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Ce livre a été publié sous le titre

The Art of the Deal


par Random House Inc., New York.

Première édition française :


Le Plaisir des affaires, Ergo Press, 1988.
Les photos du cahier hors-texte appartiennent
à la collection de Donald J. Trump, à l’exception de celle
de la page 8, © Getty Images.

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E-ISBN 9782809822090
Copyright © Donald J. Trump et Tony Schwartz, 1987.
Copyright © L’Archipel, 2017, pour la traduction française.
DU MÊME AUTEUR
L’Amérique paralysée, pour que l’Amérique
redevienne forte, Le Rocher, 2016.
Penser comme un champion, François Bourin, 2009.
Comment devenir riche, François Bourin, 2005.
Survivre au sommet, Édition no 1, Michel Lafon, 1991.
À mes parents,
Fred et Mary Trump
Sommaire
Page de titre

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Du même auteur

Préface

1 - Une semaine dans la vie de Donald Trump

2 - Les clés du succès de Donald Trump

3 - Adolescence

4 - Le Kid de Cincinnati

5 - À nous deux, Manhattan !

6 - Le commodore

7 - La Trump Tower

8 - Un casino sur la promenade

9 - La bataille pour le Hilton


10 - L’épreuve de force de Central Park South

11 - Le printemps et l’automne de l’usfl

12 - La rénovation du Wollman Rink

13 - West Side Story : le retour

14 - Une semaine dans la vie de Donald Trump (épilogue)

Cahier photos

Promo éditeur
PRÉFACE
Alors, Trump. Oui, Trump. Gagnant contre 90 % des médias,
l’establishment républicain, la totalité des Démocrates, l’indignation de
Hollywood, la terreur des intellectuels, le poids des lobbies, l’inquiétude de
Wall Street, les sanglots longs des violons européens qui ne peuvent
concevoir qu’un chef de chantier milliardaire, outrancier et vulgaire puisse
avoir l’idée même de régner sur ce qui demeure encore la première
puissance de la planète.
Un peu d’histoire récente : quand je suis allé à New York, fin
janvier 20161, l’interviewer pour l’hebdomadaire Valeurs actuelles dans son
bureau du 26e étage de la Trump Tower, la quasi-totalité de mes confrères et
amis, français comme américains, me répétaient avec un sourire en coin que
j’avais intérêt à publier l’entretien le plus vite possible, car, après la
primaire de l’Iowa en février, personne ne parlerait plus de Trump, en
dehors des rubriques people et immobilières. D’ailleurs, il ne faisait ça que
pour la publicité de sa marque, un petit tour et puis s’en va, incapable qu’il
était de réunir plus de 10 % des votants. Puis il y eut l’étonnante course
d’obstacles de la nomination républicaine, où l’homme à la crinière orange
écrasa l’un après l’autre tous ses concurrents, jusqu’à devenir le candidat
officiel du Grand Old Party.
Légèrement désarçonnée, la cohorte des anti-Trump se reprit très vite.
Les caciques néoconservateurs et ultralibéraux du Sénat et de la Chambre
des représentants, impuissants, malgré les centaines de millions de dollars
dépensés, à empêcher la victoire du Donald, décidèrent de se retirer dans
leur forteresse et, face au désastre annoncé, de sauvegarder leurs sièges en
attendant des jours meilleurs. Côté Démocrate, on avait le triomphe
modeste : avec un tel adversaire, le sentier lumineux qui allait mener
Hillary jusqu’à la Maison Blanche était tout tracé. Face au “plouc
misogyne”, elle serait la première femme présidente des États-Unis :
magnifique avancée civilisationnelle et antiraciste, après Barack Obama. Il
y avait certes le caillou Bernie Sanders et les millions de jeunes qui le
suivaient, lui qui avait le front de se proclamer social-démocrate. Mais on
eut tôt fait de se débarrasser du sympathique papi qui rentra dans le rang et
fit allégeance à celle que, depuis longtemps, avait choisie l’ensemble du
système qui fabrique, depuis toujours, les candidats et a fortiori les élus.
L’invincible armada était lancée. Les sondeurs sondaient, toujours dans le
même sens. Les journalistes écrivaient, toujours dans la même direction. La
quasi-totalité des télévisions et des radios, à leur tour, expliquait que la
victoire ne pouvait échapper à cette femme d’expérience, trente ans de
carrière dans le sérail, huit ans de First Lady, quatre ans de secrétariat d’État
aux Affaires étrangères, âme de la Fondation Clinton, destinée à sauver des
vies et qui recevait de très généreuses donations de milliardaires américains,
d’émirs du Golfe, de personnalités diverses, pas du tout, mais pas du tout
intéressés à un retour sur investissement. Aucun conflit d’intérêts. Jamais
Hillary Clinton et encore moins Bill n’avaient reçu leurs interlocuteurs en
fonction de l’argent qu’ils versaient. Circulez, il n’y a rien à voir. Quand
Wikileaks et ce trublion de Julian Assange déversèrent en avalanche les e-
mails provenant de l’état-major de la campagne démocrate, celui-ci cria au
complot russe : à l’évidence, Poutine voulait la victoire de Trump et tirait
les ficelles des révélations. Et le serveur personnel qu’avait utilisé la
candidate au moment où elle était aux affaires, et les portables détruits au
marteau, et les messages effacés, tout cela n’était que broutilles. Rien,
encore une fois, ne pouvait entraver la marche triomphale.
Rien, sauf l’essentiel : cette Amérique fragilisée, doutant d’elle-même,
ces dizaines de millions d’hommes et de femmes de la classe moyenne,
paupérisés par des salaires stagnants, ébranlés par la crise des subprimes qui
les privaient de leur maison, touchés de plein fouet par le chômage, la
désindustrialisation, les migrants aux bas salaires, et l’ascenseur social en
panne sèche. Pour s’en apercevoir, pour toucher du doigt le nerf des guerres
à venir, il suffisait pourtant de sortir de New York et de Chicago, de Los
Angeles et de San Francisco, de Miami et surtout de Washington.
D’arpenter les paysages désolés du nord et du centre des États-Unis, où le
travail est précaire, les fins de mois plus que difficiles et où l’avenir, depuis
vingt ans, n’est plus du tout ce qu’il était. Oui, mais voilà : les journalistes,
les animateurs, les artistes, les vedettes, les politiques, les bureaucrates, et
évidemment les lobbyistes ne s’y rendent jamais, sauf de temps en temps,
en tournée artistique ou électorale, en y séjournant le moins de temps
possible. Ils ne parlent qu’à leurs pairs, n’écrivent que pour leurs collègues,
se coagulent et se congratulent en milieu fermé. Même et surtout si ce sont
les acteurs les plus nomades de la planète, les réussis de la mondialisation,
les siliconés de la Vallée globale, ceux qui ont tout compris du monde
comme il va mais qui ont complètement oublié les habitants des faubourgs
et des quartiers condamnés, eux, à regarder passer les trains.
Ceux-là se sont reconnus en Trump. Comment un multimilliardaire, new-
yorkais pur jus, a-t-il pu sentir ainsi le pouls de cette Amérique périphérique
qui en a marre de passer en permanence par profits et pertes ? Ce n’est
pas un mystère : pendant près d’un demi-siècle, avec son père, puis en
volant de ses propres ailes, Donald Trump a passé sa vie sur les chantiers de
construction. Ouvriers, architectes, assureurs, employés municipaux,
politiciens locaux, policiers, adjoints de sécurité, fabricants en gros et en
détail, spécialistes du béton et de la pierre, paysagistes, décorateurs : il les a
tous connus, pratiqués, fréquentés. Il a surtout passé son temps à négocier
avec eux, à bluffer quand il fallait, à céder si nécessaire, à accepter des
compromis, à jouer au poker menteur et à l’atout cœur. De plus, il a réussi à
faire de son nom une marque incontestable en l’imprimant sur tout ce qu’il
entreprenait, de la télé-réalité à la carte de crédit, en passant par les cravates
et évidemment les hôtels et les terrains de golf. D’où son tiercé devenu
gagnant, à la stupéfaction du monde entier : une intuition des mentalités
populaires, une notoriété en harmonie avec le rêve américain et
l’ubérisation politique obtenue par l’utilisation massive, autant que ciblée,
des réseaux sociaux. Pendant que Hillary Clinton segmentait à tout-va, en
visant les minorités qui, rassemblées, la feraient gagner, Trump jouait le
désir nostalgique et prégnant d’une Amérique redevenue puissante et forte
comme elle l’était au temps de Roosevelt et de Reagan. Le reste fait
désormais partie de l’Histoire.
C’est pour cela qu’il importe de lire Trump par Trump, publié il y a
exactement trente ans aux États-Unis sous le titre The Art of the Deal (l’art
de la négociation) qui connut un phénoménal succès de librairie : 3 millions
d’exemplaires vendus. Trump prétendit alors, à moitié ironique, qu’il
s’agissait du meilleur ouvrage jamais écrit après la Bible. Mégalomanie ?
Certes, mais surtout sa conviction que tout ce qu’il entreprenait, il devait le
faire dans la perspective de gagner de l’argent, sinon, cela n’avait aucun
sens. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, en 1988, alors qu’il était
le propriétaire du mythique hôtel Plaza de New York, je lui avais demandé,
à la fin de notre entretien, s’il n’avait pas envie un jour d’entrer en
politique. Je me rappelle encore sa réponse : « Peut-être, mais je ne le ferai
que si je pense que je pourrais être un jour président des États-Unis. Sinon,
ça ne m’intéresse pas. » Un an auparavant avait donc paru son best-seller
que j’avais lu à l’époque et que vous avez aujourd’hui sous les yeux. Ce
livre est la plus éclairante explication de la victoire de Trump. Il fallait
simplement attendre, en Amérique, la conjonction d’une montée massive
des raisons de la colère d’un peuple inquiet et dépossédé, et le fulgurant
blitzkrieg d’un multimilliardaire qui allait appliquer sa stratégie de
négociation, de culot et de coups médiatiques répétés, notamment dans sa
remarquable utilisation d’Internet et des réseaux sociaux, pour l’emporter
dans la plus ébouriffante compétition électorale de l’histoire présidentielle
américaine. Tout cela était déjà présent dans la conclusion de Trump par
Trump : « J’ai appris que j’excelle dans au moins deux domaines :
surmonter les obstacles et motiver les meilleurs afin qu’ils se surpassent. Je
sais que l’un de mes défis consistera un jour à utiliser mes talents avec
autant de succès au service des autres que je l’ai fait jusqu’ici pour le
compte de mes affaires. » Et d’ajouter, histoire de ne pas inquiéter ses
banquiers : « Ne vous méprenez pas, j’ai bien l’intention de continuer à
monter des projets, de très grands projets. »
Nous touchons ici à l’essentiel du paradoxe Trump. La feuille de
température qui domine aujourd’hui, c’est celle d’une opposition de plus en
plus affirmée entre des millions d’êtres nomades et mondialisés, qui se
retrouvent à leur aise partout, placés qu’ils sont, par leur propre mérite ou
par le hasard géographique, dans les beaux quartiers du village global, ceux
où l’on prospère et l’on s’enrichit. Et en face d’eux, on l’a dit, d’autres
millions d’hommes et de femmes qui n’ont pas eu le temps ni les moyens
de se recycler, d’absorber le choc économique et identitaire des marchés et
des migrations, et qui ressentent de plus en plus profondément que leur
avenir est derrière eux.
Or, Trump est l’exemple même d’une grande fortune qui réussit à peu
près tout ce qu’il entreprend, qui est assis sur un trésor d’Ali Baba, bâti non
sur les spéculations d’un trader malin, mais sur la solidité des nouvelles
tours de Babel. En toute logique, il aurait dû épouser la cause des élites
mondialisées, du laisser-faire, du laisser-aller de la libre circulation des
biens, des hommes et des monnaies, de la planète comme salle des pas qui
ne sont pas perdus pour tout le monde. Bref, logiquement, raisonnablement,
dans le camp des princes qui nous gouvernent un peu partout. Patatras ! Le
multimilliardaire se range résolument du côté des déclassés et des laissés-
pour-compte, de ceux qu’on appelle en douce France les beaufs, les ploucs,
les Dupont-la-joie. En bref : les réactionnaires. Là est la trahison de Trump
que le camp d’en face ne lui a toujours pas pardonnée.
Le Trump politique a été digne du Trump immobilier : la stratégie rodée
depuis plus de trente ans, et exposée dans ce livre, a fonctionné à merveille
pour occuper la pole position au sein d’un Parti républicain qui ne sera plus
le même, puis d’une Amérique bouleversée. Une équipe réduite, une
économie de moyens, un charisme exceptionnel, une famille aussi brillante
que soudée, un bon choix de vice-président, une Histoire à nouveau
violente, des menaces et des échéances aussi brouillées que dangereuses, un
cap de désespérance ressenti par une bonne partie de la population, un
immense appétit de retrouver et de redécouvrir son identité et son être-au-
monde dans une planète interconnectée qui ressemble de plus en plus à un
Smartphone. Comment gouverner en se retrouvant dans l’œil du cyclone ?
Hier comme aujourd’hui, Trump clive énormément. L’homme de
l’affrontement peut-il devenir celui du rassemblement ? Qui vivra verra.
Au fond, au-delà de ses blagues de “garçon coiffeur”, de ses saillies de
“beauf enrichi”, de ses querelles avec les bouffons people, ou peut-être,
justement, à cause de tout cela, les « vraies gens » de l’Amérique
périphérique, comme on dit dans le jargon politico-médiatique, se sentent
étonnamment proches de lui et se persuadent qu’il a compris les causes de
leur mécontentement, les raisons de leurs frustrations, et qu’il est prêt à
prendre le taureau par les cornes. L’avenir dira s’il s’agissait d’un
gigantesque bluff ou d’un véritable saut dans un fructueux inconnu. Mais
qu’un étranger au petit monde de la représentation politique vienne troubler
le jeu de quilles, au point de faire exploser le club, est un phénomène trop
rare pour ne pas s’en émouvoir.
L’on aurait évidemment tort de croire que, de ce qui vient de se passer
aux États-Unis, il n’y aurait nulle leçon à tirer en France. Au-delà même des
ratiocinations sémantiques sur le populisme, devenu mot valise et talisman
maudit qui permet à tous ceux qui se méfient du suffrage populaire de faire
semblant d’y adhérer, chacun connaît, en Europe, la montée du ras-le-bol
face à la crise économique, au malaise identitaire et au rétrécissement
spectaculaire de la marge de manœuvre du pouvoir. Ici, comme aux États-
Unis, la majorité de la classe politico-médiatique continue à camper, avec
une superbe bonne conscience, sur les territoires de la noblesse et du clergé
d’antan, dont ils ont revêtu parures et atours. Si le tiers-état d’aujourd’hui
est plus fragmenté et morcelé que jamais, il n’est pas à l’abri de
mouvements de colère face à un horizon opaque et des perspectives
brouillées. Cette gigantesque mise à l’écart de millions de Français,
constatée désormais par tous, ne peut demeurer éternellement en l’état ; les
résignés d’aujourd’hui peuvent devenir les manifestants de demain et les
millions de silencieux se transformer en très haut-parleurs. Je ne sais si un
Trump français existe : je ne l’ai pas jusqu’ici rencontré. Mais ce qui est sûr,
c’est que les réalités qui ont fait la victoire de Trump se développent au
moins aussi fortement chez nous. Pour analyser avec justesse la feuille de
température d’un pays, il importe d’aller écouter en permanence tous ses
habitants et non de se contenter de l’alibi moelleux, confortable et facile, de
sondages en trompe-l’œil. Pour comprendre vraiment ce qui se passe aux
États-Unis, il convient de lire ce discours de la méthode Trump, qui montre
bien que nous avons, aujourd’hui, à la tête de la première puissance
mondiale, non pas un idéologue, mais un négociateur. Que les princes qui
nous gouvernent – ou aspirent à le faire – ouvrent ce livre : il les éclairera.

ANDRÉ BERCOFF

1. Voir André Bercoff, Donald Trump, les raisons de la colère, First, 2016.
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UNE SEMAINE DANS LA VIE DE DONALD TRUMP


Je ne fais pas des affaires pour gagner de l’argent. J’en ai suffisamment,
bien plus que je ne pourrai jamais en dépenser. Je fais des affaires pour le
plaisir. C’est mon art à moi. Certains peignent de merveilleux tableaux,
d’autres écrivent de magnifiques poèmes. Moi, je préfère les affaires,
surtout les très grosses. C’est ainsi que je trouve mon plaisir.
La plupart des gens sont surpris par ma façon de travailler. Je suis
toujours détendu, je n’ai pas d’attaché-case, j’essaie de ne pas programmer
trop de réunions, et je laisse toujours la porte de mon bureau ouverte. On ne
peut pas être imaginatif et audacieux si on travaille au sein d’une structure
trop lourde. Je préfère aller tous les jours au bureau et voir, au fur et à
mesure, comment les dossiers évoluent.
Il n’y a pas de semaine type dans ma vie. Je me réveille la plupart du
temps de bonne heure, vers 6 heures, et je passe chaque jour une heure à lire
les journaux du matin. J’arrive d’ordinaire à mon bureau vers 9 heures, et je
commence à téléphoner. Il est rare qu’un jour passe sans cinquante coups de
téléphone ; le plus souvent, c’est plutôt une centaine. Entre ces coups de fil,
j’assiste à plusieurs réunions. La plupart se planifient au dernier moment, et
elles ne durent guère plus de quinze minutes. Je m’arrête rarement pour
déjeuner. Je quitte mon bureau vers 18 h 30, mais je continue souvent à
passer des coups de fil de chez moi, jusqu’à minuit, et même pendant le
week-end.
Cela ne s’arrête jamais, et je ne voudrais pas qu’il en soit autrement.
J’essaie de tirer les leçons du passé, mais j’organise l’avenir en me
concentrant uniquement sur le présent. C’est le plus amusant. Et, si l’on ne
s’amuse pas, à quoi bon ?

LUNDI

9 heures. Mon premier appel est pour Alan Greenberg de Bear Stearns,
l’une des plus importantes banques d’investissement de Wall Street. Alan
est le président-directeur général de Bear Stearns. Il est mon banquier
depuis cinq ans, et l’un des meilleurs sur la place de New York. Il y a deux
semaines, nous nous sommes mis à acheter des actions d’Holiday Inn. Elles
cotaient cinquante dollars environ. Alan m’annonce ce matin que je suis
propriétaire d’un peu plus d’un million d’actions, soit un peu plus de quatre
pour cent de la compagnie. Le cours de vendredi a clôturé à soixante-cinq
dollars approximativement, surtout parce que le bruit court que je suis un
des acheteurs ; les gens pensent que je suis en train d’essayer de prendre le
contrôle de la compagnie.
En vérité, je me garde plusieurs options possibles. Peut-être prendrai-je le
contrôle d’Holiday Inn, car je crois l’affaire sous-évaluée. Au cours
d’aujourd’hui, je pourrais l’obtenir pour moins de deux milliards de dollars.
Les trois casinos hôtels Holiday Inn valent déjà presque ça, et la compagnie
est encore propriétaire de trois cent mille chambres d’hôtel.
Une deuxième option, si le cours de l’action continue à monter, est de
vendre mes parts et d’en tirer un profit substantiel. Si je faisais ça
aujourd’hui, j’aurais déjà gagné sept millions de dollars. La troisième
possibilité est que Holiday Inn me propose de racheter mes parts avec une
prime, simplement pour se débarrasser de moi. Si la prime est assez
importante, je vends tout de suite.
Je prends, de toute façon, un certain plaisir à voir jusqu’où de mauvais
gestionnaires iront pour préserver ce qu’ils appellent leur indépendance :
c’est-à-dire surtout leur poste.

9 h 30. Abraham Hirschfeld m’appelle pour me demander conseil. Abe


est un promoteur immobilier à succès mais il veut se lancer en politique.
Malheureusement pour Abe, il est bien meilleur promoteur que politicien.
Cet automne, Abe a essayé de se présenter au poste de gouverneur
adjoint contre Stan Lundine, le candidat choisi par le gouverneur Mario
Cuomo. Cuomo a mené une action en justice pour éliminer Hirschfeld de la
course, sous prétexte d’incompatibilité technique ; et naturellement, en
plein milieu de la campagne, la Cour a donné raison au gouverneur. Abe
sait que je suis ami avec Cuomo et il veut avoir mon opinion sur la conduite
à adopter maintenant : doit-il soutenir Cuomo ou, au contraire, changer de
parti politique et se ranger derrière son opposant ? À mon avis, il n’a pas le
choix. Il faut qu’il reste avec celui qui va gagner. En plus, Cuomo est un
type bien.
On prend rendez-vous pour jeudi.

