président
Bill Clinton, qui ont participé à la campagne de 1972 au Texas. Et d’après un
livre écrit en 1974 par le futur conseiller de Clinton, Lanny Davis, si on
creusait un peu plus les résultats de McGovern, on découvrait que détourner
l’électorat professionnel du vote républicain n’était pas forcément un mauvais
calcul. Le titre du rapport de Davis était The Emerging Democratic Majority ,
« la majorité démocrate émergente » – une formule qui devait ressurgir par la
suite au cours des longues décennies noires des luttes intestines et de l’exil
démocrates. Son argument était le suivant : si les démocrates pouvaient
regagner l’électorat ouvrier blanc tout en conservant leur nouvelle base dans
les banlieues prospères, leur triomphe était assuré.

Mais cela ne s’est jamais passé ainsi. Le parti a choisi d’intensifier sa cour
auprès de la gracieuse classe professionnelle-managériale. En 1974, à la suite
du scandale du Watergate, un très large groupe de démocrates a été élu au
Congrès – des démocrates de ce nouveau genre, qui semblaient s’intéresser
très peu aux problèmes démocrates traditionnels d’égalité économique. « Les
nouveaux démocrates étaient issus des manifestations contre la guerre et de la
campagne McGovern, des Peace Corps et du mouvement féministe, des
professions et des banlieues aisées, écrit l’historien Jefferson Cowie, mais pas
des bourses du travail et des quartiers des villes   7 . »

Leur leader de facto était le sénateur fraîchement élu Gary Hart, l’ancien
directeur de campagne de McGovern, un homme qui s’était fait connaître en
dénonçant la vieille politique ouvriériste, favorable à une vision plus
technophile. Hart est devenu le symbole de la révolte de la génération des
années 1960 contre la ligne politique de la génération précédente. Ses
discours de campagne de 1974 proclamaient « la fin du New Deal » et il
aimait se moquer des libéraux à l’ancienne, qu’il qualifiait de « démocrates à
la Eleanor Roosevelt ». Plus tard, il devait prendre la tête du groupe
d’hommes politiques épris de nouvelles technologies que les médias
surnommeront les « démocrates Atari ». Sa campagne pour la candidature
démocrate à l’élection présidentielle de 1984 a été célébrée comme un coup
porté à l’héritage du New Deal. C’était aussi l’époque où les médias
découvraient les fortunés et raffinés « yuppies » – les « Young Urban
Professional [jeunes professionnels urbains] » dont l’émergence était censée
marquer encore une nouvelle rupture par rapport à la base électorale
démocrate traditionnelle des cols bleus   IX .

Avant cela, la présidence Carter avait été un autre jalon. Dans un premier
temps, Carter était apparu comme un homme capable de regagner les
électeurs historiques du parti. Mais une fois en poste, il a affiché de toutes
sortes de manières sa rupture avec la tradition du New Deal, en annulant des
projets de grands travaux et en snobant ostensiblement les organisations
syndicales. Avec l’aide du Congrès démocrate, il a mis en œuvre la première
grosse réduction d’impôts pour les riches de l’époque, ainsi que la première
politique véritablement massive de déréglementation. En 1980, comme pour
prouver combien il pouvait se montrer intransigeant et post-partisan, avec
Paul Volcker, le président de la Fed qu’il avait choisi, il a soumis le pays à un
régime d’austérité extraordinairement vexatoire pour les travailleurs qui
constituaient autrefois la base de l’électorat démocrate.

Carter s’est avéré une sorte d’archétype, le premier d’une série de


technocrates démocrates dépassionnés. Ce n’était pas un hasard si tout le
poids des politiques de Carter reposait sur les travailleurs : son administration
n’avait pas beaucoup de sympathie pour eux. Dans un entretien de 1981 où il
revenait sur le bilan de la présidence Carter, son conseiller, l’économiste
Alfred Kahn, évoquait en ces termes les luttes contre la déréglementation et
l’inflation :
J’aimerais que les routiers gagnent moins. J’aimerais que les ouvriers de
l’automobile gagnent moins. Vous pouvez trouver ça inhumain ; je le dis de
manière abrupte mais je voudrais éliminer une situation où certains travailleurs
protégés dans des industries à l’abri de la concurrence peuvent augmenter leurs
salaires bien plus vite que la moyenne indépendamment de leur mérite ou de ce
que voudrait un marché libre et, ce faisant, exploitent d’autres travailleurs.   10

C’était un démocrate, rappelez-vous, et ce contre quoi il s’insurgeait, c’était


la façon dont les syndicats auraient soi-disant permis aux travailleurs de
prospérer « indépendamment de leur mérite ». C’est une idée qu’on entendra
à nouveau à mesure que nous avancerons dans notre histoire.

Alors que tous ces démocrates travaillaient à rompre leurs liens avec le
passé, pour les commentateurs politiques des grands médias du pays, la
réorientation des démocrates était toujours et à jamais insuffisante. Quoi
qu’ils fassent, ils n’avaient pas encore assez pris leurs distances avec le New
Deal ; ils étaient toujours trop dépendants des ouvriers de l’industrie et des
cols bleus. Les démocrates menaient une campagne présidentielle tournée
vers les professionnels aux sublimes idéaux post-partisans, ils étaient rejetés
par les électeurs – et ensuite, ces mêmes démocrates étaient dénoncés
rituellement par les penseurs télévisuels de Washington comme des exemples
de l’épuisement et de l’inutilité du New Deal. C’est ce qui est arrivé au post-
idéologique Jimmy Carter dans sa tentative de réélection ; c’est ce qui est
arrivé à l’anti-déficit Walter Mondale ; c’est ce qui est arrivé au centriste
technocratique Michael Dukakis – tous trois transformés par magie le soir de
leur défaite en films pédagogiques sur la nécessité pour les démocrates de se
convertir au centrisme post-idéologique / anti-déficit / technocratique   11 .

« L’effondrement et la fin du New Deal est l’un des événements annoncés


les plus fréquemment dans les médias américains », écrivait le politiste
Vicente Navarro en 1985. L’annonce était si répétée et prévisible à l’époque
que son recensement est devenu une sorte d’exercice universitaire à part
entière. L’historien William Leuchtenburg a rempli plusieurs chapitres de son
livre de 1989, In the Shadow of FDR , avec des avis de décès du New Deal de
ce type. Par exemple, après le désastre électoral de Carter en 1980, le
sénateur Paul Tsongas déclarait : « Pour faire simple, le New Deal est mort
hier. » Après le désastre électoral de 1984, l’éditorialiste Joseph Kraft
annonçait que « le rejet de Mondale était un rejet du Parti démocrate né de la
vieille coalition Roosevelt ». Après le désastre électoral de 1988, c’était la
même chose, alors même que le candidat Michael Dukakis n’avait pas
ménagé ses efforts pour se distancier du New Deal et même du mot
« libéral ». Sur l’éternel retour de la mort-du-New-Deal, Leuchtenburg lui-
même se demandait : « On ne comprenait pas très bien pourquoi si, comme
Gary Hart l’avait proclamé, le New Deal était mort en 1974, il avait besoin de
le tuer en 1980, et à nouveau en 1984  12 . »

Peut-on vraiment en vouloir aux médias de raconter l’histoire de cette


manière, encore et encore ? Tous les jeunes et brillants démocrates aux
idéaux post-partisans disaient la même chose. En réalité, tout au long des
années 1970 et 1980 de nouvelles vagues de penseurs libéraux n’ont cessé de
débarquer l’une après l’autre avec les mêmes idées, lues dans les astres du
ciel politique : les syndicats étaient un fardeau économique et/ou ils
dépérissaient à vue d’œil ; la société industrielle elle-même disparaissait ; et
l’avenir appartenait aux gens comme eux, c’est-à-dire – toujours – des
professionnels fortunés ou quelque autre caste hyper diplômée et
boursicotière.

Les plus enthousiasmants de ces jeunes penseurs brillants étaient les


Washingtoniens technophiles qui s’étaient eux-mêmes désignés comme les
« néo-libéraux » ; au début des années 1980, leurs réflexions audacieuses
étaient l’objet d’un manifeste, d’une anthologie, d’une biographie collective
et d’innombrables articles de journaux. Mais pour un lecteur d’aujourd’hui,
ce qui ressort particulièrement de leur travail, c’est leur dégoût pour le
syndicalisme et leur enthousiasme pour les industries de pointe. Le Manifeste
néo-libéral de 1983, par exemple, accusait les syndicats d’être responsables
des problèmes industriels du pays, déplorait tous les gâchis engendrés par les
programmes d’aide sociale et voulait déclarer la guerre aux enseignants des
écoles publiques afin d’instaurer un meilleur système éducatif et de créer
ainsi « plus de Silicon Valleys et de Routes 128   X ». Tout cela était si
moderne, si totalement d’aujourd’hui. « Les solutions des années 1930 ne
résoudront pas les problèmes des années 1980 », pouvait-on lire dans un
livre consacré entièrement à ce gang de penseurs de pointe. « Notre héros »,
annonçait l’un des leaders de la bande, « est l’entrepreneur qui prend des
risques pour créer de nouveaux emplois et de meilleurs produits »   13 .

L’avènement des nouveaux démocrates

Le succès a fini par arriver à ces divers prophètes démocrates du post-


industrialisme mais, ironie de l’histoire, c’était le fait d’un groupe qui avait
commencé par se distancier du tournant de McGovern. Je veux parler du
Democratic Leadership Council (DLC), fondé par un groupe d’hommes
politiques blancs du Sud en 1985 et censé s’adresser à l’électorat des
travailleurs abandonnés par le Parti démocrate. Selon le DLC, chaque fois
que les démocrates perdaient une élection, c’était parce que leurs dirigeants
n’étaient pas assez fermes sur la criminalité, pas assez durs sur le
communisme et trop favorables aux minorités.

Le DLC avait une théorie politique monocausale : les électeurs étaient


dégoûtés par le libéralisme culturel de l’ère post-McGovern. Pourquoi Carter
avait-il perdu en 1980 ? Trop libéral. Pourquoi Mondale avait-il perdu en
1984 ? Encore trop libéral. Pourquoi Dukakis avait-il perdu en 1988 ? Libéral
toujours. Le DLC avait aussi un seul remède pour cette maladie : le Parti
démocrate ne pouvait gagner que s’il allait vers « le centre », en coupant ses
liens avec les groupes qui constituaient sa base électorale et en adoptant
certaines orientations politiques libre-échangistes de la droite. La grosse faille
dans ce joli petit syllogisme clignotait comme une enseigne au néon : les trois
candidats démocrates des années 1980 avaient suivi exactement cette
stratégie de dérive vers la droite et ils avaient perdu.

Ce qui a fait réussir le DLC là où les autres avaient échoué, c’est


précisément d’avoir su jongler avec ces contradictions. Le DLC était une
force franchement pro-capitaliste – favorable aux lobbyistes et financée par
des grandes entreprises – et il s’autoproclamait défenseur de la classe
ouvrière. C’était une opération strictement interne à Washington et il se
présentait comme le champion des « démocrates oubliés ». L’un de ses
premiers manifestes, par exemple, reprochait aux « démocrates à statut socio-
économique élevé » de se mettre à dos l’électorat ouvrier tant culturellement
qu’économiquement, en défendant (entre autres choses) des « politiques de
croissance nulle au milieu des années 1970, au moment même où l’économie
commençait à s’enliser »   14 .
Pourquoi l’électorat ouvrier était censé rêver de budgets à l’équilibre,
d’accords de libre-échange et de tous les autres articles qui figuraient sur la
liste de souhaits du DLC, c’était là un mystère. La réponse, comme on allait
vite le comprendre, était que le DLC ne se souciait pas tant que ça des
travailleurs. L’objectif du groupe était de s’emparer du Parti démocrate pour
ses partisans lobbyistes par tous les moyens possibles, et dans les années
1980, se faire passer pour les représentants de l’Américain moyen oublié
paraissait sans doute un bon calcul.

En tout cas, dès le début des années 1990, la période prolétarienne du DLC
était terminée. Le groupe employait désormais une autre rhétorique pour
persuader les démocrates de lui laisser le volant. Ses leaders parlaient de
« dépasser la gauche et la droite », d’occuper le « centre vital », se décrivant
comme des « nouveaux démocrates » visionnaires – autant de formules
creuses qui exerçaient toutefois (et exercent toujours)un certain pouvoir
hypnotique sur l’esprit technocratique de Washington. Bientôt, le DLC avait
découvert la grande cause au nom de laquelle il avancerait dorénavant ses
revendications : non le travailleur oublié mais l’avenir – l’« économie post-
industrielle mondialisée ». C’était, déclaraient les nombreux manifestes du
groupe, pour « faire des affaires » dans ce nouveau monde qu’il nous fallait
réformer les « prestations » (c’est-à-dire la protection sociale), privatiser
l’action gouvernementale, ouvrir des charter schools , adopter une ligne dure
sur la criminalité, et tout le reste   15 .

C’était la période « futuriste » du DLC, où tout était exactement pareil que


dans la phase précédente, sauf que la Nouvelle Économie avait pris la place
du « démocrate oublié » en tant que facteur que tout le monde devait prendre
en considération. Le groupe semblait d’ailleurs désormais se délecter de
l’effondrement imminent de la classe ouvrière. Un remarquable artefact de
cette période est l’article principal d’un numéro de 1995 du magazine du
DLC intitulé « Beyond Repair : The Politics of the Machine Age Are
Hopelessly Obsolete [Irréparable : la politique de l’ère des machines est
définitivement obsolète] », où le lecteur apprend que, « grâce aux capacités
quasi miraculeuses de l’électronique, nous sommes en train de vaincre la
rareté ». Les conséquences de ce règne de l’abondance à venir, c’était que
« la vénérable politique de lutte des classes […] se meurt » ; mais aussi que
beaucoup de gens aux rangs les plus bas de la société n’auraient pas de place
dans un tel futur. Ceux qui n’étaient pas assez instruits, pouvait-on lire,
allaient mordre la poussière « comme les paysans analphabètes à l’ère de la
vapeur »   16 .

À ce moment-là, l’un des leaders du DLC s’était installé au Bureau ovale,


une histoire que je vais raconter dans les trois prochains chapitres. Mais
permettez-moi de m’écarter un instant de la chronologie pour rapporter
comment la saga du DLC s’est terminée. Dans un premier temps, rappelez-
vous, le groupe reprochait aux « démocrates à statut socio-économique
élevé » d’être trop libéraux ; mais en 1998, ils avaient opéré un revirement
complet. Cette année-là, le Democratic Leadership Council a publié un
manifeste annonçant qui seraient les heureux vainqueurs de l’histoire – et les
vainqueurs étaient ce même groupe que le DLC vilipendait autrefois en lui
reprochant de tirer les démocrates vers la gauche. Pour le découvrir, les
lecteurs devaient d’abord traverser une préface proclamant une énième fois
que « l’ère du New Deal [était] terminée », après quoi les politistes William
Galston et Elaine Kamarck étaient prêts à faire leur révélation : « La nouvelle
économie favorise une classe de la connaissance émergente par rapport à une
classe ouvrière en déclin. »

Oui, une « classe de la connaissance ». Cette caste, que les auteurs


appelaient également les « Travailleurs connectés », était constituée
d’individus « plus instruits, plus fortunés, plus mobiles et plus autonomes »
que les autres. Il était prévu que ces excellentes personnes « dominent au
moins la première moitié du xxi e siècle » et les deux partis politiques du pays
devaient absolument – sous peine de destruction totale – se battre pour
gagner leur vote. Chose incroyable, les choses que les Travailleurs connectés
souhaitaient étaient exactement les choses que le Democratic Leadership
Council avait défendues depuis sa création – des réformes des prestations
sociales, du libre-échange, des charter schools et tout le reste   17 .

Bubba entre en scène

On considère généralement les différents courants de réforme du Parti


démocrate que j’ai brièvement décrits ici comme des tendances distinctes, si
ce n’est antipathiques. Frederick Dutton et ses compagnons d’adulation de la
jeunesse éveillée appartenaient à la tendance dite de la « Nouvelle
politique » ; entre autres choses, ils étaient ouverts à des politiques radicales
sur le plan culturel et très opposés à la guerre du Vietnam. Le Democratic
Leadership Council, en revanche, était une faction de sudistes blancs casseurs
de hippies et adorateurs de l’économie de marché, qui a fini par se discréditer
totalement des années après en se réjouissant bruyamment de la guerre
d’Irak   18 .

Ces factions semblaient s’opposer, et pourtant il y avait une sorte de


mentalité persistante qui les réunissait : indépendamment de ce qu’elles
réclamaient, elles convenaient que l’obstacle était l’héritage du New Deal –
l’engagement du Parti démocrate en faveur de l’égalité pour les travailleurs.
C’était ce à quoi il fallait mettre fin.

C’est là que notre histoire prend un tour étonnant : lentement mais


inexorablement, ces différentes traditions réformistes perdantes se sont
rassemblées, et ce faisant, le Parti démocrate a commencé à gagner. Des
mauvaises idées ajoutées à d’autres mauvaises idées ont fini par donner, dans
ce cas, des victoires électorales.
Le point d’intersection exact de ces trajectoires était occupé par un certain
Bill Clinton, gouverneur de l’Arkansas, boursier Rhodes et membre de
l’équipe de campagne de McGovern qui était devenu président du DLC. Il
était le leader de la génération idéaliste des années 1960 et il faisait la guerre
aux syndicats enseignants ; il fumait de l’herbe et il n’avait jamais été
défoncé   XI ; il aimait Fleetwood Mac et il serrait la vis aux mères assistées.
C’était la synthèse en un seul homme de la dialectique sordide que j’ai
décrite, et il arrivait à Washington pour accomplir le sombre destin de sa
classe comme Lénine est arrivé à la gare de Finlande.

I . Dans son Making of the President sur l’élection de 1968, le journaliste


Theodore White écrivait que « le soutien des syndicats et l’argent des
syndicats avaient été essentiels à toutes les campagnes nationales des
démocrates depuis 1936 – mais jamais ceux qui les dirigent n’ont agi avec
plus d’efficacité, d’habileté et avec davantage de conséquences qu’en 1968.
Dans le quasi-miracle du retour de [Hubert] Humphrey en octobre, aucun
autre facteur n’a été plus important que l’armée des travailleurs syndiqués,
poussée à l’effort politique le plus considérable de son histoire ». D’après
White, ce qui avait déterminé les syndicats à s’investir à ce point était la
campagne réactionnaire inquiétante de George Wallace   1 . [Ancien
démocrate, Wallace s’était présenté comme candidat indépendant avec pour
principal thème de campagne le retour à la ségrégation. Il a obtenu la majorité
dans cinq États du Sud. Lire infra , p. ⇒ . ndt]

II . White décrivait le changement en ces termes : « En 1972, les nouvelles


réformes avaient donné une représentation catégorielle aux jeunes, aux
femmes, aux Noirs – mais elles n’apportaient aucune reconnaissance, en tant
que catégorie, aux hommes qui travaillaient pour vivre   2 . »

III . L’American Federation of Labour - Congress of Industrial Organisations


est la plus importante fédération syndicale des États-Unis. [nde]
IV . Shafer parle d’une « circulation des élites, le remplacement d’un groupe
d’acteurs politiques spécialisés par un autre aux origines, aux valeurs et aux
manières de faire de la politique sensiblement différentes ». En l’occurrence :
« L’ancienne coalition était fondée sur un électorat de cols bleus tandis que la
dernière version était composée de cols blancs de haut en bas   4 . »

V . C’est le point essentiel de la démonstration de Shafer dans Quiet


Revolution : chaque fois qu’on leur a laissé choisir le personnel ou les règles
de fonctionnement ou les témoins à faire comparaître, les démocrates à la tête
de la Commission McGovern ont fait avancer le processus de réforme dans
cette direction. Les syndicats, qui y étaient déjà sous-représentés, ont
simplement boycotté les séances, facilitant d’autant la tâche des réformateurs.

VI . La « Grande Société » désigne le programme politique mis en œuvre par


le président Lyndon B. Johnson aux États-Unis dans les années 1960, qui
comprenait une assistance sociale, un programme d’aide à l’éducation et de
lutte contre les inégalités – dont le vote du Civil Rights Act en faveur des
populations noires. [nde]

VII . C’était la période de ce que Barbara Ehrenreich appelle la « découverte


de la classe ouvrière », c’est-à-dire la « découverte » erronée par les médias
que la classe ouvrière était raciste, conservatrice et favorable à la guerre   5 .

VIII . Cette sitcom à grande audience fut diffusée tout au long des années
1970. Elle met en scène, dans leur appartement de Queens (New York), sur le
mode de la comédie, le quotidien d’une famille dont le patriarche, Archie
Bunker, avec son étroitesse d’esprit et ses préjugés surannés, incarne le
supposé conservatisme emblématique de la classe ouvrière blanche
américaine. [nde]

IX . Je m’appuie ici sur la description de Rick Perlstein, qui écrit, au sujet de


l’attitude de Hart à l’égard des démocrates à l’ancienne : « Il les méprisait
ouvertement   8 . » Après le retrait de la vie politique de Hart à la suite d’un
scandale sexuel en 1987, E. J. Dionne écrivait que son importance politique
avait reposé sur « sa capacité à rompre […] les liens avec la politique du New
Deal des années 1930, qui [avait] ralenti le parti ces dernières années   9 ».

X . Emblème de la reconversion industrielle de Boston, à partir des années


1970, dans les nouvelles technologies, la Massachusetts Route 128 contourne
l’ouest de Boston – lire infra , p. ⇒ . [nde]

XI . Pendant la campagne présidentielle de 1992, Bill Clinton a reconnu avoir


fumé de l’herbe une fois ou deux fois pendant ses études, mais « sans avaler
la fumée ». L’humoriste Johnny Carson avait commenté : « C’est le problème
avec les démocrates. Même quand ils font quelque chose de mal, ils ne le font
pas bien   19 . » [ndt]
III. L’économie, idiot !
Au début des années 1990, le pays est entré dans un de ses grands accès de
colère cycliques au sujet de l’inégalité. Pendant vingt ans, experts et
politiciens avaient espéré, prédit et annoncé qu’on était venu à bout des élans
égalitaires des années de la Dépression ; au lieu de quoi les effets
économiques du reaganisme avaient rendu la rechute inévitable. Les riches
étaient plus riches qu’ils ne l’avaient jamais été depuis la Deuxième Guerre
mondiale tandis que les petits agriculteurs et les ouvriers de l’industrie
avaient à peine de quoi vivre. Le culte de l’entrepreneur avait donné
naissance à toutes sortes d’artistes du rachat d’entreprises et de gestionnaires
de caisses d’épargne sans scrupules qui ne valaient guère mieux que des
criminels. La Bourse suivait le mouvement, galopant à un rythme effréné –
jusqu’à ce que le krach de 1987 laisse entendre que tout cela était bâti sur du
sable.

C’est l’ancien stratège républicain Kevin Phillips qui a donné le coup


d’envoi avec son best-seller de 1990, The Politics of Rich and Poor , où il
affirmait qu’il y avait une limite au-delà de laquelle les excès de la tranche
supérieure provoquaient une brutale réaction populiste – et que l’Amérique
l’avait atteinte. Le livre était rempli de ces tableaux désormais familiers
montrant comment l’inégalité s’était peu à peu accélérée et comment les plus
riches se détachaient de tous les autres. « Les familles exténuées qui gagnent
35 000 dollars par an, écrivait Phillips, ne se repaîtront pas éternellement
d’articles de magazines sur les cent hommes d’affaires les plus prospères de
Dallas ou d’émissions de télé sur le train de vie des personnalités riches et
célèbres   1 . »

L’année suivante, deux journalistes du Philadelphia Inquirer publiaient


une enquête encore plus amère sur la façon dont les riches avaient pillé les
entreprises productives du pays pendant les années 1980, mettant la nation
« sur la voie d’une société à deux classes ». En 1992, elle paraissait en livre
sous le titre America : What Went Wrong ? , avec l’image alors choquante
d’un drapeau à l’envers sur la couverture ; ce livre est resté également de
nombreuses semaines sur la liste des best-sellers. Un passage caractéristique
s’indignait qu’en 1989 « les 4 % des salariés les plus riches du pays
recevaient une masse salariale égale aux 51 % les plus pauvres. Réfléchissez
bien à ces chiffres : les 4 % les plus riches de la population active gagnaient
autant que les 51 % les plus pauvres. Et ce en ne tenant compte que des
salaires  2 . »

Le temps était à l’indignation de classe. Le boom des années 1980 avait


tourné à la brutale récession en 1990, mais le président de l’époque, le
patricien George H. Bush, ne semblait pas très concerné. En décembre 1991,
General Motors annonçait la fermeture de vingt et une usines et le
licenciement de 70 000 ouvriers. Le mois suivant, les journaux télévisés
montraient 10 000 personnes alignées dans le froid glacial de Chicago devant
un nouvel hôtel qui proposait mille postes.

Dans la campagne présidentielle en cours, le populisme économique avait


le vent en poupe. C’était la façon évidente de porter l’esprit du temps et de
contester un sortant bien né et indifférent. Quatre candidats se battaient pour
la place de favori des électeurs mécontents ; le plus convaincant était le jeune
gouverneur de l’Arkansas, Bill Clinton, qui ne reculait devant rien pour
prêcher la religion d’antan. Non seulement Clinton brandissait un exemplaire
d’America : What Went Wrong ? pendant ses discours, mais il parlait comme
ses auteurs. Désormais, les classes moyennes américaines « travaillaient plus
pour gagner moins », disait-il. « Les un pour cent des Américains qui sont en
haut de l’échelle sont désormais plus riches que les 90 % qui sont en bas »,
aimait-il ajouter, ce qu’il appelait « le plus grand déséquilibre de richesse en
Amérique depuis les années 1920, juste avant la Grande Dépression ».
D’ailleurs, disait Clinton, nous risquions désormais de voir grandir « la
première génération d’Américains qui vivent moins bien que leurs parents »  
3.

Quand on lui a finalement offert la nomination du Parti démocrate, il l’a


acceptée « au nom des Américains travailleurs qui constituent notre classe
moyenne oubliée ». Et il a ajouté : « Quand je serai président, vous ne serez
plus oubliés. »

C’était le type de campagne que les démocrates à l’ancienne avaient plaisir


à mener, la formule traditionnelle des temps difficiles, avec un roturier
brillant face à un grand personnage ennuyé qui baille devant la souffrance qui
l’entoure – un homme qui regarde sa montre quand on lui pose une question
sur les malheurs du « peuple ». C’était l’élection de 1932 qui recommençait,
avec Bush à la place du détesté Herbert Hoover. La rhétorique la plus
enflammée venait de l’un des principaux porte-parole de Clinton, le
gouverneur démocrate de la Géorgie Zell Miller. Douze ans plus tard, Miller
devait se rendre à la Convention républicaine pour soutenir George W. Bush,
ce qui lui vaut une place de choix au palmarès des renégats de l’histoire du
Parti démocrate, mais pour l’heure, en 1992, c’était encore un flamboyant
populiste du Sud, avec une grandiloquence prolétarienne si ampoulée qu’il
n’avait pas peur de commencer son discours-programme en se vantant de
l’authenticité de son accent et de sa jeunesse difficile. Il brodait sur les
« aristocrates », les « riches » et le candidat indépendant « milliardaire » Ross
Perot. Il invoquait le temps de Franklin Roosevelt. Il assaisonnait les
républicains dans un style classique. « Je sais de quoi Dan Quayle parle
quand il dit qu’il vaut mieux que les enfants aient deux parents, tonnait
Miller. Sans blague ! Et ce serait bien qu’ils soient tous rentiers aussi ! » Il
poursuivait :
Je suis pour Bill Clinton parce que c’est un démocrate qui n’a pas besoin de lire
un livre ou qu’on lui fasse un rapport sur les combats des familles
monoparentales, ou sur ce que ça veut dire d’avoir travaillé dur pour tout ce que
vous avez jamais obtenu. Il n’y avait pas de cuillère en argent en vue quand il est
né, trois mois après la mort de son père. Il a fait son chemin à l’université et en
faculté de droit sans que personne ne lui fasse de cadeau.

Dire la vérité aux faibles

Tout cela sonnait terriblement faux, comme la suite de la carrière de Zell


Miller l’a amplement confirmé. La rhétorique démocrate de 1992 aurait pu
vous faire croire que les héros des années 1930 étaient toujours parmi nous,
prêts à repartir au combat contre la fortune arrogante – de fait, tout le langage
de la campagne était conçu pour donner cette impression. Mais en vérité
Clinton et sa clique de libéraux étaient sur terre pour accomplir une mission :
effacer la mémoire et l’œuvre des démocrates de l’ère de la Dépression.

Ce n’est pas là la conclusion de quelque détracteur acerbe et cynique de


Clinton comme il y en a eu tant à une époque ; c’est le jugement mesuré et
réfléchi d’un journaliste responsable, Martin Walker, du quotidien
britannique The Guardian , auteur en 1996 de The President We Deserve .
Walker était clairement un admirateur du quarante-deuxième président et,
après avoir reconnu les défauts de Clinton, il invitait ses lecteurs à penser en
termes plus globaux : les imperfections du président étaient « finalement plus
que compensées par sa participation à la démolition attendue du vieux
consensus intenable du New Deal et à l’élaboration d’un nouveau ». Seul un
démocrate était capable d’un tel exploit, et ce fut Clinton. C’est
incontestablement sa grande réussite : il a réprimé la sensibilité des années
1930 avec une telle force qu’elle ne s’en relèvera plus jamais.

Rappelons que Bill Clinton s’était imposé sur la scène nationale en tant
que leader du Democratic Leadership Council, dont l’objectif était de faire
glisser le parti vers la droite en employant tous les outils idéologiques
disponibles. Si l’on pense au tort qu’ils ont porté par la suite aux travailleurs,
il y a une certaine ironie à voir que les Nouveaux Démocrates ont enfin pu
accéder au pouvoir exécutif à la suite d’une campagne particulièrement
populiste ressassant tous les vieux thèmes traditionnels de la gauche.

L’objectif véritable des Nouveaux Démocrates apparaissait dans Couleurs


primaires , le célèbre roman à clef de 1996 du journaliste Joe Klein sur la
campagne présidentielle de Clinton. Malgré les nombreuses allusions du
roman aux aventures extraconjugales de Clinton, Klein semble plutôt
bienveillant à l’égard de l’homme de l’Arkansas, mais aussi plus
généralement du projet du DLC. Sur les tendances égalitaires du Parti
démocrate d’autrefois, il est même franchement méprisant. Ainsi, des anciens
qui se remémorent avec tendresse les combats des années 1930 font l’objet
d’une forme de moquerie qu’il n’a même pas besoin d’expliquer ; il va de soi
que les gens qui se soucient des travailleurs sont des idiots. Et quand un
« populiste campagnard » à l’ancienne s’affronte au personnage qui
représente Clinton pour la nomination, Klein décrit un homme avec « une
voix faite pour les radios à galène », proposant « des grands travaux à la
Franklin Roosevelt (déblayage des forêts, constructions de route) aux
informaticiens au chômage ». Vous avez compris ? Ses idées sont obsolètes !
« On avait l’impression de se battre contre un musée. »

C’était la grande idée des Nouveaux Démocrates : alors que le monde avait
changé, certains électeurs démocrates s’attendaient toujours à ce que leurs
hommes politiques les aident à s’accrocher à un statut que la mondialisation
avait abrogé depuis longtemps. Mais un véritable homme d’État – un
véritable Nouveau Démocrate – devait leur faire ouvrir les yeux. La scène-clé
de Couleurs primaires est la visite par le personnage de Clinton d’un local
syndical dans le New Hampshire – « un vestige du xix e siècle, […] une
amicale des laissés-pour-compte ». À ces perdants de travailleurs, le candidat
décide de dire la dure, la désagréable vérité :
Alors je vais vous dire la vérité : aucun homme politique ne fera revenir le plein
emploi dans votre secteur. Ni ne redonnera du poids à votre syndicat. Aucun
homme politique ne pourra faire revenir les choses en arrière. Parce que nous
vivons dans un monde différent, un monde sans frontières – économiquement
parlant bien sûr. Un type appuie sur un bouton à New York et déplace un milliard
de dollars à Tokyo avant que vous ayez eu le temps de cligner de l’œil.
Aujourd’hui, le marché est mondial. Ça profite à certains. […] Mais les boulots
qui exigent du muscle iront là où la main-d’œuvre est la moins chère… or ce n’est
pas ici. Donc, si vous voulez être compétitifs et faire mieux que les autres, il vous
faudra exercer un autre type de muscles, ceux que vous avez entre les oreilles.

— Ça va être coton, fit la femme.

Là Stanton [Clinton] fit quelque chose de réellement dangereux : il ne releva


pas la nuance ironique.

— Ça va être coton, comme vous dites, rétorqua-t-il. Et quiconque prétend vous


redonner le plein emploi vous trompe. Je ne vous ferai pas l’affront de vous dire
une chose pareille. En revanche, voilà ce que je dis : notre pays tout entier doit
retourner à l’école. On doit devenir plus instruit, apprendre de nouveaux métiers.
Je travaillerai double pour trouver des moyens de vous aider à acquérir les
capacités qui vous manquent.   4

Dans le roman, c’est l’instant magique qui fait basculer la course


présidentielle : quand le personnage qui représente Clinton dit la vérité aux
faibles   I . Dans la cosmogonie de Klein, c’est là quelque chose de noble,
d’honnête, quelque chose que les démocrates doivent faire s’ils veulent
l’emporter. La scène est inventée, mais en tant que description d’un certain
point de vue démocrate, elle est parfaitement juste. Ce dont les travailleurs
ont besoin, nous dit ce passage, c’est d’être avertis que, face aux marchés
mondiaux, personne ne peut plus rien faire pour les protéger. La résistance
est futile. Seuls vos progrès individuels peuvent vous élever – pas l’action
collective, pas la politique, pas la transformation de la structure de
l’économie. Les Américains ne peuvent réussir qu’en s’attirant les bonnes
grâces du marché, et on ne peut faire cela qu’en se montrant méritants à
l’école.
Klein a eu raison de faire de cette scène le pivot de son roman. Elle soulève
la question fondamentale de ce qu’on fait face à l’inégalité – action collective
ou effort individuel –, et elle la soulève pour l’écarter par un appel désinvolte
à retourner apprendre de nouveaux « métiers ». C’est la désinvolture avec
laquelle la question de l’inégalité est écartée, la certitude de la classe
professionnelle répétée mille fois dans les déclarations présidentielles, les
séances du Sénat et les conversations informelles dans le TGV Boston-
Washington qui explique l’incapacité totale du Parti démocrate à relever le
défi de la ploutocratie.

Tout le monde peut devenir yuppie

En réalité, rappelez-vous, Bill Clinton devait son élection aux difficultés


économiques et à son talent remarquable pour convaincre les gens qu’il se
souciait réellement de leurs souffrances. Aidé par le franc-parler du
milliardaire Ross Perot, Clinton avait réussi à regagner un grand nombre des
électeurs ouvriers que les centristes technocrates qui l’avaient précédé avaient
perdus au profit des républicains.

Une fois élu, Clinton a exprimé le fond de sa pensée lors de son « sommet
économique » de décembre 1992. Voici comme il proposait de régler les
divers problèmes économiques qu’il avait identifiés pendant sa campagne :
Notre nouvelle administration doit reposer sur la prise en compte des nouvelles
réalités de la concurrence mondiale. Le monde d’aujourd’hui est un monde où ce
que vous gagnez dépend de ce que vous êtes capable d’apprendre . Il y a un
rapport direct entre les compétences élevées et les salaires élevés, et nous devons
donc mieux éduquer notre peuple pour être compétitifs. Nous serons aussi riches,
forts et pleins d’avenir que nous sommes compétents, doués et bien formés.

Je souligne la formule de Clinton sur « ce que vous gagnez » car ce


pourrait bien être le passage le plus important de tous pour comprendre
l’échec total de son parti – et de l’ensemble de notre système – face à la
question de l’inégalité des revenus. C’est une formule que Clinton a répétée à
de nombreuses reprises au cours de ses deux mandats   II . Il y a là, résumée
en une seule phrase, la quintessence de la théorie qui a justifié la politique du
travail et de la rémunération depuis ce jour et jusqu’à aujourd’hui : vous
n’avez que ce que vous méritez, et ce que vous méritez est déterminé par
votre réussite scolaire . C’est d’ailleurs censé être valable pour les individus
comme pour la nation. Tout le monde le dit. Barack Obama le dit, David
Brooks le dit, George W. Bush le dit, même le gouverneur du Wisconsin
Scott Walker le sous-entend quand il demande que la mission de l’université
du Wisconsin ne soit plus la « recherche de la vérité » mais de produire des
gens employables.

Dans une certaine mesure, il s’agit d’une vérité incontestable ; c’est même
un lieu commun : personne ne peut aller très loin s’il ne sait pas lire ou
compter. La recherche-développement est une chose fondamentale. Les gens
doivent avoir les compétences nécessaires pour faire tourner les rouages de la
machine.

Mais pas besoin de grand diplôme pour comprendre que tous ces discours
sur l’éducation visent davantage à rationaliser l’inégalité qu’à l’atténuer .
Mettre des résultats économiques sur le compte des années d’études et des
bons résultats aux examens d’entrée à l’université, c’est les arracher à la
sphère de l’économie pour les rattacher au domaine de la réussite personnelle
et de l’intelligence individuelle. De ce point de vue, les salaires ne sont pas ce
qu’ils sont parce qu’une des parties (le patronat) dispose d’une certaine
quantité de pouvoir sur l’autre (les travailleurs) ; les salaires sont ainsi parce
que le dieu du marché, dans son impartialité sans pareille, récompense ceux
qui font preuve de talent et de jugeote. Les bons sont ceux qui ont reçu un
bon point de leur instituteur à l’école primaire, une belle lettre d’admission
d’une bonne université et qui ont la belle vie une fois leur beau diplôme en
poche. Tout cela parce que ce sont les meilleurs. Ceux qui n’écoutent pas au
lycée finiront par ramasser les canettes vides au bord de la route. Chacun de
ces résultats est entièrement de notre fait.

Une des sources de cette idée était bien entendu la tradition protestante du
pays et son éthique du travail. Mais il y avait aussi une source contemporaine
importante. Quelques pages plus haut, quand j’ai évoqué un certain nombre
d’auteurs populaires qui ont écrit sur l’inégalité au début des années 1990,
j’ai volontairement laissé de côté celui dont les opinions ont fini par avoir le
plus d’influence : le professeur de Harvard Robert Reich, un proche de
Clinton, qui l’a nommé secrétaire au Travail en 1993. Pendant la campagne,
Clinton avait emporté partout avec lui un exemplaire passablement écorné de
l’œuvre maîtresse de Reich, The Work of Nations , publiée en 1991, et le
programme de formation continue et de dépenses d’infrastructure annoncé
pendant la campagne suivait la stratégie préconisée par Reich   5 . Comme les
autres livres que j’ai mentionnés, The Work of Nations reconnaissait que la
plupart d’entre nous étaient en train de sombrer pendant que d’autres
connaissaient une réussite fabuleuse. De son ton gentiment ironique, Reich
racontait comment les nantis – l’« heureux cinquième » de la population,
comme il les appelait – étaient engagés dans une forme de « sécession » par
rapport au reste de la communauté américaine, en se retirant dans des
banlieues chic et des écoles privées. Là, ils pouvaient « faire leurs courses,
travailler et aller au spectacle sans risque de contact direct avec le monde
extérieur ».

Aujourd’hui, Robert Reich est une sorte de prophète populiste qui lutte
pour la justice économique, mais à l’époque, c’était un penseur d’un tout
autre genre. Les signaux de détresse en forme de drapeaux à l’envers
n’étaient pas pour lui. Même s’il reconnaissait l’inégalité montante, il avait
l’air plutôt satisfait de la façon dont les choses tournaient. The Work of
Nations passait pour une critique, mais c’était en réalité une déclaration
d’amour aux vainqueurs de la société – les « analystes symboliques », selon
sa fameuse désignation, les professionnels et les consultants dont le travail
était créatif et agréable et intellectuel et qui surfaient sans effort sur les
vagues du marché international, connectés électroniquement à toute heure
alors même qu’ils sillonnaient le monde en avion. Tandis que les travailleurs
de l’industrie voguaient désespérément vers la poubelle de l’histoire, les
analystes symboliques étaient la classe montante, les seuls gens qui
comptaient vraiment : « Jamais auparavant dans l’histoire, écrivait Reich, des
gens n’ont vécu dans une telle opulence après l’avoir gagnée, et par des
moyens légaux. »

Ce passage sur les vainqueurs qui ont « gagné » leur richesse est un
argument moral crucial. Pour certains, la crevasse sociale qui a commencé à
s’ouvrir dans les années 1980 était un scandale ; pour Reich, le succès des
analystes symboliques était parfaitement légitime. Ils étaient les créatifs qui
« apportaient une réelle valeur ajoutée ». Ils étaient extrêmement instruits.
Leurs innovations étaient demandées partout dans le monde. Ils étaient le
mérite.

Dans la vision du monde de Reich vers 1991, on ne pouvait pas faire


grand-chose pour cette partie de la population qui avait encore un emploi
traditionnel de col bleu. À l’avenir, les gens devraient soit servir les analystes
symboliques, soit devenir analystes symboliques eux-mêmes. Reich nous
assurait que c’était possible, pourvu qu’on consacre plus de moyens à
l’éducation, aux infrastructures et à la formation professionnelle.
Contrairement à d’autres classes dominantes dans l’histoire, il n’y avait
techniquement pas de limite au nombre de personnes susceptibles de
rejoindre cette caste favorisée, qui pouvait grossir et « vendre ses services
symbolico-analytiques dans le monde entier ». En théorie, tout le monde
pouvait devenir un yuppie.
Plus sérieusement, le grand défaut de cette idée de Reich d’orienter tout le
monde vers l’analyse symbolique était simplement qu’elle passait à côté de la
question. Moderniser les boulots que faisaient les gens n’allait rien changer
au fond du problème de l’inégalité. Pendant la campagne de 1992, Clinton
avait trouvé l’une de ses meilleures formules quand il avait parlé des
Américains qui « travaillaient plus pour gagner moins » ; il reconnaissait
ainsi l’une des données fondamentales du débat sur l’inégalité depuis
plusieurs décennies : la productivité du travail augmente mais pas les salaires.

C’était – et cela demeure – une dimension essentielle du problème de


l’inégalité. Avant la fin des années 1970, la productivité et les salaires avaient
toujours progressé de concert – plus les travailleurs produisaient, plus ils
gagnaient d’argent. Mais au début des années 1990, ces deux choses étaient
clairement disjointes. Les travailleurs produisaient plus que jamais mais ils
n’en tiraient plus parti   6 . Pour le dire autrement : les travailleurs travaillaient
autant et aussi bien qu’avant, mais c’est désormais Wall Street qui en était
récompensé. C’était un dysfonctionnement massif et fondamental, mais en
aucun cas un échec de l’éducation. Si le problème était venu d’un manque de
compétences des travailleurs, la productivité n’aurait pas augmenté si
rapidement.

Le vrai problème de ces travailleurs était le défaut de pouvoir, pas le défaut


d’intelligence   7 . Les gens qui produisaient étaient en train de perdre leur
capacité à exiger leur part. Les gens qui possédaient prenaient toujours plus.

Aujourd’hui, cette disjonction entre la productivité et la rémunération


touche presque tous les types de travail – col blanc, col bleu ; symbolique,
littéral ; physique, intellectuel ; analytique, représentatif ; pour nous tous, la
stagnation, tandis que les possédants s’élèvent à des hauteurs
stratosphériques. Mais dans la mesure où c’est d’abord arrivé aux ouvriers, il
était possible pour des démocrates comme Reich et Clinton de regarder la
situation et de conclure que le vrai problème était le niveau scolaire minable
de ces travailleurs.

Cette erreur a coûté très cher. Si une telle interprétation devait sans doute
flatter l’ego des bien-diplômés, elle permettait surtout aux démocrates
d’ignorer ce qui se passait dans l’économie réelle – du pouvoir
monopolistique à la financiarisation et aux rapports entre patrons et
travailleurs – au profit d’un fantasme moral qui ne les obligeait à s’opposer à
personne. Du point de vue de Clinton, qui allait devenir le point de vue
démocrate dominant, les seules personnes qui devaient changer leur façon de
faire étaient les victimes elles-mêmes.

L’inégalité débarque à Typiqueville (USA)

Clinton & Cie auraient bien fait de s’intéresser à ce qui se passait dans une
petite ville des Prairies de l’Illinois, Decatur – ses baraques à hamburger, ses
peintures murales de la Work Projects Administration   III et ses nombreuses
statues d’Abraham Lincoln, un petit gars du coin qui a fait du chemin.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Decatur représentait si exactement la
quintessence de ce-que-nous-sommes qu’elle avait atteint 99 % sur une
échelle de « typicité » établie par un professeur de la Côte Est ; le professeur
en question – Paul Lazarsfeld, de l’université Columbia – décida alors
d’envoyer à Decatur un sociologue encore inconnu à l’époque, C. Wright
Mills, pour qu’il y étudie cette population si absolument moyenne   8 . Ce que
Mills a trouvé à Decatur constituera plus tard la base des Cols blancs , sa
fameuse étude sur la mentalité des classes moyennes américaines   9 .

Mills aurait dû rester un peu plus longtemps. Peu après le début de la


présidence Clinton, cette ville américaine parfaitement moyenne est entrée
dans une guerre des classes, avec des grèves dans trois différentes usines.
Tout a commencé en 1993 quand les dirigeants d’une usine de transformation
du maïs, propriété de la multinationale de l’édulcorant Tate and Lyle, ont
décidé de mettre à pied leurs employés syndiqués. Les négociations sur les
contrats étaient dans l’impasse depuis un moment. Les syndicats étaient
inquiets de ce qu’ils considéraient comme des conditions de travail
dangereuses à l’usine et la direction exigeait des concessions si extrêmes – ils
voulaient notamment instaurer des rotations de douze heures au lieu des huit
heures de travail habituelles – qu’elles semblaient faites pour provoquer la
grève. Au lieu de quoi, les syndicalistes avaient lancé une campagne pour
appeler à travailler exactement comme leurs superviseurs et les manuels
d’exploitation des machines les invitaient à le faire, ni plus ni moins. La
production baissa. La direction répondit en embauchant du personnel pour
remplacer les ouvriers lock-outés   10 .

Peu de temps après le début du lock-out, les syndicats représentant les


ouvriers de l’usine de pneus Firestone et de l’usine d’engins de chantier
Caterpillar se sont également mis en grève. Là aussi, le problème était la
journée de douze heures, mais aussi une grille des salaires différenciée qui
faisait que les nouveaux employés ne pourraient plus jamais espérer gagner
autant que ceux qui avaient été embauchés auparavant. Les concessions
demandées n’étaient pas ordinaires. Comme je l’ai appris en me rendant à
Decatur en 1994, l’horloge interne des ouvriers ne peut pas s’adapter à des
rotations dont les horaires changent constamment. Plus grave encore, la
rotation de douze heures les aurait empêchés de participer à la vie de leur
famille ou de leur ville : plus d’association sportive ou de chorale paroissiale
pour eux   11 .

Les trois sections locales de Decatur ont vite fait cause commune et,
bientôt, une bonne partie de la population active de cette ville américaine
parfaitement typique était dans la rue. Avec des affiches, des pancartes, des
journaux et tous les outils de communication de l’ère pré-Internet, ces
habitants mécontents du Midwest s’adressaient au reste du pays pour raconter
comment leur ville était devenue une « zone de guerre », ce qui était pour eux
une façon de faire entendre que les prolétaires américains étaient dans le
collimateur d’un nouvel ordre économique implacable.

Comme on le vit bien vite, les travailleurs ne croyaient pas si bien dire en
parlant de zone de guerre. La police locale fit rapidement monter la tension
par une violente démonstration de force, en utilisant du gaz lacrymogène
contre une foule de manifestants pacifiques aux portes de l’usine Tate and
Lyle. Je vivais à Chicago à l’époque et je me rappelle avoir été choqué par les
images de cet incident, notamment l’une d’entre elles, particulièrement
poignante, qui montrait un manifestant assez âgé brandissant un drapeau
américain tandis que son visage était aspergé de gaz poivre.

C’était une image assez typique là encore. Les syndicalistes de Decatur se


sont radicalisés avec le temps, mais ils prenaient toujours soin de commencer
leurs meetings par le Serment d’allégeance   IV . Et ces meetings… J’ai le
cœur serré quand je repense à combien tous ces gens croyaient sincèrement à
la démocratie, combien ils étaient convaincus que si les Américains moyens
pouvaient se rassembler et discuter et se mettre d’accord sur un plan d’action,
eh bien, ils pouvaient vaincre les multinationales. La solidarité allait
l’emporter sur tout le reste. On avait l’impression d’être revenus au temps de
Lincoln. Ou de Roosevelt en tout cas.

Ce que je me rappelle surtout – ce que je n’oublierai jamais –, c’est une


manifestation à laquelle j’ai assisté en octobre 1994, qui passait devant les
trois usines touchées. Sept mille personnes de toute la région avaient rejoint
la zone de guerre pour y participer, et à un moment, je suis monté sur un pont
pour regarder le défilé. La rue était remplie à perte de vue d’une multitude de
travailleurs et de citoyens ordinaires qui marchaient ensemble – même la
police avait renoncé à intervenir à ce stade –, et en assistant à tout cela, j’ai eu
la sensation de comprendre d’un coup ce que pouvait être le libéralisme, ce
qu’il défendait et d’où il tirait son pouvoir – ou plutôt, d’où il avait autrefois
tiré son pouvoir.

Selon la direction des entreprises, le vrai problème était le déni des


employés ; le syndicat « pense qu’on est toujours en 1950 », déclarait le PDG
de Caterpillar   12 . Ces habitants mécontents du Midwest n’avaient
simplement pas compris combien le monde avait changé, combien la
concurrence était devenue sauvage – et combien il était désormais ridicule
pour des prolétaires de vouloir vivre la vie des classes moyennes. (C’est
d’ailleurs toujours ce que disent les PDG à quiconque s’attend à être payé
décemment.)

Pendant ce temps, l’administration démocrate à Washington n’a


pratiquement rien fait pour arranger la situation dans la zone de guerre du
Midwest ; Robert Reich s’était d’ailleurs demandé, dans un entretien au New
York Times en 1993, « si le syndicat traditionnel [était encore] nécessaire sur
le lieu de travail moderne   13 ».

Les syndicalistes eux-mêmes avaient une vision plus sombre – et, comme
on peut le voir aujourd’hui, plus exacte – de ce qui nous attendait. Lors d’une
réunion syndicale agitée en 1994, alors que je parlais, avec un petit groupe,
des luttes syndicales du passé, Royal Plankenhorn, un ouvrier lock-outé de
Tate and Lyle, me dit ceci : « Là, c’est notre tour. Et si on ne le fait pas, la
classe moyenne telle qu’elle existe aujourd’hui dans le pays disparaîtra. Il y
aura deux classes, les très très pauvres et les très très riches  14 . »

Délits yuppies

Mais Decatur était loin de Washington et, à ma connaissance, ses problèmes


n’ont pas eu le moindre retentissement au sein du sage Brain Trust de Bill
Clinton. C’était l’aube de la Nouvelle Économie, le triomphe de la créativité,
la vieille industrie se mourait et ceux qui avaient la chance de faire partie des
émergents étaient absolument sûrs du sens de l’histoire.

Comment pouvaient-ils en être si sûrs ? Comment la classe libérale était-


elle si certaine que l’éducation et la formation étaient la solution à l’inégalité
en même temps que la clé du succès individuel et national ?

Cette certitude tenait d’abord au fait qu’absolument tout le monde répétait


les mêmes lieux communs. Le post-industrialisme ! La mondialisation ! Les
autoroutes de l’information ! C’étaient là les dieux devant lesquels tout le
monde s’inclinait à l’époque, des divinités qui faisaient connaître leur volonté
à tous les éditorialistes et théoriciens du management du pays.

Mais si tant de gens étaient à ce point convaincus que l’éducation était la


clé de toute chose, de la prospérité individuelle à la compétitivité nationale,
c’était aussi, là encore, que c’était vrai pour eux. Leur passage par les bonnes
universités était ce qui leur avait permis de réussir, ce qui les avait définis en
tant que génération, ce qui leur avait fait échapper au Vietnam ; ils pensaient
donc naturellement que cela pouvait fonctionner pour tout le monde à tout
moment et en toute situation.

Pensez à l’histoire du nouveau président lui-même. C’est l’enseignement


supérieur qui avait ouvert toutes les portes pour Clinton, qui avait permis à ce
roturier talentueux né dans un trou perdu de parcourir le monde et de pénétrer
les cercles supérieurs de l’élite du pouvoir. Et il en était de même pour à peu
près tous les confidents de Clinton : c’étaient des professionnels dont le
mérite était attesté par leur réussite universitaire. Martin Walker, l’auteur de
The President We Deserve , commence sa biographie en s’émerveillant des
différents cercles d’amis surdiplômés de Clinton – ceux de l’université de
Georgetown, ceux de la Bourse Rhodes, ceux de la faculté de droit de Yale –
puis il imagine les puissantes synergies qui pouvaient se produire quand il
mettait en contact un groupe d’amis brillants avec un autre.

Le gouvernement de Clinton était une sorte de Woodstock yuppie, un


rassemblement des tribus les plus qualifiées. Les commentateurs de l’époque
comptaient combien d’entre eux avaient fait telle école et combien telle
autre ; combien étaient mariés à des journalistes importants et combien à des
professeurs d’université importants. Ils formaient un tout petit réseau si étroit
d’acharnés, tous ces bûcheurs surdiplômés qui se connaissaient tous, en plus
de connaître tout sur tout. « L’administration Clinton devait réaliser le rêve
de Cecil Rhodes, écrivait le journaliste britannique Walker   V . Rarement un
pays étranger a été dirigé si totalement par une élite si étroitement définie   VI

Clinton avait promis de nommer un gouvernement qui « ressembler[ait]


plus à l’Amérique qu’aucune administration qui l’avait précédé ». C’est vrai
que son gouvernement nous ressemblait – il y avait des blancs, des noirs, des
basanés, des hommes, des femmes. Examinés sous tout autre aspect que leur
apparence extérieure toutefois, ils n’étaient absolument pas représentatifs. En
1992, la convention démocrate s’était moquée de l’entourage d’aristocrates
de George H. Bush qui n’avait aucune idée de la vie qu’on pouvait mener
dans une vallée des Appalaches, et on apprenait maintenant que le
gouvernement de populistes de Clinton comptait plus de millionnaires que
celui de Bush. En outre, plus de trois quarts d’entre eux étaient avocats. Le
pays avait seulement remplacé une élite par une autre ; une direction
d’hommes d’affaires par une collection de professionnels performants.

Un épisode a été particulièrement révélateur de l’aveuglement de Clinton à


l’égard de la situation des gens ordinaires. Je veux parler de la brève
polémique autour de la procureure générale qu’il avait nommée dans un
premier temps : une certaine Zoë Baird, une avocate d’affaires très influente,
mariée à un célèbre professeur de droit de Yale. À eux deux, Baird et son
mari gagnaient plus de 650 000 dollars par an, mais ils jugeaient bon de payer
leurs deux domestiques sans papiers un peu plus de 250 dollars par semaine,
sans même les déclarer. Si Baird avait été nommée par Bush, l’épisode aurait
certainement constitué une leçon vivante sur le fonctionnement des classes et
de l’inégalité – un « instant pédagogique », selon la formule à la mode. Mais
bien sûr, ce n’était pas cela du tout. C’était trois fois rien. Cela n’a
aucunement dérangé l’équipe de vérification de Clinton. Ils ne voyaient là
qu’un « délit yuppie », plaisanta l’éditorialiste Clarence Page   16 . C’est peut-
être choquant pour vous, mais dans les cercles où ces gens évoluaient, c’était
à peu près aussi condamnable que les bêtises de Ferris Bueller et ses copains
pendant leur folle journée   VII . Le Congrès ne jugea toutefois pas le délit si
mineur et la nomination dut être retirée.

Bill Clinton a souvent été décrit comme le leader de sa génération, mais


plus exactement il est le leader d’un groupe de privilégiés particulier au sein
de sa tranche d’âge – le leader d’une classe. Et c’était au tour de sa caste de
prendre les commandes. Avec les chansons sentimentales de Judy Collins en
fond sonore, un groupe privilégié succédait à un autre. Quelques journalistes
l’ont compris à l’époque : en regardant les tableaux de service des gens
nommés par Clinton, de leurs conjoints et de leurs cercles d’amis, Jacob
Weisberg, de New Republic , s’est inquiété des « relations de plus en plus
intimes entre la presse, la justice, l’université et le gouvernement ».
« Rarement, concluait-il, les élites au pouvoir dans de si nombreux domaines
ont été constituées d’une clique si étroite, hermétique et incestueuse. »

Il y a autre chose que Weisberg a compris dès les premiers temps de la


présidence : « Les membres du cercle de Clinton ont une forte conscience de
classe qui leur fait penser qu’ils ne sont pas seulement à cette place parce
qu’ils ont eu de la chance. Ils dirigent parce qu’ils sont les meilleurs   17 . »
I . L’auteur renverse ici la formule proverbiale sur la nécessité, et la difficulté,
de dire la vérité aux puissants – « speaking truth to power ». [ndt]

II . Clinton a notamment prononcé cet aphorisme en 2000, alors qu’il signait


une loi qui augmentait considérablement le nombre de visas H-1B pour les
travailleurs des industries de pointe, diluant d’autant les revenus potentiels de
tous ces Américains qui s’étaient formés consciencieusement pour acquérir
les compétences attendues par la Nouvelle Économie.

III . Créée en 1935 par Franklin D. Roosevelt, la WPA fut la principale


agence fédérale du New Deal, qui employa des millions de personnes, surtout
dans les régions rurales de l’Ouest des États-Unis. [nde]

IV . Le « Pledge of Allegiance » est un serment d’allégeance au drapeau des


États-Unis et à la République, « une nation unie sous l’autorité de Dieu,
indivisible, avec la liberté et la justice pour tous ». [nde]

V . Figure majeure de l’impérialisme britannique en Afrique du Sud (il a


donné son nom à la Rhodésie), homme d’affaires et philanthrope, Cecil John
Rhodes (1853-1902) créa notamment la « Bourse Rhodes » destinée à
financer les études d’« élèves méritants » à l’université d’Oxford – dont Bill
Clinton bénéficia. [nde]

VI . J’imagine que, par « étranger », Walker entendait « étranger à la Grande-


Bretagne »   15 .

VII . Comédie américaine, La Folle Journée de Ferris Bueller’s (Ferris


Bueller’s Day Off , 1986) met en scène les frasques d’un adolescent,
sympathique et paresseux, dans sa banlieue aisée de Chicago. [nde]
IV. Les agents du changement
On se souvient tous des années de la présidence de Bill Clinton comme d’une
belle époque. L’économie était florissante, la Bourse grimpait et cet état
d’esprit était contagieux. Sans même détenir une seule action, vous vous
sentiez bien.

Et pourtant, qu’est-ce que Clinton a fait de ses huit années à la Maison-


Blanche ? Au moment d’écrire ce livre, je demandais régulièrement à mes
amis libéraux s’ils se souvenaient de lois progressistes qu’il avait fait passer,
de politiques nobles qu’il avait défendues – vous savez, les bonnes choses
que Bill Clinton avait faites pendant sa présidence. Qu’est-ce qui justifiait,
me demandais-je, qu’on soit censé penser tant de bien de lui – en dehors de la
bonhomie évidente du personnage, bien entendu ?

Mes amis libéraux avaient bien du mal à me répondre. Certains citaient des
évidences : Clinton a augmenté le salaire minimum et développé le crédit
d’impôt sur le revenu pour les ménages pauvres. Il a ramené le budget à
l’équilibre. Il y a eu l’interdiction des armes d’assaut. Et il a bel et bien
proposé un programme national d’assurance-maladie, bien que très modeste
et si mal pensé en réalité qu’il apparaît plutôt comme un modèle de tout ce
qu’il ne faut pas faire pour imposer une réforme importante.

À part ça, pas grand-chose. Personne ne pouvait citer une grande cause
perdue de Clinton ; après tout, on parlait du type qui avait commandé un
sondage pour choisir son lieu de vacances. La grande affaire de sa
présidence, c’était le financement privé de sa campagne, pas le courage
personnel – Clinton est ce président qui a mis en location la chambre Lincoln
à la Maison-Blanche, bordel ; et à la fin de son mandat, il semble même qu’il
ait vendu une grâce présidentielle   I .
Il n’est pas difficile de se souvenir des raisons officielles, consensuelles,
pour lesquelles on est censés admirer Bill Clinton – les réussites qu’un
inévitable biopic de Spielberg pourra illustrer d’anecdotes personnelles
étonnantes et émouvantes. D’abord, il y a l’économie qui se portait bien
pendant sa présidence. Si bien, en réalité, qu’on a été proches du plein emploi
plusieurs années, tandis que le Dow Jones a atteint les 10 000 points et que
l’indice Nasdaq grimpait carrément à la verticale – un temps d’abondance
presque inconcevable vu d’aujourd’hui. À l’évidence, c’est ce qui l’emporte
sur tout le reste.

L’autre grande source du mythe Clinton est la vendetta insensée menée


contre lui par les républicains – ce que son ancien conseiller Sidney
Blumenthal a appelé « les guerres clintoniennes ». Les attaques ont
commencé peu de temps après sa prise de fonction – le pseudo-scandale du
Whitewater était à la une du New York Times en 1992  II – et les guerres
clintoniennes étaient si manifestement, si outrageusement injustes qu’il était
impossible de ne pas se ranger derrière leur victime. Les ennemis de Clinton
ont dépensé des millions pour ratisser l’Arkansas à la recherche de ses
anciennes maîtresses. N’oublions pas que le Congrès a entamé une procédure
d’impeachment contre ce type parce qu’il avait menti au sujet d’une pipe.

Pour beaucoup d’auteurs qui ont étudié la présidence Clinton, les guerres
clintoniennes éclipsent tout le reste. Prenez l’éminent journaliste Carl
Bernstein, par exemple, auteur d’une biographie soigneusement documentée
d’Hillary Clinton, femme de Bill et « co-présidente ». Dans la partie que
Bernstein consacre aux années passées par le couple à la Maison-Blanche, il
y a tellement de pages remplies de détails sur Vince Foster et le Bureau des
voyages officiels   III et les procureurs indépendants et les grands jurys et les
bordereaux de facturation manquants que le biographe finit par reléguer le
bilan réel du président Bill Clinton à quelques paragraphes décousus çà et là  
1.
La politique se réduisait alors aux guerres clintoniennes et Bill Clinton les
a gagnées. La droite moralisatrice, malotrue, pharisaïque, s’est déchaînée
contre lui et il a tenu. Il a défié le GOP et il a réussi à se faire réélire alors
même que son parti perdait le contrôle du Congrès. Il a déjoué les plans des
républicains pendant les guerres budgétaires de 1995 et 1996, et il est
parvenu à convaincre la population que c’étaient eux qui étaient responsables
de l’arrêt des activités gouvernementales.

La prospérité économique et la victoire dans les guerres clintoniennes :


cela suffit à garantir à Clinton une place parmi les immortels   IV . D’ailleurs,
avant le krach de 2008, mes collègues à Washington avaient tendance à
considérer l’administration Clinton comme un triomphe manifeste. C’était à
cela que devait ressembler une présidence démocrate réussie. C’était le
modèle. Faire ce qu’avait fait Clinton, c’était suivre la voie évidente de la
sagesse.

Hier n’est plus

Mais aujourd’hui, il n’y a plus rien d’élémentaire à juger la présidence


Clinton héroïque. Après l’éclatement de la bulle Internet en 2000, les
scandales de la période Enron   V et l’effondrement de l’escroquerie du
marché immobilier, notre point de vue sur les prospères années 1990 a pas
mal changé. On se souvient maintenant que c’est l’administration de Bill
Clinton qui a déréglementé les marchés dérivés, qui a déréglementé les
télécommunications et qui a liquidé les dernières législations bancaires
contraignantes de notre pays. C’est lui qui a employé toutes ses forces pour
faire passer au Congrès l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna) et
qui a appris au reste du monde que la bonne réponse à la récession était la
réduction du déficit fédéral. L’incarcération massive et l’abrogation des aides
sociales, deux autres grandes réussites de Clinton, sont les piliers de l’État
répressif qui a rendu si difficile la vie des couches les plus vulnérables de la
société. Il aurait aussi porté un coup sévère à la Sécurité sociale   VI si l’affaire
Monica Lewinsky ne l’en avait pas empêché. Mesurée à l’aune de l’inégalité,
l’administration de Clinton n’est pas héroïque, elle est odieuse.

Certains pensent qu’il est injuste de critiquer le président Clinton pour ces
actes. À l’époque, rappellent-ils, ces initiatives faisaient l’objet d’un
assentiment presque unanime. Dans le petit groupe compact de
professionnels qualifiés qui dominaient son administration comme la ville où
ils travaillaient, pratiquement tout le monde était d’accord sur ces sujets. Au-
dessus de chacun d’eux planait un sentiment d’inévitabilité, voire d’évidence,
comme s’il s’agissait des demandes politiques incontestables de l’histoire
elle-même. La mondialisation voulait que ces choses arrivent. Le Futur
voulait qu’elles arrivent. Naturellement, la classe professionnelle voulait
aussi qu’elles arrivent.

Le terme que Clinton aimait employer pour résumer cette sensation


d’inévitabilité était « changement ». Il s’agit bien évidemment depuis
longtemps d’un des mots préférés des hommes politiques de gauche ; il
signifie que « Nous le peuple » avons le pouvoir de donner forme au monde
qui nous entoure   VII . C’est un mot plein d’espoir. Mais quand Clinton
déclarait dans un discours sur le libre-échange en 1993 que « le changement
s’impose à nous. Nous n’y pouvons rien », il consacrait précisément le
contraire du credo progressiste. Le changement était une force extérieure
qu’on ne pouvait ni éviter ni contrôler ; c’était une réalité qui limitait ce que
nous pouvions faire politiquement et qui avait d’ailleurs déjà fait pour nous
par avance la plupart de nos choix politiques. Le rôle de « Nous le peuple »
n’était plus de produire le changement mais de se soumettre à son empire.
Naturellement, Clinton n’omettait pas de décrire cette chose majestueuse, ce
« changement », en faisant référence à une force naturelle : « Une nouvelle
économie mondiale d’innovation constante et de communication instantanée
entrouvre notre monde comme un nouveau fleuve, source d’énergie mais
aussi de perturbation [disruption ] pour les gens et les nations qui vivent sur
son parcours   2 . »

Clinton parlait du changement comme d’autres hommes politiques


parlaient de Dieu ou de la Providence ; on pouvait réussir économiquement,
a-t-il annoncé un jour, « si on fai[sai]t du changement notre ami   VIII ». Le
changement était volage et impénétrable, une influence ininfluençable qui
exerçait telle ou telle action comme bon lui semblait. Notre devoir – ou, plus
exactement, votre devoir à vous, citoyen des classes moyennes – était de vous
conformer à son bon vouloir, à vous « adapter au changement », comme le
président l’a expliqué en parlant de l’Aléna.

Le culte du « changement » était tout à fait banal dans la littérature sur le


management de l’époque, mais c’est Clinton qui l’a introduit dans la sphère
publique. Pour lui, la politique fonctionnait ainsi : chaque négociation était
conclue d’avance. Chaque programme législatif était une manière de
répondre au déferlement d’une force historique irrésistible que lui et ses
conseillers avaient présagée. Le rôle du Congrès était de trouver la meilleure
manière de s’incliner devant la nouvelle réalité telle que la caste de Clinton la
percevait.

Mauvais cerveaux

La première fois que j’ai pris conscience de ce discours de l’inévitabilité,


c’était en 1993, pendant la bataille de l’Aléna. L’accord avait été négocié par
le président précédent, George H. Bush, mais la majorité démocrate au
Congrès avait résisté à la première version du traité, renvoyant les différentes
parties à la table des négociations. Comme tant d’exploits de l’ère Clinton, il
a fallu un président démocrate, en collaboration avec les membres
républicains du Congrès, pour faire passer ce jalon du néolibéralisme.

Selon le président lui-même, l’objectif de l’accord était simple : « L’Aléna


va abattre les barrières commerciales, déclarait-il en le signant. Il va créer la
plus grande zone de libre-échange du monde et il va créer 200 000 emplois
dans ce pays rien qu’en 1995. » Le papier à lettres d’un groupe de pression en
faveur du traité était orné d’une version encore plus laconique de ce
raisonnement : « Accord de libre-échange nord-américain – Exportations.
Meilleurs emplois. Meilleurs salaires   4 . »

Mais ce n’est pas la raison qui nous a vendu l’Aléna ; c’est un simulacre de
raison, et j’entends par là cette grande inévitabilité divine, invoquée dans le
langage de certitude de la classe professionnelle. « On ne peut pas arrêter le
changement mondial », déclarait Clinton dans son discours de signature. La
formule qui exprimait le mieux ce sentiment était : « It’s a no-brainer – pas
besoin de cerveau : ça tombe sous le sens. » Lee Iacocca a employé la
formule dans une publicité pour l’Aléna à la télé, et bientôt tout le monde l’a
reprise   5 . Mêlant la simplicité et l’évidence absolue, la formule était tout à
fait dans la note du discours ambiant. La mondialisation était irrésistible et le
libre-échange était toujours et en toute situation une bonne chose. Si bonne
qu’il n’était pas vraiment nécessaire de l’expliquer. Tout le monde le savait.
Tout le monde était d’accord.