10 heures. J’appelle Don Imus pour le remercier. Imus a l’une des


émissions de radio les plus populaires des États-Unis, et il a beaucoup
contribué à trouver de l’argent pour Annabel Hill.
Je suis encore stupéfait de voir comment cette affaire a fait boule de
neige ; c’est devenu un événement médiatique. Tout a commencé la
semaine dernière, lorsque j’ai vu le reportage de Tom Brokaw sur cette
charmante petite dame de Georgie, Mme Hill, qui essayait de sauver sa
ferme hypothéquée par la banque. Son mari, âgé de soixante-sept ans,
s’était suicidé quelques semaines auparavant en espérant que son assurance
vie permettrait de sauver la ferme qui appartenait à sa famille depuis des
générations. Mais l’argent de l’assurance n’avait pas suffi. J’ai été ému par
cette histoire. Voilà des gens qui avaient travaillé dur et d’une façon
honnête toute leur vie, juste pour voir tout s’écrouler, au dernier moment,
devant leurs yeux. Pour moi, c’était tout simplement injuste.
Grâce à NBC, je suis entré en contact avec Frank Argenbright, un type de
Géorgie fort sympathique qui s’était engagé à aider Mme Hill de toutes les
façons possibles. Frank m’a donné le nom de la banque qui avait consenti le
prêt aux Hill. Le lendemain matin, j’ai appelé un des vice-présidents. Je lui
ai expliqué que j’étais un homme d’affaires new-yorkais et que je voulais
aider Mme Hill. Il m’a répondu qu’il était désolé mais qu’il était trop tard.
Ils allaient vendre la ferme aux enchères, et « rien ni personne ne pourrait
les arrêter ».
Cela m’a mis hors de moi.
« Écoutez-moi. Si vous vendez la maison, je vous poursuivrai
personnellement en justice, vous et votre banque, pour homicide. C’est vous
qui avez poussé M. Hill au suicide. »
Le banquier est soudain devenu nerveux et m’a promis de me rappeler
bientôt.
C’est quelquefois payant de sortir de ses gonds. Une heure plus tard, le
banquier me rappelait :
« Ne vous inquiétez pas, monsieur Trump, on va trouver un
arrangement. »
Mme Hill et Frank Argenbright ont immédiatement tout raconté aux
médias, et avant que j’aie pu me retourner l’histoire faisait la une des
journaux du soir.
À la fin de la semaine, nous avions réuni quarante mille dollars. En
mobilisant ses auditeurs, Imus a réussi à amasser vingt mille dollars à lui
seul. Comme cadeau pour Mme Hill et ses enfants, nous avons prévu une
cérémonie de destruction par le feu de l’hypothèque dans l’Atrium de la
Trump Tower, le soir même de Noël. Je suis certain que nous aurons alors
réuni l’argent nécessaire. J’ai promis à Mme Hill que, si nous n’y arrivions
pas, j’ajouterais moi-même la différence.
Je dis à Imus combien ce qu’il a fait est chic et je l’invite à être mon hôte
la semaine prochaine aux matchs de tennis de l’US Open. J’ai une loge au
premier rang et j’y allais autrefois tous les jours. Je suis si occupé
aujourd’hui que la plupart du temps je me contente d’y envoyer mes amis.
11 h 15. Harry Usher, le délégué de l’USFL, m’appelle. Le mois dernier,
au cours du procès que nous avons intenté à la NFL pour dénoncer le
monopole qu’elle exerce sur le football professionnel, le juge a déclaré que
la NFL était bien un monopole, mais il ne nous a accordé que le dollar
symbolique. J’ai déjà laissé les meilleurs joueurs de mon équipe, les
Generals du New Jersey, signer avec la NFL. Mais je trouve ce jugement
ridicule.
Nous discutons de la nouvelle approche à adopter pour continuer la lutte.
« Ce qui m’inquiète, lui dis-je, c’est que personne ne semble vraiment
décidé à faire appel. »

Midi. Gerry Schoenfeld, le patron de la Schubert Organization, le plus


important propriétaire de salles de spectacle de Broadway, m’appelle pour
me recommander une jeune femme. Elle veut absolument travailler pour
Donald Trump. Je lui réponds qu’elle doit être cinglée, mais que je serais
ravi de la rencontrer.
On parle un peu des affaires du spectacle, et je lui dis que je m’apprête à
emmener mes enfants voir, pour la seconde fois, Cats, un spectacle produit
par sa compagnie. Il me demande si je prends mes billets à son bureau. Je
n’aime pas ce genre de choses. « Ne sois pas ridicule, me dit-il. Nous avons
ici une personne dont le travail est de s’occuper des billets pour nos amis.
N’hésite pas à l’appeler. »
Voilà un geste élégant de la part d’un véritable ami.

13 h 15. Anthony Gliedman vient me voir pour discuter du projet de la


patinoire de Central Park, le Wollman Rink. Gliedman s’occupe des projets
immobiliers de la ville. Nous n’arrêtions pas, à l’époque, de nous bagarrer.
Finalement je l’ai mené devant les tribunaux et j’ai gagné, pourtant j’ai
toujours pensé que c’était un homme très intelligent. Je ne garde pas
rancune aux personnes qui m’ont tenu tête. Je cherche simplement à
toujours avoir à mon service les meilleurs, quels que soient l’endroit ou la
façon dont je les trouve.
Tony nous a aidés à organiser la reconstruction du Wollman Rink, un
projet sur lequel la ville a lamentablement buté pendant sept ans. En juin
dernier, j’ai proposé de faire le boulot moi-même. Aujourd’hui, nous
sommes en avance sur le programme, et Tony m’annonce qu’il a organisé
une conférence de presse jeudi, afin de célébrer la dernière étape importante
de la construction : le coulage du béton.
Je ne crois pas que ce soit vraiment un événement et je lui demande s’il
pense avoir un ou deux journalistes. Il me répond qu’une douzaine de
journaux ont déjà promis de venir. Autant pour mon jugement sur les
journalistes !

14 heures. Je suis débouté dans un procès que j’ai intenté à un des


entrepreneurs de la Trump Tower. J’ai été obligé de le renvoyer pour
incompétence, en plein milieu des travaux, et je le poursuis pour les dégâts
qu’il a causés sur le chantier. Je déteste les procès, mais lorsqu’on a raison
il faut savoir défendre ses intérêts, sinon les gens vous marchent sur les
pieds. De toute façon, j’avais toutes les chances d’être débouté, même si je
n’avais pas commencé le premier à entamer des poursuites. Aujourd’hui, si
vous vous appelez Donald Trump, il semble que tout le monde veuille vous
faire un procès.

15 heures. Je demande à Norma Foerderer, mon assistante, de m’apporter


mon déjeuner : une bouteille de gaspacho. Je sors rarement déjeuner ; le
plus souvent c’est une perte de temps.
15 h 15. Je téléphone à Sir Charles Goldstein. Il est sorti, alors je laisse
un message. C’est un avocat réputé dans l’immobilier, mais il est loin d’être
mon avocat favori.
Je suis presque certain que Charlie Goldstein est originaire du Bronx.
Cependant il est pompeux et a tendance à se croire issu de la cuisse de
Jupiter. Voilà pourquoi je l’appelle Sir Charles. Le week-end dernier, j’ai
appris que Lee Iacocca avait embauché Goldstein pour le représenter dans
une affaire où Lee et moi-même avons l’intention d’être partenaires. Lee ne
pouvait pas être au courant de mon expérience passée avec Goldstein. Il y a
quelque temps, j’étais en train de conclure une affaire avec un type qui avait
besoin d’un avocat. Je lui ai recommandé Goldstein. Et sa première
initiative a été de conseiller à son client de ne pas signer avec moi. Assez
incroyable !
En ce qui concerne l’affaire avec Lee Iacocca, il s’agit d’acheter deux
tours d’immeubles dans la région de Palm Beach. Je suis propriétaire d’une
maison à Palm Beach, un endroit exceptionnel, appelé Mar-a-Lago. Lors
d’un week-end, l’hiver dernier, j’y suis allé déjeuner avec quelques amis, et
c’est alors que j’ai remarqué sur la route deux magnifiques tours blanches
qui brillaient. J’ai donné quelques coups de fil à droite et à gauche… Les
tours avaient été construites au prix de quelque cent vingt millions de
dollars et une des banques importantes de New York les avait récupérées
pour défaut de paiement. J’ai immédiatement proposé de racheter
l’ensemble pour quarante millions.
C’est un ami commun, William Fugazy, qui a le premier suggéré que
nous fassions, Lee et moi, une opération immobilière ensemble. Lee est un
homme d’affaires extraordinaire ; il a accompli des merveilles en redressant
Chrysler et j’apprécie également sa personnalité. De fil en aiguille, on en
est venu à parler des tours de Palm Beach. C’est un investissement
important et je ne suis pas sûr que Lee veuille aller jusqu’au bout. Je ne
tiens donc pas que Goldstein me refasse le même coup. Et c’est ce que je lui
dirai lorsqu’il me rappellera.

15 h 30. J’appelle ma sœur, Maryanne Barry, pour discuter du récent


jugement que nous contestons dans un procès à Atlantic City. Maryanne est
juge fédéral dans le New Jersey et son mari, John, est un avocat de grand
talent. J’ai déjà utilisé leurs services à de nombreuses occasions.
— Ne trouves-tu pas incroyable qu’ils nous aient donné tort ?
Maryanne est intelligente. Elle s’y connaît bien mieux que moi en droit,
mais elle est aussi surprise de ce jugement que je le suis. Je me suis arrangé
pour qu’on envoie immédiatement tous les documents concernant cette
affaire à John, car je souhaite qu’il se charge de l’appel.
16 heures. Je vais dans la salle de conférences pour visionner des
diapositives de décorations de Noël pour l’Atrium de la Trump Tower. Cet
Atrium, tout en marbre et d’une hauteur de six étages, est devenu une des
principales attractions touristiques de la ville de New York. Plus de cent
mille personnes y passent chaque semaine, pour l’admirer et faire du
shopping. Il est devenu une sorte d’emblème pour la Trump Organization.
C’est pour cela que je tiens à m’occuper personnellement de détails comme
les décorations de Noël.
Je n’aime rien de ce que l’on me montre. Je découvre finalement une
énorme et magnifique couronne en or pour l’entrée du building, et décide de
n’utiliser que ça. C’est parfois en en faisant le moins possible que l’on est le
plus efficace.

16 h 30. Nicholas Ribis, un avocat du New Jersey qui s’est occupé des
licences de mes deux casinos d’Atlantic City, me dit au téléphone qu’il est
sur le point de s’envoler pour l’Australie. Le vol dure vingt-quatre heures et
je suis ravi qu’il y aille à ma place !
L’affaire que j’y envisage, cela dit, vaut le déplacement. Le
gouvernement de New South Wales est sur le point de choisir une
compagnie pour construire et exploiter ce qu’il souhaite être le plus grand
casino du monde. Nous sommes favoris dans la course, et Nick va sur place
pour rencontrer des personnages importants du gouvernement. Il me dit
qu’il m’appellera d’Australie, dès qu’il aura des nouvelles.

17 h 15. J’appelle Henry Kanegsberg, le responsable de NBC, pour le


choix des futurs bureaux de la direction de la chaîne. Depuis plus d’un an,
nous faisons la cour à NBC, afin d’essayer de les attirer sur notre terrain du
West Side, quarante hectares le long de l’Hudson, que j’ai acheté il y a un
an. J’ai annoncé que j’avais l’intention d’y construire le plus haut building
du monde.
Je sais qu’on a montré à Henry nos derniers plans et je me contente de
suivre l’affaire de loin. Je lui signale au passage que Bloomingdale’s meurt
d’envie de devenir le principal magasin de notre galerie marchande, ce qui
devrait donner au lieu un certain prestige. Je lui dis aussi que la ville paraît
enthousiasmée par nos nouveaux plans. Je lui confirme enfin que nous
espérons obtenir les premiers permis de construire au cours des prochains
mois.
Kanegsberg semble également enthousiaste. Juste avant de raccrocher, je
pose déjà un jalon pour que NBC installe ses bureaux dans le plus grand
building du monde : « Pensez-y. Ce serait un symbole idéal pour votre
compagnie. »

17 h 45. Mon fils Donny, neuf ans, appelle pour savoir quand je serai à la
maison. Je prends toujours les appels de mes enfants, quelles que soient
mes occupations. J’ai deux autres enfants, Ivanka, six ans et Eric, trois. Et
plus ils grandissent, plus il m’est facile d’être père. Je les aime tous, mais je
n’ai jamais été doué pour jouer à la poupée ou aux petites voitures avec eux.
Maintenant, Donny commence à s’intéresser à mes affaires, à l’immobilier
en général, et aux sports.
Je lui dis que j’arriverai dès que je le pourrai, mais il insiste pour que je
lui donne une heure précise. Pas question de m’en sortir en restant
approximatif ! Tel père, tel fils…

18 h 30. Après plusieurs autres coups de téléphone, je quitte le bureau et


prends l’ascenseur jusqu’à mon appartement qui se trouve au-dessus, dans
la partie résidentielle de la Trump Tower. Naturellement, je passe encore
quelques coups de fil une fois à la maison…

MARDI

9 heures. J’appelle Ivan Boesky. Boesky est un intermédiaire financier.


Mais sa femme et lui sont aussi les actionnaires majoritaires du Beverly
Hills Hotel, or je viens d’apprendre qu’ils ont décidé de le vendre. Je ne sais
pas, au moment où j’appelle, que, dans moins de deux semaines, Boesky
plaidera coupable dans une affaire de trafic d’informations. La véritable
raison pour laquelle il est pressé de vendre l’hôtel est qu’il a un besoin
urgent de liquide.
Mon idée est d’engager Steve Rubell et Ian Schrager, les fondateurs du
Studio 54 et du Palladium, pour relancer le Beverly Hills Hotel. Steve
excelle dans ce genre d’opération et il est capable de faire à nouveau de
l’hôtel l’endroit le plus en vogue de Los Angeles. J’arrive à joindre Boesky
et lui dis que je suis intéressé. Il me répond que Morgan Stanley s’occupe
de cette affaire. Je recevrai un coup de téléphone d’eux très bientôt.
J’aime Los Angeles. J’y ai passé de nombreux week-ends, dans les
années 1970, et je descendais toujours au Beverly Hills Hotel. Mais je ne
laisserai pas mes goûts personnels influencer mon jugement dans une
affaire. Bien que j’aime énormément cet établissement, je ne l’achèterai que
si j’obtiens un prix bien inférieur à celui qu’ils demandent en ce moment.

9 h 30. Alan Greenberg m’appelle. Nous avons encore acheté cent mille
actions supplémentaires d’Holiday Inn, et le cours a grimpé d’un point et
demi. Le marché est très actif. Je dis à Alan que j’ai appris que les
dirigeants d’Holiday Inn étaient paniqués et qu’ils n’arrêtaient pas de se
réunir pour discuter des moyens de réagir. Alan pense qu’Holiday Inn va
essayer de trouver des mesures qui permettraient d’enrayer toute tentative
d’OPA hostile.
Notre conversation téléphonique dure moins de deux minutes. C’est une
des choses que j’aime bien chez Alan : il est avare de son temps.

10 heures. Je reçois les entrepreneurs chargés de la construction du


parking de deux mille sept cents places que je fais construire en face du
Trump Plaza, à Atlantic City. C’est une affaire de trente millions de dollars,
et ils sont venus me faire un compte rendu sur l’évolution des travaux. Nous
sommes dans les temps et en dessous du budget prévu.
Le parking sera prêt pour le Memorial Day 1987 – le week-end le plus
important de l’année à Atlantic City – et cela nous permettra d’augmenter
considérablement notre chiffre d’affaires. Il sera situé au bout de la
principale voie d’accès au bord de mer, et relié au casino par une allée
piétonne. Toute personne qui se garera dans le parking arrivera directement
à notre centre d’attractions.
11 heures. Je reçois dans mon bureau un des plus importants banquiers de
New York. Il est venu me proposer de travailler avec lui et nous parlons
d’une façon générale des quelques affaires que j’ai en vue. C’est drôle ce
qui est en train d’arriver. Ce sont les banquiers maintenant qui viennent me
voir pour me proposer d’emprunter leur argent. Ils savent qu’ils jouent une
bonne carte.

12 h 15. Norma m’annonce que nous devons déplacer la conférence de


presse de jeudi à mercredi. Henry Stern, le responsable des parcs publics de
la ville de New York, a un problème d’emploi du temps. Jeudi, il doit
inaugurer un nouveau terrain de jeux, au nord-ouest de Central Park,
parrainé par la chanteuse Diana Ross.
Mais il n’est pas possible de déplacer le coulage du béton, qui est la
raison principale pour laquelle nous avons organisé cette conférence de
presse. Qu’importe ! Je m’en chargerai moi-même et tout se passera bien. Je
ne tiens pas à avoir des problèmes avec Henry. La semaine dernière, mes
forces de sécurité l’ont empêché de pénétrer sur le chantier du Wollman
Rink, parce qu’il n’avait pas d’autorisation écrite de ma main. C’était
pousser la sécurité un peu loin ! Comme on peut l’imaginer, Henry n’a pas
été content.

12 h 45. Mon comptable, Jack Mitnick, m’appelle pour discuter des


implications fiscales d’une affaire en cours. Je lui demande s’il pense que la
nouvelle loi fiscale fédérale sera vraiment mauvaise pour les opérations
immobilières, car elle supprime un nombre important de déductions
possibles.
À ma surprise, Mitnick me dit que la nouvelle loi est plutôt bonne pour
moi. Une bonne part de mon cash-flow provient des casinos et des
appartements, et le taux maximal d’imposition sur les revenus passe de
cinquante à trente-deux pour cent. Je continue toutefois à penser que cette
nouvelle loi est un désastre pour notre pays : elle supprime toutes les
incitations à investir et à bâtir, plus particulièrement dans les régions
défavorisées, où aucune construction ne se fera sans encouragement.

13 h 30. Je demande à Norma d’appeler John Danforth, le sénateur


républicain du Missouri. Je ne connais pas Danforth personnellement, mais
il est l’un des rares sénateurs à s’être bien battu contre la nouvelle loi. C’est
probablement trop tard, néanmoins je veux le féliciter pour le courage qu’il
a eu de défendre ses convictions, au risque sans doute de perdre beaucoup
politiquement. Danforth n’est pas là, mais sa secrétaire dit qu’il rappellera.

13 h 45. Norma a remarqué un temps mort entre deux appels, et elle vient
me demander des réponses à plusieurs invitations. Dave Winfield, le joueur
des Yankees de New York, me prie de présider un dîner au bénéfice de sa
fondation contre la drogue. Je préside déjà deux dîners au cours du prochain
mois, l’un pour la fondation contre les paralysies cérébrales et l’autre pour
la ligue athlétique de la police.
Je ne me fais pas d’illusion sur la raison pour laquelle on me demande si
souvent de présider ce genre d’événements. Ce n’est pas qu’ils me prennent
pour un type bien. Les personnes qui s’occupent de ces œuvres caritatives
savent que j’ai beaucoup d’amis très riches et que je peux inciter à acheter
des places. Je comprends la règle du jeu et, bien que je n’aime pas tellement
ça, il est quelquefois difficile de refuser. Cela dit, j’ai déjà sollicité mes
amis deux fois ce mois-ci. Et il y a tout de même des limites à ne pas
dépasser, lorsque vous demandez aux gens de payer dix mille dollars pour
une table. Je dis à Norma de répondre non à Winfield, avec tous mes
regrets.
L’autre invitation vient de l’Association des jeunes chefs d’entreprise, qui
me demande de prendre la parole lors d’un dîner. Cette association regroupe
les hommes d’affaires de moins de quarante ans qui sont PDG de leurs
compagnies. J’ai eu quarante ans il y a deux mois. Donc, à leurs yeux, je
suis sûrement un vieux !
Norma me parle aussi d’une douzaine d’invitations à des soirées privées.
J’en accepte deux. La première est donnée par Alice Mason, l’agent
immobilier qui a réussi à devenir une personnalité du Tout-New York en
invitant régulièrement les vedettes du moment à des soirées. L’autre est une
réception pour deux personnes exceptionnelles : Barbara Walters d’ABC et
Merv Adelson, le patron de Lorimar-Telepictures, qui se sont mariés il y a
quelques mois en Californie.
Honnêtement, je n’aime pas beaucoup sortir. Je ne supporte pas les
conversations superficielles. Cela fait malheureusement partie de mon
métier d’homme d’affaires. Je finis donc par en accepter plus que je ne
souhaiterais, et j’essaie toujours d’en partir le plus tôt possible. Il m’arrive
toutefois d’y passer de bons moments.

14 heures. J’ai tout à coup une idée et j’appelle immédiatement Alan


Greenberg. Si je lance mon OPA sur Holiday Inn, il faut que j’aie la licence
de gérant de casino dans le Nevada où Holiday Inn en possède deux :
« Qu’en pensez-vous ? On vend les actions maintenant, on ramasse les
profits, et on envisage une OPA le moment où j’aurai obtenu ma licence
d’exploitation. »
D’après Alan, nous ferions mieux de nous accrocher pour l’instant à ce
que nous possédons. Je le laisse agir provisoirement. J’aime toujours me
laisser plusieurs options possibles.

14 h 15. John Danforth me rappelle. Nous avons une conversation


agréable et je l’encourage à continuer dans la même voie.

14 h 30. Je rappelle un des propriétaires de l’hôtel Dunes de Las Vegas.


Ils possèdent aussi l’un des terrains les plus sous-exploités du Strip de Las
Vegas. S’ils me font un bon prix, je suis prêt à considérer l’affaire.
J’aime m’occuper de casinos. J’en aime la taille, j’en aime l’éclat, et par-
dessus tout j’en aime le cash-flow. Si on sait ce qu’on fait et si on mène son
business raisonnablement, on peut réaliser de très confortables bénéfices. Si
on mène les affaires de façon vraiment efficace, on peut gagner des tonnes
d’argent.
14 h 45. Mon frère Robert et Harvey Freeman, tous deux vice-présidents
de ma compagnie, s’arrêtent à mon bureau pour me parler de la réunion
qu’ils viennent d’avoir avec Con Edison et les dirigeants de NBC sur le
projet du West Side. Con Edison possède une grosse cheminée extérieure au
sud du terrain et NBC veut s’assurer que la fumée produite par la cheminée
disparaîtra tout aussi aisément avec un grand building juste à côté.
Robert a deux ans de moins que moi. Toujours calme et détendu, il a
aussi beaucoup de talent et peut se montrer redoutablement efficace. Je
pense qu’il n’est pas facile de m’avoir comme frère, mais il ne s’en est
jamais plaint. Nous sommes très proches l’un de l’autre. Il est certainement
le seul type sur terre que j’appelle honey, mon chou.
Robert s’entend avec presque tout le monde, ce qui est fantastique pour
moi, car il faut bien que de temps en temps je sois le salaud de service.
Harvey est différent, pas très rigolo, mais possède un remarquable esprit de
synthèse.
J’apprends avec plaisir que les gens de chez Con Edison ont assuré les
dirigeants de NBC qu’il n’y avait aucune raison de penser que leur building
allait gêner l’évacuation de la fumée. L’affaire n’est malheureusement pas
réglée. Avant de pouvoir obtenir nos autorisations, nous devons faire
effectuer une étude par un spécialiste de l’environnement.

15 h 15. J’appelle Herbert Sturz, de la Commission au Plan, qui sera le


premier comité municipal à juger notre projet du West Side. Sturz et son
équipe prendront connaissance de ces plans pour la première fois vendredi
prochain.
Il n’est pas à son bureau et je laisse un message à sa secrétaire, lui disant
simplement que je me réjouis de le voir vendredi matin.

15 h 20. Gerald Schrager appelle. Gerald est l’un des meilleurs avocats
du cabinet Dreyer & Traub, l’un des plus importants d’Amérique. Et il s’est
occupé de toutes mes plus grosses affaires depuis que j’ai acheté l’hôtel
Commodore en 1974. Jerry est plus qu’un avocat. C’est une mécanique
absolument huilée, capable de saisir l’essence même d’une affaire plus vite
que n’importe qui.
On aborde la situation avec Holiday Inn et plusieurs autres sujets.
Comme Alan Greenberg, Schrager n’aime pas perdre son temps. Le point
est fait sur une demi-douzaine de projets en moins de dix minutes.

15 h 30. Ma femme, Ivana, passe me dire au revoir. Elle s’apprête à partir


en hélicoptère pour Atlantic City. Je m’amuse à lui dire qu’elle travaille
plus que moi. L’année dernière, lorsque j’ai acheté mon second casino à la
Hilton Corporation et que je l’ai appelé le Trump’s Castle, j’ai décidé de le
confier à Ivana. Elle réussit toujours parfaitement tout ce qu’elle
entreprend. C’est une directrice hors pair.
Ivana a passé son enfance en Tchécoslovaquie. Son père était ingénieur
électricien. Il était également un athlète, et il a, très tôt, fait skier Ivana, son
enfant unique. Dès l’âge de six ans, elle a gagné des médailles et, en 1972,
elle a fait partie de la réserve de l’équipe de ski tchécoslovaque aux jeux
Olympiques d’hiver de Sapporo. Un an après avoir obtenu son diplôme de
l’université Charles de Prague, elle s’est installée à Montréal où elle est vite
devenue l’un des mannequins les plus cotés du Canada.
Nous nous sommes rencontrés aux jeux Olympiques d’été de Montréal
en août 1976. J’avais eu des aventures avec pas mal de filles, mais jamais
rien de vraiment sérieux. Ivana n’était pas le genre de personne avec qui on
sortait facilement. Dix mois plus tard, en avril 1977, nous étions mariés.
Presque immédiatement, je lui ai donné des responsabilités dans la
décoration intérieure des projets en cours. Elle y a toujours fait merveille.
Ivana est peut-être la personne la mieux organisée que je connaisse. Tout
en élevant trois enfants, elle tient trois maisons impeccablement –
l’appartement de la Trump Tower, Mar-a-Lago, et notre maison de
Greenwich, dans le Connecticut. Aujourd’hui, elle dirige également le
Trump’s Castle, qui emploie à peu près quatre mille personnes.
Bien que le Trump’s Castle marche bien, je continue à faire enrager Ivana
en lui signalant qu’il n’est pas le numéro un. Je lui dis toujours qu’elle
dispose du plus grand complexe de la ville et que l’affaire devrait être bien
plus rentable. Ivana a, comme moi, l’esprit de concurrence. Elle insiste sur
le fait que le Castle a des lacunes importantes. Elle a besoin de suites
supplémentaires. Elle ne veut pas connaître le prix que coûterait la
construction de ces nouveaux appartements – quarante millions de dollars.
Tout ce qu’elle sait, c’est que le fait de ne pas en disposer est mauvais pour
le Trump’s Castle et l’empêche de devenir le numéro un. Franchement, je
ne prendrais jamais le risque de parier contre elle !

15 h 45. Le vice-président pour le marketing de Cadillac est au bout du


fil. Il appelle de la part de son patron, John Gretenberger, le président, que
j’ai connu à Palm Beach. D’après lui, Cadillac serait prêt à participer à la
production d’une limousine extralongue qu’on appellerait la Trump Golden
Series. L’idée me plaît. On prend rendez-vous dans deux semaines pour en
parler.

16 heures. Daniel Lee, le spécialiste des casinos de la banque


d’investissement Drexel Burnham Lambert vient me voir avec quelques-uns
de ses collègues pour discuter du rachat d’un hôtel pour lequel il souhaite
nous faire des propositions.
Michael Milken, le type qui a inventé le financement par les Junk-Bonds
chez Drexel, n’arrête pas de m’appeler depuis plusieurs années pour me
convaincre de travailler avec eux. Je ne soupçonne pas encore que Drexel
sera mouillé dans le scandale de délits d’initié qui va bientôt frapper Wall
Street.
J’écoute Lee et ses collègues me parler de leur affaire mais, en vérité,
cela ne me passionne pas. On décide que je les rappellerai.

17 heures. Larry Csonka, un ancien arrière de l’équipe des Miami


Dolphins, appelle. Il a une idée pour briser l’USFL1. Il veut la faire
fusionner avec la Ligue canadienne de football. Larry est intelligent et
sympathique, mais il ne parvient pas à me convaincre. Si l’USFL ne s’en
sort pas avec des joueurs comme Herschel Walker et Jim Kelly, comment la
Ligue canadienne, avec tous ces joueurs dont on n’a jamais entendu parler,
pourrait-elle nous aider ? Il faut gagner sur le terrain intérieur pour briser le
monopole de la NFL2.

17 h 30. J’appelle le couturier Calvin Klein pour le féliciter. Dès


l’ouverture de la Trump Tower, Klein avait pris tout un étage de bureaux
pour sa nouvelle ligne de parfum, Obsession. Ça a si bien marché qu’il a
dès l’année suivante loué un second étage. Aujourd’hui, il fait encore mieux
et s’apprête à en louer un troisième.
J’ai beaucoup d’admiration pour Calvin et le lui dis. C’est un grand
créateur mais aussi un excellent vendeur et un homme d’affaires avisé ;
c’est l’addition de ces trois qualités qui l’a rendu si célèbre.

18 heures. J’écris une lettre à Paul Goldberger, le critique chargé de


l’architecture au New York Times. Il y a une semaine, dans le numéro du
dimanche, Goldberger a écrit un article sur le design de Battery Park, le
nouveau centre immobilier du sud de Manhattan. Il y voyait un « étonnant
contraste » avec notre projet de Television City dans le West Side. En un
mot, il nous démolissait.
Seulement, il y a un os dans cette affaire. Nous sommes en train de
retravailler nos plans avec de nouveaux architectes et de nouveaux
concepts, et personne – Goldberger inclus – ne sait où nous en sommes. Il a
critiqué des plans qu’il n’avait même pas vus.
« Cher Paul. Votre article sur Battery Park est évidemment le prologue du
mauvais article que vous avez l’intention d’écrire sur Television City.
Quelles qu’en soient les raisons, si vous y réfléchissez et, si vous avez
l’intention d’être vraiment négatif –, ce dont je suis certain – vous devriez,
tant que vous y êtes, essayer de convaincre NBC de s’installer dans le New
Jersey. »
Mes collaborateurs ne cessent de me reprocher ce genre de lettres aux
journalistes. Cependant, puisque les journalistes ont la possibilité de
critiquer notre travail, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas critiquer le
leur !
MERCREDI

9 heures. Je vais avec Ivana visiter une école privée pour ma fille. Si
vous m’aviez dit, il y a cinq ans, que je passerais mes matinées à arpenter
des salles de classe, je vous aurais ri au nez.

11 heures. Conférence de presse au sujet du Wollman Rink. En entrant


dans la salle, je suis stupéfait : il y a au moins une vingtaine de journalistes
et de photographes.
Henry Stern, le responsable des parcs de la ville, parle le premier, et
m’adresse nombre de compliments. Il dit que, si la ville avait essayé de
faire le boulot elle-même, « elle serait probablement en ce moment en train
d’attendre l’accord du Conseil de surveillance pour un travail que Donald
Trump a déjà terminé ».
J’explique de mon côté que nous avons posé une trentaine de kilomètres
de tuyaux, qu’ils ont tous été testés – il n’y a aucune fuite –, que nous
sommes en avance sur le programme d’au moins un mois, et que le coût est
inférieur de quatre cent mille dollars au budget initial. J’annonce aussi que
nous en avons prévu l’inauguration le 13 novembre, et qu’un spectacle sera
organisé avec les plus grands patineurs du monde.
Dès que j’ai fini, les journalistes commencent à poser leurs questions.
Puis Henry et moi-même descendons sur la patinoire. Comme nous ne
pouvons pas vraiment couler le béton, nous procédons à une sorte de
démonstration symbolique. Deux ouvriers s’approchent avec une brouette
de béton humide et la vident à nos pieds. À l’aide de pelles, Henry et moi
en versons un peu sur les tuyaux pendant que les photographes déclenchent
leurs appareils.
Bien que j’aie déjà fait ce genre de choses des centaines de fois, je dois
dire que je trouve tout ça un peu ridicule – deux types en costumes rayés
étalant du béton humide ! Mais je ne veux pas créer de problèmes. Tant
qu’ils voudront prendre des photos, je continuerai à pelleter.
12 h 45. À peine rentré au bureau, je commence à téléphoner. Je veux en
faire le plus possible maintenant avant de partir pour Trenton assister à un
dîner donné en l’honneur d’un des membres de la Commission de contrôle
des casinos du New Jersey pour son départ à la retraite.
La première personne que je rappelle est Arthur Barron, le président de la
division spectacle de la Gulf & Western, propriétaire des films Paramount.
Martin Davis, le président de la Gulf & Western, est un de mes amis de
longue date, et Barron m’a appelé apparemment pour répondre à un courrier
que j’avais envoyé à Marty il y a deux semaines. Dans cette lettre,
j’expliquais que je venais d’acheter un terrain magnifique et que j’allais y
construire un building doté de huit salles de cinéma au rez-de-chaussée ; je
me demandais s’ils pouvaient être intéressés. « Comme vous le savez, vous
êtes la personne au monde avec qui j’aimerais réaliser cette affaire. »
Et c’est vrai, car Martin Davis est un homme de grand talent. Mais il
existe au moins une douzaine d’autres compagnies qui se damneraient pour
avoir des salles dans un tel endroit. Cela veut dire que si je n’arrive pas à
m’entendre avec Marty, j’aurais encore l’embarras du choix.
Comme je le prévoyais, Art Barron veut que nous prenions rendez-vous.
On décide de se voir la semaine prochaine.

13 h 30. Je rappelle Arthur Sonnenblick, un des plus grands agents de


change de New York. Il y a trois semaines, Arthur m’a appris qu’il avait des
clients étrangers intéressés par le terrain du West Side. Il n’a pas voulu me
dire leurs noms mais il m’a assuré qu’ils étaient sérieux et prêts à me
transmettre une offre fort intéressante – bien plus que les cent millions que
j’ai payés il y a un an.
Je ne me suis pas trop emballé. Au contraire, j’avais alors dit à Arthur :
« L’offre est un peu basse. Si vous les faites monter, je pourrais être
intéressé. » Aujourd’hui, Arthur m’appelle pour me donner des nouvelles.
En vérité, je n’ai pas vraiment envie de vendre ce terrain. Pour moi, ces
quarante hectares au bord de l’Hudson représentent sans doute le plus beau
terrain sous-exploité au monde. D’un autre côté, je ne veux pas laisser
passer une occasion. Arthur me dit que ses clients sont toujours intéressés,
qu’ils pourraient encore augmenter un peu leur offre, mais il ne pense pas
qu’ils iront très loin. Je termine la conversation par cette simple phrase :
« Continuez à les faire monter. »

14 heures. L’entrepreneur qui construit ma piscine à Mar-a-Lago me


téléphone. Je suis occupé mais je le prends tout de même. Nous nous
appliquons à construire une piscine dans le style de la maison et je veux être
sûr que le moindre détail sera parfait.
J’ai réalisé une excellente opération en achetant Mar-a-Lago, mais pas à
titre d’investissement, c’est pour y habiter. Mar-a-Lago a été construit au
début des années 1920 par Marjorie Merriweather Post, l’héritière des
céréales Post, qui s’appelait à l’époque Mme Edward F. Hutton. S’étendant
sur huit hectares face à l’océan Atlantique et au lac Worth, la maison a été
bâtie en quatre ans et dispose de cent dix-huit chambres. Trois bateaux
remplis de plaques silico-calcaires ont fait le voyage d’Italie pour les murs
extérieurs, trente-six mille carreaux du XVe siècle venant d’Espagne ont été
utilisés à l’extérieur comme à l’intérieur.
Quand Mme Post est morte, elle a donné la maison au gouvernement
fédéral pour qu’il l’utilise comme résidence présidentielle. Mais le
gouvernement a rendu la demeure à la Fondation Post, qui l’a mise en vente
pour vingt-cinq millions de dollars. J’ai visité Mar-a-Lago une première
fois lors de mes vacances à Palm Beach en 1982. Presque aussitôt j’ai fait
une offre à quinze millions : elle a été promptement rejetée. Dans les années
qui ont suivi, la Fondation a signé des promesses de vente avec différents
acheteurs pour des offres supérieures à la mienne, mais aucune n’est allée
jusqu’à la signature finale. Chaque fois, j’ai moi-même fait une nouvelle
offre, toujours à la baisse.
Finalement, fin 1985, j’ai proposé cinq millions de dollars, plus trois
millions pour les meubles. La Fondation était apparemment lassée des
promesses de vente qui n’aboutissaient jamais. Ils ont accepté la mienne et
on a signé un mois après. Le jour où la vente a été rendue publique, le Daily
News de Palm Beach titrait en gros sur sa première page : « La communauté
en état de choc après la vente à prix cassé de Mar-a-Lago. »
Peu de temps après, plusieurs propriétés bien plus modestes que Mar-a-
Lago, avec des terrains plus petits, se sont vendues à des prix supérieurs à
dix-huit millions de dollars. On m’a dit que les seuls meubles de Mar-a-
Lago valaient plus que le prix que j’avais payé pour la maison. Mais
l’entretien de Mar-a-Lago coûte une véritable fortune. Le montant des
charges annuelles permettrait sans doute d’acheter tous les ans une jolie
maison à peu près n’importe où aux États-Unis.
L’entrepreneur me pose une question concernant les pierres doriennes
que nous utilisons pour le dallage autour de la piscine. Je m’intéresse au
moindre détail quand il s’agit de Mar-a-Lago. La conversation téléphonique
dure deux minutes mais elle permet de gagner deux jours de travail et d’être
certain que l’on ne sera pas obligé de tout recommencer.

14 h 30. Un homme d’affaires qui travaille avec l’Union soviétique


appelle pour me tenir au courant d’un projet immobilier à Moscou : cela
m’intéresse beaucoup. L’idée est née le jour où j’étais assis à côté de
l’ambassadeur d’URSS, Youri Dubinin, à un déjeuner donné par Leonard
Lauder, le fils d’Estée Lauder. La fille de Dubinin avait beaucoup lu sur la
Trump Tower et en connaissait tous les détails. Une chose menant à une
autre, je me suis retrouvé en train d’exposer l’idée de construire un énorme
hôtel de luxe juste en face du Kremlin, en participation avec le
gouvernement soviétique. Aujourd’hui, on me demande de venir à Moscou
en juillet prochain.

15 heures. Robert vient me voir et nous discutons de plusieurs problèmes


concernant NBC et le terrain du West Side.

15 h 30. Un ami du Texas appelle pour me parler d’un coup qu’il est en
train de monter. C’est un type charmant, bel homme et toujours élégant,
avec cet accent traînant du Texas qui met tout de suite à l’aise. Il m’appelle
Donny, ce que je déteste, mais il a une telle façon de le prononcer que ça
passe.
Il m’avait déjà téléphoné il y a deux ans pour une autre affaire. Il essayait
de réunir un certain nombre de personnes assez riches pour racheter une
compagnie pétrolière. « Donny, m’avait-il dit à l’époque, je veux que tu
investisses cinquante millions de dollars. Il n’y a aucun risque pour toi. Tu
vas doubler ou tripler ta mise en quelques mois. » Il m’avait ensuite donné
tous les détails, et ça paraissait assez alléchant. J’étais prêt à me lancer dans
le projet. Les contrats étaient en cours de rédaction. Mais un matin, à mon
réveil, il m’a semblé brusquement que quelque chose clochait.
Je l’avais alors rappelé : « Écoute, il y a un truc qui me chiffonne. Peut-
être parce que le pétrole se trouve sous terre et que je ne peux pas le voir ;
ou peut-être parce qu’il n’y a rien de créatif dans tout ça. En tout cas, je ne
plonge plus.
— Okay, Donny, comme tu veux, mais tu manques une affaire en or. »
La suite appartient à l’Histoire. Le pétrole a connu sa plus grande crise
quelques mois plus tard. La compagnie qu’ils avaient achetée a fait faillite
et chacun y a perdu jusqu’au moindre cent investi.
Cette expérience m’a appris quelques petites choses. La première est de
toujours se fier à son intuition, même si l’affaire paraît excellente sur le
papier. La deuxième est qu’il vaut toujours mieux se borner à ne faire que
ce à quoi on est bon. Et la dernière : le meilleur investissement est
quelquefois celui qu’on ne fait pas.
En refusant, j’ai économisé cinquante millions de dollars et nous sommes
restés bons amis. Je ne vais donc pas lui dire non tout de suite. Je lui
demande au contraire de m’envoyer tous les papiers. Il y a cependant
beaucoup de chances pour que je ne signe pas.

16 heures. Je rappelle Judith Krantz. Il faut le reconnaître, elle a un talent


certain. Combien d’écrivains ont réussi à écrire à la suite trois romans qui
ont tous fini numéro un dans la liste des best-sellers ? Il se trouve que c’est
également une femme charmante. La Trump Tower est le cadre principal de
son dernier roman, À nous deux Manhattan3, et je suis l’un des personnages
de l’histoire. J’ai même accepté à sa demande de jouer mon rôle dans une
des scènes de la série télévisée réalisée à partir de son roman, et filmée dans
la Trump Tower.
Judith me félicite pour ma scène avec Valerie Bertinelli. Elle est bonne.
Je suis ravi de l’apprendre bien que je ne sois pas encore prêt à changer de
carrière ! Mais une série télé qui sera projetée aux meilleures heures
d’écoute est un atout pour la promotion de la Trump Tower.

16 h 30. Mon dernier appel est pour Paul Hallingby, un des associés de
Bear Stearns qui s’occupe des cinq cent cinquante millions de dollars
d’actions que nous avons émis avec succès pour nos deux casinos
d’Atlantic City en 1985.
Nous parlons aujourd’hui de la création éventuelle de ce qui pourrait
s’appeler les Fonds Trump. Il s’agit d’argent que nous lèverions en Bourse
et avec lequel nous achèterions de l’immobilier sinistré ou saisi.
Particulièrement dans le Sud-Ouest, à des prix défiant toute concurrence.
Hallingby est en train de rédiger une plaquette publicitaire et il pense
vraiment que nous réussirons à réunir ces cinq cents millions de dollars. Ce
qui me plaît dans l’histoire, c’est que je me garde une large part des actions
pour chaque achat que nous faisons, mais je ne serai jamais responsable
personnellement si l’une de ces affaires tourne mal. Ce qui me plaît moins,
c’est d’être en concurrence avec moi-même. Que se passera-t-il, par
exemple, si je trouve une affaire que je veux réaliser mais qui serait
également intéressante pour les Fonds Trump ?
De toute façon, j’étudierai la plaquette.

17 heures. On me conduit à l’héliport de la 60e Rue juste à temps pour


me rendre à Trenton où j’assiste à un cocktail à 17 h 30.

JEUDI

9 heures. Je reçois Abe Hirschfeld. Abe est choqué que le gouverneur


Cuomo ait personnellement pris la tête du mouvement qui l’a mis hors
course. Je comprends son ressentiment, mais le gouverneur est un type
bien ; de plus, il serait ridicule pour lui, étant donné qu’il est démocrate, de
retourner sa veste pour soutenir un républicain. Je lui fais remarquer que
Cuomo va être réélu avec une large majorité, et que c’est bien plus payant
d’être du côté du vainqueur.
Abe se montre têtu : « Écoute, pourquoi ne demandes-tu pas au
gouverneur de m’appeler ? » Je lui dis que je ferai de mon mieux. Abe est
un type compliqué mais je l’aime bien, ainsi que toute sa famille.

10 h 15. Alan Greenberg appelle. La Bourse a perdu vingt-cinq points


une heure après l’ouverture. Tout le monde vend, la plupart des cours sont à
la baisse, mais Holiday Inn tient bon. Je n’arrive pas à savoir si je dois m’en
réjouir ou non. D’un côté j’aimerais que Holiday Inn baisse pour que je
puisse en acheter encore à un prix plus intéressant, et de l’autre je voudrais
que le titre continue à grimper parce qu’à ce niveau-là, chaque fois que
l’action augmente d’un point, je gagne un maximum d’argent.

10 h 30. Harvey Myerson, l’avocat qui s’occupe de notre affaire avec la


NFL, vient me voir. Harvey est un excellent avocat et un très bon orateur. Il
a pris ce dossier en main alors que personne ne nous donnait une chance de
gagner, et il a réussi à emporter le morceau, même si nous nous sommes vu
accorder un simple dollar symbolique.
Cela dit, je me suis demandé depuis le procès si Harvey n’était pas un
peu trop malin pour certains des jurés. Il se présentait chaque jour dans un
de ses luxueux costumes rayés, avec des pochettes de toutes les couleurs, et
je ne suis pas certain que ça produisait un bon effet.
Malgré tout, je pense qu’il a fait un bon boulot, et je continue à croire
qu’il est notre meilleure chance en appel. Ce que j’aime chez Harvey, c’est
son enthousiasme. Il est toujours certain qu’il va gagner, toujours et encore.

11 h 30. Coup de fil de Stephen Hyde. Après avoir acheté les parts
d’Holiday Inn dans l’hôtel Trump Plaza et dans le casino d’Atlantic City,
j’ai engagé Steve en juin pour faire tourner la boutique. Steve avait travaillé
en tant que vice-président pour Stephen A. Wynn, du Golden Nugget. Wynn
est l’un des meilleurs gestionnaires du milieu des jeux, et ma philosophie
est de toujours engager les meilleurs. Après de longues négociations, j’ai
offert à Hyde un boulot plus important et plus d’argent ; il a accepté. À mon
avis, il aimait aussi l’idée de travailler avec moi, et cela lui était égal de
quitter Steve Wynn.
Wynn est astucieux et brillant, mais c’est aussi un drôle de type. Il m’a
appelé il y a deux semaines et m’a dit : « Donald, je voulais simplement
t’annoncer que ma femme et moi divorçons.
— Oh, je suis désolé, Steve ! »
— Ne sois pas désolé, nous sommes toujours amoureux l’un de l’autre.
Seulement nous ne voulons plus être mariés. D’ailleurs, elle est en ce
moment à côté de moi. Tu veux lui parler ? »
J’ai décliné poliment.
Hyde voulait discuter des résultats du mois d’août qui venaient de
tomber. Le bénéfice brut est d’un peu plus de neuf millions de dollars. Il
était de trois millions quatre cent trente-huit mille de dollars il y a un an à la
même époque, quand j’étais encore associé avec Holiday Inn et que c’était
eux qui géraient le casino.
Je le félicite : « Pas trop mal, si on considère que nous n’avons pas
encore de parking. » Mais je ne peux pas m’empêcher de le mettre un peu
en boîte : « Maintenant tout ce qui reste à faire est de tenir l’hôtel en parfait
état. Je suis sensible à la propreté et, la dernière fois que je suis venu, je n’ai
pas été tout à fait satisfait.
— On est en train d’y travailler, Donald, me répond Steve qui encaisse
avec bonne humeur. Et c’est déjà plus propre. »

Midi. Je vais à pied jusqu’au Wollman Rink pour assister au coulage du


béton. Tous les quotidiens du matin parlent de notre conférence de presse de
la veille.
Lorsque j’arrive sur les lieux, la piste est encerclée par un convoi de
camions pleins de ciment alignés comme pour une opération militaire.
HRH, l’entrepreneur responsable de ce projet, a fait un excellent travail et
l’alignement de tous ces camions est impressionnant. Des milliers de tonnes
de béton humide sont déversées, camion après camion, sur l’énorme piste.
C’est comme regarder le plus grand gâteau du monde en cours de glaçage.
La conférence de presse avait lieu hier, pourtant je remarque des
photographes et des équipes de télévision un peu partout. C’était vraiment
l’événement que tout le monde attendait.