Pourtant, il y avait tout de même des gens qui s’opposaient à l’Aléna, les
syndicats, par exemple, et Ross Perot, et la majorité des démocrates à la
Chambre des représentants. L’accord n’était ni simple ni limpide : il faisait
deux mille pages et, selon les journalistes qui l’avaient vraiment lu, l’objectif
était moins de supprimer les droits de douane que de permettre aux
compagnies états-uniennes d’investir sans risque au Mexique – c’est-à-dire
de délocaliser les usines et les emplois là-bas sans craindre l’expropriation,
puis d’importer les produits de ces usines aux États-Unis   6 .
L’une des raisons pour lesquelles le traité ne nécessitait pas la mobilisation
du cerveau de ses partisans, c’est que l’Aléna était un des affrontements de
classe les plus purs qu’on ait jamais eu l’occasion de voir dans ce pays. « Il
peut se résumer à la plus vieille des divisions : ceux qui possèdent contre
ceux qui ne possèdent pas, ou plus exactement contre ceux qui ne possèdent
qu’un peu », écrivait Dirk Johnson dans le New York Times en 1993   7 .
L’économiste de gauche Jeff Faux a même raconté comment un lobbyiste de
l’Aléna avait tenté de le rallier en lui rappelant que Carlos Salinas, alors
président du Mexique, était « allé à Harvard. Il est des nôtres   8 ».

Cet appel à l’unité des technocrates donne une bonne idée de ce qu’était le
clintonisme. Pour les possédants et les actionnaires, qui pouvaient tirer parti
de la main-d’œuvre mexicaine non-syndiquée et des règles
environnementales mexicaines plus laxistes pour faire baisser le coût du
travail, l’Aléna était une promesse fantastique. Pour les travailleurs
américains, il menaçait de faire dégringoler leur pouvoir, et donc leurs
salaires. Pour la masse de la classe professionnelle-managériale, des gens qui
n’étaient pas menacés directement par le traité, leur opinion sur l’Aléna était
celle des experts compétents auxquels ils s’en remettaient – en l’occurrence,
les économistes, dont 283 avaient signé une déclaration selon laquelle le
traité serait « largement bénéfique aux États-Unis, tant en termes de création
d’emploi que de croissance économique globale   9 ».

Les prédictions de ceux qui se sont opposés à l’accord se sont avérées bien
plus justes que les scénarios optimistes de ces 283 économistes et du
président Clinton. L’Aléna était censé encourager les exportations des États-
Unis vers le Mexique ; c’est le contraire qui s’est produit, et dans des
proportions considérables. L’Aléna était censé créer des emplois aux États-
Unis ; une étude de 2010 estime à pratiquement 700 000 le nombre d’emplois
détruits aux États-Unis du fait du traité. Et, comme on le craignait, l’accord a
donné à une classe un énorme moyen de pression sur l’autre : les employeurs
menacent désormais systématiquement de délocaliser la production au
Mexique si leurs travailleurs se syndiquent. Une proportion étonnamment
grande d’entre eux – bien plus que du temps d’avant l’Aléna – ont d’ailleurs
mis leur menace à exécution   10 .

Le Mexique ne s’en est pas sorti beaucoup mieux. Dans les décennies qui
ont précédé l’Aléna, son économie a souvent connu une croissance rapide ;
depuis la mise en place de l’Aléna, le pays a l’un des taux de croissance les
plus faibles de toute l’Amérique latine, malgré la quantité de choses qu’il
fabrique et exporte désormais vers les États-Unis. Le taux de pauvreté n’a pas
beaucoup changé alors qu’il a baissé considérablement dans tous les autres
pays de la région. Une raison à tout cela est l’effet destructeur – et
prévisible – du libre-échange avec l’agro-industrie états-unienne sur le sort de
millions d’exploitations agricoles familiales au Mexique   11 .

Ces résultats n’ont jamais vraiment ébranlé le consensus « no-brainer ».


Cette expression méprisante revient même chaque fois que de nouveaux
accords commerciaux sont en négociation. Lors du débat de 1997 sur la
« procédure accélérée [fast track ] » limitant la participation du Congrès aux
négociations commerciales, Al From, le fondateur du Democratic Leadership
Council, a déclaré avec assurance que « soutenir la procédure accélérée [était]
un no-brainer ». L’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman, grand
adepte de cette expression, est allé jusqu’à affirmer que les traités de libre-
échange sont une chose si bonne qu’il n’est pas nécessaire pour les soutenir
de connaître leur contenu exact. « J’ai écrit un article en faveur de l’Aléac,
l’initiative de libre-échange de la zone caraïbe, a-t-il expliqué à Tim Russert
en 2006. Je ne savais même pas ce qu’il y avait dedans. Je ne savais que deux
mots : libre-échange   12 . »

Vingt ans plus tard, le grand fossé entre les classes sur le sujet persiste.
Selon un sondage de 2014 sur l’image publique de l’Aléna après deux
décennies, l’opinion demeure divisée. Mais parmi les titulaires d’un diplôme
professionnel – autant dire : la classe libérale – l’opinion positive reste la
position par défaut. Savoir que les traités de libre-échange sont toujours pour
le mieux – quand bien même l’expérience prouve qu’ils ne le sont pas –
semble être devenu pour les bien-diplômés un signe d’appartenance   13 .

Le Voyage

Rétrospectivement, l’un des ressorts dramatiques les plus étranges de la


littérature sur Clinton était le mystère supposé de l’évolution de l’identité
politique de Bill. Comme un jeune homme qui se cherche dans un film sur
l’adolescence, Bill a erré çà et là, essayant une politique puis une autre,
jusqu’à ce qu’il se trouve enfin en décidant de laisser la tradition démocrate
derrière lui. Il avait mené une campagne populiste, il avait essayé de lever
l’interdiction des homosexuels dans l’Armée, puis, tout d’un coup, il
développait le libre-échange et déréglementait les télécommunications. Qui
était vraiment ce type ?

La question fâchait tellement les amis et les conseillers du président ! Il y


avait « une lutte pour l’âme de Bill Clinton », disait l’un de ses conseillers
juste après que les républicains se furent emparés du Congrès en 1994. Un
mois plus tard, les porte-parole officieux de Clinton (pour citer l’hilarant
papier pince-sans-rire du Washington Post ) ont même été contraints de nier
« que Clinton ne [savait] pas quel président il [était] et où il [voulait] aller   14
».

L’identité politique erratique de Clinton a fasciné ses admirateurs comme


ses biographes, dont beaucoup ont choisi de l’expliquer sous l’angle de la
quête : Bill Clinton devait prouver, à lui-même et à la nation, qu’il était un
véritable Nouveau Démocrate. Il devait accéder à la maturité présidentielle.
Et en un sens, il lui fallait pour cela abîmer ou insulter les groupes
démocrates qui représentaient la tradition d’égalitarisme du parti. Alors, on
saurait que le New Deal était vraiment mort. Alors, on pourrait en être sûrs.

C’est devenu une idée si chère à l’équipe de campagne de Clinton qu’ils


avaient même une formule pour la désigner : « counter-scheduling – le
contre-pied programmatique   15 ». Pendant la campagne de 1992, comme
pour contrebalancer sa thématique économique d’ami-des-petites-gens,
Clinton s’est mis à dos délibérément certains éléments de la base
traditionnelle du Parti démocrate afin d’assurer aux électeurs que les
« groupes d’intérêt » n’auraient pas leur mot à dire dans une nouvelle
Maison-Blanche démocrate. Quant à ces groupes d’intérêt, Clinton savait
qu’il pouvait les insulter impunément. Ils ne pouvaient aller nulle part
ailleurs, selon la logique chère au centrisme démocrate.

La plus célèbre cible de la stratégie de counter-scheduling de Clinton a été


le leader des droits civiques Jesse Jackson, bête noire des centristes et
incarnation vivante de la politique que le Democratic Leadership Council
s’était donné pour mission d’éliminer. Lors d’un meeting de la Rainbow
Coalition de Jackson en 1992, en présence de Jackson lui-même assis à sa
gauche, Clinton s’est enflammé contre une rappeuse controversée, Sister
Souljah, qui avait pris la parole la veille à la conférence. Les détails exacts de
l’insulte de Clinton sont oubliés depuis longtemps, mais le geste lui-même est
entré dans les annales de la politique politicienne comme un trait de génie, un
exemple de ce que les Nouveaux Démocrates devaient faire
systématiquement pour discipliner la base du parti   IX .

Une fois Clinton parvenu à la Maison-Blanche, la tactique de campagne du


counter-scheduling s’est muée en philosophie de gouvernement. Lors d’une
retraite de travail au tout début de la présidence, la principale conseillère
politique de Bill, Hillary Clinton, a expliqué aux responsables de la Maison-
Blanche comment elle devait être mise en œuvre. Carl Bernstein décrit ainsi
la scène, où Hillary annonçait qu’il fallait faire comprendre à l’opinion
publique que Bill l’emmenait faire un « Voyage » et qu’il avait une
« Vision » pour ce que l’administration réalisait, une « Histoire » qui
opposait le bien et le mal. La manière de rendre cette histoire captivante,
poursuivait la première dame (aux dires de Bernstein) était de chercher
querelle à ses partisans : « On montre vraiment ce pour quoi on est prêt à se
battre quand on s’attaque à des amis, remarquait Hillary. Il était clair qu’elle
voulait dire : quand on s’en fait des ennemis   X . » L’Aléna allait être le
premier grand test de cette théorie de la présidence, Clinton ne défiant pas
seulement les syndicats mais une grande partie de son propre parti au
Congrès. En un sens, il a rempli son office. Pour les Nouveaux Démocrates
comme pour une bonne partie de la presse, l’Aléna était l’« heure de gloire »
de Clinton, son « acte de bravoure », le geste d’un président véritablement
viril qui montrait qu’il pouvait tenir tête aux syndicats et donc assurer le
monde qu’il n’était pas prisonnier des groupes d’intérêt traditionnels des
démocrates   18 .

Mais il y avait aussi une différence importante. L’Aléna n’avait rien de


symbolique. Par cet acte, Clinton ne se contentait pas d’insulter une partie
importante de son électorat, comme il l’avait fait avec Jesse Jackson et Sister
Souljah. Avec l’Aléna, il conspirait à la ruine de cet électorat. Il contribuait à
la destruction de son pouvoir économique. Il participait à la fragilisation du
principal allié de son parti, en s’assurant que les syndicats seraient désormais
trop faibles pour mobiliser les travailleurs. Clinton aggravait très
concrètement la situation des travailleurs.

Vous pouvez considérer que c’était un acte admirable ou courageux,


comme l’ont fait tant de Nouveaux Démocrates, si les luttes des travailleurs
sont pour vous un cliché lassant. Mais si ces travailleurs sont pour vous des
êtres humains – des êtres humains qui avaient contribué à l’élection de Bill
Clinton –, l’Aléna commence à apparaître comme une trahison à grande
échelle, en même temps qu’une erreur politique de taille. En laissant
clairement entendre aux travailleurs syndiqués, les plus âpres défenseurs de
son parti, qu’il ne s’intéressait pas à eux et à leurs problèmes, Clinton les
encourageait à rester chez eux les jours d’élection. Pour les travailleurs, la
leçon de l’Aléna luit jusqu’à ce jour comme le fanal d’une locomotive qui
arrive à pleine vitesse : ces démocrates fortunés se foutent pas mal de
l’inégalité quand ce n’est plus un slogan pour les années d’élection.

Les travailleurs ont été les premières victimes de la quête de l’identité de


Nouveau Démocrate de Bill Clinton. Mais le voyage a continué. Les étapes
suivantes ont été les grandes initiatives législatives de son premier mandat : le
grand tour de vis sécuritaire de 1994 et les réformes des programmes d’aide
sociale de 1996. Toutes deux visaient à annexer les problématiques
républicaines traditionnelles et à prouver l’indépendance de Clinton à l’égard
des soi-disant groupes d’intérêt.

En 1992 déjà, Clinton avait brièvement abandonné la campagne pour


retourner dans l’Arkansas et être là au moment où son État s’apprêtait à
exécuter un certain Ricky Ray Rector, un meurtrier dont les capacités
mentales étaient si altérées qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qui lui
arrivait ni pourquoi. Le plan de Clinton était de montrer sa fermeté et, par là,
d’échapper au sort de Michael Dukakis, dont la course présidentielle avait été
torpillée par des spots télévisés laissant entendre qu’il était bien trop
chochotte pour laisser de dangereux hommes noirs derrière les barreaux.
Comme l’écrivait Christopher Hitchens, Rector était un « sacrifice humain »
à l’ambition présidentielle de Clinton   19 .

Le raisonnement qui avait conduit Clinton à faire de l’exécution de Rector


un rituel pour apaiser les dieux électoraux l’a ensuite amené, en 1994, à
réclamer, puis à signer une loi répressive d’une ampleur encore jamais vue
dans l’histoire de l’Amérique moderne. Entre autres choses, elle prévoyait la
construction d’innombrables nouvelles prisons, elle créait plus de cent
nouvelles peines plancher, elle permettait aux procureurs d’inculper des
enfants de treize ans au même titre que des adultes dans certains cas, et elle
contraignait les États à limiter les mises en liberté conditionnelle. Elle faisait
également passer de trois à soixante le nombre de crimes capitaux fédéraux,
parmi lesquels certains crimes n’ayant pas entraîné la mort   XI – et tout cela
venait d’un parti politique qui avait inscrit l’abolition de la peine de mort
dans son programme national en 1972. Les conseillers de Clinton disaient
qu’il s’agissait par cette surenchère carcérale d’« augmenter la mise »,
comme si c’était une partie de poker qui se jouait avec les républicains. Les
démocrates étaient fiers de gagner la partie. Joe Biden, alors sénateur
démocrate du Delaware, déclarait pendant la discussion du projet de loi :
L’aile libérale du Parti démocrate est pour soixante nouveaux crimes capitaux.
C’est ce qu’il y a dans ce projet de loi. L’aile libérale du Parti démocrate a
soixante-dix peines alourdies. […] L’aile libérale du Parti démocrate est pour cent
mille policiers. L’aile libérale du Parti démocrate est pour cent vingt-cinq mille
nouvelles cellules dans les prisons d’État.   21

Il ne s’agissait d’ailleurs absolument pas de répondre à une augmentation de


la criminalité – le nombre de crimes violents avait commencé à diminuer
depuis plusieurs années – mais bien de démontrer la dureté de Clinton. « S’il
y avait une manière dont Bill Clinton se présentait comme un démocrate
différent, c’était par sa position ferme sur la criminalité, déclarait le sénateur
Joe Lieberman au moment où la loi est passée. Et il a tenu sa promesse   22 . »

Dans un vilain épilogue qui a été différé d’environ un an, la loi de 1994
faisait également approuver personnellement à Clinton la disparité notoire –
un écart de un à cent – entre les peines prononcées pour la poudre de cocaïne
et pour la cocaïne sous forme de crack. Le crack était vu comme un fléau
planétaire – et 88 % des personnes arrêtées pour cette raison étaient noires –
alors que l’autre drogue, même si c’était à peu près la même chose, était
considérée comme un de ces délits yuppies pas bien méchants. Prononcer des
peines de prison de plusieurs dizaines d’années pour une drogue et pas pour
l’autre était à la fois raciste et d’une cruauté insensée. Mais Clinton a tout fait
pour que cette pratique se poursuive. On ne saura probablement jamais
combien de jeunes citoyens noirs ont ainsi perdu des années de leurs vies
pour contribuer au voyage de Bill Clinton vers la virilité politique. Que mille
Ricky Ray Rector brûlent mais, Seigneur, faites que cet homme soit réélu   XII
.

Malheureusement, construire le plus grand goulag du monde n’a pas suffi à


prouver le mépris de Clinton pour la vie des pauvres. La droite s’est
d’ailleurs moquée de sa loi sur la criminalité, qu’elle décrivait comme une
sorte de cadeau du gouvernement aux pauvres   XIII . Il devait faire plus.

Ce qui nous amène à la loi sur la réforme de l’aide sociale, l’un des actes
les plus glorieux de la présidence Clinton. Il est difficile d’exagérer le niveau
de génie déployé par la caste des experts et la science politique pour parvenir
à cette mesure. Un sommet de la politique bipartisane, disait-on. Joe Klein a
écrit que Clinton avait « fait en sorte que le travail paye », une description
ahurissante et néanmoins commune de la loi. Dire que la réforme de l’aide
sociale a réussi, au sens où il y a désormais moins de personnes qui en
bénéficient, est également un cliché éculé ; Clinton lui-même avançait cet
argument dans une tribune du New York Times en 2006   25 .

L’histoire, en bref, était la suivante. Le système d’aide sociale du pays était


extrêmement impopulaire dans les années 1990. Son dispositif central était un
programme de 1935 intitulé « Aid to Families with Dependent Children
[AFDC, Aide aux familles avec enfants à charge] », qui distribuait une aide
financière en espèces aux mères célibataires pauvres. L’AFDC était l’une des
garanties fondamentales de l’État-providence, mais le programme était
également détesté tant par les contribuables aigris que par les pauvres eux-
mêmes, parce qu’il ne prévoyait aucune assistance en matière d’accès à
l’emploi ou de formation. La détestation suivait également des clivages
raciaux. Dans un dossier invitant Clinton à mettre fin au programme, le
magazine New Republic , l’organe de la classe professionnelle, illustrait son
propos en une avec une représentation stéréotypée grossière d’une « reine des
allocs » : une photo d’une mère noire fumant négligemment une cigarette
sous les mots « Le jour du Jugement ». Au lieu d’améliorer le système ou de
le défendre contre les attaques des conservateurs, Clinton a signé une
proposition de loi républicaine de 1996 qui le supprimait définitivement.
L’AFDC était remplacée par un programme baptisé « Temporary Assistance
to Needy Families [TANF, Assistance temporaire aux familles dans le
besoin] », qui laissait la charge de l’aide sociale aux États – en leur donnant
toute latitude pour radier les bénéficiaires.

La question de savoir si c’était la bonne chose à faire pour les mères et les
enfants pauvres n’intéressait pas grand monde à Washington. Ce qui
électrisait la classe des experts, c’était le pur génie de counter-scheduling de
cette stratégie. La réforme de l’aide sociale était l’heure de gloire où Bill
Clinton parvenait au terme de sa longue quête de lui-même ; où lui et le
monde avaient la certitude qu’il était un Nouveau Démocrate, et où il le
proclamait haut et fort. « Quand il a signé la loi, l’ultime pièce maîtresse de
notre révolution clintonienne était en place, se réjouissait le chef du DLC
Al From. On ne pourrait plus jamais douter qu’il était un démocrate d’une
autre trempe   26 . » John Harris, le fondateur de Politico , l’interprétait de la
même manière : « Par sa signature, Clinton avait prouvé qu’il était bien un
authentique Nouveau Démocrate, prêt à rompre avec le vieux libéralisme,
même s’il lui en coûtait   27 » – en l’occurrence la démission de son ami Peter
Edelman   XIV .

Tous les éléments de la formule magique étaient là. La réforme de l’aide


sociale « triangulait » entre les positions des deux partis, pour reprendre le
terme rendu célèbre par les conseillers de Clinton. Elle effaçait l’un des
accomplissements fondamentaux du New Deal. Elle faisait du tort à l’une des
bases importantes de l’électorat du parti de Clinton, à savoir les pauvres,
permettant ainsi au président, comme l’a écrit son conseiller Sidney
Blumenthal, de « court-circuiter les républicains et de commencer à
transformer la politique   28 ».

D’aucuns diraient qu’il l’avait déjà pas mal transformée. À la suite des
nombreuses manœuvres de flanquement que Clinton avait fait subir à son
propre parti, les Américains avaient maintenant le choix entre deux candidats
conservateurs à la présidence. Lors de l’élection de 1996, quelques mois plus
tard, les Américains ont très largement préféré le conservateur jeune et
chaleureux Bill Clinton au conservateur vieux et austère Bob Dole.

Je plaisante, mais je ne devrais sans doute pas. On touche là à la matière


première du mythe Clinton : les démocrates ont gagné un deuxième mandat ,
et c’est tout ce qui compte. Ce qu’il a dû faire pour acheter cette victoire n’a
pas d’importance. Dans les limites du système des deux partis, Clinton était
un véritable acrobate : il bondissait et pirouettait et triangulait à tout-va ; il
fragilisait ses alliés ; il signait les lois de ses ennemis ; il s’est fait élire deux
fois et il a même réussi à ne pas se faire virer de la Maison-Blanche après
l’impeachment . Clinton était « le Survivant », pour reprendre le titre du livre
de John Harris ; il était un « Président né », pour reprendre le titre du livre de
Joe Klein. Certains pensaient qu’il était même plus grand encore que ce que
ces titres honorifiques laissaient entendre. L’historien présidentiel Steven
Gillon, par exemple, parle de la parade royale de Clinton à la convention
démocrate de Chicago en 1996 comme d’une sorte de rédemption
générationnelle :
En écrasant Gingrich [c’est-à-dire, en lui imputant l’arrêt des activités
gouvernementales], en affaiblissant la révolution républicaine et en revenant à ses
racines de Nouveau Démocrate, [Clinton] espérait achever la mission inaccomplie
de Robert F. Kennedy. Il avait consacré sa vie publique à réparer le tissu politique
déchiré du parti. Maintenant, il ramenait le parti à Chicago, là même où il était
tombé en morceaux, pour montrer qu’un nouveau parti pouvait émerger sur les
cendres de l’ancien.   29

Mais célébrer cet accomplissement, c’est un peu comme se réjouir du


rebond de l’action Novartis hier ou de la victoire de l’équipe de foot de
Valence : notre intérêt dans la victoire est loin d’être évident.

Erreurs heureuses

Si la posture de Clinton à l’égard de la base du Parti démocrate était glaciale,


son attitude à l’égard de Wall Street, l’ancien grand ennemi de son parti, était
tout le contraire : un mélange de soutien enthousiaste et de servilité éprouvée.

C’est une position que Clinton a eu du mal à apprendre mais il l’a bien
apprise. D’après la version de l’histoire rendue célèbre par Bob Woodward
dans The Agenda , ce n’est qu’après l’élection de 1992 que Clinton a été
averti que le déficit dont les républicains l’avaient fait hériter allait
l’empêcher de mener la politique de relance qu’il avait prévue. Le marché
obligataire n’avait simplement pas confiance dans les hommes politiques, lui
avait-on dit, et donc, si Clinton voulait que les taux d’intérêt baissent – la
seule manière de faire repartir l’économie, tout le monde le disait – il allait
devoir persuader les banquiers d’investissement qu’il comptait vraiment
s’attaquer au déficit fédéral. Il ne pouvait pas y avoir d’habile counter-
scheduling avec ce groupe ; pas d’action de triangulation qui pouvait les
exiler dans les ténèbres politiques. Il fallait les séduire, pas les feinter ou les
discipliner ; leur confiance était essentielle.

Ils étaient, pour faire court, trop gros pour être critiqués. Dans un célèbre
passage de The Agenda , Robert Rubin, conseiller de Clinton et ancien co-
président de Goldman Sachs, s’oppose au consultant populiste Paul Begala
sur ce qu’il faut dire des « riches » : « Écoute, dit Rubin, impatient, ils
dirigent l’économie et ils prennent les décisions économiques. Et donc si tu
les attaques tu finis par nuire à l’économie et tu finis par nuire au président.  
30 » L’histoire atteste que Rubin est arrivé à ses fins, pas seulement sur la

question immédiate du message présidentiel à faire passer, mais sur la


direction de l’histoire politique elle-même.

C’est la prise de conscience de la situation délicate dans laquelle il se


trouvait qui a provoqué la fameuse explosion de Clinton dans le Bureau ovale
un jour de janvier 1993, que l’on connaît aussi grâce à Woodward :
J’espère que vous êtes tous conscients qu’on est tous des républicains à la
Eisenhower, a-t-il dit d’un ton plein de sarcasmes. Nous sommes des républicains
à la Eisenhower et nous combattons les républicains à la Reagan. Nous défendons
la baisse des déficits et le libre-échange et le marché obligataire. C’est pas
merveilleux   31 ?

Nous avons là un rare aperçu du Bill Clinton qui aurait pu être. Mais le
président apprenait vite. Il a abandonné la relance et s’est réconcilié avec
l’austérité avec une rapidité remarquable. Puis il s’est convaincu que stimuler
la confiance des financiers était tout aussi bon, tout aussi populiste, que de
faire passer un bon vieux programme de relance démocrate au Congrès.
Selon Woodward, cela avait été facile à rationaliser : quand les marchés
prospéraient, s’était dit le président, tous les Américains y gagnaient. Donc,
quand Clinton a fait de la réduction du déficit la pièce maîtresse de son
programme économique, rapportait Woodward, « il ne voulait pas seulement
aider le marché obligataire, affirmait-il. Le marché obligataire était seulement
le moyen qui lui permettait d’aider la classe moyenne »   XV .

Clinton avait été élu dans un contexte de forte récession, rappelez-vous. La


réduction du déficit fédéral n’est pas d’ordinaire la stratégie keynésienne pour
encourager la reprise économique dans les périodes difficiles ; en fait, c’est
l’exact opposé de ce que recommanderaient la plupart des économistes
keynésiens. Cependant, en raison des circonstances particulières et
compliquées de 1993, cela a marché pour Bill Clinton cette fois-là. Joseph
Stiglitz, l’économiste qui présidait le comité des conseillers économiques de
Clinton, parle même de cette séquence de réduction du déficit et de reprise
comme d’un « effet non voulu », d’une « erreur heureuse »   XVI .

« Heureuse », pour le dire gentiment sans doute ; un mot plus exact serait
« trompeuse » ou « traîtresse ». En adoptant une attitude de déférence docile
à l’égard de Wall Street, Bill Clinton a tailladé dans le budget fédéral ; pour
des raisons totalement indépendantes, l’économie s’est mise à repartir. Tous
ceux qui assistaient à la chose ont tiré la leçon évidente, mais fausse, de
l’apparent succès de Clinton : l’austérité est la bonne politique pour les temps
difficiles. Candidat à la présidence en 2000, le vice-président de Clinton, Al
Gore, promettait de réduire les dépenses fédérales en cas de récession   33 .

C’est ainsi que le parti de Jefferson, de Bryan et de Roosevelt est devenu


son contraire – le parti des banquiers   XVII . Clinton avait fait une première
offrande aux dieux du marché en choisissant de mettre Robert Rubin et Roger
Altman, deux grands banquiers d’investissement, à des postes très élevés
dans son administration. Très vite, il y en a eu bien d’autres, pour beaucoup
des protégés de Rubin du temps où il avait travaillé chez Goldman Sachs.
Puis Clinton a renommé deux fois à la tête de la Réserve fédérale le
libertarien préféré de Wall Street, Alan Greenspan. Dès avril 1994, selon le
New York Times , la stabilité des marchés financiers était un facteur que le
président prenait en compte dans ses décisions de politique étrangère   35 .

Tout ce qu’il fallait faire pour satisfaire les marchés a été fait. Les
restrictions à la création de banques présentes dans plusieurs États [interstate
banking ] ont été levées en 1994 afin de « laisser les fortes absorber les
faibles pour qu’on puisse aller de l’avant », comme l’expliquait un éminent
banquier   XVIII . Il y a eu une mémorable baisse de l’impôt sur les plus-values
en 1997, qui a fait bondir de joie les « un pour cent ». Il y a eu la
déréglementation des télécommunications en 1996, ainsi qu’une grande
campagne, inachevée, pour la déréglementation de l’électricité. Il y a eu les
décisions très discutées de ne pas encadrer des pratiques des grandes
compagnies qui étaient clairement extravagantes, comme le fait de payer les
cadres en stock-options plutôt qu’en salaires. Là encore, la logique politique
brillante du counter-scheduling était à l’œuvre. « Les Nouveaux Démocrates
voulaient se différencier des anciens, perçus comme favorables aux
réglementations et hostiles aux milieux d’affaires », écrit Stiglitz dans Quand
le capitalisme perd la tête , son témoignage sur les années Clinton. « Ils
entendaient gagner leurs galons de champions du patronat en poussant la
déréglementation encore plus loin que leurs prédécesseurs   37 . »

Chacune des tentatives hardies que je viens de mentionner a fini par


tourner au désastre. Le jour où le président a signé la loi qui déréglementait
l’activité bancaire interétatique, une note de service a circulé à la Maison-
Blanche se vantant que Clinton ait « accompli ce que n’avaient pas réussi les
administrations Carter, Reagan et Bush ». Quel moment de fierté pour un
démocrate. Malheureusement, ce à quoi l’équipe Clinton était vraiment
parvenue, c’était à condamner les banques locales et régionales et à
transformer le système financier en un oligopole dominé par une poignée
d’énormes acteurs – les Citi, Chase, Wells Fargo et Bank of America, qui
nous sont si familiers – qui n’étaient plus vraiment responsables devant les
législations des États. Les plus petites banques que Clinton poussait à la
disparition (« les faibles ») avaient tendance à être des prêteuses bien plus
prudentes que leurs cousines géantes (« les fortes »), qui n’ont pas tardé à
laisser n’importe qui emprunter. Quand l’orgie de prêt a connu son apothéose
une décennie plus tard, bien sûr, « les fortes » ont dû être sauvées. Elles
étaient désormais « trop grosses pour faire faillite [too big to fail ] ».   38
Continuons à dérouler la liste des réalisations démocrates des années 1990.
La déréglementation des télécommunications a fini par encourager la
constitution de monopoles, pas l’innovation ; elle a surtout eu pour effet de
faire disparaître les postes émetteurs contrôlés au niveau local et de faire
grimper le cours des actions des entreprises de télécommunication dans la
grande bulle boursière qui a éclaté pendant la dernière année de la présidence
Clinton. La déréglementation de l’électricité, telle qu’elle a été mise en œuvre
par les États, a permis à Enron de provoquer la pénurie d’électricité en
Californie. La folie des stock-options a alimenté l’épidémie de fraude dans
les grandes entreprises, qui a été révélée peu après le départ de Clinton, tandis
que la baisse de l’impôt sur les plus-values a encore fait exploser l’inégalité –
« l’une des [réductions d’impôt] les plus régressives de l’histoire des États-
Unis », d’après les souvenirs que Stiglitz a gardés de son service au sein de
l’administration Clinton   39 .

Les plans de sauvetage étaient une autre spécialité de l’époque pour faire
plaisir au marché, l’équipe Clinton arrivant à la rescousse après chaque grand
désastre financier. Le secrétaire du Trésor Robert Rubin a organisé un
sauvetage de l’exécutif mexicain en 1995, après que les dirigeants du pays
eurent passé les années précédentes à émettre des titres particulièrement
douteux qui s’étaient avérés très populaires auprès des financiers américains.
L’opération mexicaine a certainement servi à sauver discrètement les anciens
collègues de Rubin à Wall Street mais, et c’était le plus important, elle a
constitué ce que le journaliste économiste Daniel Gross a appelé, plein
d’admiration, « un tournant pour Clinton   40 » dans ses rapports avec les
banquiers d’affaires : elle « a permis à Clinton de s’insinuer dans les bonnes
grâces de gros investisseurs au niveau institutionnel »   XIX .

La dernière grande œuvre de la présidence de Bill Clinton, en 1999, a été


une autre grande loi de déréglementation bancaire, l’abrogation du Glass-
Steagall Act, qui séparait depuis 1933 les banques de dépôt et les banques
d’investissement. Le secrétaire du Trésor Rubin proclamait depuis longtemps
qu’il fallait en finir avec cette vieille loi afin que Wall Street puisse
« diversifier ses revenus » et rester compétitive face aux établissements
bancaires étrangers   42 . Les lobbyistes de la banque étaient d’accord avec lui,
tout comme les lobbyistes de l’assurance et – bref, les lobbyistes d’à peu près
tous ceux qui avaient de l’argent.

En réalité, parmi les membres de la classe professionnelle, l’annulation de


Glass-Steagall était encore un no-brainer , avec la mondialisation, la
Nouvelle Économie, tout ça. L’expression consacrée à l’époque était « le
temps de la Dépression » – comme dans « des barrières du temps de la
Dépression » ou « des règles du temps de la Dépression » ou « des murs du
temps de la Dépression » –, par quoi l’abrogation de la vieille loi était
présentée dans les termes familiers du rajeunissement politique, et le Parti
démocrate s’affranchissait symboliquement des circonstances de son heure de
gloire, le New Deal.

Comme pour l’Aléna, tous les experts qui comptaient à l’époque étaient
sur la même ligne. Un article publié par le journal de la Réserve fédérale de
Minneapolis qui revenait sur cette loi en 2000 la désignait tout simplement
comme « le désormais tristement célèbre Glass-Steagall Act de 1933   43 ».
« Presque tout le monde était d’accord pour dire que Glass-Steagall était un
anachronisme dans une économie mondialisée », proclamait un article de
1995 du New York Times sur les tentatives d’abroger la loi. « Promulguée en
1933 pour empêcher la réapparition de magouilles financières dont beaucoup
pensaient qu’elles avaient déclenché la Grande Dépression, la loi est très
largement reconnue aujourd’hui comme un frein à l’économie   44 . »

Non seulement tout le monde était d’accord sur ce qui était largement
reconnu , mais l’abrogation était un pont vers l’avenir. Dixit le nouveau
secrétaire du Trésor, Larry Summers, à l’occasion de l’annulation de Glass-
Steagall en 1999 : « Au terme du xx e siècle, nous allons enfin remplacer un
ensemble de restrictions archaïques par un fondement législatif pour un
système financier du xxi e siècle   45 . »

Un fondement. Neuf ans plus tard, après la plus grande vague de pillages
commis par des initiés jamais vue, le système financier déréglementé du xxi e
siècle a dû être secouru dans sa quasi-totalité. Dire que ce système était bâti
sur du sable serait encore trop charitable. Ses fondements reposaient en
réalité sur une bulle spéculative, gonflée par l’espoir partagé par tous qu’on
pourrait toujours trouver un plus gros pigeon un peu plus loin.

Quelques mois plus tôt en 1999, Summers avait fait la une de Time , aux
côtés de Greenspan et Rubin, pour son rôle dans ce que le magazine appelait
le « Comité pour sauver le monde », une fière équipe de super-héros de la
classe professionnelle qui intervenait partout dans le monde dès que des
économies menaçaient d’exploser. L’article est l’un des meilleurs exemples
de tous les temps des gouffres où peut sombrer le journalisme quand un
scribe est encouragé à exprimer son amour des puissants et son profond
respect pour les idées que partagent tous les membres de sa caste socio-
économique. Time décrivait Summers comme un « génie » ; du sagace
Greenspan, il était dit qu’il comprenait que « les marchés sont une expression
des vérités les plus profondes de la nature humaine » ; et Rubin était un
magicien qui avait « transformé le Trésor en une organisation qui “ressemble
davantage à une banque d’investissement” ». Ensemble, rapportait Time , ils
formaient « une sorte de Politburo libre-échangiste sur les questions
économiques » – les seuls gens qui comptaient dans le premier cercle du
président Clinton   XX .

Aujourd’hui, nous savons aussi quel était le type de personnes qui ne


comptaient pas. Brooksley Born, qui dirigeait la Commodities Futures
Trading Commission de Clinton   XXI , avait vu de nombreux signes
annonciateurs d’un désastre imminent dans certains secteurs de l’industrie
des produits dérivés ; en 1998, elle a osé proposer que ce marché en pleine
expansion fasse l’objet d’un minimum de contrôle réglementaire.
Apparemment, la suggestion de Born était le contraire d’un no-brainer : les
trois membres du Comité pour sauver le monde se sont unis, non seulement
pour écraser sa proposition, mais pour faire l’inverse – et s’assurer de
l’élimination des maigres réglementations en la matière qui existaient jusque-
là. Le résultat de leurs efforts, le Commodity Futures Modernization Act,
promulgué par Clinton un mois avant la fin de son mandat, était la débâcle de
déréglementation à laquelle on peut imputer tant les activités d’Enron que les
credit default swaps qui ont mené la totalité de l’économie mondiale au bord
du gouffre en 2008   47 .

Ça s’est mal terminé pour Brooksley Born, mais Robert Rubin a quitté le
Trésor en pleine gloire juste après l’adoption par le Sénat de l’abrogation de
Glass-Steagall. Quatre mois plus tard, il rejoignait Citigroup, qui se trouvait
être par hasard le principal bénéficiaire de cette abrogation (elle permettait à
ce géant de la banque de fusionner avec un géant de l’assurance). Rubin était
venu de Wall Street, il avait distribué d’énormes aides gouvernementales à
ses anciens collègues et accordé les déréglementations qu’ils réclamaient
depuis longtemps avant de réintégrer le groupe des leaders d’une industrie
qui vivait alors les jours les plus prospères de toute son histoire. Quelques
intransigeants se sont émus de ce qui ressemblait beaucoup à un conflit
d’intérêts ; personne ne les a écoutés   XXII . En ces temps heureux, le lieu où
pouvaient coïncider les décisions politiques et l’intérêt personnel paraissait
un lieu de sagesse et de prospérité.

Il est frappant que tant de ces grandes initiatives économiques de la


présidence Clinton aient fini par mener à la catastrophe. Mais ce qui rend
vraiment cette histoire toxique, c’est que les libéraux dans leur ensemble se
sont convaincus pendant des années que tout avait parfaitement marché. Tout
ce que l’équipe de Clinton avait fait relevait d’un consensus de la classe
professionnelle. Parce que la plupart des bombes amorcées par Clinton & Cie
n’ont explosé qu’après la fin de son mandat – et à ce moment-là, il y avait un
républicain scientifico-sceptique dans le Bureau ovale – ils pouvaient
facilement exonérer les démocrates de toute responsabilité. Quand c’était un
boursier Rhodes qui déréglementait et baissait les impôts, ah ça, c’était le bon
temps ; quand un idiot du Texas s’essayait à la même chose, le monde
s’effondrait et s’enflammait. Encore une preuve de l’importance d’une bonne
éducation, j’imagine.

Donc, le monde n’a tiré que trop tard les leçons de la déréglementation et
des baisses d’impôts. Mais un autre enseignement des années Clinton est
parfaitement passé. Il nous instruisait sur la classe sociale : quelle caste avait
un avenir et quelle autre n’en avait pas ; celle dont il fallait être et celle dont
il ne fallait pas être. « Qu’avons-nous dit au pays, à nos jeunes, quand nous
avons réduit l’impôt sur les plus-values et augmenté les prélèvements sur
ceux qui gagnent leur vie en travaillant ? », demandait Joseph Stiglitz :
« Qu’il vaut mieux vivre en spéculant   49 . »

I . En 1996, des journalistes ont souligné des similitudes troublantes entre la


liste des personnes invitées par le président à passer la nuit dans la chambre
Lincoln et la liste des grands donateurs de sa campagne de réélection – la
controverse n’a pas eu de suites judiciaires. En janvier 2001, le dernier jour
de son mandat, Bill Clinton a amnistié cent quarante personnes, parmi
lesquelles le fugitif Marc Rich, un homme d’affaires condamné par
contumace à 325 ans de prison pour une soixantaine de chefs d’inculpation,
dont commerce avec l’ennemi (l’Iran sous embargo) et la plus grande fraude
fiscale de l’histoire du pays. Au cours des mois précédents, son ex-femme,
Denise Rich, avait donné plus d’un million de dollars au Parti démocrate et à
la bibliothèque présidentielle de Clinton. Bill Clinton a reconnu par la suite
cette « erreur politique », mais les amis et les associés de Rich ont continué à
contribuer généreusement aux bonnes œuvres et aux campagnes des Clinton
jusqu’à ce jour. [ndt]

II . Du nom de la White River, en Arkansas, où était prévue la construction de


maisons de vacances par une entreprise dans laquelle Hillary et Bill Clinton
(alors gouverneur de cet État) avaient investi – et qui a fini par une faillite
frauduleuse dans les années 1980. [nde]

III . En 1993, le bureau chargé des voyages à la Maison-Blanche faisait


l’objet de soupçons d’irrégularités financières, provoquant le licenciement de
plusieurs personnes et un scandale dont l’ampleur aurait causé la mort de
Vincent Foster, conseiller de la Maison-Blanche et avocat proche de Hillary
Clinton – si le suicide reste la cause officielle, la presse mena des enquêtes
sur un assassinat couvert par le couple présidentiel. [nde]

IV . Je passerai sur la troisième grande source du mythe Clinton : son charme


légendaire. Comment ne pas aimer un natif d’Hot Springs, dans l’Arkansas,
dont la grande ambition à l’adolescence avait été de devenir un nouvel Elvis
Presley.

V . Société texane initialement spécialisée dans le gaz naturel, Enron s’était


développée dans l’achat et la revente d’électricité. En 2001, une série
d’opérations frauduleuses provoque sa faillite, alors qu’Enron compte parmi
les plus grandes entreprises américaines par sa capitalisation boursière. Sa
chute entraînera le licenciement de milliers d’employés, la perte de leur
retraite pour des centaines de milliers de petits épargnants et des poursuites
judiciaires impliquant des banques aussi importantes que Goldman Sachs,
JP Morgan Chase et Citibank. [nde]

VI . La Social Security, le système fédéral de protection sociale, regroupe les


programmes fédéraux d’assurance vieillesse et invalidité, d’assurance
chômage, d’assurance maladie, ainsi qu’un certain nombre de programmes
d’aide sociale. [ndt]

VII . « We the people of the United States » est la première phrase de la


constitution des États-Unis. [nde]

VIII . Il est vrai que ce type de raisonnement était partout pendant les années
1990   3 .

IX . « Clinton a organisé la confrontation comme un moment clé de sa


campagne en insistant sur le fait qu’on ne pouvait pas laisser l’avenir du Parti
démocrate aux mains de l’électorat des minorités des centres-villes   16 . »
Depuis, les centristes continuent à appeler à des « moments Sister Souljah » :
ainsi, dans une tribune du 16 juin 2010 publiée dans The Hill , Lanny Davis,
un proche de Clinton, suggérait que Barack Obama mette en scène des
affronts du type « Sister Souljah » aux syndicats et aux groupes progressistes
qui jugeaient qu’Obama n’était pas assez libéral.

X . Hillary n’était pas la seule à défendre cette stratégie. L’une des


contributions les plus notables à la bataille pour l’âme de Bill Clinton était un
article de 1995 du Washington Post Magazine intitulé « Can This President
Be Saved ? ». Entre autres choses, il était rempli d’exhortations à Clinton
pour qu’il se « batte avec [ses] vieux amis libéraux »   17 .

XI . Naomi Murakawa, qui a donné ces chiffres, souligne également que la loi
sur la criminalité de 1994 créait cent seize nouvelles peines plancher, soit
considérablement plus que sous les présidences Reagan et Bush I réunies   20 .

XII . La loi sur la criminalité de 1994 autorisait la Commission de


détermination des peines américaine à contester la disparité entre la cocaïne
en poudre et sous forme de crack. La commission recommandait de réduire
cette disparité et c’est ce qui aurait été fait si le Congrès n’avait pas voté pour
annuler les recommandations de la commission. Bill Clinton a alors signé la
loi au lieu de mettre son véto   23 .

XIII . L’une des dispositions de la loi sur la criminalité de 1994 prévoyait de


financer, dans tout le pays, des programmes de « matches de basket de
minuit », une initiative si largement tournée en ridicule comme un exemple
de dépense électoraliste typiquement démocrate qu’elle a fini par éclipser les
dimensions répressives, bien plus considérables, de la loi. Le rieur en chef
était bien sûr l’animateur radio Rush Limbaugh   24 .

XIV . Universitaire spécialisé dans les programmes d’aide sociale, Peter


Edelman travaillait pour l’administration Clinton quand il a critiqué la
réforme mise en œuvre par le président. [nde]

XV . Je ne crois pas qu’il faille lire ici une critique ou une raillerie de
Woodward. Il semble avoir voulu livrer là une description exacte du point de
vue du président.

XVI . Voici comment je comprends ce singulier enchaînement d’événements


décrit par Stiglitz : en signalant son intention de ramener le budget à
l’équilibre (puis en le ramenant effectivement à l’équilibre), Clinton a
favorisé la baisse des taux d’intérêt à long terme. Au même moment, dans le
sillage de la crise des caisses d’épargne, les banques américaines détenaient
beaucoup de bons d’État à long terme. La baisse des taux d’intérêt était une
aubaine pour les banques mais elle faisait désormais des bons à long terme un
investissement moins intéressant. Cela a conduit les banques, comme le dit
Stiglitz, à « reven[ir] à leur vrai métier, qui est de prêter ». Et c’est ce qui a
remis l’économie en selle   32 .

XVII . Dans son livre favorable à Clinton, le journaliste économique Daniel


Gross écrit : « Les figures de William Jennings Bryan et de William Jefferson
Clinton, qui se sont hissés sur la scène nationale à cent ans d’écart en prenant
la tête du même parti, constituent deux extrêmes symétriques – pas seulement
en raison de la similarité de leurs noms. Mais l’héritage durable de Bryan
était son opposition aux “puissances de l’argent”, un dogme auquel le Parti
démocrate s’est tenu fermement pendant près d’un siècle. Au contraire, l’un
des héritages les plus durables de Clinton pourrait bien être la complaisance
de son parti à l’égard de ces mêmes puissances   34 . »

XVIII . Le banquier en question était Hugh McColl, de NationsBank (qui


deviendra Bank of America), qui défendait la déréglementation de l’activité
bancaire interétatique en ces termes en 1992   36 .

XIX . Rubin lui-même a écrit plus tard qu’il avait organisé ce sauvetage pour
ne pas jeter le discrédit sur le modèle « fondé sur le marché » imposé par
l’Aléna, ce qui constitue un objectif un peu moins intéressé, j’imagine   41 .

XX . La personne citée dans le commentaire de Rubin n’est autre que le futur


secrétaire du Trésor Tim Geithner   46 .

XXI . Il s’agit de l’organisme qui contrôle les marchés à terme. [ndt]

XXII . En réalité, de nombreuses personnes nommées par Clinton sont ensuite


allées travailler à Wall Street. Mais Daniel Gross y voit pratiquement une
forme de charité : « Les New Moneycrats [le nom que Gross donne aux
financiers qui soutiennent les démocrates] ont aussi aidé à fournir des
emplois à une autre classe de gens dans le besoin : les démocrates usés   48 . »
V. Il fallait un démocrate
Permettez-moi de suggérer une autre perspective pour expliquer les années
Clinton, un angle plus impressionnant encore que Les Guerres clintoniennes
ou Nasdaq ! , ou même Le Voyage post-partisan de Bill en quête de lui-même
. Je propose : Comment l’ordre marchand a été scellé.

Ronald Reagan n’a pas fait ça tout seul. Ce qui distingue l’ordre politique
sous lequel nous vivons désormais, c’est le consensus sur certaines questions
économiques, et ce qui a permis ce consensus, c’est la capitulation des
démocrates. Les républicains pouvaient dénoncer tant qu’ils voulaient le big
government , mais il fallait un démocrate pour déclarer que « l’ère du big
government [était] terminée », et pour s’y tenir   I . C’est là l’œuvre historique
de Bill Clinton. Sous sa direction, comme je l’écrivais à l’époque,
l’opposition « cessa littéralement de s’opposer   1 ».

L’histoire secrète

Pour qui s’intéresse au bien-être économique des Américains moyens et à


l’incapacité du système politique à les protéger, l’un des épisodes les plus
éloquents des années Clinton est une chose qui est passée largement
inaperçue à l’époque : les négociations secrètes entre Clinton et le président
de la Chambre Newt Gingrich en 1997. À l’époque, les libéraux considéraient
le républicain Gingrich comme l’ennemi irréductible de Clinton – un de ses
détracteurs les plus détraqués –, mais en réalité les deux hommes étaient issus
de la même classe et de la même génération, et ils partageaient le même point
de vue sur un certain nombre de questions : l’Aléna, la réduction du déficit, la
réforme de l’aide sociale et toute cette rhétorique globale du « changement »
et de la « nouvelle économie ».
L’objet de la main tendue de Clinton à Gingrich en 1997 était la
privatisation de la Sécurité sociale, un bâton de dynamite législatif qui aurait
pu faire sauter une fois pour toutes l’État-providence. Selon Steven Gillon,
l’historien qui a révélé cet épisode dans son livre de 2008, The Pact , la
privatisation avait commencé à séduire les hommes politiques des deux partis
à l’époque ; le mot qu’il emploie pour décrire cette tendance est
« consensus », comme dans « le consensus croissant des deux côtés de
l’hémicycle en faveur de la possibilité de laisser la Sécurité sociale accéder à
la Bourse pour augmenter le taux de rendement des caisses d’assurance
vieillesse   2 ».

Gillon ne s’attarde pas sur la campagne de lobbying menée par l’industrie


des mutual funds   II à la fin des années 1990 pour encourager la privatisation
de la Sécurité sociale – une offensive mémorable qui s’explique par le fait
élémentaire qu’exiger que chaque Américain possède un compte de courtage
aurait permis à ces mutual funds d’empocher des milliards en frais de dossier.
Mais l’historien décrit parfaitement le climat de cette fin des années 1990
dans les cercles de la classe professionnelle. Présentant les membres d’un
Conseil consultatif sur la Sécurité sociale en 1996, Gillon écrit :
Ils étaient tous d’accord pour dire que le programme devait être réformé. Ils
reconnaissaient tous qu’une part des recettes de la Sécurité sociale devait
êtreinvestie dans des placements plus rentables que les bons du Trésor. Ils étaient
d’accord pour dire que les allocations devaient être réduites, que l’âge du départ à
la retraite devait être retardé et que les fonctionnaires des administrations
étatiques et locales devaient être forcés à cotiser.   3

« Ils étaient tous d’accord. » « Ils reconnaissaient tous. » Il est difficile


pour les non-initiés de comprendre cette sorte de puissance hypnotique que
de telles invocations au consensus exerçaient sur les habitants prospères et
éduqués de Washington. Chacun d’eux sait que le vrai problème du
gouvernement est ce qu’ils appellent les « dépenses de prestation », c’est-à-
dire la Sécurité sociale et Medicare   III ; que la solution évidente est une
forme de privatisation ; et que n’importe quel autre membre de la classe
professionnelle responsable est forcément d’accord sur cette question, ou
alors c’est un charlatan ou un démagogue.

J’ai entendu ce consensus exprimé sous toutes ses formes depuis le jour où
j’ai rencontré mon premier assistant parlementaire dans les années 1980. Je
l’ai entendu de la bouche de certains démocrates comme de celle de
républicains ; de perdants comme de gagnants. De même que pour le libre-
échange et la réforme de l’aide sociale, tous les reportages et les
raisonnements du monde ne feront jamais bouger cette idée fixe ; pour
quiconque a fait certaines études, c’est simplement la vérité. Ce qui nous
amène à la deuxième chose sur laquelle tout le monde est d’accord :
l’idéologie n’est qu’un obstacle – si seulement les gens instruits des deux
partis pouvaient se rassembler et laisser l’esprit de parti derrière eux, on
parviendrait vite à un grand accord sur cette question des prestations. C’était
le Graal, le noble acte de privatisation qui pourrait enfin venir à bout de la
réalisation la plus populaire du New Deal et mettre un terme à l’ère du
gouvernement militant. Voilà le vrai Grand Marchandage que nos dirigeants
ont poursuivi des années 1990 jusqu’à l’âge d’Obama.

En 1997, Bill Clinton l’a manqué, mais de très peu. Selon Gillon, Clinton
et Gingrich étaient parvenus à un accord sur l’intégration de comptes de
placement privés dans le système de la Sécurité sociale ; en échange, les
républicains devaient cesser de faire pression pour dilapider l’excédent
budgétaire fédéral en baisses d’impôts. Comme les Nouveaux Démocrates
dans notre histoire, Gingrich affirmait que c’était ce qu’il fallait faire au nom
du changement : « On essayait de penser aux réformes nécessaires pour
moderniser l’Amérique de façon à entrer dans le xxi e siècle », a-t-il expliqué
à l’historien   4 .

Les deux dirigeants savaient que cela signifiait construire « une nouvelle
coalition politique de centre-droit » pour parvenir à cet exploit, puisqu’on
pouvait s’attendre à ce que de nombreux démocrates s’opposent à l’accord.
De fait, sur de nombreuses questions, comme le note Gillon, « le président
était plus proche de Gingrich que de la direction de son propre parti », ce qui
pouvait d’ailleurs s’appliquer à chacune des grandes réalisations de Clinton –
l’Aléna, la réforme de l’aide sociale et la déréglementation bancaire, tous
promulgués grâce à la coopération entre le président démocrate et les
républicains au Congrès.

Le calendrier sur lequel les deux hommes s’étaient mis d’accord était le
suivant : Clinton devait commencer à faire allusion au projet de privatisation
en janvier 1998. Divers groupes allaient ensuite passer l’année à mener un
« dialogue » sur la Sécurité sociale dont il n’est pas difficile d’imaginer les
conclusions   IV . Les deux dirigeants devaient s’arranger pour « ne pas
aborder la question aux élections au Congrès de 1998 », avant de la faire
passer pendant la session d’intérim en décembre 1998, au moment où
personne ne pouvait tenir l’un ou l’autre pour responsable   5 .

Clinton a mis à exécution la première étape du plan, demandant dans son


discours sur l’état de l’Union de 1998 que le Congrès utilise l’excédent
budgétaire fédéral pour « préserver en priorité la Sécurité sociale », un appel
aussi vague qu’apparemment louable qui semble avoir été sa manière
d’ouvrir le débat sur la privatisation   V . Il se trouve que la Sécurité sociale
était déjà préservée – préservée de Clinton, j’entends – grâce à un fameux
badinage dans le Bureau ovale. Dans la semaine qui a précédé son discours,
la fièvre médiatique au sujet de Monica Lewinsky avait déjà commencé à
monter et, ensuite, on n’a plus parlé que de polarisation et d’impeachment .

Le jour même de ce discours, Hillary Clinton accusait à la télévision une


« vaste conspiration de la droite » de s’être rassemblée pour faire tomber son
mari. C’était assez juste quant au scandale sexuel, mais la véritable
conspiration, au sens strict, à l’époque, c’était celle qui avait associé son mari
et son supposé rival de droite, Newt Gingrich.

Voilà pourquoi les experts de Washington ont fini par tant aimer Bill
Clinton : il a presque réussi. Il est presque parvenu à réaliser cette grande
union de la classe professionnelle et de la classe entrepreneuriale.

C’était un démocrate, rappelez-vous. Et le fait qu’il soit démocrate était


important. Pour le parti qui avait inventé la Sécurité sociale et qui l’avait
défendue au fil des ans avec une sorte de ferveur jubilante – pour ce parti, la
simple possibilité d’envisager de livrer tout cela à Wall Street était une
concession d’une portée considérable.

Nation captive

Il y a quelques années, j’ai lu dans un article que les États-Unis étaient la


première société au monde à recenser plus de viols d’hommes que de
femmes, une particularité imputable au très grand nombre d’hommes qu’on a
jugé bon d’emprisonner   6 .

Un autre fait dérangeant : selon la juriste Michelle Alexander, auteur de La


Couleur de la justice , il y a désormais plus d’adultes noirs soumis à une
forme de « contrôle pénal » – autrement dit qui vivent sous la contrainte
d’une branche du système de justice pénale – qu’il n’y avait d’esclaves en
1850. Naomi Murakawa, auteur de The First Civil Right , ajoute que chaque
jour, au moins « un homme noir sur trois » se trouve « en liberté surveillée,
en liberté conditionnelle ou en prison »   7 . Non seulement les États-Unis ont
la plus grande population de personnes incarcérées au monde, mais nous
sommes aussi la seule nation à condamner régulièrement des enfants à
perpétuité.
Quiconque se demande comment on a pu arriver à une telle infamie –
comment « la terre des hommes libres » a dépassé aussi bien ce qu’on
appelait autrefois les « nations captives » que les pays philosophiquement
dédiés à l’emprisonnement de masse comme l’Afrique du Sud du temps de
l’apartheid   VI – quiconque s’intéresse à cela comprend vite qu’on ne peut pas
l’imputer franchement et simplement au Parti républicain et à Cette Droite
Infâme. Il est vrai que c’est le républicain Richard Nixon qui a déclaré la
guerre aux drogues et que c’est le républicain Ronald Reagan qui l’a
intensifiée. Mais le démocrate Bill Clinton – le pote de Bono et de Nelson
Mandela, l’homme régulièrement proposé pour le prix Nobel de la paix – l’a
largement emporté sur ces deux républicains, ainsi que sur tous les autres
présidents, par son zèle carcéral   VII .

Au sujet de la loi sur la criminalité de 1994 de Clinton, Alexander écrit :


Loin de résister à l’émergence du nouveau système des castes, Clinton se livre à
une escalade dans la lutte contre la drogue telle que les conservateurs n’auraient
pas pu l’imaginer dix ans auparavant. Comme l’a observé le Justice Policy
Institute, « la politique de “fermeté envers le crime” de l’administration Clinton a
eu pour conséquence l’augmentation la plus forte en nombre de détenus dans les
prisons fédérales et d’États jamais observée pendant un mandat présidentiel aux
États-Unis ».   9

Alexander aurait même pu être plus sévère encore dans sa mise en cause.
La Grande Répression était une opération massive de création de nouvelles
prisons et de peines plancher. Clinton lui-même s’est présenté devant la
nation pour défendre cette nouvelle stratégie baptisée « les trois coups », qui
envoyait en prison pour le restant de leur vie des prévenus condamnés trois
fois pour certains types de délits. Sa loi sur la criminalité de 1994
contraignait les gouvernements des États à promulguer des dispositions sur ce
qu’on appelait la « condamnation réelle [Truth in Sentencing ] » – ce qui
signifiait essentiellement que les libérations conditionnelles étaient rendues
très difficiles. En 1995, comme je l’évoquais plus haut, Clinton a signé la loi
empêchant la Commission de détermination des peines d’abroger l’écart de
un à cent entre les peines prononcées pour usage de cocaïne et pour usage de
crack, une disparité notoirement raciste.

Tout ce qu’il est arrivé de mauvais dans le pays pendant les années 1990
n’était pas le fait de Bill Clinton. Mais pour la répression pénale comme pour
la Sécurité sociale et le libre-échange, la position du parti qui représentait la
gauche dans le système politique a totalement modifié l’équilibre de la
situation. C’était comme si toutes sortes de cruautés étaient soudain permises.
La nation est entrée dans une véritable fureur punitive, les législatures au sein
de chaque État inventant de nouvelles manières de mettre leurs citoyens sous
les verrous avec une sorte de jubilation démoniaque. Sous la direction du
gouverneur républicain George Allen, l’État de Virginie a totalement aboli la
libération conditionnelle en 1995. La « tolérance zéro » est entrée dans le
vocabulaire et la surveillance universelle dans notre environnement urbain.
En 1994 et 1995, de nombreux États ont promulgué leur propre loi des trois
coups, accompagnée de clauses de « condamnation réelle », comme la loi de
Bill Clinton les y encourageait.

Les historiens de la présidence Clinton passent généralement sur la folie


pénitentiaire à laquelle il a mené le pays au milieu des années 1990. Il est
difficile d’en rendre compte si vous adoptez sur ces années le point de vue
qui fait de Clinton la victime des persécutions de la droite. Ceux qui
reconnaissent en effet le rôle de Clinton dans la Grande Répression y voient
un succès dans la lutte contre la criminalité – ce qui est inexact  VIII –, ou bien
ils la décrivent dans les termes superficiels habituels de Washington : il a
réussi à faire passer une bonne grosse loi au Congrès, prouvant par-là qu’il
pouvait être un dirigeant bipartisan efficace.

Par ailleurs, dans ses discours, Bill Clinton a toujours été un adversaire
résolu de l’incarcération de masse. En 1991, il avait dit qu’il trouvait terrible
que « nous [soyons] désormais la première nation au monde pour le
pourcentage de personnes emprisonnées   11 ». En 1995, deux semaines avant
de signer la loi sur le crack et la cocaïne (30 octobre), il déclarait que « les
Noirs ont raison de penser qu’il y a quelque chose d’extrêmement injuste
[…] quand il y a plus d’hommes africains-américains dans notre système
carcéral que dans nos universités ; quand pratiquement un homme africain-
américain sur trois entre 20 et 30 ans se trouve soit en prison, soit en liberté
conditionnelle, soit sous la surveillance du système pénal   12 . »

Dans un entretien accordé à Rolling Stone en décembre 2000, Clinton


déclarait : « Il y a une disparité inadmissible entre le crack et la cocaïne. J’ai
essayé de changer cela. » En 2008, il a dit qu’il regrettait la loi sur le crack et
la cocaïne   13 . Et quand tous les candidats à la présidentielle ont commencé à
parler de réforme des prisons en 2015, il s’est excusé à nouveau, en disant
cette fois que la loi sur la criminalité de 1994 avait été « excessive » – sous-
entendant donc qu’il n’avait jamais vraiment eu l’intention de jeter tant de
gens en prison   IX .

Et peut-être est-ce là le plus important. Peut-être cela suffira-t-il à sauver


Clinton le jour futur où une commission Vérité et Réconciliation commencera
enfin à établir les responsabilités de chacun dans les politiques qui ont détruit
des générations entières pendant toutes ces années.

Mais j’en doute. On comprendra un jour que l’hystérie punitive du milieu


des années 1990 n’était pas un accident ; c’était un élément essentiel du
clintonisme, aussi essentiel que l’abrogation tant célébrée du système d’aide
sociale. Clinton traitait des groupes d’Américains différents de manière
radicalement différente – broyant les uns dans la main de fer de l’État tout en
accordant aux autres plans de sauvetages, déréglementation et célébration
folâtre de l’innovation disruptive et du « Penser différent   X ».

Il n’y a là aucune contradiction. Clémence et pardon et créativité joyeuse


pour un groupe quand l’autre se fait corriger avec une implacabilité
biblique – ces deux choses vont finalement plutôt bien ensemble. L’envolée
du premier groupe suppose d’ailleurs que l’on fasse peu à peu descendre le
second aux enfers. Quand on adopte un point de vue d’ensemble sur le
clintonisme, c’est parfaitement logique, et cette logique est une logique de
classe sociale. Il faut le voir comme une variante de l’observation de Stiglitz
sur la supériorité de la spéculation sur toutes les autres occupations : pour les
pauvres, la discipline ; pour les professionnels, l’indulgence infinie.

La carotte et le bâton

Pendant l’été 2015, Hillary Clinton a brièvement critiqué le candidat à la


présidence Jeb Bush qui avait affirmé que « les gens [devaient] travailler
plus ». Dommage qu’elle ne se soit pas attardée sur le sujet. Elle aurait pu se
rappeler que, du temps où elle et son mari réformaient le système d’aide
sociale depuis la Maison-Blanche, mettre les pauvres au travail était la
politique normale. Bruce Reed, le conseiller de Clinton qui avait contribué à
l’élaboration de la réforme de l’aide sociale de 1996, a d’ailleurs dit un jour
que « le véritable héritage de Clinton pour les pauvres peut se résumer en
deux mots : au travail   14 ».

Pour les financiers, le véritable héritage de Clinton pouvait se résumer en


six mots : Prenez tout ce que vous pouvez . Pour eux, il y avait des plans de
sauvetage et des accords commerciaux qui protégeaient leurs intérêts et des
baisses d’impôt et des injections bienvenues de « liquidité » dès que les
marchés paraissaient s’essouffler. Et un brin de déréglementation au cas où
les lois du pays ne trouvaient pas grâce à leurs yeux.

Mais les pauvres devaient apprendre la discipline. Il semble que c’était


l’une des idées derrière l’Aléna : les gens qui travaillaient dans les usines
devaient accepter de travailler plus pour gagner moins ou bien de voir leurs
emplois délocalisés au Mexique. La discipline était aussi l’enjeu de la loi de
1994 sur la criminalité : les pauvres étaient condamnés à vivre dans un état de
surveillance constante où il y avait « zéro tolérance » pour ceux qui sortaient
du rang. La clémence devait devenir un produit de luxe, une chose réservée à
ceux qui pouvaient faire des dons généreux à la bibliothèque présidentielle de
Clinton.

La discipline était très clairement l’enjeu de la réforme de l’aide sociale de


Clinton en 1996. Cette mesure, comme je l’ai dit, abrogeait la tradition de
protection fédérale des personnes situées aux rangs les plus bas de la société
et transférait cette obligation aux États, qui pouvaient s’acquitter de cette
tâche comme bon leur semblait. Les États pouvaient faire appel à des
prestataires extérieurs, radier des bénéficiaires, leur donner le montant qui
leur paraissait juste, etc. La seule condition était que personne ne pouvait
continuer à bénéficier de ces programmes au-delà d’une certaine durée. La
nouvelle loi ne prévoyait pas de mesures d’accompagnement, formation
professionnelle ou autres, même si l’homme qui l’avait signé aimait répéter
que « ce que vous gagnez dépend de ce que vous apprenez ». Pour ces gens-
là, c’était différent : allez, ouste, au travail.

Certains avaient la carotte, d’autres le bâton. « Du moment où le Parti


démocrate a adopté cette théologie, soulignait Christopher Hitchens en 1999,
les pauvres n’avaient plus personne vers qui se tourner. La conséquence
immédiate était sans doute intentionnelle : la création d’un large sous-
prolétariat d’ilotes disciplinés par la crainte et le manque, soumis à une
surveillance infinie, et employés comme une arme contre tout travailleur
américain qui avait la chance d’avoir un emploi stable ou protégé par des
garanties syndicales.   15 »

La réforme de l’aide sociale est presque toujours présentée de nos jours


comme un triomphe politique, généralement en raison du seul élément factuel
qu’il y a moins de bénéficiaires de l’aide sociale aujourd’hui qu’avant
l’entrée en vigueur de la loi. Ce raisonnement m’a toujours rendu perplexe :
bien sûr, il y aura moins de gens à avoir recours à un programme d’aide si
vous réduisez le nombre de personnes autorisées à y avoir recours.

Si les experts libéraux trouvent cet élément factuel convaincant, c’est


seulement, à mon sens, qu’ils souhaitent être convaincus. Un des objectifs de
la réforme de l’aide sociale, souvenez-vous, était d’effacer une question
embarrassante pour les démocrates, et si les bénéficiaires de l’aide sociale en
viennent à disparaître du débat national en même temps que l’aide sociale,
c’est encore mieux. Il n’y a pas eu d’explosion du désespoir ou du nombre de
sans-abri quand l’Aide aux familles avec enfants à charge a été abrogée,
notamment parce que l’économie était alors en pleine croissance avec la
grande bulle de la fin des années 1990. Et donc : bravo ! Problème résolu !

Mais la suppression de l’aide sociale n’a pas éliminé la pauvreté. Selon la


même logique, on pouvait aussi s’attaquer au vieillissement en s’en prenant
au système de retraite.

Les pauvres sont toujours là, même si le programme qui les aidait n’est
plus. Et quand la prospérité de la fin des années 1990 a reflué, le désastre
s’est produit exactement comme on pouvait s’y attendre : l’indigence a
explosé aux États-Unis. Grâce à la réforme de l’aide sociale de Clinton, il y a
eu une forte augmentation du nombre de personnes en situation de ce que les
sociologues appellent l’« extrême pauvreté », c’est-à-dire vivant avec moins
de deux dollars par jour. Des études sur les personnes qui n’étaient qu’en
situation de « grande pauvreté », c’est-à-dire vivant avec des ressources
inférieures à la moitié du seuil de pauvreté officiel, ont observé que cette
couche particulière de la population miséreuse n’a jamais été si importante
que dans les années qui ont suivi la crise de 2008. Le nombre de personnes
vivant de bons alimentaires a doublé entre 1997 et 2014   XI .

Un autre but de la réforme de l’aide sociale était de réduire ce qu’on


appelait le « taux d’illégitimité ». En retirant la caution de la société aux
mères célibataires, disaient ses défenseurs, on allait transformer la structure
d’incitation et donner un coup de pouce en ce sens, et bientôt tout le monde
allait se marier avant de faire des enfants. Ce n’est pas exactement ce qui
s’est passé. En 1995, 32 % des enfants américains naissaient hors mariage ;
aujourd’hui, ils sont 40 %   17 .

Même la dimension politicienne de la réforme de l’aide sociale s’est avérée


illusoire. L’abrogation de l’AFDC était censée vacciner les démocrates contre
les attaques prévisibles de la droite contre le parti des flemmards ; c’est ce qui
en faisait le triomphe du clintonisme, le changement qui devait advenir avant
que les Nouveaux Démocrates ne puissent commencer à « transformer la
politique ». Mais aujourd’hui, c’est comme si absolument rien n’avait
changé. Les conservateurs continuent à tirer à boulets rouges sur la générosité
inconsidérée de l’État-providence, qui est censé choyer les 47 % et bercer les
fainéants dans un confortable hamac gouvernemental   XII .

Mais je voudrais souligner ici les effets économiques de la réforme de


l’aide sociale. En faisant sombrer les plus faibles et les plus vulnérables dans
le désespoir économique, elle a créé un effet domino de la misère, ceux qui
s’en tirent un peu mieux se sentant désormais en concurrence avec ceux qui
ont perdu tout espoir. Son effet a été de nous rendre tous un peu plus
précaires. En soi, la réforme de l’aide sociale était un acte mesquin – « le
dispositif social le plus régressif promulgué par un gouvernement
démocratique au xx e siècle », comme l’a écrit le sociologue Loïc Wacquant,
qui a étudié la question en profondeur.

Mais considérée au sein d’un projet économique plus vaste, elle est
terriblement logique. La réforme de l’aide sociale, poursuit Loïc Wacquant,
« confirme et accélère le remplacement progressif d’un (semi) État-
providence par un État policier et carcéral au sein duquel la criminalisation de
la marginalité et la contention punitive des catégories déshéritées tiennent
lieu de politique sociale »   18 . Travailler sans espoir ou croupir en prison :
voilà à quoi se résume la vie au bas de l’échelle, grâce à Bill Clinton.

Le succès désastreux de la présidence


Clinton

L’une des premières choses que vous voyez lorsque vous visitez le musée
présidentiel de Clinton à Little Rock, c’est un néon rose vif représentant la
hausse constante des emplois en Amérique pendant les années de Maison-
Blanche de Bill. Il y a aussi un afficheur électronique de l’indice Dow Jones
pour vous rappeler l’ascension miraculeuse de la Bourse dans les années
1990, mais c’est bien cette ligne rose brillante et désincarnée qui ne cesse
d’attirer votre regard tandis que vous déambulez entre les objets exposés.

Si l’ancien président était un peu moins modeste, son musée aurait sans
doute trouvé une manière de tracer tous les soirs au rayon laser cette ligne
rose haussière dans le ciel au-dessus de Little Rock. Il pourrait en faire une
marque déposée, l’imprimer sur des tee-shirts, des casquettes et des paquets
de chips siglés « Nouvelle Économie ». Après tout, cette ligne est la preuve
d’une véritable réussite du président Clinton.

Soyons justes envers Bill Clinton : c’était en effet une bonne chose.
Pendant sa présidence, l’Amérique s’est approchée du plein emploi. Avec
pour résultat une augmentation des salaires pendant plusieurs années – une
augmentation réelle, même en tenant compte de l’inflation.

Mais c’était une prospérité gonflée par une bulle économique. Elle n’a pas
inversé la tendance durable à l’inégalité dont Clinton aimait parler en 1992.
Elle a fait le contraire. La part du revenu national absorbée par les 1 % a
grimpé en flèche en même temps que le Nasdaq pendant les deux mandats de
Clinton. La financiarisation a progressé au même rythme, Wall Street
représentant une part toujours plus importante du PIB. La rémunération
moyenne des PDG des grands groupes a atteint vingt millions de dollars en
2000, un record absolu – 383 fois plus que la rémunération moyenne des
travailleurs pendant cette dernière année de la bulle   19 .

Aujourd’hui, ce genre de chiffres rend les Américains furieux ; et notre


colère se déverse dans les pages de commentaires de nos journaux locaux à
l’agonie, où nous fulminons sur nos vies rabougries. Mais dans les années
1990, ces évolutions nourrissaient un climat torride de célébration des
marchés dont on ne verra sans doute plus jamais d’équivalent. En 2000, j’ai
moi-même rempli tout un livre de ces déclarations   20 , comme les publicités
pour une boîte de télécommunication qui braillaient « Is This a Great Time or
What [c’est pas une époque merveilleuse, ça] ? »   XIII .

Tout n’était pas lié au fantasme bouillonnant d’Internet. Il y avait autre


chose qui fomentait l’ébullition de la Nouvelle Économie dans les années
1990, quelque chose qui dépassait la rhétorique en vogue sur l’abrogation des
réglementations économiques et la figure des PDG surhumains. Les
désaccords sur le fonctionnement de l’économie ou le sens à donner aux
politiques sociales étaient balayés. De la réforme des prestations au libre-
échange, c’était une ère d’harmonie et de compréhension mutuelle. « Les
États-Unis sont parvenus à un nouveau consensus », écrivaient Daniel Yergin
et Joseph Stanislaw dans un ouvrage influent de 1998 sur (ce qu’ils pensaient
être) la bataille éternelle entre les marchés et le gouvernement : pour eux, les
marchés avaient remporté une victoire totale   21 .

Ce n’est pas la puce électronique qui a suscité cette unité, ni la fibre


optique ou Internet. Le département d’économie de l’université de Chicago
n’a pas remporté cette victoire, pas plus que la chute du mur de Berlin ne l’a
fait advenir. L’élection de Ronald Reagan n’a même pas suffi, à elle seule, à
faire naître ce consensus marchand. Il a fallu autre chose – il a fallu la
capitulation de l’autre camp.

Que le triomphe de Clinton ait marqué la fin des démocrates en tant que
parti voué aux travailleurs et à l’égalitarisme n’est pas la conviction tordue
d’un intello déconnecté comme moi. Il fut un temps où les admirateurs de
Clinton ne s’en cachaient pas ; pour nombre d’entre eux, c’était même
précisément ce qu’ils aimaient chez ce type. Le biographe de Clinton, Martin
Walker, par exemple, se réjouissait de voir « à quel point [Clinton] a
explicitement renié les traditions du Parti démocrate » et notait que ce n’est
qu’à partir du moment où Clinton s’était installé au Bureau ovale et que les
démocrates avaient perdu au Congrès que « le vieux consensus hérité du New
Deal et de la Grande Gociété sur les questions intérieures [s’était] enfin
effondré   22 ».

Mettons maintenant en application les leçons tirées de l’ère Clinton pour le


Parti démocrate actuel et la façon dont il dialogue avec ceux qui se soucient
encore de l’inégalité – la grande masse des électeurs qui voient ce qui est
arrivé à la classe moyenne et qui conservent l’espoir que quelque FDR
moderne viendra les sauver. Comme on le sait, beaucoup de dirigeants
démocrates considèrent ces électeurs comme des gens qui n’ont nulle part
ailleurs où aller. Aussi médiocres que soient les démocrates sur les questions
d’inégalité, ils ne seront jamais aussi horribles que ces fous de républicains.

Bien sûr, les gens trouvent toujours quelque part où aller – ils restent chez
eux, ils entrent au Tea Party, peu importe. Mon intention est ici de mettre à
l’épreuve cette vantardise implicite des démocrates qui se croient toujours
meilleurs que ces fous de républicains. En réalité, ce qu’a réalisé Bill Clinton,
aucun républicain n’aurait pu le faire. Grâce à notre système à deux partis, les
hommes politiques démocrates ont une identité de marque qui peut certes les
entraver à certains égards, mais qui leur offre une latitude remarquable à
d’autres. Ils sont à jamais considérés comme des chochottes face aux ennemis
du pays, par exemple ; mais sur les questions économiques fondamentales, on
leur fait confiance pour agir dans l’intérêt des gens ordinaires.

Qu’un démocrate soit celui qui démantèle le dispositif de protection


sociale, c’est là une entorse à cette identité de marque fondamentale, mais en
raison de la structure même du système, il est très difficile d’en rendre le parti
responsable. À l’inverse, c’est la raison pour laquelle seul un démocrate a pu
réaliser une telle chose et s’en tirer. Seul un démocrate était capable
d’imposer la déréglementation bancaire ; seul un démocrate pouvait faire
passer l’Aléna au Congrès ; et seul un démocrate serait capable de privatiser
la Sécurité sociale, comme George W. Bush a pu le constater en 2005.
« C’est un peu la théorie de “Nixon en Chine   XIV ”, expliquait le démocrate
conservateur Charles Stenholm à l’historien Steven Gillon : il faut un
démocrate pour faire les choix difficiles en matière de programmes sociaux  
23 . »

À en juger par ce qu’il a bel et bien réalisé, Bill Clinton n’était pas le
moindre des deux maux, comme les gens de gauche disent toujours des
démocrates au moment des élections ; il était le plus grand des deux. Ce qu’il
a fait en tant que président était hors de portée du plus diabolique des
républicains. Seul le souriant Bill Clinton, l’ami bien connu des familles
travailleuses, pouvait commettre de telles trahisons.

Mais la prospérité a fait que Clinton ne serait pas jugé sur ces questions. La
prospérité était l’atout politique ultime. Jouée au bon moment, la carte de la
prospérité pouvait effacer toutes les inquiétudes, balayer toutes les objections,
elle pouvait même faire passer des politiques pour leur contraire.
La prospérité a fait que, pendant des années, des complices de Clinton
comme Hillary et Rahm Emanuel ont pu poser en prophètes mystiques de la
richesse – ils avaient travaillé avec Bill, après tout. Ils savaient ce qu’il fallait
faire pour qu’un pays soit riche. La prospérité a fait de Clinton lui-même un
vieil homme d’État respecté, un défenseur des petites gens et un exemple de
réussite économique grandiose dont le moindre geste devait être imité par les
futurs démocrates.

La prospérité pouvait même transformer les revendications traditionnelles


de Wall Street en politiques favorables aux gens qui travaillent. Vous pouviez
satisfaire les riches jusqu’à leur dernière doléance et continuer à vous
présenter devant l’opinion publique comme le défenseur du citoyen ordinaire.
Ainsi, à l’été 2000, un article paraissait dans Blueprint , le magazine du
Democratic Leadership Council, soulignant que, grâce aux hauts faits de Bill
Clinton, on savait désormais comment réduire l’inégalité. Tout ce dont
l’Amérique avait besoin pour mettre fin au fossé entre les riches et tous les
autres, c’était une croissance suscitée par « la discipline fiscale, la
concurrence mondiale, des marchés du travail flexibles, des marchés de
capitaux transparents, de la déréglementation économique, des
communications rapides et une ingérence limitée du gouvernement sur les
marchés   24 ».

Et ces gens étaient des démocrates. Au cours des années suivantes, leur
mantra allait devenir une version libérale de l’« économie vaudou » de la
droite. De même que les républicains de l’ère Reagan prétendaient pouvoir
réduire le déficit fédéral en baissant les impôts, de même les héritiers
démocrates de Clinton étaient capables de faire passer pratiquement
n’importe quel cadeau aux riches comme une décision en faveur des pauvres.
Comment, vous demandez-vous sans doute, la déréglementation des banques
peut-elle aider ceux qui travaillent ? Eh bien, c’est ce que Bill Clinton a fait,
et regardez ce qui s’est passé. Regardez comme cette ligne rose brillante
montait, montait…

I . Employée à l’origine par les libertariens puis par les républicains,


l’expression « big government » se réfère à l’intervention jugée (à peu près
toujours) excessive du gouvernement fédéral, sa bureaucratie, ses
fonctionnaires, sa fiscalité, etc. [ndt]

II . Fonds d’investissement, équivalents aux SICAV et aux fonds communs


de placement (FCP) en Europe. [ndt]

III . Mis en place dans les années 1960 sous la présidence de Lyndon Johnson
(dans le cadre de sa « Grande Société »), Medicare couvre une partie de
l’assurance médicale des retraités (et des personnes handicapées). [nde]

IV . Les commissions pour poursuivre des conclusions prédéterminées et bâtir


de faux consensus semblent avoir été une sorte de spécialité de la Maison-
Blanche sous Clinton. On se souvient qu’Hillary Clinton en a créé une
multitude à l’époque où elle cherchait à imposer la réforme du système de
santé en 1993.

V . N’importe quel plan de privatisation de la Sécurité sociale coûtera très


cher. Une fois mise en place la transition vers un système privé, les
contributions des jeunes travailleurs iront dans des comptes de placement
individuels au lieu d’alimenter le système existant. Mais les obligations du
système existant envers les personnes déjà retraitées demeureront, ce qui
suppose une autre source de financement. Bien que je ne puisse pas en être
absolument certain, il me semble que le manque à gagner d’une telle
transition aurait sans doute absorbé la totalité de l’excédent budgétaire de la
fin des années 1990, voire un peu plus, et ce pourrait bien être ce à quoi
Clinton faisait référence quand il parlait d’utiliser l’excédent pour
« préserver » la Sécurité sociale.
VI . « The home of the free [La terre des hommes libres] » fait référence à un
vers de l’hymne national des États-Unis. « Captive nations » était une des
formules utilisées aux États-Unis pendant la guerre froide pour désigner les
pays du bloc soviétique. Depuis 1959 et jusqu’à ce jour, tous les présidents
des États-Unis ont fait de la troisième semaine de juillet la « Captive Nations
Week », qui vise à sensibiliser l’opinion publique sur les régimes non-
démocratiques. [ndt]

VII . Pendant les huit ans de la présidence de Bill Clinton, la population


carcérale s’est accrue de 673 000 personnes. Ce qui le plaçait devant le
précédent détenteur du record, Ronald Reagan, et encore bien plus loin
devant George W. Bush   8 .

VIII . Selon une étude de 2014 sur l’ère de l’incarcération de masse,


l’augmentation importante de la durée des peines prononcées n’a « pas
d’effet dissuasif concret » sur le criminalité et ne la fait pas baisser   10 .
D’autre part, la criminalité violente avait atteint son plus haut niveau en 1991
et elle déclinait déjà en 1994.

IX . En août 2015, un militant de Black Lives Matter qui rappelait à Hillary


Clinton les politiques sur la criminalité de son mari a employé l’expression
malheureuse de « conséquences inattendues » pour parler de l’incarcération
massive. En réalité, tout le monde savait à l’époque que la conséquence de
l’écart des peines prononcées pour le crack et la cocaïne était l’incarcération
massive des usagers de drogue noirs. C’était l’une des raisons pour lesquelles
la Commission de détermination des peines avait essayé de supprimer cet
écart en 1995, une décision annulée par Clinton et le Congrès républicain.
C’était aussi pour cette raison que le Caucus noir du Congrès [c’est-à-dire la
coalition des parlementaires africains-américains] avait supplié Clinton de ne
pas l’annuler – et que des émeutes ont éclaté dans les prisons quand il est
devenu clair que Clinton allait signer la loi annulant les recommandations de
la Commission de détermination des peines. En octobre 1995, la
chroniqueuse Cynthia Tucker a écrit un papier sur l’écart des peines
prononcées pour le crack et la cocaïne. « Disons clairement ce à quoi ces
politiques ont abouti, écrivait-elle. Elles ont rempli les prisons de la nation de
centaines de milliers de jeunes hommes noirs et latinos dont le plus grand
crime est la toxicomanie. Il ne faut pas s’étonner qu’un tiers des hommes
noirs entre 20 et 30 ans soient sous la juridiction du système pénal. Si l’on
traitait les alcooliques et les cocaïnomanes de cette manière, les prisons de la
nation seraient pleines de détenus blancs. »

X . « Think different » est un slogan publicitaire d’Apple à la fin des années


1990. [ndt]

XI . Le programme de bons alimentaires est désormais intitulé « Supplemental


Nutrition Assistance Program [Programme d’aide supplémentaire à la
nutrition] » ; ses bénéficiaires sont recensés par le Service de l’alimentation et
de la nutrition du département de l’Agriculture des États-Unis   16 .

XII . Le chiffre de 47 %, qui correspond à la proportion d’Américains qui ne


sont pas soumis à l’impôt sur le revenu fédéral, a été un des enjeux de la
campagne présidentielle de 2012, le candidat républicain Mitt Romney
jugeant cette partie de la population acquise au président sortant Obama. [ndt]

XIII . La compagnie de télécommunication était MCI ; grâce à la mesure de


déréglementation de 1996, elle a pu fusionner avec WorldCom, qui a explosé
quelques années après dans une des plus grosses faillites que le pays ait
connues.

XIV . En référence au voyage de Nixon en 1972 : il fallait un faucon aussi


viscéralement anti-communiste que lui pour faire accepter cette évolution de
la ligne politique officielle des États-Unis à l’égard de la Chine de Mao
Zedong. [ndt]
VI. Le hipster sera l’ami du
banquier
Au deuxième chapitre, nous avons passé en revue les nombreuses idées
discutables mises en avant par les divers mouvements de réforme du Parti
démocrate depuis les années 1970. Nous avons appris que certains voyaient
dans la contre-culture des années 1960 une sagesse riche d’avenir, que
d’autres prétendaient parler au nom de la classe moyenne oubliée mais que
tous avaient fini par se retrouver dans le rejet du New Deal et l’attente de
l’arrivée imminente de la société post-industrielle.

Puis, un jour, cette foutue chose tant attendue est arrivée. La présidence
Clinton était dans sa phase déclinante quand le soleil radieux d’un secteur des
technologies en pleine explosion a enfin et définitivement triomphé des
poussiéreux récits pathétiques qui avaient longtemps émané d’endroits
comme Decatur (Illinois). Le nom que les Américains ont donné à cet ordre
naissant était « la Nouvelle Économie », un régime de prospérité fondé sur la
technologie qui se projetait dans un avenir à perte de vue. La formule comme
l’idée qui la sous-tendait avaient été populaires chez les conservateurs –
Ronald Reagan lui-même l’avait employée dans un célèbre discours en 1988  
1 – mais désormais, c’étaient les démocrates qui se bousculaient pour se

l’approprier. En 1999, le Progressive Policy Institute, un think tank dirigé par


le Democratic Leadership Council – dont la vocation première était de
défendre les démocrates sudistes conservateurs, rappelez-vous –, a
commencé à publier un « indice de nouvelle économie des États », classant
les États en fonction de leur engagement en faveur de l’éducation, du capital-
risque et de leur capacité à retenir les « emplois
managériaux/professionnels », entre autres choses. Le président Clinton a lui-
même accueilli à la Maison-Blanche une « conférence sur la Nouvelle
Économie » en avril 2000, proclamant à l’occasion que cette nouvelle ère
merveilleuse était le résultat d’un budget fédéral à l’équilibre et du
programme de déréglementation qu’il avait mis en œuvre pendant ses deux
mandats   I .

Les protagonistes de cette histoire économique étaient nos vieux copains :


la « classe de la connaissance », les « travailleurs connectés », les « analystes
symboliques ». L’innovation était le moteur de cette nouvelle ère, tantôt
incarnée par Wall Street, tantôt par la Silicon Valley. Le lieu où la magie
opérait était l’« idéopole » : la ville post-industrielle où des professionnels
hautement qualifiés conseillaient leurs clients, enseignaient dans les
universités, concevaient des programmes informatiques, inventaient des
créances hypothécaires titrisées – et étaient servis à leur tour par une armée
d’hôtesses commerciales et de baristas fiers de partager les valeurs de leurs
supérieurs.

Cette vision de ce que nous devenions était éminemment politique – et


éminemment démocrate. Le livre influent de 2002 qui a dessiné les grandes
lignes de ce projet était The Emerging Democratic Majority [La Majorité
démocrate émergente ], qui reprenait le titre de l’ouvrage de 1974 de Lanny
Davis. Il annonçait une ère de domination démocrate en invoquant les mêmes
raisons que son prédécesseur : nous devenions une société post-industrielle,
où les professionnels, en tant que classe, voyaient leur nombre s’accroître
massivement. Les auteurs de cette nouvelle version, John Judis et Ruy
Teixeira, continuaient à recommander aux démocrates d’essayer de regagner
le vote de la classe ouvrière qu’ils avaient perdu au profit de Nixon et
Reagan, et désormais George W. Bush, mais la tâche n’était plus aussi
urgente cette fois. Car entre-temps les groupes qui s’étaient rassemblés pour
soutenir McGovern en 1972 – c’est-à-dire les femmes, les minorités et les
professionnels – étaient devenus tellement plus nombreux que le triomphe
démocratique était désormais pratiquement assuré, dans un retournement
électoral que les auteurs qualifiaient de « revanche de George McGovern ».
Regardez de plus près ces prospères idéopoles et le tableau apparaît encore
plus familier. L’incarnation symbolique de toute cette activité économique
innovante post-industrielle n’était autre que le héros contre-culturel de
Frederick Dutton, désormais porté aux nues comme l’incarnation même de la
Nouvelle Économie. Le radicalisme de la jeunesse était désormais le langage
dans lequel les vainqueurs nous assuraient qu’ils se souciaient de notre
individualité et que tous leurs magnifiques nouveaux produits numériques
étaient conçus uniquement pour libérer le monde. Vous vous rappelez ?
« Brûlez les habitudes de travail traditionnelles », s’écriait le Manifeste
Cluetrain , un ouvrage de marketing typique de l’an 2000 :
Érigez des barricades. Sabotez les chars d’assaut. Déboulonnez les statues des
héros qui, à force d’être dans nos rues, y sont morts pour de bon. Cela vous
rappelle quelque chose ? Facile ! Le message, c’est toujours le même, du Mai 68
parisien à l’effondrement du mur de Berlin, de Varsovie à la place Tian’anmen :
« Laissez les jeunes danser le rock ! »   2

Le lien entre la contre-culture et le pouvoir des grandes entreprises était


une revendication typique de l’ère de la Nouvelle économie, et ce qu’elle
suggérait, c’est que la rébellion n’était pas une affaire de renversement des
élites mais d’incitation à l’entrepreneuriat. C’est une idée que j’ai moi-même
copieusement tournée en dérision à l’époque. Mais elle n’a pas faibli avec le
krach de la bulle Internet ; elle n’a même jamais reculé. De Burning Man   II
aux publicités pour Apple, elle est aujourd’hui partout. Pensez aux rock stars
qui ont assisté au mariage du milliardaire de Facebook Sean Parker à Big
Sur   III , ou au musée du rock créé par le milliardaire de Microsoft Paul Allen
à Seattle, ou à la transformation de San Francisco, berceau de la contre-
culture, en banlieue huppée de la Silicon Valley. Partout où vous pouviez
trouver autrefois des formes de culture alternatives, voire contestataires, vous
trouvez aujourd’hui les gens de mérite, d’argent et de statut. Et bien sûr, vous
trouvez aussi des démocrates.

D’une certaine manière, c’était le telos de tout ce que j’ai décrit jusqu’ici.
C’était comme si la jeunesse éveillée des années 1960 était passée
directement de la bataille contre les porcs à Chicago en 1968 à une table
ronde sur le financement participatif à South by Southwest (SXSW), le
festival qui se tient tous les ans à Austin, au Texas, et qui, de rassemblement
d’amateurs de rock indépendant, s’est mué en congrès des entrepreneurs
high-tech, un endroit où se croisent jeunes branchés et investisseurs en
capital-risque en maraude. Ce mélange peut vous sembler étrange mais pour
une certaine espèce d’homme politique démocrate, c’est devenu un habitat
naturel. Pendant l’édition 2015 de SXSW, Fetty Wap a chanté « Trap
Queen », les Zombies ont joué leurs succès des années 1960, Snoop Dogg a
parlé de ses peintures – et la secrétaire au Commerce Penny Pritzker a fait
prêter serment à la nouvelle directrice du Bureau américain des brevets et des
marques de commerce, Michelle Lee. Pour ceux qui n’auraient pas suivi, on
parle là d’une ancienne prêteuse de subprimes qui assermentait une ancienne
cadre de Google devant un parterre hardcore de fans de l’entrepreneuriat   IV .

Le mariage de l’argent et de la morale

Dans la vision démocrate de la société post-industrielle, et jusqu’à très


récemment, une industrie faisait toujours l’objet d’une admiration particulière
de la classe libérale : la haute finance. Pour les penseurs libéraux, Wall Street
était l’endroit où l’argent, le mérite et la moralité étaient réunis.

En d’autres temps, l’idée que des démocrates puissent s’aligner sur des
banquiers d’investissement aurait semblé grotesque. C’était le parti qui avait
fait de sa haine de Wall Street une passion fondamentale pendant la croisade
de William Jennings Bryan contre l’étalon-or en 1896… qui avait remporté
son triomphe historique à la suite de l’échec de Wall Street en 1929… qui
avait créé la Securities and Exchange Commission en 1934… qui avait fini
par élever le taux marginal d’imposition des contribuables les plus riches du
pays jusqu’à plus de 90 %.

Mais pour les leaders de la classe libérale, cette ambition n’a rien
d’incroyable. Pour eux, le transfert de l’affection du parti de la classe
moyenne vers le banquier n’était pas une erreur stratégique mais une
évolution nécessaire. C’était aussi un choix profondément éthique. De fait,
chaque nouvelle étape de la parade nuptiale des démocrates et des riches leur
confirmait qu’ils étaient en train d’assister à une union naturelle pour l’ère
post-industrielle et post-partisane. Enfin, la fortune et la vertu, les deux pôles
traditionnels de la bonté américaine, ne feraient plus qu’un.

Cette histoire d’amour a de multiples points de départ, mais revenons, par


commodité, à la présidence de Bill Clinton. Vous n’aurez pas oublié que
Clinton avait gagné les élections après s’être présenté comme l’alternative
populiste à l’aristocratique George H. Bush ; presque immédiatement après
son élection, toutefois, il a choisi de s’appuyer principalement sur les
marchés financiers. Pour satisfaire ces marchés, il a fait de la réduction des
déficits fédéraux sa toute première priorité ; il a fait baisser les impôts sur les
plus-values ; il a déréglementé le secteur bancaire ; il a fait en sorte que le
marché des dérivés ne soit pas soumis à la surveillance du gouvernement ; et
il a célébré le marché haussier comme si c’était l’œuvre du citoyen moyen :
« Comment un Américain, quelle que soit sa place dans la société, pourrait ne
pas se sentir fier des marchés financiers qu’on a bâtis ? », demandait-il en
1997   5 .

Rappelez-vous aussi l’obséquiosité personnelle de Clinton envers la classe


d’Américains qui bâtissaient en effet les marchés financiers – les levées de
fonds auprès d’eux pour ses campagnes, les invitations à prendre le café à la
Maison-Blanche, les fêtes dans les Hamptons avec eux. « Les gens des
Hamptons tiennent absolument à ce que Clinton s’en sorte, disait un habitant
de cette région dorée quand la procédure d’impeachment a poussé le
président dans ses bras protecteurs. Il est l’esprit même du marché haussier   6

L’œuvre de Clinton devait permettre aux démocrates de lutter à armes


égales avec les républicains pour gagner l’affection de Wall Street – une
réussite capitale aux yeux de certains. Bull Run , un livre publié en 2000, à
peu près au moment où la bulle du Nasdaq était au plus haut, énumérait
fiévreusement tous les grands banquiers qui étaient démocrates, tous les
anciens de Wall Street qui travaillaient dans l’administration Clinton, et tous
les anciens de l’administration Clinton qui travaillaient à Wall Street. Son
auteur, Daniel Gross, insistait d’ailleurs tellement pour dérouler ce long
tableau d’honneur que le lecteur finissait par être absolument convaincu par
sa thèse : les démocrates étaient bien devenus le parti de la finance. « En
1996, annonce Gross, être un démocrate responsable, concerné par la
prospérité et les chances des gens à tous les niveaux de la société, c’était se
soucier du sort des marchés boursiers et obligataires   7 . »

Wall Street était la base politique idéale pour un parti qui cherchait à se
réinventer en représentant de la classe professionnelle. L’industrie en
question était immensément riche, bien entendu. Et les financiers étaient
plutôt des gens très diplômés, attachés à un certain libéralisme culturel ; la
perspective du mariage homosexuel, par exemple, n’a jamais paru les plonger
dans cet état de panique morale qu’il provoquait chez tant d’autres. Wall
Street ne polluait pas non plus, du moins pas de manière visible sur les
photos. Les activités de cette industrie étaient toujours enrobées d’une épaisse
couche de jargon, ce qui (comme on l’a vu au premier chapitre) exerce un
attrait irrésistible sur l’esprit professionnel. Par ailleurs, les éventuels effets
déplaisants des activités de Wall Street, loin de la citadelle exaltante du Sud
de Manhattan, étaient faciles à ignorer.

En 2004, le journaliste Matt Bai a découvert une bande d’investisseurs en


capital-risque qui arrosaient généreusement des organisations militantes
libérales. Ces magnats citoyens, qui semblaient inquiets de voir les
démocrates perdre les élections et s’égarer, avaient heureusement su
diagnostiquer la maladie dont souffrait le parti comme « une lenteur affolante
à adapter son message à l’âge post-industriel ». Trente ans après Frederick
Dutton, ces investisseurs avaient compris que « la politique progressiste
[était] un marché en manque d’entrepreneuriat » ; que la gauche du parti
« gérait toujours les affaires comme au temps de la Rust Belt   V »   8 .

En 2007, le monde des affaires apprenait avec stupeur que John Mack, le
PDG de Morgan Stanley et un des grands contributeurs financiers de la
campagne de George W. Bush, s’était déclaré prêt pour Hillary Clinton, en
organisant un dîner de collecte de fonds pour la campagne présidentielle de
l’ancienne Première dame dans les bureaux de la banque d’investissement. La
conversion du financier était si stupéfiante qu’elle a fait la une du magazine
Fortune , avec les mots « Le monde des affaires aime Hillary ! » en
surimpression sur une photo de Mme Clinton   9 .

Toutefois, le démocrate qui a véritablement précipité la course aux faveurs


de Wall Street en 2008 n’est pas Hillary Clinton mais son rival, le sénateur de
l’Illinois Barack Obama. Cette année-là, il est devenu, non seulement le
premier candidat à la présidence démocrate des temps modernes à lever
beaucoup plus de fonds de campagnes que son adversaire démocrate, mais le
premier à l’emporter pour les contributions spécifiques de l’industrie de la
finance, qui restait traditionnellement un bastion républicain.

Sur les raisons pour lesquelles les financiers ont préféré Obama à son
adversaire républicain, on sait étonnamment peu de choses. Une des
motivations était sans doute que le monde des affaires aime soutenir les
vainqueurs, et 2008 avait l’air d’une année démocrate, avec l’effondrement
de l’économie et le mécontentement contre l’administration incompétente de
Bush. Mais on ne doit pas écarter l’admiration que les financiers eux-mêmes
ont exprimée dans la presse en termes typiquement professionnels. « Mon
objectif n’est pas de payer moins d’impôts, déclarait à Reuters en juillet 2008
William Ackman, patron de fonds spéculatif et grand donateur à la campagne
d’Obama. Mon objectif est d’élire un type incroyablement intelligent [smart ]
et compétent   10 . » Dans les jours qui ont précédé le krach, c’était sans doute
une raison suffisante. Les financiers étaient des gens intelligents. Obama était
une personne intelligente. Tout était dit.

Milliardaires démocrates

Et c’est ainsi que pendant les années 2000, les médias ont fait cette grande
découverte : un nombre substantiel de riches étaient en fait plutôt libéraux. Il
y avait à cela des précédents, bien sûr – pensez à tous les brahmanes WASP
qui s’intéressent depuis des années à la protection des espèces menacées –,
mais ce qui arrivait alors était différent. Non seulement on disait qu’il y avait
beaucoup plus de riches libéraux que par le passé, mais ils étaient séparés des
riches conservateurs par une fracture plus profonde que le simple goût
personnel. La division entre les riches libéraux et les riches conservateurs
passait désormais pour une chose essentielle, une chose inscrite dans la
structure même de notre société – et, bien sûr, une chose sur laquelle on
pouvait édifier sans risque le Parti démocrate.

Certains voyaient la scission entre les deux factions des riches en termes
quasi moraux. Pour Daniel Gross, qui écrivait en 2000, cela pouvait se
résumer à l’opposition du capital « arrogant » et du capital « humble » – ce
qui signifiait que les banquiers d’investissement égoïstes et snobs étaient
républicains tandis que les banquiers d’investissement modestes et sans
prétention étaient démocrates. Pour le journaliste David Callahan, c’était
(entre autres choses) une question d’opposition entre « riches sales » et
« riches propres » – ce qui signifiait que les industriels qui polluaient étaient
des conservateurs tandis que ceux qui achetaient des compensations carbone
étaient libéraux   11 .

De temps en temps, il prenait l’envie à l’un de ces riches libéraux d’écrire


un manifeste pour transmettre sa sagesse personnelle sur le sujet. John
Sperling, le milliardaire à l’origine de l’université de Phoenix, une université
privée à but lucratif, a fait grand bruit en 2004 en publiant un ouvrage de
théorie politique intitulé The Great Divide . Retro vs. Metro America   VI .
Comme tous les autres réformateurs de la classe libérale qui ont pris la plume
ces trente dernières années, le milliardaire Sperling recommandait aux
démocrates d’abandonner immédiatement la politique fondée sur la classe
héritée du New Deal ; à sa place, le parti devait adopter une approche fondée
sur le type d’industrie. En d’autres termes, au lieu de considérer les électeurs
en fonction de leur place dans la hiérarchie sociale, il fallait penser à eux en
fonction du type d’industrie qui dominait leur État ou leur région. Les
démocrates devaient comprendre que les endroits où les gens épousaient « la
modernité économique » et travaillaient dans « la fabrication, la finance,
l’assurance et les services en général » constituaient désormais la base
libérale. En revanche, les endroits où « les industries d’extraction »
dominaient étaient le cœur de l’arriération républicaine, fermés à la science et
à l’entrepreneuriat et enclins (du fait de leurs étranges religions
fondamentalistes) au racisme et aux impôts faibles.

Ainsi parlait le milliardaire libéral. Le pays s’était polarisé en « deux


nations », déclarait-il – deux systèmes économico-culturels incompatibles.
L’une de ces Amériques, la « rétro », était « enracinée dans le passé » ;
l’autre Amérique, que Sperling baptisait « métro », était « moderne et tournée
vers l’avenir ». L’Amérique « métro », bien évidemment supérieure, était
constituée de villes « vivantes » où les gens appréciaient les belles choses
comme le ballet et croyaient au « discours rationnel » et à la contraception.
L’Amérique « rétro », en revanche, était le lieu de vilaines activités comme
l’agriculture et le pétrole, une terre de suprématie blanche où les gens avaient
« choisi l’irrationalité », avec ces religions grossières où des hommes
grassouillets braillaient des slogans sauvages lors de rassemblements géants  
12 .

Un autre défaut des régions « rétro », affirmait le milliardaire, était leur


hostilité à l’esprit d’entreprise – elles souffraient d’« une pénurie de
scientifiques, d’inventeurs, d’innovateurs, d’entrepreneurs et de capitaines
d’industrie – les gens qui bâtissent les économies modernes ». Ces belles
gens ne se trouvaient que dans les régions « métro », des lieux où florissaient
des institutions admirables comme le Massachusetts Institute of Technology,
qui possédait (Sperling tenait à ce que vous le sachiez) un bâtiment
extrêmement créatif de Frank Gehry, dont le toit furieusement zigzagant
abritait toutes sortes de juteux « partenariats de recherche ».

Le Marx de la classe des maîtres

Les bâtiments créatifs, l’innovation créative, la créativité en général – qui


pourrait être contre ? La créativité est évidemment une bonne chose ; c’est
une chose qui ne prête pas à débat, et dans les années 2000, c’est aussi une
chose qui a commencé à apparaître comme la vertu définitoire du libéralisme,
la qualité qui réconciliait toutes ses composantes politiques avec les nantis.

Pendant ces années-là, les élus démocrates de tout le pays étaient


transportés par l’idée que la contre-culture d’État officielle était une chose à
encourager, parce qu’elle plaisait aux membres de la classe professionnelle-
managériale. Et bien recevoir ces gens était une façon de parvenir à la
prospérité, comme le montrait clairement le succès de villes telles qu’Austin
et San Francisco.
Cette idée, qui a fait fureur tout au long des années Bush, et encore
aujourd’hui, a été formulée de façon mémorable par un professeur de
développement économique, Richard Florida, notamment dans son best-seller
de 2002, The Rise of the Creative Class .

Oui, la « classe créative ». On a déjà entendu plusieurs dénominations


flatteuses de la caste professionnelle mais nous arrivons maintenant à la plus
obséquieuse de toutes. Selon Richard Florida, « les créatifs » étaient « la
classe dominante en Amérique », puisque la chose qu’ils contrôlaient – la
« créativité » – était devenue « la source décisive d’avantage concurrentiel » ;
« les nouvelles technologies, les nouvelles industries, la nouvelle richesse et
toutes les autres bonnes choses en économie en découlent »   13 .

Dans le raisonnement de Florida, cette « classe créative » comprenait les


artistes et les intellectuels, qui la composaient traditionnellement, mais les
créatifs qui comptaient vraiment étaient ceux qui travaillaient dans la
technologie, qui travaillaient dans les bureaux, les gens hautement qualifiés.
Les gens, comme par hasard, qui faisaient tourner la tête aux démocrates
depuis le temps de McGovern, avec toutefois un détail nouveau : les
professionnels étaient désormais décrits comme la classe qui crée , comme
les fermiers dans l’imagination de Thomas Jefferson ou comme le prolétariat
dans les rêves des années 1930.

Dans tout le pays, les villes et les régions ont écouté les conseils du gourou
et se sont tout de suite mises au travail pour gagner les bonnes grâces de la
classe créative. Le Michigan, État dur à cuire s’il en est, a lancé une « Cool
Cities Initiative [Initiative des villes cool] » qui, comme le disait son
gouverneur, créait de nombreuses « commissions locales sur le cool qui
débouch[aient] la bouteille de la créativité ». La ville de Dayton (Ohio) a
décidé qu’il lui fallait un festival de cinéma, mais aussi un « Dayton Creative
Incubator [Incubateur créatif de Dayton] », une salle de spectacle baptisée
« C{space » et une exposition d’art baptisée « Creative Soul of Dayton
[L’Âme créative de Dayton] ». La ville de Tampa, en Floride, a nommé ce
qu’USA Today a appelé un « manager des industries créatives », et
l’organisation Creative Tampa Bay y avait pour mission de « synergiser les
atouts de la communauté pour cultiver un environnement qui encourage
l’innovation, développe l’économie et attire les gens créatifs », comme le
proclamait son site Internet.

Les plus zélés étaient les démocrates, qui voyaient dans la stratégie de la
« classe créative » une façon de revitaliser des villes en crise depuis que leurs
industries étaient parties s’installer sous d’autres climats. Les innombrables
pistes cyclables qui ont été créées dans l’espoir que des professionnels se
pointent et les empruntent ? Pour la plupart, elles ont été créées par des
démocrates. Tous ces « quartiers de l’art » et ces « fêtes de rue » ? Les
démocrates. Les républicains étaient d’ailleurs exclus, presque par définition,
de cette compétition pour les faveurs de la nouvelle classe dominante puisque
l’une des conditions fixées par Florida était le bon score de ces villes sur ce
qu’il appelait l’« indice gay ». Bien sûr, ces vulgaires républicains pouvaient
toujours offrir des incitations grossières comme les impôts bas, mais à l’âge
de la créativité, ce sont les spectacles de théâtre de votre ville et ses cupcakes
faits maison qui devaient ouvrir la voie à la prospérité.

La prospérité était un objectif louable, bien entendu, et le soutien à la


culture était un moyen louable. Mais cela ne signifie pas que l’une soit
nécessairement liée à l’autre. De fait, la théorie de la classe créative était
fondée sur un gigantesque brouillage de la cause et de l’effet : une scène
artistique n’est pas une chose qui éclot avant qu’une ville ne devienne
prospère ; en général, elle vient avec l’argent. Ce qui n’a pas empêché les
élus d’adopter la stratégie de la classe créative dans tout le pays ; en l’absence
de toute politique de développement concrète, cela devait apparaître comme
une manière rapide et économique de s’attaquer au déclin des villes. Par la
suite, Florida a lui-même pris ses distances avec certains aspects de sa théorie
en admettant qu’« on ne peut pas arrêter le déclin de certains endroits et que
ce serait une tentative stupide   14 ».

J’évoque cette stratégie non pour la réfuter – elle se réfute d’elle-même –


mais parce que l’empressement avec lequel les hommes politiques libéraux
l’ont adoptée nous dit quelque chose d’important sur le Parti démocrate
moderne et sur ses dispositions envers l’égalité. Dans sa quête de prospérité,
le parti du Peuple s’est déclaré totalement favorable à une théorie sociale qui
exaltait les riches – la toute puissante classe créative. Pour beaucoup de villes
et d’États, c’était la stratégie économique ; c’est l’idée que nos dirigeants ont
trouvée pour revitaliser les friches urbaines et faire renaître les zones
désindustrialisées. L’idée démocrate n’était plus d’affronter le privilège mais
de le flatter, de chanter les louanges de notre nouvelle classe des maîtres si
raffinée. Il est vrai que tout cela était fait dans l’espoir de reconstruire les
villes délabrées où nous vivions et travaillions tous, mais les conséquences de
toute cette flagornerie envers la « classe créative » ne se dissiperont pas de
sitôt.

Richard Florida, qui travaillait alors comme consultant pour des


gouvernements dans tout le pays, s’est lui-même lancé dans la politique en
2004, prenant la plume dans le Washington Monthly pour dénoncer le Parti
républicain et l’administration scientifico-sceptique de George W. Bush
comme des ennemis du capitalisme – ou du moins, du capitalisme moderne,
« créatif ». Pour Florida, les États républicains étaient des terres d’arriération
économique tandis que les régions démocrates, avec leur tolérance et leur
amour de la connaissance, étaient des zones dynamiques de modernité.
Pendant les grandes années de la Nouvelle Économie, rappelait Florida, ces
endroits dirigés par des libéraux « sont devenus des foyers d’innovation,
l’équivalent moderne des cités-États de la Renaissance, où les scientifiques,
les artistes, les designers, les ingénieurs, les financiers, les marketeurs et les
entrepreneurs de toutes espèces se nourrissaient de la connaissance, de
l’énergie et du capital de tous les autres pour créer de nouveaux produits, de
nouveaux services et même des industries entièrement nouvelles :
divertissement de pointe dans le Sud de la Californie, nouveaux instruments
financiers à New York, produits informatiques dans le Nord de la Californie
et à Austin, satellites et télécommunications à Washington, logiciels et
commerce innovant à Seattle, biotechnologie à Boston   15 ».

Soyons clairs sur les opinions politiques que Florida exposait ici. Le
problème de l’administration de quelqu’un comme George W. Bush, mettons,
n’était pas qu’elle favorisait les riches ; c’était qu’elle favorisait les mauvais
riches – les riches de la « vieille économie ». De même, le problème de la
politique intensément partisane des républicains à cette époque était qu’elle
n’écoutait absolument pas les voix des industries les plus importantes et
créatives du pays (comme Wall Street et la Silicon Valley), dans la mesure où
ces endroits choisissaient d’office les démocrates.

Richard Florida se lamentait pour ces industries injustement ignorées mais


il n’exprimait guère de compassion pour les travailleurs dont les problèmes
étaient désormais ignorés par les deux partis. Il semblait même parfois
considérer que ces gens faisaient partie du problème. Pendant l’été 2008,
Florida a déclaré à un journal britannique que « la classe créative anticipe
l’avenir, tandis que la classe ouvrière a tendance à chercher à s’en protéger ».
La seule leçon qu’on devait vraiment tirer de l’expérience de la classe
ouvrière était la façon dont ils étaient parvenus à triompher politiquement
dans les années 1930, ce que la classe créative devait désormais reproduire :
selon Florida, « de même que Franklin Delano Roosevelt a forgé une
nouvelle majorité sur une population grossissante de travailleurs en col bleu,
de même le parti qui espère remporter cette élection présidentielle devra
gagner le soutien enthousiaste de l’actuelle force politique et économique
montante – la classe créative   16 ».
Richard Florida a prononcé ces mots en juin 2008. L’effondrement de la
banque d’affaires ultra-créative Lehman Brothers a eu lieu à peine trois mois
après, et j’aimerais pouvoir dire que ces rêves de prospérité-par-le-bon-goût
se sont effondrés avec elle – avec tous les fonds spéculatifs et les prêteurs de
subprime du monde. Après tout, l’un des hauts faits de la classe créative
était… l’innovation financière – c’est-à-dire, notamment, ces créances
hypothécaires titrisées toxiques qui ont mené l’économie mondiale au seuil
de la mort.

Mais les idées que j’ai décrites dans ce chapitre n’ont pas connu le même
destin. Comme pour le libre-échange et la réforme de l’aide sociale, il semble
qu’aucune réfutation ne saura dissuader leurs partisans. D’ailleurs, avec
l’élection de Barack Obama, le challenger jeune et innovant, elles ont trouvé
un second souffle. Sous sa présidence, elles sont devenues plus vigoureuses
que jamais. Et avec leur épanouissement, nos démocrates modernes se sont
écartés encore un peu plus de leurs traditions égalitaires.

I . Le rapport de 1999 du Progressive Policy Institute était intitulé « The State


New Economy Index ». L’indice a ensuite été publié régulièrement au cours
de la décennie suivante. Plus tard, la Ewing Kauffman Foundation et la
Information Technology and Innovation Foundation, un think tank de
Washington, se sont chargées de la réalisation de cet index. Le co-auteur du
State New Economy Index de 2007, Daniel Correa, est devenu par la suite le
premier conseiller d’Obama sur les politiques d’innovation.

II . Festival désormais d’ampleur mondiale, Burning Man se déroule à la fin


du mois d’août, tous les ans depuis 1990, dans le désert de Black Rock
(Nevada). Cette rencontre, qui se conclue par le bûcher d’une grande figure
humaine, l’« homme qui brûle », veut favoriser l’expression de la créativité «
alternative », individuelle et collective. [nde]
III . Nom d’une zone de la côte californienne, entre Los Angeles et San
Francisco, remarquable pour la proximité de sommets montagneux et de
falaises bordant l’océan pacifique, où se succèdent propriétés privées et parcs
naturels, qui fut chantée par des artistes et des écrivains, notamment de la
Beat Generation. [nde]

IV . Pritzker dirigeait autrefois le conseil d’administration de la Superior


Bank of Chicago, un établissement titriseur de crédits immobiliers subprime
qui a fermé en 2001   3 . Selon sa biographie sur le site du gouvernement, Lee
était auparavant à la tête du Bureau des brevets et de la stratégie brevet de
Google   4 .

V . Littéralement « ceinture de la rouille », Rust Belt est le surnom d’une


région du Nord-Est des États-Unis (de Chicago à la côte atlantique) marquée
par le développement puis le déclin de l’industrie lourde (métallurgie, mines
de charbon, de fer, etc.). [nde]

VI . Ce livre avait en réalité été écrit par cinq auteurs, un sondeur et deux
chercheurs. Mais le nom de Sperling venait en premier et se détachait
typographiquement par rapport aux autres et il lui est habituellement attribué.
VII. Comment la crise a été gâchée
En 2008, après des décennies à assurer l’opinion publique que leur reniement
du New Deal était authentique, les démocrates ont soudain décidé que le New
Deal était de retour et que Franklin Roosevelt était plus actuel que jamais.

Pour arriver à un tel retournement, il leur a fallu une catastrophe financière


mondiale – une répétition parfaite de la Grande Dépression, avec fraudes de
Wall Street, éclatement de la bulle financière et panique générale tandis que
le chômage explosait, que les actifs dégringolaient et que les fondements de
l’économie tremblaient. Les jours du consensus confiant sur l’économie de
marché paraissaient toucher à leur fin. La promesse d’une ère post-
industrielle de prospérité universelle semblait maintenant aussi vide et
désolée qu’une rangée de pavillons abandonnés dans un lointain cul-de-sac
au fond du désert du Nevada.

Ce n’était pas seulement l’identification toute particulière de Barack


Obama avec l’« Espoir » et le « Changement » qui le faisait apparaître
comme une réincarnation de Franklin Roosevelt ; contrairement à tous les
autres candidats, il reconnaissait que le consensus politique nous avait menés
au désastre économique. En mars 2008, il prononçait son discours à Cooper
Union à New York, où il délivrait son analyse de la crise alors même qu’elle
était en train de se produire ; il comprenait le parallèle avec l’éclatement de la
bulle de 1929 ; il savait combien la déréglementation avait contribué à cette
situation ; et il reprochait à Wall Street d’avoir produit cette économie qui ne
laissait pas aux gens ordinaires la possibilité de réussir. C’était une rupture
complète avec l’école de pensée démocrate que j’ai décrite dans ces pages.

Ses adversaires ont aussi contribué à ce parallèle parfait. Le président


George W. Bush avait pratiquement jeté l’éponge, laissant l’affaire aux mains
de son secrétaire du Trésor Hank Paulson. Celui-ci, en collaboration avec le
président de la Fed Ben Bernanke, a attisé la colère publique par une série de
grands plans de sauvetage des banques. Et le candidat républicain n’était pas
non plus vraiment à la hauteur de la tournure épouvantable que prenaient les
événements ; dans son désespoir et sa confusion, il annonçait que « les bases
de notre économie [étaient] solides » le jour même de l’effondrement de
Lehman Brothers.

Au contraire, Obama paraissait compétent, jeune, énergique et intelligent.


Les bénévoles qui animaient sa campagne étaient si organisés et
enthousiastes que, pour citer une équipe de chercheurs qui les ont étudiés, ils
faisaient davantage penser « à un mouvement social qu’à une campagne
électorale ». À mesure que la crise économique s’aggravait, Obama paraissait
gagner en grandeur ; 100 000 personnes se sont rassemblées à un meeting du
candidat à Saint-Louis en octobre ; 100 000 autres sont venues l’écouter à
Denver. On estime que 240 000 personnes étaient dans les rues de Chicago le
soir de l’élection où Obama a submergé McCain ; il n’y a jamais eu tant de
monde pour assister à une investiture présidentielle que le jour où il a prêté
serment le 20 janvier 2009   1 .

Le raz-de-marée démocrate emportait des années d’idées solidement


incrustées sur les bienfaits de la haute finance et paraissait aussi annoncer la
fin de décennies de pleutres capitulations démocrates devant la droite. Obama
plaisait à un grand nombre des groupes démographiques que se disputaient
les deux partis, et ce sans faire les concessions qu’il était censé faire selon
l’orthodoxie du parti. Il n’était pas du Sud ; il ne s’était pas compromis dans
les guerres culturelles ; il n’avait pas essayé de prouver sa fermeté en
soutenant la guerre en Irak ; il ne faisait pas de triangulations ni de
ratiocinations, ni de signes en direction de l’électorat réactionnaire blanc ;
d’ailleurs, il n’était même pas blanc. Pour faire bonne mesure, il avait snobé
le Democratic Leadership Council quand il s’était réuni à Chicago en 2008.
Le rapport entre ce nouveau président plein de confiance et le héros des
années 1930 était constamment souligné dans les journaux et les magazines.
Qu’une période de gouvernement militant à la FDR suive nécessairement
l’effondrement du capitalisme paraissait une vérité universellement
reconnue ; les auteurs de gauche s’enthousiasmaient à cette perspective tandis
que les conservateurs tremblaient devant le renversement imminent de tout ce
à quoi ils étaient parvenus en plusieurs décennies. La « Roosevelt-mania »
s’était emparée de l’Amérique, déclarait le magazine The Economist ;
Obama lui-même lisait des livres sur la Grande Dépression et dans l’émission
60 Minutes en novembre 2008, il déclarait : « Ce que vous voyez chez FDR
et ce dont mon équipe pourra s’inspirer, j’espère, ce n’est pas de ne jamais se
tromper, c’est une capacité à susciter un sentiment de confiance, et une
volonté d’essayer. Et d’expérimenter pour que les gens retrouvent du travail  
2. »

Le plan de relance de 800 milliards de dollars d’Obama, présenté au


Congrès six jours après son investiture, était censé être si gigantesque qu’il
constituait rien moins qu’un New New Deal , un Nouveau New Deal, pour
reprendre le titre d’un livre du journaliste de Time Michael Grunwald. Une
autre comparaison qui revenait fréquemment concernait le fameux Brain
Trust de Roosevelt, le groupe de professeurs et d’intellectuels que le
président avait réuni en 1933 pour l’aider à préparer le redressement
économique de la nation ; Obama, disait-on, devait faire exactement pareil.
Les incompétents de l’administration Bush avaient fait péricliter le pays ; ce
dont on avait le plus besoin, sans aucun doute, c’était d’être gouvernés par
des gens compétents. Il fallait des cerveaux pour trouver des issues à cette
crise.

C’était assurément ce que je pensais moi-même à l’époque. Un autre


journaliste qui semblait du même avis était Jacob Weisberg, que nous avons
déjà rencontré quand il attirait l’attention sur les rapports « clincestueux » de
l’ère Clinton et qui en appelait désormais à un « Brain Trust brillant »   3 .
Obama devait « choisir les personnes les plus intelligentes possible pour son
gouvernement », afin de « donner plus de poids à la finesse intellectuelle et à
la connaissance domaine par domaine ». L’incarnation d’une telle approche,
affirmait alors Weisberg, était l’économiste Larry Summers, ancien président
de l’université Harvard et « l’économiste international le plus remarquable de
sa génération ». Summers avait ses travers, reconnaissait Weisberg ; il
pouvait se montrer arrogant et méprisant envers les gens moins intelligents.
« Mais ce sont les défauts d’un esprit supérieur », écrivait Weisberg, le prix à
payer pour avoir un individu si talentueux dans votre équipe.

C’est bien ainsi que le professoral Obama a procédé pour constituer son
administration. Selon le journaliste de Newsweek Jonathan Alter – qui a écrit
des livres sur Obama comme sur FDR – près de 90 % des membres de son
administration avaient des diplômes supérieurs, et près de 25 % étaient
diplômés de Harvard ou y avaient enseigné. L’équipe d’Obama comprenait
un prix Nobel, un prix Pulitzer, un « prix du génie » MacArthur, de
nombreux boursiers Rhodes, et Summers, qui présidait son Conseil
économique national   I . « C’est basé sur le mérite », aurait dit la sénatrice du
Missouri Claire McCaskill au sujet de la stratégie de recrutement du
président. « Il s’agit d’avoir les meilleures personnes et les meilleures idées  
4. »

On peut se faire une idée du processus par lequel « les meilleurs » étaient
choisis avec un épisode décrit par Chris Hayes dans Twilight of the Elites .
Nous sommes en 2009, le président est en train de choisir un nouveau juge à
la Cour suprême, et experts et conseillers présidentiels pèsent soigneusement
les titres des individus hautement qualifiés en balance. Un attribut force
particulièrement leur attention : quel candidat est « le plus intelligent » ? Les
sages raisonnent encore et encore, concluant on ne sait comment qu’un
candidat est « plus intelligent » qu’un autre, qui est lui-même plus intelligent
qu’une troisième qui, malheureusement, n’est « pas aussi intelligente qu’elle
en a l’air ». Voilà à quoi toutes les controverses devant la nation et toutes les
nuances de la réflexion juridique se résumaient pour la classe libérale :
l’intelligence. Pour eux, la Cour suprême était comme une institution très
sélective à laquelle donnait accès une sorte de test SAT cosmique   II .

Cette idée de mettre au pouvoir « les meilleurs » nous ramène au champ de


bataille fondamental de la politique américaine, tel que certains se le
représentent. Pour tant de gens, voilà à quoi se résume la guerre entre les
démocrates et les républicains : l’intellect contre l’ignorance ; la science
contre la foi ; Harvard contre je ne sais quel trou où Sarah Palin a fait ses
études. Summers lui-même défendait énergiquement ce point de vue quand,
dans les premiers mois de la nouvelle administration, il disait : « Nous
sommes passés d’un moment où on n’a jamais eu un groupe moins tourné
vers les sciences sociales [le gouvernement béotien de George W. Bush] à un
moment où on n’a jamais eu un groupe plus orienté vers les sciences sociales.
Alors… on va voir ce qui va se passer   5 . »

Idem.gov

Sept ans ont passé depuis le Jour du Changement et on a vu ce qui s’est


passé. Sur le problème le plus urgent auquel était confrontée la nation – que
faire des banques –, le quotient intellectuel de l’équipe du président s’est
avéré à peu près sans effet. L’administration savante d’Obama a utilisé son
mandat pour poursuivre les politiques de l’administration grossière et
vulgaire de Bush quasiment telles quelles, du moins pendant les premières
années. Les sauvetages de banques ont continué comme avant. Tim Geithner,
qui avait contribué à diriger les plans de sauvetage de l’administration Bush
depuis son siège à la tête de la branche new-yorkaise de la Réserve fédérale,
dirigeait maintenant les plans de sauvetage de l’administration Obama depuis
son siège au Trésor. Ben Bernanke a rempilé au conseil de la Réserve
fédérale à Washington. Summers lui-même est passé à la télévision pour
défendre la Politique du Même à son pire moment, ce jour de 2009 où des
bonus ont été distribués aux cadres d’AIG, fonds spéculatif et compagnie
d’assurance en faillite   III .

Pour la nouvelle administration comme pour l’ancienne, la nécessité de


gagner la confiance du banquier l’emportait sur tout le reste. De peur
d’effrayer les hommes de la pointe sud de Manhattan, l’équipe Obama n’a
osé prendre aucune des mesures sérieuses que les temps exigeaient à
l’évidence. Aucune grande institution de Wall Street n’a été placée sous
administration judiciaire ou remise à sa place. Aucun gros banquier de Wall
Street n’a été destitué à la manière du malheureux président de General
Motors.

Par conséquent, la situation s’est perpétuée comme suit : les banques de


Wall Street, étant « trop grosses pour faire faillite », ont bénéficié d’une
garantie plus ou moins explicite du gouvernement, mais en l’échange de cette
protection on ne leur demandait pas d’arrêter les opérations hasardeuses qui
les avaient mises en si mauvaise posture. C’était le dénouement idéal pour
elles puisque, désormais, les contribuables d’une nation entière misaient pour
qu’elles continuent leur partie de roulette sans fin   IV . Évoquant cette période
atroce, Elizabeth Warren (qui travaillait alors à la commission de contrôle de
la mise en œuvre des plans de sauvetage) concluait que « le président a choisi
son équipe, et quand il n’y a pas eu assez de temps et d’argent pour satisfaire
tout le monde, l’équipe du président a choisi Wall Street   7 ».

La solution classique et la plus immédiate dans le cas d’une épidémie de


gestion bancaire malhonnête et de prêts bancaires frauduleux est d’employer
l’autorité qui procède du sauvetage des banques en faillite pour fermer ces
banques ou virer leur direction. De toute évidence, l’équipe de génies
d’Obama n’a jamais envisagé sérieusement une telle solution.

Une autre option politique symbolique des années 1930 – exiger des
banques qu’elles séparent leurs activités d’investissement et leurs services
commerciaux – a finalement été favorisée par les démocrates, et elle a même
été intégrée à la mesure de réforme bancaire Dodd-Frank. On ne peut pas dire
comment ni même si elle sera jamais appliquée, dans la mesure où les clauses
et les failles de la loi sont encore en train d’être tour à tour rédigées et vidées
par les avocats et les régulateurs à l’heure où j’écris ces lignes. Mais on sait
une chose : les banques trop-grosses-pour-faire-faillite sont aujourd’hui plus
grosses qu’elles ne l’étaient avant la crise puisqu’elles ont avalé d’autres
banques dans le cadre des plans de sauvetage. On sait aussi que les gens qui
travaillent dans la finance gagnent toujours beaucoup plus que ceux qui
travaillent dans d’autres industries – leur salaire moyen à New York était de
404 000 dollars en 2014 – et que leurs bonus sont pratiquement revenus aux
niveaux qu’ils atteignaient avant le krach.

Sur le deuxième problème le plus urgent auquel la nation était confrontée –


que faire de la récession et des chômeurs –, le programme de dépenses
publiques du « New New Deal » de l’administration s’est avéré insuffisant.
Dans une répétition troublante de l’épisode qui avait marqué le début de
l’administration Clinton, le Brain Trust économique d’Obama lui a prescrit
de ne pas effrayer les marchés en dépensant trop et en aggravant
inconsidérément le déficit fédéral   8 . C’était exactement le conseil à ne pas
donner à ce moment, comme des économistes moins orthodoxes comme Paul
Krugman ont passé ces années à le répéter.

Mais le plan de relance d’Obama est bel et bien passé au Congrès et il


représentait, en dollars non indexés, la somme la plus importante jamais
affectée à un tel plan. Malheureusement, la plus grosse part de cette somme a
été dilapidée en baisses d’impôts pour satisfaire l’électorat républicain. Un
autre gros morceau a été dilapidé pour inciter les gouvernements des États à
développer les charter schools et à ouvrir leurs systèmes éducatifs aux
consultants et aux entrepreneurs. Le plan contenait aussi beaucoup de bonnes
choses : des subventions pour des projets favorisant l’énergie propre, une
campagne pour la mise à jour des dossiers médicaux, des milliards pour des
projets de trains à grande vitesse et un soutien à une longue liste de
programmes de construction à l’échelon local ou étatique – les fameux
projets « prêts à démarrer » dont tout le monde parlait en 2009. Si vous
pouvez aujourd’hui en nommer un seul sans aller voir Wikipedia, je vous tire
mon chapeau   9 .

Ce que ces mesures de relance tentaculaires ne comprenaient pas, c’était le


plus évident, le plus efficace, ce que les Américains de tous les âges se
rappelaient comme l’œuvre de Franklin Roosevelt – une création directe
d’emplois fédéraux à la manière de la Work Projects Administration. Obama
a pris soin d’éviter une telle mesure parce qu’elle aurait augmenté le nombre
de fonctionnaires fédéraux. Au lieu de quoi, son New New Deal passait
simplement l’argent à d’autres ; en lui-même, il n’a pas bâti de tunnel dans
les parcs nationaux, pas construit de tribunaux de comté Art déco, pas peint
de fresques sur les murs des bureaux de poste, pas publié de guides des États.
Par conséquent, il est passé à côté d’une autre réussite de l’ère Roosevelt : la
création de monuments spectaculaires et évidents à la gloire du gouvernement
militant   V .

Le chômage a fini par baisser, bien entendu, tandis que l’économie se


remettait de l’éclatement de la bulle immobilière. Mais le processus a été lent,
il ne s’est pas accompagné d’une hausse des salaires et le président a fini par
croire qu’il ne pouvait pas en être autrement. D’après le journaliste Ron
Suskind, le président Obama s’est convaincu fin 2009 qu’il ne pouvait pas
faire grand-chose pour ce problème de toute façon ; que, du fait de
l’augmentation de la productivité, une économie à chômage élevé était,
comme l’écrit Suskind, « telle qu’elle était censée être »   11 . C’est sur la base
de cette illusion fataliste, poursuit Suskind, qu’Obama a demandé à son
équipe de ne pas faire pression pour un autre plan de relance.

Un New Deal pour qui ?

Si c’était un New Deal d’aujourd’hui, c’en était une répétition timide et assez
peu soucieuse de la détérioration globale de la situation économique des gens
ordinaires – les salaires qui ne progressaient jamais, l’augmentation des
revenus qui allait toujours à d’autres. Dans ses discours, Barack Obama
pouvait être un défenseur éloquent de ces gens et de leurs problèmes ; c’est
en partie grâce à lui que « l’inégalité » est devenue un sujet politique grand
public. Mais dans les faits, l’administration Obama n’a cessé de sacrifier les
intérêts des travailleurs au nom d’un objectif plus grand, ou de ce que
Washington appelait une « optique », ou même sans aucune raison visible.

Cela ne s’est pas passé ainsi parce qu’aider les citoyens ordinaires dans les
temps difficiles est un rêve utopique mais parce que les intérêts de ces
citoyens étaient en conflit avec les intérêts des citoyens des couches
supérieures. Il fallait choisir et Obama l’a fait.

L’exemple le plus célèbre est une proposition de loi démocrate qui aurait
permis aux juges de modifier la dette hypothécaire des propriétaires dès lors
qu’ils se déclaraient en faillite personnelle – un processus baptisé
« cramdown », qui aurait aidé considérablement des millions de
propriétaires, mais qui aurait aussi eu des conséquences déplaisantes pour
tous les créanciers hypothécaires   VI . En 2008, Obama avait annoncé qu’il
était favorable au cramdown , mais quand la proposition est arrivée au Sénat
en avril 2009, selon la description concise de son biographe Jonathan Alter,
le président et son équipe « n’auraient pas bougé le petit doigt pour aider » à
la faire passer   12 . Face au lobbying énergique des banques, le projet a
naturellement été rejeté.

Heureusement, le premier plan de sauvetage des banques adopté au


Congrès sous le président Bush comportait un dispositif censé aider les
propriétaires en difficulté avec leurs crédits hypothécaires ;
malheureusement, sa mise en œuvre calamiteuse l’a transformé en un
nouveau fiasco coûteux, qui aggravait même parfois la situation des
propriétaires. Neil Barofsky, l’un des collègues d’Elizabeth Warren à la
commission de contrôle de la mise en œuvre des plans de sauvetage, a
rencontré le secrétaire du Trésor Geithner à l’automne 2009 pour parler de ce
dispositif. Voilà comment, d’après le témoignage de Barofsky, la rencontre
s’est déroulée :
Pour défendre le programme, Geithner a fini par lâcher : « Nous estimons
qu’elles peuvent supporter dix millions de saisies, dans le long terme [en parlant
des banques]. Ce programme va aider à ce qu’elles atterrissent en douceur. » Ça a
fait tilt pour moi. Elizabeth avait demandé à Geithner comment le programme
allait aider les propriétaires et il avait répondu en expliquant comment il aiderait
les banques .   13

Les travailleurs ont eu droit au même traitement. Ainsi, Obama candidat avait
bruyamment dénoncé le toujours impopulaire Aléna ; une fois président, ce
genre de discours s’est volatilisé. À l’époque des débuts d’Obama, la priorité
des syndicats à Washington était une proposition de loi intitulée « Employee
Free Choice Act », qui devait faciliter la négociation collective des
travailleurs avec leur direction et qui aurait même pu inverser le long déclin
du taux de syndicalisation. Là encore, Obama s’y était déclaré favorable ; il
avait même voté pour en tant que sénateur. Mais là encore, quand Wal-Mart
et la Chambre de commerce ont mobilisé leurs lobbyistes contre la mesure,
l’audace du président a semblé disparaître. La Maison-Blanche s’est
contentée de laisser filer. Un détail qui a attiré mon attention à l’époque était
le nombre impressionnant d’ex-libéraux que le monde des affaires avait
embauchés comme lobbyistes sur ces questions : d’anciens assistants de John
Kerry, de Rahm Emanuel, de plusieurs sénateurs démocrates et même du
secrétaire au Travail   14 .

Quand le président prenait enfin position vigoureusement, c’était parfois


aux dépens de ces mêmes travailleurs américains. Je veux parler du débat de
2015 sur l’Accord de partenariat transpacifique (TPP), qui visait à étendre le
modèle de l’Aléna à de nombreux pays riverains du Pacifique. Comme on
pouvait s’y attendre, la formule « no-brainer » est réapparue alors,
notamment sous la plume d’un économiste pour qui la question n’était pas de
savoir quels étaient les détails du traité mais si les échanges commerciaux
étaient une bonne chose. Obama lui-même, opérant un virage à 180 degrés
depuis l’époque où il critiquait l’Aléna, a accusé les adversaires du traité de
vouloir bêtement « relever le pont-levis et construire des douves autour de
nous   15 ».

Ceux qui avaient le bon sens de ne pas vouloir lever le pont-levis étaient
les groupes industriels – les représentants de Big Pharma et de la Silicon
Valley, par exemple – qui ont pu conseiller les fonctionnaires chargés des
négociations. Naturellement, le traité auquel elles ont abouti sera très
favorable à ces groupes industriels : comme l’Aléna, il est conçu avant tout
pour protéger leurs investissements à l’étranger. Ainsi, le TPP va contribuer à
obstruer le commerce des médicaments génériques et inciter les gens à
acheter les médicaments de marque plus chers. Les travailleurs américains ne
bénéficieront d’aucune protection de ce genre, bien entendu : pour eux, ce
sera toujours la concurrence à mort. Mais leurs employeurs auront encore
plus de latitude pour délocaliser à loisir, transférer leurs activités comme bon
leur semble là où les salaires sont bas et la main-d’œuvre non syndiquée, et
poursuivre les pays qui adoptent des politiques contraires à leurs profits.

Traiter les travailleurs et les possédants de ces manières radicalement


opposées a été la règle pendant les années Obama, mais il y a eu aussi des
exceptions – de belles exceptions. La grande réussite de la présidence
Obama, la réforme de l’assurance maladie connue sous le nom
d’« Obamacare », a bien des défauts, mais elle subventionne la souscription à
une couverture santé pour des gens qui n’en auraient pas les moyens. Ce
détail était une victoire importante pour les pauvres – et aussi une mesure
sans laquelle l’Obamacare ne pouvait pas accomplir les autres choses qu’elle
fait, comme empêcher les assureurs de résilier l’assurance des personnes
malades. Un autre triomphe a été la création, en 2010, d’un Bureau de
protection des consommateurs (CFPB), un organisme de régulation
absolument nécessaire, censé surveiller les pratiques abusives des prêteurs
sur salaire, des compagnies de cartes de crédit et autres. Le CFPB est une
institution particulièrement intéressante pour l’historien du libéralisme
moderne dans la mesure où son cahier des charges dénonce les anciennes
offres de crédit « exagérément compliquées » ainsi que les « prêts que [les
Américains] ne comprenaient pas très bien » – des qualités que certains
démocrates qualifiés jugent souvent en termes favorables   16 .

Là où les travailleurs se sont clairement retrouvés au premier plan, c’est


pendant la campagne de réélection d’Obama en 2012. Même si la récession
était alors terminée, les conditions économiques étaient toujours terribles
pour les gens ordinaires et, tandis que le candidat républicain, le riche
investisseur en capital-risque Mitt Romney, essayait de mettre cette situation
sur le dos d’Obama, les démocrates avaient une réponse encore plus simple :
ils ont joué la carte de la classe. Obama a prononcé le premier de ses
nombreux discours sur l’inégalité en décembre 2011 dans la petite ville
d’Osawatomie, au Kansas – importante symboliquement puisque c’était la
ville natale de John Brown   VII et le lieu où Theodore Roosevelt a annoncé,
en 1910, sa conversion au progressisme –, et au cours de l’année suivante, la
rhétorique populiste a envahi le discours de son parti. Toutes les flèches
pointaient vers la même cible : ce rentier, ce gros richard de Romney ne
pouvait pas comprendre des gens comme vous. Il « comprend peut-être
l’économie, il sait peut-être comment gagner de l’argent, il a peut-être gagné
des centaines de millions pour lui et ses investisseurs, disait un conseiller
d’Obama au journaliste Dan Balz. Mais chaque fois qu’il a gagné de l’argent,
les gens comme vous ont perdu leurs pensions, ont perdu leurs boulots, leurs
boulots sont partis à l’étranger   17 ».

C’est ainsi que la campagne de 2012 a donné lieu aux appels les plus
purement prolétariens qu’on ait pu entendre depuis longtemps. C’est ainsi
que la convention démocrate est devenue une interminable démonstration
d’animosité de classe badine. Et c’est ainsi qu’un Super PAC   VIII démocrate
en est venu à diffuser un spot télévisé dévastateur où un ouvrier d’une usine
de papier qui avait été rachetée par Bain Capital, la compagnie de Romney,
racontait comment ses nouveaux patrons lui avaient demandé de construire
une scène ; quand il avait terminé, les patrons étaient montés sur la scène et
ils avaient viré cet ouvrier, ainsi que tous les autres employés de l’entreprise.
Ce spot tire-larmes était si efficace que, d’après Balz, les électeurs de l’Ohio
pouvaient encore se souvenir de certains « détails spécifiques » sept semaines
après sa diffusion   18 .

Discours à part, la situation des travailleurs a continué à se détériorer.


Depuis la fin de la récession en juin 2009, le produit intérieur brut du pays a
progressé de 13,8 % ; dans cette même période, les salaires ont augmenté de
seulement 1,8 %. Le poids économique des syndicats a continué à reculer, la
proportion de travailleurs syndiqués dans le secteur privé étant passée de
7,2 % en 2009 à 6,6 % en 2014. La « part [des revenus] du travail » dans le
revenu de la nation, comme je l’ai mentionné dans l’introduction, a fortement
baissé par rapport à sa valeur moyenne d’après-guerre ; sous la présidence
Obama, elle est restée proche du niveau historiquement bas qu’elle avait
atteint en 2008   19 .
Pendant ce temps, la « part [des revenus] du capital » a atteint des sommets
historiques, de même que le Dow Jones, le NASDAQ et les rémunérations de
Wall Street. Un autre facteur inédit est aussi entré en jeu. Dans le passé, les
administrations qui prenaient leurs fonctions après une vague de criminalité
d’entreprise engageaient souvent des poursuites judiciaires contre les
responsables de haut niveau pour montrer qu’un nouveau shérif inflexible
avait pris les choses en main. Obama a choisi de ne pas le faire. Au contraire,
son département de la Justice a laissé filer pratiquement toutes les mauvaises
pratiques des banques qui faisaient les gros titres, des innombrables fraudes
manifestes de la bulle immobilière à la gigantesque escroquerie de la fixation
du Libor   IX et au scandale des saisies massives « robotisées » de 2010. Tous
ces outrages – et pourtant, selon une étude, en 2015 les poursuites fédérales
contre la criminalité en col blanc ont atteint leur niveau le plus bas depuis
vingt ans   20 .