13 h 30. Je reçois un journaliste de Fortune qui prépare un article sur


l’immobilier et sur la nouvelle loi, avec moi en couverture du magazine.
Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, je n’aime pas parler à la
presse. On m’a déjà posé les mêmes questions des millions de fois, et je ne
tiens pas particulièrement à parler de ma vie privée. Je comprends
cependant qu’il est important dans les affaires d’avoir une bonne presse, et
cela me plaît de parler métier. J’essaie seulement de faire le tri. Norma est
obligée de refuser une vingtaine de demandes d’interviews par semaine.
Quand j’en accepte une, je m’efforce d’être le plus bref possible. Cela ne
dure jamais plus de vingt minutes. Si je ne me fixais pas de limites, je
passerais ma vie à répondre aux journalistes.

14 h 45. Un de mes amis, un peintre connu, appelle pour avoir de mes


nouvelles et me convier à un vernissage. J’aime beaucoup ce type ;
contrairement à certains autres peintres que j’ai rencontrés, il n’est pas
prétentieux.
Voilà quelques mois, il m’avait invité dans son atelier. On était debout en
train de parler quand tout à coup il m’a dit : « Voulez-vous me voir gagner
vingt-cinq mille dollars avant le déjeuner ? — Certainement, lui ai-je
répondu », n’ayant aucune idée de ce qu’il avait en tête.
Il a alors pris un pot de peinture et en a versé un peu sur une toile posée à
même le sol. Puis il en a pris un d’une autre couleur et en a versé sur la
toile. Il a recommencé quatre fois, ça a duré deux minutes au maximum.
Ensuite, il s’est tourné vers moi : « Eh bien, voilà ! Je viens de gagner
vingt-cinq mille dollars. Allons déjeuner. »
Il souriait mais il était sérieux. Il voulait dire que la plupart des
collectionneurs ne voient aucune différence entre ces peintures faites en
deux minutes et celles qui lui tiennent particulièrement à cœur. Ils sont
seulement intéressés par son nom.
J’ai toujours pensé que, dans l’ensemble, l’art moderne est une
fumisterie. Les peintres qui ont le plus de succès sont plus de bons vendeurs
et de bons promoteurs que de véritables artistes. Je me demande parfois ce
qui se passerait si les collectionneurs savaient ce que je sais de mon ami. Le
milieu de l’art est tellement ridicule que cette révélation serait capable de
faire encore monter le prix de ses toiles !

16 heures. Réunion dans la salle de conférences pour vérifier les derniers


plans du projet West Side que nous devons montrer aux responsables de la
ville de New York demain matin. Malheureusement, Herb Sturz, de la
Commission au Plan, ne pourra pas venir, mais ses adjoints les plus
importants seront là.
Nous sommes une quinzaine de personnes, avec entre autres Robert et
Harvey Freeman, Alexander Cooper et son équipe. Alex est l’architecte
urbaniste que j’ai engagé il y a deux mois pour reprendre le projet. Il était
évident que l’architecte précédent, Helmut Jahn, n’arriverait pas à s’adapter
aux méthodes de travail de la ville. Était-ce son côté germanique, ou le fait
qu’il soit de Chicago, ou alors faisait-il un peu trop le malin ? En tout cas, il
n’arrivait à rien avec la Commission au Plan.
Alex, lui, était auparavant urbaniste pour la ville, et il y est fort respecté.
C’est lui qui a dessiné Battery Park ; il a obtenu une excellente presse.
Politiquement, c’est un bien meilleur choix que Helmut Jahn, or je suis
pragmatique.
Nous nous sommes réunis ainsi chaque semaine au cours des deux
derniers mois pour discuter des moindres détails du projet – par exemple où
placer les buildings résidentiels, les rues, les parcs et le centre commercial.
Aujourd’hui, Alex a apporté les premiers plans sur lesquels nous nous
étions déjà entendus. Au sud se trouvent les studios de NBC, qui seront au
pied du plus grand building du monde. Puis, en allant vers le nord, il y aura
d’abord les quartiers résidentiels, avec du côté est un grand boulevard, et à
l’ouest l’énorme centre commercial qui couvrira l’équivalent de huit pâtés
de maisons. Le tout avec une vue magnifique sur l’Hudson. Chaque
appartement bénéficiera ainsi d’une vue superbe, ce qui, je crois, est
essentiel.
Je suis très content de ces nouveaux plans, et Alex paraît également
satisfait. C’est la hauteur des immeubles qui rendra ce projet unique. Mais
je suis aussi conscient de l’importance de l’environnement. Il faudra sans
doute faire quelques concessions. Cependant, si la ville n’approuve pas un
élément que j’estime essentiel pour la viabilité économique du projet,
j’attendrai les élections pour le resoumettre à la nouvelle administration. De
toute façon, le terrain ne peut que prendre de la valeur.

18 heures. Je me fais excuser pour mon retard. Je suis attendu pour dîner,
or il ne s’agit pas d’un dîner comme les autres. Ivana et moi avons été
invités par le cardinal O’Connor à la cathédrale Saint-Patrick.

19 heures. Quelles que soient les personnalités que vous avez rencontrées
dans votre vie, il est presque irréel d’être assis à table avec le cardinal et les
quelques évêques et prêtres de son entourage immédiat, dans la salle à
manger privée de la cathédrale Saint-Patrick. C’est assez intimidant.
Nous parlons de politique, de la ville en général, d’immobilier et de
nombreux autres sujets. Et la soirée est passionnante. En partant, je confie à
Ivana mon admiration pour le cardinal. Il n’est pas seulement chaleureux,
c’est aussi un excellent homme d’affaires, avec un très grand sens politique.

VENDREDI

6 h 30. En feuilletant le New York Times, je tombe sur une grande photo
du béton en train d’être coulé sur la patinoire. Cet événement a vraiment
marqué les esprits.

9 h 15. Réunion avec la municipalité pour notre projet du West Side.


Presque toutes les personnes de la réunion d’hier sont là. Nous avons en
face de nous trois urbanistes de la ville dont Rebecca Robinson et Con
Howe, qui sont nos principaux interlocuteurs.
C’est Alex qui fait la présentation et il la fait bien. Il insiste
particulièrement sur ce qui est important pour la ville – les espaces verts,
l’accès facile au bord de l’eau – et la façon dont nous avons résolu
efficacement le problème de la circulation en général. Au moment où le
problème délicat de la hauteur des immeubles est abordé, Alex répond que
nous sommes encore en train d’y travailler.
Tout le monde est d’accord : cela s’est bien passé.

10 h 30. Je reviens dans mon bureau pour une réunion sur les travaux du
Trump Park, le complexe d’appartements que je suis en train de construire
dans la structure de l’hôtel Barbizon-Plaza, sur Central Park South. La
situation est exceptionnelle et l’immeuble que nous rénovons sera un gros
succès.
Les personnes présentes sont Frank Williams, mon architecte sur ce
projet, Andrew Weiss, le responsable du projet, et Blanche Sprague, une des
vice-présidentes responsable des ventes. Frank est un type calme et un très
bon architecte. Blanche, que je surnomme Blanchette, est un cas : elle a un
bagou impossible à maîtriser, ce qui fait d’elle une vendeuse exceptionnelle.
J’aime lui dire qu’elle doit être insupportable à vivre. Mais je prends au
fond beaucoup de plaisir à travailler avec elle.
Nous commençons à parler de la couleur des huisseries. Ce sont des
détails comme celui-là qui font toute la différence sur la façade d’un
immeuble. Au bout d’une demi-heure de discussion, nous nous mettons
d’accord sur un beige clair qui se mariera parfaitement avec la pierre.
J’aime beaucoup les tons minéraux. C’est plus riche et plus élégant que les
couleurs primaires.

11 heures. Frank Williams s’en va et nous nous mettons à discuter du


travail de démolition de Trump Park. D’après Andy, ce n’est pas terminé et
l’entrepreneur vient de nous présenter une facture de cent soixante-quinze
mille dollars pour les « extras ». Ces « extras » sont les coûts
supplémentaires que l’entrepreneur rajoute au devis initial chaque fois que
l’on décide un changement aux travaux prévus. Il faut être dur avec les
entrepreneurs car ils ont vite fait de vous escroquer.
Je décroche le téléphone pour appeler l’entrepreneur. « Steve. Ici Donald
Trump. Écoute, il va falloir que tu te magnes le cul et que tu finisses dans
les temps. Pour l’instant, tu es en retard. Je veux que tu te sentes
personnellement concerné. » Il commence à se chercher des excuses, mais
je lui coupe aussitôt la parole : « Je ne veux rien savoir. Je veux simplement
que tu fasses le boulot et que tu t’en ailles. Et écoute bien, Steve. Tu es en
train de me plumer avec ces “extras”. Je ne veux plus que tu voies ça avec
Andy. Tu m’en parleras à moi. Et si tu essaies de m’entuber sur ce projet, je
ne te donnerai plus jamais une autre chance. »
Mon second souci concerne les sols. Je demande à Andy le numéro de
téléphone du type qui doit couler la chape de béton. « Merci, dis-je,
plaisantant à moitié. Mon sort est entre mes mains, à présent ! » Les types
qui travaillent dans le béton sont parfois des brutes. J’obtiens le numéro
deux de la boîte : « Écoutez, votre patron voulait absolument ce marché.
J’allais l’offrir à quelqu’un d’autre, mais il m’a assuré qu’il ferait un boulot
fabuleux. Je suis passé sur le chantier hier : les raccords que vous avez faits
ne sont même pas de niveau. À certains endroits il y a plusieurs centimètres
de différence. »
Le type ne sait pas quoi me répondre, alors je continue : « Personne n’a
plus la possibilité de vous donner autant de travail que moi. Je continuerai à
construire quand tous les autres seront ruinés. Alors s’il vous plaît, faites le
boulot correctement. »
Cette fois il me répond : « Tous ceux qui travaillent sur votre projet sont
des pros. On vous a donné les meilleurs qui soient, monsieur Trump.
— Bien. Poursuivez alors et tenez-moi au courant de tout. »

Midi. Alan Greenberg téléphone pour me signaler que Holiday Inn a


réagi et trouvé la pilule amère. Des provisions qui vont endetter la
compagnie et la rendre ainsi bien moins intéressante pour une OPA. Je ne
suis pas trop inquiet. Aucune pilule ne m’empêchera d’avoir Holiday Inn, si
je suis vraiment décidé à me l’offrir.
La Bourse continue de plonger. Elle avait dégringolé de quatre-vingts
points hier et elle a encore dévissé de vingt-cinq points aujourd’hui. Mais
Holiday n’a baissé que d’un point. D’après Alan, nous avons maintenant
presque cinq pour cent des parts de la compagnie.

12 h 15. Blanche reste avec moi après le départ d’Andy afin de m’aider à
choisir une publicité pour le Trump Park. Elle m’en montre une quinzaine,
je n’en aime aucune. Elle est furieuse.
Blanche veut utiliser un dessin qui montre le building et la vue
panoramique sur Central Park. « J’aime l’idée du dessin, lui dis-je, mais je
n’aime pas celui-là. Je voudrais qu’il montre plus le bâtiment. Central Park
est magnifique, mais je ne vends pas un parc, je vends des immeubles et des
appartements. »

12 h 30. Norma arrive avec une énorme pile de documents que je dois
signer pour obtenir la licence des jeux dans le Nevada. Pendant que je
m’exécute, Norma me demande qui je veux utiliser comme personnalités de
référence. Je réfléchis une minute et lui dis d’inscrire les noms du général
Pete Dawkins, un héros de l’équipe de football de l’armée, un type
fantastique et un bon ami qui est maintenant banquier chez Shearson ;
Benjamin Holloway, président-directeur général du groupe immobilier
Equitable, et Conrad Stephenson, de la Chase Manhattan Bank.
Et j’ajoute : « Mettez également le cardinal John O’Connor. »

12 h 45. Ivana appelle. Elle est dans les bureaux et veut que j’aille avec
elle voir une autre école où nous envisageons de mettre notre fille à
l’automne prochain. « Allez ! Donald, me dit-elle. Tu n’as rien d’autre à
faire. » Quelquefois je me demande si elle ne le croit pas vraiment.
« Il se trouve, ma chérie, que je suis un peu occupé en ce moment. »
Trois minutes plus tard, elle est dans mon bureau et me tire par le bras. Je
finis de signer les documents et nous y allons.

14 h 30. Bill Fugazy au téléphone. Le domaine de Fugazy, c’est les


limousines. Il aurait plutôt dû être courtier. Ce type connaît tout le monde.
C’est un des meilleurs amis de Lee Iacocca et c’est lui qui a recommandé
au cardinal de me voir afin de parler immobilier.
Fugazy me demande comment s’est passé le dîner à Saint-Patrick et je lui
dis que c’était très instructif. Avant de raccrocher, on se donne rendez-vous
pour un parcours de golf le week-end prochain.

14 h 45. John d’Alessio, le responsable des travaux que j’entreprends


dans mon triplex de la Trump Tower, vient discuter de l’évolution du
chantier. Il a apporté des plans. Excepté pour le troisième étage, celui des
enfants, et le toit où j’aménagerai un jour un jardin, j’ai mis sens dessus
dessous tout l’appartement. En fait, j’ai vu un peu trop grand. J’ai d’abord
pratiquement doublé la surface en récupérant l’appartement adjacent. Ce
que je suis en train de créer est à peu près l’équivalent au XXe siècle du
château de Versailles. Tout est fait sur mesure. Par exemple, les meilleurs
artisans d’Italie ont sculpté à la main vingt-sept colonnes de marbre pour le
salon. Elles sont arrivées hier et elles sont magnifiques ! J’ai les moyens
d’engager la meilleure main-d’œuvre du monde et, comme il s’agit de mon
propre appartement, pourquoi mégoter ? Je veux ce qu’il y a de mieux, quel
qu’en soit le prix.
Je regarde les plans avec John et les modifie quelque peu. Puis je lui
demande comment les travaux avancent. « Pas mal, me répond-il. On arrive
au bout.
— Eh bien, accélérez. Accélérez encore. »

15 h 30. Un gros armateur grec au bout du fil. Il a une affaire dont il


aimerait bien me parler. Il ne me dit pas de quoi il s’agit mais, avec
certaines personnes, on ne pose pas de questions. Si ce n’était pas une
grosse affaire, il ne me dérangerait pas. On prend rendez-vous.

16 heures. Je reçois un appel d’un type qui vend et loue des avions
privés. J’ai pensé un moment acheter un G4, le jet que la plupart des
sociétés utilisent. Je lui dis que je suis toujours intéressé par un avion, mais
qu’il devrait plutôt me trouver le 727 dont j’ai vraiment envie.
16 h 30. Nick Ribis appelle d’Australie. Les négociations se passent au
mieux et nous semblons bien partis pour être choisis comme créateurs et
gérants du plus grand casino du monde. Nick ajoute quelques détails et me
dit qu’on devrait en savoir plus lundi prochain. Je lui demande de m’appeler
avant de reprendre l’avion du retour.

16 h 45. Norma m’informe que le présentateur vedette de télévision


David Letterman est en bas dans l’Atrium de la Trump Tower en train de
tourner son émission « Un jour dans la vie de deux touristes ». Il voudrait
savoir s’il peut monter me dire bonjour.
Je ne regarde jamais son émission, mais je sais qu’il est extrêmement
populaire. J’accepte tout de suite. Cinq minutes plus tard, Letterman entre
dans mon bureau accompagné d’un cameraman, de deux assistants et d’un
jeune couple de Louisville. On plaisante un peu et je leur dis combien je
trouve Louisville agréable. Peut-être devrions nous faire des affaires
ensemble là-bas ? Letterman veut savoir le prix d’un appartement dans la
Trump Tower. Je lui réponds qu’il pourrait avoir un deux pièces pour un
million de dollars.
« Dites-moi la vérité, me demande-t-il au bout d’un moment. Nous
sommes vendredi après-midi, je vous appelle et vous nous recevez dans
votre bureau. Puis vous restez à bavarder avec nous. Vous ne devez pas
avoir grand-chose à faire.
— En vérité, David, vous avez raison. Absolument rien à faire. »

1. United States Football League.


2. National Football League.
3. Archipoche, 2016.
2

LES CLÉS DU SUCCÈS DE DONALD TRUMP


Ma façon de traiter les affaires est simple et directe. Je vise haut, et puis
je n’arrête pas d’augmenter la pression – jusqu’à ce que j’atteigne mon but.
Parfois je dois me contenter de moins, mais en général j’obtiens ce que je
veux.
Plus que toute autre chose, je pense que le sens des affaires est inné. Vous
l’avez dans vos gènes ou pas. Je dis ça sans prétention. Ça n’a rien à voir
avec l’intelligence. Il faut tout de même ne pas être totalement idiot, mais
l’essentiel reste toujours l’instinct. On peut choisir le plus brillant élève de
Wharton, celui qui a les meilleures notes et le QI le plus élevé. S’il n’a pas
l’instinct, il ne fera jamais un bon homme d’affaires.
De plus, beaucoup de personnes ont les capacités nécessaires mais n’en
profiteront jamais, soit qu’il leur manque le courage de s’en servir, soit
qu’ils n’aient pas la chance de découvrir leur potentiel. Il y a certainement
quelque part dans le monde des hommes qui ont autant de talent pour le
golf que Jack Nicklaus, ou des femmes avec autant de facilités pour le
tennis que Chris Evert Lloyd ou Martina Navratilova. Mais, s’ils n’ont pas
un club de golf ou une raquette de tennis entre les mains, ils ne découvriront
jamais leurs aptitudes. Ils se contenteront de regarder les champions à la
télévision.
Lorsque je me remémore les affaires que j’ai réussies – et celles que j’ai
perdues ou laissé passer – j’arrive à en tirer certains principes. Mais,
contrairement aux « évangélistes de l’immobilier » que l’on voit à la
télévision ces temps-ci, je ne peux pas vous promettre qu’en suivant ces
principes vous allez devenir millionnaire en une nuit. La vie n’est hélas pas
faite ainsi, et les gens qui sont pressés de s’enrichir finissent généralement
ruinés. Quant à ceux d’entre vous qui ont les gènes indispensables, l’instinct
nécessaire, et donc toutes les chances de réussir, eh bien, j’espère aussi
qu’ils ne suivront pas mes conseils. Cela me rendrait la vie encore plus
difficile !

VOIR GRAND

J’aime – et j’ai toujours aimé – voir grand, et cela pour une simple
raison. Comme vous allez de toute façon être obligé de vous investir, autant
que ça en vaille la peine. Beaucoup voient petit parce qu’ils ont peur du
succès, peur de prendre des décisions, peur de gagner. Voir grand me
permet d’avoir sur eux un énorme avantage.
Mon père construisait des immeubles à petit et moyen rendements dans
Brooklyn et le Queens, et déjà à cette époque j’essayais de trouver les
meilleurs terrains. Lorsque je travaillais dans le Queens, j’ai toujours
privilégié Forest Hills. Et quand j’ai été plus expérimenté, j’ai compris que
Forest Hills ne vaudrait jamais la 5e Avenue. C’est ainsi que j’ai commencé
à chercher du côté de Manhattan. Car, dès mon plus jeune âge, je savais
parfaitement ce que je voulais faire.
Je ne cherchais pas uniquement à bien gagner ma vie ; je voulais aussi
m’exprimer. Je voulais bâtir quelque chose de monumental, quelque chose
dont le jeu en vaudrait la chandelle. Les autres pouvaient avoir envie
d’acheter ou de vendre des petits immeubles en grès brun, ou en construire
de moyens en brique rouge. Moi, ce qui m’attirait, c’était le défi que
représentait la construction d’un complexe immobilier exceptionnel de
quarante hectares dans le West Side de Manhattan… Ou la création d’un
énorme hôtel juste à côté de Grand Central, au coin de Park Avenue et de la
42 e Rue.
C’est le même type de défi qui m’a attiré vers Atlantic City. C’est
agréable de construire un hôtel qui a du succès. Mais c’est encore plus
satisfaisant de lui adjoindre un casino qui peut vous rapporter cinquante fois
plus. On se place alors dans une tout autre dimension.
Un des secrets pour voir grand est de se concentrer entièrement sur
l’objectif. C’est presque comme une névrose que l’on arriverait à contrôler,
qualité que j’ai remarquée chez de nombreux hommes d’affaires qui
réussissent. Ils sont comme obsédés, mais concentrés sur leur cible. Là où
des gens sont paralysés par leur névrose, les personnes dont je parle sont au
contraire emportées par la leur.
Je ne dis pas que ce type de névrose vous donne plus de bonheur, ou vous
rend la vie plus facile. Mais elle est efficace quand elle vous aide à obtenir
ce que vous voulez. Et c’est particulièrement vrai dans le domaine de
l’immobilier new-yorkais où vous avez affaire aux gens les plus malins, les
plus durs et les plus vicieux du monde. J’ai appris à aimer me mesurer à ces
types et à les écraser.

PROTÉGEZ VOS ARRIÈRES


ET VOUS ATTEINDREZ VOTRE OBJECTIF

Les gens croient que je suis joueur. Je n’ai jamais joué de ma vie. Un
joueur, c’est celui qui met des pièces dans les machines à sous. Moi, je
préfère être le propriétaire de ces machines. C’est bien plus rentable.
On a dit que j’étais un adepte de la pensée positive alors qu’en fait je
crois au pouvoir de la pensée négative. Il se trouve que je suis prudent en
affaires. Je m’engage toujours en prévoyant le pire. Si vous prévoyez le
pire, si vous vous donnez les moyens de l’assumer, alors le meilleur ira
toujours de soi. La seule fois où je n’ai pas suivi ce principe a été avec
l’USFL… J’ai acheté une équipe perdante dans un championnat en déroute
en visant le long terme. Grâce à notre procès contre la NFL, ça a failli
marcher. Et, quand ça a échoué, j’ai réussi à éviter le pire. La morale de
l’histoire est qu’il ne faut pas trop en faire. Si vous essayez de tirer dans
tous les sens, vous risquez très souvent d’envoyer la balle dehors. J’essaie
de rester le moins longtemps exposé, même si je dois me contenter de
tripler, de doubler, ou même, en de rares occasions, de simplement
retrouver ma mise.
Un des meilleurs exemples est celui de mon expérience à Atlantic City. Il
y a quelques années, j’ai réussi à rassembler plusieurs terrains dans l’un des
meilleurs endroits de la ville, au bord de l’eau. Une fois tous les terrains
réunis, je ne me suis pas pressé pour commencer les travaux de
construction. Cela voulait dire que j’allais devoir payer des intérêts un peu
plus longtemps mais, avant de dépenser des centaines de millions de dollars
et de passer plusieurs années à construire, je voulais être sûr d’obtenir ma
licence des jeux. J’ai perdu du temps, mais j’ai aussi limité les risques.
Quand j’ai obtenu ma licence, Holiday Inn est venu m’offrir de devenir
mon associé. Certains m’ont dit : « Tu n’as pas besoin d’eux. Pourquoi
abandonner la moitié de tes profits ? » Mais Holiday Inn proposait aussi de
me rembourser l’argent que j’avais déjà investi dans l’affaire, de financer
tous les travaux de construction et de me garantir contre toute perte pendant
cinq ans. Le choix était soit de prendre tous les risques et d’être propriétaire
à part entière, soit de me contenter de cinquante pour cent sans débourser
un sou. La décision n’a pas été difficile à prendre…
Barron Hilton, lorsqu’il bâtit son casino à Atlantic City, a eu une
démarche bien plus audacieuse. Afin de pouvoir ouvrir le plus vite possible,
il a demandé sa licence et a commencé en même temps la construction d’un
complexe de quatre cents millions de dollars. Mais, deux mois avant que
son hôtel casino ne soit prêt à ouvrir ses portes, on lui a refusé sa licence. Il
a fini par me vendre le tout à la dernière minute, en catastrophe, et sans
avoir beaucoup d’autres options possibles. J’ai rebaptisé l’ensemble
Trump’s Castle, et c’est maintenant l’un des hôtels casinos les plus
rentables au monde.