Dans un discours de 2012, le chef de la division criminelle d’Obama,


Lanny Breuer, a annoncé qu’il lui arrivait de se laisser convaincre par les
banques et les entreprises qui lui demandaient de ne pas engager de
poursuites en raison des risques de faillite pour les compagnies en question,
qui risquaient de nuire à l’économie. « Nous devons tenir compte de l’effet
d’une mise en examen sur les employés et les actionnaires innocents », a dit
Breuer, décrivant une obligeance que les procureurs américains n’étendent à
aucun autre groupe et qui ridiculise l’idée même d’égalité devant la loi   21 .

C’était du clintonisme au bulldozer. Non seulement il est plus profitable de


vivre de la spéculation que du travail, mais cela vous place aussi au-dessus
des lois.

La présidence paquebot
Les démocrates ont perdu le contrôle de la Chambre des représentants en
2011 et du Sénat en 2015. Bien qu’Obama ait été réélu spectaculairement en
2012, il n’a pratiquement rien fait sur les questions d’inégalité dès lors que le
raz-de-marée du Tea Party a touché les côtes de Washington.

À cette époque, il avait déjà viré de bord en vue d’un Grand Marchandage
où les démocrates allaient accepter d’exposer leurs programmes d’assurance
sociale jadis sacrés au couperet budgétaire si les républicains voulaient bien
considérer l’idée d’une augmentation d’impôts. Pour codiriger la commission
chargée d’élaborer l’accord sur le budget, Obama a même choisi Erskine
Bowles, l’homme qui avait été l’émissaire de Clinton auprès de Newt
Gingrich dans les négociations secrètes sur la privatisation de la Sécurité
sociale.

La commission Bowles-Simpson a échoué dans sa sale mission


d’équilibrisme budgétaire. De même qu’ont échoué toutes les tentatives
similaires ces années-là. Personne en dehors de Washington ne pouvait
vraiment suivre ces batailles budgétaires compliquées qui s’éternisaient
d’année en année. Mais la détermination d’Obama à emporter une grande
victoire clintonienne sur le déficit fédéral a pris de telles proportions que,
pendant un temps, elle a pris le pas sur pratiquement toutes les autres choses
qui animaient autrefois ses partisans pleins d’espoir.

Obama était toujours aussi habile à manier les mots mais, un jour,
l’éloquent président semble avoir perdu sa confiance dans la persuasion   22 .
Sa présidence a eu ses grands moments, bien sûr : le raid contre Oussama ben
Laden, la reconnaissance diplomatique de Cuba, l’accord avec l’Iran. Mais
sur l’inégalité, il en était réduit à faire des discours.

Sur le bilan lamentable des dernières années d’Obama, les principaux


penseurs de la classe libérale ont réagi d’une manière absolument
caractéristique : en construisant une théorie de la politique américaine où
l’inaction était la meilleure chose qu’on pouvait espérer. Obama n’a pas
vraiment déçu. Au contraire, affirmaient-ils, l’impuissance de la présidence
était l’un des grands faits déterminants de l’histoire américaine – une vérité
établie par la science politique elle-même – et Obama s’est débattu avec ce
fait du mieux qu’il a pu. Les présidents, écrivait l’éditorialiste du New York
Times Frank Bruni en 2015, ne sont « pas toujours de puissantes frégates
fendant les eaux » ; parfois, ils sont « des bouées sur les vagues de l’histoire,
s’élevant et retombant avec la houle ». Le vrai problème, concluaient les
penseurs libéraux, c’était ces idéalistes irréalistes geignards qui attendaient
tant d’Obama – et bien sûr, ces diaboliques républicains au Congrès, qui
n’ont cessé de contrer les plans du pauvre homme impuissant dans le Bureau
ovale   23 .

En juin 2015, Obama lui-même avait fini par dire la même chose,
rapportant au comique Marc Maron comment il avait souvent dû dire à ses
partisans déçus que « vous ne pouvez pas devenir cynique ou frustré parce
que vous n’arrivez pas immédiatement là où vous voulez ». Un peu plus tard,
il employait la métaphore classique de la rigidité du gouvernement des États-
Unis :
Parfois, la tâche du gouvernement est de faire des améliorations progressives,
ou d’essayer de diriger le paquebot deux degrés vers le Nord ou le Sud, de sorte
que dans dix ans on se retrouve soudain dans un lieu très différent. Mais sur le
moment, les gens peuvent se dire qu’on a besoin de virer de cinquante degrés, pas
de deux degrés. […] Et vous ne pouvez pas virer de cinquante degrés. Et ce n’est
pas seulement à cause des lobbies, ce n’est pas seulement à cause du pouvoir de
l’argent, c’est parce que les sociétés ne virent pas de cinquante degrés. Il est
certain que les démocraties ne virent pas de cinquante degrés.   24

Il est facile de comprendre pourquoi les experts veulent écrire


l’apologétique du président et il est encore plus facile de comprendre
pourquoi Obama veut décrire sa présidence de cette manière. Après avoir mis
tant de foi dans son potentiel de transformation, les partisans d’Obama
devaient trouver une façon d’accepter qu’il ait si peu transformé.

Les paquebots étaient faits pour voler

Si votre objectif est de sauver la réputation d’un héros auquel on a découvert


des pieds d’argile, c’est sans doute la bonne manière de faire. Les paquebots
sont difficiles à faire virer. Les présidents n’ont pas beaucoup de pouvoir. Les
républicains sont les associés du diable.

Si ce qui nous intéresse est l’inégalité, en revanche, il nous appartient de


rétablir l’évidence : Obama aurait pu faire bien des choses autrement, les
républicains ne sont pas des surhommes et la présidence est en réalité un
poste puissant.

Si puissant que, même pendant la pire période pour Obama, quand le


Congrès était entièrement aux mains des républicains intransigeants, le
président aurait encore pu utiliser l’exécutif pour prendre des mesures
importantes et conséquentes contre l’inégalité. Pour ne donner qu’un seul
exemple : il aurait pu renouer avec l’héritage de Franklin Roosevelt sur la
lutte antitrust.

Permettez-moi d’expliquer. Il n’y a pas si longtemps, les monopoles et les


oligopoles étaient illégaux en Amérique. Cela parce que nos ancêtres avaient
compris qu’un pouvoir économique concentré était incompatible avec la
démocratie et l’égalité pour toutes sortes de raisons. Mais depuis le temps de
Ronald Reagan, toutes les administrations ont choisi d’abandonner
l’application des lois antitrust, sauf dans quelques cas très rares. Ce qui a fini
par signifier que les fusions et les rachats sont presque toujours autorisés et
que parvenir au monopole est redevenu l’objectif évident de tout aspirant
leader économique. De Big Pharma à la Silicon Valley, n’importe quel
dirigeant sait que c’est aujourd’hui la meilleure manière de réussir. « La
concurrence, c’est pour les losers », disent-ils   X . Si votre start-up n’a pas de
plan pour accaparer et dominer un marché, vous pouvez toujours courir pour
intéresser les investisseurs en capital-risque.

La tolérance pour ces pratiques a eu des conséquences évidentes, tant dans


nos vies quotidiennes – où les citoyens font face à un pouvoir économique
incontestable dans tous les domaines, de la bière à la librairie – qu’en termes
de ploutocratisation de la société. Le pouvoir sans limite des entreprises a
naturellement produit une richesse sans limite des dirigeants d’entreprises et
de leurs bailleurs de fonds de Wall Street.

Barack Obama aurait pu changer ça et, par là, changer le climat politique
du pays rien qu’en décidant d’appliquer les lois de la nation comme les
administrations l’ont fait avant Reagan. Les lois antitrust ont été écrites il y a
un siècle et elles sont toujours en vigueur. Le Congrès républicain n’aurait
pas eu son mot à dire. C’était presque entièrement dans les mains de
l’exécutif.

Sur ce front comme sur bien d’autres   XI , Obama était totalement libre
d’agir, notamment avant 2010, mais même ensuite, quand les républicains ont
repris le Congrès. C’était assurément ce que les temps exigeaient, tandis
qu’Amazon, Google et AB InBev triomphaient dans le monde entier.
Pourtant, Obama n’a pratiquement rien fait. De fait, les enquêtes anti-
monopole menées par le département de la Justice d’Obama sont passées de
quatre en 2009 à zéro en 2014   27 . (À titre de comparaison, en 1980, sous
une autre administration démocrate, soixante-cinq enquêtes ont été menées.)

Revenons à nouveau à la crise financière et aux plans de sauvetage de Wall


Street – l’épisode qui définira notre vie politique pour des générations, qui
résumait tout ce qui n’allait pas dans le pays, qui a permis l’élection
d’Obama. Dire qu’Obama s’est montré maladroit sur cette question cruciale,
c’est encore minimiser spectaculairement les faits. La grande question qui se
pose est plutôt : pourquoi s’est-il montré d’une maladresse si spectaculaire ?
Était-ce parce qu’on ne pouvait pas faire virer le paquebot ?

Au contraire, il était entièrement dans le pouvoir d’Obama de réagir à la


crise financière de façon plus agressive et appropriée : il y avait des lois, il y
avait des précédents, il n’était pas forcé de choisir les gens que le sénateur
démocrate Byron Dorgan a appelés plaintivement « les mauvaises
personnes » pour son équipe économique   XII . Ce ne sont pas les républicains
qui ont contraint Obama à choisir Tim Geithner pour diriger les plans de
sauvetage ou le procureur général Eric Holder pour (ne pas) poursuivre les
banquiers malhonnêtes ou Ben Bernanke pour rempiler à la tête de la Fed.

Il aurait été de bonne politique pour Obama de réagir à la crise financière


de façon plus agressive et appropriée – je veux dire par là que l’économie se
serait redressée plus rapidement et que le risque d’une future crise provoquée
par la fraude financière ou la concentration du pouvoir économique en aurait
été réduit.

Il aurait été extrêmement populaire pour Obama de donner un coup de


barre au paquebot et de réagir à la crise financière de façon plus agressive et
appropriée. Tout le monde le reconnaît au moins tacitement, même les
architectes des plans de sauvetage d’Obama, qui aiment à penser qu’ils ont
résisté à une opinion publique écervelée qui voulait la tête des banquiers   29 .
Une attitude agressive aurait aussi peut-être contenu le pseudo-populisme du
mouvement du Tea Party et empêché la reconquista républicaine du Congrès.

Il y avait d’innombrables occasions de mener le type d’actions décisives


que je décris : Obama aurait pu remettre en cause, voire défaire les plans de
sauvetage de Bush ; il aurait pu virer les mauvais régulateurs qui ont laissé
faire tout cela ; il aurait pu empêcher les bonus d’AIG au lieu d’envoyer son
équipe sur les plateaux de télévision pour les défendre ; il aurait pu faire
pression pour que les juges des faillites soient autorisés à réviser les termes
des crédits hypothécaires ; il aurait pu placer sous administration judiciaire
les « banques zombies » ; il aurait pu réaffecter les agents du FBI à la
criminalité en col blanc ; et on pourrait continuer la liste.

Obama n’en a rien fait.

Il s’agit là d’un point crucial. Sur l’attitude à adopter à l’égard de Wall


Street, il n’y avait pas de conflit entre l’idéalisme et le pragmatisme. Ici, la
décision noble et jeffersonienne était aussi la décision réaliste, la politique qui
aurait été salutaire pour la nation, celle qui aurait été la plus payante dans les
termes crus des sondages d’opinion.

Et pourtant, il ne l’a pas fait. Il n’a même pas essayé. En réalité, l’équipe
d’Obama a fait le contraire. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour que les
grandes banques « atterrissent en douceur », et elle n’a jamais réellement
envisagé de les affronter.

Obama n’a pas choisi de jouer la partie la plus importante de son mandat
de cette manière parce qu’afficher sa fermeté à l’égard de Wall Street aurait
fait mauvais effet ou parce que la présidence n’avait pas assez de pouvoir.
Tout ce que je viens de mentionner était parfaitement faisable en 2009. Placer
les banques sous administration judiciaire est une procédure normale et
parfois nécessaire. Le pays implorait Obama de le faire. Mais il a choisi de ne
pas le faire.

Dès lors qu’on reconnaît cela, on doit reconnaître la possibilité qu’Obama


et son équipe n’aient pas agi pour mettre en œuvre un programme
économique résolument tourné vers l’égalité, à cette époque et au cours des
années suivantes, parce qu’ils ne le souhaitaient pas. Que lui et son équipe
n’aient pas fait la plupart des choses que ses partisans voulaient qu’ils fassent
parce qu’ils ne croyaient pas en ces choses. Ce n’est pas que le paquebot
aurait été trop dur à faire virer, ou que ces stupides idéalistes étaient
irréalistes ; c’est qu’ils ne souhaitaient pas faire ces choses .

I . Le prix Nobel était le secrétaire à l’Énergie Steven Chu ; le prix Pulitzer


était Samantha Power ; le prix du génie MacArthur était Jane Lubchenco,
l’administratrice de l’Agence américaine d’observation océanique et
atmosphérique. Parmi les boursiers Rhodes d’Obama, on peut citer Nancy-
Ann De Parle et Susan Rice.

II . Le Scholastic Aptitude Tests est un examen national qui sert de base à la


sélection des étudiants par les universités. [ndt]

III . Summers admettait que les bonus étaient « scandaleux » mais selon un
compte-rendu de son passage à la télévision dans le New York Times , on ne
pouvait rien y faire : « “Nous sommes en État de droit”, a dit M. Summers,
l’un des conseillers économiques qui ont fait le tour des débats télévisés du
dimanche matin. “Il y a des contrats. Le gouvernement ne peut pas abroger
des contrats comme ça.”   6 »

IV . La loi de réforme bancaire Dodd-Frank, que le président a signée en 2010


et que je décrirai au chapitre viii , était censée remédier à cette situation
intolérable.

V . Sur le recrutement fédéral direct, Jonathan Alter écrit : « les conseillers


[d’Obama] ont rejeté le recrutement gouvernemental direct à la manière de la
WPA, une idée qui est passée de mode dans les années 1970. […] Les
emplois gouvernementaux auraient combattu directement le chômage. » Cette
décision, poursuit Alter, devait « hanter l’administration dans les mois
suivants »   10 .

VI . D’où le nom de « cramdown [adhésion forcée] », les nouvelles conditions


de remboursement étant imposées, « crammed down », aux banquiers. [ndt]
VII . Abolitionniste blanc, John Brown (1800-1859) mena de nombreuses
actions armées contre les États du Sud en vue d’insuffler un soulèvement des
esclaves ; sa pendaison, à l’issue de son dernier raid, ne fut pas indifférente
au déclenchement de la guerre de Sécession. [nde]

VIII . Les comités d’action politique, ou PAC (pour political action


committee ), sont des organisations autorisées à recevoir des dons de
particuliers ou d’entreprises, avec des montants plafonnés, et à les employer
au financement de campagnes pour défendre des causes politiques, des partis
ou des candidats. Les Super PAC, rendus possibles par un arrêt de la Cour
suprême de 2010, peuvent recevoir des dons illimités dès lors qu’ils n’ont pas
de lien officiel avec un candidat ou un parti. [ndt]

IX . Acronyme de « London interbank offered rate [taux interbancaire] », le


Libor est le taux du marché monétaire observé à Londres. [nde]

X . C’est le titre d’une fameuse tribune publiée en septembre 2014 par Peter
Thiel, l’investisseur en capital-risque qui a fondé PayPal, où il écrivait : « En
réalité, le capitalisme et la concurrence sont antinomiques. Le capitalisme est
fondé sur l’accumulation du capital, mais sous une concurrence parfaite, tous
les profits sont mis en concurrence » ; et : « Le monopole […] n’est pas une
pathologie ou une exception. Le monopole est la condition de toute entreprise
qui réussit   25 . »

XI . Des poursuites judiciaires contre des fraudeurs de haut niveau de


l’industrie financière auraient été salutaires et étaient entièrement dans le
pouvoir d’Obama même quand les démocrates ont perdu le Congrès. Utiliser
les financements du département de l’Éducation pour encourager les
universités à revenir sur l’inflation incontrôlée des frais de scolarité aurait
aussi changé les choses. La commission fédérale du commerce d’Obama
aurait pu sévir contre les compagnies pharmaceutiques qui ont augmenté si
spectaculairement le prix de certains médicaments vendus sur ordonnance   26

XII . Dorgan, un populiste du Dakota du Nord, avait été l’un des premiers
partisans d’Obama. En apprenant qui il avait nommé dans son équipe
économique, il a déclaré : « Je ne comprends pas comment vous pouvez faire
ça. Vous avez choisi les mauvaises personnes   28 ! »
VIII. Les défauts d’un esprit
supérieur
Examinons maintenant en détail chacune des trois grandes victoires
législatives du président Obama, remportées au cours des deux années qui ont
précédé la perte du Congrès par les démocrates aux élections de 2010 : le
grand plan de relance de 2009, la mesure bancaire Dodd-Frank et le très
symbolique Affordable Care Act. Dans ces trois cas, le processus législatif a
suivi une même logique caractéristique, où l’efficacité de la mesure était
sacrifiée à la quête du consensus professionnel dont les démocrates rêvent
tant.

Les fins de la complexité

Toutes, pour commencer, ont préféré la complexité à la simplicité. La vertu


du vieux Glass-Steagall Act, qui a réglementé l’industrie bancaire de 1933
jusqu’à son abrogation pendant l’ère Clinton, était précisément sa simplicité :
il séparait structurellement le secteur de la banque d’investissement et celui
de la banque commerciale et les contraignait à entrer en concurrence. Le
Dodd-Frank Act de 2010, qui était censé réglementer à nouveau cette
industrie, utilise une autre méthode – il charge les agences fédérales de
rédiger des nouvelles règles précises pour ce secteur. Au moment où j’écris
ces lignes, les agences en sont à peu près aux deux tiers de cette tâche, leur
stupéfiant travail s’étendant pour l’heure sur quelque 22 000 pages de règles,
de lacunes et d’exceptions.

Cette complexité ne fait pas de Dodd-Frank un cas particulier parmi les


réformes de l’ère Obama ; elle est au contraire tout à fait caractéristique.
L’Affordable Care Act est encore plus vertigineux. En 2009, pour réformer le
système de santé du pays, il y avait sur la table deux propositions d’une
simplicité admirable : un régime à payeur unique (sur le modèle canadien) et
l’« option publique », un temps très populaire, où le gouvernement lui-même
aurait proposé une assurance concurrente de celle des compagnies
d’assurance santé privées. Le président Obama s’était déjà déclaré favorable
à ces deux options successivement au cours des années précédentes. Mais
aucune n’avait les faveurs du très éminent délégataire d’Obama sur cette
question, je veux parler de l’ancien sénateur Max Baucus, un démocrate du
Montana, ami bien connu des lobbyistes qui deviendra ambassadeur des
États-Unis en Chine.

Au lieu de quoi, on a eu Obamacare, avec son système d’échanges, ses


obligations pour les personnes et ses obligations pour les employeurs, sa taxe
Cadillac, ses subventions aux personnes et à l’industrie des assurances, et ses
milliers d’autres composantes mobiles qui font couler l’argent fédéral
alternativement d’un côté ou de l’autre. La complexité dans toute sa
splendeur. Personne ne sait vraiment comment ça fonctionne, si c’est un
impôt ou une obligation (certes, la Cour suprême a décidé que c’était un
impôt), ni si cela va réellement rendre les soins plus accessibles. Dans une
vidéo sur YouTube, on peut voir le sénateur démocrate Jay Rockefeller
décrire Obamacare « comme la loi la plus complexe jamais passée au
Congrès des États-Unis » ; un ancien responsable du système d’assurance-
santé du Massachusetts, qui était l’un des modèles d’Obama, se plaignait
qu’on ait « pris le système de santé le plus complexe qu’on ait jamais vu sur
terre, et [qu’on l’ait] rendu encore dix fois plus complexe   1 ».

Pourquoi l’équipe Obama a-t-elle choisi d’emprunter cette voie ? Une


explication est suggérée par les fameuses remarques de Jonathan Gruber,
économiste du MIT et consultant pour Obamacare, filmé en 2013 lors d’un
congrès universitaire où il expliquait que la loi avait été délibérément « écrite
de manière torturée », avec un « manque de transparence » destiné à tromper
les évaluateurs et à la faire passer auprès d’une opinion publique ignare et
désorientée. (La formule exacte de Gruber était « la stupidité de l’électeur
américain   2 ».) C’est répugnant mais ça paraît plausible. On sait que la
complexité sert précisément ce but dans d’autres branches de la pratique
professionnelle – pensez à l’opacité déconcertante du dialecte technique de
Wall Street, qui est faite pour rendre difficile, voire impossible, la
surveillance extérieure. Pourquoi pas là aussi ?

Si la justice et l’égalité avaient été les premiers objectifs d’Obamacare ou


de Dodd-Frank, ils auraient certainement été beaucoup plus simples. Mais la
complexité a permis à Obama de réaliser la quadrature du cercle du
libéralisme moderne. Elle lui a permis de satisfaire la double obligation de
rendre les soins plus abordables tout en préservant les acteurs existants. Un
régime à payeur unique aurait bien évidemment porté un grand tort à
l’industrie des assurances, tandis que l’option publique lui aurait imposé une
concurrence gênante. Mais Obamacare a fait le contraire – il a inscrit
définitivement ces assureurs dans notre paysage économique. Leur
enthousiasme pour la mesure était évident, et il a été très commenté à
l’époque, tout comme celui de Big Pharma : en gros, Obamacare a rendu
obligatoire notre parrainage de ces industries.

Une école oubliée d’historiens de gauche affirmait que l’État régulateur


n’était pas né parce que des hommes d’État avaient sorti leur fouet pour
mater les grosses firmes au nom de l’intérêt public, mais que c’était tout le
contraire : des dirigeants d’industries avaient délibérément sollicité la
réglementation fédérale afin de créer des barrières à l’entrée et de mettre leurs
cartels sous la protection de la loi. Tous les géants de l’acier, du tabac, du
téléphone et de l’abattage d’autrefois ont applaudi les réglementations
fédérales pour les effets qu’elles devaient avoir sur leurs concurrents moins
importants. Bien sûr, cette réglementation à l’ancienne avait des avantages
accessoires pour le public : une nourriture de meilleure qualité, un système
téléphonique standardisé. Mais ses principaux objectifs étaient la stabilité et
des profits à perpétuité garantis pour les compagnies existantes   3 .

Certains événements autour de la création d’Obamacare ont fait renaître


cette hypothèse effrayante. Pendant l’été 2009, PhRMA, le lobby des grandes
compagnies pharmaceutiques, a soutenu agressivement la proposition de
réforme du système de santé d’Obama. En échange de son soutien,
l’administration avait conclu un arrangement qui interdisait la possibilité de
réimporter des médicaments depuis le Canada, un pays doté d’un système de
santé efficace.

Malgré cela, en juillet de cette même année, le président Obama a choisi de


décrire les adversaires de sa réforme comme des gens prêts à tout pour
préserver « un système qui fonctionne très bien pour les compagnies
d’assurance et de médicaments ». Cela donnait à ces mesures un air de drame
populiste dont elles manquaient, mais cela a aussi blessé les lobbyistes de
PhRMA. Ces gens étaient apparemment très sensibles. Le président ne savait-
il pas qu’ils étaient avec lui ? Grâce à des e-mails publiés par la commission
sur l’énergie et le commerce de la Chambre, on sait que les gens de PhRMA
sont allés demander une explication à la Maison-Blanche. L’un d’eux décrit
la scène ainsi :
Puis Rahm est arrivé. Entre autres, il a dit des choses très positives sur ce qu’on
faisait, et il a dit : « Je sais que vous nagez dans d’autres eaux. J’assume
personnellement la responsabilité de cette erreur. Comme vous le savez, cela ne
cadre pas avec ce que le président dit depuis que nous avons conclu notre
arrangement. »   4

Ce qui ne veut pas dire que l’« arrangement » qu’Obama avait conclu avec
PhRMA était totalement dénué de mérite, mais c’était un arrangement, un
troc délibéré où une occasion de créer un système de santé véritablement
démocratique était réemployée à faire le contraire.
L’arrangement que l’industrie financière a obtenu des démocrates n’était
pas aussi généreux, mais on peut y voir des traces de la même impulsion.
Pendant les premières années de la présidence Obama, rappelez-vous, les
banques de Wall Street étaient jugées « trop grosses pour faire faillite » : au
fond, leur bonne santé était garantie par le gouvernement fédéral alors même
que nombre d’entre elles semblaient avoir été mouillées jusqu’au cou dans les
opérations frauduleuses pendant la bulle immobilière. Dodd-Frank était censé
changer cela : être une « institution financière d’importance systémique »
comportait désormais des obligations réglementaires particulières auxquelles
les banques moins importantes n’étaient pas soumises.

L’objectif de la tortueuse complexité de la loi était là encore de ne pas


choisir – de laisser les grandes banques intactes et, en même temps, de les
rendre inoffensives. Dodd-Frank entend réformer les banques en proscrivant
de nombreuses pratiques impliquées spécifiquement dans la bulle
immobilière et la crise financière, générant par là les dizaines de milliers de
pages qui sont la caractéristique la plus remarquable de la loi. Mais, dans le
même temps, Dodd-Frank laisse les banques telles qu’elles sont, et il ne fait
pas grand-chose pour transformer plus fondamentalement les usages de
l’activité bancaire moderne – comme l’explosion des rémunérations – qui ont
donné lieu à toute cette folie. Selon l’expert régulateur Bill Black, c’est un
peu comme tenter de contrôler l’usage des armes à feu en interdisant le
calibre spécifiquement employé dans le dernier massacre. Les bandits
n’auront pas de mal à trouver une autre manière de parvenir à leurs fins.

Une réforme structurelle aurait en réalité été beaucoup plus simple à mettre
en œuvre puisque, pour l’essentiel, elle aurait pu se contenter de défaire
soigneusement toutes les déréglementations des années Clinton et Reagan.
Une telle réforme aurait eu une portée considérable. Mais en l’état, Dodd-
Frank ne fait pas grand-chose pour s’attaquer au problème bien plus
considérable du secteur financier qui engloutit l’économie réelle, alors que
c’était à l’évidence ce que les temps réclamaient et que le démantèlement des
banques aurait certainement largement contribué à inverser l’augmentation
continue de la richesse des 1 %. Au lieu de quoi, les cadres de Wall Street
sont toujours parmi les plus riches du pays ; leurs lobbyistes sont toujours une
sorte de petite armée assiégeant la colline du Capitole ; et grâce à leurs
contributions au financement des campagnes et à leur force de persuasion
amicale, ils participent assidûment à créer les lacunes et les exceptions dans
la nouvelle loi abominablement compliquée et toujours inachevée.

Entre gens sérieux

Dans les premiers jours de l’administration Obama, comme on l’a vu, il y


avait déjà une solide délégation de l’Ivy League dans l’exécutif ; les années
passant, l’administration a été encore plus sélective, encore plus obnubilée
par le prestige professionnel tel qu’il est défini par un minuscule groupe
d’institutions. En 2016, deux bons tiers des membres de l’exécutif ayant rang
au cabinet étaient les produits de ces écoles de l’élite ; seuls trois d’entre eux
n’avaient pas de diplôme du supérieur   5 . Pour nous autres, cela devrait nous
servir de signal pour enquêter d’un peu plus près sur le phénomène du
« génie au gouvernement ». En quoi consiste vraiment l’intelligence
supérieure de ces gens ?

Il ne s’agit pas seulement d’avoir lu des livres. Prenez Larry Summers :


dans les deux ans où il a travaillé chez D. E. Shaw, ce fonds spéculatif si
densément peuplé de champions d’échec et de matheux olympiques, on sait
qu’il a gagné quelque 5,2 millions de dollars. En échange de cette somme, il
aurait travaillé un jour par semaine à des tâches qui ont été décrites comme à
mi-chemin du trivial et de l’ornemental. Quand on fait le calcul, ça revient à
quelque chose comme 52 000 dollars par jour – plus que le revenu annuel
d’un ménage américain moyen   6 .
On retrouve souvent ce genre de petits boulots sur les CV de la clique
dirigeante d’Obama, presque aussi souvent que les diplômes de l’Ivy League
qui impressionnaient tant les experts de la nation dans les premiers jours de
l’administration. Rahm Emanuel, le chef de cabinet du président, a aussi été
banquier d’affaire pour une brève période, au cours de laquelle il a amassé
une somme bien plus considérable que Summers. Bill Daley, l’homme qui a
remplacé Emanuel, avait passé de nombreuses années chez JP Morgan, tandis
que Jack Lew, qui a fini par remplacer Daley (avant d’aller diriger le
département du Trésor), avait dirigé auparavant un groupe de Citibank qui
investissait dans les fonds spéculatifs. Michael Froman, le représentant au
Commerce du président, venait également de Citibank.

D’autres membres de l’administration d’Obama ont fait le chemin en sens


inverse. Tim Geithner, le secrétaire du Trésor pendant les années de crise, a
été ensuite président de Warburg Pincus, une société de capital-
investissement. Le premier directeur du Bureau de la gestion et du budget
d’Obama, Peter Orszag, a quitté le gouvernement pour un boulot à Citibank.
Gene Sperling, un directeur du Conseil économique national, s’est fait
embaucher chez PIMCO, de même que Ben Bernanke, le premier président
de la Fed d’Obama ; le conseiller juridique de la Maison-Blanche, Gregory
Craig, a opté pour Goldman Sachs ; et l’incorrigible Daley a fait le chemin
dans les deux sens, choisissant après la Maison-Blanche de rejoindre
Argentière Capital, un fonds spéculatif basé dans la ville suisse de Zug.

C’est ainsi que le parti du Peuple a livré le gouvernement à Wall Street


alors même que Wall Street venait de porter tort si durablement… au Peuple.
L’explication classique de cet acte pervers, ce sont les dons des banques à la
campagne d’Obama en 2008. Mais il y en a une autre, et elle nous ramène
aux préférences communes profondes de la classe libérale : Obama a choisi
de s’incliner devant Wall Street de toutes ces manières parce que le secteur
de la banque d’investissement signifie le prestige professionnel par
excellence. Pour ces gens soucieux de réussite qui remplissaient
l’administration, les banquiers d’investissement étaient plus que des amis –
ils étaient des collègues ; des gens dotés d’un esprit subtil, d’un jargon
sophistiqué, d’une extraordinaire capacité d’innovation. Ils étaient la « classe
créative » que les démocrates révèrent.

Ce que je veux dire ici, c’est que le respect automatique et absolu de la


classe libérale pour l’expertise professionnelle l’empêchait de penser
rationnellement Wall Street. Il aveuglait les démocrates au point qu’ils ne
voyaient plus les problèmes des mégabanques, la nécessité d’un changement
structurel et l’épidémie de fraude qui s’était emparée du secteur.

Le respect des professionnels de Washington pour Wall Street ne cesse de


revenir dans les témoignages sur l’ère Obama. Neil Barofsky, par exemple,
l’a vu à l’œuvre au département du Trésor, où personne ne remettait en cause
les principes fondamentaux de cette industrie sur le mérite et les
rémunérations :
La fiction de Wall Street selon laquelle certains cadres financiers étaient des
surhommes doués de pouvoirs surnaturels qui méritaient le moindre penny de
leurs payes et de leurs bonus ahurissants était fermement enracinée dans la psyché
du Trésor. Qu’importe si la crise financière avait démontré combien le travail de
ces cadres était quelconque, ce système de croyances perdurait au Trésor quelles
que soient les administrations. Si un cadre de Wall Street était embauché avec un
bonus de « fidélisation » de 6,4 millions de dollars, on supposait qu’il devait bien
les valoir.   7

C’est ainsi que la méritocratie a subverti la réforme. Le jargon a aidé aussi.


Elizabeth Warren raconte comment le simulacre d’expertise professionnelle
de Wall Street contribuait à embobiner les membres du Congrès :
La réforme financière était compliquée et les lobbyistes des banques utilisaient
une technique ingénieuse : ils bombardaient les membres du Congrès
d’argumentations complexes remplies de termes obscurs. Chaque fois qu’un
membre du Congrès contestait une idée, le lobbyiste expliquait que même si sa
remarque paraissait juste, il ne comprenait pas vraiment la complexité du système
financier. […] C’était la botte ultime de l’initié : Faites-nous confiance parce que
nous comprenons et pas vous.   8

Et il y avait aussi l’aura de mondanité financière dont la pensée de groupe


libérale se parait. Comme pour les questions de commerce international, qui
semblent toujours se résumer à un affrontement entre les instruits et les
ignorants, les professionnels qui élaboraient les politiques de l’administration
jugeaient totalement simpliste la revendication de découper les banques trop-
grosses-pour-faire-faillite – même quand elle venait d’une autorité comme
l’ancien président de la Fed Paul Volcker. Jonathan Alter rend parfaitement
ce sentiment quand il écrit : « Pour les mandarins de la politique, qui
croyaient depuis le début de leur formation universitaire aux mérites de
l’ingénierie financière, l’argument de Volcker n’était pas sérieux   9 . »

Et le sérieux, c’est la monnaie en vigueur à Washington, une ville qui


trouve extrêmement convaincant le simulacre de solennité professionnelle de
Wall Street, avec son dialecte technique impénétrable et ses instruments
financiers sophistiqués. Ces derniers sont même si complexes, se plaignait un
procureur général adjoint des États-Unis en 2014, qu’il semblait avoir
« affaire à de la haute science financière » quand il les examinait   I .

L’expertise économique des analystes, des stratèges et des traders de Wall


Street est une chose qui va de soi à Washington. Cette conviction suinte dans
les moindres recoins de la vie à la capitale. Pensez aux mots employés par le
porte-parole de la Maison-Blanche Jay Carney, qui défendait en 2011 une
baisse des cotisations sociales en faisant référence aux « économistes
responsables », et il entendait par là, « non pas des gens subordonnés à l’un
ou l’autre des partis, ou issus de think tanks partisans, mais des économistes
de terrain et des économistes universitaires, qui ne sont pas affiliés à un parti
ou à une position   11 ». Ce qui est intéressant ici, c’est le présupposé de
Carney, trois ans après la crise financière, que « Wall Street » joue sur le
même terrain de respectabilité que le monde universitaire. Ce n’est pas un
synonyme de « criminel » mais tout le contraire : un marqueur de légitimité.

Les hauts fonctionnaires ne sont pas censés ruiner cette industrie


hautement créative en réglementant ses activités ou en plafonnant ses échelles
de rémunération ou en plaçant ses grandes institutions sous administration
judiciaire ; ils sont censés la respecter. Pardonner ses peccadilles. Lui faire
savoir qu’elle n’aura jamais à se réfugier à Londres ou à Zurich. Il s’agit
d’une courtoisie professionnelle si élémentaire qu’on ne devrait même pas y
penser.

Le consensus des bonnes volontés

Toutes les choses que j’ai mentionnées jusqu’ici – la fascination pour la


complexité, le désir de préserver les acteurs existants, la génuflexion devant
l’expertise –, tout cela découle d’une des sources les plus profondes de la
pensée et de l’action libérales : le rêve d’un grand consensus de la classe
professionnelle, qui ne semble jamais venir. On en a vu une première version
avec la présidence de Bill Clinton, mais Barack Obama a fait preuve d’une
passion pour la quête d’un accord avec ses ennemis qui était parfois
embarrassante à voir. Ainsi, le président a-t-il emprunté de gros morceaux de
sa réforme du système de santé aux conservateurs de la Heritage Foundation
et à un projet proposé par les républicains dans les années 1990. Il a conclu
des arrangements avec les compagnies d’assurance, avec les professions
médicales et avec Big Pharma. Lui et son équipe ont ensuite attendu pendant
des mois qu’un républicain veuille bien souscrire au projet et certifier par là
qu’il était bien « bipartisan ». Dans le discours même qui a tant outragé les
lobbyistes délicats de PhRMA, Obama se vantait aussi d’être « parvenu à un
niveau de consensus sur le système de santé qui n’a jamais été atteint dans
l’histoire de ce pays   12 ».
Qu’Obama s’intéresserait plus au consensus qu’à la confrontation, c’est
une chose qu’on aurait dû voir venir ; après tout, les vertus curatives
magiques du consensus avaient été l’un des grands thèmes de la carrière pré-
présidentielle d’Obama. C’était le motif de son best-seller de 2006, L’Audace
d’espérer , un long salut à la politique bipartisane qui ne se distingue des
centaines d’autres titres du genre sur ce sujet profondément ennuyeux que par
les pirouettes intellectuelles de celui qui était alors le sénateur Obama. Les
Américains ont « un patrimoine commun de valeurs qui [les] unit malgré
[leurs] différences », proclamait-il dans le prologue de ce livre, juste avant de
nous dire que « nous avons besoin d’une nouvelle sorte de politique, capable
de creuser et de bâtir sur ces conceptions communes qui nous rassemblent ».
L’idéologie, qui est le contraire du consensus, ne peut pas « répondre aux
défis que nous affrontons en tant que pays »   13 . Et ainsi de suite, de banalité
en banalité.

Une fois président, Obama n’a pas ménagé ses efforts pour manifester la
continuité avec la politique de l’administration Bush, puis, en 2010, pour
prêter sa gravité à la campagne mondiale d’austérité. On était alors au point le
plus bas des années Obama, quand le président a fait de la réduction du
déficit le « pivot » de sa politique alors même que la dépression continuait et
que le chômage atteignait un niveau intolérable. « Les familles dans tout le
pays sont en train de se serrer la ceinture et de prendre des décisions
difficiles, disait-il lors de son discours sur l’état de l’Union en 2010. Le
gouvernement fédéral doit faire la même chose. » En fait, c’est précisément
ce que le gouvernement fédéral ne devait pas faire ; comme beaucoup l’ont
souligné à l’époque, il devait faire le contraire – c’est la sagesse des dépenses
anticycliques, que le monde a acquise à si grands frais pendant la Grande
Dépression.

Obama se retrouvait peut-être ainsi à contresens de l’histoire, mais il était


aussi pile au centre de la culture washingtonienne. Ainsi, les éditoriaux du
Washington Post ont poursuivi leur guerre incessante contre les déficits et les
prestations tout au long de la crise financière et de la dépression qui a suivi ;
toutes les occasions étaient bonnes pour taper sur le déficit. C’est dans ce
contexte que la capitale s’est embarquée pour des années de mesures de
réduction du déficit, chacune d’elle poursuivant le rêve présidentiel d’un
Grand Marchandage où la guerre entre les partis politiques serait à jamais
résolue : le « gel des dépenses », la commission Bowles-Simpson, le « super-
comité » du Congrès, la « falaise fiscale » (atteinte quand le super-comité a
échoué), le « séquestre » de 2013, et ainsi de suite. Chacun de ces épisodes
était le produit d’une culture du professionnalisme washingtonien sûre d’elle-
même, tournée en dérision par Paul Krugman quand il a parlé de ces « gens
très sérieux ».

« Sérieux » est en effet le mot juste. L’une des caractéristiques


intemporelles du gouvernement des experts est la conviction que les gens
informés et « sérieux » connaissent les réponses à nos problèmes et que
l’idéologie et la politique sont de vaines distractions qui nous empêchent de
mettre en œuvre ces solutions   II . Mais jamais le lien entre le
professionnalisme et cette foi post-idéologique n’a été plus évident que
pendant la carrière de Barack Obama. Pour lui, tous les problèmes sont déjà
réglés ; toutes les réponses sont connues ; tous les gens sérieux sont d’accord.
Tout le monde à Washington sait que les prestations doivent être réformées et
que le déficit doit être maîtrisé.

Pour Obama et ses partisans, les nombreuses épreuves de force entre son
style cool et technocratique et la bravade insensée, fanatique, hurlante, des
républicains au Congrès peuvent se résumer à quelque chose d’élémentaire,
de basique. Ils y voient certainement l’esprit contre le sentiment, le moi
contre le ça, la civilisation contre la barbarie.

Pour nous en revanche, ce qu’il faut souligner, c’est qu’avec leurs


avertissements tonitruants sur les déficits, les « gens très sérieux » d’Obama
se sont trouvés avoir entièrement tort. L’expertise des experts, ici, n’a servi à
rien.

L’horreur du non professionnel

J’ai été surpris d’apprendre que, lorsque le secrétaire à la Défense Ashton


Carter a voulu réprimander la Russie pour sa campagne de raids aériens en
Syrie à l’automne 2015, le terme qu’il a choisi d’employer pour la qualifier
était « unprofessional [non-professionnelle] ». Vu l’ampleur de la
provocation, cela paraissait un peu étrange, comme s’il imaginait qu’il y avait
une Association internationale des responsables du déploiement de bombes
intelligentes qui, une fois alertée par les fonctionnaires américains, pouvait
mener une enquête sur le comportement de la Russie et lui adresser une
sévère réprimande.

À la réflexion, mépriser ses ennemis pour leur manque de


professionnalisme était un motif récurrent pendant les années Obama. Ainsi,
un démocrate de l’Iowa s’est rendu célèbre en 2014 quand il a essayé
d’insulter un républicain de l’Iowa en le qualifiant de « fermier de l’Iowa qui
n’est jamais allé en fac de droit »   III . C’est aussi le « manque de
professionnalisme » (selon les termes de Thomas Friedman) qui a embarrassé
Stanley McChrystal, le général indiscipliné qui commandait les opérations en
Afghanistan et qui a fait des déclarations inconsidérées sur le président dans
le magazine Rolling Stone   15 . Et à l’été 2013, lorsque le consultant de la
National Security Agency Edward Snowden a révélé les programmes de
surveillance de masse des e-mails et des conversations téléphoniques mis en
place par son employeur, l’aspect de son passé que ses détracteurs ont choisi
de souligner était… qu’il n’avait pas eu son diplôme d’études secondaires   IV
. Comment un tel minable pouvait-il défier cette administration si
profondément orientée vers les sciences sociales ?

Mais c’étaient les enseignants des écoles publiques qui constituaient la


cible la plus évidente du blâme professionnel de l’administration. Après tout,
les enseignants sont ostensiblement différents des autres professions
qualifiées : ils sont représentés par des syndicats, non des associations
professionnelles, et leurs valeurs – l’ancienneté, la solidarité – contredisent le
culte du mérite si fondamental dans les autres professions. Pendant des
années, le mouvement pour la réforme scolaire a œuvré pour remplacer ou
affaiblir les syndicats enseignants avec des remèdes comme les tests de
connaissance communs, les charter schools et le déploiement tactique des
cadres de Teach for America, un corps de diplômés enthousiastes issus des
universités les plus prestigieuses qui se retrouvent à enseigner dans les
classes de tout le pays après une formation minimale.

L’équipe Obama a rejoint le combat contre les syndicats enseignants dès le


premier jour : l’administration a soutenu les charter schools et les tests de
connaissance communs ; elle a donné d’importantes subventions à Teach for
America. D’après le témoignage de Jonathan Alter sur la façon dont
l’administration a décidé d’aborder cette question, il est clair que le
professionnalisme était son cadre de pensée. Les qualifications des
enseignants sont considérées comme plus ou moins fictives ; elles « n’avaient
souvent pas de rapport avec les compétences [des enseignants] en classe   17
». Ce dont ils avaient besoin, c’était d’une forme de certification plus
empirique : il fallait les évaluer continuellement. Encore plus choquante pour
l’administration était la façon dont les syndicats enseignants avaient résisté au
fil des ans à certaines mesures de contrôle, aboutissant à une situation,
comme l’écrit Alter, « presque inimaginable pour des professionnels dans
tout autre secteur de l’économie »   V .

Il se trouve que l’immense majorité des Américains ne sont pas des


professionnels ; ils sont managés , pas managers . Mais ceux qui sont
convaincus que « la crème remonte à la surface » (pour reprendre l’image
d’Alter sur le credo d’Obama) ont tendance à mépriser ceux qui restent au
fond. Ceux qui réussissent, selon la doctrine du mérite, sont ceux qui en sont
dignes – qui s’élancent vers les sommets, qui sont admis dans les « bonnes »
universités et passent leurs diplômes dans les bonnes disciplines. Les autres,
en quelque sorte, n’ont que le sort qu’ils méritent.

« L’un des défis de notre société, c’est que la vérité est une sorte de
déségalisateur, déclarait Larry Summers au journaliste Ron Suskind pendant
les premiers jours de l’administration Obama. L’une des raisons qui fait que
l’inégalité a sans doute augmenté dans notre société, c’est que les gens sont
davantage traités comme ils sont censés l’être   18 . »

Rappelez-vous, tandis que vous essayez d’avaler cette dernière phrase,


qu’elle sortait de la bouche d’un démocrate – un démocrate éminent, un
membre haut placé du Cabinet sous Clinton et l’homme qui se tenait à la
droite du pouvoir dans la première administration Obama   VI .

La mentalité du mérite n’a pas seulement détruit la possibilité d’une action


réelle contre l’inégalité ; d’une certaine manière, elle a tué les espoirs de
l’ensemble de la présidence Obama. « Du jour de 2008 où l’équipe de
transition d’Obama est entrée en fonction, il était évident que l’administration
serait peuplée d’Ivy Leaguers qui se sont fait les dents, et ont rempli leurs
comptes en banque, chez McKinsey, Goldman Sachs et Citigroup »,
m’écrivait un responsable syndical :
Le président, qui était tellement impressionné par l’intelligence de ses
camarades de classe d’Harvard et de Columbia, leur a donné les rênes du pouvoir
réel, et ils ont utilisé ces rênes pour l’étrangler, lui et son ambition d’être un
président transformateur. L’arôme irrésistible du privilège flottait au plus haut
niveau, et ce dès le début. […] Il a pénétré profondément à tous les échelons
opérationnels du gouvernement, jusqu’au personnel politique tout en bas. Nos
membres ont vu ce processus à l’œuvre en 2009 et en 2010 et le moment venu,
quand il a fallu défendre l’administration Obama dans les urnes en 2010, personne
n’y est allé.

La course n’est pas aux agiles

Tous ces gens brillants, tous ces professionnels et ces docteurs de l’Ivy
League réputés, et pourtant l’une des caractéristiques les plus frappantes de
l’administration Obama a été sa timidité, son cruel manque d’originalité. La
situation de 2009 exigeait de l’audace et de l’imagination, mais on n’a eu
droit en tout qu’à des demi-mesures.

Il aurait pu en être autrement. De fait, aucun des épisodes lamentables que


j’ai décrits dans ces chapitres – pas même le rêve technocratique du
consensus – ne correspondent à des défauts congénitaux de l’expertise au
gouvernement. Les nations ont trouvé des manières d’avoir le génie et
l’audace en même temps ; d’ailleurs, avant que l’expérience en « paquebot »
des années Obama ne me persuade du contraire, je pensais que ces deux
qualités allaient de pair. Par exemple, le New Deal original, qui constitue le
modèle d’une administration d’intellectuels, était avant tout créatif et
expérimental. Des programmes étaient totalement inventés d’un jour à
l’autre. Et quand l’un d’eux échouait, le Brain Trust de Roosevelt essayait
autre chose.

L’équipe Obama, en revanche, était « intelligente ». Il s’agissait souvent de


gens aux références éblouissantes en tant qu’universitaires, mais pas
nécessairement en tant que réformateurs, régulateurs ou applicateurs de lois.
Ils avaient parfaitement intégré la pensée dominante dans leurs disciplines
respectives, peut-être, mais ce n’était pas suffisant pour les défis du moment.
La réforme vient souvent des marges de la vie américaine ; mais « marginal »
ne viendrait à l’esprit de personne pour qualifier ces gens conventionnels et
contents d’eux qui composaient l’administration Obama. Cette équipe était
limitée par son excellence, contenue par son orthodoxie.

Le professionnellement correct a aussi valu à l’administration Obama une


lourde défaite dans l’arène du combat partisan. Dans sa quête candide de
grands marchandages et de commissions bipartisanes, il semble qu’il ne soit
jamais venu à l’esprit de l’équipe démocrate que ses adversaires républicains
puissent faire exactement ce que Newt Gingrich et Tom DeLay leur avaient
appris à faire dans les années 1990 : se vouer entièrement à l’obstruction, tirer
constamment le débat vers la droite et refuser d’accorder le moindre soupçon
de légitimité à l’administration démocrate. L’incapacité à concevoir que cette
éventualité hautement probable puisse advenir a coûté à notre bande de
génies des mois à poursuivre en vain des appuis républicains pour la réforme
du système de santé. Pire : l’Affordable Care Act qu’Obama a fini par
promulguer repose à de nombreux égards sur la coopération d’hommes
politiques à l’échelon étatique – dont beaucoup de républicains qui, on le sait
maintenant, sont tout aussi captivés par le jeu de l’obstruction que leurs
dirigeants nationaux.

Mais le pire de tout, c’était le présupposé idéologique de l’administration


selon lequel les démocrates étaient les dépositaires du mécontentement
économique. Ceux qui étaient troublés que l’équipe Obama ne s’en prenne
pas à Wall Street n’auraient nulle part ailleurs où aller, pensaient-ils. C’était
de la science, de la science politique : rapprochez-vous du centre, vous
pourrez toujours compter sur le vote de ces gens.

Que les échecs des libéraux puissent les exposer à un tir de flanc mortel de
la droite, c’est une chose que l’administration ne paraît pas avoir vu venir ;
malgré toutes leurs connaissances subtiles, de nombreux membres de la
classe libérale ne croient toujours pas à ce qui s’est passé – ce qui leur est
arrivé, pensent-ils, était seulement le signe du retour d’un réflexe grossier
dans les esprits d’une population peu éclairée. Ce qui nous amène à ce qui est
sans doute le grief le plus crucial : ces démocrates ne semblent plus vraiment
se soucier de gagner les élections. Même cela, l’acte politique le plus
fondamental, cède le pas à la vanité professionnelle   19 .

I . Le procureur général adjoint qui a fait cette remarque, James Cole,


entendait par là justifier l’absence de poursuites engagées par le département
de la Justice contre des financiers de haut rang pour les nombreuses fraudes
évidentes de la décennie précédente   10 .

II . « La politique est, pour beaucoup de spécialistes des sciences sociales,


une sorte de maladie : la société est un patient accablé par les tensions et les
événements politiques sont les fixations irréelles, névrotiques, par lesquelles
elle s’efforce de rationaliser ses contradictions », écrit Bernard Crick   14 .

III . Il s’agit de Bruce Braley, qui s’en prenait à Chuck Grassley.

IV . David Brooks a parlé de Snowden comme de « l’homme irréfléchi par


excellence » et Roger Simon l’a qualifié de « parfait fumiste, […] avec toutes
les qualifications requises pour remplir les sacs des clients aux caisses des
supermarchés »   16 .

V . En réalité, la plupart des professions résistent à tout contrôle extérieur ;


c’est une des choses qui définissent cette catégorie. La différence, c’est
qu’elles n’y résistent pas par l’intermédiaire d’un syndicat.

VI . J’ai le plaisir de vous annoncer que, comme d’autres personnages de


notre histoire, Summers semble avoir changé d’idées sur l’inégalité après
avoir quitté le gouvernement.
IX. Le modèle de l’État bleu
Quand vous interrogez des démocrates sur leurs actes assez peu
enthousiasmants – leurs accords de libre-échange minables, par exemple, ou
leur législation incompréhensible pour réformer Wall Street –, quand vous les
interrogez sur un de ces sujets, ils répondent automatiquement que personne
n’aurait pu faire mieux. Après tout, ils devaient composer avec ces horribles
républicains et ces horribles républicains ne laissaient jamais passer les
choses vraiment bonnes. Ils faisaient de l’obstruction systématique au Sénat.
Ils redécoupaient les circonscriptions électorales à leur avantage. Et par
ailleurs, il est difficile de faire virer un paquebot. N’allez pas croire que
toutes ces mesures allant du modéré au tiède que Clinton et Obama ont fait
passer à Washington représentent vraiment la fougueuse âme démocrate.

Dans ce cas, allons voir là où ce problème ne se pose pas. Choisissons un


lieu où le règne démocrate ne rencontre pratiquement aucune opposition, là
où l’obstruction et le sabotage républicains ne peuvent entacher l’expérience  
1.

Ces gens sont des démocrates

La carte nous offre plusieurs possibilités   I . L’État bleu foncé de Rhode


Island, par exemple, où le parti du Peuple contrôle les deux chambres de
l’Assemblée générale de l’État, et où les électeurs ont choisi pour gouverneur
en 2014 la démocrate Gina Raimondo, soutenue à la fois par le président
Obama et par Hillary Clinton.

« L’inégalité des revenus est le plus gros problème auquel nous soyons
confrontés », a déclaré un jour Raimondo à l’admiratif chroniqueur du New
York Times Frank Bruni. Selon les critères de la classe libérale, elle a toutes
les qualités pour s’attaquer à cette question. Elle a des diplômes de Harvard et
de Yale, et en prime, comme d’autres personnages de notre histoire, c’est une
boursière Rhodes. Elle est passée par la plus géniale des industries créatives –
je veux parler du capital-risque –, et en tant que trésorière de l’État de Rhode
Island elle a passé ces dernières années à affronter les fonctionnaires de l’État
sur la question des retraites, en diminuant leurs pensions et en en confiant la
gestion à des fonds spéculatifs.

Cela ne vous semble sans doute pas la meilleure manière de s’attaquer à


l’inégalité des revenus, et vous avez sans doute raison. Mais Raimondo
l’assure à tout le monde : quand elle parle d’inégalité, elle sait de quoi elle
parle. À Bruni, elle a confié qu’elle avait affronté les banquiers
d’investissement en ces termes : « Vous êtes parmi les gens les plus
intelligents et les plus riches du monde, et vous devez jouer un rôle pour
réparer l’Amérique. » Étrangement, cette réprimande ne leur a pas fait peur.
Les banquiers d’investissement étaient parmi les plus gros contributeurs de la
campagne de Raimondo   2 .

Peut-être ne faisaient-ils que témoigner de leur enthousiasme pour le


programme économique de Raimondo, qui consiste à faire de
« l’innovation » l’objectif directeur de son État. Elle a proposé de construire
un « Institut de l’innovation de Rhode Island » ; de guider les jeunes par une
« formation entrepreneuriale » ; de créer ce que son programme économique
appelle un « service de conciergerie » pour les start-up ; de rassembler toutes
les grandes idées qui naissent dans l’État et de les « commercialiser » en
« associant nos universités de rang mondial avec le secteur privé et les
initiatives philanthropiques »   3 .

Une autre zone bleue qu’il faudrait étudier est la ville extrêmement
démocrate de Chicago sous son maire Rahm Emanuel, qui était un proche
conseiller des présidents Obama et Clinton. Emanuel a suivi une trajectoire
similaire à celle de Raimondo : une éducation chic, un passage bref mais
lucratif par une banque d’investissement, des batailles remarquées contre les
fonctionnaires (dans son cas, les enseignants) et divers actes de privatisation,
comme l’attribution du nettoyage des écoles et de la billetterie des bus à des
contractuels.

Comme tant d’autres éminents démocrates, Emanuel a fait tout cela pour
servir une classe moyenne aux abois, dont il aime pleurer la sécurité de
l’emploi disparue et le niveau de vie perdu. Sa passion pour les petites gens a
été justement récompensée, comme dans le cas de Raimondo, par de
généreux dons de campagne de dirigeants de fonds spéculatifs, puis par des
dons d’autres dirigeants de fonds spéculatifs. Comme Raimondo, Rahm a fait
de l’innovation un fétiche, en créant une « équipe de distribution de
l’innovation » et en annonçant que la ville de Chicago, soucieuse d’égalité,
visait aujourd’hui « l’innovation pour tous ». « Pour l’innovation, écrit
Emanuel, les portes de Chicago sont grandes ouvertes   4 . »

La similitude est curieuse, n’est-ce pas ? Des démocrates bien installés


dans des États bleus, avec des liens avérés avec la haute finance, qui se sont
délibérément mis à dos les fonctionnaires et dont la principale proposition
économique avait à voir avec la promotion de « l’innovation », une idée aussi
grandiose et prometteuse qu’étrangement vague. Ni l’un ni l’autre ne peut
prétendre que les républicains lui ont forcé la main. Ils ont trouvé ce
programme tout seuls.

Dès qu’on commence à y regarder de près, on retrouve cette similitude


partout. Dans l’État de New York, par exemple, l’alliance du gouverneur
Andrew Cuomo avec des fonds spéculatifs et des banques d’investissement
est légendaire. Les financiers le soutiennent dans ses diverses campagnes ; en
retour, il leur témoigne son amour par des baisses d’impôts ; et tous
travaillent de concert à la campagne pour réformer l’école publique dans
l’État de New York. La principale cible de cette tentative de réforme est
d’ailleurs ce puissant ennemi, l’enseignant des écoles publiques de l’État, une
figure que Cuomo a attaquée et vilipendée de toutes sortes de manières
depuis des années   II .

Y a-t-il une chose pour laquelle le sévère et autoritaire Andrew Cuomo


éprouve de la tendresse ? Eh bien, oui : l’innovation. Le chapitre v de son
livre de campagne de 2014, Moving the New NY Forward (où Cuomo parle
de lui tout du long à la troisième personne), est entièrement consacré à ce
sujet. Il nous raconte comment ses politiques « ont encouragé les
collaborations fondamentales qui permettent aux pôles d’innovation de se
développer et de se renforcer ». Des collaborations comme « Startup NY »,
un programme qui utilise les universités publiques et les avantages fiscaux
pour attirer les entrepreneurs ; il s’agit, nous dit Cuomo, d’« une initiative qui
change la donne », consistant à transformer les universités « en communautés
exonérées d’impôts qui attirent de nouvelles entreprises, le capital-risque, les
start-up et les investissements du monde entier »   III .

Une autre version nous vient de l’État bleu ciel du Delaware, où le


gouverneur démocrate Jack Markell – un homme très apprécié des
communautés de la banque et des télécoms de la Côte Est – a essayé de
privatiser le port de Wilmington, s’est engagé dans un combat contre les
fonctionnaires et s’est façonné un rôle de maître à penser de l’ère de
l’information. Vers la fin 2014, Markell s’est rendu à l’université Stanford,
au cœur de l’économie de la connaissance, pour parler de l’« Innovation
disruptive », à savoirdes entreprises fondées sur le Web dont l’offre supplante
un service existant. La question qui se posait à des décideurs politiques
comme lui, expliquait Markell (selon le texte de sa communication), c’était
« comment nous pouvons faciliter le succès de ces innovations ». Il se
demandait plus loin comment les gens du Delaware pouvaient « changer
[leurs] écoles » pour produire le type de main-d’œuvre que les compagnies
innovantes attendent et même comment ils pouvaient se consulter avec le
« monde des affaires pour rendre les programmes scolaires adéquats »   8 .

Si vous pensez que tout cela revient à s’incliner devant les 1 %, vous vous
trompez totalement au sujet de Markell. Écrivant dans le magazine
The Atlantic quelques mois après sa communication à Stanford, il appelait les
Américains à reconnaître « la synergie, plutôt que la contradiction, entre la
croissance économique et la justice économique ». Ce qu’il veut dire par là,
c’est que la justice économique ne peut venir qu’avec la croissance
économique, et que par conséquent la première tâche de quiconque veut
s’attaquer à l’inégalité, c’est de « créer un environnement propice où les
leaders économiques et les entrepreneurs veulent s’installer et se
développer »   9 .

Une ville brillante sur une colline

La véritable patrie spirituelle de la classe libérale est Boston


(Massachusetts)   IV . Capitale américaine de l’enseignement supérieur, la
ville est naturellement le cœur d’un des États les plus démocrates, un lieu où
il est tout à fait insolite de rencontrer un élu républicain. Quand d’autres
villes et États, désespérés par les progrès de la désindustrialisation,
s’efforcent de créer de fausses bohèmes et implorent leurs universités de
générer des idées profitables, Boston est le lieu qu’ils cherchent à imiter, la
ville où tout réussit. C’est la ville qui a pratiquement inventé le modèle
économique de l’État bleu, où la prospérité naît de l’enseignement supérieur
et des industries des sciences et de la technologie qui l’entourent.

En 2010, quelque 152 000 étudiants vivaient à Boston, représentant 16,5 %


de la population de la ville. La région métropolitaine de Boston abrite quatre-
vingt-cinq universités privées, soit la plus grande concentration
d’établissements d’enseignement supérieur du pays – et sans doute du monde.
La région de Boston en tire tous les avantages annexes : une population
extrêmement diplômée, un nombre de brevets déposés exceptionnel et plus de
prix Nobel qu’aucune autre ville du pays   10 . L’université Harvard,
l’établissement d’enseignement supérieur le plus ancien du pays, est même
mentionnée dans la Constitution du Massachusetts de 1780, un document qui
déclare curieusement l’intérêt de l’État pour « la république des Lettres ».

De nos jours, tous les Américains s’intéressent à l’enseignement supérieur,


mais pas parce qu’on veut de meilleurs poètes ou de meilleurs théologiens.
On adore nos universités parce qu’on est persuadés qu’elles sont sources de
rémunérations directes en dollars. Là aussi, le Massachusetts est le modèle.
La région de Boston a fabuleusement prospéré au moment où les travailleurs
de la connaissance devenaient la caste dominante du pays. Dans toutes les
aventures en blouse de labo ou en chemise amidonnée, la ville est très bien
représentée : la recherche-et-développement, les grands cabinets d’avocats,
les banques d’investissement, les cabinets de conseil en gestion, une
remarquable concentration d’entreprises du secteur des sciences du vivant.

L’avènement d’une société post-industrielle a extrêmement bien traité cette


très vieille ville américaine   V . Le Massachusetts occupe régulièrement la
première place de l’indice de nouvelle économie des États, déjà mentionné
dans un chapitre précédent, qui mesure les performances d’un lieu en termes
d’« industrie de la connaissance, de la technologie et de l’innovation, d’esprit
d’entreprise et d’inscription dans la mondialisation ». Le Massachusetts
satisfait également la plupart des critères statistiques de Richard Florida – en
2003, cet État était à la première place pour l’« indice de classe créative », à
la troisième pour l’innovation et pour la technologie   VI – et les nombreux
livres du professeur en développement économique s’émerveillent de la
concentration en capital-risque de Boston, de l’attrait que cette ville exerce
chez les jeunes ou de la fois où elle a réussi à faire venir à elle une compagnie
installée dans un arrière-pays ténébreux.

L’économie de la connaissance de Boston est la meilleure, et c’est la plus


ancienne. La Route 128, qui contourne la ville, a été le premier exemple de
zone suburbaine consacrée aux industries de pointe, bordée d’entreprises de
technologie de défense et de constructeurs informatiques. Les banlieues
situées le long de cette artère dorée, peuplées d’ingénieurs, d’avocats et
d’ouvriers de l’aéronautique, sont parmi les municipalités les plus riches du
pays. Leurs écoles publiques sont excellentes, leurs centres-villes sont
charmants et leurs habitants éclairés ont constitué le prototype du « libéral
suburbain » – le genre de personnes qui ont voté avec enthousiasme pour
McGovern en 1972   12 .

Un autre prototype : le Massachusetts Institute of Technology, installé à


Cambridge, est le lieu où est née notre conception moderne de l’université
comme incubateur d’entreprises privées. Selon un rapport sur les
accomplissements du MIT dans ce domaine, les étudiants de l’école ont créé
26 000 entreprises, parmi lesquelles Intel, Hewlett Packard et Qualcomm ; si
ces 26 000 entreprises constituaient une nation, nous dit le rapport, son
économie serait l’une des plus productives au monde – ou, plus exactement,
« la onzième économie mondiale »   13 .

Puis il y a les nombreuses entreprises de médicaments et de


biotechnologie, rassemblées dans ce qu’on appelle le « super-pôle des
sciences du vivant », qui, correctement appréhendé, fait partie d’un
« écosystème » où les auteurs de thèses peuvent « s’associer » avec des
groupes de capital-risque et où de grandes firmes pharmaceutiques peuvent
acquérir des firmes plus petites. Tandis que les autres industries se
rabougrissent, le super-pôle de Boston se développe, les professionnels des
sciences du vivant du monde entier accourant vers l’Athènes de l’Amérique
et les immenses nouveaux « centres d’innovation » qui s’entassent l’un après
l’autre dans la banlieue universitaire de Cambridge   14 .

Si on la voit d’un œil un tout petit peu plus critique, Boston est le siège de
deux industries qui sont en train de provoquer la ruine de l’Amérique
moyenne, l’enseignement supérieur et l’industrie pharmaceutique, toutes
deux imposant des tarifs dont à peu près tout le monde doit s’acquitter, et qui
augmentent bien plus rapidement que les salaires ou l’inflation. Mille dollars
la pilule, trente mille dollars le semestre : les dettes qui asphyxient chaque
jour davantage les gens autour de vous sont ce qui a rendu cette ville si riche.

Il est donc sans doute parfaitement logique qu’une autre catégorie où le


Massachusetts occupe le premier rang soit l’inégalité. Dès que le visiteur
quitte Boston et ses embouteillages de cerveaux, il découvre un État rempli
d’épaves – d’anciennes villes industrielles, de travailleurs qui regardent leur
mode de vie s’étioler, de villes qui ne sont guère plus que des hangars à
personnes sous Medicare   15 .

D’après une enquête, l’État du Massachusetts occupe la huitième place du


pays pour l’inégalité des revenus ; un autre calcul le place en quatrième
position. Quelle que soit la manière dont on choisisse de mesurer les fortunes
divergentes des 10 % et du reste de la population, il semble que le
Massachusetts finisse toujours parmi les lieux les plus inégalitaires du pays  
16 .

Une ville fumante sur une falaise

Vous comprenez ce que je veux dire quand vous visitez Fall River, une
ancienne ville textile à 80 km au sud de Boston. Le revenu moyen des
ménages dans cette ville est de 33 000 dollars, l’un des plus bas de l’État ; le
taux de chômage est l’un des plus élevés, à 15 % en mars 2014, près de cinq
ans après la fin de la récession ; 23 % des habitants de Fall River vivent sous
le seuil de pauvreté. La ville a perdu ses nombreuses usines de confection de
tissu il y a des années, et avec elles sa raison d’être. Les gens la désertent
depuis des décennies   17 .

Mais beaucoup des usines vides où leurs ancêtres ont travaillé sont
toujours debout. Solides structures du xix e siècle, ces immenses boîtes de
granite ou de brique dominent le paysage de la ville – il semble qu’il y en ait
toujours une ou deux dans notre champ de vision, contrastant
douloureusement avec le plastique coloré des fast-foods flanqués à côté.

La plupart de ces vieilles usines ont leurs fenêtres recouvertes de planches,


emblèmes reconnaissables du désespoir, du sol jusqu’au toit. Mais d’une
certaine manière, celles qui ont été réhabilitées sont encore pires, remplies
comme elles sont d’entreprises offrant des mauvais costumes à vendre ou des
programmes d’aide pour les toxicomanes. Une clinique installée dans l’épave
d’une vieille filature porte un panneau à sa fenêtre indiquant simplement
« Cancer et Sang ».

Tout cela vous rappelle à chaque instant qu’il s’agit d’un endroit et d’un
mode de vie d’où les hommes politiques ont retiré leur bénédiction. Comme
tant d’autres paysages américains, celui-ci est le produit de décennies de
désindustrialisation, menée à bien par les républicains et rationalisée par les
démocrates. À 80 km de là, Boston est un triomphe, mais la doctrine de la
prospérité que vous voyez à chaque coin de Boston sert aussi à justifier
l’échec que vous voyez à chaque coin de Fall River. C’est un lieu où
l’abondance ne retourne jamais – non parce que l’abondance est impossible
ou inconcevable à Fall River mais parce que les dirigeants du pays ont tout
bonnement accepté un ordre social qui ne cesse de faire chuter les salaires de
gens comme les habitants de Fall River tout en faisant monter les
rémunérations des innovateurs, des créatifs et des professionnels.
Mais le seul véritable espoir de nouvelles possibilités de travail pour la
ville – un entrepôt Amazon encore au stade de projet – ne fera que cimenter
ce rapport. Si tout se passe comme prévu, et si Amazon s’en tient aux
pratiques innovantes qu’elle a mises au point ailleurs, les gens de Fall River
pourront un jour s’épuiser au travail quasiment sans couverture sociale,
soumis à des obligations de rendement contrôlées électroniquement, pour
faire économiser quelques centimes aux riches clients de Boston quand ils
achèteront des livres ou des appareils électroniques   18 .

Mais ça, c’est l’avenir. Dans les années 2010, le journal local publiait un
flot sans fin d’articles sur des saisies de drogue, des fusillades, des accidents
de voiture provoqués par l’alcool, la stupidité des hommes politiques locaux
et le surplus lamentable de « logements sociaux ». Comme tous ces endroits,
la ville est engluée dans un ressentiment amer contre les salariés des services
publics. Du genre : pourquoi ont-ils le droit de vivre correctement alors que
nous autres n’avons rien pour nous ? Ici, c’est chacun pour soi dans une
« course aux miettes », comme me le disait un ami de Fall River.

Malgré tout, c’est un lieu exemplaire pour une raison : c’est le point
d’observation idéal de l’amenuisement des perspectives d’avenir dans la vie
américaine moderne. C’est là le projet du chroniqueur du Fall River Herald-
News , Marc Munroe Dion, l’un des derniers praticiens en exercice du
journalisme ouvrier, un genre autrefois si fondamental dans ce pays. Ici, à
Fall River, la sensibilité dure à cuire et sarcastique fait un baroud d’honneur
contre l’indifférence du monde de l’abondance.