MAXIMISEZ VOS OPTIONS

Je me protège aussi en restant souple. Je ne me laisse jamais accaparer


par un seul dossier. Je mène plusieurs affaires de front, car la plupart d’entre
elles n’aboutiront pas, même si au début elles paraissent toutes pleines de
promesses. De plus, une fois une affaire enclenchée, je me garde toujours
une demi-douzaine d’approches différentes ; tout peut encore arriver, même
quand les projets semblent bien partis.
Si je n’avais pas obtenu, par exemple, les autorisations pour construire la
Trump Tower, j’aurais toujours pu élever un immeuble de bureaux et très
bien m’en tirer. Si l’on m’avait refusé ma licence à Atlantic City, j’aurais
vendu les terrains que j’avais regroupés à un autre gérant de casino et en
aurais tiré un bon profit.
Le meilleur exemple est peut-être celui de ma première affaire à
Manhattan. J’avais obtenu une option pour acheter les dépôts de chemins de
fer de la Penn Central sur la 34e Rue dans le West Side. Mon premier projet
était de construire des immeubles d’habitation de standing moyen avec un
financement de l’État. La ville a malheureusement commencé à avoir des
difficultés financières, et, rapidement, il n’y a plus eu un sou à consacrer
aux logements publics. Je n’ai pas perdu mon temps à me plaindre de cette
situation. Je suis passé immédiatement à ma seconde option, et j’ai
commencé à promouvoir mon terrain comme l’endroit idéal pour un centre
d’exposition. Cela m’a pris deux ans de travail, mais, au bout du compte, la
ville a fini par choisir mon terrain pour y édifier son nouveau Centre des
expositions, le Javits Convention Center.

CONNAISSEZ ET SENTEZ VOTRE MARCHÉ

Certaines personnes ont un sens inné du marché alors que d’autres en


manquent totalement. Steven Spielberg a le sens du marché. Lee Iacocca, de
Chrysler, l’a, et la romancière Judith Krantz l’a également à sa façon.
Woody Allen l’a pour le public qu’il souhaite atteindre et Sylvester Stallone
l’a également pour un type d’audience totalement différent. On critique
souvent Stallone, mais il faut tout de même reconnaître qu’à quarante et un
ans il a réussi à interpréter deux personnages de renommée mondiale,
Rocky et Rambo. Pour moi, Stallone est une sorte de joyau à l’état brut, un
génie totalement instinctif. Il sait ce que le public veut et il le lui donne.
J’aime à penser que j’ai ce type d’instinct. C’est la raison pour laquelle je
n’engage pas souvent les grands analystes du marché et que je n’ai pas
totalement confiance dans les études marketing. Je mène mes propres
recherches et en tire mes propres conclusions. Je demande beaucoup d’avis
avant de prendre une décision. C’est un réflexe naturel. Si j’ai l’intention
d’acheter un terrain, j’interroge les gens qui habitent dans les environs sur
ce qu’ils pensent des écoles, de la sécurité, des magasins du quartier…
Quand je me trouve dans une autre ville que New York, je prends un taxi et
je pose des questions au chauffeur. Je n’arrête pas de questionner tout le
monde jusqu’à ce que je commence à me faire une opinion. C’est alors que
je prends ma décision.
J’ai beaucoup plus appris en menant ma propre enquête que je n’aurais
pu le faire en engageant la meilleure société spécialisée. Les consultants
vous envoient d’habitude une équipe de Boston, louent des locaux à New
York, et vous facturent cent mille dollars une étude interminable. À la fin,
les conclusions sont quasiment inexistantes et le tout met tellement de
temps à se concrétiser que, si l’affaire que vous envisagiez était bonne, elle
vous sera passée sous le nez.
Les autres personnes que je ne prends pas au sérieux sont les critiques –
excepté ceux qui critiquent mes projets. Ils écrivent la plupart du temps
uniquement pour s’impressionner les uns les autres, et ils sont aussi
influencés par les modes. Une semaine ce sera les tours tout en verre qu’ils
encenseront, la semaine suivante ils redécouvriront l’ancien et insisteront
sur l’importance des détails architecturaux. Ce qui manque à la plupart,
c’est justement le sens de ce que le public veut. Ce qui explique pourquoi,
lorsque certains d’entre eux veulent devenir promoteurs immobiliers, ils
vont à la catastrophe.
La Trump Tower a été accueillie avec scepticisme par la plupart avant
même d’être construite, mais elle a remporté un grand succès auprès des
mêmes personnes une fois réalisée. Je ne parle pas des gens qui ont hérité il
y a cent soixante-quinze ans de grosses fortunes et qui habitent sur la
84e Rue et Park Avenue. Je parle de cet Italien richissime avec cette superbe
femme et sa Ferrari… C’était ces gens-là auxquels je m’adressais, et ils sont
venus en masse s’installer dans la Trump Tower.
L’ironie pour la Trump Tower a été que l’on a fini par avoir une bonne
presse. Au début, les critiques ne voulaient pas la défendre car c’était en
contradiction avec ce qu’ils disaient à l’époque. Mais, une fois réalisé, le
building était tellement beau qu’ils n’ont pu s’empêcher de l’admirer. Je
suis toujours mon instinct en ignorant les obstacles, mais je ne vais tout de
même pas en rajouter : c’est aussi agréable d’avoir une bonne presse !

UTILISEZ LES LEVIERS


DONT VOUS DISPOSEZ

La pire approche à adopter quand vous voulez conclure un deal est


d’avoir l’air d’y tenir à tout prix. Votre interlocuteur sent alors qu’il vous
tient et vous êtes mort. La meilleure façon de s’y prendre est d’être en
position de force – et un levier est la meilleure force dont vous puissiez
disposer. Posséder un moyen de pression, c’est avoir quelque chose que
l’autre veut, ou mieux encore quelque chose dont il a besoin. Ou,
idéalement, quelque chose dont il ne peut se passer.
Ce n’est malheureusement pas toujours le cas, c’est pourquoi il faut de
l’imagination et du talent pour en créer. En un mot, il vous faut convaincre
l’autre qu’il a vraiment intérêt à traiter avec vous.
En 1974, afin d’encourager la municipalité à me donner l’autorisation
d’acheter l’hôtel Commodore sur la 42e Rue, j’ai convaincu les
propriétaires du meilleur moment où annoncer qu’ils allaient fermer l’hôtel.
Une fois leur communiqué publié, je n’ai pas hésité à répandre le bruit, et à
expliquer à tout le monde le désastre que serait la fermeture de l’hôtel pour
le quartier de Grand Central – et même pour la ville.
Lorsque le conseil d’administration de Holiday Inn avait envisagé de
s’associer avec moi à Atlantic City, il avait été attiré par mon projet parce
qu’il croyait ma réalisation bien plus avancée que celle d’autres partenaires
éventuels. En fait, je n’avais pas beaucoup avancé, mais j’ai fait tout ce
qu’il fallait – excepté aller travailler moi-même sur place – pour prouver
que mon casino était pratiquement terminé. Le principe consistait à les
conforter dans une idée qu’ils étaient déjà prêts à croire.
Lorsque j’ai acheté les dépôts de chemins de fer du West Side, je n’ai pas
appelé le projet Television City par hasard, et je ne l’ai pas choisi parce que
le nom sonnait bien. Je l’ai fait pour dire quelque chose. Garder les sièges
sociaux des télévisions nationales à New York – NBC surtout –, la ville y
tenait énormément. Perdre une chaîne de télévision au profit du New Jersey
aurait été un désastre psychologique et économique.
Ne faites pas d’affaires sans disposer de moyens de pression ou de leviers
à actionner.

METTEZ EN VALEUR L’EMPLACEMENT


DE VOTRE TERRAIN

Le concept le moins bien compris dans l’immobilier est que la clé du


succès est l’emplacement même de votre terrain. Ce sont d’habitude les
gens qui n’y connaissent rien qui en parlent le plus. Vous n’avez pas besoin
de disposer du meilleur emplacement qui soit. Ce qu’il vous faut, c’est une
bonne affaire. Tout comme vous pouvez vous créer des moyens de pression,
vous pouvez, avec un peu de psychologie et une bonne promotion, mettre
en valeur un emplacement qui, a priori, n’avait rien d’extraordinaire.
Quand vous disposez d’un emplacement comme la 5e Avenue et la
57e Rue, comme je l’ai eu pour la Trump Tower, inutile d’en faire la
promotion. Mais, même dans ce cas, j’ai été encore plus loin en présentant
la Trump Tower comme quelque chose de totalement exceptionnel. À
l’opposé, l’immeuble construit deux pâtés de maisons plus loin au-dessus
du musée d’Art moderne s’est très mal vendu. Il n’a jamais réussi à créer
l’événement et a atteint des prix bien inférieurs à ceux de la Trump Tower.
La valeur de l’emplacement dépend aussi beaucoup de la mode. Vous
pouvez choisir un endroit médiocre et l’améliorer considérablement en y
attirant les gens qu’il faut. Après la Trump Tower, j’ai construit le Trump
Plaza sur un terrain au coin de la 3e Avenue et de la 61e Rue que j’avais
acheté à bon prix. La 3e Avenue ne fait vraiment pas le poids face à la
5e Avenue. Mais la Trump Tower avait donné ses lettres de noblesse au nom
Trump et j’ai construit un immeuble spectaculaire. On a ainsi pu demander
des prix assez élevés à des gens riches et célèbres qui auraient sans doute
choisi la Trump Tower si les plus beaux appartements n’avaient été vendus.
Aujourd’hui, la 3e Avenue est un des quartiers chics, et le Trump Plaza s’est
révélé un gros succès.
Ce que je veux dire, c’est que l’on ne gagne pas forcément de l’argent
dans l’immobilier en dépensant des fortunes pour acheter les meilleurs sites.
Cela dit, vous pouvez également vous ruiner en achetant un mauvais
emplacement, même s’il est bon marché. Ce qu’il faut absolument éviter,
c’est payer trop cher, même si cela signifie perdre un endroit idéal. Trouver
un bon emplacement est bien plus complexe.

FAITES PARLER DE VOUS

Vous pouvez disposer du meilleur produit qui soit, si personne ne le sait,


cela ne vous servira pas à grand-chose. Il y a certainement dans le monde
des chanteurs dont la voix est aussi belle que celle de Frank Sinatra, mais
personne n’a entendu parler d’eux et ils n’ont jamais chanté que dans leur
salle de bains. Il faut que vous sachiez intéresser les gens et créer
l’enthousiasme autour de ce que vous avez à vendre. Une des manières d’y
arriver est d’engager une agence de relations publiques que vous paierez
cher. Mais, pour moi, c’est comme d’engager des consultants afin
d’analyser le marché. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.
Une des choses que j’ai apprises de mon expérience avec la presse, c’est
que les journalistes sont toujours à l’affût d’une bonne histoire. Et plus
l’histoire est extravagante, plus ils sont prêts à en parler. C’est dans la
nature de leur travail, et je le comprends. Si vous êtes un peu différent des
autres, ou un peu excessif, si vous avez des projets un peu fous ou
controversés, les journalistes vont parler de vous. Je me suis toujours
comporté un peu « différemment ». Je n’ai pas peur d’être critiqué, et les
projets que j’entreprends sont toujours ambitieux. J’ai également accompli
beaucoup de choses quand j’étais jeune, et j’ai choisi de mener un certain
style de vie. Résultat, les journalistes ont toujours voulu parler de moi.
Je ne veux pas dire qu’ils m’aiment bien. Ils n’ont pas pour moi que des
éloges, mais dans les affaires le seul fait qu’on écrive sur vous compense
largement les critiques. Tout cela est en vérité fort simple. Si j’achète une
page entière de publicité dans le New York Times pour lancer un projet, ça
va me coûter quarante mille dollars, et, de toute façon, le public a tendance
à être un peu sceptique vis-à-vis de la publicité. Mais si le New York Times
publie ne serait-ce qu’un article d’une colonne moyennement positif sur une
de mes affaires, ça ne me coûte rien, et ça vaut bien plus de quarante mille
dollars !
Ce qui est amusant, c’est qu’un article agressif, voire blessant pour ma
personne, peut se révéler rentable pour mes affaires. Television City en est
le parfait exemple. Quand j’ai acheté le terrain en 1985, la plupart des gens,
même ceux du West Side, ignoraient son existence. Alors, j’ai annoncé que
j’allais y construire le plus grand building du monde. Et c’est
immédiatement devenu un événement médiatique. Le New York Times en a
parlé à sa une. Dan Rather l’a annoncé aux nouvelles du soir, et George Hill
a écrit un article dans Newsweek. Chaque journaliste – dont plusieurs
rédacteurs en chef – avait son opinion. Bon nombre n’aimaient pas l’idée du
plus grand building du monde. Mais le fait est que l’on a beaucoup parlé de
nous, et c’est déjà bon en soi.
Et puis, je suis toujours très direct avec les journalistes. J’essaie de ne pas
les décevoir, ni d’être sur la défensive, car c’est précisément ainsi que l’on
commence à avoir des problèmes avec eux. Au lieu de cela, si un journaliste
me pose une question difficile, je tente de lui répondre le plus positivement
possible, même si ça signifie changer de sujet. Si par exemple on me
demande quels sont les effets négatifs que le plus grand building du monde
aura sur le West Side, je retourne la question en expliquant pourquoi les
New-Yorkais méritent le plus grand building du monde, et comment ça va
donner à la ville un souffle nouveau. Quand un journaliste veut savoir
pourquoi je ne construis que pour les riches, je fais remarquer que les riches
ne sont pas les seuls à bénéficier de mes buildings. Je donne en effet du
travail à des milliers de personnes qui sans cela risqueraient de se retrouver
au chômage. Et je fais rentrer de l’argent dans les caisses de la ville en
payant des impôts, chaque fois que j’entreprends un nouveau projet. Je
précise aussi que ce sont des immeubles comme la Trump Tower qui ont
contribué à la renaissance de New York.
La touche finale, que j’utilise souvent pour achever en beauté la
promotion de mes projets, est la bravade. Je joue avec les fantasmes des
gens. Ils ne voient peut-être pas toujours grand, mais ils peuvent encore
s’enthousiasmer pour ceux qui le font. Voilà pourquoi un peu d’exagération
ne nuit pas. Les gens aiment croire que quelque chose est ce qu’il y a de
plus grand et de plus spectaculaire au monde.
J’appelle cela la vérité exagérée. C’est une forme innocente
d’exagération et une forme efficace de promotion.

RENDRE TOUS LES COUPS

Il faut toujours rester positif, pourtant il y a des cas où la seule issue est
l’affrontement. La plupart du temps, je suis aimable avec tout le monde. Je
suis toujours courtois avec les gens qui sont corrects envers moi. Mais
quand on devient incorrect, si on me traite injustement, si on essaie de
profiter de moi, mon attitude est, et a toujours été, de rendre coup pour
coup. Le risque est d’envenimer une situation déjà compliquée, et je ne
recommanderais pas cette attitude à n’importe qui. Mais je sais par
expérience que, si vous vous battez pour ce à quoi vous croyez, même si
cela vous met en difficulté avec quelques-uns, l’issue sera généralement
positive.
Lorsque, injustement, la ville ne m’a pas accordé sur la Trump Tower les
déductions fiscales d’habitude attribuées aux promoteurs, je lui ai fait six
procès de suite. Cela m’a coûté très cher. Tout le monde estimait que je ne
gagnerais jamais, et que j’y perdrais beaucoup politiquement. Mais
j’estimais que la situation méritait le risque, quel qu’en soit le résultat. Et,
cette fois-là, je l’ai emporté.
Quand Holiday Inn, alors qu’il était mon associé dans l’hôtel et dans le
casino Trump Tower, gérait un casino qui était parmi les moins rentables de
la ville, je me suis battu comme un diable, et il m’a finalement vendu ses
parts. C’est alors que j’ai pensé prendre le contrôle de la société Holiday
Inn tout entière.
Même si je n’ai jamais été le premier à donner les coups, il y a
aujourd’hui beaucoup de gens qui essaient de me descendre d’une façon ou
d’une autre. Lorsqu’on commence à avoir du succès, on devient rapidement
une cible. Il y a des gens – et je les considère comme des minables – qui ont
l’impression de vraiment accomplir quelque chose lorsqu’ils tentent
d’empêcher les autres d’agir. Je pense que s’ils avaient le moindre talent ils
ne perdraient pas leur temps à me barrer le chemin. Ils seraient en train de
réaliser leurs propres projets.

RESPECTER LES DÉLAIS

Vous ne tromperez pas les gens très longtemps. Vous pouvez susciter
l’enthousiasme, mettre sur pied une promotion fantastique et obtenir toute
la presse possible, vous pouvez même exagérer un peu. Mais si vous ne
livrez pas la marchandise à temps, les gens ne vous louperont pas la fois
suivante.
Cela me fait penser à Jimmy Carter. Après avoir perdu les élections
contre Reagan, Carter est venu me voir à mon bureau. Il m’a raconté qu’il
cherchait de l’argent pour la bibliothèque qui porterait son nom. Je lui ai
alors demandé combien il voulait. Il m’a tout simplement répondu :
« Donald, je vous serais reconnaissant si vous pouviez contribuer à hauteur
de cinq millions de dollars. »
J’étais ébahi. Je n’ai rien trouvé à lui répondre.
Mais cette histoire m’a aussi appris ceci : jusque-là, je n’avais jamais
compris comment Jimmy Carter était devenu président. La réponse est là.
Bien qu’il n’ait pas toutes les qualités requises pour faire un bon président,
Jimmy Carter avait le sang-froid, le courage, l’aplomb de demander
quelque chose d’extraordinaire. C’est avant tout cette qualité qui lui a
permis d’être élu. Mais, naturellement, les Américains se sont rapidement
rendu compte qu’il n’était pas capable d’assumer la charge ; il a perdu
largement lorsqu’il s’est présenté la seconde fois.
Ronald Reagan est un autre exemple intéressant. C’est un acteur si
charmeur et si efficace qu’il a complètement envoûté le peuple américain.
Et c’est seulement aujourd’hui, sept ans après le début de son mandat, que
l’on commence à se demander s’il y a quelque chose derrière son sourire.
Je vois ça constamment dans mon métier, où une foule de gens sont de
beaux parleurs qui n’arrivent pas à aller au bout de leurs projets. Quand la
Trump Tower a obtenu cet énorme succès, de nombreux promoteurs
immobiliers ont essayé d’en imiter l’Atrium et ils ont demandé à leurs
architectes d’en dessiner des plans. Une fois qu’ils ont eu ces plans en main,
ils ont commencé à étudier des devis.
Alors, ils se sont rendu compte que le bronze des escaliers mécaniques
allait coûter un million de dollars, que les jets d’eau renchériraient la facture
de deux millions, et que le marbre coûterait encore plusieurs millions. Ils
ont compris qu’il s’agissait de sommes colossales, et soudain ces gens aux
grandes ambitions ont décidé de laisser tomber tout projet d’un hall d’entrée
grandiose.
C’est toujours l’argent qui fait la différence, et j’ai les moyens de
dépenser beaucoup d’argent pour construire la meilleure qualité qui soit.
J’ai réalisé un énorme travail de promotion sur la Trump Tower, mais je
disposais aussi d’un produit haut de gamme.

LIMITER LES COÛTS

Il faut savoir dépenser. Mais il ne faut pas dépenser plus que nécessaire.
Lorsque je bâtissais des immeubles bas de gamme, le plus important était de
construire vite, pas cher et fonctionnel, afin de pouvoir louer rapidement
pour faire rentrer l’argent aussi vite que possible. C’est ainsi que je suis
devenu conscient de l’importance des coûts. Je n’ai jamais jeté l’argent par
les fenêtres. J’ai appris de mon père que chaque cent compte, car ces cents
peuvent très vite se transformer en dollars.
Aujourd’hui, si un entrepreneur commence à augmenter la facture, je
décroche mon téléphone – même pour cinq mille ou dix mille dollars – et je
proteste. Les gens me disent : « Pourquoi vous donnez-vous autant de peine
pour si peu d’argent ? » Je leur réponds que le jour où je ne pourrai plus
prendre mon téléphone et dépenser vingt-cinq cents pour économiser dix
mille dollars, cela voudra dire que je ferme boutique.
On peut toujours faire de beaux rêves, mais cela ne mène nulle part si on
ne peut pas les concrétiser à un coût raisonnable. À l’époque où j’ai
construit le Trump Plaza à Atlantic City, les banques ne tenaient pas à
financer de nouveaux casinos, car la plupart étaient déficitaires. Nous avons
construit le Trump Plaza dans les temps et à un coût inférieur au budget
initial. Et nous avons pu ouvrir pour Memorial Day. Bob Guccione, de son
côté, essayait de construire un casino en bord de mer sur un terrain voisin
du nôtre depuis au moins sept ans… Tout ce qu’il avait à montrer était la
charpente rouillée d’un vieil immeuble, et des dizaines de millions de
dollars de perte en perspective.
Même de petites entreprises peuvent vous faire perdre le contrôle si vous
n’y prenez pas garde. Pendant presque sept ans, j’ai regardé de la fenêtre de
mon bureau comment la ville s’y prenait pour reconstruire le Wollman
Rink. Au bout de ce temps, des millions de dollars avaient été engloutis, et
le chantier n’avait quasiment pas évolué par rapport au début des travaux.
Ils étaient prêts à casser le béton et à tout recommencer depuis le début
quand, n’y tenant plus, j’ai proposé de faire le boulot moi-même. Le
chantier a été terminé en quatre mois pour le quart du budget prévu par la
ville.