Dion déverse sa dérision acide sur les pistes cyclables que Fall River a
(bien évidemment) construites pour la classe créative qu’elle attend toujours.
Il applaudit le courage des travailleurs de Wal-Mart qui, apparemment,
commencent enfin à tenir tête à leurs chefs. Il regarde un débat de 2012 entre
Obama et Romney et pense à tous les gens qu’il connaît qui feraient partie
des 47 % de paresseux dont parle Romney – à commencer par sa propre
mère, une ouvrière d’usine pendant la Deuxième Guerre mondiale qui se
consacre désormais à « épuiser la richesse de notre pays par le double
système de Ponzi de la Sécurité sociale et de Medicare   19 ».

« Pour nous, la ville a l’air de se dissoudre », écrivait Dion fin 2015. Alors
que l’apocalypse de la classe ouvrière s’installe, il invite les lecteurs à se
remémorer ce qui leur plaisait autrefois dans leur ville. « Fall River était un
bon endroit pour être pauvre, conclut-il. Vous n’aviez pas besoin de faire
beaucoup d’études pour travailler, vous n’aviez pas besoin de beaucoup
d’argent pour vivre et vous connaissiez tout le monde. » Quand cette vie a
disparu, la politique qui avait encore un peu de sens a disparu aussi ; elle a été
l’une des premières victimes de ce qui est arrivé ici. Ceux qui se soucient
encore de la guerre entre les républicains et les démocrates, écrit Dion,
pratiquent « des rituels politiques qui n’ont plus aucun sens depuis les années
1980, des membres de tribus emplumés qui dansent autour d’un dieu sculpté
dans un tronc d’arbre »   20 .

Le grand réveil entrepreneurial

Pendant ce temps, à Boston, le sens et les objectifs exaltants sont partout.


Lors de ma visite au printemps 2015, j’ai trouvé une ville en proie à une folie
collective, un enthousiasme pour l’innovation que je ne peux comparer qu’à
une renaissance religieuse, à cette sorte de passion qui portait régulièrement
les foules de Nouvelle-Angleterre du temps où l’objectif de Harvard était de
produire des pasteurs et pas des start-up.

Le délire se manifeste de toutes sortes de manières. Le dernier maire de


Boston a été célébré au moment de sa disparition comme un homme qui
« croyait en l’innovation », qui « a apporté l’innovation à Boston ». L’Institut
pour l’innovation de l’État édite des rapports annuels sur « l’économie de
l’innovation du Massachusetts » ; celle-ci, se vantent-ils, est « la plus
importante des États-Unis en termes de pourcentage d’emplois ». Et bien sûr
il y a des publications qui témoignent du bourdonnement de nouveauté de
cette ruche : « BostInno », un tout nouveau site Internet pour promouvoir les
start-up ; et « Beta Boston », qui est un projet du plus installé mais toujours
hyper enthousiaste Boston Globe   21 .

Si Fall River est maculée de filatures vides, les rues de Boston sont semées
d’équipements destinés à rendre l’entrepreneuriat facile et pratique. Pendant
mon bref séjour là-bas, j’ai passé mon temps à visiter des centres
d’innovation, chacun d’eux équipé de meubles de couleurs vives, d’espaces
de travail ouverts, de citations inspirantes sur l’inventivité, de tables de ping-
pong, de consoles pour jouer à Guitar Hero et d’autres instruments pour
donner un peu de légèreté aux temps de pause (dont je n’ai jamais vu
personne se servir) et de murs recouverts de peinture brillante sur lesquels on
peut écrire avec des marqueurs effaçables.

Outre ces nombreux centres dédiés à la créativité économique, j’ai


découvert que Boston était fière de son Innovation District, un quartier
industriel désaffecté officiellement réservé aux industries créatives. Le cœur
du quartier est un bâtiment baptisé « District Hall » – « le nouveau foyer
d’innovation de Boston » –, qui m’a paru être une vulgaire salle polyvalente,
dans un bâtiment aux lignes dures et anguleuses, qui partage son toit avec un
restaurant offrant une « cuisine inventive pour les innovateurs ». Le wifi était
gratuit ; les écrans accrochés çà et là affichaient d’autres célèbres citations sur
l’inventivité ; et bien sûr on pouvait écrire sur les murs ; mais sinon, ce
n’était pas très différent d’une bibliothèque publique. À part qu’il n’y avait
rien à lire, bien sûr.

C’était mon introduction à l’infrastructure innovante de la ville, dont la


plus grosse partie a été édifiée par des entrepreneurs perspicaces cherchant à
se tailler une part dans cette lubie entrepreneuriale. Il y a des espaces de co-
working comme « Workbar » et « WeWork », des bureaux partagés pour les
start-up qui n’ont pas de quoi se payer des vrais. Il y a des « incubateurs » de
start-up et des « accélérateurs » de start-up, qui visent à faciliter le combat
éternel de l’innovateur contre un public indifférent : le Startup Institute, par
exemple, et le célèbre MassChallenge, le « plus grand accélérateur de start-up
du monde », qui organise une compétition annuelle ouverte aux nouvelles
compagnies et décerne des prix.

La clé de voûte de l’inno -structure est l’université ; d’ailleurs, certains


dans cette ville universitaire en sont venus à croire que le lancement de
compagnies et de carrières professionnelles était l’objectif même de
l’enseignement supérieur. Les deux vont de pair. C’est pourquoi le MIT a
deux doyens adjoints chargés de l’innovation plutôt qu’un seul, et c’est
pourquoi également son président écrit des tribunes pour apprendre à la
nation la bonne manière de « produire de l’innovation ». C’est pour cette
raison que la Northeastern University dispose d’un « accélérateur
d’entreprises » baptisé IDEA ; que Harvard a son fameux Centre pour
l’innovation ; que l’école de commerce de la Boston University a son
département de stratégie et d’innovation ; et que l’une de ses écoles propose
une qualification professionnelle en « innovation et entrepreneuriat ».

À Harvard, où j’ai croisé le gourou de l’innovation Clayton Christensen


flânant sur un parking, le rêve de devenir le nouveau Mark Zuckerberg ou
Bill Gates est presque palpable. Outre les habituels incubateurs et
accélérateurs, l’université se targue de son fonds d’investissement en capital-
risque de cent millions de dollars, qui se consacre principalement à la
commercialisation des idées de ses anciens étudiants   VII . L’un des
communiqués de presse du fonds cite un professeur de Harvard qui explique
comment tout cet argent fait avancer la « mission » de l’université qui,
apparemment, inclut aujourd’hui « la mobilisation de ressources importantes
pour contribuer à créer des compagnies exaltantes ». Le fonds organise aussi
des événements sur le campus. J’ai assisté à l’un d’eux, dans une résidence de
Harvard baptisée Eliot House, où un public d’étudiants de première année
écoutait un professeur d’une université voisine parler des nombreux brevets
qu’il avait déposés dans les domaines médical et pharmaceutique.

Parfois, la théologie du culte de l’innovation est exposée sans détour : nous


savons ce qui fait tourner une économie, c’est l’innovation pilotée par
l’université . Le département du Logement et du Développement économique
de l’État le dit clairement sur son site Internet : « Le fondement de
l’économie du Massachusetts est la capacité innovatrice et entrepreneuriale
de ses habitants à transformer des industries et des technologies existantes et
à en créer de nouvelles. » C’est le gouvernement de l’État qui parle, rappelez-
vous. Et il poursuit :
Les piliers de cette économie de l’innovation sont les universités et les
institutions de recherche de l’État, l’important pôle de compagnies innovantes et
les communautés avisées d’anges   VIII , d’investisseurs en capital-risque et de
services financiers qui contribuent à financer et à orienter le pipeline
d’entrepreneurs. Au cœur de cette économie, il y a les gens talentueux et créatifs
qui ont choisi de s’installer dans le Massachusetts.

Mais en général, les proclamations sont plus redondantes et creuses, à


l’image de celle-ci, qu’on peut trouver sur le site du MIT : « L’Innovation
initiative du MIT est un programme pluriannuel destiné à transformer
l’écosystème d’innovation du MIT – de l’intérieur, dans le monde entier et
avec ses partenaires – pour intensifier son impact à long terme au xxi e
siècle   22 . »

Cela ressemble franchement à des foutaises, mais si le MIT veut se


présenter ainsi, c’est son affaire. Le problème commence quand on fait de
l’innovation une philosophie publique – quand on la voit comme une solution
à nos maux économiques et qu’on la comprend comme un principe directeur
pour la répartition des rémunérations dans notre économie. Pour le dire
franchement, on ne voit pas en quoi le fait de célébrer si bruyamment
l’innovation comme on le fait dans les États bleus améliore en quoi que ce
soit le bien-être économique des citoyens moyens. Par exemple, ces quinze
dernières années ont été un âge d’or de l’innovation informatique et
financière, mais elles ont été faibles en termes de croissance du PIB. En
termes idéologiques en revanche, il est évident que l’innovation fonctionne :
pour excuser l’inégalité croissante et expliquer le statut élevé des riches, on
n’a rien trouvé de mieux.

Le triomphe des inno-crates

L’identification du Massachusetts avec le Parti démocrate est profonde et


bien connue. Bastion de la famille Kennedy, il a produit deux autres
candidats à la présidence démocrates ces dernières décennies – le gouverneur
Michael Dukakis et le sénateur John Kerry – et c’est, comme on le sait, le
seul État qui ait été emporté par George McGovern en 1972. Mitt Romney, le
leader républicain en 2012, provenait aussi de cet État, mais le Massachusetts
n’a jamais été très enthousiaste pour sa candidature. Aux élections cette
année-là, Romney n’a trouvé derrière lui aucun des comtés de l’État dont il
avait été autrefois gouverneur.

Même quand le Massachusetts a eu des gouverneurs républicains, cela ne


comptait pas vraiment. Non seulement ces républicains solitaires avaient
tendance à être tout aussi convaincus que leurs rivaux par le modèle de l’État
bleu, mais le corps législatif du Massachusetts est toujours dominé par les
démocrates, quoi qu’il arrive, et il arrive toujours à passer outre le véto du
gouverneur. Au moment où j’écrivais ce livre, le Sénat de l’État ne comptait
que six républicains sur quarante – une domination démocrate tout à fait
normale qui en fait, entre autres choses, l’image inversée quasi parfaite du
Sénat du Kansas.

Politiquement parlant, le culte de l’économie de la connaissance ne date


pas d’hier dans le Massachusetts. La plupart des grands hommes politiques
de l’État, sinon tous, ont contribué à la promouvoir depuis des années,
célébrant les start-up et professant leur admiration pour la classe créative.

À ce tableau d’honneur des démocrates adulateurs de l’innovation, l’ancien


gouverneur Deval Patrick, qui a dirigé le gouvernement du Massachusetts de
2007 à 2015, trône en très bonne place. C’est un dirigeant typique de la classe
libérale, son modèle le plus brillant, pourrait-on dire. Tout le monde semble
l’aimer, même ses adversaires. C’est un orateur spirituel et affable et c’est
aussi un homme compétent, un technocrate surdiplômé parfaitement à l’aise
dans les milieux d’affaires. Grâce à son enfance passée dans une cité de
Chicago, il comprend aussi la situation des pauvres et (ce qui est sans doute
le plus important), c’est un homme politique honnête dans un État habitué à
la corruption généralisée. Patrick a également été le premier gouverneur noir
du Massachusetts et il était, à certains égards, le démocrate idéal pour l’ère de
Barack Obama – qui se trouve être l’un de ses alliés politiques les plus
proches   23 .

« Notre gouvernement est incroyablement éclairé », disait John Harthorne,


le directeur de l’incubateur de start-up MassChallenge dans une conférence
TED de 2010 où il expliquait pourquoi il avait choisi le Massachusetts pour
son projet d’utopie entrepreneuriale. « Je pourrais parier que Deval Patrick
serait prêt à affronter n’importe quel autre gouverneur à un test
d’intelligence   24 . »

La vie si souvent racontée de Patrick a suivi la trajectoire démocrate


classique. Jeune homme extrêmement intelligent mais pauvre, Patrick a été
tiré de son trou par une bourse qui lui a permis d’intégrer une bonne école
privée. Quelques années après, il est entré à Harvard et, exactement comme
dans les histoires de Clinton et d’Obama, les portes d’un monde jusqu’alors
inconnu se sont brusquement ouvertes pour lui.

Il a gravi sans effort tous les échelons de la méritocratie. Il a fait son droit à
Harvard également et, après avoir travaillé pour le NAACP un certain
nombre d’années   IX , Patrick est allé à Washington, où il a dirigé la division
des droits civiques du département de la Justice, un poste important. En 1994,
il a obtenu 54 millions de dollars de dédommagement dans un fameux procès
pour discrimination intenté contre les restaurants Denny’s – entre autres
choses, la chaîne avait un jour refusé de servir les membres noirs de l’unité
des services secrets affectée au président – et, peu de temps après, Patrick
s’est chargé d’une autre affaire qui impliquait l’organisme de crédits
immobiliers subprime Long Beach Mortgage. Cette fois, l’entreprise était
accusée de pratiques de prêt discriminatoires ; Patrick a fini par gagner là
encore, quoique pour un montant moins impressionnant.

Pendant les années 2000, Deval Patrick est devenu avocat d’affaires et,
bien vite, il a franchi l’étape normale suivante pour les démocrates d’un
certain genre : il s’est mis à travailler pour les grosses boîtes qu’il avait
longtemps poursuivies, entrant en 2004 au conseil d’administration de la
maison mère de l’organisme de crédits subprime , qui s’appelait désormais
Ameriquest.

Eh oui : Ameriquest. En 2004, c’était le plus gros prêteur de subprime du


pays et, on le sait maintenant, un pionnier du type de pratiques qui, après
avoir été adoptées par bien d’autres, ont failli détruire le système financier
mondial   25 . Pour les initiés d’Ameriquest, empaqueter des « prêts
menteurs » et les envoyer dans les tuyaux de Wall Street était une affaire
extrêmement rentable – une affaire « innovante   X » même ; pour tout le
reste du monde, c’était comme s’empiffrer d’arsenic. Les banquiers en ont
profité et le monde a payé – et il paye encore. Tout homme politique ayant
trempé dans cette combine sordide aurait dû voir sa carrière interrompue sur-
le-champ et sans condition.

Mais Patrick a esquivé ce coup de balai. Il a été élu gouverneur du


Massachusetts en novembre 2006, un an avant qu’on commence à ressentir
les premières secousses du séisme économique à venir. Les controverses nées
de sa participation au conseil d’administration d’Ameriquest ont été faciles à
contenir.

Une fois gouverneur, Patrick est devenu une sorte de missionnaire du culte
de l’innovation. « L’économie du Massachusetts est une économie de
l’innovation », aimait-il déclarer, et il répétait ce commentaire à tout bout de
champ, modifiant légèrement l’ordre des mots-clés de l’optimisme :
« L’innovation est le pivot de l’économie du Massachusetts », etc.   27 Le
gouverneur a ouvert des « écoles de l’innovation », des sortes de charter
schools au carré. Il a signé le « contrat d’innovation sociale », qui avait
quelque chose à voir avec la satisfaction des « besoins du secteur privé en
talents professionnels qualifiés débutants   28 ». Dans un discours de 2009
intitulé « L’économie de l’innovation », Patrick entrait dans les détails de
cette théorie politique de l’innovation, parlant à un public d’hommes
d’affaires de la Silicon Valley de la « concentration élevée en matière grise »
dans le Massachusetts, de ses universités « de rang mondial » et de la manière
dont son gouvernement « s’associ[ait] activement avec le secteur privé et les
universités, de façon à renforcer nos industries de l’innovation »   XI .

Que pouvait bien vouloir dire tout cet inno-discours ? La plupart du temps,
c’était du pur verbiage – les platitudes réglementaires à ressortir chaque fois
qu’une compagnie pharmaceutique inaugurait des bureaux quelque part dans
l’État.

En d’autres occasions, le mot d’ordre préféré de Patrick coûtait très, très


cher – un milliard de dollars de subventions et d’exonérations d’impôts
accordées par le gouverneur en 2008 pour encourager les compagnies
pharmaceutiques et de biotechnologie à s’installer dans le Massachusetts, par
exemple. Parmi les réalisations plus modestes, on peut citer le million de
dollars dépensé par Patrick « pour fournir assistance, orientation et conseils
aux start-up et aux compagnies innovantes » et encore un million et demi
pour soutenir les start-up et les compagnies innovantes de l’université du
Massachusetts à Lowell   30 .

En d’autres occasions encore, favoriser l’innovation signifiait écraser les


gens sur son passage – par exemple, les chauffeurs de taxi dont le gagne-pain
était usurpé par des applications comme Uber. Quand ces travailleurs ont
organisé diverses actions de protestation dans la région de Boston, Patrick
s’est clairement rangé du côté de la lointaine compagnie informatique ;
apparemment, la commodité pour les gens qui prennent le taxi était plus
importante que la rémunération décente des gens qui les conduisent. Le fait
qu’Uber ait engagé un ancien conseiller de Patrick n’y était sans doute pas
pour rien, mais le motif était, bien entendu, l’innovation : Uber était l’avenir,
les chauffeurs de taxi étaient le passé et le choix était évident pour le
Massachusetts.

Sans surprise donc, le premier Deval Patrick Commonwealth Innovation


Award [Prix Deval Patrick de l’innovation publique] est revenu à Deval
Patrick. Il lui a été remis en 2014 par Harthorne, de MassChallenge, rejoint
par le PDG d’Uber, Travis Kalanick, venu pour ajouter un peu de gravité
entrepreneuriale à ce moment. « J’ai voulu être là pour remercier le
gouverneur pour son leadership, sa vision de l’innovation, de la technologie,
et pour avoir créé cet esprit innovateur ici dans le Massachusetts », a déclaré
Kalanick en cette occasion solennelle   31 .

Eric Schmidt, le président de Google, était aussi sur place pour saluer le
Massachusetts et son « explosion de start-up ». « On a besoin de plus
d’entrepreneurs parce qu’ils créent des emplois, ils résolvent tous les
problèmes qu’on connaît », a-t-il claironné.

C’était déjà une revendication osée de la part d’une caste sociale


spécifique, mais John Harthorne est allé encore plus loin : « MassChallenge
s’efforce de nous rappeler et de nous recentrer en tant que communauté et en
tant que société vers la création de valeur, a-t-il déclaré. On l’a conçu pour
aider les entrepreneurs à gagner parce que les entrepreneurs sont les créateurs
de valeur de la société  32 . »

Ce n’était pas, à strictement parler, un événement politique, mais ce dernier


commentaire était clairement une déclaration politique, la justification la plus
crue de la hiérarchie de classe jamais entendue hors du mouvement du Tea
Party.

Trois mois après la remise du prix, le deuxième mandat du démocrate


Deval Patrick s’est achevé. Peu de temps après, il a remporté un prix encore
plus important : un emploi de directeur général chez Bain Capital, la société
de capital-investissement fondée par Mitt Romney – qui avait été dénoncée si
vigoureusement par les démocrates pendant la campagne présidentielle de
2012. Patrick parlait de ce boulot comme s’il s’agissait d’une autre start-up :
« Par une coïncidence heureuse et bien venue, j’essayais de monter une
affaire qui intéressait aussi Bain », a-t-il déclaré au Wall Street Journal .
Romney lui aurait téléphoné pour le féliciter   33 .

Les entrepreneurs d’abord

Une autre chose qu’Eric Schmidt, de Google, a dite à l’occasion de la remise


du Deval Patrick Commonwealth Innovation Award, c’était que, « si vous
voulez résoudre les problèmes économiques des États-Unis, il faut créer plus
d’entrepreneurs ». C’est un peu le résumé de l’idéologie de ce « bien public
des entreprises ». Mais comment une telle doctrine a-t-elle pu devenir parole
d’évangile dans un parti voué au bien de l’homme ordinaire ? Et comment
tout cela a-t-il pu passer dans l’État libéral du Massachusetts ?

La réponse, c’est que mon libéralisme n’est pas le bon. Le genre de


libéralisme qui a régné sur le Massachusetts ces dernières décennies n’est pas
celui de Franklin Roosevelt ou de l’United Auto Workers ; c’est celui des
professionnels suburbains de la Route 128. Les libéraux de la classe
professionnelle ne s’inquiètent pas vraiment des gigantesques rémunérations
des gagnants de la société. Elles leur semblent naturelles au contraire –
puisqu’ils sont les gagnants de la société. Le libéralisme des professionnels
ne s’étend simplement pas aux questions d’inégalité ; c’est le domaine où les
cœurs tendres s’endurcissent subitement.

Si le Massachusetts est un bastion libéral – c’est même l’État qui a envoyé


Elizabeth Warren au Sénat –, le discours sur l’égalité n’y est pas forcément
bien reçu. L’impôt sur le revenu de l’État, pour ne citer qu’un exemple
fameux, y est forfaitaire, ce qui veut dire que les riches et les pauvres sont
imposés au même taux. Quand la législature de l’État a augmenté le salaire
minimum en 2014, c’était uniquement sous la menace d’une initiative
populaire qui aurait de toute façon imposé l’adoption d’une telle mesure. En
2012, la législature a promulgué une « loi des trois coups » vingt ans après le
pic de criminalité violente en Amérique. Et quand la législature a limité les
droits de négociation collective pour les fonctionnaires en 2011, amenant les
éditorialistes de tout le pays à comparer le Massachusetts au Wisconsin de
Scott Walker, le gouverneur Deval Patrick a fini par approuver la mesure.
C’était une chose que l’État devait faire pour réduire les coûts, disait-on.

Le libéralisme de l’innovation est « un libéralisme des riches », pour


reprendre la formule directe du dirigeant syndical local Harris Gruman. Cette
doctrine ne supporte pas l’idée que chacun devrait pouvoir accéder également
aux richesses de la société. Ce que désirent les libéraux du Massachusetts,
dans l’ensemble, c’est une méritocratie plus parfaite – un système où tout le
monde a des chances égales et où ceux qui ont vraiment du talent peuvent
s’élever. Une fois cette exigence satisfaite – quand on est parvenus à la
diversité et que les gens brillants de toutes races et de tous sexes ont été
dûment identifiés et qualifiés –, cette espèce de libéral ne peut pas vraiment
concevoir d’autres griefs contre le système. Les revendications des
travailleurs ordinaires ne les touchent pas, dit Gruman : « Les vigiles, les
serveurs de fast-foods, les aides à domicile et les gardes d’enfant – dont la
plupart sont des femmes et des personnes de couleur – ils n’ont pas de
diplôme universitaire. »

Et si tu n’as pas de diplôme universitaire à Boston, mon frère, tu ne peux


t’en prendre qu’à toi-même.

I . Depuis la présidentielle de 2000, par convention, la victoire des


démocrates et des républicains est représentée sur la carte des résultats des
élections par le bleu et le rouge, respectivement – à rebours de la symbolique
politique des couleurs largement en usage dans le reste du monde. [ndt]

II . Entre autres, le démocrate Cuomo a dit que son programme d’évaluation


des enseignants était « la meilleure chose [qu’il pouvait] faire en tant que
gouverneur susceptible d’avoir une importance à long terme pour briser ce
qui constitue par essence l’un des derniers monopoles publics – car c’est de
cela qu’il s’agit, un monopole public   5 ».

III . Malheureusement, le programme Startup NY a coûté plusieurs millions


au gouvernement de l’État mais il a « créé moins de cent dix emplois »   6 . Il
y a également un fonds de capital-risque de l’État qui est censé investir dans
« les efforts de commercialisation des start-up associées aux universités de
l’État »   7 .

IV . La parabole de l’Église comme « ville sur la montagne qui brille aux


yeux du monde » – « shining city on a hill », dans la King James Version –,
extraite du « Sermon sur la montagne » de Jésus, a été utilisée dès
l’installation à Boston des premiers colons puritains, qui voulaient en faire un
« modèle de charité » pour le reste du monde. Elle a ensuite été appliquée à
toute l’Amérique par de nombreux dirigeants politiques du xx e siècle, de
Kennedy à Reagan. En 2006, Obama a repris cette image, opérant le même
glissement de la ville de Boston aux États-Unis, dans son discours prononcé
lors de la cérémonie de remise des diplômes de l’université du Massachusetts
à Boston. [ndt]

V . « L’avènement d’une société post-industrielle » est une formule qui a été


inventée, soit dit en passant, par Daniel Bell, un professeur de Harvard.

VI . La ville de Boston est également assez bien placée sur l’« indice gay » de
Florida, sur son « indice de melting pot » et sur son « indice bohème »   11 .

VII . Il s’agit de Xfund, qui investit dans les idées d’anciens étudiants de
partout – mais jusqu’ici, la plupart d’entre eux venaient de Harvard.

VIII . Dans le vocabulaire de la nouvelle économie, les angels sont des


« investisseurs providentiels » qui apportent des fonds personnels importants
à une entreprise encore au stade du projet ou en tout début d’activité. [ndt]

IX . La National Association for the Advancement of Colored People,


dévolue à la défense des droits civiques. [nde]

X . Ameriquest est l’une des seules compagnies de subprime à avoir fait


l’objet d’enquêtes journalistiques sérieuses avant la crise financière ; en
réponse à l’un de ces articles publié dans le Los Angeles Times , la compagnie
affirmait qu’« Ameriquest [avait] développé des pratiques innovantes
exemplaires dans l’industrie du crédit immobilier » et soulignait qu’elles
avaient « aidé des centaines de milliers de propriétaires à acheter ou à
refinancer leur logement, leur permettant d’atteindre leurs objectifs
économiques et d’améliorer leur qualité de vie »   26 .

XI . « C’est un plaisir de nous associer avec le Churchill Club pour accueillir


la réunion publique de ce soir », a dit le cadre de Hewlett Packard qui
introduisait le gouverneur. Patrick a répondu, sur son ton décontracté et plein
d’assurance : « Je suis un grand, grand admirateur de cette compagnie,
Hewlett Packard, et des nombreuses façons dont vous vous associez avec
nous dans le Massachusetts. »   29
X. La classe innovatrice
Dans son discours sur l’état de l’Union de 2011, le président Obama évoquait
les difficultés des travailleurs du pays – des Américains qui pouvaient
autrefois décrocher un « emploi à vie » sans avoir de diplôme universitaire.
Le président décrivait avec une grande force ce qui leur était arrivé avec la
désindustrialisation : leurs villes détruites, leurs vies ruinées, leurs salaires de
misère.

D’ordinaire, c’est là où un démocrate se mettait à exposer ses projets pour


contrer ce désastre – un programme de grands travaux, un coup d’arrêt à
l’exode de l’industrie, etc. Mais pas ce démocrate-là. Celui-là venait
annoncer à ces travailleurs qu’on ne pouvait rien faire pour eux : « Et donc,
oui, le monde a changé. La concurrence pour le travail est réelle. » Ce qui
était arrivé aux travailleurs était simplement « réel ». C’était la réalité. Et la
seule chose à faire avec la réalité, c’est de s’y faire.

Puis, quelques instants après, Obama passait à un sujet plus joyeux. On


était en 2011 et, théoriquement, la récession était terminée, sa proposition de
réforme du système de santé si symbolique était maintenant entérinée, et il
était temps pour lui d’esquisser le programme économique positif qui allait
définir le reste de sa présidence.

Vous l’avez deviné : c’est d’innovation qu’on avait le plus besoin. « La


première étape pour gagner l’avenir, annonçait Obama, c’est d’encourager
l’innovation américaine. » Sur ce sujet, le président ne montrait pas de trace
de fatalisme ou de résignation face à une réalité inaltérable. Sur ce sujet, le
gouvernement pouvait agir sans problème. On avait besoin de subventionner
les innovateurs, disait-il, et généreusement, pour « encourager de nouvelles
réussites ». Et puisque, comme chacun sait, l’innovation était liée à
l’enseignement supérieur, Obama appelait les étudiants à travailler plus à
l’université et les jeunes à y rentrer plus nombreux.

Je me souviens l’avoir entendu parler de l’« innovation » sans y prêter


attention. À l’époque, je voyais l’innovation comme un cliché, un terme
générique de la foi dans le progrès. Mais Obama en parlait sérieusement.
Encourager l’innovation allait devenir sa grande vision économique, son
utopie libérale. Bill Clinton avait fini par être identifié avec la nouvelle
économie de l’Internet par accident ; Barack Obama allait le faire
délibérément. Un mois après ce discours sur l’état de l’Union, la Maison-
Blanche officialisait la chose. « La croissance économique et la compétitivité
internationale futures de l’Amérique dépendent de notre capacité à innover,
pouvait-on lire dans une déclaration de politique générale. Pour gagner
l’avenir, nous devons sur-innover, sur-former et sur-construire par rapport au
reste du monde   1 . »

Ce qui est bon pour Google

J’ai montré que, sur tous les sujets de préoccupation traditionnels des
démocrates, la position d’Obama se trouvait quelque part à mi-chemin entre
l’indifférent et le glacial. L’industrie financière, en revanche, le considère
comme un extrémiste enragé depuis le jour où il est entré en fonction. En
2008, elle s’était rangée derrière Obama contre John McCain mais, en 2012,
Wall Street a soutenu massivement le républicain Romney.

Qu’importe. La place occupée autrefois par la finance dans l’imagination


démocrate était désormais laissée à la Silicon Valley, une autre industrie de la
« classe créative », avec des milliards à donner en contributions de
campagne. Les changements dans le personnel de l’administration ont
accompagné le flux de l’argent : au début des années Obama, les « portes à
tambour » du gouvernement donnaient toutes sur Wall Street ; après quelques
années, les gens qui les empruntaient venaient de la côte Ouest ou la
rejoignaient. En 2014, David Plouffe, l’architecte de la première campagne
présidentielle enthousiasmante d’Obama, a mis sa magie politique au service
d’Uber. Jay Carney, l’ancien porte-parole du président, est parti chez
Amazon l’année suivante. Larry Summers, pour sa part, est devenu conseiller
pour une boîte baptisée OpenGov. Pendant ce temps, à Washington, le
président créait une unité fédérale spéciale qui employait les techniques et le
personnel de la Silicon Valley pour révolutionner la présence du
gouvernement sur Internet ; éblouis, les journalistes spécialistes des
technologies parlaient de la « start-up furtive d’Obama ».   2

En réalité, l’attirance mutuelle entre le président et la Silicon Valley


remontait à la première campagne d’Obama, qui avait fait un usage remarqué
de Facebook pour toucher les jeunes ; sa campagne de réélection a été la
première à utiliser le Big Data et le microciblage pour identifier les électeurs
hésitants. Certains observateurs aiment imaginer les campagnes d’Obama
comme des mouvements sociaux triomphants ; d’autres y voient des
triomphes d’une tout autre nature : des victoires électroniques démontrant le
pouvoir irrésistible des réseaux numériques.

Pour ces derniers, la présidence Obama est encore un exemple triomphant


de l’histoire que la Silicon Valley adore se raconter, celle de la start-up
brillante qui défie l’entité en place lourde et lente, de l’outsider brouillon qui
s’attaque au dinosaure conservateur. Obama est alors décrit, dans les termes
typiques du narcissisme de la classe libérale, comme le « premier président
technologique »   I . Les gens de l’industrie technologique eux-mêmes vont
encore plus loin : un éminent investisseur en capital-risque de la Silicon
Valley le considère comme « le plus grand président de toute [sa] vie »   3 .
C’est là sans doute l’une des dernières survivances de l’idéalisme associé à
Obama, toujours intact dans la dernière année de sa présidence.
Les liens de l’administration avec la Silicon Valley n’ont jamais provoqué
le même type de controverses que sa proximité avec Wall Street – sans doute
parce que la Silicon Valley n’a jamais trouvé le moyen de passer l’économie
mondiale à la broyeuse. Par ailleurs, il est difficile de haïr cette industrie,
quoi qu’elle fasse. Une aura de gaieté juvénile semble envelopper chaque
interaction entre le président et les gens de la technologie. Après tout, l’une
des manifestations notables de la complaisance d’Obama à l’égard de cette
puissante industrie a été son interview bouffonne avec la youtubeuse GloZell
Green. Une autre a été son fameux échange avec Mark Zuckerberg pendant
une « réunion publique » au siège de Facebook où Obama a suggéré que les
riches devaient payer plus d’impôts :
Zuckerberg : Je n’ai pas de problème avec ça.

Obama : Je sais que vous êtes d’accord avec ça.   4

Dans les années 1980 et 1990, la Silicon Valley n’était pas une industrie
particulièrement démocrate. Son libertarianisme était bien connu et faisait
l’objet d’une fascination infinie ; ses dirigeants étaient parmi les gens les plus
riches du monde ; et son grand chroniqueur et supporter à l’époque, George
Gilder, était un éminent intellectuel conservateur dont les travaux avaient eu
une grande importance dans l’administration Reagan. Le point de vue de
Gilder sur la politique de la Silicon Valley allait bien au-delà des préférences
partisanes de ses grandes figures ; le primat de l’économie de marché, disait
Gilder, était inscrit dans la structure même de la puce électronique. Par son
architecture, la technologie était censée travailler contre l’autorité
économique sous ses formes taxatrices et régulatrices.

Plus maintenant. Aujourd’hui, la prospérité de la Silicon Valley est censée


être la preuve ultime du mérite de la classe libérale. Voyez comme la société
post-industrielle a distingué les instruits et les créatifs, les ingénieurs et les
scientifiques ; voyez comme elle les a comblés de récompenses économiques
inimaginables. L’histoire elle-même a élevé cette industrie au-dessus des
autres et, avec elle, les démocrates ont prospéré eux aussi, puisqu’ils se sont
positionnés depuis longtemps comme le parti des vainqueurs du monde
moderne. Vous autres vous noyez peut-être, mais la vague qui monte soulève
bien haut leur barque.

Quand les démocrates parlent de technologie, ils reviennent toujours tôt ou


tard au géant des moteurs de recherche Google. Dans L’Audace d’espérer ,
Barack Obama raconte son pèlerinage au siège de la compagnie quand il était
sénateur et, une fois président, selon un article du Wall Street Journal de
2015, il a mentionné Google dans une bonne moitié de ses discours sur l’état
de l’Union. Les employés de Google ont constitué le troisième plus gros
groupe de contributeurs au financement de la campagne d’Obama en 2012, et
Eric Schmidt apparaît dans les annales du libéralisme moderne avec une
étrange régularité. Il siégeait au comité consultatif sur la transition
économique d’Obama, par exemple, et il est même monté sur scène avec le
président élu et ses conseillers économiques lors de la conférence de presse
d’Obama trois jours après l’élection de 2008. Pendant la campagne de 2012,
Schmidt a conseillé l’équipe d’Obama pour sa fameuse stratégie de Big Data.
En 2015, Schmidt a lancé une « start-up de technologie politique » censée
fournir les toutes dernières techniques d’identification numérique des
électeurs à la campagne présidentielle d’Hillary Clinton   II . Il est le
milliardaire préféré de la classe libérale.

On voit tout de suite dans les écrits de Schmidt pourquoi Google et lui
séduisent tant les démocrates : le parti et la compagnie ont suivi une
évolution culturelle parallèle. Le manuel de management publié par Schmidt
en 2014, How Google Works , commence par souligner le pedigree
universitaire de la compagnie. Après avoir lancé Google depuis leur dortoir à
la fac, les deux fondateurs se sont comportés « comme les professeurs de leur
laboratoire informatique de Stanford » et ils ont donné aux jeunes
professionnels brillants qu’ils avaient embauchés une liberté maximale. La
compagnie qu’ils ont alors bâtie, selon Schmidt, est une « méritocratie », un
lieu où le plus intelligent l’emporte, où les préjugés ne comptent pas, où les
meilleures idées gagnent   6 . L’acteur économique idéal dans ce contexte est
celui que Schmidt appelle « le créatif-intelligent » :
Dans notre industrie […] ce sera très probablement une informaticienne. […]
Mais dans d’autres industries, elle sera peut-être médecin, designer, scientifique,
réalisatrice, ingénieur, chef ou mathématicienne. C’est une experte du faire. […]
Elle a une intelligence analytique. […] Elle a une intelligence des affaires. […]
Elle a une intelligence de la concurrence. […] Elle a une intelligence de l’usager.
[…] Elle est créative-curieuse. […] Elle est créative-aventureuse. […] Elle est
créative-entreprenante. […] Elle est créative-ouverte. […] Elle est créative-
méthodique. […] Elle est créative-communicative.   7

C’est un peu fatigant, n’est-ce pas ? On a entendu parler de la classe de la


connaissance, des travailleurs connectés, de la classe créative et maintenant
des « créatifs-intelligents ». Mais on parle toujours des mêmes personnes : les
professionnels bien-diplômés.

Lors d’un débat public avec le journaliste Walter Isaacson en 2013,


Schmidt a annoncé que toutes les personnes présentes dans l’assistance
étaient des fidèles « de l’église de l’économie de la connaissance », un stade
du développement de la civilisation où la richesse est créée par « les
entrepreneurs et l’innovation ». Quand on a demandé à Schmidt ce que
l’Amérique pouvait faire pour faire redémarrer son économie, la réponse était
prévisible : « Ce qu’on doit faire, c’est proposer des politiques qui permettent
aux gens créatifs qui peuvent créer de la valeur et inventer de nouvelles
choses » de travailler. Si on donne la priorité à ces gens, on aura
« énormément de nouveaux boulots, énormément de nouvelles possibilités
d’emploi ». Pour donner un exemple du genre de choses que ces gens
pouvaient proposer, Schmidt a parlé des voitures sans conducteur, un projet
légendaire de Google qui, s’il est jamais mis au point, rendrait superflu
quiconque conduit un taxi, une limousine ou un semi-remorque. L’effet à
court terme évident d’une telle performance serait bien évidemment
d’augmenter le chômage, pas de le réduire.

À l’époque des plans de sauvetage, vous vous en souvenez peut-être, les


gens étaient scandalisés d’apprendre que, du fait du grand nombre de
responsables fédéraux qui venaient de Goldman Sachs, l’un des surnoms de
la firme était « Government Sachs ». Alors que les années Obama tiraient à
leur fin, c’était plutôt les « États-Unis de Google » qui auraient dû nous
préoccuper. Je ne parle pas seulement ici du système de portes à tambour
entre Google et le gouvernement ou de l’étrange omniprésence d’Eric
Schmidt aux rassemblements du Parti démocrate mais d’une évolution plus
générale encore. Les immenses ambitions de Google ont souvent l’air de
viser à remplacer le gouvernement. Son activité principale, pour commencer,
consiste à fournir des services qui seront les services publics du xxi e siècle :
la recherche sur Internet, par exemple, ou la communication par e-mail. Dans
ma ville natale en grande difficulté financière de Kansas City, Google a
même eu le droit de créer un réseau local de fibre optique à haut débit, ce qui
fait par définition de Google un service public, sans toutefois l’obligation de
fournir ce service à tout le monde   8 .

Et il y a l’espionnage. Dans son livre important de 2013, Internet : qui


possède notre futur ? , l’auteur spécialisé dans la technologie Jaron Lanier
décrit les géants de l’Internet qui sont en train d’émerger comme des
« service[s] d’espionnage ». Un grand nombre d’entre eux, affirme-t-il, tirent
leurs profits de la création de « méga dossiers top-secrets sur ce que les autres
font   9 » ; à côté, toutes les autres choses qu’ils proposent – vente au détail,
communication avec nos amis, recherche sur Internet – sont secondaires.

Revenons à Google, la compagnie Internet préférée de la classe libérale :


elle analyse vos recherches sur la toile pour vous vendre des choses ; elle
balaye vos e-mails pour vous vendre d’autres choses. Pour ceux qui
s’inquiètent des atteintes à la vie privée que ce type de pratiques semble
annoncer, Eric Schmidt nous dit – dans un livre écrit avec un ancien
conseiller de la secrétaire d’État Hillary Clinton – que tout cela est de toute
façon inévitable, on n’y peut rien. Bientôt, écrivent-ils, « à quarante ans, un
homme aura accumulé et stocké toute une narration de faits et de fiction, de
faux pas et de réussites, concernant toutes les étapes de sa vie. Même les
rumeurs seront éternelles   10 . »

L’objectif d’une telle déclaration, bien évidemment, est de faire apparaître


le modèle économique terrifiant de Google comme une chose parfaitement
anodine, une propriété naturelle de l’avenir. Mais même là, le côté terrifiant
ne cesse de ressortir. La déclaration la plus célèbre de Schmidt, prononcée
face à une intervieweuse de CNBC en 2009, est une rationalisation directe de
la surveillance à but lucratif : « Si vous faites une chose et vous souhaitez que
personne ne le sache, c’est peut-être que vous ne devriez pas la faire en
premier lieu   11 . » La seule façon de réagir dans un monde où vous êtes
observé à chaque instant, en d’autres termes, est simplement de ne jamais
s’écarter du droit chemin.

Inno-qualité

Qu’est-ce qu’il y a de mal à ce que les libéraux s’enthousiasment pour la


technologie et l’innovation ? Ce n’est pas une de ces passions coûteuses
comme le transport public ou Medicare ou tous ces machins où les
démocrates adorent claquer de l’argent. Même si ça sonne creux, il reste une
petite chance que quelque chose de bon en ressorte. Qui sait ? Peut-être qu’un
groupe d’étudiants avec une idée vraiment géniale va participer à un concours
dans un incubateur de start-up et attirer l’attention d’un gentil milliardaire et,
tout d’un coup, on se retrouvera tous au volant de voitures non polluantes. Ça
peut arriver. Pourquoi pas essayer ?
D’ailleurs, personne n’est contre l’innovation. C’est le sujet
d’innombrables livres, qui se vendent très bien et sont presque tous
dithyrambiques. Le président Obama dit que l’innovation est la manière de
« gagner l’avenir ». Les gouverneurs démocrates de tout le pays sont
d’accord avec lui. C’est l’entreprise la plus noble et pure qu’un esprit libéral
puisse concevoir.

En fait, la culture de l’innovation est si pure et si véhémentement noble


qu’elle ressemble souvent à la publicité. On vous parle de la start-up qui va
aider à la création de systèmes sanitaires dans les villes d’Afrique ; de celle
qui va imprimer en 3D des mains artificielles pour les enfants handicapés ; de
celle qui procure des vêtements aux enfants sans-abri. « Nous sommes avec
les gens qui soignent le cancer autrement, qui transforment la technologie
bancaire et qui aident ceux qui ne peuvent plus voir », nous dit une femme
dans une brève vidéo sur YouTube au sujet de MassChallenge. L’inno va
trouver une solution au réchauffement climatique. L’inno découvre de
nouveaux traitements pour l’autisme. L’inno est si intrinsèquement morale
qu’il existe même une équipe de l’innovation à l’Unicef ; ouvrez sa page
d’accueil et vous tomberez sur la phrase d’introduction suivante : « En 2015,
l’innovation est vitale à la condition des enfants du monde. »

Le voile de vertu qui entoure ce concept est si épais qu’il autorise toutes
sortes d’affirmations ridiculement altruistes. « Les start-up peuvent-elles
aider à résoudre les plus gros problèmes de Boston ? », me demandait un e-
mail reçu au printemps dernier. Bien sûr qu’elles le peuvent ! Le groupe qui
me l’a envoyé, CityStart Boston (« S’appuyer sur la communauté de
l’innovation pour s’attaquer aux questions citoyennes »), annonçait des
programmes pour mobiliser « tout l’écosystème de start-up de Boston » afin
qu’il « collabore au développement d’entreprises viables destinées… » Stop !
Arrêtez-vous un instant, lecteur, et essayez de deviner : à quoi l’écosystème
de start-up va-t-il collaborer pour résoudre les plus gros problèmes de
Boston ? Si vous avez pensé : « À mettre en valeur l’innovation dans les
quartiers de Boston », vous avez gagné. Les start-up vont collaborer pour
mettre en valeur des start-up.

Cela me semble témoigner d’une incompréhension assez basique du


fonctionnement du capitalisme – tout comme, d’ailleurs, toute cette idée d’un
« écosystème » nourricier voué à servir de « mentor » et d’« incubateur »
pour les précieuses start-up d’autres gens. (Cela témoigne aussi d’une
incompréhension basique de l’écologie, mais passons.) Si ce n’est qu’il peut
y gagner de l’argent, pourquoi un capitaliste participerait-il à une telle
chose ? Si les start-up devaient réellement encourager d’autres start-up, elles
contribueraient assez directement à leur propre concurrence – et la
concurrence forte est précisément ce qu’un entrepreneur rationnel cherche
aujourd’hui à éviter. La valeur gagnante aujourd’hui, c’est le monopole, pas
la concurrence.

Mais ce ne sont pas des discours portés sur la subtilité ou l’introspection.


Comme l’auteur spécialiste des technologies Evgeny Morozov le souligne
dans Pour tout résoudre, cliquez ici , le culte de l’innovation considère toute
nouveauté de l’ère de l’information comme « intrinsèquement bonne, quelles
que soient ses conséquences sociales et politiques »   12 . En effet, à ce que
j’ai pu en voir, très peu des gens qui écrivent sur l’innovation ou qui en
parlent reconnaissent ne serait-ce que la possibilité que les innovations
puissent être nocives plutôt que nobles et productives. Et pourtant, l’histoire
récente est truffée d’exemples qui vont dans ce sens : d’innovations qui
permettent à des compagnies de nous espionner ; d’innovations qui
permettent à des terroristes de recruter en ligne ; d’innovations qui ont permis
à Enron de faire toutes les jolies choses qu’elle a faites. Quand on y pense,
toute la débâcle économique de ces dix dernières années doit son existence
aux innovations financières des années 1990 et 2000 – les credit default
swaps ou les algorithmes que les compagnies utilisaient pour distribuer les
prêts hypothécaires –, des innovations célébrées en leur temps avec le même
optimisme irraisonné qui entoure aujourd’hui la technologie.

Mais bizarrement, on ne parle jamais de ça. On sait ce que signifie


l’innovation, elle signifie la vertu et le triomphe. En parcourant l’inno-
discours produit par les divers instituts, fondations, sites Internet, mentors,
accélérateurs, incubateurs et compétitions d’entrepreneurs, vous ne trouvez
que des histoires de succès. Celle de cette start-up qui vient d’obtenir
3,1 millions de dollars en capital-risque, de cette start-up qui s’associe à une
entreprise plus établie de Californie, de cette start-up qui a fait de son start-
uppeur un milliardaire.

L’inno signifie aussi l’égalitarisme. D’ailleurs, puisque c’est l’expression


ultime de la révolte américaine sans fin contre l’establishment et les
puissants, comment pourrait-il en être autrement ? L’inégalité est, par
définition, l’un de ces problèmes que nos sympathiques entrepreneurs ont
décidé de résoudre et, aux yeux de certains, ils ont réussi. Le célèbre
investisseur en capital-risque Marc Andreessen a décrit la plateforme de
locations de vacances Airbnb comme une solution à l’inégalité des revenus.
Chris Lehane, un ancien conseiller de Bill Clinton et d’Al Gore qui s’occupe
désormais des affaires publiques d’Airbnb, a dit la même chose. S’opposant
aux projets de réglementation de la compagnie, Lehane a dit que les villes
« compren[aient] qu’au temps de l’inégalité économique il [fallait] choisir
son camp : voulez-vous être avec la classe moyenne ou voulez-vous être
contre la classe moyenne   13 ? »

David Plouffe, le grand mobilisateur populaire d’Obama, vend aujourd’hui


l’application de taxis indépendants Uber avec la même phraséologie
ouvriériste qu’il a utilisée pour vendre Obama : c’est la solution à la
récession. « Il y a encore trop de gens qui ne ressentent pas pleinement les
effets de la reprise et trop de gens qui cherchent encore du travail », a-t-il
déclaré lors d’un discours dans un incubateur de Washington en 2015. Mais
Uber, chez qui n’importe qui peut s’inscrire et devenir chauffeur de taxi, « est
en train de changer vraiment et de plus en plus la situation face au défi de la
stagnation des salaires et du sous-emploi »   14 .

Dans une discussion à South by Southwest en 2014, Eric Schmidt s’est


plaint des effets de l’inégalité croissante dans des endroits comme San
Francisco, où le coût de la vie est devenu prohibitif pour la plus grande partie
de la population, mais il a déclaré que les solutions « impliquent toutes la
création de davantage de start-up à croissance rapide ». La réponse, a-t-il dit à
son assistance, était que l’ensemble de la société accepte l’inno comme mode
de vie. « Chacun d’entre nous [doit être] favorable à plus d’éducation, plus
d’éducation analytique, plus d’immigration, plus de formation de capital, plus
de zones créatives, plus de zones qui sont autorisées par la réglementation à
être déréglementées, de sorte que les start-up puissent réellement y prospérer
[et] qu’on puisse s’en sortir   15 . »

Main-d’œuvre atomisée

C’est là que je suis censé rembarrer Schmidt, Plouffe, Lehane et compagnie,


qui suggèrent que la solution de l’inégalité est la chose même qui crée le
problème. La technologie est ce qui a détruit le gagne-pain de tant de gens,
devrais-je dire : comment peut-on laisser entendre que davantage de
technologie va arranger les choses ?

Mais ce n’est pas vraiment la question. Oh, il n’est pas difficile de trouver
des gens pour dire que les progrès technologiques sont la cause de l’inégalité,
que les rendements massifs créés par la technologie transfèrent naturellement
la richesse vers le haut et mettent au chômage les gens moins qualifiés. C’est
même un lieu commun depuis si longtemps qu’Hillary Clinton elle-même l’a
répété dans son livre de 1996, Il faut tout un village pour élever un enfant :
« Les transformations de l’économie telles que les innovations
technologiques et la globalisation des échanges commerciaux, écrivait-elle, se
sont conjuguées pour produire ce que les économistes Robert H. Frank et
Philip J. Cook ont baptisé une “société où ‘le gagnant empoche la mise’”   16

Vu sous ce jour, tout cela paraît inévitable. L’inégalité est une chose qui
nous arrive comme la « mondialisation » ou le mauvais temps : une force
irrésistible de la nature. Qu’elle récompense les méritants et rabaisse la vie
des non qualifiés et des mal-diplômés la fait apparaître encore davantage
comme un fléau de Dieu.

Mais en réalité, il n’y a là rien d’inévitable ni de très nouveau. Et la


technologie n’est pas davantage la cause du problème que le commerce
international ou la mondialisation. Beaucoup de nos innovations les plus
vantées ne sont que des méthodes – électroniques ou autres – pour réaliser de
bonnes vieilles manœuvres de maximisation des profits par des moyens
nouveaux et déréglementés. Parfois, elles sont conçues pour faire des choses
qui seraient soumises à réglementation, ou même illégales, dans d’autres
circonstances ; ou bien elles sont conçues pour modifier ingénieusement les
rapports de force économiques – en privant les travailleurs ou les détenteurs
de droits d’auteur de telle ou telle protection ou garantie, par exemple.

Prenez les nombreuses innovations commerciales qui ne sont rien de plus,


en réalité, que des instruments pour contourner les accords économiques qui
protègent traditionnellement les classes moyennes dans notre société. Uber
est l’exemple le plus évident : l’essentiel de sa valeur provient, non pas de
l’efficacité du système de taxis qu’elle a mis au point mais de la façon dont
ce système permet à la compagnie d’échapper aux réglementations locales et
étatiques de sécurité et parfois d’assurance imposées aux taxis.
Au pays de l’inno, la stratégie de contournement est partout dès qu’on
commence à y regarder de près. Airbnb permet aux consommateurs et aux
prestataires d’éviter diverses règles de sécurité et de zonage qui s’imposent
aux hôtels conventionnels   17 . Amazon permet aux consommateurs de ne pas
payer la taxe à l’achat en de nombreux endroits. La stratégie de
contournement n’est d’ailleurs pas réservée à l’innovation informatique. L’un
des grands attraits des credit default swaps – une grande innovation
financière de la dernière décennie – tenait au fait qu’ils étaient totalement
déréglementés.

Le monopole est le telos de l’innovation, le Saint Graal poursuivi


fiévreusement par tout jeune codeur transpirant dans son incubateur. La
raison en est assez simple : le monopole est le plus sûr chemin vers le profit –
et l’univers en ligne offre d’innombrables occasions d’y parvenir. Jaron
Lanier a décrit toutes les façons dont les réseaux numériques dominants
pouvaient utiliser le pouvoir des marchés pour contraindre les
consommateurs, les utilisateurs et les annonceurs ; selon son analyse, les
acteurs puissants se conforment tous au modèle de Wal-Mart, qui a prouvé
son efficacité pour dominer ses fournisseurs et ruiner ses concurrents des
petites villes   18 .

Dans le cas d’Amazon, la comparaison avec Wal-Mart est évidente. Le


géant du commerce en ligne a utilisé sa position dominante dans la vente de
livres pour imposer ses termes aux éditeurs et punir ceux qui refusaient de
jouer le jeu. Pendant son conflit avec Hachette en 2014, le marchand a même
accordé un traitement préférentiel à certains auteurs (et à un certain Paul
Ryan, notamment). Le bon et gentil Google a des pratiques similaires avec
ses annonceurs, ce qui a donné lieu à une enquête de la Commission fédérale
sur le commerce (Federal Trade Commission, FTC) en 2012 ; la FTC a jugé
que les pratiques de Google portaient « un préjudice réel aux consommateurs
et à l’innovation sur les marchés de la recherche en ligne et de la publicité ».
Aucune plainte n’a été déposée contre eux dans les deux cas   19 .

L’industrie pharmaceutique, une des grandes sources jaillissantes du culte


de l’innovation, entretient un lien encore plus étroit avec le monopole. On
doit lui accorder le pouvoir de fixer elle-même le prix de ses médicaments
brevetés, ne cesse-t-elle de répéter, ou alors il n’y aura plus d’innovation.
Telle est la logique qui a permis à Big Pharma de faire monter les prix si
fortement ces dernières années, même pour des médicaments qui ont déjà
plusieurs décennies. Le monopole est ce qui rend l’innovation possible ;
supprimez-le et l’usine à génies devra fermer   III .

Mais c’est dans le conflit sans fin entre le patronat et la main-d’œuvre que
notre classe innovatrice a fait preuve d’un véritable génie. La justice a
désormais la preuve que, pendant des années, les PDG d’Apple, Intel,
Google, Pixar et d’autres firmes de la Silicon Valley se sont constitués en ce
qui ressemble beaucoup à un cartel contre leurs propres employés. Dans le
scandale de ce que les journalistes appellent désormais « Techtopus » – la
« Techno-pieuvre » –, ces braves gens se sont mis d’accord pour ne pas
recruter les employés des autres de manière à maintenir les salaires de ces
travailleurs au plus bas dans toute l’industrie. En 2007, dans l’un des plus
célèbres chapitres de l’histoire de Techtopus, le fameux innovateur Steve
Jobs a écrit un e-mail à Eric Schmidt où il demandait à ce PDG et ami des
leaders démocrates de faire quelque chose contre un recruteur de Google qui
essayait d’attirer un employé d’Apple. Deux jours plus tard, d’après le
journaliste qui a étudié l’affaire en détail, Schmidt a répondu à Jobs que le
recruteur avait été viré. Jobs a ensuite fait circuler cet e-mail, en ajoutant le
commentaire « :) »   22 .

De son côté, Amazon est célèbre pour avoir inventé des façons d’inciter
ses cadres à lutter les uns contre les autres – ce que le New York Times
appelle « une expérience sur les limites des pressions que [l’entreprise] peut
exercer sur ses travailleurs en col blanc » – tandis que ses travailleurs en col
bleu, souvent recrutés par le biais d’agences d’intérim locales, sont suivis
électroniquement pour maximiser leur rendement lorsqu’ils préparent les
commandes dans les immenses centres de traitement  23 . Pour tous les autres,
Amazon a inventé un chouette système de travail occasionnel baptisé
« Mechanical Turk », où des tâches qui ne peuvent pas être effectuées par les
ordinateurs sont jetées à une armée de réserve de millions d’hommes et de
femmes, qui reçoivent quelques centimes pour leur peine   IV .

Ce dernier exemple est une bonne introduction à la soi-disant économie du


partage – « du partage » parce que vous utilisez votre voiture ou votre
appartement ou votre ordinateur, pas ceux de votre employeur – qui a été l’un
des rares secteurs où les offres de travail ont franchement grimpé pendant les
années Obama. La magie de la chose est que n’importe qui peut se faire
embaucher par l’une de ces compagnies du partage et travailler comme une
sorte d’intérimaire, uniquement relié au client et à l’employeur par le
programme informatique, qui rend tout numérique et innovant et pratique.
Mais à part ça, l’économie du partage est l’un des systèmes d’embauche les
plus inéquitables et les plus défavorables aux travailleurs qu’on ait vus
apparaître depuis longtemps. Les coûts et les risques associés à cette
industrie – l’assurance, la possession d’une voiture, l’épargne pour la santé et
la retraite – se retrouvent tous à la charge du travailleur, mais l’innovateur qui
a conçu le programme en Californie continue à se tailler une large part des
recettes que son travail a engendrées. C’est le « chacun pour soi » élevé au
rang de stratégie nationale pour l’emploi.

Alors que la main-d’œuvre syndiquée était la grande force des années


Roosevelt, c’est par la main-d’œuvre atomisée célébrée et encouragée par des
démocrates comme Plouffe et Lehane que les années Obama resteront à
jamais dans la mémoire des Américains. De toutes les compagnies qui vont
profiter de cette guerre de tous contre tous qui s’annonce, Uber est la plus
célèbre ; comme je l’ai dit, elle invite chacun de nous à nous transformer en
taxis pendant notre temps libre. Mais grâce à la magie de l’innovation,
pratiquement tous les domaines peuvent entrer dans cette course vers le pire.
Il y a Law-Trades, une sorte d’Uber des avocats, et HouseCall, un Uber des
« services à domicile ». Celui que tout le monde adore, c’est TaskRabbit, qui
vous permet de confier des petits boulots à des journaliers, que l’application
vous encourage à imaginer sous les traits de lapins mignons et inoffensifs.

Le crowdworking est la variation la plus saisissante sur ce thème, un


procédé qui permet à n’importe qui, n’importe où, de réaliser de minuscules
tâches numériques en échange d’une rémunération infime. Ainsi, tout le
monde peut rejoindre le grand « réservoir de main-d’œuvre à la demande »
composé de millions de personnes, rassemblées pour analyser des données et
augmenter si considérablement le résultat financier de la Silicon Valley. Le
PDG d’une compagnie de crowdworking baptisée CrowdFlower explique la
magie de la chose :
Avant Internet, il était très difficile de trouver quelqu’un, de le faire travailler
pour vous dix minutes et de le virer après ces dix minutes. Mais avec la
technologie, vous pouvez maintenant le trouver, le payer une somme infime et
vous débarrasser de lui quand vous n’en avez plus besoin.   24

Au passage, le PDG qui aurait prononcé ces mots – un jeune homme du nom
de Lukas Biewald – a financé Obama et, selon un article du blog de
CrowdFlower, il a été recruté pour travailler à la stratégie de Big Data de la
campagne de réélection du président   V .

La technologie comme culture

Les innovations que j’ai citées sont rarement louables – en tout cas pas dans
les termes délirants dans lesquels on célèbre l’innovation aujourd’hui à
l’Unicef comme partout ailleurs. Mais surtout, aucune d’entre elles n’était
inévitable . Le gouvernement aurait facilement pu empêcher ou au moins
atténuer chacune des évolutions que j’ai décrites ; c’était pleinement dans le
pouvoir de Washington ou des différents gouvernements des États. Lorsque
la stratégie commerciale d’une compagnie tient dans une nouvelle façon de
contourner les réglementations de sécurité, les lois antitrust ou le droit du
travail le plus élémentaire, il est même du devoir du gouvernement
d’intervenir.

En entrant en fonction, le département de la Justice de l’administration


Obama a promis d’agir fermement contre les cartels économiques qui fixaient
leurs propres prix, et c’est exactement ce que la techno-pieuvre de la Silicon
Valley semble avoir fait avec les travailleurs du secteur de la technologie ;
une responsable de la Division antitrust avait même annoncé dans un discours
en 2009 qu’elle avait « défendu depuis longtemps l’idée que les moyens de
dissuasion les plus efficaces contre les ententes caractérisées, telles que la
fixation des prix, le truquage des offres et les accords pour l’attribution de
marchés, [étaient] de sévères peines de prison   26 ».

Pas cette fois. Lorsque le département de la Justice a été mis au courant de


l’entente pour contenir les salaires des travailleurs de la technologie en 2010,
il a fait à peu près ce qu’il avait fait avec les banques « trop grosses pour aller
en prison » : il a intenté une poursuite civile et bravement arraché aux
compagnies en question… une promesse de ne pas recommencer, pendant
cinq ans. (Les travailleurs concernés ont eu plus de succès de leur côté en
intentant un recours collectif contre quatre des grosses compagnies de la
Silicon Valley, qui a abouti à un règlement de 415 millions de dollars en leur
faveur en 2015   27 .)

Revenons à la machine inégalitaire Uber, qui a porté préjudice à tant de


gens qui gagnent leur vie en conduisant des taxis. Il se trouve que c’est aussi
une innovation ingénieuse. Cela en faisait un test politique pour les
démocrates : devaient-ils soutenir la compagnie et son application inventive
ou les travailleurs dont elle menaçait le gagne-pain ?

Certaines villes en Belgique, au Canada, en Allemagne et en Inde ont


répondu à la question en interdisant Uber. La France a déclaré illégaux
certains services d’Uber, et elle a même arrêté plusieurs cadres de la
compagnie. À New York, le maire Bill de Blasio a choisi de se ranger du côté
des chauffeurs de taxi en demandant de fixer un plafond au nombre de
chauffeurs Uber autorisés dans la ville. Mais le gouverneur Andrew Cuomo a
eu le dernier mot, forçant de Blasio à reculer et saluant Uber comme « l’une
de ces grandes innovations, de ces start-up, de la nouvelle économie. […]
Elle fournit un super service aux gens, et elle leur donne du boulot   28 ».

Si Andrew Cuomo avait choisi de contraindre Uber à respecter les règles


en vigueur à New York, il aurait pu le faire. Si la Federal Trade Commission
avait voulu contenir l’augmentation exorbitante du prix de certains
médicaments sur ordonnance, elle aurait pu le faire. Si la FTC avait choisi de
serrer la vis à Google, il semble que c’était aussi en son pouvoir. Pourquoi le
parti du Peuple n’a-t-il pas essayé ? Le vieux paquebot était-il simplement
trop dur à faire virer ?

J’en doute. Le fait que Google ait recruté plusieurs des anciens conseillers
d’Obama a sans doute joué un rôle. Mais la raison plus fondamentale est que
beaucoup de nos dirigeants démocrates savent qu’on ne traite pas ainsi les
innovateurs des États bleus. Ils dirigent des industries propres, des industries
vertueuses – les industries de la connaissance. Ils représentent la classe de la
connaissance, la classe créative. Ils sont l’avenir, et l’avenir, on le gagne.

En réalité, il n’y a rien de très nouveau dans tout cela, à part l’application,
la commodité et l’espionnage. Chacune des innovations que j’ai mentionnées
ne fait que moderniser ou numériser une stratégie économique dont les
Américains ont appris à se méfier depuis longtemps. Amazon modernise les
pratiques de Wal-Mart, par exemple, tandis que Google a dépoussiéré le
comportement des entreprises du temps des Barons voleurs. Ce que fait Uber
a été comparé au chacun pour soi des procédures de recrutement des dockers
sur les ports du temps où il n’y avait pas de syndicats, tandis que TaskRabbit
n’est qu’une version moderne et encore plus flexible de la bonne vieille
agence d’intérim pour laquelle j’ai travaillé dans les années 1980. Ensemble,
comme l’a écrit Robert Reich, toutes ces évolutions sont « l’aboutissement
logique d’un processus entamé il y a trente ans, quand les entreprises ont
commencé à confier des emplois à plein temps à des travailleurs temporaires,
contractuels, free-lance, et à des consultants   29 ». C’est de l’atavisme, pas de
l’innovation. Cela n’a pas inversé les tendances de ces trente dernières
années, cela les a accélérées. Et si on continue dans cette direction, nous
serons tous un jour des travailleurs journaliers réduits à attendre du boulot
comme ces types qui traînent devant la quincaillerie du coin.

L’innovation technologique n’est pas la raison de tout ce qui arrive, de


même que la bombe atomique n’était pas la cause de la Deuxième Guerre
mondiale : c’est la dernière arme en date dans une très vieille guerre.
L’innovation technologique n’est pas ce qui cloue au sol la part des
travailleurs dans le revenu du pays ; l’innovation technologique est l’excuse
de cette évolution. L’innovation est une fable qui nous persuade d’accepter
des pratiques économiques que nous jugerions déplaisantes ou intolérables
autrement – qui nous convainc que la configuration si particulière du pouvoir
économique dans laquelle nous vivons relève en fait de la science, de la
nature, de la volonté de Dieu. Chaque fois que nous décrivons l’économie
comme un « écosystème », nous acceptons ce point de vue. Chaque fois que
nous considérons que la situation des travailleurs relève d’une « réalité »
inaltérable, nous nous y résignons.

En fait, nous entendons ce discours sur l’innovation depuis les années


1970 – sous sa forme républicaine féroce, qui exige notre soumission à
l’entrepreneur tout-puissant ; et sous sa forme démocrate sympathique et
bienveillante, qui promet de nous rafistoler avec de la formation
professionnelle et des prêts étudiants. Ce que chacune des versions de ce
discours balaye sous le tapis, c’est qu’il pourrait en être autrement. Les
économies ne sont pas des écosystèmes. Elles ne sont pas des phénomènes
naturels auxquels nous devons apprendre à nous acclimater. Leurs règles sont
faites par des êtres humains. Elles sont, en un mot, politiques. En démocratie,
nous pouvons choisir comment dresser la table de l’économie.

« Ce n’est pas Amazon qui arrive à la vente de livres, aime dire Jeff Bezos
d’Amazon. C’est l’avenir qui arrive à la vente de livres. » Et il se trouve que
ce que veut l’avenir est exactement ce que veut Amazon. Quelle coïncidence
incroyable.

Tant qu’on continuera à croire à de telles déclarations, la situation des


Américains moyens continuera à se détériorer et l’inégalité à s’aggraver.

I . En réalité, le « premier président technologique » était certainement


Herbert Hoover, un diplômé de Stanford qui était l’un des ingénieurs les plus
réputés au monde avant de devenir président. En tant que secrétaire au
Commerce dans les années 1920, Hoover s’est intéressé non seulement à la
radio mais à cette technologie toute nouvelle qu’était la télévision.

II . La start-up est baptisée « The Groundwork » ; on sait encore très peu de


choses à son sujet   5 . [Dès janvier 2016, la start-up impulsée par Schmidt et
dirigée par Michael Slaby (ancien responsable technique [chief technology
officer ] de la campagne présidentielle d’Obama en 2008), était en même
temps qualifiée de plus onéreux des services de la campagne de Hillary
Clinton et accusée d’avoir échoué dans sa mission. nde]

III . Les cadres de l’industrie pharmaceutique utilisent souvent l’innovation


pour justifier leur politique tarifaire. Prenez les remarques sur le sujet de
Martin Shkreli, l’ancien PDG de Turing Pharmaceuticals, une entreprise qui a
fortement augmenté le prix d’un vieux médicament qu’elle avait acheté.
Interrogé au sujet de Bernie Sanders, un candidat à l’investiture démocrate
qui l’avait critiqué, Shkreli a expliqué : « Est-il au moins prêt à accepter
l’idée qu’il s’agit d’un échange, que si elles veulent prendre des risques pour
l’innovation, les compagnies doivent investir beaucoup d’argent et qu’elles
ont besoin d’une sorte de bénéfice en retour, et quel devrait être ce bénéfice
selon lui ?   20 » On peut voir un autre exemple de ce type de pensée dans un
discours prononcé en 2003 par Sidney Taurel, alors PDG d’Eli Lilly, à
l’American Enterprise Institute à Washington. Taurel prévenait que, « sous
un régime de protection de la P[ropriété] I[ntellectuelle] plus faible ou de
contrôle du marché plus strict, notre R[echerche] & D[éveloppement] ne
serait plus capable de proposer de véritables innovations   21 . »

IV . En référence au Turc mécanique, un automate, construit à la fin du xviii e


siècle, à l’intérieur duquel était dissimulé un joueur donnant l’illusion que la
machine jouait aux échecs. [nde]

V . Évoquant Harper Reed, le principal responsable de la technologie de la


campagne d’Obama en 2012, Biewald écrit : « Je me souviens l’avoir
rencontré à l’époque où il travaillait avec moi et d’autres PDG de firmes
technologiques de la Silicon Valley pour développer des techniques de
gestion des grandes bases de données d’électeurs et de donateurs que la
campagne d’Obama avait réunies   25 . »
XI. Paillettes libérales
Nous avons déjà observé plusieurs exemples du cycle d’idéalisme
enthousiaste qui anime périodiquement la politique démocrate moderne, suivi
invariablement d’un cycle de déception. Ces deux cycles sont éminemment
prévisibles compte tenu du désespoir économique des Américains
ordinaires – tout comme est prévisible la prochaine étape de ce processus : le
transfert de cet idéalisme passionné sur Hillary Clinton. Comme ils disent :
c’est son tour. Après avoir perdu face à Barack Obama aux primaires
démocrates de 2008, elle a attendu patiemment que les années passent, se
mettant à son service au poste de secrétaire d’État, accomplissant de bonnes
œuvres avec la fondation Clinton, et aujourd’hui c’est à elle qu’il revient à la
fois d’être la candidate à la présidence et de porter les espoirs libéraux.
Bientôt, c’est en elle que nous chercherons tous notre salut.

Comme Hillary Clinton l’a certainement noté, la situation de 2016


présentait une similitude frappante avec celle qui avait porté son mari à la
Maison-Blanche en 1992. À nouveau, les Américains étaient indignés par
l’effondrement de la classe moyenne et la cupidité des plus riches. Les listes
des meilleures ventes étaient à nouveau remplies de livres sur l’inégalité. Les
Américains travaillaient encore plus pour gagner encore moins qu’à l’époque
où Bill Clinton avait fait de ce constat un slogan de campagne. Il n’était pas
difficile de deviner comment Hillary Clinton – comment n’importe quel
démocrate – allait tirer parti de cette situation.

« Vous voyez les compagnies faire des profits records et des PDG qui
empochent des rémunérations record mais vos salaires ont à peine bougé,
déclarait Hillary au moment du lancement de sa campagne présidentielle en
juin 2015. La prospérité ne peut pas être réservée aux PDG et aux dirigeants
de fonds spéculatifs. » C’est le discours qu’elle a tenu ensuite mois après
mois, prononçant sur le ton posé qu’on lui connaît les mises en cause
machinales de Wall Street censées faire hurler les foules et trembler les
financiers.

Il n’est un secret pour personne que ces financiers et directeurs de fonds


spéculatifs ne se sentent pas vraiment menacés par le populisme d’Hillary.
Les réprimandes modérées de Barack Obama avaient provoqué des accès de
colère et d’apitoiement à Wall Street en 2009 et 2010 ; les financiers avaient
hurlé et fait la moue et remballé leurs contributions de campagne. Mais les
commentaires d’Hillary Clinton n’ont pas provoqué de telles réactions. Ainsi,
quelques jours seulement avant le lancement de sa campagne, un présentateur
de la chaîne Fox Business demandait à John Mack, l’ancien PDG de Morgan
Stanley, si le discours populiste d’Hillary Clinton pouvait l’amener à remettre
en cause le soutien qu’il avait affiché pour elle. Bien au contraire : « Pour
moi, ce n’est que de la politique, a-t-il répondu. Elle dit cela pour être élue,
pour obtenir la nomination   1 . »

« Aucun d’eux ne croit à la sincérité de son populisme », écrivait un


célèbre journaliste économique en 2014 au sujet des banquiers. La fondation
Clinton s’est d’ailleurs réunie plusieurs fois au siège de Goldman Sachs,
soulignait-il. Et il citait un autre responsable de Morgan Stanley, convaincu
que, « comme son mari, [Hillary] va gouverner depuis le centre et faire en
sorte que tout fonctionne, et elle sera capable de recueillir le soutien de
différents groupes, et même de travailler avec les républicains   2 ».

Comment les banquiers pouvaient-ils en être si sûrs ? Peut-être avaient-ils


lu les mémoires de Robert Rubin, ancien président de Citibank, ancien
secrétaire du Trésor, ancien codirecteur de Goldman Sachs. L’un des thèmes
de son livre est la guerre constante qu’il a menée contre les populistes au sein
du Parti démocrate et de l’administration Clinton – une lutte dans laquelle
Hillary était une alliée de poids. Rubin raconte comment Hillary l’a aidé un
jour à effacer ce qu’il appelle « le langage de classe » dans un discours
présidentiel et aussi comment elle l’a aidé à empêcher les démocrates
d’invoquer le « conflit de classe » lors d’une élection législative – au motif
que ce n’était pas « une approche efficace » pour toucher « les indécis au
centre de l’électorat »   3 .

Essayer de déterminer la position exacte d’Hillary Clinton sur telle ou telle


question politique peut rendre fou. En tant que candidate à la présidence, par
exemple, elle a dit qu’elle déplorait le système des portes à tambour entre le
gouvernement et Wall Street parce qu’il détruit notre « confiance dans le
gouvernement » – un sentiment noble. Mais quand elle était au département
d’État, ces portes tournaient sur un axe particulièrement bien huilé   I . En tant
que candidate à la présidence, elle s’est opposée à l’Accord de partenariat
transpacifique d’Obama (comme moi) ; mais en tant que secrétaire d’État,
elle a participé à sa négociation. En tant que candidate à la présidence en
2008, elle a prétendu s’opposer à l’Aléna, le premier grand triomphe de
l’administration (Bill) Clinton ; non seulement elle l’avait soutenu jusque-là,
mais en tant que sénatrice, elle avait voté pour de nombreux traités de libre-
échange de l’administration Bush   4 .

C’est la même chose sur tous les sujets. Le grand délire pénitentiaire des
années 1990 par exemple : en tant que Première Dame, la soif carcérale
d’Hillary était insatiable. « Il nous faut des peines d’emprisonnement plus
nombreuses et plus dures pour les récidivistes », disait-elle en 1994, donnant
le coup d’envoi d’une campagne sanglante pour davantage de lois des trois
coups   II . Un autre jour, sept ans plus tard, la sénatrice Hillary Clinton
implorait des étudiants en droit d’« oser penser au million et demi d’enfants
qui ont un parent en prison   6 ». Même la condition des femmes et des
enfants pauvres, qui avait été la grande question d’Hillary dans ses jeunes
années, a dû passer à la trappe le temps de la réforme de l’aide sociale venu
en 1996, une mesure qu’elle a non seulement soutenue, mais pour laquelle
elle a dit avoir fait du lobbying   III .
En tant que candidate à la présidence en 2008, Hillary aimait s’identifier
avec l’Amérique moyenne des travailleurs ; en tant qu’avocate dans
l’Arkansas dans les années 1980, elle siégeait fièrement au conseil
d’administration de Wal-Mart, le distributeur qui avait eu l’effet d’une bombe
à neutrons sur l’Amérique moyenne. En tant que leader étudiante dans les
années 1960, elle s’était opposée à la guerre du Vietnam ; en tant que
sénatrice pendant les années Bush, elle a voté pour la guerre en Irak ; en tant
que candidate à la présidence, elle a renoué avec ses racines et regretté ce
vote.

Sur la question de plus en plus fondamentale de l’économie du partage – la


bataille de la Silicon Valley et d’Uber contre les travailleurs du monde
entier –, Hillary a même fait en sorte de ne pas choisir dans un discours de
juillet 2015. Elle a d’abord dit qu’elle approuvait la façon dont ces évolutions
« libér[aient] l’innovation » mais elle a aussi admis qu’elle était préoccupée
par les « questions difficiles » qu’elles soulevaient. C’était mou, mais pas
encore assez mou. Les républicains ont sauté sur l’occasion ; eux
n’émettaient absolument aucune réserve sur l’innovation, disaient-ils. La
responsable de la technologie dans l’équipe de Clinton a été contrainte de
renchérir sur la fadasserie de sa patronne : « Les firmes de l’économie du
partage sont en train de bouleverser [disrupting ] en bien les industries
traditionnelles dans le monde entier », écrivait-elle, mais les travailleurs
avaient toujours besoin d’être protégés. Cette citoyenne dévouée de
l’Hillaryland s’empressait ensuite de rappeler à « la communauté de la
technologie » les liens qui l’unissaient aux démocrates : l’immigration,
l’environnement et le mariage homosexuel. Les républicains ? Pouah : « Je
connais très peu de technologues qui les soutiennent.   8 »

Les temps changent. Les hommes et les femmes politiques font des
compromis. Ce ne sont pas des crimes. La façon dont Hillary l’explique elle-
même, c’est que, tandis que ses principes ne changent jamais, « il est vrai que
j’assimile de nouvelles informations   9 ». Elle présente toutefois une
combinaison parfaitement unique. Elle est politiquement versatile et pourtant
(comme nous allons le voir) elle conserve une image d’engagement moral
inébranlable. Comment ces deux choses peuvent coexister, c’est ce qui fait le
mystère d’Hillary Rodham Clinton.

« Bonne, bonne, bonne »

La chose que tout le monde sait sur Hillary et sur laquelle tout le monde
s’accorde, c’est combien elle est intelligente. C’est une professionnelle
accomplie, la leader brillante d’une génération brillante, une femme d’une
intelligence évidente.

Au lieu d’examiner son bilan, les biographies d’Hillary Clinton


ressemblent à d’impressionnants curriculum vitæ. Elles nous racontent ses
réussites au lycée dans la banlieue de Chicago, comment elle est devenue
représentante des étudiants à Wellesley College, ce qu’elle a dit lors de la
remise de son diplôme en 1969 et comment ce discours audacieux est arrivé
jusque dans les pages du magazine Life , qui s’enthousiasmait pour les
« meilleurs étudiants » de tout le pays qui se révoltaient au moment même où
ils recevaient leur diplôme. Puis : les excellentes facultés de droit où Hillary a
été acceptée, ses hauts faits au Yale Law Journal , comment elle a été
sélectionnée dans la petite équipe de juristes invitée à travailler sur la
procédure d’impeachment de Nixon, et comment elle n’aurait eu aucun mal à
trouver une place d’associée dans un prestigieux cabinet d’avocats mais – par
une manœuvre risquée qui émerveille tous ceux qui écrivent sur elle – elle a
préféré aller dans l’Arkansas et s’allier avec cet autre dirigeant éminent de la
génération des années 1960, Bill Clinton, qui s’était constitué un CV tout
aussi impressionnant de son côté.
Ses biographes racontent Hillary ainsi parce que ce sont ses succès dans les
hautes sphères de la méritocratie qui font d’elle une leader. D’ailleurs Hillary
elle-même se raconte de la même manière. En 2001, quand elle était sénatrice
de l’État de New York, elle racontait encore comment elle avait dû faire un
choix difficile entre les facultés de droit de Yale et d’Harvard. Le thème de sa
campagne présidentielle de 2008 était comment ouvrir le poste le plus
important du monde au talent. En tant que secrétaire d’État pendant les
années Obama, elle n’a cessé de répéter que « le talent est universel mais pas
les occasions ». C’est sa devise, son credo, sa conviction la plus profonde :
les gens intelligents naissent libres mais partout ils sont enchaînés, empêchés
par des systèmes injustes d’accéder au sommet   10 . La méritocratie est son
nom.

L’autre refrain récurrent dans les témoignages sur la vie d’Hillary Clinton,
c’est son dévouement à ses principes. Là encore, tous ses biographes sont
d’accord, tout le monde sait que c’est vrai. La façon dont Hillary navigue
entre ses principes et les nécessités pratiques du monde est un thème qui
s’immisce dans son histoire comme la croissance et la réalisation de soi
imprègnent les biographies de son mari. Cela vient naturellement dès qu’on
pense à elle, et ce depuis le tout début, depuis son discours de remise des
diplômes en 1969 où elle s’en prenait à ceux qui considéraient la politique
comme « l’art du possible » et non « l’art de rendre possible ce qui semble
impossible ».

« Hillary a toujours su ce qui était juste », déclare sa biographe Gail


Sheehy. « Sur le long terme, observe son biographe David Brock, elle n’a
jamais eu l’intention de céder à l’autre camp sur les questions fondamentales
ou les grands principes. » Sa conseillère de campagne de 2008, Ann Lewis a
un jour décrit la philosophie politique d’Hillary en reprenant ce grand
classique des posters motivationnels : « Faites tout le bien que vous pouvez,
par tous les moyens possibles, de toutes les manières possibles, partout où
vous le pourrez, chaque fois que vous le pourrez, aussi longtemps que vous le
pourrez   11 . »

« Hillary a toujours eu l’ambition de faire le bien à grande échelle, écrit le


biographe Carl Bernstein au sujet de ses années à l’université. Et l’instinct
qu’elle se découvrait, si évident à Wellesley, pour concilier principes et
pragmatisme – sans renoncer à ses convictions fondamentales – semblait être
une façon puissante et convaincante d’y parvenir   12 . »

Nous sommes en terrain glissant mais on sent que Bernstein fait vraiment
de son mieux. Après tout, décrire « l’ambition de faire le bien à grande
échelle » de quelqu’un, c’est comme analyser l’harmonie des sphères : pas
facile. Et cela devient encore moins facile quand l’héroïne de Bernstein arrive
à la faculté de droit de Yale. Là, écrit le journaliste, elle « était une des
vedettes du campus, elle faisait l’objet de nombreux commentaires parmi les
étudiants en droit, et tout le monde savait qu’elle avait de grandes ambitions
politiques, l’esprit pratique et des principes élevés   13 ».

En tant que Première Dame pendant les années 1990, Hillary Clinton s’est
enthousiasmée pour un truc tout à fait respectable qu’on appelait alors la
« politique du sens » et le New York Times Magazine a dressé son portrait en
« sainte Hillary », une femme qui « voudrait faire le bien, à grande échelle, et
[qui] voudrait que les autres fassent le bien également. » Pendant un débat
pour les primaires de 2015, elle a annoncé : « Je ne céderai le pas à personne
sur mes valeurs [et] mes principes. »   IV

Si vous êtes comme moi, tous ces discours sur ses principes inébranlables
vous donnent tout de suite envie de savoir quels sont ces principes. La jeune
Hillary était « connue » pour eux ; elle n’avait pas l’intention de céder le pas
sur eux ; mais ce qu’ils étaient demeurait toujours implicite. La « politique du
sens », d’accord, on se souvient de la formule, mais quel sens ? Quel était le
sens de tout cela ?
Crever le plafond

Rien n’est plus caractéristique de la classe libérale que le sens élevé de leur
propre bonté que partagent ses membres. C’est un sentiment qui l’emporte
sur toutes les incohérences et les manquements politiques – les actes assez
minables de Bill Clinton, par exemple, n’entament pas son prestige dans ce
système de valeurs. Mais il ne s’agit pas seulement de l’autosatisfaction
bruyante que les conservateurs adorent dénoncer. Ni de ce climat de politesse
militante qui règne en des lieux comme Boston ou Bethesda. C’est une chose
plus éthérée, un mélange de vertu et de pedigree, une question de réussite
scolaire, de bon goût, de prestige, en un mot, de professionnalisme.

Quand ce système de valeurs juge Hillary comme une femme aux idéaux
élevés, on pourrait en parler plus justement comme de l’atmosphère de vertu
pénétrante – de bienséance pure, sereine, alpine – dans laquelle sa campagne
et même sa personne semblent se mouvoir à chaque instant.

J’ai pu moi-même respirer une bouffée de cet air enivrant le lendemain de


la Journée internationale des femmes en mars 2015, où j’ai assisté à un show
de la fondation Clinton au Best Buy Theater à New York City intitulé « No
Ceilings [Crever le plafond   V ] ». Il ne s’agissait pas d’un événement de
campagne – la course à l’investiture pour 2016 n’avait pas encore
commencé – ni d’un débat, puisqu’il n’y avait pas de désaccord entre les
participants ni de questions du public. C’était une mise en scène de
différentes découvertes liées au statut des femmes dans le monde. Mais si
l’on y prêtait attention, elle nous permettait de comprendre quel était le
véritable point de vue d’Hillary sur la grande question sociale à laquelle la
nation est confrontée – le problème de l’inégalité des revenus.
Devant nous sont apparues sur scène Hillary Clinton, l’héritière évidente
du Parti démocrate ; Melinda Gates, la femme de l’homme le plus riche du
monde (l’événement était une coproduction avec la fondation Bill and
Melinda Gates) ; plusieurs responsables de fondations ; une célébrité
d’Hollywood ; une PDG de la Silicon Valley ; une auteur à succès ; une
experte de la Georgetown University ; une lauréate du prix Nobel ; et, pour
les seconds rôles, une importante distribution de femmes du Tiers Monde.
Chacune arpentait la scène avec un parfait naturel, lisant son texte sur un
prompteur invisible. Les présentatrices s’interpellaient mutuellement sur un
ton d’encouragement bienveillant et de flatterie si doucereux qu’il frisait
l’idolâtrie.

Ainsi, dans son discours d’introduction, la star de la télévision America


Ferrera, qui a participé à de nombreux événements tant philanthropiques que
politiques organisés par les Clinton, a salué les « femmes incroyables qui
nous ont tous réunis ici aujourd’hui » et les « filles fantastiques » auxquelles
elle avait pu se joindre. Puis Chelsea Clinton, qui se déclarait « totalement
ébahie » par le « groupe de gens et de partenaires incroyables » qui avaient
participé à un événement la veille, nous a invités à prêter l’oreille aux « voix
inspirantes de dirigeantes de communautés, d’entreprises, de pays »   15 .

Et ce n’étaient que les premières minutes de l’événement. Ça a continué


comme ça pendant des heures. Quand on évoquait le « potentiel » de
quelqu’un, il était qualifié d’« infini ». Les « histoires » des gens étaient
« fascinantes », quand elles n’étaient pas « inspirantes », ou « incroyables »,
ou « incroyablement inspirantes ». Une militante kenyane a été présentée
comme « l’incomparable ». Un homme a remercié la fondation Clinton pour
son leadership, et Hillary Clinton a remercié quelqu’un d’avoir dit que les
femmes souffraient plus du changement climatique que les hommes.

La vraie star de ce show était l’innovateur créatif, la figure qui surgit dès
que la classe libérale se réunit pour parler de redistribuer la prospérité plus
équitablement. En l’occurrence, les innovations saluées se produisaient
principalement dans le Tiers Monde. « Chaque année, des millions de
femmes partout dans le monde s’émancipent et émancipent leurs
communautés en trouvant des manières uniques, dynamiques, productives
d’entrer dans la population active, de monter leurs propres entreprises et de
contribuer à la vie de leurs économies et de leurs pays », a dit Chelsea
Clinton en introduisant une « chocolatière et une innovatrice inspirante » de
Trinidad.

Melinda Gates a commenté la présentation de la chocolatière en rajoutant


une couche d’éloges : « Voilà une fantastique femme d’affaires, vous
comprenez pourquoi on la trouve tous si inspirante. » Puis, un peu plus tard :
« L’entrepreneuriat est vraiment vital pour les femmes. […] Il s’agit aussi de
leur capacité à accéder à des rôles de direction dans les grandes entreprises.
Et les grandes entreprises jouent un rôle si important dans l’économie
mondiale. »

Pour sûr. La présence de Melinda Gates aurait certainement dû me mettre


la puce à l’oreille, mais j’étais tout de même surpris de voir la rhétorique
idéaliste de l’affirmation de soi étendue à la technologie, notamment aux
réseaux sociaux. Les participants y voyaient l’un des plus grands libérateurs
de l’humanité qui ait jamais existé. J’exagère ? Pas vraiment.

Écoutez plutôt les mots d’America Ferrera :


Nous entendons ces histoires pour la première fois grâce à cette nouvelle chose
qu’on appelle les réseaux sociaux. […] Il y a vingt ans, dans de nombreuses
communautés autour du monde, les femmes et les filles étaient souvent
pratiquement réduites au silence, sans lieu et sans ressources pour élever la voix
et, ainsi, s’élever elles-mêmes. Et c’est énorme. Une personne sur deux, 50 % de
la population mondiale, sans voix. Les réseaux sociaux sont un nouvel outil pour
amplifier nos voix. Quelle que soit la tribune que vous choisissiez, les réseaux
sociaux nous ont offert à tous un monde extraordinairement nouveau, où chacun,
quel que soit son sexe, peut partager son histoire à travers les communautés, les
continents et les écrans d’ordinateur. Un monde entièrement neuf, sans plafonds.

« Techno-extatique » est le terme que j’employais pour décrire ce genre de


rhétorique pendant les années 1990, et aujourd’hui, après deux krachs et
d’innombrables scandales technologiques, la revoilà, ses cris de liberté-par-
les-smartphones ni affaiblis ni altérés. Cette forme d’idéalisme avait survécu
à tout : à la surveillance de masse, à l’inégalité, à l’économie des petits
boulots. Rien ne pouvait l’ébranler.

En gros, il y avait deux groupes présents à ce rassemblement très « Premier


Monde » : des femmes de couleur travailleuses et des femmes de pouvoir
blanches. Beaucoup de celles qui faisaient des exposés venaient de pays du
Tiers Monde – une sage-femme d’Haïti, une étudiante d’Afghanistan, la
chocolatière de Trinidad, une femme d’Inde qui avait été mariée enfant, une
militante écologiste du Kenya – tandis que les femmes qui présidaient à cette
débauche d’éloges étaient l’ancienne secrétaire d’État Hillary Clinton et
l’opulente responsable de fondation Melinda Gates.

Ce que cet événement suggérait, c’est qu’il existe une sorte de solidarité
naturelle entre les millions de femmes tout en bas de la pyramide mondiale et
la minuscule poignée de femmes à son sommet. Les épreuves que ces
femmes du Tiers Monde ont endurées et leurs efforts entrepreneuriaux sont
des symboles puissants de la lutte des professionnelles américaines pour
devenir des PDG du « Fortune 500 » (l’une des ambitions longuement
évoquées pendant cet événement), ou d’une femme pour être élue présidente.

Les choses bonnes sont bonnes

C’était ma première expérience du microclimat de vertu qui entoure Hillary


Rodham Clinton. Comme j’allais le découvrir, le lien mystique entre des
professionnelles américaines performantes et les personnes les plus
persécutées de la planète est un thème récurrent dans sa vie et son œuvre.

Mais ce thème ne lui est pas propre. Quel que soit son leader, le
libéralisme de la classe professionnelle que j’ai décrit dans ces pages semble
à jamais en quête d’un lieu de plus haute vertu. Il est toujours à la recherche
d’un sujet de bonté irrésistible, incontestable, avec lequel s’identifier et
derrière le paravent de vertu duquel il peut imposer son programme de classe
intéressé.

Il y a eu bien d’autres objets de vertu au fil des ans : des gens et des idées
dont le surplus de bonté pouvait être redéployé ailleurs. Ainsi, la grande ruée
vers la vertu des années 1990 concernait les enfants, considérés alors comme
le dernier cri en matière de bonté irrésistible et incontestable. Qui peut être
contre les enfants ? Personne, bien sûr, et donc c’était à qui justifierait le
mieux en leur nom ce qui se trouvait dans son programme. Dans le livre de
1996 d’Hillary Clinton, I l faut tout un village pour élever un enfant , l’excuse
favorite du temps – pensez aux enfants ! – était resservie pour expliquer la loi
sur la criminalité de son mari aussi bien que des causes plus directement liées
aux enfants comme les charter schools .

On pourrait trouver des dizaines d’exemples de cette sorte de quête


vertueuse de la classe libérale mais, plutôt que de les énumérer, permettez-
moi d’en venir droit au fait : tout cela n’est pas de la politique. C’est une
imitation de la politique. Ça ressemble à de la politique, c’est vrai : c’est
extrêmement moraliste, cela crée un mélodrame facile du bien contre le mal,
cela vous permet d’émettre toutes sortes de jugements sur des gens avec
lesquels vous n’êtes pas d’accord mais, en fin de compte, c’est une diversion,
une façon d’imposer un programme politique en évitant toute discussion
sincère sur les politiques en question. La quête vertueuse est une croisade
morale enthousiasmante qui semble extrêmement importante mais dont vous
découvrez à la fin qu’elle ne vous a rien apporté, à part l’Aléna, la
déréglementation bancaire et un boom carcéral.

Le sujet de ce livre est les démocrates mais, bien sûr, les républicains font
la même chose. Les guerres culturelles se déroulent exactement de la même
manière que la quête vertueuse libérale : elles sont un ersatz enthousiasmant
de politique qui semble très important mais dont les électeurs découvrent à la
fin qu’il ne leur a pas apporté grand-chose, à part plus d’accords de libre-
échange, plus de déréglementation bancaire et un autre boom carcéral.

Championne du seul Internet véritable

L’événement de la fondation Clinton peut nous servir de cadre pour


comprendre le grand moment d’Hillary en tant que décideuse politique – ses
quatre années passées à la tête du département d’État sous Barack Obama. Si
son domaine était alors la politique étrangère, son action à ce poste nous
permet de voir comment elle pense et la façon dont elle entend s’attaquer à
l’inégalité. Les thèmes nous sont maintenant familiers : Internet, l’innovation
et connecter tout le monde à l’industrie financière.

En soulignant ces aspects de son mandat au département d’État, mon


intention n’est pas de balayer les triomphes diplomatiques bien connus
qu’Hillary Clinton a préparés, comme l’effort international pour isoler l’Iran.
Ni de minimiser ses échecs diplomatiques bien connus, comme la guerre
civile cataclysmique en Libye, un conflit que Clinton a tant fait pour
alimenter qu’en 2011 le Washington Post l’a appelée « la Guerre d’Hillary  
16 ».

Le sujet de ce livre, c’est les idées, pas la diplomatie, et la première des


grandes idées qu’Hillary Clinton secrétaire d’État a proposée, c’est ce qu’elle
a appelé la « liberté d’Internet ». Ce devait être la « pierre angulaire du
programme politique général du xxi e siècle », selon un communiqué de
presse du département d’État, et la secrétaire Clinton a souvent réaffirmé ce
principe. Dans un discours très commenté de janvier 2010, elle a déclaré que,
dorénavant, les États-Unis « sout[enaient] un Internet unique où l’ensemble
de l’humanité dispose d’un égal accès à la connaissance et aux idées ».
S’engager pour défendre cet Internet unifié contre tous ceux qui pouvaient le
censurer, poursuivait-elle, c’était la suite logique de ce que Franklin
Roosevelt avait cherché avec ses Quatre Libertés   VI ; et on n’était pas très
loin non plus de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU.
Pour Clinton, c’était une question de morale simple et directe : libre
expression sur Internet égale liberté ; les régimes malfaisants sont ceux qui
tentent de réprimer cette liberté avec des choses comme « un nouveau rideau
de l’information ».   17

Il est de tradition chez les experts américains de concevoir Internet comme


une force pure et noble et, à l’époque où Clinton proclamait la Liberté
d’Internet pour l’humanité, ces idéaux étaient sur les lèvres de tous les
commentateurs. Pendant l’été 2009, le régime iranien avait violemment
réprimé une série de manifestations gigantesques – manifestations qui, ainsi
qu’en a décidé immédiatement la communauté américaine des experts,
avaient témoigné du pouvoir de Twitter au moins autant qu’elles avaient à
voir avec des griefs locaux qui concernaient l’Iran. Ce qu’ils ont appelé la
« révolution Twitter   VII » correspondait parfaitement à l’idée chère à leurs
cœurs que les nouvelles technologies de communication – des technologies
inventées ou dominées par les Américains – militent par leur nature même
contre les dictatures, un article de foi du populisme de marché partagé partout
de Wall Street à la Silicon Valley   19 .

Il y avait aussi la dimension économique de cet Internet unique et unifié –


et, là aussi, ce n’était que libération. Pour « les personnes en bas de l’échelle
économique mondiale », déclarait Hillary Clinton ce jour de janvier 2010,
Internet était un sauveur. Elle affirmait qu’une connexion était « une voie
d’accès à la modernité ». La crainte qu’Internet puisse créer des « nantis et
des démunis » était infondée, poursuivait-elle ; elle avait entendu parler de
fermiers au Kenya qui utilisaient « la technologie bancaire mobile » et de
« femmes entrepreneurs » ailleurs en Afrique qui bénéficiaient de
« microcrédits » et elle connaissait aussi un médecin qui utilisait un moteur
de recherche pour diagnostiquer une maladie   20 . J’imagine qu’elle n’était
pas au courant de ce qui arrivait aux journalistes ou aux musiciens ou aux
chauffeurs de taxi dans son propre pays, mais je pinaille ; tant que cette
technologie était libre, tout le monde pouvait voir qu’elle nous poussait dans
une seule direction : vers le haut.

Clinton a passé une grande partie de son mandat au département d’État à


mener le combat pour cette noble cause. « Les États, les terroristes et ceux
qui pourraient agir en leur nom doivent savoir que les États-Unis protégeront
nos réseaux », disait-elle en 2010. Lors d’une conférence à La Haye en 2011,
elle est montée à la tribune pour nous mettre en garde contre les régimes
malfaisants qui « veulent créer des barrières nationales dans le cyberespace »
et manifester sa sympathie pour les leaders économiques qui devaient faire
face à des questions difficiles telles que : « pouvez-vous faire quelque chose
pour empêcher les gouvernements d’utiliser vos produits pour espionner leurs
propres citoyens ? » À cette occasion, elle était présentée par Eric Schmidt de
Google, qui l’a décrite comme « la secrétaire d’État la plus importante depuis
Dean Acheson   VIII » ; Hillary lui a retourné le compliment, le qualifiant de
« co-conspirateur », et a salué la participation de sa compagnie, qui « co-
animait », a-t-elle dit, cette cérémonie de proclamation de liberté.   21

Comme tout le monde allait bientôt l’apprendre grâce au consultant de la


National Security Agency Edward Snowden, penser Internet dans les termes
de cette bataille rangée de la liberté d’expression contre la censure, c’était
être totalement à côté de la plaque. Il y a autre chose qu’Internet rend plus
facile pour les gouvernements – une chose qu’on appelle la « surveillance de
masse », et, nous l’avons appris par la suite, c’était le gouvernement auquel
appartenait Hillary Clinton qui y avait recours. Pas un despote à Damas. Pas
un terroriste à Tripoli. Son gouvernement.

Son gouvernement se foutait pas mal de ce que vous écriviez dans les
forums de discussion ou que vous passiez votre journée au téléphone – il
voulait seulement vous lire et vous écouter quand vous le faisiez. Il
enregistrait les conversations des gens. Il lisait les e-mails des gens. Il
espionnait le président du Mexique. Il espionnait les dirigeants économiques
français. Il écoutait les conversations téléphoniques de près de trente-cinq
dirigeants mondiaux. Il s’introduisait dans les téléphones portables de nations
entières. Il espionnait des diplomates étrangers subalternes pour les escroquer
ensuite à la table de négociation.

Et Hillary sera espionnée à son tour. Ses e-mails et ceux de ses collègues
seront tous rendus publics, soit par des hackers étrangers, soit par WikiLeaks,
soit par le département d’État lui-même, qui a impoliment publié la
correspondance qu’Hillary avait cherché à maintenir privée grâce à un
serveur personnel. En voyant les ambitions présidentielles d’Hillary fondre
sous l’effet de cette révélation, on avait parfois l’impression que l’histoire
elle-même cherchait à lui faire comprendre que les smartphones et les
réseaux sociaux n’étaient pas uniquement des instruments de libération. Que
l’accès à Internet ne suffisait pas à faire accéder un pays perdu à la prospérité
à l’américaine.

Prenez le cas de l’intervention occidentale en Libye, que son département


d’État a considéré un temps comme une sorte de triomphe. Selon un
communiqué de presse du département d’État en 2011, l’intervention
libyenne montrait comment on pouvait parvenir à « la stabilisation post-
conflit grâce aux réseaux informatiques » :
Une équipe directrice du ministère a conçu un plan intitulé « e-Libya » pour
améliorer l’accès à Internet dans le pays et utiliser ce réseau informatique comme
un levier pour susciter de nouvelles activités économiques, fournir des services
gouvernementaux, améliorer l’éducation et interconnecter la société libyenne.
Puisque le régime Kadhafi interdisait l’accès à Internet à plus de 90 % des
Libyens, le potentiel de changement social, politique et économique par l’accès
aux réseaux informatiques est considérable. Le département d’État a envoyé une
délégation d’experts à Tripoli pour fournir une expertise concrète sur le droit, la
politique et l’architecture des réseaux, le commerce et le gouvernement
électroniques dans le cadre du plan e-Libya. Il pourrait devenir un modèle de
« développement numérique » par l’échange de connaissances techniques et les
partenariats entre public et privé.   22

Puis, la Libye a sombré dans la guerre civile, avec factions armées, violences
sans nom et réfugiés en exode. Défendre la liberté d’Internet pouvait paraître
un objectif noble en 2011 – et une façon de résoudre les problèmes libyens à
bon compte – maisrétrospectivement, cela n’a pas vraiment suffi à apaiser les
forces plus matérielles qui ébranlaient cette terre malheureuse.

La « doctrine Hillary »

L’autre grande initiative diplomatique du secrétariat d’État d’Hillary Clinton


a été d’ériger les États-Unis en défenseurs mondiaux des femmes et des filles.
C’est ce qu’on a appelé la « doctrine Hillary » – une quête vertueuse des plus
principielles   23 . La superpuissance ne serait plus un hégémon dominateur ou
un producteur de crise financière mondiale.

La secrétaire d’État a décrit les éléments de la doctrine Hillary en 2010 lors


d’une conférence TED, cette grande agora de la classe libérale. « J’ai
annoncé que les droits et le rôle des femmes et des filles seraient un principe
central de la politique étrangère américaine, disait-elle, car là où les filles et
les femmes s’épanouissent, ce sont nos valeurs qui rejaillissent également   IX
. » Il est, poursuivait Clinton, « dans l’intérêt vital des États-Unis
d’Amérique », de se soucier des femmes et des filles. Voici son
raisonnement : « Donnez aux femmes des droits égaux et des nations entières
sont plus stables et sûres. Refusez aux femmes des droits égaux et l’instabilité
des nations est presque assurée. » Voici sa conclusion : « L’assujettissement
des femmes est donc une menace pour la sécurité commune de notre monde
et pour la sécurité nationale de notre pays   24 . »

J’étais un peu inquiet quand j’ai entendu la secrétaire d’État Clinton


prononcer ces phrases de son ton décidé. D’ordinaire, quand les mots
« intérêt vital » et « sécurité nationale » sont ainsi associés, on peut s’attendre
à du costaud : les États-Unis ont alors le droit de geler des avoirs, d’organiser
des embargos, voire peut-être de lancer des frappes aériennes – dans ce cas,
j’imagine, contre les pays en bas de l’échelle de l’égalité des sexes.

Rassurons-nous. Comme tant de nobles initiatives de cette administration,


celle-ci s’est avérée tout à fait triviale : la doctrine Hillary s’occupait
principalement d’innovation, avec des fondations et des entreprises privées
qui devaient s’associer avec nous pour faire des choses comme « améliorer la
santé des mères et des enfants », « réduire l’écart entre les sexes pour la
possession de téléphones portables », « convaincre les hommes et les garçons
de valoriser leurs sœurs et leurs filles » et « s’assurer que chaque petite fille
dans le monde ait une chance de vivre selon ses rêves et ses aspirations »   25 .

Avant toute chose, la doctrine Hillary concernait les entrepreneurs.


C’étaient les femmes d’affaires dont Hillary Clinton souhaitait « libérer » le
« potentiel » ; c’étaient « leurs rêves et leurs innovations » qu’elle désirait
voir tourner en « affaires florissantes qui produisent des revenus pour elles et
leurs familles »   26 .
Notons au passage que, malgré ses accents idéalistes, la doctrine Hillary ne
représentait pas un grand changement dans la politique étrangère des États-
Unis. Son usage le plus évident a été de servir de justification à nos guerres
sans fin au Moyen Orient, qui ont commencé comme une réponse au
terrorisme du 11-Septembre et se transformaient alors en campagne contre le
sexisme. Les responsables de l’administration Bush ont d’ailleurs parfois
présenté leur guerre contre l’Islam radical comme une croisade féministe et,
sur ce point, la doctrine Hillary n’a fait que reprendre là où la doctrine Bush
s’était arrêtée   27 .

Mais ne balayons pas trop vite tout cela comme de la propagande creuse.
Entre autres choses, la doctrine Hillary nous permet de comprendre ce
qu’Hillary pense vraiment de la question primordiale de l’inégalité des
revenus. Après tout, l’idée que les femmes entrepreneurs sont la solution au
retard économique n’est pas nouvelle. Elle vient tout droit du mouvement de
la microfinance, la stratégie de lutte contre la pauvreté défendue par la
Banque mondiale depuis les années 1990, et c’est donc toute une philosophie
économique que l’idée d’Hillary porte avec elle. Pour commencer, elle est
étroitement liée au projet plus vaste d’« ajustement structurel » de la Banque
mondiale, qui exigeait de certains pays qu’ils adoptent les réformes
économiques favorables au marché habituelles – privatisation,
déréglementation et restructuration – et, en contrepartie, les organisations
occidentales aideraient les pauvres de ces pays avec des microcrédits.

Il est difficile d’exagérer l’attrait qu’exerce le microcrédit sur la classe


libérale, ou du moins sur cette partie de la classe libérale qui travaille dans le
secteur de l’aide au développement. Le microcrédit, pour ces gens, était
l’élixir magique pour guérir la maladie de la pauvreté, l’innovation financière
qui devait sauver le Tiers Monde. Des fondations le défendaient. Des milliers
de carrières étaient bâties sur lui. Des milliards de dollars étaient dépensés
pour le promouvoir. Les Nations Unies ont fait de 2005 l’« Année
internationale du microcrédit ». Muhammad Yunus, l’économiste bangladais
et ami des Clinton qui a popularisé le microcrédit, a obtenu le prix Nobel en
2006. Trois ans plus tard, Barack Obama lui décernait la médaille
présidentielle de la Liberté.

C’était tellement simple. Tandis que les dirigeants nationaux s’occupaient


des macro-questions de la privatisation et de la déréglementation, le
microcrédit ramenait la science des marchés au niveau de l’individu. Par le
seul fait d’accorder à des pauvres un minuscule prêt de cinquante ou cent
dollars, pensait-on, vous pouviez les mettre sur la voie de l’autosuffisance
entrepreneuriale, vous pouviez faire prospérer des pays entiers, vous pouviez
faire advenir le développement économique de lui-même.

Le plus séduisant dans le microcrédit, c’est ce qu’il n’était pas, ce qu’il


rendait superflu : toute forme d’action collective des pauvres, réunis en
gouvernements ou en syndicats. La communauté du développement
international savait désormais que de telles institutions n’avaient pas
vraiment de rôle dans la prospérité humaine. Au contraire, nous devions
comprendre la pauvreté dans les termes familiers de l’entrepreneuriat et du
mérite individuel, comme si le dur labeur de millions de personnes seules et
non liées entre elles, munies de téléphones portables, de comptes bancaires et
d’un petit capital, était tout ce qu’il fallait pour régler les immenses
problèmes du Tiers Monde. Des millions de gens se vendaient les paniers
qu’ils avaient faits ou le charbon qu’ils avaient déterré dans une décharge et,
d’un coup, ils étaient des entrepreneurs, en route vers le sommet. En d’autres
termes, la clé du développement n’était pas de faire quelque chose pour
limiter l’emprise des banques occidentales ; c’était de généraliser les
méthodes bancaires occidentales de façon à y soumettre jusqu’au dernier
habitant de la terre   28 .

Le microcrédit est une parfaite expression du clintonisme, accommodant


les riches intérêts financiers et une rhétorique qui semble outrageusement
idéaliste. Le microcrédit autorise toutes sortes de réseautages, de déclarations
vertueuses et de profits pour les prêteurs sans rien faire pour changer les
véritables rapports de pouvoir – du gagnant-gagnant sur toute la ligne.

L’administration de Bill Clinton était fière de faire du microcrédit l’un des


axes de la politique extérieure des États-Unis et Hillary le défendait
ardemment depuis ses premiers jours sur la scène nationale. Elle l’a présenté
comme une forme d’émancipation féminine dans un célèbre discours de 1995
à Pékin et elle soutenait les programmes de microcrédit partout où la
Première famille voyageait pendant les années 1990 – il y a même une pièce
sur le sujet exposée à la Bibliothèque présidentielle de Clinton qui montre
Hillary en train de prononcer un discours dans la bande de Gaza devant une
banderole sur laquelle on peut lire « L’émancipation des femmes par le
microcrédit ». En 1997, elle a co-animé un sommet mondial du microcrédit à
Washington avec les délégations du Tiers Monde habituelles. Les remarques
d’Hillary à cette occasion étaient sans surprise   X , mais celles du président de
la fondation Citicorp méritent qu’on les rapporte. Voilà ce qu’il a déclaré à
l’assemblée de sauveurs du Tiers Monde : « Tout le monde dans cette salle
est un banquier, car tout le monde ici mise sur [is banking on ] le travail
indépendant pour aider à soulager la pauvreté dans le monde   30 . » Lors de la
séance de clôture du sommet, les banquiers et les dirigeants nationaux ont
entonné en chœur « We Shall Overcome   XI ».

Au cours de la décennie suivante, la théologie du microcrédit a développé


un certain nombre de raffinements doctrinaux : l’idée que les femmes étaient
de meilleures emprunteuses et de meilleures entrepreneurs que les hommes ;
la conviction que les pauvres avaient besoin de parrainage et d’« intégration
financière » en plus des prêts ; la suggestion qu’ils devaient être reliés à une
banque via Internet ; la découverte qu’il était moralement acceptable pour les
banques de microcrédit d’opérer comme des entreprises privées à but
lucratif – beaucoup d’arguments que j’ai entendus à la conférence « No
Ceilings », exprimés sur le ton inoubliable de la solidarité féminine
internationale.

Ces idées étaient le cœur de la doctrine Hillary. L’ambassadrice


extraordinaire d’Hillary pour la question des femmes dans le monde,
Melanne Verveer, a déclaré en 2011 que « l’intégration financière [était] une
priorité absolue pour le gouvernement des États-Unis » et fait part de son
terrible dépit que « trois milliards de personnes dans le monde n’aient
toujours pas de compte en banque ; des femmes, pour la plupart ». La sous-
secrétaire à la Démocratie et aux Affaires mondiales d’Hillary, Maria Otero,
venait d’une des plus grosses institutions américaines de microcrédit ; en sa
qualité de membre du gouvernement, elle s’est félicitée de la façon dont la
microfinance avait évolué, passant « des microcrédits subventionnés à une
logique de l’autosuffisance, à une priorité à l’épargne, à toute une série de
produits financiers offerts par des banques commerciales réglementées » – et
dont tout cela avait « affirmé la capacité des pauvres à devenir des acteurs
économiques indépendants ». Hillary elle-même rapporte fièrement dans ses
mémoires comment le département d’État a reconstruit l’Afghanistan en
distribuant « plus de 100 000 petits prêts personnels » aux femmes de ce
pays   31 .

Ce sont là de bons, d’excellents sentiments, mais ils souffrent d’un


problème majeur : le microcrédit ne marche pas . Parmi les stratégies pour
mettre fin à la pauvreté, le microcrédit semble être l’une des pires jamais
essayées, juste au-dessus de ne rien faire du tout pour aider les pauvres. Dans
Why Doesn’t Microfinance Work ? , un livre publié en 2010 après des années
de recherches approfondies, le consultant en développement Milford
Bateman démythifie point par point l’évangile du microcrédit. Il n’émancipe
pas les femmes, écrit Bateman ; il les endette. Il encourage les gens à se
lancer dans de petites entreprises futiles qui n’ont aucune chance de se
développer ou d’employer d’autres personnes. Parfois, les microemprunteurs
ne commencent même pas d’activité ; ils se contentent de dépenser l’argent à
autre chose. Pire encore : les études spécialisées qui ont provoqué le boom du
microcrédit s’avèrent, après examen, largement erronées.

Presque tous les pays où le microcrédit a été une stratégie de


développement importante ces dernières décennies, écrit Bateman, sont
aujourd’hui des zones sinistrées par le surendettement et l’arriération
économique. Quand l’auteur nous dit que la domination croissante du modèle
de la microfinance dans les pays en développement a un lien avec leur
désindustrialisation et leur infantilisation progressives, il est poli.
L’implication terrible des faits qu’il a dévoilés, c’est que ce que le
microcrédit accomplit est en réalité le contraire du développement   XII .
Même le communisme, avec ses plans quinquennaux, fonctionnait mieux que
cette stratégie, comme Bateman le montre avec l’exemple tragique d’une
Bosnie sursaturée de microcrédits   33 .

Il y a une autre raison qui fait que la classe libérale adore la microfinance,
et elle est extrêmement simple : le microcrédit est profitable. Prêter aux
pauvres, comme tout prêteur de subprime le sait, peut être une affaire très
lucrative. Grâce au vernis de respectabilité du féminisme international, c’est
aussi une affaire parfaitement blindée, à l’abri de toute critique. Les millions
de dollars qu’il a rapportés à certains microprêteurs sont les salaires de la
vertu   34 . Cette combinaison est la vraie raison pour laquelle la communauté
internationale de la bonté est convaincue qu’émanciper des femmes pauvres
en leur prêtant à des taux d’intérêt usuraires est une bonne action sur toute la
ligne   XIII .

Marchés de la compassion mondialisés


Quant à l’entrepreneur Hillary Clinton, elle a largement bénéficié de tout ce
bien qu’elle a fait. Les compagnies qui avaient besoin de se blanchir se sont
bousculées pour s’enrôler dans la croisade de son département d’État,
« Solutions for Good   36 ». La banque d’investissement Goldman Sachs s’est
« associée » avec le département d’État en 2011 pour financer les études en
école de commerce de femmes entrepreneurs d’Amérique latine. L’année
suivante, les vieux amis de Clinton chez Wal-Mart, l’entreprise de grande
distribution spécialisée dans les bas salaires, a annoncé un cadeau d’un
million et demi de dollars au programme du département d’État intitulé
« Women Entrepreneurship in the Americas [L’entrepreneuriat féminin dans
les Amériques] » : « L’effort apportera son soutien aux rêves de jusqu’à
55 000 femmes entrepreneurs potentielles », se vantait la compagnie   37 .
ExxonMobil était aussi de la partie, aidant le département d’État à recenser
les entreprises mexicaines détenues par des femmes.

La figure de la femme du Tiers Monde entrepreneur, sauvée de sa


condition de « sans-banque » par des organisations soutenues par Wall Street,
guidée par ses amis de la classe professionnelle américaine, qui s’exprime
grâce aux réseaux sociaux – c’est là encore jusqu’à ce jour l’une des rêveries
les plus ardemment nourries au pays de l’argent. Tout le monde est fou
d’elle – les fondations, le département d’État, les grandes entreprises. Tout le
monde veut être pris en photo avec elle. Tout le monde veut s’associer avec
tout le monde pour promouvoir ses intérêts et lui prêter de l’argent.

Les chimères des professionnels se fondent harmonieusement l’une dans


l’autre. Les idées défendues par le « 10 000 Women Project » de Goldman
Sachs, par exemple, ne sont pas très différentes de celles du Vital Voices
Global Partnership d’Hillary ou de l’initiative « #5by20 » de Coca-Cola, ni
même des déclarations sentencieuses des communiqués de presse du
département d’État. Les gens passent d’une nouure à une autre de ce monde
bien-pensant sans vraiment le remarquer puisque le déplacement n’implique
pas de changement significatif. Ils s’entredonnent des bourses et des prix et
des chaires à leur nom ; ils s’entrelouent leurs livres et leurs idées ; ils
apparaissent ensemble avec leurs copains banquiers à des tables rondes à Bali
ou peut-être à Davos ; et ils accourent tous ensemble pour réparer Haïti, puis
pour réparer Haïti encore, puis pour réparer Haïti à nouveau.

Hillary elle-même a fini par passer du département d’État à la fondation


Clinton, où elle a présidé à un programme étourdissant de remises de prix aux
gens habituels, de bourses à d’authentiques bonnes causes et de grands
spectacles de vertu comme celui auquel j’ai assisté à New York, un louange-
o-rama coûteux dont les stars étaient pour beaucoup des gens qui avaient
travaillé pour elle au gouvernement.

Ce que j’ai conclu en observant tout cela, c’est qu’il existe un commerce
mondial de la compassion, un circuit international de la vertu mettant en
vedette des personnalités à l’accomplissement moral indiscutable comme
Bono, Malala, Sting, Yunus, Angelina Jolie et Bishop Tutu ; des figures qui
parcourent le monde, accumulant et émettant de la bonté. Ils entrent en
contact avec les autres acteurs de ce marché : les hommes politiques et les
milliardaires et les banquiers qui se réchauffent à la vertu incandescente des
superstars morales parcourant le monde   XIV .

Ce qui entraîne ce marché, ce sont les acheteurs. Comme Wal-Mart qui


s’associe avec le département d’État ou Goldman Sachs qui paye deux cent
mille dollars pour un discours, ces consommateurs de vertu achètent des
« crédits libéralisme », une version idéologique des crédits carbone que
certains pollueurs achètent pour compenser le smog qu’ils recrachent en
continu.

Au sommet de cette montagne d’idéalisme se tient la fondation Clinton, un


véritable faiseur de marché dans le vaste et tourbillonnant commerce mondial
de la vertu. L’ancien président qui est à sa tête est « le plus grand opérateur
philanthropique du monde » – d’après un livre sur le sujet   XV . Sous son œil
vigilant, toutes les parties concernées sont réunies : superstars morales,
milliardaires et, bien sûr, professionnels qui organisent, psalmodient et
conseillent. La vertu passe de main en main. Les bonnes causes sont
financées. La compassion est émise et absorbée.

C’est le libéralisme moderne en action : une bourse non réglementée de la


vertu où les représentants d’une classe de l’humanité pardonnent rituellement
les péchés d’une autre classe, le tout organisé et facilité par une vaste armée
de professionnels bien-diplômés américains, leur expertise rassurante étayée
par une fausse science sociale, tandis que les malheureux objets de leur haute
et noble compassion retombent lentement à l’état préindustriel.

Qui n’est pas sur cette image ?

L’un des leitmotivs de cet événement de la fondation Clinton auquel j’ai


assisté au lendemain de la Journée internationale des femmes en 2015 était la
formule « Not There [Absente] » –, en référence aux femmes qui ne figurent
pas dans les conseils d’État ou aux conseils d’administration des puissantes
compagnies. La fondation sensibilisait à ce problème par des images où les
mannequins disparaissaient des couvertures de magazines populaires comme
Vogue , Glamour , SELF et Allure . Selon un article du New York Times sur le
sujet, l’équipe de Clinton avait choisi une des agences de pub les plus en vue
pour développer ce concept, afin qu’on comprenne tous bien que les femmes
n’étaient pas aux postes haut placés où elles méritaient d’être.

Un effacement bien plus considérable était à l’œuvre ici mais jamais un


publicitaire brillant ne sera embauché pour le mettre en lumière. La Journée
internationale des femmes, comme une rapide recherche me l’a appris, était à
l’origine une journée de mobilisation socialiste, une sorte de deuxième fête
du Travail où vous étiez censés commémorer les efforts des travailleuses et
les sacrifices des femmes grévistes. C’est un vestige d’une ancienne forme de
féminisme qui ne s’intéressait pas particulièrement aux problèmes des
femmes qui souhaitaient diriger des grandes entreprises ou aux idées de
l’épouse d’un méga-milliardaire.

En revanche, à New York, nous étions là pour réfléchir notamment à cette


injustice de la sous-représentation des femmes à la tête des entreprises du
Fortune 500 – et, sous-entendu, à cette honte que les États-Unis n’aient pas
encore élu une femme présidente.

Pas un seul instant il n’a été question de la situation des femmes qui
travaillent dans les ateliers du Fortune 500 – pour Wal-Mart, Amazon ou
n’importe lequel des pourvoyeurs de bas salaires qui font étinceler cette liste.
Les travailleuses américaines étaient tout simplement… absentes. Dans ce
festival de solidarité et d’affirmation douce, leurs problèmes n’étaient pas
considérés, leurs voix n’étaient pas entendues.

Maintenant, Hillary Clinton n’est pas une femme hautaine ou sans cœur.
Elle a beaucoup de qualités pour accéder à la plus haute fonction de la
nation – l’une est sa connaissance de Washington ; une autre est la vendetta
républicaine contre elle, qui est si vindicative et si injuste que j’ai moi-même
voté pour elle juste pour montrer ce que j’en pensais. Une troisième qualité :
son milieu d’origine, l’Amérique suburbaine du Midwest absolument
moyenne, une histoire politique émouvante à l’opposé de son image
technocratique. Et après tout, elle n’a pas ménagé ses efforts pendant la
campagne pour convaincre les électeurs de sa sensibilité aux problèmes des
travailleurs.

Mais il est difficile, vu ses états de service, de ne pas penser que c’était
uniquement sous la pression du mouvement en faveur de Bernie Sanders.
Faute d’une telle force politique, Hillary a tendance à revenir naturellement à
une version du féminisme qui est un parfait synonyme de « méritocratie » et
qui se soucie presque exclusivement de la lutte des professionnelles pour
s’élever aussi haut que leurs talents leur permettront. Crever le plafond !

Assis dans la salle du Best Buy Theater, je ne pouvais m’empêcher de


penser au problème infiniment plus grand des planchers crevés . Dans le train
pour New York ce matin-là, j’avais lu un livre de Peter Edelman, l’un des
plus grands experts du pays sur l’aide sociale, et un ancien ami des Clinton.
L’objectif d’Edelman était de décrire l’effet de la réforme de l’aide sociale
des Clinton sur les pauvres – en particulier les femmes pauvres, puisque ce
sont elles qui recevaient ces aides avant que le programme ne soit abrogé.

Edelman n’était pas un grand partisan du vieux système d’aide sociale


d’avant 1996 parce qu’il ne faisait rien pour préparer les femmes à l’emploi
ou résoudre le problème de la garde des enfants. Mais au moins, sous l’ancien
système, notre société avait l’obligation légale de faire quelque chose pour
ces gens, les plus faibles et les plus vulnérables d’entre nous. Aujourd’hui,
grâce à Hillary et son mari, cette obligation n’existe plus et on ne fait
pratiquement rien. Le résultat, affirme Edelman, a été exactement celui
auquel on pouvait s’attendre : l’extrême pauvreté a augmenté
spectaculairement dans ce pays depuis que Bill Clinton a signé la réforme de
l’aide sociale en 1996.

Pour les femmes pauvres et les travailleuses américaines, le plancher a été


retiré et jeté à la décharge à ce moment-là. Aucun département d’État n’est là
pour payer leurs téléphones portables ou leurs frais de garderie. Et l’une des
personnes qui ont contribué à cet acte est précisément la femme que j’ai vue
se présenter comme la championne de la féminité opprimée dans le monde.

Assis sous les paillettes de Manhattan, je pensais à toutes les usines


abandonnées, à toute la désolation postindustrielle qui entoure cette ville et je
songeais à la situation du vieux Parti démocrate qui, dans ces endroits,
sombre peu à peu dans une insignifiance sans issue. Il n’avait plus rien à dire
aux gens qui habitent cette terre de dévastation et d’inanité.

Mais pour les fidèles libéraux du rassemblement de la fondation Clinton à


New York, rien de tout cela n’avait d’importance. Le déficit de pertinence du
parti pour les citoyens moyens était plus que compensé par son excédent
massif de vertu morale. Dans cette salle, les grandes fondations et les
excellents magazines de mode jouaient le spectacle de la bonté indiscutable et
la classe libérale barbotait joyeusement dans son élément.

Ils savaient ce qu’il fallait pour réussir un mouvement libéral et tous les
ingrédients étaient réunis : des milliardaires bien intentionnés ; des donateurs
et des récipiendaires ; des stars d’Hollywood qui parlaient des réseaux
sociaux ; des femmes entrepreneurs du Tiers Monde ; et bien sûr les centaines
de personnes convoyées là qui applaudissaient à tout rompre chaque fois
qu’un de leurs leaders bien-diplômés apparaissait sur l’écran géant. La
performance du libéralisme était si réaliste qu’on aurait presque pu croire
qu’il vivait encore.

I . Parmi les personnes issues de Wall Street qu’elle a recrutées au


département d’État, on peut citer Thomas Nides, déjà évoqué, et Jack Lew.

II . Hillary Clinton a prononcé ces remarques lors d’une cérémonie de remise


des prix à des femmes policières en 1994. Elle poursuivait : « Il nous faut
plus de prisons pour maintenir les délinquants violents hors de nos rues tant
qu’il le faudra. […] Nous pourrons dire, haut et fort, pour les délinquants
récidivistes, violents, criminels – trois coups, et c’est fini. Nous en avons
assez de les voir revenir par la porte à tambour   5 . »

III . Hillary évoque son rôle dans le débat sur la réforme de l’aide sociale
dans son livre de 2003, Mon histoire . Le vieux système de l’Aide aux
familles avec enfants à charge, écrit-elle, « avait contribué à installer des
générations d’Américains dans la dépendance du welfare . […] Je me
prononçai avec vigueur sur la nécessité de changer le système, même si mon
ralliement à la réforme de la protection sociale devait me coûter beaucoup sur
le plan personnel. » Elle raconte ensuite comment les républicains au
Congrès avaient voté deux versions de la réforme de l’aide sociale qu’elle
jugeait trop punitives, mais que leur troisième essai était acceptable. Bill
Clinton a ratifié cette troisième version. « Malgré ses insuffisances »,
poursuit Hillary, ce projet de loi « constituait en effet un premier pas décisif
vers la réforme du système de protection sociale américain. Je convins qu’il
devait le faire – et ne ménageai pas mes efforts pour rallier les voix –, même
si lui et cette loi s’attirèrent les critiques unanimes des progressistes, des
groupes de défense des droits des immigrants, et de la plupart des personnes
qui travaillaient sur le front de la protection sociale. » Hillary se lance ensuite
dans une méditation sur son sujet favori – comment « le compromis n’a pas
sa place lorsqu’il est question de convictions et de valeurs politiques, mais les
stratégies et les tactiques doivent rester assez souples pour permettre de
progresser, en particulier dans un contexte politique difficile. »   7

IV . Ce souci de maintenir une façade de bonté et de grands principes moraux


a parfois mis Hillary Clinton en difficulté. C’était le cas, selon son biographe
Carl Bernstein, dans l’affaire de ses bordereaux de facturation d’avocate
« égarés », qui sont devenus un objet si recherché pendant l’enquête du
Whitewater au milieu des années 1990. Bernstein suggère qu’Hillary ne
voulait pas qu’ils soient rendus publics parce qu’ils étaient, selon les termes
du juriste anonyme de l’administration Clinton cité par Bernstein, « assez
embarrassant[s], professionnellement parlant ». Ils montraient combien la vie
qu’elle menait était ordinaire. « Prenons sa carrière juridique, par exemple,
poursuit la source de Bernstein. Ces dossiers de facturation sont peut-être
gênants parce qu’ils montrent à quoi elle consacrait son temps, c’est-à-dire à
des affaires médiocres, et pas à des travaux juridiques nobles et très
intellectuels, comme elle en avait la réputation. »   14
V . En référence au « plafond de verre [glass ceiling ] », expression utilisée à
l’origine, dans les années 1970, pour désigner la structure invisible qui
empêche la progression professionnelle des femmes et leur interdit l’accès
aux postes de pouvoir et de prestige. [ndt]

VI . Le 6 juin 1941, dans son discours sur l’état de l’Union dit des « quatre
libertés », le président Franklin Delano Roosevelt en appelle à défendre,
« partout dans le monde », les libertés « de parole et d’expression », « pour
chacun d’adorer Dieu comme il l’entend », d’être « libéré du besoin » et de
l’être « de la peur ». [nde]

VII . Au passage, il s’est avéré que la « révolution Twitter » en Iran n’avait


pas grand-chose à voir avec Twitter   18 .

VIII . Secrétaire d’État (1949-1953) sous la présidence de Harry Truman et


membre du Parti démocrate, Dean Acheson (1893-1971) joua un rôle central
dans l’établissement de la politique étrangère américaine de guerre froide.
[nde]

IX . Soit dit en passant, deux des pays qui ont été les plus féministes dans
l’histoire, au moins formellement, étaient nos ennemis jurés : l’Union
soviétique et Cuba sous le communisme.

X . « C’est une grande idée, une idée avec un immense potentiel, a dit Hillary
Clinton. Qu’il s’agisse d’une zone rurale d’Asie du Sud ou d’un centre-ville
aux États-Unis, le microcrédit est un outil inestimable pour soulager la
pauvreté, promouvoir l’autosuffisance et stimuler l’activité économique dans
certaines des communautés les plus démunies et défavorisées dans le monde  
29 . »

XI . « Nous triompherons » est l’un des hymnes les plus célèbres du


mouvement des droits civiques aux États-Unis. [ndt]
XII . En 2011, Bateman pose la question rhétorique suivante : « Alors que tant
de pays sont arrivés au stade de la “saturation” microfinancière cette dernière
décennie (notamment la Bolivie, la Bosnie, le Mexique, le Pérou, le
Cambodge et d’autres), comment se fait-il que, dans aucun de ces pays, on ne
puisse voir de réduction substantielle de la pauvreté ou de progrès en matière
de développement ascendant ?   32 »

XIII . Je fais référence ici à l’histoire d’un microprêteur mexicain qui a décidé
d’entrer en Bourse en 2007, révélant au passage qu’il imposait à ses clients
(presque toujours des femmes pauvres) des taux d’intérêt qui seraient tout à
fait anormaux aux États-Unis   35 .

XIV . L’aurez-vous repéré, lecteur ? J’emprunte cette métaphore à F. Scott


Fitzgerald, qui l’a employée dans L’Envers du Paradis pour décrire non le
libéralisme mais la jeunesse : « Comme une bouilloire répand de la chaleur
en refroidissant, nous répandons tout au long de la jeunesse et de
l’adolescence des calories de vertu. C’est ce qu’on appelle l’ingénuité.
[…] C’est pour cela que “l’homme de bien qui tourne mal” attire les gens. Ils
s’attroupent autour de lui et se réchauffent littéralement aux calories de vertu
qu’il perd   38 . »

XV . Ce livre sur le « philanthrocapitalisme », sous-titré « Comment les riches


peuvent sauver le monde », sera préfacé par Bill Clinton au format poche
avec pour nouveau sous-titre « Comment donner peut sauver le monde »   39 .
Conclusion : Piétiner le vignoble
S’il fallait dessiner un diagramme de Venn   I des trois groupes dont j’ai tenté
de décrire l’interaction dans ce livre – les démocrates, les méritocrates et les
ploutocrates –, leur intersection spatiale serait une île située à une dizaine de
kilomètres de la côte du Massachusetts : Martha’s Vineyard.

Un peu plus petite en superficie que Staten Island mais bien plus
considérable en magnificence majestueuse, Martha’s Vineyard, le « vignoble
de Martha », est une station balnéaire dont la population grossit chaque été
quand les nantis regagnent leurs villas pour les vacances. C’est le haut lieu
des yachts, des célébrités et des massifs bien taillés ; des manoirs pieds dans
l’eau, des professeurs de l’Ivy League et des plages fermées. C’est aussi le
haut lieu de la valeur morale telle qu’on la conçoit en 2016. Les gens qui se
détendent sur le sable sélect du Vineyard ne sont pas des aristos paresseux
comme les milliardaires d’autrefois ; d’ailleurs, d’après le Washington Post ,
ils ont « des QI beaucoup plus élevés que l’estivant moyen ». C’est une île
qui mérite ce qu’elle a. Certaines de ses petites villes bien briquées se parent
de fioritures victoriennes, d’autres des atours plus austères du néoclassicisme
mais, quelle que soit leur ornementation, elles portent toujours la livrée
reconnaissable du succès justifié   1 .

Difficile de trouver plus libéral. Nous sommes au Massachusetts, après


tout, et les marqueurs d’un mode de vie éclairé sont partout autour de vous.
L’alimentation qui est biologique. Les vêtements qui sont de bon goût. Une
absence flagrante de mégots de cigarettes.

Ici, il ne suffit pas d’avoir une roseraie et une topiaire taillées avec une
précision chirurgicale dans la bande d’un mètre entre votre maison
scrupuleusement blanchie et la palissade ; le jardin doit aussi être agrémenté
d’un panneau informant le passant que « cette pelouse du Vineyard est
entretenue sans produits chimiques, pour la santé des enfants, des animaux et
des mares ».

Difficile de trouver plus confidentiel, plus privé. Ce n’est pas Newport ou


la Cinquième Avenue, où les riches étalaient leur bon goût à la face du
monde ; les manoirs de Martha’s Vineyard dont vous entendez parler dans les
journaux sont pour la plupart dissimulés derrière des haies imposantes et de
longues allées sinueuses. Même les plages des riches sont tenues à l’écart du
grand public : elles sont privées jusqu’à la ligne de marée basse et ne sont
souvent accessibles que par des barrières fermées – une gracieuse curiosité de
la loi du Massachusetts qu’on ne retrouve presque nulle part ailleurs en
Amérique   2 .

Ces dernières décennies, l’île est devenue la destination de vacances


habituelle des démocrates de haut rang. Bill Clinton, qui a lancé la mode en
1993, est revenu ensuite à Martha’s Vineyard chaque année de sa présidence
sauf deux fois – quand le marionnettiste présidentiel Dick Morris a
commandé un sondage et convaincu Bill qu’il serait plus en phase avec
l’humeur du pays s’il emmenait la Première famille dans un parc national.

Barack Obama, le président démocrate suivant, a copié Clinton dans ses


décisions politiques comme dans ses choix personnels, et il était donc
parfaitement logique qu’il fasse exactement comme son prédécesseur pour
ses vacances. Obama a également passé tous ses congés présidentiels à
Martha’s Vineyard, à une exception près – l’année de sa campagne de
réélection où il avait besoin de redorer son blason populiste. Quand vous
faites des recherches sur cet endroit, vous ne cessez de tomber sur des détails
charmants comme celui-ci : le domaine de Martha’s Vineyard où Obama
s’est rendu à l’été 2013 appartenait à un certain David Schulte, conseiller en
placement des entreprises et intime des Clinton, qui avait rencontré Bill à
Oxford et Hillary à Yale, où Schulte dirigeait le Yale Law Journal   3 .
Les gens de Martha’s Vineyard disent parfois que les hommes politiques
choisissent de passer leurs vacances parmi eux parce que les habitants de l’île
sont si blasés de la célébrité que cela ne leur fait plus rien, un président peut
se balader en vélo dans la rue et tout le monde s’en fout. L’idée est jolie mais
je soupçonne que les vraies raisons pour lesquelles les hommes politiques
démocrates aiment s’y rendre soient encore plus simples. D’abord, il y a la
sécurité. Martha’s Vineyard est une île ; elle est isolée, par définition, et
difficile à rejoindre. Beaucoup de gens dans le pays n’en ont même jamais
entendu parler.

Ensuite, il y a l’argent. Ce qui a sanctifié le nom de Martha’s Vineyard


chez les hommes politiques démocrates, ce sont les innombrables collectes de
fonds triomphales qui ont honoré les terrains de golf manucurés de l’île, ses
hôtels pittoresques et ses intérieurs à l’architecture réputée. La saison estivale
venue, quand les milliardaires de l’île sont revenus comme des hirondelles
aux fabuleux domaines côtiers retirés qu’ils possèdent, des galas sont
organisés chaque soir de la semaine. Souvent, ils sont au profit de justes
causes caritatives, pas des hommes politiques, mais ce sont bien sûr les
collectes de fonds politiques qui font les gros titres.

Des collectes au profit des démocrates, j’entends. En termes d’affiliation


politique, tout le monde est à peu près sur la même longueur d’onde. Le seul
moment ces dernières années qui a provoqué des tiraillements politiques chez
les milliardaires de Martha’s Vineyard, c’était en 2007, quand Hillary Clinton
et Barack Obama faisaient tous deux vibrer la corde de la classe libérale.
L’une et l’autre sont venues là pour récolter des fonds, parfois à quelques
jours d’écart. Qui allait se ranger derrière qui ? L’atmosphère était tendue.
Magnat contre magnat. À Martha’s Vineyard, rapportait le New York Times ,
la campagne présidentielle « divise des vieilles loyautés, éprouve des amitiés
anciennes et provoque quelques moments délicats lors des nombreux dîners
sur l’île »   II . La lutte entre les deux démocrates créait des tensions dans les
stations balnéaires de tout le pays, reconnaissait le journal. « Mais leur
intensité n’est sans doute nulle part aussi élevée qu’au Vineyard en raison de
son histoire, de l’ascendance de ses habitants et de leur proximité avec le
pouvoir  4 . »

À l’été 2015, toutes ces querelles fratricides étaient oubliées. Les Obama et
les Clinton se partageaient à nouveau l’île mais l’atmosphère était joyeuse.
Cette fois, les opérations de collecte de fonds d’Hillary Clinton pouvaient se
dérouler sans réelle concurrence. Les deux Premières familles se sont
retrouvées paisiblement à la fête d’anniversaire de Vernon Jordan, un
événement annuel important du calendrier démocrate   III . Bill et Barack ont
même fait une partie de golf ensemble. Et Hillary était la bénéficiaire d’une
soirée coorganisée par son admiratrice, Lady Lynn Forester de Rothschild,
une membre toute simple de la plus célèbre famille européenne de banquiers
aristocrates du Gilded Age   IV .

La terre que les libéraux ont oubliée

En 1975, au moment où la communauté de pêcheurs qu’était Martha’s


Vineyard se gentrifiait pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui, Tom Wolfe a
publié une nouvelle humoristique où il racontait comment « le New York des
Médias et des Lettres » avait commencé à passer ses vacances sur cette île et
comment ces gens avaient d’abord été évités par les « Bostoniens »
incroyablement BCBG qui dominaient alors la scène estivale de la station.
Mais les deux groupes commencent à se mêler et une sorte de révélation se
fait jour. Vers le milieu des années 1970, pendant un cocktail, le narrateur de
Wolfe, un auteur new-yorkais, perçoit « un éclat du futur… » :
Quelque chose qu’il discernait à peine… une vision où les plus grands esprits
de l’Amérique, ses intellectuels, trouvaient un terrain d’entente, une unité
naturelle, avec les couches éclairées de sa vieille aristocratie, de ses vieux milieux
d’argent… les deux groupes reliés par… mais par quoi donc au fait ?… il était
tout près de le voir mais pas vraiment… un presque vu … c’était quelque chose
qui tenait au goût… à la sensibilité… à la grâce, la grâce naturelle…   6

Aujourd’hui, dans certains cercles, la fusion de l’argent et de la sensibilité


littéraire est un fait accompli, et il arrive que la perversité de la chose vous
revienne comme une gifle en pleine figure. C’est ce qui m’a été rappelé alors
que je flânais dans l’une des petites villes majestueuses et raffinées de
Martha’s Vineyard et que je suis tombé sur une boutique qui vendait des
reproductions de vieux tee-shirts, des souvenirs d’événements sportifs et
autres. À la devanture de la boutique était accroché un poème de Charles
Bukowski, car bien sûr, rien ne se prête mieux à un habit de bon goût que la
poésie transgressive. C’était un poème sur l’horreur de la vie ouvrière, et
comme il est déshumanisant de faire le type de travail qu’aucun de ceux qui
passent devant cette boutique ne fait plus jamais :

je pense à ces hommes que j’ai connus en usine


avec aucun moyen de s’en sortir –
étouffant tandis que nous vivons
étouffant tandis que nous rions   7

Quand je pense aux hommes que j’ai connus en usine, je pense à ces ouvriers
mis à pied que j’ai rencontrés à Decatur (Illinois), dans les premiers temps de
l’administration Clinton. Leur problème n’était pas tant la frustration
existentielle du travail ouvrier que l’effilochage de la promesse de la classe
moyenne. Ils étaient « sortis » de l’usine, mais ils ne tenaient pas
particulièrement à rester dehors ; ils auraient été heureux d’y retourner si
leurs boulots étaient sûrs et bien payés. Ils voulaient vivre ce qu’on
considérait alors comme des vies ordinaires.