SE FAIRE PLAISIR

Je ne me fais pas d’illusions. La vie est fragile et le succès n’y change


rien. On peut même dire qu’il la rend encore plus fragile. Tout peut changer
en un instant, c’est pourquoi j’essaie de ne jamais prendre trop au sérieux ce
qui m’arrive. L’argent n’a jamais été une motivation pour moi – seulement
un moyen de marquer des points. Le vrai plaisir est de jouer. Je ne perds pas
trop de temps à me demander ce que j’aurais dû faire autrement, ou ce qui
va arriver par la suite. Si vous me demandez de vous dire combien toutes
les affaires dont je vais vous parler m’ont rapporté au total, je ne suis pas
sûr de pouvoir vous donner une réponse satisfaisante. Excepté celle-ci : je
me suis beaucoup amusé.
3

ADOLESCENCE
La personne qui m’a le plus influencé dans ma jeunesse a été mon père,
Fred Trump. J’ai beaucoup appris en vivant et en travaillant à son côté. J’ai
appris la dureté dans un milieu difficile ; j’ai appris à motiver les gens ; j’ai
appris la compétence et l’efficacité : avoir un projet, le concrétiser et
empocher les bénéfices.
Cependant, j’ai vite compris que je ne voulais pas faire la même chose
que lui. Mon père a très bien réussi en construisant des immeubles
d’habitation aux loyers réglementés dans le Queens et à Brooklyn, mais
c’était un moyen difficile de gagner de l’argent. Je voulais réaliser des
constructions plus ambitieuses, plus spectaculaires et plus passionnantes.
J’ai aussi senti que, si je voulais être connu autrement que comme le fils de
Fred Trump, je serais bien obligé de me lancer seul et de faire mes preuves.
J’ai eu la chance que mon père soit satisfait de son métier et que cela
marche bien pour lui. Ça me laissait le champ libre pour me lancer à
l’assaut de Manhattan. Mais, même si j’ai pris mes distances et choisi une
voie différente, je n’ai jamais oublié ce que j’ai appris à ses côtés.
Son histoire est aussi classique que celle d’Horatio Alger. Fred Trump est
né dans le New Jersey en 1905. Son père qui avait émigré, encore enfant, de
Suède, était propriétaire d’un petit restaurant. Bon vivant, il buvait sec, et il
est mort lorsque mon père avait treize ans. La mère de mon père, Elizabeth,
a dû se mettre à travailler comme couturière pour élever ses trois enfants.
L’aînée, qui s’appelait également Elizabeth, avait alors seize ans, et le plus
jeune, John, neuf ans. Mon père est devenu le fils aîné, l’homme de la
maison. Presque aussitôt, il s’est mis à chercher toutes sortes de jobs :
livreur pour une épicerie locale, cireur de chaussures, manœuvre sur un
chantier de construction… La construction l’a toujours fasciné ; lorsqu’il
allait encore à l’école, il prenait des cours du soir de menuiserie, de dessin
industriel et de comptabilité. Il estimait que, s’il arrivait à apprendre un
métier, il n’aurait jamais plus de problème pour gagner sa vie. À seize ans,
il a construit son premier bâtiment : un garage à deux places pour un voisin.
Les banlieusards commençaient tout juste à avoir des voitures, et peu de
maisons possédaient des garages. Mon père a donc vite réussi à lancer une
petite affaire de construction de garages préfabriqués à cinquante dollars
l’unité.
Il a terminé ses études secondaires en 1922. Avec une famille à nourrir, il
n’a pas songé un instant à entrer à l’université. Il s’est donc tout de suite
mis à travailler comme aide-menuisier pour un entrepreneur du Queens. Il
était plus doué de ses mains que la plupart des ouvriers, mais il avait aussi
d’autres atouts : une vive intelligence et une mémoire prodigieuse. Il est
encore capable aujourd’hui de mémoriser une page entière de colonnes de
chiffres. Grâce à ses cours du soir et à son bon sens, il apprenait aux autres
employés plein de petits trucs, par exemple comment encadrer un chevron
avec un carré d’acier.
Mon père a toujours été sérieux et ambitieux. La plupart de ses collègues
étaient déjà satisfaits d’avoir du travail. Mais, pour lui, cela n’était pas
suffisant. Il voulait aussi bien faire son boulot et progresser. Au fond, il
aimait tout simplement travailler. Depuis mon plus jeune âge, il m’a répété :
« L’important dans la vie est d’aimer ce que tu fais. C’est la seule façon de
réussir et de devenir le meilleur. »
Un an après avoir quitté l’école, mon père a construit sa première
maison, une petite villa familiale à Woodhaven, dans le Queens. Elle lui a
coûté un peu moins de cinq mille dollars, et il l’a vendue sept mille cinq
cents dollars. N’ayant pas, à l’époque, l’âge légal pour créer une entreprise,
il a appelé sa société Elizabeth Trump et Fils, et c’est sa mère qui signait les
documents légaux et les chèques. Dès qu’il a vendu sa première maison, il a
utilisé les profits pour en construire une autre, et puis une autre, et ainsi de
suite, dans les quartiers populaires comme Woodhaven, Hollis et Queens
Village. Aux ouvriers qui avaient passé leur vie dans des appartements
exigus mon père offrait un tout autre style de vie : de petites maisons de
banlieue en brique rouge à des prix abordables. Il trouvait des clients aussi
vite qu’il construisait ses maisons.
Très vite, mon père a commencé à voir plus grand. Dès 1929, en lieu et
place des petites maisons en brique rouge, il a bâti des demeures à trois
étages de style colonial, Tudor ou victorien, dans un quartier du Queens
connu aujourd’hui comme les Jamaica Estates. Il allait plus tard y
construire notre maison familiale. Lorsque la Dépression a commencé à
sévir et que le marché de l’immobilier s’est effondré, mon père a racheté
une société de prêt et l’a revendue un an plus tard avec un bon bénéfice. Il a
ensuite construit un supermarché self-service dans Woodhaven, un des
premiers du genre. Tous les commerçants locaux – le boucher, le tailleur, le
cordonnier – y louaient des emplacements. Le fait de tout avoir à portée de
main a attiré la clientèle et permis à l’entreprise de connaître un succès
immédiat. Un an plus tard à peine, pressé de revenir à l’immobilier, mon
père a vendu l’affaire à King Fullen en réalisant un gros bénéfice.
En 1934, la crise touchait à sa fin mais il était encore difficile de trouver
de l’argent. Mon père a donc décidé de recommencer à construire des
petites maisons bon marché. Il a cette fois choisi le quartier de Flatbush
dans Brooklyn. Flatbush était alors en plein déclin, et les terrains y étaient
abordables. Il sentait qu’il y avait un parti à en tirer. Encore une fois, son
intuition s’est révélée bonne. En trois semaines, il a vendu soixante-dix-huit
maisons et, au cours des douze années suivantes, il en a construit deux mille
cinq cents un peu partout dans le Queens et à Brooklyn. C’est au cours de
ces années qu’il a commencé à obtenir une certaine notoriété.
En 1936, il a épousé ma charmante mère, Mary MacLeod, et ils ont fondé
une famille. Son succès dans les affaires lui a aussi permis d’offrir à son
plus jeune frère des études supérieures. Mon oncle John Trump est donc
entré à l’université, a obtenu un doctorat en physique au MIT et il est
devenu professeur de physique. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des
plus grands scientifiques du pays. Sans doute parce qu’il n’avait jamais pu
obtenir de diplôme universitaire, mon père n’a cessé d’avoir pour ceux qui
en possédaient une admiration et un respect excessifs. La plupart du temps,
ils ne le méritaient pas. Mon père aurait pu se mesurer à nombre d’entre
eux, et il aurait certainement bien réussi à l’université s’il avait eu la
possibilité d’y entrer.
Nous étions une famille traditionnelle. Mon père était le chef, celui qui
nous nourrissait, et ma mère était une parfaite maîtresse de maison. Cela ne
veut pas dire qu’elle passait son temps à jouer au bridge ou à bavarder au
téléphone. Nous étions cinq enfants et, en plus du temps qu’elle nous
consacrait, elle faisait la cuisine, le ménage, reprisait les chaussettes et
s’occupait d’œuvres charitables à l’hôpital du quartier. Nous habitions une
grande maison, mais nous ne nous considérions pas comme des enfants de
riches. Nous étions élevés dans le respect de l’argent et du travail.
Notre famille a toujours été unie, et ses différents membres sont encore
aujourd’hui mes meilleurs amis. Mes parents n’ont jamais été prétentieux.
Mon père travaille encore dans le bureau modeste d’un immeuble de
l’Avenue Z, dans le quartier de Sheepshead Bay, à Brooklyn, immeuble
qu’il a construit lui-même en 1948. Il ne lui est tout simplement pas venu à
l’esprit de déménager…
Ma sœur aînée, Maryanne, après avoir terminé ses études secondaires au
Mount Holyoke College, a suivi dans un premier temps l’exemple de ma
mère : elle s’est mariée, et elle est restée à la maison pour élever son fils.
Mais elle avait aussi hérité de l’énergie et l’ambition de mon père. Et,
lorsque son fils a atteint l’adolescence, elle est retournée à l’université pour
étudier le droit. Elle a obtenu son diplôme avec mention. Après avoir
travaillé dans le privé, elle a été pendant cinq ans au bureau du procureur du
gouvernement. Il y a tout juste quatre ans, Maryanne est devenue juge
fédérale. Ma plus jeune sœur, Elizabeth, est gentille et intelligente mais
moins ambitieuse. Elle travaille à la Chase Manhattan Bank de New York.
Mon frère Freddy, l’aîné, est celui qui a eu le plus de mal avec notre
famille. Mon père est un homme admirable mais il est aussi très dur. C’est
avant tout un homme d’affaires et une très forte personnalité. Mon frère
était le contraire. Fort séduisant physiquement, il adorait sortir, profiter de
la vie. Il avait une personnalité chaleureuse. Je crois qu’il était incapable de
se faire des ennemis. Mon père, naturellement, souhaitait que son fils entre
dans ses affaires. Mais Freddy n’était pas fait pour ça. Il a commencé à
travailler sans enthousiasme dans l’entreprise familiale : il n’était vraiment
pas intéressé par l’immobilier. Ce n’était pas le genre d’homme capable de
se battre contre un entrepreneur requin ou de négocier un contrat avec un
fournisseur difficile. En outre, à cause du caractère entier de mon père, ils
se disputaient souvent. Et c’est Freddy qui en a le plus souffert.
Il est apparu évident à chacun que ça ne pouvait plus continuer ainsi, et
Freddy est parti faire ce qu’il aimait le plus au monde : piloter des avions. Il
s’est installé en Floride, où il est devenu pilote pour TWA. Il aimait aussi
pêcher et faire du bateau. Au cours de cette période, Freddy a sans doute été
le plus heureux des hommes. Je me rappelle encore lui avoir dit à cette
époque, alors que j’avais huit ans de moins que lui : « Allez, Freddy !
Qu’est-ce que tu fous ? Tu es en train de perdre ton temps. » Je regrette
beaucoup, encore aujourd’hui, de lui avoir adressé cette remarque.
Peut-être étais-je alors trop jeune pour comprendre que ce que nous
pensions, mon père ou moi, de la carrière de Freddy n’avait aucune valeur.
Ce qui était important, c’est qu’il aimait la vie qu’il menait. Très vite,
cependant, Freddy a commencé à déprimer. Il s’est mis à boire. Il s’est ainsi
laissé aller jusqu’au point de non-retour. Il est mort à quarante-trois ans.
C’est une bien triste histoire : celle d’un homme qui n’a jamais réussi à se
trouver une raison de vivre. Il avait d’un côté tout pour réussir, mais la
pression familiale lui était insupportable. Je regrette de ne pas l’avoir
compris plus tôt.
Heureusement pour moi, j’ai vite attrapé le virus des affaires, et je n’ai
jamais été intimidé par mon père, alors que la plupart des gens l’étaient. Je
lui tenais tête, et il aimait ça. Est-ce que nous nous serions aussi bien
entendus si je n’avais pas eu un tempérament d’homme d’affaires ? Je
l’ignore.
Dès l’école primaire, je me suis montré sûr de moi et agressif. Lorsque
j’étais en cinquième, mon professeur de musique s’est retrouvé avec un œil
au beurre noir. Je lui avais donné un coup de poing car j’estimais qu’il n’y
connaissait rien en musique. Par la suite, j’ai bien failli être viré du collège.
Je ne suis pas particulièrement fier de cet épisode mais cela prouve que,
tout jeune, j’avais déjà tendance à dire ce que je pensais et à m’imposer en
me servant des grands moyens. La différence aujourd’hui est que je préfère
utiliser mon cerveau plutôt que mes poings.
J’ai toujours été une sorte de petit chef dans mon quartier. Un peu comme
aujourd’hui : soit les gens m’aimaient énormément, soit ils me détestaient.
Adolescent, j’adorais faire des farces, surtout parce que j’aimais tester les
gens. J’envoyais des bombes à eau, j’organisais des concours de crachats, je
semais la terreur dans la cour de récréation ou lorsque j’étais invité quelque
part. C’était plus de l’agressivité que de la méchanceté. Mon frère Robert
aime beaucoup raconter, à ce sujet, l’histoire du jour où il lui est apparu
évident que je tournais mal…
Robert a deux ans de moins que moi et nous avons toujours été proches,
bien qu’il soit bien plus calme et facile à vivre. Nous étions occupés à nos
jeux de construction. Je voulais bâtir un très grand building, mais je n’avais
pas dans ma boîte assez de pièces. J’ai alors demandé à Robert de m’en
prêter quelques-unes. Il m’a répondu : « D’accord, mais tu devras me les
rendre quand tu auras fini. » En utilisant non seulement toutes mes pièces,
mais également les siennes, j’ai fini par réaliser un magnifique building. Je
l’aimais tellement que j’ai utilisé de la colle pour en fixer définitivement
tous les éléments. Et Robert n’avait plus de jeu de construction…
Lorsque j’ai eu treize ans, mon père a décidé de m’envoyer dans une
école militaire, pensant qu’une éducation stricte ne pourrait pas me nuire. Je
n’étais pas enthousiaste, mais je n’ai pas eu le choix. Et la suite a prouvé
qu’il avait eu raison. Je suis entré à l’Académie militaire de New York, dans
le nord de l’État, en quatrième, et y suis resté jusqu’à la fin de mes études
secondaires. C’est ainsi que j’ai appris à me discipliner et à rendre
productive mon agressivité. La dernière année, j’ai été nommé capitaine des
Cadets.
L’un des professeurs, surtout, a eu une grande influence sur moi.
Theodore Dobias, ancien agent recruteur pour les Marines, était un homme
extrêmement dur et fort physiquement – le genre de type capable de se
cogner la tête contre un mur pour le casser en deux. Il n’admettait pas d’être
contesté par qui que ce soit, et plus particulièrement par les gosses
privilégiés que nous étions. Si vous commettiez un écart, Dobias vous
administrait une raclée – une vraie. Je me suis rapidement rendu compte
que je ne ferais pas le poids physiquement. Quelques-uns des élèves s’y
étaient essayés et s’en étaient plutôt mal sortis. Mais la plupart s’écrasaient.
Personne n’avait jamais vraiment essayé de s’opposer à lui.
J’ai donc choisi une autre voie : utiliser ma tête. Je me rendais compte
qu’il ne serait pas facile de me le mettre dans ma poche. D’une certaine
façon, j’ai essayé de jouer au plus fin. Le fait que je sois bon en sport m’a
aidé. Il était entraîneur de l’équipe de base-ball dont j’étais le capitaine.
Mais j’ai aussi appris à le manipuler.
J’ai simplement décidé de lui faire comprendre que j’acceptais son
autorité mais qu’il ne m’intimidait pas. Ça n’a pas été évident. D’un côté,
comme la plupart des types costauds, Dobias était du genre à piétiner les
faibles. De l’autre côté, s’il sentait une certaine résistance, s’il voyait que
vous n’essayiez pas de le rouler, il vous traitait comme un homme. À partir
du moment où j’ai compris cela, et c’était plus instinctif que réfléchi, on
s’est bien entendus.
J’étais plutôt bon élève, pourtant je ne peux pas dire que je travaillais
énormément. J’avais certaines facilités mais je n’ai jamais été passionné par
les études. J’ai vite deviné que tout ce que j’apprenais à l’école n’était que
l’avant-goût de quelque chose de bien plus important : ce que j’allais faire
après mes études.
Depuis l’enfance, j’avais accompagné mon père sur les chantiers de
construction. Robert et moi traînions un peu partout et passions notre temps
à la recherche de bouteilles vides que nous rapportions au magasin pour
toucher l’argent de la consigne. Adolescent, lorsque je revenais à la maison
pour les vacances, j’allais partout avec mon père pour apprendre les ficelles
du métier – visiter les bâtiments, négocier avec les entrepreneurs ou partir à
la recherche de nouveaux terrains.
Pour gagner de l’argent dans le domaine où travaillait mon père – les
immeubles à loyers modestes et réglementés –, il fallait être ferme et
persévérant. Il fallait absolument limiter les coûts et mon père en était
conscient. Il discutait avec autant d’énergie et de volonté avec un
fournisseur de balais ou de cire qu’avec un entrepreneur important. Un de
ses gros atouts était qu’il connaissait précisément le prix de chaque chose.
Personne ne pouvait le rouler. Si vous savez par exemple qu’un travail de
plomberie reviendra à quatre cent mille dollars à l’entrepreneur, vous savez
jusqu’où vous pouvez aller dans les négociations. Vous n’allez pas essayer
de baisser le prix à trois cent mille dollars car cela risquerait de le ruiner,
mais vous n’allez pas le laisser vous en demander six cent mille.
L’autre atout dont disposait mon père pour obtenir des conditions
avantageuses était son sérieux. Il proposait un prix plutôt bas, mais il
ajoutait tout de suite :
« Avec moi, vous êtes sûr d’être payé et de recevoir l’argent dans les
délais. Tandis qu’avec les autres qui sait si vous en verrez un jour la
couleur… »
Il leur disait qu’avec lui les choses iraient vite et bien, qu’ils pourraient
passer au chantier suivant plus rapidement. Et, finalement, comme il ne
cessait pas de construire, il pouvait leur faire miroiter beaucoup d’autres
chantiers. Tous ces arguments étaient généralement très efficaces.
Mon père était aussi un homme extrêmement exigeant dans le travail.
Dès 6 heures du matin, il se rendait sur les chantiers et n’arrêtait pas une
minute. Si un type ne faisait pas son boulot comme mon père l’entendait –
et c’était vrai pour n’importe quoi –, il mettait lui-même la main à la pâte.
C’était amusant, le même scénario se répétait immanquablement. Mon
père commençait à faire construire un immeuble, disons à Flatbush ; au
même moment, deux de ses concurrents commençaient le leur juste à côté.
Invariablement, mon père finissait le sien trois ou quatre mois avant les
autres. Son immeuble était toujours un peu plus beau, avec un hall d’entrée
plus grand, plus agréable, et les pièces dans les appartements étaient
toujours plus vastes. Il les louait rapidement, à une époque où le marché
n’était pas florissant. De temps en temps, l’un ou l’autre de ses concurrents
faisait faillite. Alors mon père rachetait le tout pour une bouchée de pain.
La même histoire s’est ainsi reproduite des dizaines de fois.
En 1949, je n’avais que trois ans, mon père a commencé à construire les
appartements de Shore Haven, les premiers de plusieurs complexes
immobiliers qui ont fait de lui un des plus gros promoteurs de la banlieue de
New York. Comme il construisait ses immeubles d’une manière rationnelle,
il a gagné beaucoup d’argent. À cette époque, le gouvernement fédéral
finançait encore la construction d’immeubles de ce genre. Pour construire
Shore Haven, par exemple, mon père a réussi à obtenir un prêt de plus de
dix millions de dollars de la Federal Housing Administration. Le montant
du prêt était calculé sur ce que la commission considérait comme un coût
raisonnable du projet – un profit de sept et demi pour cent pour le
constructeur inclus.
En étant constamment sur le dos des entrepreneurs et en négociant serré
avec les fournisseurs, mon père arrivait à achever ses projets avant la date
prévue – et pour un prix bien inférieur au budget prévu. L’expression
« windfall profits » (profits tombés du ciel) est d’ailleurs née pour décrire
ce que mon père et beaucoup d’autres réussissaient à l’époque.
Mon père a construit des milliers d’appartements de ce genre. Personne
n’en construit plus aujourd’hui : ce n’est plus rentable, le gouvernement
ayant cessé de distribuer ce type de subventions. Il n’en demeure que, de
nos jours, les immeubles Trump dans le Queens et à Brooklyn sont
considérés comme les endroits les plus agréables à vivre et les moins chers
des environs de New York.
Après avoir obtenu mon diplôme de l’Académie militaire de New York
en 1964, j’ai pensé un moment m’inscrire à l’école de cinéma de
l’université de Californie du Sud. J’étais attiré par le côté spectaculaire du
cinéma, et j’admirais des personnalités comme Sam Goldwyn, Darryl
Zanuck, et surtout Louis B. Mayer, que je considérais comme l’un des plus
grands. Mais, au bout du compte, j’ai décidé que l’immobilier était un
secteur bien plus profitable.
J’ai étudié à la Fordham University, dans le Bronx, surtout parce que je
ne voulais pas trop m’éloigner de chez moi. Je m’entendais bien avec les
jésuites qui dirigeaient l’établissement mais, après deux ans, je me suis dit
qu’il fallait que je me mesure avec les meilleurs. Je me suis donc inscrit à la
Wharton School of Finance de l’université de Pennsylvanie, où j’ai été
admis. À l’époque, si vous vouliez faire carrière dans les affaires, Wharton
était idéal. Harvard produit sans doute beaucoup de dirigeants, des types qui
sont à la tête des grosses sociétés, mais les véritables chefs d’entreprise sont
pour la plupart issus de Wharton – des gens comme Saul Steinberg,
Leonard Lauder, Ron Perelman… la liste est longue.
Ce que j’ai appris à Wharton, c’est qu’il ne faut pas se laisser
impressionner par les diplômes universitaires. J’ai très vite compris qu’il
n’y avait rien d’exceptionnel chez les étudiants, et que je n’aurais aucun
mal à rivaliser avec eux. L’autre chose importante que j’ai décrochée : un
diplôme. Pour moi, il ne signifie pas grand-chose. Mais les gens avec qui je
traite ont l’air d’y attacher de l’importance. Je suis donc content d’être
passé par Wharton !
J’ai aussi été heureux d’en sortir. Je suis aussitôt revenu à la maison et
j’ai commencé à travailler à plein temps pour mon père. Je continuais à
apprendre, mais c’est également à cette époque que j’ai commencé à
réfléchir à d’autres possibilités.
Le quotidien de mon père était un peu trop dur à mon goût, sur le plan
physique. Je me rappelle par exemple être allé en tournée avec ceux qu’on
appelle les « recouvreurs de loyers ». Pour faire ce travail, il fallait en
imposer physiquement. Quand il s’agissait d’encaisser le loyer de locataires
qui ne voulaient pas payer, il était plus important d’avoir des muscles qu’un
cerveau.
J’ai appris à cette occasion qu’il ne faut jamais se tenir face à la porte
quand vous sonnez. Il est préférable de se tenir contre le mur, sur le côté, et
d’actionner la sonnette ensuite. La première fois que l’on m’a expliqué ça,
je n’ai pas compris de quoi il s’agissait. J’ai demandé des explications. On
m’a regardé comme si j’étais le dernier des abrutis : « Ce que je veux vous
dire c’est que, si vous vous tenez sur le côté, la seule partie de votre corps
que vous exposez est la main. » Je n’étais toujours pas certain de
comprendre où mon acolyte voulait en venir. Il a continué : « Dans ce
boulot, si vous sonnez à la mauvaise porte au mauvais moment, vous avez
une chance sur deux de vous faire descendre. »
Mon père n’a jamais essayé de me cacher quoi que ce soit, mais, même
ainsi, je ne me sentais pas attiré par ce milieu. Je venais d’obtenir mon
diplôme de Wharton et je me trouvais tout d’un coup confronté à des
situations qui étaient dans le pire des cas violentes, et dans le meilleur
plutôt désagréables. Il y avait par exemple ces locataires qui jetaient leurs
détritus par la fenêtre parce que c’était plus facile que de les mettre à la
poubelle. Au bout d’un moment, j’ai organisé des sessions pour le leur
expliquer. Les locataires étaient pour la plupart des gens corrects mais les
mauvais éléments causaient constamment des problèmes. Et, à mon sens, le
jeu n’en valait pas la chandelle.
Et puis, je n’étais pas enthousiasmé par les marges restreintes. Vous
n’aviez pas d’autre choix que d’économiser sur tout et il n’y avait aucune
possibilité de s’offrir un peu de luxe. Toute décoration était exclue, car les
immeubles devaient se ressembler – quatre murs, des façades en brique, et
tout en hauteur. On utilisait des briques rouges non par choix, mais parce
qu’elles étaient un peu moins chères que les brunes.
Je me souviens du jour où mon père a visité le chantier de la Trump
Tower, alors que les travaux en étaient à peu près à la moitié. La façade était
une sorte de rideau de verre, ce qui était bien plus coûteux qu’une façade en
brique. De plus, on avait utilisé le type de verre fumé le plus cher à
l’époque. Mon père a regardé le tout une fois, et il m’a dit : « Pourquoi ne
laisses-tu pas tomber ce verre ? Quatre ou cinq étages maximum, et puis
finis avec de la brique ! De toute façon, personne ne regardera en l’air ! »
Typique ! Fred Trump, au coin de la 57e Rue et de la 5e Avenue, essayait de
rogner sur quelques dollars. Sachant d’où il venait, j’ai été ému. Mais j’ai
aussi compris pourquoi j’avais décidé de suivre mon propre chemin.
La vraie raison qui m’a poussé à quitter le giron de mon père – plus
importante encore que l’effort physique ou la faible rentabilité de ses
chantiers – a été que mes rêves et mes ambitions étaient bien plus élevés. Et
je n’avais aucune chance de pouvoir les réaliser dans la banlieue de New
York.
En y repensant, je m’aperçois que je tenais cette ambition et ce besoin de
luxe de ma mère. Elle avait toujours eu un certain goût pour le grandiose.
C’était une femme d’intérieur traditionnelle, mais elle avait aussi une bonne
intuition du monde extérieur. Elle était d’origine écossaise, et je me
souviens encore d’elle en train de regarder à la télévision le couronnement
de la reine Elizabeth, une journée entière. Elle était tout simplement
fascinée par la pompe, le spectaculaire de la royauté. Je me rappelle aussi
mon père qui s’impatientait : « Pour l’amour de Dieu, Mary, ça suffit.
Éteins la télévision. Tout cela est ridicule ! » Ma mère ne prenait même pas
la peine de lui répondre. Ils étaient, à ces moments-là, sur deux planètes
différentes. Ma mère adorait tout ce qui était luxueux, magnifique, tandis
que mon père, plus terre à terre, ne jurait que par l’efficacité et la rentabilité
immédiate.
4