Dans un article scientifique sur la classe sociale publié en 1946, le


sociologue C. Wright Mills a montré que les « dirigeants et cadres
supérieurs » de Decatur gagnaient un peu plus de deux fois ce que gagnaient
les « ouvriers »   V . En 2014, le PDG d’Archer Daniels Midland, la
compagnie qui domine aujourd’hui Decatur, gagnait environ 261 fois plus
que les ouvriers. Le PDG de Caterpillar, qui avait été au cœur de l’une des
« zones de guerre » que j’ai décrites au chapitre iii , gagnait 486 fois plus   9 .
Depuis l’époque de la grève, le cours de l’action Caterpillar a été à peu près
multiplié par dix.

Les autres changements qui ont balayé la ville depuis le temps de la zone
de guerre, dans les années 1990, sont tout aussi familiers, tout aussi terribles.
Pour commencer, la population de Decatur a diminué d’environ 12 % depuis
cette époque. Malgré cet exode, début 2015, la ville avait encore le taux de
chômage le plus élevé de tout l’Illinois. Comme quelques minutes de
navigation sur Internet vous le révéleront, les citoyens de Decatur classent
désormais leur ville extrêmement bas sur certains indices de qualité de vie ;
dans un guide en images de Decatur censé promouvoir le tourisme, le
photographe raconte comment il a été menacé dans un parc de la ville tandis
qu’il prenait des photos   10 .

Le système à deux classes dont parlaient ces hommes-en-usine pendant les


grèves a fini par s’imposer. Pas seulement au sens où les traders de Wall
Street sont très riches, mais très concrètement parce que le système de grille
des salaires différenciée pour les nouveaux employés contre lequel les
travailleurs de Caterpillar protestaient a été imposé sur les lieux de travail de
tout le pays ; par conséquent, les travailleurs plus jeunes ne pourront jamais
arriver au niveau de salaire que gagnaient leurs aînés même s’ils restent des
années à leur poste.

En 2015, je suis retourné à Decatur pour prendre des nouvelles des


vétérans de la zone de guerre comme Larry Solomon, qui avait dirigé la
section locale du syndicat United Auto Workers à l’usine Caterpillar. Il est
retourné à l’usine après la fin de la grève mais il a pris sa retraite en 1998.
Quand j’ai rencontré Solomon dans son pavillon de banlieue propret, il m’a
raconté dans le détail les nombreuses fois où, il y a bien longtemps, il s’était
opposé à sa direction, toutes les plaintes qu’il a déposées au nom de ses
collègues année après année et tous les représentants de la compagnie bouffis
d’orgueil qu’il se rappelait avoir défiés.

Arrêtez-vous sur cette image un instant : un travailleur en col bleu qui jouit
d’une retraite plutôt confortable après avoir passé des années à affronter son
employeur sur les piquets de grève et dans les commissions d’examen des
plaintes. Comment est-ce possible ? Je sais qu’aujourd’hui on est tous censés
n’éprouver que de l’amour envers les créateurs d’emploi, mais en écoutant
Solomon je me suis dit que, peut-être, son attitude semi-offensive
fonctionnait mieux. C’était peut-être cette attitude, répétée de lieu de travail
en lieu de travail dans tout le pays, qui avait rendu possible la prospérité de la
classe moyenne qui faisait autrefois de nous une nation.

« Tout le temps qu’on a travaillé chez Caterpillar, on nous a promis qu’au


moment de la retraite on aurait une pension et une couverture sociale
intégrale sans coût supplémentaire », se rappelait Solomon. Il évoquait aussi
une séance de négociations de contrats à laquelle il assistait avec ses
collègues dans les années 1960, où un représentant de la direction s’était
lamenté : « On s’occupe déjà de vous du berceau à la tombe. Qu’est-ce que
vous pouvez vouloir de plus ? »

Aujourd’hui, ce vieux contrat social – du moins, la partie qui garantissait la


couverture sociale et les droits à la retraite des travailleurs en col bleu –
n’existe plus. Maintenant, d’après Solomon, les compagnies peuvent dire :
« On veut votre vie, et quand votre vie de travail est terminée, au revoir.
Merci pour votre vie, mais on n’est plus responsables de vous une fois qu’on
vous a mis dehors. »
Mike Griffin avait été un autre syndicaliste véhément, pendant le lock-out
de Tate and Lyle dans son cas. On a parlé de la situation à laquelle était
confrontée la jeune génération à Decatur, des gens pour qui les ingrédients
élémentaires de la vie de la classe moyenne sont de plus en plus
inaccessibles. Même s’ils ne peuvent pas toujours l’articuler politiquement,
disait Griffin, ces travailleurs voient très clairement à quel point ils se font
avoir. « Une des choses qu’ils comprennent très bien, c’est qu’ils ont des
boulots de merde avec des salaires de merde et pas de retraite et pas
d’assurance santé, me disait-il. Et ils comprennent qu’ils ont deux ou trois
boulots juste pour pouvoir s’en sortir, et beaucoup d’entre eux n’ont aucun
accès à la propriété, et ils comprennent en voyant papa et maman forcés de
partir en retraite ou forcés de quitter leur boulot que là ils travaillent chez
Hardee’s ou McDonald’s pour joindre les deux bouts, tout ça pour finir avec
une retraite de misère. Les gens comprennent ça. Ils voient ça. »

Toi, hypocrite lecteur !

Ce livre a énuméré les nombreuses façons dont le Parti démocrate a renoncé à


s’attaquer à l’inégalité de revenus, alors même qu’il s’agit de la principale
question sociale de notre temps ; et ses nombreux renoncements à s’en
prendre à l’industrie financière, alors même que Wall Street était le principal
coupable de l’effondrement mondial et de la crise sans fin. Le message plus
général, c’est que c’est ce qui se passe quand un parti de gauche perd son
intérêt pour les travailleurs, la base électorale traditionnelle de tous les partis
de gauche dans le monde.

Mais il nous faudrait aussi prendre en considération les opinions de ceux


pour qui les démocrates sont tout ce qu’on peut attendre d’un parti politique.
Je veux parler de la population estivale de Martha’s Vineyard – ce genre de
gens que les hommes politiques écoutent avec patience et compréhension.
Personne ne traite ce groupe comme s’il n’avait « nulle part ailleurs où
aller » ; au contraire, pour eux, le processus politique fonctionne à merveille.
Il répond à leurs préoccupations, ses représentants sont respectueux et
l’ensemble du parti les traite avec une déférence flatteuse.

À ces gens, les démocrates accordent toutes sortes de satisfactions


traditionnelles : des subventions généreuses aux bonnes entreprises, un
environnement réglementaire favorable et une protection juridique pour leurs
innovations. Le département d’État d’Hillary Clinton a pratiquement fait de
l’accès aux serveurs de la Silicon Valley un droit humain.

Puis il y a les gages psychologiques – la flatterie, pour commencer. Aux


membres de la classe libérale, le Parti démocrate rappelle constamment que
l’ordre technocratique dont ils occupent les plus hauts rangs est juste et
rationnel : qu’ils travaillent dans les logiciels ou dans les dérivés, ils sont une
élite méritante – l’élite créative, tolérante, éclairée. Même si elle est moins
tangible, l’absolution morale qui constitue le fonds de commerce des
démocrates est tout aussi importante. Elle semble placer son groupe social
favori du bon côté de chaque problème, du bon côté du progrès lui-même.
Elle leur permet de faire de la guerre entre les deux partis une sorte de
bataille cosmique entre le bien et le mal – une bataille où ils sont du côté de
la lumière et de la justice bien sûr.

Pour les gens qui appartiennent au groupe que j’ai décrit, il n’y a rien de
dysfonctionnel ni de décevant dans la politique du Parti démocrate ; elle
semble parfaitement juste. Et ce qu’elle a de plus juste et de plus
enthousiasmant, c’est sa directive première : vaincre les républicains, ce
grand Autre impensable et primitif. Aucune complication ne peut rendre cette
mission moralement délicate. Pour la classe libérale, c’est simple : le Parti
démocrate est tout ce qui s’interpose entre le Bureau ovale et celui que le
GOP radicalisé choisira finalement de présenter comme candidat à la
présidence. À côté de ce devoir sacré, toutes les autres questions sombrent
dans l’insignifiance.

Je dois reconnaître qu’il m’arrive moi aussi de penser ainsi. Mais quand il
s’est agi de contenir les républicains – le domaine où la mission du Parti
démocrate apparaît si simple et claire –, cela n’a pas été un grand succès. En
dépit de leur vertu hautement convaincante, en dépit de leur avantage
démographique tant rabâché, en dépit même de l’effondrement historique de
l’idéologie de l’économie de marché du GOP, les démocrates ont été
incapables de venir à bout du défi républicain. Le Parti républicain radicalisé
semble conquérir la nation, État après État. Ce à quoi j’assistais au Kansas il
y a onze ans se répète maintenant partout   11 .

Même si les démocrates étaient parvenus à gagner la présidence en 2016 et


si la bonne vieille équipe avait poursuivi son chemin, cela ne nous aurait pas
sauvés. S’il y a beaucoup de bons démocrates et beaucoup d’exceptions aux
tendances décrites dans ce livre, l’histoire, dans l’ensemble, a été décevante.
Nous avons passé en revue la pensée et les actes de ce parti des années 1970
à nos jours, nous l’avons vu abandonner des classes, des régions et des
industries entières et nous savons désormais quels en ont été les résultats. Sa
faction dirigeante n’a aucune intention de faire ce que la situation exige.

Il est temps d’affronter l’évidence : la direction que les démocrates ont


choisi de suivre ces dernières décennies a été un échec tant pour la nation que
pour la santé même du parti. « Échec » est peut-être un mot dur, mais que
pouvons-nous dire d’autre quand le parti qui représente la gauche dans un
système politique choisit de répondre à un gigantesque effondrement de
l’économie par un discours plein d’espoir sur l’entrepreneuriat et
l’innovation ? Quand le parti des professionnels ne cesse de succomber à de
mauvaises idées intéressées comme la déréglementation bancaire, la « classe
créative » et l’émancipation par le crédit ? Quand le parti de l’homme
ordinaire ouvre la voie au retour de l’aristocratie ?

Bien sûr, tous les partis politiques sont des coalitions de groupes aux
intérêts divergents, mais les contradictions au sein du Parti démocrate
semblent particulièrement irréconciliables. Les démocrates posent en « parti
du peuple » alors même qu’ils se consacrent toujours plus résolument à servir
et à glorifier la classe professionnelle. Pire : la façon dont ils accommodent
leur vertu autoproclamée et leur privilège de classe est répugnante pour les
Américains. Et tous les deux ans, ils se contentent de présumer qu’il suffit
d’être non-républicain pour rallier les électeurs du pays à leur étendard. Cela
ne peut pas continuer ainsi.

Et pourtant, ça va continuer, car les solutions les plus directes du problème


ne sont pas sur la table pour le moment. Les démocrates n’ont aucun intérêt à
se réformer dans un sens plus égalitaire. Et nous autres ne pouvons pas
grand-chose, compte tenu du régime juridique actuel de ce pays, pour
construire un mouvement vital pour un troisième parti ou faire renaître le
syndicalisme, le seul mouvement social voué par nature à contrer la tendance
inégalitaire.

Ce qu’on peut faire, c’est dépouiller les démocrates de ce sentiment de


probité morale qui leur est si précieux – faire en sorte que les libéraux cessent
de vivre avec la conviction réconfortante que la vertu est toujours de leur
côté. Après tout, c’est cette sensibilité qui empêche tant de démocrates bien
intentionnés de la base de comprendre à quel point leurs dirigeants politiques
contredisent délibérément leurs valeurs. Une fois cette contradiction mise à
jour – une fois fissuré le vernis parfait du sentiment de la vertu libérale, tout
devient possible. Le cours de l’histoire du parti et le cours de l’histoire du
pays peuvent tous deux être modifiés mais seulement quand nous aurons
compris que le problème, c’est nous.
I . Visualisation, en général au moyen de cercles qui se chevauchent, de la
manière dont des collections finies d’éléments appartiennent ou pas au même
ensemble. [nde]

II . Il y avait encore d’autres complications : le magnat de Boston qui possède


la maison de Martha’s Vineyard où les Clinton passaient leurs vacances
pendant leur présidence soutenait, en 2007, la campagne présidentielle d’un
autre candidat, Chris Dodd.

III . Homme d’affaires afro-américain, éminence grise du Parti démocrate,


Vernon Jordan participe notamment à la direction du groupe Bilderberg –
rassemblement annuel et informel d’une centaine de membres,
essentiellement américains et européens, issus du monde des affaires, de la
diplomatie, de la politique et des médias. [nde]

IV . Il y a une histoire intéressante derrière le lien Clinton-Rothschild. Après


le triomphe d’Obama en 2008, Lady de Rothschild l’a dénoncé publiquement
comme une sorte d’extrémiste dissimulé, résolu à démolir le Rêve américain
avec ses politiques gauchistes inavouées. Puis, dans un e-mail à Hillary
Clinton de 2010 rendu public par le département d’État, Lynn Forester de
Rothschild a signé « Votre amie fidèle qui vous adore ». Et en 2015, cette
même Lady de Rothschild aurait demandé mille dollars par personne si vous
vouliez assister à « une conversation avec Hillary » dans une propriété de
Martha’s Vineyard. Pour être pris en photo avec la candidate, c’était plus
cher.   5

V . En moyenne, les cadres de Decatur, que Mills appelait « Central City »,


gagnaient 137 $ par semaine, tandis que les ouvriers gagnaient 59 $   8 .
Postface 2017 : L’année où ils ont
trouvé ailleurs où aller
Et ce fut le déluge. Le raz-de-marée de droite qui a submergé les démocrates
en 2016 a surpris tout le monde mais ce qui l’a rendu possible, c’est cette
stratégie démocrate, déployée depuis des années, que j’ai décrite dans les
pages de ce livre.

Le monde politique de Washington s’attendait à une énième bataille


présidentielle assommante selon les lignes habituelles : un candidat bien
policé serait choisi par les donateurs milliardaires du Parti républicain et il
s’avancerait toutes trompettes hurlantes sur le terrain parfaitement balisé des
guerres culturelles. Tandis que les démocrates se préparaient à affronter
l’adversaire républicain attendu, eux aussi se disaient qu’ils pourraient faire
comme à chaque fois : distribuer des platitudes sur l’économie et des paroles
encourageantes aux divers groupes qui constituent leur coalition. Ils
parleraient d’innovation et d’éducation ; ils montreraient aux occupants
indécis du « centre » politique comme ils sont responsables et, pour finir, la
démographie leur offrirait la victoire. La coalition des émergents émergerait
encore un peu plus.

Autrement dit, c’était un rituel et les démocrates l’abordaient de façon


presque mécanique. Hillary Clinton était le choix consensuel de leur faction
dirigeante, essentiellement parce que c’était son tour et malgré les scandales
et le lourd passif qui devaient la rattraper. Elle n’avait aucun poids lourd
démocrate face à elle, grâce notamment aux efforts du président Obama, qui
l’avait clairement désignée lui-même comme sa successeur.

Le processus qui a conduit au choix de Clinton ressemblait beaucoup au


principe de la succession dynastique, assaisonné d’une bonne dose
d’idéalisme libéral. Elle était l’incarnation parfaite de l’idéologie col blanc
des démocrates et, au cours de la campagne, on rappelait souvent aux
électeurs ce qui faisait d’elle une femme si extraordinaire. Hillary était une
professionnelle brillante et accomplie, nous disait-on ; d’après le président
Obama, elle était la personne la plus qualifiée qui se soit jamais présentée
pour accéder aux plus hautes fonctions. Pour ce qui était des questions
politiques concrètes, sa grande cause globale pendant la campagne était la
lutte contre les discriminations, les « barrières » injustes qui empêchaient les
gens de talent de s’élever.

C’était sa grande question mais c’était aussi l’objet de sa croisade


personnelle : briser le « plafond de verre » de la présidence. Mais il y avait
des obstacles au couronnement de Clinton. Le sénateur du Vermont Bernie
Sanders, qui se décrivait lui-même comme un socialiste démocrate, a posé
une difficulté inattendue pendant les primaires. Considéré par tout
Washington comme une figure marginale, Sanders, 74 ans, a enflammé
l’imagination d’une génération de jeunes électeurs avec des propositions
parfaitement démodées comme l’assurance maladie à payeur unique, le
combat pour la réglementation des grandes banques et la gratuité des frais
d’inscription dans les universités d’État. Avec des meetings géants dans les
stades et une série de victoires surprenantes contre Clinton, le phénomène
Sanders aurait dû confirmer que 2016 était une année pour les outsiders ; une
année d’indignation.

Mais l’establishment libéral n’a pas écouté. Il ne voulait pas écouter. Il y


avait quelque chose chez l’homme du Vermont qui provoquait son mépris.
Comme le « populiste campagnard » qui défiait le personnage de Bill Clinton
dans Couleurs primaires , Sanders était le symbole vivant de tout ce que les
démocrates représentaient autrefois, et les dirigeants du parti ne semblaient
pas aimer qu’on leur rappelle combien ils s’étaient écartés de ce modèle. Les
élus démocrates se sont ralliés presque unanimement contre Sanders. Le
président a affiché clairement son soutien à Clinton. Même le comité national
démocrate, qui est censé être neutre pendant les primaires, n’a cessé
d’appuyer la campagne de Clinton, comme on l’a découvert par la suite.

Pendant ce temps, la presse prestigieuse semblait mépriser le sympathique


sénateur. Les éditoriaux et les tribunes dans le Washington Post , pour citer
un organe important, lui étaient défavorables à cinq contre un. « La
nomination de Sanders serait une folie », annonçait le titre d’une tribune
parfaitement caractéristique en janvier 2016 ; « L’attaque contre la réalité de
M. Sanders », était la position du journal exprimée dans un éditorial de
février. Plus caractéristique encore du climat journalistique ambiant était le
gros titre qui surmontait l’article du New York Times le jour où Clinton a fini
par l’emporter : « Hillary Clinton est entrée dans l’Histoire mais Bernie
Sanders l’a obstinément ignorée ».

Pendant ce temps, aux primaires républicaines, le candidat insurgé est


arrivé premier. Donald Trump, milliardaire de l’immobilier et star de la télé-
réalité, a vaincu une foule de candidats plus établis pour emporter la
nomination. Pour cela, il a minimisé certains ingrédients de l’approche
républicaine traditionnelle – les valeurs familiales et le libre-échange – et il a
fait remonter à la surface des intérêts de classe qui avaient longtemps compté
parmi les ingrédients subtils de la formule. Comme Sanders, Trump cherchait
à toucher non les hiérarques du parti mais les électeurs ordinaires. Et avec son
discours brutal et ses meetings géants dans les stades, Trump est parvenu à
chauffer à blanc les frustrations des républicains de la classe ouvrière et à les
entraîner dans le plus grand soulèvement de faux populisme que le pays ait
jamais vu.

Qualifier cet homme-du-peuple milliardaire de « démagogue » ne serait


pas inadéquat. De toute évidence, une forme de tromperie était à l’œuvre
quand le parti traditionnel du monde des affaires attisait les passions de
millions de travailleurs. La difficulté était d’identifier le type exact de
démagogie pratiquée par Trump. Que représentait cet homme ? Pourquoi les
gens ordinaires se ralliaient-ils à lui dans des proportions si alarmantes ? La
presse dominante était convaincue d’avoir la réponse : Trump représentait le
fanatisme raciste à l’état pur, une poussée moderne de ku-kluxisme, ses
objectifs haineux à peine dissimulés.

Trump lui-même fournissait parfois d’excellentes preuves à l’appui de


cette théorie. L’homme menait sa campagne comme une sorte de clown
insultant, parcourant systématiquement la liste des groupes ethniques
américains et les offensant l’un après l’autre. Il promettait d’expulser des
millions d’immigrés sans papiers et d’interdire aux musulmans d’entrer aux
États-Unis. Il exprimait son admiration pour divers hommes forts et
dictateurs étrangers et revendiquait le soutien enthousiaste de racistes de
toutes obédiences, une superbe mosaïque de personnages haineux, tous
frétillants d’excitation à l’idée de voir un authentique fanatique à la Maison-
Blanche.

Pour les libéraux, Trump était l’incarnation de tout ce qu’ils craignaient et


détestaient chez les républicains – le monstre idéal, aussi parfaitement
cauchemardesque que s’il avait été assemblé dans le laboratoire de Fox
News. Naturellement, ils projetaient le dégoût qu’il leur inspirait sur ses
partisans. Et ce faisant, ils ont toujours refusé de voir ce qui nourrissait son
soulèvement. Des billets s’ébahissant de la stupidité des électeurs de Trump
paraissaient presque tous les jours pendant la campagne. Des articles accusant
les partisans de Trump d’être des fanatiques ont été publiés par centaines, si
ce n’est par milliers. Le moindre libéral disposant d’une tribune dans la
presse comprenait ce qui arrivait : les passions des partisans de Trump
n’étaient rien de plus que les éructations ignorantes du ça de l’Amérique
blanche, poussée à la folie par la présence d’un Noir à la Maison-Blanche.
Mais l’intolérance n’était qu’une petite partie de l’histoire. Si vous
écoutiez les discours de Trump, vous notiez une chose étrange. Passées les
insultes et les rodomontades, il parlait aussi d’une question parfaitement
légitime. Donald Trump était un fanatique, c’est vrai, mais il parlait aussi du
commerce international : des accords de libre-échange destructeurs que nos
dirigeants ont signés, des nombreuses compagnies qui ont délocalisé leur
production, des coups de fil qu’il allait passer aux PDG de ces compagnies
pour les menacer de droits de douanes salés si elles ne revenaient pas aux
États-Unis.

Lors d’un meeting en mars 2016, par exemple, Trump a qualifié l’Accord
de partenariat transpacifique, l’offre ultime d’Obama pour parvenir au
consensus bipartisan, d’« accord épouvantable pour notre pays ». D’ailleurs,
poursuivait Trump, « tous les accords qu’on passe sont mauvais ». Pourquoi ?
Étonnamment, si l’on pense que Trump est un homme d’affaires qui a donné
généreusement aux hommes politiques, il suggérait que c’était parce que les
hommes d’affaires donnaient généreusement aux hommes politiques. Et
donc, affirmait Trump, quand nos dirigeants signent des accords
commerciaux qui desservent les Américains moyens, « ils ne sont pas
stupides, ils savent que c’est mauvais, mais ils le font parce qu’ils reçoivent
des fortunes en contributions de campagne et sans doute d’autres choses dont
on ne sait rien honnêtement ».

Trump enjolivait cette vision par d’autres idées populistes parfaitement


légitimes. Sous sa direction, le gouvernement allait « commencer à imposer
des appels d’offre concurrentiels dans l’industrie du médicament ». Il étendait
sa critique au complexe militaro-industriel, en décrivant comment le
gouvernement était obligé d’acheter des avions nuls et chers en raison du
pouvoir des lobbyistes de l’industrie.

Enfin, Trump allait trouver ce curieux argument de vente : étant lui-même


si riche, il n’était pas sensible aux lobbyistes et aux donateurs. Et puisqu’il
était affranchi du pouvoir corrupteur du financement moderne des
campagnes, Donald Trump pourrait passer des accords en notre nom qui
seraient « bons » et non plus « mauvais ».

Bien sûr, les chances que Trump fasse ce genre de choses une fois
président sont assez minces. Tout indique que son administration fera le
contraire : octroyer des faveurs à ses camarades chefs d’entreprise encore
plus généreuses que celles de ses prédécesseurs républicains. En outre,
comme beaucoup l’ont souligné pendant la campagne, il était aussi hypocrite
sur la question du commerce extérieur que sur beaucoup d’autres choses,
puisque les chemises et les cravates de sa marque étaient fabriquées à
l’étranger. Mais l’important en 2016, c’est que Trump donnait voix à la
frustration économique des gens.

Suffisance

C’est une image indélébile de 2016 : une vidéo amateur qui a fait le tour
d’Internet, montrant une salle remplie d’ouvriers dans une usine de
climatiseurs Carrier, dans l’Indiana, auxquels un représentant de la
compagnie annonçait que la production allait être délocalisée à Monterrey, au
Mexique, et qu’ils allaient tous perdre leur boulot.

En regardant cette célèbre vidéo, j’ai pensé à tous les débats sur le libre-
échange qu’on nous a servis dans ce pays depuis le temps de Bill Clinton, à
toutes les belles paroles de nos économistes sur le bienfait scientifiquement
prouvé du libre-échange, à toutes les manières dont nos journaux tournent en
ridicule ceux qui disent que les traités comme l’Aléna permettent aux
entreprises de se délocaliser au Mexique. Eh bien, voilà une vidéo qui montre
une compagnie en train de se délocaliser au Mexique, grâce à l’Aléna. Voilà
à quoi ça ressemble. Dans ce langage professionnel si familier des ressources
humaines, le cadre de Carrier parle de la nécessité de « rester compétitifs » et
d’un « marché très sensible au prix ». Un ouvrier lui crie : « Fuck you ! » Le
cadre remercie les gens de bien vouloir rester calmes afin qu’il puisse
« partager » son « information ». L’information qu’ils vont tous perdre leur
boulot.

C’était du conflit de classe à l’état pur et Donald Trump était sur le coup. Il
n’a cessé de faire référence à cette vidéo pendant la campagne, délectant son
public des récits de la revanche qu’il préparait contre Carrier si la compagnie
ne maintenait pas les emplois dans l’Indiana. (Trump allait en partie tenir sa
promesse une fois élu.)

Le rejet du libre-échange était remarquable pour un républicain, tout


comme l’incroyable plan de Trump pour transformer le GOP en « parti des
travailleurs ». Mais les républicains conservateurs n’étaient pas les seuls que
cela aurait dû alarmer : c’était aussi une profonde menace pour les
démocrates. L’Aléna était en effet un acte de trahison démocrate classique, au
nom du « Ils n’ont nulle part ailleurs où aller ». Le nom de Clinton restait
associé à jamais à cette trahison et Hillary y était tout aussi mêlée
personnellement, par ses services dans l’administration libre-échangiste
d’Obama. Le centrisme clintonien fonctionnait quand les républicains
restaient bien à droite des démocrates sur la question du libre-échange mais,
dès lors que cet élément essentiel du système politique bougeait, c’est toute la
structure qui commençait à trembler.

Les démocrates auraient eu intérêt à parler avec des responsables


syndicaux comme Tom Lewandowski, alors président du Northeast Indiana
Central Labor Council à Fort Wayne, dans l’Indiana. « Ces gens ne sont pas
plus racistes que n’importe qui », m’a-t-il dit quand je l’ai interrogé en mars
sur les ouvriers qui soutenaient Trump :
Quand Trump parle du libre-échange, on pense à l’administration Clinton,
d’abord avec l’Aléna puis avec le statut PNTR   I pour la Chine et ici, dans
l’Indiana, on a vu une hémorragie d’emplois. Et voilà Trump qui parle du libre-
échange, de façon plutôt maladroite, mais au moins lui proteste avec émotion. On
a vu l’ensemble de l’establishment politique soutenir tous les accords de
commerce, et on a appuyé certains de ces gens, et ensuite il aurait fallu se battre
avec eux pour qu’ils nous représentent.

Pour tous ceux qui ne vivent pas dans les enclaves prospères des deux
côtes, l’effet de nos politiques du consensus sur les travailleurs est évident.
Des accords de commerce inconsidérés et de généreux plans de sauvetages
des banques et des profits garantis pour les compagnies d’assurance, et
jamais rien pour le rétablissement des gens ordinaires – on voit le résultat.
Comme Trump aimait le répéter pendant ses meetings de campagne, « on a
reconstruit la Chine et notre pays tombe en morceaux. Notre infrastructure
tombe en morceaux… Nos aéroports, on dirait le Tiers Monde ».

Malgré le chauvinisme et les fanfaronnades de Trump, le motif dominant


de la campagne de 2016 était le Grand Grief de notre temps : le système
économique est, pour employer le mot de l’année, « truqué [rigged ] » au
détriment des travailleurs. Il est vrai que les solutions de Trump, quand il
prenait la peine de les formuler, avaient peu de chance de marcher. Reste que,
huit ans après le krach de 2008, le pays était toujours bouillant de rage, et
« Make America Great Again [Rendre à l’Amérique sa grandeur] » était le
slogan le plus évident qu’on pouvait imaginer.

Mais à entendre les grandes figures de l’establishment du Parti démocrate,


rien ne pouvait le laisser penser. L’indignation a toujours été une émotion
compliquée pour nos démocrates modernes et, cette fois, c’était d’autant plus
dur que l’un des leurs était à la Maison-Blanche. Chez eux, c’était donc la
satisfaction tranquille qui dominait et, pour 2016, les démocrates
envisageaient une campagne de suffisance militante. Hillary Clinton, la
candidate à la présidentielle la moins enthousiasmante qu’on ait vue depuis
des années, était connue pour sa proximité avec les banquiers de Wall Street.
À un moment, elle a même reproché à Bernie Sanders de vouloir s’en prendre
à l’industrie financière car une telle politique, en soi, ne mettrait pas fin au
racisme et au sexisme – un nouveau sommet de sophistique intéressée. Le
slogan non officiel des démocrates, « America is already great [L’Amérique
est déjà grande] », était le genre de phrase que vous vous attendiez à lire sur
le logo d’un country club .

Et pourtant, c’était sous la bannière de la suffisance économique que les


libéraux se préparaient à ce qu’ils présentaient comme la bataille électorale la
plus importante de notre vie. Dans son dernier discours sur l’état de l’Union,
le président Obama s’en prenait au cynisme politique, critiquant le
pessimisme infondé de ceux qui croient que « le système est truqué ». En
mars, il exprimait ce qui allait devenir la thématique de campagne quasi
officielle des démocrates : « L’Amérique est déjà sacrément grande
aujourd’hui. » En mai, le chroniqueur du New York Times Charles Blow
s’emportait contre ceux qui croient que « la vie en Amérique est plus difficile
[…] qu’il y a cinquante ans », laissant entendre qu’un tel pessimisme
trahissait « une critique implicite, voire explicite » des réalisations de
l’administration Obama – une critique qui lui semblait évidemment
inadmissible. Il ne fallait même pas y penser.

« Le système n’est pas truqué » est devenu une sorte de cri de ralliement de
la classe libérale, qui servait à rabrouer Sanders aussi bien que Trump.
Parfois, les libéraux se contentaient de nier que les ouvriers blancs étaient en
train de rejoindre les républicains   1 . D’autres fois, ils demandaient aux
dirigeants démocrates de s’adresser aux travailleurs mécontents et de leur
expliquer que, « pour avoir un emploi à vie, il faut être un apprenant à vie, en
se surpassant constamment   2 ». Et quatre jours avant l’élection, le gros titre
d’un éditorial du New York Times attaquait Donald Trump pour son « déni de
la réalité économique ». C’était une grande, une merveilleuse époque pour
l’Amérique. Comment ce stupide milliardaire pouvait-il ne pas le voir ?

Interlude

Voici un aperçu de la situation au début de l’été 2016, avant que ne


commencent à s’accumuler les grands chocs – le référendum sur le Brexit, la
fusillade mortelle contre des policiers à Dallas   II , le fameux enregistrement
d’Access Hollywood   III , le piratage des e-mails démocrates et les
révélations du FBI.

Pour l’heure, tout était calme en Amérique. La menace incarnée par le


sénateur Bernie Sanders avait été éliminée. Les républicains avaient choisi de
mettre à leur tête le grotesque baratineur Trump ; le consensus était qu’il
serait facile à battre. Une fois de plus, la faction dirigeante de la classe
professionnelle avait atteint son objectif.

En juin, le président Barack Obama accordait un entretien à Business Week


, dans lequel on le félicitait pour sa bonne gestion de l’économie et on lui
demandait « quelles industries » il envisageait de rejoindre après son départ
de la Maison-Blanche. Le président faisait la réponse suivante : « Mais je
dirai que – pour boucler la boucle de l’innovation – les conversations que je
peux avoir avec la Silicon Valley et le capital-risque me permettent de
concilier mon goût de la science et mon goût de l’organisation d’une façon
que je trouve vraiment satisfaisante. »

Le capital-risque ! L’homme que les Américains avaient élu en 2008 pour


serrer la vis à la haute finance et condamner la porte à tambour envisageait,
en 2016, de sortir tranquillement par cette même porte à tambour et de
prendre un boulot dans la haute finance.
Neuf jours plus tard, Obama était en Californie devant le public de
Stanford, la grande institution universitaire de la Silicon Valley. L’occasion
des remarques du président était le Sommet annuel de l’entrepreneuriat global
et, pour ce qui est de leur substance, c’étaient de pures globalivernes,
assaisonnées d’un soupçon d’exubérance.com vintage. Obama était
émerveillé par tous ces jeunes créatifs intelligents qui lançaient des
entreprises technologiques. Il déplorait le racisme comme un obstacle qui
empêchait parfois ces créatifs intelligents de réussir. Il demandait qu’on
donne plus de pouvoir aux jeunes créatifs intelligents qui sont en train de
transformer le monde. Les mots clés incluaient « innovation »,
« interconnexion » et bien sûr « Zuckerberg », le nom du PDG de Facebook
qui est apparu en de si nombreuses occasions au côté d’Obama et dont
l’entreprise florissante en vient souvent à signifier chez les démocrates tout
ce qu’il peut y avoir de merveilleux dans notre époque.

Tout le monde était pour l’entrepreneuriat international. Moins d’une


semaine après l’hommage d’Obama à Stanford, Hillary Clinton visitait un
espace de cotravail innovant à Denver et elle dévoilait son programme pour
récompenser cette caste de citoyens technophiles clairvoyants. « L’économie
mondiale actuelle, dynamique et concurrentielle, suppose un engagement
national ambitieux en faveur de la technologie, de l’innovation et de
l’entrepreneuriat », déclarait le « briefing » publié par sa campagne à cette
occasion ; pour tenir cet engagement, Clinton proposait de différer le
remboursement des prêts étudiants des jeunes qui créaient leur entreprise…
La promesse de la manne technologique n’était pas une incitation suffisante,
j’imagine.

Il semblait tellement juste, cet engouement démocrate pour le jeune


professionnel global triomphant. Tellement juste et, pour une certaine classe
d’Américains prospères, tellement, mais tellement évident. Les vainqueurs
sont là pour être célébrés. Les vainqueurs doivent gagner. Les vainqueurs ont
besoin que le remboursement de leurs prêts étudiants soit différé, que le
capital-risque vienne à eux par l’entremise d’un ancien président. Que tous
ces gestes puissent en réalité symboliser l’égoïsme d’une élite coupée du
monde ne semble pas avoir effleuré l’esprit de nos dirigeants en ces jours
ensoleillés de juin 2016.

Cleveland vide

En juillet, la Convention nationale républicaine s’est tenue à Cleveland, dans


l’Ohio. En d’autres circonstances, Cleveland serait sans doute le pire endroit
pour tenir un rassemblement républicain. Non seulement cette ville ouvrière
est un bastion traditionnel des démocrates mais, où que vous regardiez, le
moindre coin de rue que vous passiez vous rappelle que les politiques
économiques républicaines ont fait pleuvoir la ruine et la destruction sur les
travailleurs pendant l’essentiel de ces quatre dernières décennies. La fuite des
Blancs vers les banlieues a dépeuplé le centre-ville de Cleveland tandis que la
fuite des industries vers le Mexique et le Sud a décimé les emplois ouvriers
dans la région. Cleveland a perdu plus de la moitié de sa superficie depuis les
années 1950.Classée parmi les cinq plus grandes villes du pays en 1920, elle
est maintenant à la quarante-huitième place. Les seuls domaines où Cleveland
fait aujourd’hui figure de leader, ce sont les saisies immobilières et les
logements vides.

Pour me préparer au rassemblement républicain, j’ai visité l’ancien quartier


industriel, dans l’Est de la ville, avec son paysage d’usines en ruines et de
vieux immeubles colonisés par la vigne vierge. Je suis passé devant une vaste
manufacture abandonnée sur laquelle étaient inscrits les mots « National
Acme [Acmé national] » ; une ancienne usine General Electric ; une usine
General Electric encore en activité ; le site de l’ancienne fabrique Fisher
Body, lieu d’une célèbre grève en 1936, où se dressent désormais les dortoirs
austères du Cleveland Jobs Corps Center, qui accueille des jeunes
défavorisés. Et partout où j’allais dans ce vaste quart de cercle, je voyais des
parcelles vides. Des coins de rue vides. Des maisons manquantes. Des
terrains rendus à la vie sauvage et à la broussaille.

Même les quartiers de la ville qui fonctionnaient normalement semblaient à


moitié vides. Le restaurant hongrois où j’ai déjeuné un jour avec mes
collègues : entièrement pour nous. La galerie marchande où on a acheté des
vêtements : personne à la caisse. La baraque à hamburgers à l’ancienne avec
le train électrique qui fait le tour de la salle à manger : vide. Même en plein
centre de la ville, où on a garé la voiture après cinq heures de route : mettez-
la où vous voulez – tout le monde s’en fout.

En temps normal, tenir une convention du Parti républicain dans un tel


endroit, ce serait un peu comme monter sur les décombres d’un pont
autoroutier qui vient de s’effondrer pour réclamer qu’on en finisse une bonne
fois pour toutes avec l’entretien des ponts autoroutiers. Mais 2016 nous
apportait des républicains d’une autre espèce : Donald Trump et son cirque
populiste en colère. S’il y avait un paysage qui avait été ruiné par la politique
conventionnelle des dernières décennies, par le déclin de l’industrie et par les
effroyables accords de libre-échange, c’était celui-ci. S’il y avait un paysage
américain auquel il fallait rendre sa grandeur, c’était Cleveland, Ohio.

Une fois seulement au cours de ma visite, j’ai eu l’impression d’un


semblant de densité urbaine. C’était sur East Fourth Street, un quartier de
restaurants populaires du centre-ville. Cette semaine de juillet, la rue était
devenue une sorte de conduit d’admission de la salle où se tenait la
convention, un carnaval politique qui bouillonnait à petit feu, rempli à toute
heure de vendeurs ambulants, de délégués, de journalistes, de manifestants et
de spectateurs amusés.

En avançant dans ce petit bouillon, vous passiez devant des restaurants


loués par des organes de presse. Des manifestants avec des slogans simples et
directs ; des manifestants avec des slogans didactiques interminables. Des
gens qui vendaient des figurines de Trump. Un homme qui portait une
casquette Trump et un pistolet, adossé tranquillement à la balustrade d’un
café. Et partout autour de vous, des élans antisociaux qui s’exprimaient dans
des termes légèrement vulgaires. Il y avait des tee-shirts avec une caricature
de Trump qui faisait un doigt d’honneur à ceci ou cela. Des tee-shirts qui
vous invitaient à envisager les différentes façons dont le verbe « suck »
(« sucer » et « être très mauvais ») pouvaient s’appliquer à Monica Lewinsky
et Hillary Clinton. Des tee-shirts « Donald Fuckin’ Trump ». Des tee-shirts
avec un scrotum humain peint aux couleurs de la bannière étoilée.

À mesure que vous approchiez de la salle de la convention, la présence


policière se faisait plus dense et le décor ressemblait de plus en plus à la zone
verte de Bagdad. Bientôt, vous ne marchiez plus dans une rue mais entre
deux rangées de policiers épaule contre épaule, puis dans un étroit couloir
entre des murs grillagés. Votre accréditation était vérifiée, revérifiée, vérifiée
une troisième fois, puis une quatrième, une cinquième et une sixième fois.

À l’exception de la dernière soirée, la convention républicaine elle-même


n’a pas attiré beaucoup de monde. Pratiquement aucun des anciens dirigeants
du GOP n’avait fait le déplacement : pas de Mitt Romney, pas de John
McCain, pas de représentant de la famille Bush. Le petit budget se ressentait.
Les orateurs étaient souvent obscurs : des célébrités mineures ou des hommes
d’affaires inconnus. La plupart d’entre eux n’avaient manifestement pas
répété leur discours.

Les responsables républicains qui avaient fait le déplacement étaient parmi


les pires orateurs que j’aie jamais entendus. Le président de la Chambre des
représentants Paul Ryan a pris soin de s’en tenir au strict minimum de ce qui
était techniquement attendu de lui en vertu des règles du parti. Mitch
McConnell, un sénateur du Kentucky d’un ennui mortel, a même été hué par
le public alors qu’il se vantait pesamment de son bilan au Congrès. Le
gouverneur du New Jersey Chris Christie a prononcé un discours liminaire
sur toutes les foirades de la politique étrangère d’Hillary Clinton,
apparemment sans se rendre compte qu’il contredisait ainsi les positions de
politique étrangère affichées par Trump lui-même.

On a eu droit à toutes les manipulations affectives habituelles. Les


délégués étaient priés d’admirer quelque haut fait patriotique, puis d’être
scandalisés par quelque crime ou trahison. L’enthousiasme montait et
descendait mécaniquement : l’Amérique – la plus grande ! L’Amérique –
abominablement trahie ! L’Amérique – sauvons-la ! Les anciens soldats
héroïques étaient là, porteurs de nobles paroles et de récits d’aventure. Les
victimes tragiques étaient là, pleurant les proches de personnes tuées par des
immigrés clandestins. La déploration rituelle de la petite délinquance était là.
On a appris que l’Amérique était courageuse, que l’Amérique était
persécutée, que les dirigeants américains allaient jusqu’à refuser obstinément
d’« appeler l’ennemi par son nom ».

Puis il y avait le slogan qui s’élevait chaque fois que l’enthousiasme


montait : « Enfermez-la ! » Celle qu’il fallait enfermer, c’était Hillary
Clinton, dont l’image était ici l’exact opposé de la bonté angélique qu’elle
affectionnait. En lieu et place de la noble professionnelle qui se battait pour
les femmes et les enfants, cette Hillary était une criminelle ; au lieu de la
sainte guerrière que j’avais vue au rassemblement de la Fondation Clinton à
New York, cette Hillary était une récidiviste qui méritait une cellule à
Leavenworth. La jubilation et l’hilarité avec lesquelles les délégués de Trump
renversaient l’image angélique d’Hillary étaient remarquables : les délégués
assis autour de moi quand les premiers « Enfermez-la » se sont élevés
mangeaient du popcorn. Une douce vieille dame derrière moi a fini par me
demander si elle pouvait s’appuyer sur mon épaule pour se lever et se
rasseoir. Quelques minutes plus tard, j’ai entendu sa petite voix emportée par
l’excitation : « En ! Fer ! Mez ! La ! »

Mais quand le sénateur obséquieux et moralisateur Ted Cruz est monté sur
scène, ça ne s’est pas passé comme prévu. Cruz a servi ce verbiage creux qui
fait d’ordinaire ronronner d’aise la droite. Mais après vingt minutes de
bouillie, le public a noté une chose : Cruz n’avait pas annoncé son soutien
officiel à Trump, son grand rival des primaires. Alors qu’il allait conclure, les
délégués ont explosé : « Sou ! T’nez ! Trump ! » À côté de moi, un homme
hurlait dans sa pancarte roulée en mégaphone. Le grossiste en platitudes de
droite traditionnelles est sorti de scène sous les huées.

Ce n’était plus le Parti républicain de Ted Cruz. Sa femme, assise dans le


public, s’est fait interpeller au cri de « Goldman Sachs », la banque
d’investissement qui l’employait. Même les guerres culturelles, la matière
première de la réaction américaine, étaient suspendues à Cleveland. Dans un
des moments les plus révélateurs de la convention, un orateur ouvertement
homosexuel a condamné les guerres culturelles comme une diversion et il a
été applaudi pour ces propos. Personne ici ne se lamentait contre l’horreur
des dépenses sociales. Le libre-échange, ce pilier de la foi républicaine, était
totalement absent.

Enfin, Donald Trump, qu’un orateur a présenté comme « le milliardaire en


col bleu de l’Amérique », s’est avancé pour se présenter en protecteur de
l’Amérique des travailleurs. Et en comparaison avec tout ce qui s’était passé
pendant la semaine, il paraissait finalement… presque raisonnable.

Bien sûr, une grande partie de ce que Trump a cherché à vendre à la nation
ce soir-là était une vision terriblement exagérée du terrorisme et de la petite
délinquance. Mais la peur sous-jacente que Trump convoquait était réelle. La
classe moyenne se désintégrait réellement, et notamment à cause de ces
terribles accords de libre-échange et d’une administration démocrate à
Washington étrangement indifférente. Pour une grande partie du pays, il était
exact que l’économie ne marchait plus et il était tout aussi exact que la
démocratie ressemblait souvent à un spectacle au service des puissants.
Trump désignait ce cynisme typiquement américain dans des termes
remarquablement directs. « Les grandes entreprises, les médias de l’élite et
les grands donateurs se rangent tous derrière la campagne de mon adversaire
parce qu’ils savent qu’elle va maintenir en place ce système truqué, disait-il.
Ils lui balancent cet argent parce qu’ils ont un contrôle total sur tout ce
qu’elle fait. C’est leur marionnette, et ils tirent les ficelles. »

Le républicain s’est aussi engagé auprès de l’électorat ouvrier laissé pour


compte de la reprise. « Je suis allé voir les ouvriers d’usine virés et les
communautés broyées par nos accords de commerce horribles et injustes »,
annonçait Trump au sommet de son discours, dans un écho bien
reconnaissable au héros libéral Franklin Roosevelt. « Ce sont les hommes et
les femmes oubliés de notre pays. Des gens qui travaillent dur mais qui n’ont
plus de voix. Je suis votre voix. »

Il y avait du brillant dans les fanfaronnades du milliardaire. En dénonçant


le libre-échange et les guerres culturelles, il dynamitait l’orthodoxie
consensuelle qui avait régné si longtemps à Washington. Cette orthodoxie
avait permis, entre autres, les trahisons sans fin des travailleurs par les
démocrates, qui pouvaient savourer les chroniques de Tom Friedman et
célébrer les vainqueurs de la mondialisation sans cesser de compter sur les
voix des travailleurs en colère puisque ces gens n’avaient « nulle part ailleurs
où aller ». Mais le clintonisme ne pouvait marcher que si les républicains
jouaient leur rôle et adhéraient à l’orthodoxie du libre-échange. Enlevez ce
consensus, faites des démocrates le seul parti de la mondialisation, et les
voilà aussitôt exposés à une révolte des travailleurs dans leurs propres rangs.

Trump en appelait ouvertement à une telle révolte. Il se présentait


explicitement en protecteur des cols bleus. Et les ouvriers, les blancs en tout
cas, affluaient en masse à ses meetings. Des sondages réalisés peu après la
convention montraient que le novice politique Trump était en train de
rattraper la suprême politicienne Hillary Clinton. Les démocrates allaient-ils
remarquer que l’équation politique avait changé ?

Philadelphie vertueuse

Le slogan officiel de la convention démocrate à Philadelphie était « Stronger


together [Plus forts ensemble] », une pique contre la politique de division
trumpienne. Mais le véritable thème du rassemblement était la bonté, cette
qualité morale dont j’avais vu la mise en scène au Best Buy Theater de New
York en 2015. La campagne de 2016 d’Hillary devait être la plus grande
quête vertueuse de tous les temps.

Une vertu véhémente et purifiée ; une vertu fière et agressive ; une vertu si
stratosphériquement angélique que nul ne pouvait espérer la surpasser. Ces
gens sur la scène du Wells Fargo Center de Philadelphie étaient tout
simplement meilleurs , tellement meilleurs que tous les républicains mal
embouchés de Donald Trump.

La bonté jaillissait sur la scène comme un geyser inépuisable. Les délégués


entendaient parler de gens qui avaient réussi malgré le handicap ou le
terrorisme ou d’horribles blessures ou de dures maladies. Des gens que le
président Obama avaient serrés dans ses bras et qui souhaitaient à « tous les
Américains de pouvoir serrer dans leurs bras le président Obama ». Des gens
qui étaient allés en Irak et qui croyaient au leadership d’Hillary.

On pouvait voir des larmes couler encore et encore sur des visages nobles.
Une vidéo racontant l’histoire d’une ancienne sans-papiers la montrait tentant
de ravaler ses larmes par trois fois. Dans une autre vidéo, on voyait une petite
fille pleurer parce qu’elle craignait que ses parents soient expulsés. Quand
Hillary Clinton a pris l’enfant terrifiée sur ses genoux en lui promettant de la
protéger, de nouvelles larmes ont coulé, cette fois sur le visage des grandes
personnes assises à côté de la vertueuse et protectrice Clinton.

Il y avait une dimension nécessaire et salutaire dans tout cela. Trump


méritait largement d’être dénoncé pour sa xénophobie et son sexisme. De
nombreux électeurs ont fini par soutenir Hillary uniquement pour exprimer
leur dégoût du racisme républicain. Mais il n’est pas si facile de transformer
un congrès politique en séance de catéchisme. Et ce que j’ai vu à Philadelphie
était une performance creuse. La quête vertueuse était constamment battue en
brèche par les sinistres réalités. Comme les fêtes somptueuses données par les
banques d’investissement et dont les participants entendaient parler. Ou
l’arrangement que le parti du syndicalisme avait conclu avec Uber pour
transporter les délégués jusqu’à la salle de la convention.

Chacune de ces contradictions révélait le problème plus général auquel le


Parti démocrate était confronté en 2016 : il est difficile pour un groupe de
s’élever contre les puissants quand les puissants sont d’éminents membres de
ce même groupe. Ainsi, de très nombreux délégués agitaient des pancartes
contre l’Accord de partenariat transpacifique et scandaient « Non au TPP ! ».
Mais au troisième jour de la convention, beaucoup de ces mêmes délégués
ont acclamé Barack Obama, qui ne s’est pas ménagé pour faire du TPP la
dernière grande réalisation de son mandat.

Une autre fois, l’ancien candidat à la présidentielle Howard Dean a déclaré


aux démocrates : « Nous avons besoin d’un président qui garantira que les
plus riches d’entre nous respectent les mêmes règles que les Américains des
classes moyennes laborieuses » – des mots louables, parfaitement dans le ton
de l’esprit de révolte de 2016. Mais peu avant, la convention avait accueilli
l’ancien procureur général Eric Holder, dont le nom symbolise le
renoncement du gouvernement à poursuivre les riches banquiers responsables
de fraudes.

Dans le discours d’introduction de la convention, Elizabeth Warren,


sénatrice du Massachusetts, a énuméré les difficultés qui assaillaient les
travailleurs et rappelé aux délégués :
La Bourse bat des records. Les profits des grandes entreprises n’ont jamais été
aussi élevés. Les PDG gagnent des dizaines de millions de dollars. Il y a beaucoup
de richesse en Amérique, mais elle ne ruisselle pas jusqu’aux familles
travailleuses comme les vôtres. Est-ce que ça pose un problème à quelqu’un ici ?

« Ici ? » Ces choses se produisaient sous la présidence démocrate de Barack


Obama. Si la richesse ne ruisselait pas, c’était directement imputable aux
choix politiques d’Obama et de son prédécesseur démocrate, Bill Clinton,
tous deux apothéosés les jours suivants.

En somme, les candidats démocrates avaient du mal à énoncer un message


économique séduisant en 2016 parce que ce message était immédiatement
contredit par les actes ou les renoncements de l’administration démocrate en
place. Il ne leur restait plus que la vertu pour tenter de vendre leur
programme aux électeurs.

Lors de cette semaine, le point culminant de ce concours d’excellence et


d’accomplissement moral démocrate a été l’apparition d’Hillary Clinton elle-
même, une vision de la vertu toute de blanc vêtue, proclamant sur nous une
série de palpitantes banalités. La nation était face à un grave défi, annonçait-
elle, un véritable « moment du Jugement ». Le nom de la menace était
Donald Trump, un homme, accusait Clinton, qui « veut nous séparer – du
reste du monde et les uns des autres ».

Clinton nous assurait aussi qu’elle se souciait des détails, qu’elle savait
comment apporter des solutions concrètes, « étape par étape », à des
problèmes réels. Puis, se tournant vers les travailleurs américains en colère
qui devaient décider de l’issue de l’élection, elle promettait « davantage de
bons emplois avec de meilleurs salaires » et elle exposait précisément
comment elle allait apporter des améliorations concrètes, étape par étape, à
leur situation :
Je suis convaincue que l’Amérique prospère quand la classe moyenne prospère.
Je suis convaincue que notre économie ne fonctionne pas comme elle le devrait
parce que notre démocratie ne fonctionne pas comme elle le devrait. C’est
pourquoi nous devons nommer des juges de la Cour suprême qui vont faire sortir
l’argent de la politique et étendre le droit de vote, pas le limiter.

Si les démocrates réunis ce jour-là ont noté la déconnexion entre le


problème et la solution dans cette manœuvre oratoire, ils n’ont rien laissé
paraître. Sans doute pensaient-ils, comme Hillary Clinton, que le vrai clivage
entre les deux partis en 2016 portait plus sur la bonté que sur un programme
qui répondait aux préoccupations des gens ordinaires. « Nous nous élèverons
contre la rhétorique méchante et clivante d’où qu’elle vienne », déclarait la
candidate Clinton en référence aux nombreuses remarques racistes et cruelles
de Trump. « Finalement, disait-elle en conclusion, ça peut se résumer à ce
que Donald Trump ne comprend pas : l’Amérique est grande – parce que
l’Amérique est bonne. »

Mais quand je pense à la convention démocrate, ce n’est pas une image de


bonté sublime mais une scène d’une absurdité confondante qui me revient
toujours à l’esprit. Je traverse à pied le vaste Sahara du parking du centre des
congrès de Philadelphie par quarante degrés – une chaleur si intense, si
exacerbée par l’asphalte qu’il est difficile de penser. Il y avait bien sûr des
vigiles et une barrière de sécurité pour que personne ne s’écarte du chemin
mais, de l’autre côté de la clôture, un personnage sans doute bien introduit
avait réussi à garer un bus scolaire et, tandis que les masses en nage se
traînaient devant lui, il les sermonnait au mégaphone sur l’importance de
l’innovation.

La campagne d’union nationale


– et comment elle a échoué

Puis ce fut le grand chambardement. Presque tous les sondages, du plus


scientifique au plus amateur, annonçaient Hillary Clinton gagnante. Presque
tous les journaux sérieux l’appuyaient, presque toutes les célébrités étaient de
son côté. Elle avait tendu la main aux républicains. Elle avait choisi un
modéré pour la vice-présidence. Elle avait dépensé pratiquement deux fois
plus que Trump. Elle avait le soutien enthousiaste de Wall Street et de la
Silicon Valley, de républicains comme Colin Powell et Hank Paulson. Elle
avait mené une campagne d’union nationale – un grand rassemblement des
accomplis et des respectables – et elle a fait fiasco. Donald Trump, un
homme qui ne connaissait pas grand-chose au gouvernement, qui avait
fracturé son propre parti et insulté inutilement des millions d’électeurs, a
rallié suffisamment de soutien dans l’Ohio, la Pennsylvanie et le Michigan
pour la battre à plates coutures au collège électoral.

Les bourdes et les scandales qui ont marqué la fin de la campagne méritent
d’être rappelés, bien sûr : la décision d’Hillary de ne pas se rendre dans l’État
jusque-là libéral du Wisconsin, qu’elle a fini par perdre ; le piratage des
comptes de messagerie de plusieurs responsables démocrates ; l’apparente
réouverture de l’enquête du FBI contre Hillary peu avant l’élection ; et les
augmentations importantes des primes Obamacare, qui sont arrivées (comme
envoyées par Trump lui-même) juste avant l’issue de la compétition.

Mais rien ne sert d’éluder l’évidence : c’était un échec catastrophique pour


l’idéologie de la classe professionnelle. Hillary s’était présentée comme la
candidate au CV brillant, une experte hyper-compétente qui savait comment
chaque chose fonctionnait et qui nous était amenée par les toutes dernières
avancées du microciblage et du Big Data. Ses publicités nous invitaient à
nous offusquer de la vulgarité de Trump mais ses projets pour aider une
classe moyenne en pleine désintégration n’ont jamais été très clairs. Sa
stratégie de campagne, consistant à flatter les républicains instruits dans les
banlieues tout en morigénant les « lamentables » sans instruction qui étaient
attirés par son adversaire, a fait d’elle une caricature de tout ce que les gens
n’aimaient pas chez les professionnels.

Bien sûr, la campagne d’Hillary en a convaincu certains. Les journalistes


des organes de presse prestigieux semblaient y voir une croisade et ils se sont
engagés avec un enthousiasme sans précédent. Sa stratégie de main tendue
aux très-instruits a si bien fonctionné dans les zones prospères et les villes
universitaires qu’elle a même fait mieux que son prédécesseur Barack Obama
dans des endroits comme les banlieues huppées de Darien (Connecticut) et
Wellesley (Massachusetts)   3 . Et bien sûr, elle a collecté et dépensé presque
deux fois plus que Donald Trump.

Mais ce sont les circonscriptions ouvrières plus densément peuplées du


Nord du Midwest qui lui ont fait la peau. Dans cette région, les comtés
désindustrialisés ont abandonné l’un après l’autre leur allégeance politique
traditionnelle pour embrasser le discours dur du milliardaire. Au niveau
national, Hillary a été devancée de quarante-huit points chez les hommes
blancs qui ne sont pas allés à l’université et de vingt-sept points chez les
femmes blanches dans la même situation – un groupe que les démocrates
s’étaient attendus à voir transporté par la perspective d’une femme présidente
et terrifié par le sexisme grossier de Trump. Les électeurs ouvriers non blancs
lui sont restés fidèles, mais pas avec le même enthousiasme et dans les
mêmes proportions que pour Barack Obama   4 . Peu après l’élection, une
journaliste du New York Times s’est rendue dans un quartier noir de
Milwaukee, dans le Wisconsin – l’un des États industriels qu’Hillary a
perdus –, et elle a découvert que les électeurs n’avaient simplement plus rien
à faire de la candidate démocrate. Autrefois, Barack Obama avait été un héros
pour eux mais, comme le disait un commerçant, « puis il y a eu ces huit
années »   5 .

On ne saura jamais précisément quelles questions ont fait sombrer Hillary


Clinton mais le libre-échange a certainement joué un grand rôle. Selon les
sondages sortie des urnes de 2016, parmi les électeurs sceptiques sur le libre-
échange – et ils étaient plus nombreux que les optimistes – Trump a devancé
Clinton de trente-deux points   6 . Ce qui rend ce résultat si émouvant, c’est,
bien sûr, que c’est avec cette question que tout a commencé pour les Clinton :
c’est par ce sujet, pendant le débat sur l’Aléna en 1993, que le libéralisme en
col blanc s’est défini. C’est par là que les jeunes libéraux brillants qui
savaient comment faire marcher une économie ont commencé à porter le fer
dans la plaie du syndicalisme. Au fil des ans, le libre-échange est devenu le
lieu où les éditorialistes libéraux et les économistes primés allaient se
rassembler pour célébrer la façon dont leur vision du monde éclairée
coïncidait avec leur incroyable prospérité. Et le libre-échange est maintenant
la casse où tout ça a été mis en pièces, où l’Amérique en col bleu a enfin pris
sa revanche sur la dynastie Clinton.

J’ai conclu la première édition de ce livre en exhortant les libéraux en col


blanc, mes semblables, à se regarder dans le miroir. Je voulais qu’ils
comprennent qu’en un sens nous sommes responsables de ce qui est arrivé
aux Américains moyens et que les démocrates devaient changer de cap, pour
le bien du pays comme pour ce que j’appelais « la santé même du parti ».

Il n’est pas difficile d’imaginer à quoi un tel projet de reconstruction va


ressembler. Les démocrates vont devoir se rappeler qui ils sont. Il faudra
qu’ils se consacrent à nouveau au bien-être économique des citoyens
ordinaires. Ils doivent s’en prendre ouvertement à la concentration de
richesse et de pouvoir économique, dans la Silicon Valley comme dans les
campagnes. Ils doivent redécouvrir que l’enseignement supérieur, comme la
santé, est un droit du peuple, et non un privilège. Il leur faudra se détourner
des théories aussi commodes que stupides sur la libération générale par les
smartphones. Ils vont devoir se défaire de leur admiration fumeuse pour Wall
Street. Réfléchir à deux fois aux accords de libre-échange. Défendre le droit
des travailleurs à s’organiser. Se remettre à appliquer les lois antitrust et
expliquer clairement au pays pourquoi ils font toutes ces choses.

Mais même après la débâcle de 2016, les libéraux ne semblent guère prêts
à l’examen de conscience qu’on attend d’eux. Bien au contraire : ils ont mené
une campagne qui a symbolisé tout ce que le point de vue de la classe libérale
pouvait avoir de déplorable et, suite à son échec, ils ont insisté pour rejeter la
faute sur tout le monde sauf eux. Alors que j’écris ces mots, on entend des
responsables démocrates affirmer que si Hillary Clinton a perdu, c’est la faute
de Bernie Sanders. Ou la faute du sexisme. Ou la faute des « fake news ». Ou
la faute des vraies news. Ou la faute de la Russie. Ou la faute du FBI. J’en ai
même entendu qui affirmaient que toute tentative de regagner le vote ouvrier
était une capitulation tacite avec le racisme. Plutôt perdre les futures élections
que se battre pour le vote de ceux qui ont rejeté leur Hillary bien-aimée.

Donald Trump, pour sa part, fera une épitaphe presque parfaite pour l’ère
du libéralisme de la classe professionnelle. Il est le contraire de tout ce
qu’elle respecte. Barack Obama a terminé son mandat en publiant des articles
scientifiques dans des revues comme Science et la Harvard Law Review .
Trump, en revanche, manque totalement d’expérience du gouvernement, n’a
que mépris pour l’expertise et se montre particulièrement indifférent aux
faits – autant de rejets manifestes de l’idéologie professionnelle. La politique
bipartisane de Washington, il n’en avait rien à battre ; et d’ailleurs, beaucoup
d’électeurs l’ont choisi précisément parce qu’il menaçait de tout chambouler
à la capitale. Il est un doigt d’honneur fait homme pour le processus, le
consensus et la réflexion compassée qui ont marqué la conception de la
présidence de Barack Obama.

On passe donc une fois de plus d’un gouvernement par un groupe de riches
à un gouvernement par un autre groupe de riches. Le centrisme consensuel
cède le pas à l’autoritarisme, qui s’autodétruira avec le temps et laissera une
nouvelle chance aux consensuels, qu’ils finiront par saboter, et ainsi de suite.
Quand tout cela prendra-t-il fin ? Quand le Peuple reprendra enfin son parti.

I . En 2000, grâce à la majorité républicaine au Congrès, Clinton a fait passer


une loi pour accorder à la Chine le statut de « Permanent Normal Trade
Relations [Relations commerciales normales permanentes] », en même temps
que son administration soutenait l’entrée de la Chine dans l’OMC. [ndt]

II . Le soir du 7 juillet 2016, à la fin d’une manifestation pour protester contre


la violence policière (et en particulier la mort de deux hommes noirs quelques
jours plus tôt), un tireur isolé tue sept policiers et en blesse cinq autres – ce
serait le bilan le plus grave enregistré parmi les forces de l’ordre aux États-
Unis depuis le 11 septembre 2001. [nde]

III . Le 8 octobre 2016, le Washington Post a rendu public un enregistrement


réalisé dans les coulisses de l’émission de NBC Access Hollywood en 2005,
où Donald Trump se vantait, entre autres, de pouvoir « attraper les femmes
par la chatte ». [ndt]
Remerciements
Ce livre doit énormément à mes deux chercheurs, Alex Kelly et Zachary
Davis, qui ont accompli un travail exemplaire sur toutes sortes de sujets. La
première salve de remerciements va également aux personnes qui ont
contribué aux passages de ce livre déjà publiés ailleurs : Dave Daley de Salon
, Chris Lehman de Bookforum et James Marcus et l’équipe de Harper’s .

John Summers, du Baffler , a attiré mon attention sur le thème de


l’innovation, il m’a convaincu de prendre le Massachusetts comme modèle de
l’État bleu et m’a ensuite apporté une aide considérable pendant mon séjour
sur place. Pour m’avoir aidé à comprendre le Massachusetts, je tiens aussi à
remercier Noah McCormack, Chris Sturr, Chris Faraone, Elena Letona, John
Redford et Harris Gruman, qui a été pour moi source d’informations mais
aussi de plusieurs excellentes idées. Debra Fastino m’a servi de guide à Fall
River. Jonathan Soroff m’a donné de précieux éclairages sur Martha’s
Vineyard. Art et Linda Dhermy ont passé une journée à me montrer le
paysage industriel de Decatur (Illinois).

Eric Klinenberg, Kate Zaloom, Tom Geoghegan et Dave Mulcahey m’ont


tous encouragé dans les premiers temps de ce projet. Jim McNeill et George
Scialabba m’ont suggéré d’excellentes modifications préliminaires. Dean
Baker a répondu bravement aux innombrables questions que je lui ai posées.

Jeff Schmidt m’a aidé à saisir l’idéologie professionnelle ; Zillah


Eisenstein avait une intelligence particulière du personnage d’Hillary
Clinton ; Brendan Williams m’a expliqué Obamacare ; Milford Bateman m’a
promené parmi les désastres de la microfinance ; Barry Lynn m’a aidé à
comprendre la législation antitrust ; Bill Black en savait long sur Dodd-Frank
et le déclin du professionnalisme ; Peter Edelman comprend la réforme de
l’aide sociale comme personne ; Heather Ann Thompson et Jessica Steinberg
m’ont apporté une aide considérable sur la question de l’incarcération de
masse ; Paul Maliszewski m’a aidé à suivre la trace de la classe créative ; et
Bill Curry a exposé la grande histoire du renoncement démocrate. Johann
Hari a fait de nombreuses suggestions brillantes pour ce livre ; Chris Shiflett
a eu une idée absolument géniale ; Barbara Ehrenreich a débusqué et
diagnostiqué sans effort l’absurdité latente dans tous les sujets que j’ai portés
à son attention.

Joe Spieler s’est occupé de mes affaires littéraires avec humour et


compétence. Prudence Crowther a fait un extraordinaire travail de correction.
Sara Bershtel et Riva Hocherman méritent la reconnaissance maximale pour
avoir transformé un manuscrit chaotique en livre. Ça a été un sprint infernal,
cette fois-ci, mais grâce à elles, on en est venus à bout.
Notes de référence

Introduction : Libéral, je te parle !


1. Voir la figure 3 dans l’article d’Andrew Figura et David Ratner, « The
Labor Share of Income and Equilibrium Unemployment », FEDS Notes , 8
juin 2015.

2. Ces chiffres sont ceux qu’avancent Piketty et Saez, analysés par


l’économiste Josh Bivens, de l’Economic Policy Institute (Josh Bivens,
« Taking Redistribution and Growth Seriously », EPI Briefing Paper , à
paraître, Table 1, p. 45).

3. Lire « Striking It Richer : The Evolution of Top Incomes in the United


States (Updated with 2013 Preliminary Estimates) », un article daté du 25
janvier 2015, disponible sur le site de l’Econometrics Laboratory (université
de Californie, Berkeley).

4. Lire Philip Longman, « Wealth and Generations », Washington Monthly ,


juin-juillet 2015.

5. Sarah Anderson, « Off the Deep End : The Wall Street Bonus Pool and
Low-Wage Workers », Institute for Policy Studies , 11 mars 2015.

6. « La banque américaine IndyMac en faillite », Le Monde.fr, AFP, AP et


Reuters, 12 juillet 2008. [nde]

7. The Center Holds est le titre de la deuxième partie de la chronique des


années Obama de Jonathan Alter : The Center Holds : Obama and His
Enemies , Simon & Schuster, 2013.

8. Sur ces thèmes, Thomas Frank a écrit One Market Under God : Extreme
Capitalism, Market Populism, and the End of economic Democracy ,
Doubleday, 2000 (Le Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et
populisme de marché , trad. fr. Frédéric Cotton, Agone, 2003). [nde]

9. Lire « États-Unis : le sauvetage de l’assureur AIG en 2008 était bien


illégal », Latribune.fr et AFP, 16 mai 2015. [nde]

10. Ron Suskind, Confidence Men : Wall Street, Washington, and the
Education of a President , Harper, 2011, p. 235.
Notes de référence

I. Théorie de la classe libérale


1. Pour un examen plus complet de ces preuves, notamment concernant les
républicains, lire mon livre de 2008, The Wrecking Crew (Macmillan).

2. Le Fédéraliste , trad. fr. Gaston Jèze, Giard et Brière, 1902, p. 69-70. [ndt]

3. Cité dans The Age of Jackson d’Arthur Schlesinger Jr., Little Brown, 1953,
p. 125.

4. Brooks Jackson, Honest Graft. Big Money and the American Political
Process , Knopf, 1988, p. 35.

5. Christopher Lasch, première phrase de son livre The New Radicalism in


America 1889-1963 , W. W. Norton, 1965.

6. Charles Derber, William A. Schwartz et Yale Magrass, Power in the


Highest Degree. Professionals and the Rise of a New Mandarin Order ,
Oxford, 1990, p. 4.

7. Ivan Illich, Disabling Professions , Marion Boyars, 1977, p. 17.

8. Magali Larson, The Rise of Professionalism. A Sociological Analysis ,


University of California Press, 1977, p. xvii.

9. Charles Derber et al., Power in the Highest Degree… , op. cit ., p. 16-17 ;
sur le jargon et la mystification, lire p. 92-94.

10. Sur le rôle de « tutelle sociale [social trustee ] » des professions, lire le
chapitre ii de Steven Brint, In an Age of Experts. The Changing Roles of
Professionals in Politics and Public Life , Princeton, 1996.
11. Frank Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise , Sage
Publications, 1990, p. 104.

12. Frank Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise , op. cit. , p. 35.

13. Le texte de Chomsky, « Les intellectuels et l’État », est paru dans Écrits
politiques, 1977-1983 , Acratie, 1984, p. 10-52. [ndt]

14. Magali Larson, The Rise of Professionalism… , op. cit ., p. 134. Sur la
profession médicale à l’époque de Jackson, lire le premier chapitre de Paul
Starr, The Social Transformation of American Medicine. The Rise of a
Sovereign Profession and the Making of a Vast Industry , Basic Books,
1982 – « La mystification et la dissimulation » sont tirés d’un éditorial
indigné de l’Evening Star de New York en 1833 cité par Starr.

15. Je décris plus en détail ce jardin dans What’s the Matter with Kansas ?
[Pourquoi les pauvres votent à droite , trad. fr. Frédéric Cotton, Agone, 2013,
p. 127].

16. Je reprends ici le bilan de l’action des « professionnels contre la


démocratie » dressé par le politiste Albert W. Dzur dans Democratic
Professionalism. Citizen Participation and the Reconstruction of
Professional Ethics, Identity, and Practice , Penn State Press, 2008.
L’ouvrage classique sur l’échec de la technocratie dans la guerre du Vietnam
est bien sûr de David Halberstam, The Best and the Brightest , Ballantine
Books, 1972 [On les disait les meilleurs et les plus intelligents , trad. fr. Jean
Rosenthal, Robert Laffont, 1974].

17. Jeff Manza et Clem Brooks, Social Cleavages and Political Change ,
Oxford, 1999, p. 5 et 213.

18. Chris Hedges, The Death of the Liberal Class , Nation Books, 2011 [La
Mort de l’élite progressiste, trad. fr. Nicolas Calvé, Lux, 2012].

19. Chris Hayes, Twilight of the Elites. America After Meritocracy , Crown,
2012, p. 48.

20. Steven Brint, « The Political Attitudes of Professionals », Annual Review


of Sociology , 1985, vol. 11, p. 400.

21. Steven Brint, In An Age of Experts, op. cit. , p. 86 et 410.

22. Magali Larson, The Rise of Professionalism … , op. cit ., p. xvii et 236.

23. Charles Derber et al., Power in the Highest Degree… , op. cit ., p. 174.

24. Jonathan Alter, The Promise : President Obama, Year One , Simon &
Schuster, 2010, p. 64.

25. C’est l’idée développée par Jeff Schmidt dans Disciplined Minds. A
Critical Look at Salaried Professionals and the Soul-Battering System That
Shapes Their Lives , Rowman & Littlefield, 2000, p. 208.

26. Charles Derber et al., Power in the Highest Degree… , op. cit ., p. 182.

27. Lire Magali Larson, The Rise of Professionalism… , op. cit ., p. x ; Charles
Derber et al., Power in the Highest Degree… , op. cit ., p. 188 ; ou le
chapitre iii de l’ouvrage classique de Barbara Ehrenreich, Fear of Falling .
The Inner Life of the Middle Class , Pantheon, 1989.

28. On trouvera à l’adresse suivante un précieux index des nombreux articles


du Hamilton Project sur l’enseignement supérieur et l’inégalité :
www.hamiltonproject.org/papers/ .

29. Bill Knapp, « Middle Class Is Moving Forward, Not Backward »,


Washington Post , 15 janvier 2012.

30. Arne Duncan, cité in Paul Tough, « What Does Obama Really Believe
In », New York Times Magazine , 15 août 2012.

31. Ben Bernanke, « Remarks on Class Day, 2008 », Harvard University,


www.federalreserve.gov/newsevents/speech/bernanke20080604a.htm .

32. Thomas Friedman, « My Secretary of State », New York Times , 27


novembre 2012. Pour d’autres exemples de ce genre de discours, lire Chris
Hayes, Twilight of the Elites… , op. cit . p. 48-49.

33. William R. Emmons, Bryan J. Noeth, « Why Didn’t Higher Education


Protect Hispanic and Black Wealth ? », In the Balance (une publication de la
Federal Reserve Bank of St. Louis), 2015, no 12.

34. Jeff Schmidt, Disciplined Minds … , op. cit ., p. 21–24.

35. Eliot Freidson, cité dans Magali Larson, The Rise of Professionalism… ,
op. cit ., p. xii .

36. James K. Galbraith, « How the Economists Got It Wrong », The


American Prospect , 19 décembre 2001.

37. Sur ce sujet, lire Yves Smith, ECONned , Palgrave Macmillan, 2010.

38. Bernard Crick, In Defence of Politics , Penguin, 1964 ; Evgeny Morozov,


To Save Everything, Click Here , Public Affairs, 2013 [Pour tout résoudre,
cliquez ici : l’aberration du solutionnisme technologique , trad. fr. Marie-
Caroline Braud, Fyp Éditions, 2014, p. 137] ; Albert W. Dzur, Democratic
Professionalism… , op. cit ., p. 87.

39. David Callahan, Fortunes of Change. The Rise of the Liberal Rich and
the Remaking of America , John Wiley, 2010, p. 284.

40. Morton Keller, Obama’s Time , Oxford, 2014, p. 77.

41. David Callahan, Fortunes of Change …, op. cit. , p. 36-37.


Notes de référence

II. Comment le capitalisme est redevenu cool


1. Theodore White, The Making of the President 1968 , Atheneum, 1969,
p. 425-426.

2. Theodore White, The Making of the President 1972 , Harper Perennial,


2010, p. 38.

3. Ibid .

4. Byron Shafer, Quiet Revolution. The Struggle for the Democratic Party
and the Shaping of Post-Reform Politics , Russell Sage Foundation, 1983,
p. 7, 8 et 530.

5. Barbara Ehrenreich, Fear of Falling…, op. cit ., chap. iii .

6. Sur la campagne de McGovern, lire Jefferson Cowie, Stayin’ Alive. The


1970s and the Last Days of the Working Class , The New Press, 2010. Sur les
scores réalisés chez les « professionnels très qualifiés » et les ouvriers, lire
John B. Judis et Ruy Teixeira, The Emerging Democratic Majority , Scribner,
2002, p. 38. Sur ses bons résultats dans le Massachusetts, lire Lily Geismer,
Don’t Blame Us. Suburban Liberals and the Transformation of the
Democratic Party , Princeton, 2015.

7. Jefferson Cowie, Stayin’ Alive… , op. cit ., p. 235-236.

8. Lire Rick Perlstein, The Invisible Bridge. The Fall of Nixon and the Rise of
Reagan , Simon & Schuster, 2014, p. 317.

9. E. J. Dionne, « The Hart Legacy : He Broke Democrats’ Link With Politics


of New Deal », New York Times , 12 mai 1987.
10. Miller Center, université de Virginie, « Interview with Alfred E. Kahn »,
10-11 décembre 1981, consultable sur le site du Miller Center.

11. J’ai écrit si souvent sur le sujet que je me sens vieux rien qu’à y penser.
Pour un résumé, lire « Phony Spin Even Fox News Won’t Buy » sur S
alon.com .

12. Toutes les citations de ce paragraphe sont extraites de la quatrième


édition du livre de William Leuchtenburg, In the Shadow of FDR. From
Harry Truman to Barack Obama , Cornell, 2015.

13. Manifeste : Charles Peters, « A Neoliberal’s Manifesto », Washington


Monthly , mai 1983 ; « Les solutions des années 1930 » : Randall
Rothenberg, The Neo-Liberals : Creating the New American Politics , Simon
& Schuster, 1984, p. 27 – souligné dans l’original ; « Notre héros » :
manifeste de Charles Peters. Lire également Robert M. Kaus, « The Trouble
with Unions », Harper’s Magazine , juin 1983.

14. Sur le soutien de grandes entreprises au DLC, lire Robert Dreyfuss,


« How the DLC Does It », The American Prospect , 19 décembre 2001. Par
ailleurs, je suis ici l’analyse du DLC esquissée par Kenneth S. Baer dans
Reinventing Democrats. The Politics of Liberalism from Reagan to Clinton ,
University Press of Kansas, 2000 ; Baer souligne l’importance de l’électorat
ouvrier dans les premières réflexions du DLC – « démocrates oubliés »
apparaît p. 97 ; « démocrates à statut socio-économique élevé » est une
formule employée dans le manifeste alors célèbre, « The Politics of
Evasion », écrit en 1989 pour le groupe par les politistes William Galston et
Elaine Kamarck – consultable en ligne à l’adresse
www.progressivepolicy.org/wp-
content/uploads/2013/03/Politics_of_Evasion.pdf .
15. Le manifeste du DLC de 1990 (signé par son président, Bill Clinton) était
intitulé « New Orleans Declaration » ; celui de 1991 « New American Choice
Resolutions ». Tous deux sont résumés par Kenneth S. Baer dans Reinventing
Democrats , op. cit .

16. C’est ce que Baer appelle la période de la « perspective futuriste » du


DLC, p. 167. Michael Rothschild, « Beyond Repair : The Politics of the
Machine Age Are Hopelessly Obsolete », The New Democrat , juillet-août
1995.

17. William Galston et Elaine Kamarck, « Five Realities That Will Shape
21st Century Politics », Blueprint , automne 1998.

18. L’histoire de la dernière triangulation désastreuse du DLC pendant la


présidence de George W. Bush est racontée dans le chapitre ix de Ronald
Brownstein, The Second Civil War. How Extreme Partisanship Has
Paralyzed Washington and Polarized America , Penguin, 2008.

19. Lire Olivia B. Waxman, « Bill Clinton Said He ‘Didn’t Inhale’ 25 Years
Ago. But the History of U.S. Presidents and Drugs Is Much Older »,
Time.com, 29 mars 2017.
Notes de référence

III. L’économie, idiot !


1. Kevin Phillips, The Politics of Rich and Poor. Wealth and the American
Electorate in the Reagan Aftermath , Random House, 1990, p. xx .

2. Donald Barlett et James Steele, America : What Went Wrong ? , Andrews


McMeel, 1992, p. xi .

3. Les deux premières citations sont tirées d’un article du New York Times
« Clinton’s Standard Campaign Speech », daté du 26 avril 1992, et la
troisième d’un discours de Clinton prononcé à Portsmouth, dans le New
Hampshire, en janvier 1992, www.c-span.org/video/?24051-1/clinton-
campaign-speech .

4. Joe Klein, Primary Colors , Machiavelliana, 1996 (Couleurs primaires ,


trad. fr. Alexis Champon, Presses de la Cité, 1996, p. 95, 184, 187). [ndt]

5. Sur l’influence du livre de Reich, lire Bob Woodward, The Agenda : Inside
the Clinton White House , Simon & Schuster, 1994, p. 20.

6. En prenant comme indice de la productivité la production horaire brute et


comme indice des salaires la rémunération horaire réelle des ouvriers, les
deux chiffres étant donnés par le Bureau of Labor Statistics. Lire Susan
Fleck, John Glaser et Shawn Sprague, « The Compensation Gap : A Visual
Essay », Monthly Labor Review , janvier 2011. On peut bien sûr considérer
d’autres indices pour définir ces catégories.

7. Reconnaissons que, depuis, Robert Reich a fini par développer un point de


vue très comparable. Lire, par exemple, son article « The Political Roots of
Widening Inequality », publié dans The American Prospect au printemps
2015.
8. Lire John Summers, « Perpetual Revelations : C. Wright Mills and Paul
Lazarsfeld », Annals of the American Academy of Political and Social
Science , novembre 2006.

9. C. Wright Mills, White Collar. The American Middle Classes , 1951 (Cols
blancs , trad. fr. André Chassigneux, Maspero, 1966). [nde]

10. Steven K. Ashby et C. J. Hawking décrivent cette campagne de « travail


dans les règles » et ses effets dans le chapitre iv de Staley : The Fight for a
New American Labor Movement , University of Illinois Press, 2009 – ses
résultats sont décrits p. 57.

11. Mon article sur les luttes à Decatur, co-écrit avec David Mulcahey, était
intitulé « This Is War » ; il a paru dans le Chicago Reader du 20 janvier
1995. On trouve une analyse similaire de la journée de douze heures dans
Steven K. Ashby et C. J. Hawking, Staley… , op. cit ., p. 64.

12. Don Fites, cité dans Stephen Franklin, Three Strikes. Labor’s Heartland
Losses and What They Mean for Working Americans , Guilford Press, 2001,
p. 42.

13. Louis Uchitelle, « Union Leaders Fight for a Place in the President’s
Workplace of the Future », New York Times , 8 août 1993.

14. La phrase de Plankenhorn a paru pour la première fois dans Thomas


Frank et David Mulcahey, « This Is War », op. cit .

15. Martin Walker, The President We Deserve. Bill Clinton, His Rise, Falls,
and Comebacks , Crown, 1996, p. 61.

16. Sur la nomination de Zoë Baird, lire l’éditorial de Robert Kuttner du 22


janvier 1993, « Zoe Baird : Feminist Legal Titan » ; je l’ai lu sur le site du
Baltimore Sun . Clarence Page a écrit sur les « Yuppie Crimes » dans le
Chicago Tribune du 17 janvier 1993.

17. L’article de Jacob Weisberg était intitulé « Clincest : Washington’s New


Ruling Class » ; il a paru dans The New Republic du 26 avril 1993.
Notes de référence

IV. Les agents du changement


1. Carl Bernstein, A Woman in Charge. The Life of Hillary Rodham Clinton ,
Vintage, 2008 [Hillary Clinton : une femme en marche , trad. fr. Martine
Leroy-Battistelli et Cécile Arnaud, Baker Street, 2008 – lire, par exemple,
p. 421].

2. Extrait d’un discours de Clinton, « Remarks to the Seattle APEC Host


Committee », prononcé le 19 novembre 1993 – qu’on peut lire sur le site de
l’American Presidency Project (P residency.ucsb.edu ).

3. Datée de 1995, la remarque de Clinton est citée dans Martin Walker, The
President We Deserve…, op. cit., p. 343. Lire les chapitres VI et X de mon
propre livre sur l’ère Clinton, One Market Under God… , qui regorge
d’exemples de ce discours de l’inévitabilité si en vogue à l’époque.

4. On peut lire les remarques de Clinton, prononcées le 8 décembre 1993, sur


le site du Miller Center de l’université de Virginie. Le papier à lettres est
décrit par John R. MacArthur dans son livre The Selling of « Free Trade ».
NAFTA, Washington, and the Subversion of American Democracy , Hill &
Wang, 2000, p. 217.

5. John R. MacArthur donne une transcription de la publicité de Iacocca dans


The Selling of « Free Trade »… , op. cit ., p. 223.

6. C’est là l’argument fondamental de MacArthur – ibid .

7. Dirk Johnson, « The Free Trade Accord : Workers on Free Trade : A Split
Along Class Lines », New York Times , 14 novembre 1993.

8. C’est la première anecdote que Jeff Faux rapporte dans son livre The
Global Class War : How America’s Bipartisan Elite Lost Our Future – and
What It Will Take to Win It Back , Wiley, 2006, p. 1.

9. La lettre ouverte a été largement discutée pendant le débat sur l’Aléna. La


citation est tirée de David Lauter, « 283 Top Economists Back Trade Pact,
Letter Shows », The Los Angeles Times , 4 septembre 1993.

10. Lire l’étude de 1997 de Kate Bronfenbrenner, « We’ll Close! Plant


Closings, Plant-Closing Threats, Union Organizing and NAFTA », disponible
sur D igitalcommons.ilr.cornell.edu . L’étude de 2010 est résumée par Robert
Scott dans « Heading South : U.S.-Mexico trade and job displacement after
NAFTA », un « Briefing Paper » de l’Economic Policy Institute daté du 3
mai 2011.

11. Lire l’article de l’économiste Mark Weisbrot, « NAFTA : 20 Years of


Regret for Mexico », Guardian , 4 janvier 2014. Lire également le rapport de
février 2014 que Weisbrot a co-signé avec Stephan Lefebvre et Joseph
Sammut pour le Center for Economic and Policy Research, « Did NAFTA
Help Mexico ? An Assessment After 20 Years ».

12. Friedman a notamment employé l’expression « no-brainer » dans son


article du 3 avril 1997, « Gephardt vs. Gore ». Ses remarques sur l’Aléac ont
été prononcées lors du Tim Russert Show, sur CNBC, le 29 juillet 2006
(transcrites par Nexis).

13. Lire l’article de Daniel Maliniak et Ryan Powers, « Is the Public Really
Learning to Love Globalization? », paru sur « Monkey Cage », un blog du
Washington Post , le 11 juin 2014.

14. Gergen aurait fait cette remarque au cours d’une émission de PBS. Lire
« Another Attempt to Begin Again ; Clinton Hopes to Reach Out To
“Forgotten Middle Class” », Washington Post , 15 décembre 1994. Ann
Devroy, « New Age “Guru to the Glitterati” Advised Clintons », Washington
Post , 11 janvier 1995.

15. L’usage de la formule « counter-scheduling » par Clinton est décrit dans


Jack Germond et Jules Witcover, Mad As Hell : Revolt at the Ballot Box,
1992 , Warner Books, 1992, p. 265.

16. Martin Walker, The President We Deserve… , op. cit ., p. 144.

17. Le passage de Bernstein sur Hillary pendant la retraite avec les


responsables de la Maison-Blanche se trouve à la p. 327 de Carl Bernstein,
Hillary Clinton : une femme en marche , op. cit. – souligné dans l’original.

18. « Heure de gloire » est l’expression employée par le Democratic


Leadership Council pour décrire la victoire de Clinton sur l’Aléna en
décembre 1993 (par Kenneth S. Baer, Reinventing Democrats , op. cit .,
p. 218) ; l’expression a aussi été employée dans des éditoriaux du Baltimore
Sun et de différents journaux du groupe Hearst ; Thomas Friedman l’a
désignée comme l’« heure de gloire » du vice-président Al Gore dans sa
chronique du New York Times du 3 avril 1997. Cliché bonus : il la désignait
aussi dans la même chronique comme un « no-brainer ». « Acte de
bravoure » est l’expression employée par Martin Walker dans The President
We Deserve , op. cit ., p. 285.

19. Christopher Hitchens, No One Left to Lie To. The Triangulations of


William Jefferson Clinton , Verso, 1999, p. 39.

20. Naomi Murakawa, The First Civil Right. How Liberals Built Prison
America , Oxford, 2014.

21. Sur l’évolution du programme démocrate, lire Marc Fisher, « Democratic


Party Platform : An Uneven Progression Over the Years », Washington Post ,
4 septembre 2012. « Augmenter la mise » : les conseillers présidentiels en
question étaient Bruce Reed et Jose Cerda III – ils sont cités, de même que
Biden, dans Naomi Murakawa, The First Civil Right… , op. cit .

22. Joe Lieberman, cité dans Mark Pazniokas, « Tough Stands on Crime May
Ignore Reality », Hartford Courant , 20 octobre 1994.

23. Lire la déclaration de Bill Clinton à cette occasion, « Statement on


Signing Legislation Rejecting U.S. Sentencing Commission
Recommendations », datée du 30 octobre 1995 et disponible sur le site de
l’American Presidency Project. Lire également Ann Devroy, « Clinton Signs
Legislation Keeping Stiff Crack Policy », Houston Chronicle , 31 octobre
1995. J’ai trouvé ce chiffre de 88 % dans un éditorial de l’Atlanta Journal
and Constitution du 20 octobre 1995.

24. Lire Susan J. Douglas, Listening In : Radio and the American


Imagination , Minnesota, 2004, p. 315.

25. Bill Clinton, « How We Ended Welfare, Together », New York Times , 22
août 2006.

26. La remarque de From est à la p. 229 de son livre de 2013 The New
Democrats and the Return to Power , St. Martin’s.

27. La citation de John Harris se trouve dans son livre de 2005, The
Survivor : Bill Clinton in the White House , Random House. D’autres
analyses que j’ai pu lire semblent adopter le même point de vue : il s’agissait
de l’arrivée de Clinton au point de force centriste idéal. Lire Steven M.
Gillon, The Pact : Bill Clinton, Newt Gingrich, and the Rivalry That Defined
a Generation , Oxford, 2008, p. 178 ; et Joe Klein, The Natural : The
Misunderstood Presidency of Bill Clinton , Doubleday, 2002, p. 152.
28. Sidney Blumenthal, The Clinton Wars , Farrar, Straus and Giroux, 2003,
p. 147.

29. Steven M. Gillon, The Pact… , op. cit ., p. 181.

30. Bob Woodward, The Agenda. Inside the Clinton White House , Simon &
Schuster, 1994, p. 240.

31. Ibid ., p. 165.

32. Lire Joseph Stiglitz, The Roaring Nineties. A New History of the World’s
Most Prosperous Decade , W. W. Norton, 2004 [Quand le capitalisme perd
la tête , trad. fr. Paul Chemla, Fayard, 2003, p. 79-81].

33. Sur Al Gore, lire Jeff Faux, « The Next Recession », American Prospect ,
15 août 2000.

34. Daniel Gross, Bull Run : Wall Street, the Democrats, and the New
Politics of Personal Finance , PublicAffairs, 2000, p. 21.

35. Thomas Friedman, « Stock Market Diplomacy ; Clinton’s Foreign Policy


Includes a Regard for How a Move Plays in Global Trading », New York
Times , 6 avril 1994.

36. Hugh McColl, cité à la page sur le Riegle-Neal Banking Act du site
Internet consacré à l’histoire de la Réserve fédérale,
www.federalreservehistory.org/Events/DetailView/50 .

37. Joseph Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête , op. cit ., p. 130.

38. La note de service a été révélée par Nomi Prins et elle est citée dans All
the Presidents’ Bankers. The Hidden Alliances that Drive American Power ,
Nation Books, 2014, p. 371. Sur les effets du Riegle-Neal Act, lire Simon
Johnson et James Kwak, 13 Bankers. The Wall Street Takeover and the Next
Financial Meltdown (Pantheon, 2010, p. 84) et le chapitre iv du Financial
Crisis Inquiry Report , 2011.

39. Joseph Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête , op. cit ., p. 232.

40. Daniel Gross, Bull Run… , op. cit ., p. 96.

41. Lire les mémoires de Robert Rubin (écrits avec Jacob Weisberg), In an
Uncertain World. Tough Choices from Wall Street to Washington , Random
House, 2003, p. 5.

42. Rubin a témoigné en ce sens devant la Commission sur les banques de la


Chambre en mai 1995 ; ses mots sont cités dans Nomi Prins, It Takes a
Pillage , Wiley, 2009, p. 141.

43. Lire « These Gambling Activities », un article sur Glass-Steagall publié


dans The Region , une publication de la Réserve fédérale de Minneapolis,
mars 2000, www.minneapolisfed.org/publications/the-region/issues/3-2000 .

44. Lire Keith Bradsher, « No New Deal for Banking ; Efforts to Drop
Depression-Era Barriers Stall, Again », New York Times , 2 novembre 1995.

45. Cité dans Stephen Labaton, « Agreement Reached on Overhaul of U.S.


Financial System », New York Times , 23 octobre 1999.

46. L’article de Time était écrit par Joshua Cooper Ramo et il a paru dans
l’édition du 14 février 1999.

47. Sur ce sujet, lire « The Real Danger of “One Big Regulator” », ma tribune
dans le Wall Street Journal du 11 novembre 2009.
48. Daniel Gross, Bull Run… , op. cit ., p. 160.

49. Joseph Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête , op.cit. , p. 234.


Notes de référence

V. Il fallait un démocrate
1. C’est une question que j’ai abordée bien plus longuement dans le premier
chapitre de One Market Under God …, op. cit . [Le Marché de droit divin …,
op. cit ., p. 40].

2. Steven M. Gillon, The Pact… , op. cit ., p. xiv.

3. Ibid. , p. 209.

4. Ibid. , p. 213.

5. Ibid. , p. xvi, 217, 218-219.

6. Lire Christopher Glazek, « Raise the Crime Rate », n+1 , hiver 2012.
L’affirmation de Glazek est controversée mais les chiffres qu’il utilise pour
sa comparaison ne sont pas contestés. Lire également « More Men are Raped
in the US than Women, Figures on Prison Assaults Reveal », London Daily
Mail , 3 octobre 2013.

7. Naomi Murakawa, The First Civil Right. How Liberals Built Prison
America , Oxford, 2014, p. 148.

8. Lire Greg Krikorian, « Federal and State Prison Populations Soared Under
Clinton, Report Finds », Los Angeles Times , 19 février 2001.

9. Michelle Alexander, The New Jim Crow. Mass Incarceration in the Age of
Colorblindness , New Press, 2013 [La Couleur de la justice. Incarcération de
masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis , trad. fr. Anika
Scherrer, Syllepse, 2017, p. 83].
10. Lire The Growth of Incarceration in the United States : Exploring Causes
and Consequences , une étude menée par le National Research Council of the
National Academies, 2014, p. 140.

11. Discours de Clinton à la Convention du DLC en 1991.

12. Ces remarques ont été prononcées à l’université du Texas et rapportées


par le Washington Post du 17 octobre 1995.

13. Lire DeWayne Wickham, « Clinton Admits “Regret” on Crack Cocaine


Sentencing », USA Today , 4 mars 2008.

14. Bruce Reed, « The Work Decade », Blueprint , septembre-octobre 2001.

15. Christopher Hitchens, No One Left to Lie To , op. cit ., p. 65.

16. Lire le chapitre v de Peter Edelman, So Rich, So Poor , New Press, 2012 ;
et le rapport publié en 2012 par le National Poverty Center, « Extreme
Poverty in the United States, 1996 to 2011 ».

17. Lire le National Vital Statistics Report, « Nonmarital Childbearing in the


United States, 1940-99 », daté du 18 octobre 2000, fig. 1,
files.eric.ed.gov/fulltext/ED446210.pdf .

18. Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de


l’insécurité sociale , Agone, 2004, p. 96.

19. Sur la financiarisation, lire Dylan Matthews, « The Clinton Economy, In


Charts », Washington Post , 5 septembre 2012. Sur la rémunération des PDG,
lire Alyssa Davis et Lawrence Mishel, « CEO Pay Continues to Rise as
Typical Workers Are Paid Less », un article daté du 12 juin 2014, sur le site
de l’Economic Policy Institute.
20. Ce livre était intitulé One Market Under God [Le Marché de droit divin ,
op. cit .].

21. Daniel Yergin et Joseph Stanislaw, The Commanding Heights. The Battle
Between Government and the Marketplace That Is Remaking the Modern
World , Simon & Schuster, 1998 [La Grande Bataille : les marchés à l’assaut
du pouvoir , trad. fr. J.-P. Cerquant, P. Hersant et S. Lafon, Odile Jacob,
2000, p. 492]. La chaîne américaine PBS a ensuite tiré de ce livre un
documentaire qui porte le même titre.

22. Martin Walker, The President We Deserve… , op. cit ., p. 333, 332.

23. Cité dans Steven Gillon, The Pact… , op. cit ., p. 268.

24. Davis DeWayne et Jeff Lemieux, « Closing the Income Gap », Blueprint ,
été 2000.
Notes de référence

VI. Le hipster sera l’ami du banquier


1. Lire le discours de Reagan prononcé en 1988 à l’université d’État de
Moscou, reproduit notamment sur le site du Miller Center de l’université de
Virginie. On doit au conservateur George Gilder, l’un des auteurs préférés de
Reagan, l’un des premiers témoignages, l’un des plus forts aussi, sur
l’idéologie de la Nouvelle Économie, dans son livre Microcosm. The
Quantum Revolution In Economics And Technology , Simon & Schuster,
1989 [Microcosme : la révolution quantique dans l’économie et la
technologie , trad. fr. Véronique Le Brun, InterÉd, 1990].

2. Ce passage, signé Christopher Locke (l’auteur de Gonzo Marketing ) figure


au premier chapitre du Cluetrain Manifesto Liberté pour le net, manifeste
Cluetrain : la fin du train-train des affaires , trad. fr. Marie-France Pavillet et
Valérie Lavoyer, Village Mondial, 2001, p. 36]. Le texte original est
consultable en ligne sur www.cluetrain.com/book/apocalypso.html .

3. Lire David Moberg, « 3 Troubling Things to Know about Penny Pritzker »,


In These Times , 3 mai 2013.

4. Lire www.uspto.gov/about-us/executive-biographies/michelle-k-lee .

5. Daniel Gross, Bull Run… , op. cit ., p. 83.

6. Steven Gaines, un auteur des Hamptons, cité dans le New York Observer
du 3 août 1998, cité à son tour par Daniel Gross, Bull Run… , op. cit ., p. 142.

7. Daniel Gross, Bull Run… , op. cit ., p. 103.

8. Matt Bai, « Wiring the Vast Left-Wing Conspiracy », New York Times
Magazine , 25 juillet 2004.
9. Fortune , 9 juillet 2007. Le Financial Times a publié un article le 15 juillet
2007 sur le dîner organisé par Mack.

10. Svea Herbst-Bayliss, « Hedge Fund Managers Throw Weight Behind


Obama », 11 juillet 2008.

11. David Callahan, Fortunes of Change …, op. cit. , p. 66.

12. The Great Divide. Retro vs. Metro America , PoliPoint, 2004, p. xvii , 5,
64, 75, 91.

13. Richard Florida, The Rise of the Creative Class , Basic Books, p. xxix , 5
(souligné dans l’original) et 21.

14. Richard Florida, « How the Crash Will Reshape America », Atlantic ,
mars 2009. Lire également Alec MacGillis, « Richard Florida, Mr. Creative
Class, Is Now Mr. Rust Belt », New Republic , 18 décembre 2013.

15. Richard Florida, « Creative Class War », Washington Monthly , janvier-


février 2004.

16. Peter Culshaw, « Barack Obama: Power to the New Creatives », The
Telegraph (Londres), 14 juin 2008.
Notes de référence

VII. Comment la crise a été gâchée


1. Les chercheurs en question étaient Elizabeth McKenna et Hahrie Han, dans
Groundbreakers : How Obama’s 2.2 Million Volunteers Transformed
Campaigning in America , Oxford, 2015, p. 44. Pour les chiffres mentionnés,
lire Jackie Calmes, « Obama Drawing Big Crowds, but Not Like in ’08 »,
New York Times , 9 août 2012.

2. Ces deux exemples, parmi des dizaines d’autres, sont cités par William
Leuchtenburg dans le chapitre x d’In the Shadow of FDR… (op. cit .). Obama
est passé dans l’émission 60 Minutes le 16 novembre 2008.

3. Jacob Weisberg, « The Brilliant Brain Trust », Newsweek , 14 novembre


2008.

4. Jonathan Alter, The Promise… , op. cit. , p. 64. McCaskill est citée dans
Alec MacGillis, « Obama Assembles an Ivy-Tinged League », Washington
Post , 7 décembre 2008.

5. Cité dans Ron Suskind, Confidence Men. Wall Street, Washington, and the
Education of a President , Harper, 2011, p. 196-197.

6. Edmund Andrews et Peter Baker, « Bonus Money at Troubled A.I.G.


Draws Heavy Criticism », New York Times , 15 mars 2009.

7. Elizabeth Warren, A Fighting Chance , Metropolitan, 2014, p. 124.

8. Cette période de l’administration Obama a été reconstituée dans les


moindres détails par Ryan Lizza dans le New Yorker du 30 janvier 2012.

9. Le volet éducatif du plan de relance comprenait le programme « Race to


the Top » d’Obama. Pour sa description, je m’appuie sur Diane Ravitch,
Reign of Error. The Hoax of the Privatization Movement and the Danger to
America’s Public Schools , Knopf, 2013, p. 15-17.

10. Jonathan Alter, The Promise… , op. cit ., 86. Lire également mes propres
réflexions sur le sujet, « More Government, Please ! », Harper’s Magazine ,
décembre 2011.

11. Ron Suskind, Confidence Men… , op. cit ., p. 355.

12. Jonathan Alter, The Promise… , op. cit. , p. 318.

13. Neil Barofsky, Bailout : An Inside Account of How Washington


Abandoned Main Street While Rescuing Wall Street , Free Press, 2012,
p. 156-157.

14. J’ai écrit un article sur ce sujet dans le Wall Street Journal du 22 avril
2009.

15. L’économiste est Greg Mankiw, qui avait été à la tête du comité des
conseillers économiques de George W. Bush – lire sa tribune, « Economists
Actually Agree on This : The Wisdom of Free Trade », New York Times , 24
avril 2015. La remarque d’Obama sur le « pont-levis » était citée dans le New
York Times du 8 mai 2015.

16. Cahier des charges du CFPB, www.consumerfinance.gov/the-


bureau/creatingthebureau .

17. Dan Balz ne donne pas le nom de ce conseiller mais sa déclaration est
citée dans son livre, Collision 2012. Obama vs. Romney and the Future of
Elections in America , Viking, 2013, p. 58.
18. Ibid. , p. 324.

19. Sur le PIB et l’augmentation des salaires, j’utilise les chiffres du Bureau
of Labor Statistics, publiés sur le site de la Fed de Saint-Louis ; la partie que
j’ai utilisée pour les salaires est intitulée « Nonfarm Business Sector : Real
Compensation Per Hour ». Sur le taux de syndicalisation du secteur privé,
j’utilise les chiffres du Current Population Survey, un recensement mené par
le Bureau of Labor Statistics et le Census Department,
www.bls.gov/news.release/union2.nr0.htm . Ma source pour la part des
revenus du travail dans le revenu national est Andrew Figura et David Ratner,
« The Labor Share of Income and Equilibrium Unemployment », op. cit .

20. Selon le Transactional Records Access Clearinghouse de la Syracuse


University, qui analyse les données du département de la Justice ; lire son
rapport, « Federal White Collar Crime Prosecutions at 20-Year Low »,
trac.syr.edu/tracreports/crim/398 .

21. Les remarques de Breuer ont été prononcées le 13 septembre 2012 devant
l’Ordre des avocats de la ville de New York. On peut les lire sur le site du
département de la Justice, www.justice.gov/opa/speech/assistant-attorney-
general-lanny-breuer-speaks-new-york-city-bar-association .

22. Lire Jonathan Alter, The Center Holds : Obama and His Enemies , Simon
& Schuster, 2013, p. 111.

23. Frank Bruni, « The Man or the Moment », New York Times , 6 janvier
2015. Pour une liste plus longue d’experts développant des arguments
similaires, lire mon article, « It’s Not Just Fox News », 11 janvier 2015, sur S
alon.com .

24. Marc Maron, « WTF », épisode 613 (Barack Obama), 22 juin 2015,
disponible sur Wtfpod.com .
25. Peter Thiel, « Competition Is for Losers », Wall Street Journal, 12
septembre 2014.

26. Sur ce dernier sujet, lire David Dayen, « Why Are Drug Companies
Running Amok ? », The Intercept , 16 décembre 2015.

27. Ces chiffres figurent à la page « Division Operations » du site de


l’Antitrust Division ; je reprends les chiffres de « Sherman Act § 2 –
Monopoly », www.justice.gov/atr/division-operations .

28. Ron Suskind, Confidence Men… , op. cit ., p. 164.

29. C’est l’un des thèmes du témoignage de Tim Geithner sur son passage au
secrétariat du Trésor : Stress Test. Reflections on Financial Crises , Crown,
2014.
Notes de référence

VIII. Les défauts d’un esprit supérieur


1. Le fonctionnaire du Massachusetts était Jon Kingsdale, qui était autrefois à
la tête du système d’échange d’assurance de cet État. Ces deux citations
m’ont été suggérées par le commissaire aux assurances de l’État de
Washington Brendan Williams, dont le livre Compromised. The Affordable
Care Act and Politics of Defeat , Createspace Independent Pub, 2015, est un
bon résumé sur la législation, de ses débuts à ses problèmes actuels, avec les
primes qui augmentent et les franchises élevées.

2. Gruber parlait à la Annual Health Economics Conference de 2013. La


vidéo, qui a déclenché une énorme controverse, est visible sur le site du
Washington Post , www.washingtonpost.com/news/post-
politics/wp/2014/11/11/obamacare-consultant-under-fire-for-stupidity-of-the-
american-voter-comment/ .

3. Le principal défenseur de ce point de vue était Gabriel Kolko, auteur de


The Triumph of Conservatism. A Reinterpretation of American History, 1900-
1916 , Free Press of Glencoe, 1963.

4. Ce passage est extrait d’un e-mail écrit par Bryant Hall, un lobbyiste de
PhRMA, en juillet 2009. Les e-mails ont été publiés un peu partout, et
notamment dans le Wall Street Journal du 13 juin 2012.

5. Ces données stupéfiantes ont été compilées par Patrick Egan, « Ashton
Carter and the Astoundingly Elite Educational Credentials of Obama’s
Cabinet Appointees », Washington Post , 5 décembre 2014.

6. Lire Louise Story, « A Rich Education for Summers (After Harvard) »,


New York Times , 5 avril 2009 ; et Joe Wiesenthal, « At D.E. Shaw, Larry
Summers Worked Just One Day A Week », sur le site du Business Insider ,
daté du 6 avril 2009. D’après le rapport du Census Bureau, « Income and
Poverty in the United States : 2013 », le revenu moyen des ménages aux
États-Unis était de 51 939 dollars en 2013.

7. Neil Barofsky, Bailout… , op. cit ., p. 139.

8. Elizabeth Warren, A Fighting Chance , op. cit ., p. 149 – souligné dans


l’original .

9. Jonathan Alter, The Promise… , op. cit. , p. 317.

10. Lire Del Quentin Wilber, « Top Justice Deputy Cole Ready to Leave Post
with Holder », Bloomberg , 16 octobre 2014.

11. Les remarques de Carney ont été prononcées lors d’un point de presse
informel le 2 décembre 2011 ; je les cite d’après leur transcription par le
Political Transcript Wire . Lire également mon article « Too Smart to Fail »
dans The Baffler (2012, no 19).

12. Barack Obama, « Remarks by the President on Health Care and the
Senate Vote on F-22 Funding », sur le site de la Maison-Blanche, 21 juillet
2009.

13. Barack Obama, The Audacity of Hope [L’Audace d’espérer , trad. fr.
Jacques Martinache, Presses de la Cité, 2009, p. 16, 17, 48].

14. Bernard Crick, In Defence of Politics , Penguin, 1964, p. 100.

15. Lire Thomas Friedman, « What’s Second Prize? », New York Times ,
23 juin 2010.

16. David Brooks, « The Solitary Leaker », New York Times , 11 juin 2013 ;
Roger Simon, « Slacker Who Came in from the Cold », Politico , 11 juin
2013.

17. Jonathan Alter, The Promise… , op. cit. , p. 338.

18. Ron Suskind, Confidence Men… , op. cit ., p. 197.

19. Je décris longuement le retour de bâton électoral contre Obama et


compagnie dans mon dernier livre, Pity the Billionaire. The Hard-Times
Swindle and the Unlikely Comeback of the Right , Metropolitan Books, 2012.
J’espère que vous me pardonnerez de ne pas m’y attarder ici.
Notes de référence

IX. Le modèle de l’État bleu


1. Pour ce chapitre, je tiens à remercier particulièrement John Summers, qui
m’a encouragé à explorer ce sujet et qui a écrit un article précurseur sur le
culte de l’innovation à Cambridge, Massachusetts, intitulé « The People’s
Republic of Zuckerstan », The Baffler , 2014, no 24 [« La République
populaire du Zuckerstan », trad. fr. , Agone , 2015, hors-série].

2. Frank Bruni, « A Democrat to Watch in 2015 », New York Times , 30


décembre 2014.

3. « Gina Raimondo for Governor: JOBS PLAN », n.d. (2014),


www.ginaraimondo.com/sites/ginaraimondo/files/gina-raimondo-jobs-
plan.pdf .

4. On peut lire les lamentations d’Emanuel sur le déclin de la classe moyenne


dans le livre qu’il a co-écrit avec Bruce Reed, The Plan : Big Ideas for
America , Public Affairs, 2006, notamment dans le prologue et le chapitre iii .
Les citations d’Emanuel sont tirées, respectivement, de son introduction au
programme technologique de la ville de Chicago et de son article pour CNN
Money , « How Chicago Saved Its Small Businesses », 16 décembre 2014,
money.cnn.com/2014/12/12/smallbusiness/chicago-rahm-emanuel-innovation
.

5. Lire Valerie Straus, « Cuomo Calls Public School System a “Monopoly”


He Wants to Bust », Washington Post , 29 octobre 2014.]

6. Susanne Craig et Jesse McKinley : « Jobs Effort That Cuomo Vowed


Would Fire Up Economy is Slow to Take Hold », New Y ork Times, 15 mai
2015
7. Lire le communiqué de presse du bureau du gouverneur daté du 12
décembre 2014, « Governor Cuomo Launches $50 Million Innovation
Venture Capital Fund to Support and Attract New High-Growth
Businesses », sur Governor.ny.

8. Mes citations sont tirées du manuscrit de sa communication qui m’a été


aimablement fourni par le bureau de Markell.

9. Jack Markell, « Americans Need Jobs, Not Populism », The Atlantic ,


3 mai 2015.

10. Ces statistiques sont rapportées dans la publication de la Boston


Redevelopment Authority, « Retaining Recent College Graduates in Boston :
Is There a Brain Drain? » (2014), disponible sur B
ostonredevelopmentauthority.org . Le matériel promotionnel de la ville se
vante fréquemment de ses nombreux prix Nobel. Lire Jonathan p. Marcus et
al., Our Boston , MBI Publishing Co., 2003, p. 14. Lire également « The
Prominence of Boston Area Colleges and Universities », un article de Denis
M. McSweeney et Walter J. Marshall dans la Monthly Labor Review (juin
2009), publiée par le Bureau of Labor Statistics.

11. Les performances du Massachusetts sur cet indice sont rapportées dans
« Creative Intelligence », un bulletin publié notamment par le Creativity
Group de Richard Florida daté de février 2003. Lire Richard Florida The Rise
of the Creative Class , op. cit ., Table 14.3, p. 256 ; Table 14.2, p. 254 ; et
Table 14.4, p. 261.

12. Lire Lily Geismer, Don’t Blame Us: Suburban Liberals and the
Transformation of the Democratic Party , Princeton, 2015.

13. Lire Edward B. Roberts et Charles Eesley, « Entrepreneurial Impact : The


Role of MIT », un rapport de la Kauffman Foundation daté de février 2009,
cdn.executive.mit.edu/17/a2/bdcaf61a49479de51861040707ac/
mitimpactfullreport.pdf .

14. Lire Barry Bluestone et Alan Clayton-Matthews, « Life Sciences


Innovation as a Catalyst for Economic Development : The Role of the
Massachusetts Life Sciences Center », une étude de mai 2013 publiée par le
Kitty and Michael Dukakis Center de la Northeastern University,
repository.library.northeastern.edu/files/neu:330208 .

15. Je remercie Harris Gruman pour cette image qui ne me quitte plus.

16. L’étude du Center on Budget and Policy Priorities, « Pulling Apart: A


State-by-State Analysis of Income Trends », datée du 15 novembre 2012,
place le Massachusetts à la huitième, septième ou deuxième place selon les
périodes considérées (disponible sur C bpp.org ). D’après les coefficients Gini
de 2013, calculés par le Census Bureau, le Massachusetts est quatrième après
New York, le Connecticut et la Louisiane (ex æquo avec la Géorgie et la
Floride) – lire « Household Income: 2013 », l’un des rapports d’enquête du
Bureau, daté de septembre 2014, Census.gov ; lire également le rapport de
l’Economic Policy Institute, « The Increasingly Unequal States of America.
Income Inequality by State, 1917 to 2012 », daté du 26 janvier 2015,
disponible sur Epi.org .

17. Lire les « State and County QuickFacts » du U.S. Census Bureau. Le taux
de chômage de la ville a été indiqué par Samantha Lavien dans son reportage
pour ABC News, « Fall River Unemployment Rate Is the Worst in MA », 11
mars 2014.

18. Lire Jessica Geller, « Amazon Inks Deal on Fulfillment Center in Fall
River », Boston Globe , 24 novembre 2015.

19. « Fall River’s on the Bike Trail to Nowhere », Fall River Herald-News ,
11 octobre 2015 ; « Stand Up, Wal-Mart! », creators.com, 15 octobre 2012 ;
« Notes from a Liquor Store Before the Debate », creators.com, 8 octobre
2012.

20. Marc Munroe Dion, « A Sicker Fall River Eases Its Pain By Getting
High », Fall River Herald-News , 4 octobre 2015.

21. Les citations sur le maire de Boston sont les titres des notices
nécrologiques de Tom Menino parues dans le Boston Globe et sur le site de la
radio WGBH. Sur l’Institut pour l’innovation, lire l’introduction de son
indice annuel de 2014, « Massachusetts Innovation Economy »,
www.masstech.org/sites/mtc/files/documents/InnovationInstitute/
2014_index_web.pdf .

22. Je vous invite à le lire vous-même : Innovation.mit.edu/about. Je l’ai


découvert dans l’un des seuls articles sarcastiques sur l’innovation que j’ai pu
trouver : Eric Levenson, « Deval Patrick Joins MIT to Innovate Their
Innovation Initiative », publié sur Boston.com le 13 janvier 2015.

23. Obama a même emprunté certains de ses célèbres thèmes de campagne de


2008 à la campagne de 2006 de Patrick. Sur le lien entre les deux hommes,
lire le livre de Gwen Ifill, The Breakthrough : Politics and Race in the Age of
Obama , Doubleday, 2009.

24. La conférence TED de Harthorne est visible à l’adresse


www.youtube.com/watch?v=hisa30dJfP4 .

25. Pour un bref résumé sur la vie et l’œuvre d’Ameriquest, lire le Financial
Crisis Inquiry Report , p. 12-14, www.gpo.gov/fdsys/pkg/GPO-
FCIC/pdf/GPO-FCIC.pdf . Pour un récit plus détaillé, lire Michael W.
Hudson, The Monster : How a Gang of Predatory Lenders and Wall Street
Bankers Fleeced America – and Spawned a Global Crisis , Holt, 2010.
26. Lire Mike Hudson et E. Scott Reckard, « Workers Say Lender Ran
“Boiler Rooms” : Critics say Ameriquest, Touted as an Industry Model,
Fabricated Data, Forged Documents and Hid Fees. The Company Denies
Wrongdoing », Los Angeles Times , 4 février 2005.

27. Citations de Deval Patrick extraites de discours prononcés respectivement


lors du coup d’envoi des travaux d’un complexe de bureaux pour l’industrie
pharmaceutique, le 8 décembre 2010 – selon un article de BusinessWire. com
, « Cubist Pharmaceuticals Prepares for Continued Growth » ; et à l’occasion
de l’ouverture d’un laboratoire de développement de logiciels d’IBM en
2010, d’après Hiawatha Bray, « IBM Unveils Two New Campuses », Boston
Globe , 17 juin 2010.

28. Lire le communiqué de presse daté du 21 avril 2010 : « Massachusetts


Governor Signs Social Innovation Compact at Year Up Boston »,
Prnewswire.com.

29. Voir www.youtube.com/watch?v=aOG44e3nZLE .

30. Sur les avances de Patrick au PDG d’une grande compagnie, lire Brian
Johnson, « Gov. Deval Patrick’s Life Sciences Legacy », MassDevice.com,
12 janvier 2015. « Pour fournir assistance, orientation », etc., est le texte
exact de la loi, « House Bill Number 4377 », votée le 30 juillet 2014.

31. Cité par Matt Stout, « Gov Candidates Digging Deep in Final Days »,
Boston Herald , 2 novembre 2014.

32. Les remarques de Schmidt et de Harthorne sont citées d’après Dennis


Keohane, « MassChallenge Celebrates Innovation, Deval Patrick’s Influence
in Tech Community », Boston Globe , 29 octobre 2014.

33. Ryan Dezember, « Massachusetts Ex-Gov. Patrick to Run New Bain


Unit », Wall Street Journal , 13 avril 2015.
Notes de référence

X. La classe innovatrice
1. Déclaration de la Maison-Blanche, « A Strategy For American
Innovation », sur Obamawhitehouse.archives.gov .

2. Sur l’attrait de San Francisco et de l’industrie technologique pour les


membres de l’administration Obama, lire Edward-Isaac Dovere, « The City
on the Hill(s) for Obama Alums », Politico , 5 juillet 2015. Pour une liste
complète des responsables de son administration qui sont venus de la Silicon
Valley ou qui l’ont rejointe, lire Cecilia Kang et Juliet Eilperin, « Why
Silicon Valley Is the New Revolving Door for Obama Staffers », Washington
Post , 28 février 2015. « La start-up d’Obama » est aussi connue sous le nom
de « 18F » ; cette unité relève de l’administration des services généraux – lire
Elaine Chen, « Building Obama’s Lean Startup in America’s Biggest
Bureaucracy », TechBeacon , 23 juillet 2015 ; Jon Gertner, « Inside Obama’s
Stealth Startup », Fast Company , 15 juin 2015.

3. L’investisseur en capital-risque qui a une si haute opinion d’Obama est


John Doerr, de Kleiner Perkins Caufield & Byers, d’après le Silicon Valley
Business Journal du 22 septembre 2015.

4. On peut voir cet échange : www.youtube.com/watch?v=8URYPna1lhw .

5. Lire « Hillary Clinton Leans on Eric Schmidt’s Startup for Campaign


Technology », Quartz , 16 octobre 2015 [et « Eric Schmidt’s “The
Groundwork” Failing Hillary Clinton », Quartz , 15 janvier 2016 – nde].

6. Eric Schmidt et Jonathan Rosenberg, avec Alan Eagle, How Google Works
, Grand Central Publishing, 2014, p. 5, 42.

7. Ibid ., p. 17, 18-19.


8. Lire « Only Connect », une « Annotation » sur le sujet de Whitney Terrell
et Shannon Jackson dans Harper’s Magazine , avril 2013. Lire également
Scott Canon, « Within its Fiberhoods, Google Rules the Roost, Survey
Says », Kansas City Star , 6 mai 2014.

9. Jaron Lanier, Who Owns the Future ? , Simon & Schuster, 2013 [Internet :
qui possède notre futur ? , trad. fr. Mirabelle Ordinaire, Le Pommier, 2014,
p. 83, 95].

10. Eric Schmidt et Jared Cohen, The New Digital Age : Reshaping the
Future of People, Nations and Business , Knopf, 2013 [À nous d’écrire
l’avenir : comment les nouvelles technologies bouleversent le monde ,
trad. fr. Anatole Muchnik, Denoël, 2013, p. 57.]

11. Eric Schmidt était interviewé sur CNBC par Maria Bartiromo le 3
décembre 2009.

12. Evgeny Morozov, Pour tout résoudre… , op. cit. , p. 166 – traduction
modifiée.

13. Sur Andreessen, lire Alessandra Stanley, « The Tech Gods Giveth », New
York Times , 1er novembre 2015. Sur Lehane, lire Conor Dougherty et Mike
Isaac, « Airbnb and Uber Mobilize Vast User Base to Sway Policy », New
York Times , 5 novembre 2015.

14. « Uber and the American Worker », discours prononcé par Plouffe à
l’« Incubateur technologique 1776 » le 3 novembre 2015, consultable sur le
site d’Uber, newsroom.uber.com/2015/11/1776 .

15. On peut voir Schmidt faire ces déclarations dans un enregistrement vidéo
de cette discussion à SXSW, à laquelle participaient également son coauteur
Jared Cohen et l’intervieweur Steven Levy, www.youtube.com/watch?
v=bmzcCSF_zXQ .

16. Hillary Clinton, It Takes a Village. And Other Lessons Children Teach Us
, Simon & Schuster, 1996 [Il faut tout un village pour élever un enfant ,
trad. fr. Martine Leyris et Natalie Zimmermann, Denoël, 1996, p. 330].

17. L’économiste Dean Baker m’a suggéré cette interprétation de


l’innovation comme contournement. Lire « The Opportunities and Risks of
the Sharing Economy », son témoignage devant le sous-comité sur le
commerce, l’industrie et les échanges de la Chambre des représentants,
prononcé le 29 septembre 2015.

18. Jaron Lanier, Internet : qui possède notre futur ? , op. cit ., chapitre vii .
Lire également l’analyse d’Astra Taylor dans The People’s Platform. Taking
Back Power and Culture in the Digital Age , Picador, 2014
[Démocratie.com : pouvoir, culture et résistance à l’ère des géants de la
Silicon Valley , trad. fr., Nicolas Calvé, Lux, 2014].

19. Sur Amazon, lire Franklin Foer, « Amazon Must Be Stopped », New
Republic , 9 octobre 2014. Sur le conflit du marchand en ligne avec Hachette,
lire David Streitfeld, « Literary Lions Unite in Protest Over Amazon’s E-
Book Tactics », New York Times , 29 septembre 2014. Sur Google et la FTC,
lire Brody Mullins, « Inside the U.S. Antitrust Probe of Google », Wall Street
Journal , 19 mars 2015.

20. Lire David Nather, « Bernie Sanders Rejects Donation from Drug
Company CEO », Boston Globe , 15 octobre 2015.

21. Lire l’ensemble du discours d’Eli Lilly à l’adresse


www.lilly.com/news/speeches/Pages/030318.aspx .

22. Lire Mark Ames, « The Techtopus », Pando Daily , 23 janvier 2014 ; et
Mark Ames, « Newly Unsealed Documents Show Steve Jobs’ Brutal
Response after Getting a Google Employee Fired », Pando Daily , 25 mars
2014.

23. Sur les cols blancs, lire « Inside Amazon », New York Times , 16 août
2015. Sur les cols bleus, lire l’excellent article de Dave Jamieson dans le
Huffington Post , « The Life and Death of an Amazon Warehouse Temp »,
n.d. [2015], highline.huffingtonpost.com/articles/en/life-and-death-amazon-
temp . Lire également « Amazon workers face “increased risk of mental
illness” », un article sur le site de la BBC daté du 25 novembre 2013, où un
travailleur anglais raconte : « Nous sommes des machines, nous sommes des
robots, on branche notre scanner, on le tient à la main mais ça ne changerait
pas grand-chose si on le branchait sur nous. »

24. Lukas Biewald est cité dans un article terrifiant de Moshe Z. Marvit,
« How Crowdworkers Became the Ghosts in the Digital Machine », The
Nation , 24 février 2014.

25. Lukas Biewald, « Three Levels of Big Data », 20 novembre 2013,


www.crowdflower.com/blog/2013/11/three-levels-of-big-data .

26. Il s’agit de la deuxième phrase d’un discours prononcé par Belinda A.


Barnett, première conseillère juridique du sous-procureur général adjoint de
la Division antitrust, intitulé « Criminalization of Cartel Conduct – The
Changing Landscape », prononcé à Adélaïde, en Australie, le 3 avril 2009, et
consultable sur le site du département de la Justice,
www.justice.gov/atr/public/speeches/247824.htm .

27. Lire la déclaration du département de la Justice sur cette question,


www.justice.gov/opa/pr/justice-department-requires-six-high-tech-
companies-stop-entering-anticompetitive-employee . Sur le recours collectif
et son résultat, lire Jeff Elder, « Judge Approves Final Settlement in Silicon
Valley Wage Case », Wall Street Journal , 3 septembre 2015.

28. Andrew Cuomo, cité dans le New York Post , « Cuomo Drops Bombshell
on de Blasio over Uber », 22 juillet 2015.

29. Robert Reich, « The “Sharing Economy” ? More Like the “Share the
Crumbs” Economy », In These Times , 4 février 2015.
Notes de référence

XI. Paillettes libérales


1. John Mack, interviewé par Neil Cavuto sur Fox Business, 8 juin 2015,
video.foxbusiness.com/v/4283714937001/john-mack-standing-by-hillary-
clinton/?#sp=show-clips .

2. William Cohan, « Why Wall Street Loves Hillary », Politico , 11


novembre 2014.

3. Robert Rubin, In an Uncertain World , op. cit ., p. 128, 353.

4. Sur la critique des portes à tambour, lire « To Restore Trust in


Government, Slow Wall Street’s Revolving Door », un article qu’Hillary
Clinton a co-écrit avec la sénatrice Tammy Baldwin pour le Huffington Post ,
31 août 2015. Les opinions d’Hillary Clinton sur le libre-échange sont
résumées dans un article de Domenico Montanaro sur le site de NPR, « A
Timeline of Hillary Clinton’s Evolution on Trade », daté du 21 avril 2015,
www.npr.org/sections/itsallpolitics/2015/04/21/401123124/a-timeline-of-
hillary-clintons-evolution-on-trade .

5. Hillary Clinton, citée par Eli Hager dans « A (More or Less) Definitive
Guide to Hillary Clinton’s Record on Law and Order », un article sur le site
du Marshall Project daté du 7 mai 2015. Une transcription quasi identique de
ce discours se trouve à la page 189 d’un recueil de citations d’Hillary Clinton
réunies par Claire G. Osborne, The Unique Voice of Hillary Rodham Clinton ,
Avon, 1997.

6. Citation du discours d’Hillary Clinton le jour de la rentrée universitaire à


Yale, en 2001.

7. Hillary Clinton, Living History , Scribner, 2003 [Mon histoire , trad. fr.,
Odile Demange, Jean-Paul Mourlon et Marie-France de Paloméra, Fayard,
2003, p. 449-450, 453-454, 455.

8. Stephanie Hannon, « What I Heard from Hillary about the Sharing


Economy », un article de Medium daté du 13 juillet 2015.

9. D’après la transcription par le New York Times du débat de la primaire


démocrate, sur www.nytimes.com/2015/10/14/us/politics/democratic-debate-
transcript.html .

10. Sur le choix difficile entre les facultés de droit, lire son discours pour la
rentrée universitaire de Yale en 2001. Sur « le talent est universel », lire ses
remarques prononcées lors du déjeuner des femmes chefs d’État et ministres
des Affaires étrangères, le 24 septembre 2009,
www.state.gov/secretary/20092013clinton/rm/2009a/09/129598.htm . Clinton
a utilisé cette formule à de nombreuses reprises quand elle était secrétaire
d’État. Lire, par exemple, son discours sur Haïti le 14 avril 2009 ou son
discours au Vietnam le 10 juillet 2012, également consultable sur le site du
département d’État.

11. Gail Sheehy, Hillary’s Choice , Random House, 1999 [Le Choix
d’Hillary , trad. fr. Marie-Dominique Sachs, Plon, 1999, p. 46] ; David
Brock, The Seduction of Hillary Rodham , Free Press, 1996, p. 147. Ann
Lewis, citée in Dan Balz et Haynes Johnson, The Battle for America. The
Story of an Extraordinary Election , Penguin, 2010, p. 140 – Lewis attribue
cette sentence à John Wesley mais les spécialistes du méthodisme affirment
qu’il ne l’a jamais prononcée (lire Josh Tinley, « Checking our Facts »,
Ministry Matters , 12 mai 2011).

12. Carl Bernstein, Hillary Clinton : une femme en marche , op. cit ., p. 79 –
traduction modifiée.
13. Ibid. , p. 98.

14. Ibid. , p. 543.

15. Ces citations et les suivantes sont toutes extraites de ma transcription de


l’événement « No Ceilings » au Best Buy Theater de New York le 9 mars
2015.

16. Joby Warrick, « Hillary’s War: How Conviction Replaced Skepticism in


Libya Intervention », Washington Post , 30 octobre 2011.

17. Le communiqué de presse du département d’État était intitulé « 21st


Century Statecraft » ; il n’est pas signé ni daté mais le département d’État a
informé mon assistant de recherche qu’il avait été publié en 2011 par le
bureau d’Alec Ross, premier conseiller pour l’innovation de la secrétaire
Clinton. Le discours très commenté, « Remarks on Internet Freedom », a été
prononcé par la secrétaire Clinton le 21 janvier 2010 au Newseum de
Washington – le texte est consultable sur le site du département d’État.

18. Lire Evgeny Morozov, The Net Delusion: The Dark Side of Internet
Freedom , PublicAffairs, 2011, chap. i .

19. Sur ce sujet, lire mon livre sur Le Marché de droit divin , op. cit .

20. Toutes les citations sont extraites du discours de Clinton le 21 janvier


2010.

21. « Conference on Internet Freedom », remarques d’Hillary Rodham


Clinton, secrétaire d’État, Fokker Terminal, La Haye, Pays-Bas, 8 décembre
2011, consulté sur le site du département d’État le 31 août 2015. La
présentation de Schmidt est décrite dans Steven Lee Myers, « Hillary
Clinton’s Last Tour as a Rock-Star Diplomat », New York Times Magazine ,
27 juin 2012.

22. Lisez-le vous-même : www.state.gov/statecraft/overview/index.htm . Le


document sur le site du département d’État ne porte pas de date ; dans un e-
mail à mon chercheur, le département d’État a confirmé qu’il avait été publié
en 2011.

23. Valerie Hudson et Patricia Leidl, The Hillary Doctrine. Sex and American
Foreign Policy , Columbia, 2015.

24. TEDWomen, Washington, D.C., 2010, blog.ted.com/ted-blog-exclusive-


hillary-rodham-clinton-at-tedwomen .

25. Ibid . Lire également l’article de Clinton, « Leading Through Civilian


Power: Redefining American Diplomacy and Development », Foreign Affairs
, novembre-décembre 2010.

26. Ces citations sont extraites des « Remarks at Breakfast with Women
Entrepreneurs Attending the Presidential Summit on Entrepreneurship »,
prononcées le 28 avril 2010 et consultables sur le site du département d’État.

27. Voir les remarques de George W. Bush prononcées à la télévision,


« Bush : Stay in Afghanistan for Women’s Sake », Politico , 1er avril 2011.
Pour un exemple amusant de la façon dont la doctrine Hillary a été mise en
œuvre en Irak, lire Peter Van Buren, We Meant Well. How I Helped Lose the
Battle for the Hearts and Minds of the Iraqi People , Metropolitan, 2011, en
particulier le chapitre « Widowed Tractors, Bees for Widows ».

28. Je suis ici les récits de Milford Bateman, Why Doesn’t Microfinance
Work ? The Destructive Rise of Local Neoliberalism , Zed Books, 2010 ; et
Philip Mader, The Political Economy of Microfinance : Financializing
Poverty , Palgrave Macmillan, 2015.
29. « The Microcredit Summit Report », une brochure datée d’avril 1997 et
apparemment publiée par le RESULTS Educational Fund, p. 29. Un pdf du
rapport est téléchargeable à cette adresse :
www.microcreditsummit.org/resource/59/1997-microcredit-summit-
report.html .

30. Le président de la fondation Citicorp était alors Paul Ostergard ; ses


remarques se trouvent à la page 21 du rapport cité ibid .

31. Melanne Verveer, « Launch of the State of the Microcredit Summit


Campaign Report 2011 », 7 mars 2011 ; Maria Otero, « Keynote Address to
the Mobile Money Policy Forum », Nairobi, Kenya, 30 novembre 2010 ;
Hillary Clinton, Le Temps des décisions , op. cit ., p. 194.

32. Milford Bateman, « From Poverty to Power », article publié sur le blog
d’Oxfam le 20 avril 2011.

33. Sur le microcrédit en Bosnie, lire l’article de Bateman sur son blog, « A
New Balkan Tragedy ? The Case of Microcredit in Bosnia », 8 avril 2014.

34. Lire Milford Bateman, Why Doesn’t Microfinance Work ? , op. cit .

35. Lire Hugh Sinclair, Confessions of a Microfinance Heretic. How


Microlending Lost Its Way and Betrayed the Poor , Barrett-Koehler, 2012.

36. Lire « Public Private Partnerships & Social Entrepreneurship : Building


Solutions for Good », remarques de Nancy Smith Nissley prononcées le 10
septembre 2012 et consultables sur le site du département d’État.

37. Lire la fiche d’informations « Women’s Entrepreneurship in the


Americas », datée du 13 avril 2012 et disponible sur le site du département
d’État ; également le communiqué de presse de Wal-Mart le même jour :
« Wal-Mart, U.S. Secretary of State Hillary Clinton and the Inter-American
Development Bank Partner to Change the Lives of Women and Youth »,
Corporate.walmart.com .

38. F. Scott Fitzgerald, This Side of Paradise , Scribner’s, 1921 [L’Envers du


Paradis , trad. fr. Suzanne Mayoux, Gallimard, 1964, p. 265].

39. Matthew Bishop et Michael Green, Philanthrocapitalism : How Giving


Can Save the World , Bloomsbury, 2009, citation sur Bill Clinton p. xii.
Notes de référence

Conclusion : Piétiner le vignoble


1. Tom Rowley, « On Martha’s Vineyard, Casual Meets Political »,
Washington Post , 15 août 2015.

2. Remy Tumin, « A Peek Past the Gate of Key Beaches », Vineyard Gazette
, 2 août 2012.

3. La journaliste Carol Felsenthal a donné un bon compte rendu de la


biographie et des activités politiques de Schulte dans « What You Need to
Know About the Guy Who Owns the Obamas’ Vineyard Rental », Chicago
Magazine , août 2013.

4. Michelle Higgins, « Politics at Play », New York Times , 17 août 2007.

5. Sur les vils desseins d’Obama sur le Rêve américain, lire Lynn Forester de
Rothschild, « Barack Obama’s America », Huffington Post , 1er décembre
2008. Sur la collecte de fonds pour Obama en 2015, lire Tom Rowley, « On
Martha’s Vineyard, Casual Meets Political », Washington Post , 15 août
2015.

6. Tom Wolfe, Mauve Gloves and Madmen, Clutter & Vine , Farrar, Straus
and Giroux, 1976 [« Chaperon rouge appelle Dracula », Sam et Charlie vont
en bateau , trad. fr. Anny Amberni, Gallimard, 1985, p. 15, 16-17 –
traduction modifiée].

7. Charles Bukowski, Love is a Dog from Hell , 1977 [L’amour est un chien
de l’enfer , trad. fr. Gérard Guégan, Sagittaire, 1978, t. I, p. 174].

8. C. Wright Mills « The Middle Classes in Middle-Sized Cities », American


Sociological Review , octobre 1946, vol. 11, no 5, p. 521.
9. Selon des données recueillies par le site de l’AFL-CIO, « Executive
Paywatch », www.aflcio.org/Corporate-Watch/Paywatch-2015 .

10. Indices de qualité de vie : www.growdecatur.org/community-assessment-


survey.html ; on trouvera l’histoire du photographe menacé sur
www.illinoisinfocus.com/central-park.html .

11. Lire Thomas Frank, What’s the Matter with Kansas ? – trad. fr., Pourquoi
les pauvres votent à droite , op. cit. [nde]
Notes de référence

Postface 2017 : L’année où ils ont trouvé ailleurs


où aller
1. Nate Silver, « The Mythology of Trump’s “Working Class” Support »,
FiveThirtyEight , 3 mai 2016.

2. Thomas Friedman, « Web People vs. Wall People », New York Times , 27
juillet 2016.

3. Lire Matt Karp, « Fairfax County, USA », Jacobin , 28 novembre 2016.

4. Les chiffres nationaux, qui proviennent de sondages sortie des urnes


rassemblés par le Washington Post sont disponibles à l’adresse
www.washingtonpost.com/graphics/politics/2016-election/exit-polls/?
tid=a_inl .

5. Sur les électeurs noirs de Milwaukee, lire Sabrina Tavernise, « Many in


Milwaukee Neighborhood Didn’t Vote – and Don’t Regret It », New York
Times , 20 novembre 2016.

6. Le détail de ces sondages sortie des urnes a été publié notamment sur le
site de Fox News, www.foxnews.com/politics/elections/2016/exit-polls .
Dans la collection « Contre-feux »

Alain Accardo , Le Petit Bourgeois Gentilhomme. Sur les prétentions


hégémoniques des classes moyennes (2009) — Engagements. Chroniques
et autres textes, 2000-2010 (2011)
Michael Albert , Après le capitalisme. Élements d’économie
participaliste (2003)
Perry Anderson , Comment les États-Unis ont fait le monde à leur
image. la politique étrangère américaine et ses penseurs (2015) — ( avec
Wang Chaohua ) Deux révolutions. La Chine au miroir de la Russie,
2014 (2014) — Le Nouveau Vieux Monde. Sur le destin d’un auxiliaire de
l’ordre américain (2011)
Philippe Baqué , Homme augmenté, humanité diminuée (2017) — (dir.),
La Bio entre business et projet de société (2012)
Olivier Barancy , Misère de l’espace moderne. La production de Le
Corbusier et ses conséquences (2017)
Michel Barrillon , D’un mensonge « déconcertant » à l’autre. Rappels
élémentaires pour les bonnes âmes qui voudraient s’accomoder du
capitalisme (1999)
Jean-Pierre Berlan (dir.), La Guerre au vivant. OGM et mystifications
scientifiques (2001)
Pierre Bourdieu , Interventions, 1961-2001. Science sociale et action
politique (2002)
Charb , Charb n’aime pas les gens. Chroniques politiques 1996-2002
(2002)
Noam Chomsky , Guerre nucléaire et catastrophe écologique (2014) —
( avec Edward Herman ) La Fabrication du consentement. De la
propagande médiatique en démocratie (2008) — De l’espoir en l’avenir.
Propos sur l’anarchisme et le socialisme (2001) — Responsabilités des
intellectuels (1998)
Myriam Cottias (dir.), D’une abolition l’autre. Textes d’un autre temps
pour un débat d’aujourd’hui (1999)
Collectif , Citations aux combats (1999)
Denis Diderot , Apologies. Apologie de l’abbé Galiani et Lettre
apologétique de l’abbé Raynal à M. Grimm (1998)
Thierry Discepolo , La Trahison des éditeurs (2011)
Sophie Djigo , Les Migrants de Calais. Enquête sur la vie en transit
(2016)
Thomas Frank , Pourquoi les riches votent à gauche ? (2018) — Le
Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et populisme de marché
(2003)
Front de Libération du Québec , Manifeste d’octobre 1970 (1999)
Jean-Pierre Garnier , Une violence éminemment contemporaine. Essais
sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes
populaires (2010) — ( avec Louis Janover ), La Deuxième Droite (2004)
Robin Hahnel , La Panique aux commandes. Tout ce que vous devez
savoir sur la mondialisation économique (2001)
John Maynard Keynes , The End of laissez-faire (1999)
Mary D. Lewis , Les Frontières de la République. Immigration et limites
de l’universalisme en France, 1918-1940 (2010)
Karl Marx et Friedrich Engels , Les Grands Hommes de l’exil (2015)
Jean-Philippe Melchior , L’État entre Europe et nation. Petit manuel de
sabordage du politique par lui-même (1999)
Julian Mischi , Le Communisme désarmé (2014)
David Noble , Le Progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles
technologies font au travail (2016)
Gérard Noiriel , Histoire, théâtre et politique (2009)
Roy Pinker , Faire sensation. De l’enlèvement du bébé Lindbergh au
barnum médiatique (2017)
Yves Salesse , Réformes et révolution. Propositions pour une gauche de
gauche (2001)
Keeanga-Yamahtta Taylor , Black Lives Matter. Le renouveau de la
révolte noire américaine (2017)
Dominique Vidal , Le Mal-Être juif. Entre repli, assimilation et
manipulations (2003) — ( avec Karim Bourtel ) , Le Mal-Être arabe.
Enfants de la colonisation (2005)
Loïc Wacquant , Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de
l’insécurité sociale (2004)
Ibrahim Warde , Propagande impériale et guerre financière contre le
terrorisme (2007)
Édition préparée par Marie Croze, Antoine Lablanche et
Marie Laigle

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