LE KID DE CINCINNATI
À l’école, pendant que mes copains lisaient des bandes dessinées ou des
magazines sportifs, je consultais les listes des saisies sur hypothèque de la
Commission fédérale de l’habitat. Cela paraîtra curieux, mais c’est vrai. Et
c’est ainsi que j’ai découvert Swifton Village. Je me suis lancé dans ce
projet avec mon père alors que j’étais encore adolescent, et ce fut ma
première grosse affaire.
Swifton Village était un complexe immobilier composé de mille deux
cents appartements situé dans un quartier populaire de Cincinnati, Ohio. Il y
avait encore huit cents appartements inoccupés ; les promoteurs ayant fait
faillite, le gouvernement avait saisi le tout et le résultat était un vrai
désastre. Mais, de notre point de vue, l’affaire était intéressante car elle
nous donnait une chance de réussir un gros coup pour pas grand-chose. En
l’occurrence, la situation était si catastrophique que personne d’autre n’était
intéressé.
Le même genre de problème se pose aujourd’hui sur la Sun Belt, où l’on
a beaucoup construit lors du boom pétrolier. On y trouve maintenant
d’immenses complexes immobiliers bradés à trente ou quarante pour cent
de leur valeur. Les banques commencent à saisir les biens des promoteurs
qui se retrouvent à l’agonie. C’est le moment idéal pour réaliser de bonnes
affaires.
Mon père et moi avons fait une offre très basse qui a été immédiatement
acceptée. Nous avons finalement payé six millions de dollars pour un
ensemble qui en avait coûté plus du double deux ans auparavant. Nous
avons aussi eu la chance d’obtenir rapidement un prêt, et avons dépensé
quelque cent mille dollars pour rendre l’endroit attractif. En quelque sorte,
nous avons réussi à démarrer ce projet sans mettre un sou de notre poche. Il
ne restait plus qu’à bien le gérer. Et si nous réussissions, ne serait-ce qu’à
moitié, nous aurions largement de quoi rembourser les emprunts avec les
loyers.
Le fait qu’il s’agisse d’une si grosse affaire nous attirait tous deux, mon
père et moi, car nous allions pouvoir mobiliser notre énergie sans avoir
l’impression de perdre notre temps. Il est presque aussi difficile de gérer
cinquante appartements que mille deux cents, à cette différence près que
dans le second cas vous risquez de gagner beaucoup plus.
Une fois le deal négocié, le succès n’était plus qu’une question de gestion
et de marketing. Le pari était de louer les appartements à des locataires
solvables et stables. Les gens qui occupaient les lieux lorsque j’ai repris
l’affaire avaient tout saccagé. Beaucoup d’entre eux venaient du Kentucky.
Très pauvres, ils avaient souvent sept ou huit enfants et ne possédaient rien.
Ils n’avaient jamais vécu en appartement auparavant. Entassés dans des
logements d’une pièce ou deux, leurs enfants devenaient fous. Ils
détruisaient tout et mettaient une pagaille indescriptible.
Non seulement ils saccageaient leurs appartements, mais en plus ils
n’éprouvaient pas le besoin de payer leur loyer. Et, si vous insistiez, ils
déménageaient à la cloche de bois. Afin d’éviter d’avoir à régler les loyers
en retard, ils louaient une caravane, la garaient devant leur appartement, et
disparaissaient dans la nuit. J’étais ravi qu’ils s’en aillent, mais je tenais à
être payé avant. Nous avons donc mis sur pied une équipe de gardiens qui
patrouillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Une fois débarrassés des mauvais payeurs, nous avons entrepris de
réhabiliter les lieux afin d’attirer des locataires plus respectables. Cette
rénovation a nécessité un investissement assez important. Une fois les
travaux terminés, nous avions dépensé presque huit cent mille dollars, une
somme importante pour l’époque. Mais cela en valait vraiment le coup. À
New York, la loi interdit d’augmenter les loyers, même si on a effectué
d’importantes rénovations. Mais, à Cincinnati, nous y avons été
immédiatement autorisés.
D’abord nous avons investi dans de beaux volets blancs. Cela peut
paraître un peu futile, mais ces volets donnaient aux façades de brique
rouge un aspect plus chaud, confortable, ce qui n’est pas négligeable.
Ensuite nous avons remplacé les horribles portes d’entrée en aluminium de
chaque appartement par des portes de style colonial en bois blanc.
Je veillais à ce que l’ensemble soit propre et bien entretenu. Comme je
l’ai déjà dit, je suis attaché à la propreté. À mon avis, c’est un bon
investissement. Si vous vendez une voiture, vous dépensez cinq dollars
pour la laver, astiquer les chromes, mettre une goutte d’huile ici et là ; vous
pourrez alors la vendre aisément et en demander quatre cents dollars de
plus.
Ce n’est pas différent dans l’immobilier. Des immeubles bien tenus
vaudront toujours plus. C’était un peu moins vrai ces dernières années à
New York quand le marché s’est véritablement emballé et que les gens
étaient prêts à acheter n’importe quoi. Mais il ne faut pas prendre comme
référence une période aussi prospère. Le marché se retourne souvent. Dès
que l’on sera à nouveau à la baisse, la propreté redeviendra un atout
essentiel.
On a repeint tous les couloirs, décapé et teinté les parquets, maintenu les
appartements dans un état impeccable et aménagé les jardins. Il y a eu aussi
des pages entières de publicité dans les journaux, à une époque où il n’était
pas courant de faire de la publicité pour l’immobilier à Cincinnati. Les gens
sont venus visiter et le bouche à oreille a bien fonctionné. Au bout d’un an,
tous les appartements étaient loués.
Nous avons essayé une demi-douzaine de gérants d’immeuble avant de
trouver celui qu’il nous fallait. On a finalement embauché un homme
auquel je donnerai le nom d’Irving. Irving, à soixante-cinq ans, était
vraiment une personnalité. C’était le plus grand fumiste que j’aie jamais
rencontré. Mais, malgré sa grande gueule et sa mauvaise foi évidente,
c’était un excellent gérant. Il ne travaillait peut-être qu’une heure par jour
mais il en faisait plus que n’importe qui en une journée entière. Ce n’est pas
le nombre d’heures qui est important, c’est la qualité du résultat.
Le problème, avec Irving, c’est qu’il n’était pas vraiment honnête. Je
m’en étais douté dès le début, mais c’est en enquêtant moi-même – ce que
je fais avec tous mes employés qui manipulent de grosses sommes
d’argent – que j’ai eu la confirmation de mes soupçons. Il s’est révélé
qu’Irving avait pratiqué toutes sortes d’escroqueries et qu’il avait souvent
eu maille à partir avec la justice.
J’ai toujours pensé que, si on surprend quelqu’un en train de voler, il faut
réagir durement, même si cela vous coûte dix fois ce qu’on vous a volé.
Voler est la pire des choses. Mais, dans le cas d’Irving, il y avait un
dilemme. C’était de loin le meilleur gérant que j’avais trouvé. Jusqu’ici,
c’était lui le responsable, et aucune des personnes qui travaillaient sous ses
ordres n’aurait osé voler quoi que ce soit. Il serait donc le seul que j’aurais à
surveiller. Je n’arrêtais pas de le provoquer. Je lui disais : « On te paye
cinquante mille dollars, plus tout ce que tu voles… » Il prenait toujours l’air
offusqué.
Si je l’avais pincé en flagrant délit, je l’aurais tout de suite viré, mais je
n’ai jamais pu. Je pense qu’il arrivait vraiment à nous piquer l’équivalent de
cinquante mille dollars par an, en plus de son salaire. Même à ce prix, je
faisais sans doute une bonne affaire.
Un jour, je suis entré dans les bureaux, et je suis tombé sur une des
dactylos qui pleurait. Les employés avaient créé ce qu’ils appelaient un
funeral fund, sorte de caisse à laquelle chacun contribuait afin de pouvoir
acheter des fleurs en cas de décès. La caisse contenait environ quatre-vingts
dollars. J’ai demandé à la fille pourquoi elle pleurait, elle m’a répondu :
« C’est Irving. Il a volé l’argent de la caisse pour les obsèques ! »
Je suis allé voir Irving. « Nom de Dieu, Irving ! C’est vraiment toi qui
leur as piqué leur fric ? » Naturellement, il a nié. Il a juré qu’il se vengerait
de la fille, et il a protesté contre cette calomnie au moins une demi-heure.
Mais je suis encore persuadé aujourd’hui qu’elle disait la vérité. Irving était
vraiment un type spécial.
C’était un petit bonhomme gros et chauve, arborant des lunettes aux
verres épais et des mains potelées. Il n’avait jamais soulevé quoi que ce soit
d’autre qu’un stylo, et n’avait absolument aucun talent manuel. Ce qu’il
possédait, en revanche, c’était une incroyable grande gueule.
Comme je l’ai déjà dit plus haut, nous avions au début un grand nombre
de locataires qui n’entendaient pas payer de loyer. Il arrivait qu’Irving aille
le réclamer lui-même. Il sonnait à la porte et, dès que quelqu’un se
présentait, il entrait en action. Il devenait écarlate, utilisait toutes les injures
possibles et imaginables, et proférait des menaces terrifiantes. C’était une
mise en scène, mais elle était efficace. En général, les gens payaient tout de
suite.
Un jour qu’il faisait sa tournée, Irving, en sonnant à une porte, est tombé
sur une petite fille d’une dizaine d’années. Il a commencé son numéro :
« Tu vas aller dire à ton fumier de père de payer son putain de loyer sinon je
vais lui botter le cul jusqu’à ce qu’il crève. » Il a continué sur le même
registre, puis la mère de la petite fille est venue voir ce qui se passait.
Irving avait un faible pour les femmes, or celle-là était
exceptionnellement belle. Aussitôt, Irving a commencé à la draguer. Il l’a
invitée à dîner. La femme, dont le mari devait être camionneur, n’avait
jamais vu un type comme Irving auparavant ; elle ne savait pas comment
s’en sortir. Elle n’est en tout cas pas tombée sous le charme d’Irving, qui est
rentré bredouille.
Un peu plus tard, alors que nous étions assis Irving et moi au bureau, un
énorme bonhomme, une armoire à glace de cent vingt kilos, a débarqué
dans la pièce. Il était furieux qu’Irving ait sorti tous ces jurons devant sa
fille et voulait l’étrangler pour avoir dragué sa femme. Il était vraiment hors
de lui.
Je m’attendais à ce qu’Irving, s’il avait le moindre bon sens, file à toute
vitesse. Au lieu de ça, il s’est mis à injurier le type, à gesticuler et à hurler
comme un fou : « Tu vas foutre le camp de mon bureau, sinon je te réduis
en morceaux et en fais de la bouillie pour les chats ! Tu vois ces mains ? Eh
bien, elles ont déjà tué, tu peux vérifier auprès de la police. » Je n’oublierai
jamais le regard du type à ce moment-là. Il a dit : « Tu n’as qu’à sortir,
espèce de gros tas. Je vais te faire ta fête ! »
Je me suis dit qu’Irving était dans de sales draps. Mais il n’avait pas du
tout l’air de paniquer : « Je te casserais bien la gueule quand tu veux, lui a-t-
il répondu, l’air sûr de lui. Mais la justice m’interdit de le faire. »
Quand on regardait les mains d’Irving, on comprenait qu’elles n’avaient
rien de celles d’un tueur. Mais il était comme un dresseur de fauves. Vous
avez déjà vu ces hommes qui pèsent à peine soixante kilos et qui entrent
dans les cages où un énorme lion fait les cent pas. Si l’animal sent la
moindre peur, la moindre inquiétude chez le dresseur, il le dévore en moins
d’une minute. Mais le dresseur fait claquer son fouet, avance avec autorité,
et, curieusement, le lion lui obéit. C’est exactement ce qu’Irving a fait avec
ce mastodonte, excepté qu’au lieu du fouet il utilisait sa grande gueule.
Au bout du compte, le camionneur est parti. Il était encore hors de lui,
mais il s’est tiré. Irving a sans doute sauvé sa peau parce qu’il n’a laissé
paraître aucune peur, et ça m’a beaucoup impressionné. Il ne faut jamais
avoir peur. Il faut agir, tenir sa position, résister ; ce qui doit arriver arrivera
de toute façon.
Pour ce qui est de Swifton Village, une fois qu’Irving l’a remis sur les
rails, j’y ai passé de moins en moins de temps. On n’avait plus vraiment
besoin de moi à Cincinnati. Alors j’ai réduit mes visites à une fois par
semaine, puis à une fois par mois.
Dès le début j’étais devenu ami avec un des nouveaux locataires de
Swifton. C’était un homme assez âgé, un juif qui avait été déporté en
Pologne. Il avait commencé en Amérique comme garçon boucher, puis
avait acheté la boucherie de son patron. Au moment où j’ai fait sa
connaissance, il était propriétaire d’une quinzaine de boucheries. Avec sa
femme, ils avaient pris deux appartements à Swifton et les avaient réunis.
Ils disposaient ainsi d’un très grand espace où ils vivaient heureux. J’avais
beaucoup de respect pour lui : il était très malin, il avait une grande
expérience de la vie, et c’était un véritable rescapé.
Un jour, plusieurs années après avoir acheté Swifton, venu en visite je
l’ai rencontré par hasard :
« Comment allez-vous ?
— Bien, bien », a-t-il répondu.
Puis il m’a pris à l’écart : « Donald, vous êtes un ami et je dois vous
prévenir : vendez tout de suite cet endroit. Nous sommes entourés de
voyous prêts à égorger n’importe qui sans le moindre scrupule. Et je parle
de types qui aiment ça. » Il a utilisé ces mots. Je ne l’oublierai jamais.
Je tiens toujours compte des conseils des gens que je respecte. Encore
une fois, il s’agit plus d’instinct que de marketing. J’ai donc décidé de
prolonger de deux jours mon séjour à Cincinnati, et je me suis baladé dans
les environs. J’ai bien vite constaté que le voisinage était devenu peu
recommandable.
J’ai mis l’affaire en vente, et nous avons eu une offre presque
immédiatement. Nous nous en étions déjà bien tirés avec Swifton Village
car notre endettement était minime par rapport à la taille du complexe
immobilier. Nos loyers avaient atteint la coquette somme de sept cent mille
dollars par an, mais c’est en vendant que nous avons vraiment réalisé une
bonne affaire.
L’acheteur était le Prudent Real Estate Investment Trust. C’était l’époque
où ces sociétés immobilières faisaient recette. Les banques leur prêtaient
tout ce qu’elles voulaient. Le problème était que la plupart de ces personnes
mettaient de l’argent dans un projet sans même prendre la peine d’aller sur
place. Souvent, l’immeuble qu’ils pensaient avoir acheté à Porto Rico
n’avait jamais été construit.
Dans les cas du groupe de la Prudence, ils ont quand même envoyé un
jeune type pour inspecter et évaluer les lieux avant de décider d’acheter. Ce
garçon avait à peu près mon âge, mais il avait encore l’air d’un adolescent.
J’étais étonné qu’on lui fasse confiance pour une décision aussi importante.
En fait, ce dont il avait le plus envie, c’était d’aller déjeuner. Il avait
entendu parler d’un restaurant au centre de Cincinnati, appelé La
Maisonnette, qui était supposé être l’un des cinq meilleurs restaurants
d’Amérique. Il voulait vraiment y aller. D’ailleurs, lorsqu’il m’avait appelé
pour m’annoncer sa venue, il m’avait demandé de prendre la réservation. Je
lui ai dit qu’il n’y avait pas de problème.
Son vol a eu un peu de retard et il est arrivé en fin de matinée. Je suis allé
le chercher et l’ai emmené directement à Swifton. Les appartements étaient
à l’époque tous occupés mais il ne m’a pas posé une seule question. Il était
pressé d’aller à La Maisonnette. Le restaurant se trouvait à une demi-heure
de Swifton et nous sommes restés à table au moins trois heures, ce qui n’est
vraiment pas ma façon de travailler. Si je disposais d’une seule journée pour
inspecter une entreprise de l’importance de Swifton, vous pouvez être sûr
que je sauterais le déjeuner et que je passerais tout mon temps à examiner
ce que j’ai l’intention d’acheter.
Le repas s’est terminé vers 16 heures et j’ai dû le ramener directement à
l’aéroport. Il est revenu à New York rassasié, heureux, et il a recommandé à
ses patrons d’acheter. Il leur a raconté que le coin était magnifique et que
c’était une superbe affaire. Ils ont donné leur accord. Le prix était de douze
millions de dollars. Nous faisions donc un bénéfice net de six millions, un
profit considérable pour un investissement de cette durée.
5

À NOUS DEUX, MANHATTAN !


Je rêvais de Manhattan depuis ma sortie de Wharton en 1968. Mais le
marché de l’immobilier était alors en pleine expansion, les prix atteignaient
des montants faramineux, et je n’arrivais pas à trouver une affaire qui me
plût – c’est-à-dire de qualité et à un prix abordable. Mon père avait très bien
gagné sa vie mais il ne nous avait jamais donné de grosses sommes
d’argent. Lorsque je suis sorti de l’école, j’avais à peu près deux cent mille
dollars, dont les trois quarts bloqués dans des investissements immobiliers à
Brooklyn et dans le Queens. J’ai donc attendu. Je suis allé travailler avec
mon père et j’ai continué à passer le plus de temps possible à me balader
dans Manhattan.
Le tournant s’est produit en 1971, lorsque j’ai décidé de louer un
appartement en ville. C’était un studio situé dans un immeuble au coin de la
3e Avenue et de la 75e Rue. J’avais vue sur la citerne à eau de l’immeuble
voisin. Comme ce studio se trouvait dans les derniers étages, je l’appelais
en plaisantant mon penthouse. J’ai aussi essayé de le réaménager pour le
faire paraître plus grand. Mais, malgré tous mes efforts, cela restait un petit
appartement, sombre et modeste. Je lui étais pourtant attaché. M’installer
dans ce studio a probablement été pour moi une expérience plus excitante
que d’emménager, quinze ans plus tard, dans les trois derniers étages de la
Trump Tower, au coin de la 57e Rue et de la 5e Avenue, avec une vue
panoramique sur Central Park.
Il faut le comprendre, j’avais passé toute mon enfance dans le Queens et
à Brooklyn, et tout d’un coup j’avais un appartement dans les beaux
quartiers de l’East Side.
C’était important : en m’installant à Manhattan, je devenais un vrai New-
Yorkais. Je me suis mis à marcher dans les rues avec une attitude totalement
différente de celle que j’aurais eue si j’étais venu en touriste ou pour des
affaires. J’ai découvert les beaux quartiers. J’ai cessé d’être un banlieusard.
C’était la situation idéale. J’étais jeune, bourré d’énergie, et j’habitais
Manhattan, même si je continuais à travailler à Brooklyn.
Une de mes premières initiatives a été de m’inscrire au Club, l’endroit le
plus en vogue et le plus select du moment. Le Club était situé sur la 54e Rue
et comptait parmi ses membres les hommes les plus connus et les femmes
les plus belles du monde. C’était le genre d’endroit où on pouvait
couramment rencontrer des hommes de soixante-quinze ans, encore en
pleine forme, entourés de trois ravissantes Suédoises.
Je n’oublierai jamais comment j’y suis entré. Un jour, j’ai appelé Le Club
en disant que je voulais m’y rendre. À l’autre bout du fil, on m’a rit au nez :
« Vous plaisantez ! » Personne, naturellement, n’avait entendu parler de
moi. Le lendemain j’ai eu une autre idée et j’ai rappelé : « Écoutez.
Pourrais-je avoir la liste de vos membres ? J’en connais peut-être quelques-
uns. » Mais on m’a simplement répondu : « Je suis désolé. C’est contre nos
principes. » Et on a raccroché.
Le jour suivant, je rappelais : « J’ai besoin de joindre le président du
Club. Je veux lui envoyer un cadeau. » Là, on m’a donné son nom et son
numéro de téléphone. Je l’ai contacté immédiatement et je me suis présenté
poliment : « Mon nom est Donald Trump, et j’aimerais devenir membre du
Club.
— Avez-vous de la famille ou des amis chez nous ?
— Non. Je ne connais personne.
— Pourquoi pensez-vous que vous devriez devenir membre ? »
J’ai parlé longuement jusqu’à ce qu’il m’interrompe.
« Vous avez l’air d’un jeune homme sympathique, et peut-être serait-il
bien pour Le Club d’avoir de jeunes membres. Pourquoi ne pas prendre un
verre ensemble au Twenty One ? »
Nous nous y sommes retrouvés le lendemain soir. Le problème, c’est que
je ne bois pas, et je ne suis pas non plus très à l’aise au cours de rendez-
vous informels. Mon hôte, en revanche, aimait beaucoup l’alcool. Et il était
venu avec un ami qui partageait ce goût. Nous sommes restés assis plus de
deux heures, eux buvant comme des trous, moi sobre comme un chameau.
À la fin, je n’en pouvais plus : « Écoutez, les amis, voulez-vous que je vous
raccompagne ?
— Oh non ! Encore un verre. »
Je n’avais pas du tout l’expérience de ce genre de situation. Mon père n’a
jamais été porté sur la boisson. Il revenait à la maison tous les soirs vers
7 heures, dînait, lisait le journal, regardait les nouvelles, et c’était tout. Et je
suis exactement comme mon père. Je me frottais là à un monde inconnu. Je
me rappelle m’être demandé sur le moment si tous les gens qui avaient du
succès à Manhattan buvaient autant. Si c’était le cas, alors j’avais quelques
cartes en main.
Je les ai finalement ramenés chez eux vers 22 heures dans un état
pitoyable. Deux semaines passèrent sans que j’entende parler du président.
Quand enfin je me suis décidé à l’appeler, il ne se souvenait plus de moi. Il
a fallu tout recommencer à zéro, retourner boire un verre au Twenty One.
Mais cette fois-ci il a moins bu, et il a accepté de m’inscrire sur la liste
d’attente. Il avait cependant une réserve : j’étais jeune, plutôt beau garçon,
or quelques-uns des membres les plus âgés étaient mariés à de ravissantes
jeunes femmes. Il craignait que je ne sois tenté de séduire leurs épouses.
Je n’en croyais pas mes oreilles ! Ma mère est aussi droite que mon père,
et elle lui est totalement dévouée. Ils viennent de fêter leur cinquantième
anniversaire de mariage ! Voilà le climat dans lequel j’ai vécu. Et ce type
me parlait de courtiser la femme d’un autre…
Quoi qu’il en soit, je lui ai promis de n’en rien faire. J’ai été admis
comme membre, ce qui s’est révélé excellent pour moi, socialement et
professionnellement. J’y ai rencontré beaucoup de ravissantes jeunes
femmes célibataires ; je sortais presque tous les soirs. Mais rien de sérieux.
Toutes étaient belles, mais aucune n’était capable de mener une
conversation normale. Certaines étaient superficielles, d’autres farfelues,
d’autres carrément hystériques, et la plupart se révélaient totalement
factices. Je me suis aussi vite rendu compte que je ne pouvais pas inviter ce
type de femmes dans mon appartement. Selon leurs critères, l’endroit où je
vivais était infréquentable. Dans leur milieu, tout n’était que frime.
Quand finalement je me suis décidé à me marier, j’ai choisi une fort jolie
femme, mais une femme qui, comme mon père et ma mère, était aussi
solide qu’un roc.
J’ai aussi connu au Club les hommes les plus riches et les plus puissants
de la ville. Je m’y amusais beaucoup, mais c’était également une manière
de travailler. J’ai appris comment les milieux d’affaires new-yorkais
fonctionnaient, et j’ai rencontré des gens avec qui j’aurais des chances de
réaliser des affaires à l’avenir. Comme ces riches Sud-Américains et
Européens, qui allaient plus tard acheter les appartements les plus chers de
la Trump Tower et du Trump Plaza.
C’est aussi au Club que j’ai rencontré Roy Cohn. Je le connaissais de
réputation : le genre de type qui n’hésite pas à se battre. Je me suis trouvé
un jour assis à table, à côté de lui. On nous a présentés et nous avons
commencé à bavarder. J’aime tester les gens, et je n’ai pas tardé à le
provoquer : « Je n’aime pas les avocats. Ils ont la manie de faire traîner les
affaires au lieu de les conclure. Ils disent non à tout, et ils recherchent
toujours la conciliation au lieu de se battre pour défendre les intérêts de
leurs clients. » Il m’a répondu qu’il était d’accord sur le fond. Cela m’a plu
et j’ai continué : « Je n’ai pas ce tempérament. Je préfère lutter jusqu’au
bout plutôt que céder sur le moindre détail, car, à partir du moment où vous
cédez une fois, vous êtes considéré comme un faible. »
De toute évidence, Roy était intrigué, mais il n’arrivait pas à voir où je
voulais en venir : « S’agit-il d’une conversation purement théorique ?
— Non ! Il se trouve que le gouvernement vient d’entamer une procédure
en justice contre notre société, nous accusant de discrimination envers les
Noirs dans certains de nos complexes immobiliers. »
Je lui ai expliqué que j’avais passé l’après-midi, en compagnie de mon
père, à discuter avec un des plus gros cabinets d’avocats de Wall Street. Ils
n’avaient cessé de nous encourager à rechercher la conciliation. C’est
d’habitude ce que font les hommes d’affaires quand le gouvernement les
mène devant la justice. Ils ne tiennent pas à s’attirer des ennuis, même s’ils
savent qu’ils ont toutes les chances de gagner.
L’idée de céder sans me battre me rendait fou, d’autant que nous louions
beaucoup d’appartements à des Noirs. Ce que nous refusions, c’était les cas
sociaux qui vivaient du chômage ou d’une quelconque assistance publique,
qu’ils soient blancs ou noirs. J’avais été témoin de ce qui était arrivé à
Samuel Le Frak, un autre promoteur immobilier. L’État l’avait poursuivi
pour les mêmes raisons, il avait cédé et commencé à accepter n’importe
quel locataire… Tous ces gens l’avaient quasiment ruiné.
Nous voulions des locataires solvables. Nous exigions qu’ils se
comportent en bons voisins, et qu’ils puissent justifier d’un salaire au moins
quatre fois supérieur au loyer. J’ai donc demandé à Roy ce que je pouvais
faire.
« À mon avis, vous devriez dire au gouvernement d’aller se faire voir.
Allez jusqu’au bout et laissez-les prouver que vous pratiquez de la
discrimination. Ils auront beaucoup de difficultés étant donné que vous avez
déjà des locataires noirs. Rien ne vous oblige à louer à des personnes
indésirables, toute question de couleur mise à part, et le gouvernement n’a
aucun droit de regard sur la gestion de vos affaires. »
Ce jour-là, j’ai décidé que Roy était la personne rêvée pour défendre mes
intérêts. Je n’étais pas quelqu’un d’important à l’époque, mais il aimait se
battre pour une bonne cause, et il a accepté de me soutenir. Nous sommes
allés jusqu’au bout. Le gouvernement n’a pas réussi à justifier ses
accusations, et on a fini par trouver un terrain d’entente. Nous acceptions
uniquement de placer des annonces pour les appartements vides pendant un
certain temps dans les journaux locaux. L’affaire en est restée là.
J’ai vraiment appris à connaître Roy au cours de ce procès. C’était un
grand avocat. Il se lançait dans ses plaidoiries sans aucune note écrite. Il
avait une mémoire incroyable et pouvait citer le moindre détail de l’affaire
sans avoir à se référer à ses dossiers. Quand il s’était bien préparé, il était
brillant et quasiment imbattable. Il n’était cependant pas toujours
irréprochable. Il s’en sortait généralement grâce à son brio, mais parfois
c’était catastrophique. Aussi, par précaution, je lui posais des tas de
questions avant d’aller au tribunal. Et si je sentais qu’il n’était pas prêt, je
demandais un ajournement.
Je ne me suis jamais fait d’illusions sur Roy ; je sais que ce n’était pas un
enfant de chœur. Il m’a avoué un jour qu’il était sous le chef de plusieurs
inculpations. Étonné, je lui ai demandé : « Roy, dis-moi la vérité. Ces
accusations sont-elles justifiées ? »
Il m’a regardé en souriant : « À ton avis ?… »
Je n’ai jamais vraiment su la vérité.
On pouvait aussi dire de Roy que c’était vraiment un dur à cuire. Après la
loyauté, la chose la plus importante pour lui dans la vie était la rudesse.
Tout le monde savait, par exemple, que Roy était homosexuel. Lorsqu’on le
rencontrait dans les soirées, il était presque toujours accompagné de
superbes garçons. Mais il n’en parlait jamais. Ça nuisait à son image. Il en
rajoutait donc, et il était toujours le premier à critiquer les homosexuels.
Malgré son caractère difficile, Roy avait beaucoup d’amis, et je n’ai pas
honte de dire que j’étais l’un d’entre eux. C’était un type loyal, il avait le
sens de l’honneur. Et, comme il était vraiment intelligent, il valait mieux
l’avoir de son côté. Vous pouviez alors compter sur lui en toute
circonstance, et il était prêt à se battre pour vous, même s’il n’était pas tout
à fait d’accord, ou si vous défendre ne lui rapportait rien. Roy n’était jamais
hypocrite.
Bon nombre de gens soi-disant respectables bâtissent leur carrière en
vantant leur intégrité alors qu’ils n’ont aucune loyauté. Ils ne considèrent
que leur intérêt et n’ont aucun scrupule à poignarder dans le dos un ami au
moindre problème. Avec Roy Cohn, c’était tout le contraire. Roy se serait
tenu à votre chevet bien après le départ des autres, et il serait resté jusqu’à
votre mort.
J’ai ainsi connu beaucoup de monde en m’installant à Manhattan. J’ai
également découvert de nombreux immeubles, des terrains, mais rien à des
prix abordables. Puis, en 1973, les choses ont commencé à changer à
Manhattan. Je m’attendais à ce que le marché se tasse car l’immobilier
fonctionne par cycles. Mais je n’avais tout de même pas prévu cette issue.
L’hécatombe du secteur a été le résultat de plusieurs facteurs. Tout d’abord,
le gouvernement fédéral a annoncé un moratoire sur les subventions au
logement qu’il avait jusqu’ici distribuées comme des petits pains,
particulièrement dans le centre-ville. Au même moment, les taux d’intérêt
ont commencé à grimper, après être restés stables pendant de nombreuses
années ; on avait fini par oublier qu’ils pouvaient augmenter un jour. Et,
pour aggraver la situation, les coûts de construction se sont mis à
augmenter. Les tarifs ont flambé alors que partout ailleurs il n’y avait pas
d’inflation.
Cependant, la cause principale était la ville elle-même. Le déficit avait
atteint des niveaux qui rendaient tout le monde nerveux. Pour la première
fois, des bruits couraient que la ville allait être en faillite. La rumeur
s’amplifiait. Très vite, les New-Yorkais ont commencé à perdre confiance.
L’environnement n’était donc pas favorable à de nouveaux projets
immobiliers. Au cours des neuf premiers mois de 1973, la ville avait délivré
des autorisations de construire pour environ quinze mille appartements et
maisons particulières. Pour les neuf premiers mois de 1974, le chiffre était
tombé à six mille.
J’étais inquiet pour l’avenir de New York, mais je ne peux pas dire que
cela m’empêchait de dormir. Plutôt optimiste de nature, je considérais que
les problèmes de la ville pouvaient devenir une chance inouïe pour moi.
Élevé dans le Queens, j’ai toujours cru, peut-être d’une manière
excessive, que Manhattan demeurerait le centre du monde et l’endroit idéal
pour vivre. Quels que soient les problèmes de la ville à court terme, il n’y
avait aucun doute à mon sens que la situation, au bout du compte, se
retournerait. Quelle autre ville aurait pu détrôner New York ?
Un terrain m’avait toujours fasciné : l’énorme dépôt des chemins de fer
abandonné le long de l’Hudson, entre la 59e Rue et la 72e. Chaque fois que
j’empruntais la voie rapide du West Side, je réfléchissais à ce qu’on pourrait
construire à cet endroit. Pas besoin d’être un génie pour comprendre
qu’avec quarante hectares au beau milieu de Manhattan, de surcroît au bord
du fleuve, on disposait d’un potentiel important. Mais de là à envisager de
se lancer dans une telle opération alors que la ville se trouvait en pleine
crise financière…
Je ne crois pas qu’on puisse jamais avoir des problèmes en achetant un
terrain bien placé à bas prix. À cette époque, la plus grande partie du West
Side était considérée comme dangereuse. Il y avait des petits hôtels pleins
de marginaux à tous les coins de rue et des trafiquants de drogue dans tous
les parcs publics. Je me souviens d’articles du New York Times décrivant le
quartier entre Central Park West et Columbus Avenue, à la hauteur de la
84e Rue, comme un véritable coupe-gorge.
Malgré tout, si on pensait au long terme, on comprenait que ça changerait
vite. Même dans les coins les plus dangereux, comme la 84e Rue, il y avait
de magnifiques immeubles en pierres de taille qui n’étaient qu’à quelques
pas de Central Park. Et sur certaines avenues, Central Park West ou
Riverside Drive, on trouvait de superbes immeubles anciens avec
d’immenses appartements à la vue imprenable sur Central Park et sur
l’Hudson… On s’apercevrait forcément un jour que l’endroit était
intéressant.
En 1973, je suis tombé sur un article qui évoquait la faillite de la
compagnie de chemin de fer Penn Central. Le journal disait que les
administrateurs avaient engagé une société dirigée par un certain Victor
Palmieri pour liquider tous les avoirs de la boîte. Parmi ces biens se
trouvaient les dépôts abandonnés du West Side au niveau de la 60e Rue,
ainsi que d’autres terrains vers la 30e Rue. Le contrat que Victor avait passé
avec la Penn Central était le suivant : pour chaque vente il avait droit à un
pourcentage.
Je n’avais jamais entendu parler de ce Victor Palmieri, mais j’ai tout de
suite eu envie de le rencontrer. J’ai donc appelé ses bureaux : « Bonjour.
Mon nom est Donald Trump, et j’aimerais acheter les terrains de la
60e Rue. » L’approche la plus directe est souvent la plus efficace.
Je crois qu’il a apprécié mon côté fonceur et mon enthousiasme. Je
n’avais encore rien réalisé. Mais j’avais de l’énergie et la volonté de me
lancer dans des affaires que des mieux placés n’auraient jamais envisagées.
J’ai rencontré Victor et nous nous sommes entendus à merveille. C’était
un bel homme, calme. Malgré son origine italienne, il ressemblait plutôt à
un Wasp. Je lui ai alors expliqué que les terrains de la 60e Rue étaient
épouvantables, que le quartier était pourri, et que la situation de la ville
étant ce qu’elle était, je devais être complètement fou pour m’intéresser à ce
lopin. Si vous avez l’intention d’acheter, il est naturellement dans votre
intérêt de démontrer au vendeur que son produit ne vaut rien.
Je lui ai ensuite expliqué combien il serait difficile d’obtenir des permis
de construire pour un terrain aussi vaste. Je lui ai fait remarquer que le
conseil municipal s’efforcerait d’empêcher toute opération immobilière, et
que passer devant la commission d’urbanisme et le conseil de surveillance
prendrait un temps infini.
Ma troisième initiative, décisive, a été de me vendre à Victor et à ses
associés. Ne pouvant mettre en avant mon expérience ou mes réalisations,
je leur ai vendu mon énergie et mon enthousiasme.
Victor m’a accordé sa confiance. Il a même fini par suggérer que je
prenne en main non seulement les terrains de la 60e Rue mais également
ceux de la 30e. En vérité, j’en avais peut-être fait un peu trop, mais je
n’avais plus le choix. À vingt-sept ans, je n’avais encore rien construit à
Manhattan ; mon père non plus d’ailleurs. Malgré l’amitié que Victor me
portait, je ne pense pas qu’il aurait pu justifier de s’embarquer avec moi s’il
n’avait pas cru que mon projet était sérieux et ambitieux. Je n’avais pas
encore de nom pour ma société lorsque j’ai rencontré Victor la première
fois. J’ai donc décidé de l’appeler la Trump Organization. D’une certaine
façon le mot Organization lui donnait une certaine importance. Peu de gens
savaient que la Trump Organization ne disposait alors que de deux petits
bureaux situés sur l’Avenue Z à Brooklyn.
J’ai beaucoup insisté aussi sur nos relations avec les hommes politiques.
Abraham Beame, élu maire de New York en novembre 1973, était l’un
d’eux. Mon père appartenait à la même cellule du Parti démocrate et il le
connaissait vaguement. Comme la plupart des promoteurs immobiliers,
mon père et moi avions versé de l’argent pour la campagne de Beame ainsi
que pour celles d’autres politiciens. Donner de l’argent à des hommes
politiques est tout à fait habituel pour un promoteur immobilier. Nous
n’avions du reste pas favorisé Beame davantage que les autres promoteurs.
D’ailleurs, et peut-être parce que nous le connaissions personnellement, il
s’est toujours efforcé de ne pas donner l’impression qu’il nous renvoyait
l’ascenceur.
J’ai passé la plupart de mon temps, durant les quatre ans où Beame a été
maire, à essayer de promouvoir le terrain de la 34e Rue pour construire le
Centre des expositions. C’était l’emplacement idéal et nous avions réussi à
mettre presque tous les hommes d’affaires importants de New York de notre
côté. Malgré tout, Beame n’a vraiment commencé à soutenir le projet que
dans les derniers jours de son mandat. Et ce n’est même pas lui qui a donné
l’accord. C’est Ed Koch, le maire tout juste élu, qui a retenu notre terrain
pour l’édification du Centre des expositions en 1978. Personne, autant que
je sache, n’a jamais dit que Donald Trump et Ed Koch étaient les meilleurs
amis du monde !
En établissant de bonnes relations avec Victor depuis le début, j’ai pu
travailler directement avec lui. L’expérience a été enrichissante. Nous
avions par exemple rédigé des accords qui me donnaient une option
exclusive pour acheter les deux terrains, mais sous réserve de l’obtention du
permis de construire et de l’accord du syndic gérant la banqueroute de la
Penn Central. Je n’avais même pas à y mettre un sou pour le moment, la
Penn Central ayant accepté de payer les études que j’ai dû faire exécuter.
Que ce soit le vendeur qui règle les dépenses d’un acheteur éventuel était
tout à fait exceptionnel. Mais il faut replacer les choses dans leur contexte.
Ce qui peut paraître aujourd’hui une affaire dérisoire l’était bien moins à
une époque où personne ne voulait plus construire, où la ville était en train
de mourir lentement.
Palmieri, de son côté, m’a aidé à acquérir une certaine crédibilité auprès
des journalistes. Lorsqu’un journaliste de Barrons lui a demandé pourquoi il
avait choisi Trump plutôt qu’un autre, il a répondu : « Ces terrains
représentaient un trou noir et des risques infinis. Nous avons discuté avec
toutes les personnes intéressées. Mais aucune d’entre elles ne semblait avoir
la volonté, le soutien financier ou l’imagination nécessaires à ce type
d’opération. C’est alors que ce jeune Trump est arrivé. Il a vraiment une
dimension hors du commun. »
Lorsque j’ai présenté en fanfare mes plans à la presse, un gros promoteur
de New York a dit à l’un de mes meilleurs amis : « Trump sait débiter des
foutaises, mais où sont les briques et le mortier ? »
Je me rappelle avoir été scandalisé lorsqu’on me l’a rapporté. Je n’ai pas
adressé la parole à ce type pendant plus d’un an. Mais, avec le recul, je
reconnais qu’il avait raison. Tous mes plans auraient pu s’envoler en fumée.
Si je n’avais pas réussi à faire démarrer l’un de ces projets, si je n’avais pas
finalement convaincu la ville de choisir mon terrain pour le Centre des
expositions, si je n’étais pas passé tout de suite après à la rénovation du
Grand Hyatt, je serais sans doute à l’heure qu’il est à Brooklyn en train de
collecter mes loyers. J’ai vraiment joué le tout pour le tout sur ces premiers
projets.
Le 29 juillet 1974, nous avons annoncé que la Trump Organization avait
levé son option sur les deux terrains du bord du fleuve de la Penn Central,
celui entre la 59e et la 72e Rue, et celui entre la 30e et la 39e, le tout pour
soixante-deux millions de dollars, et sans avoir déboursé la moindre avance.
Notre communiqué a fait la une du New York Times.
À l’origine, j’avais l’idée de construire des logements de standing moyen
avec des loyers qui peuvent paraître aujourd’hui ridicules – de cent dix à
cent vingt-cinq dollars pour une pièce – mais qui étaient considérés comme
plutôt élevés à l’époque. J’ai essayé d’en obtenir le financement grâce au
programme Mitchell-Lama, par lequel la ville offrirait des prêts immobiliers
aux promoteurs à des taux à long terme très bas, le tout assorti
d’abattements fiscaux. Le programme avait été créé pour encourager la
construction de ce type de logements.
Un mois avant de publier notre communiqué, Victor et moi-même avons
rencontré Abe Beame pour lui parler de nos projets. Il a été plutôt
encourageant. Mais, dès que nous avons commencé à les rendre publics, il a
refusé de prendre parti avant que nos plans soient passés devant toutes les
Commissions de la ville – celle de l’urbanisme, le Conseil de surveillance et
toutes les commissions locales. En bon politicien, il voulait voir de quel
côté le vent tournerait avant d’émettre une opinion.
C’est alors que des tas d’acheteurs potentiels ont fait leur apparition.
Starrett Housing par exemple, une société avec laquelle nous nous étions
associés sur le projet de Starrett City à Brooklyn, a fait une offre de cent
cinquante millions, sous réserve du financement, des autorisations de la
ville et de tout le reste. Au premier abord, l’offre paraissait bien plus élevée
que la nôtre.
Je suis le premier à reconnaître que je suis combatif et prêt à n’importe
quoi, dans les limites de la loi, pour gagner. Il est parfois nécessaire, afin de
réussir une affaire, de dénigrer ses rivaux. Dans ce cas-là, j’étais
sincèrement persuadé que l’offre de Starrett n’était pas sérieuse, que la
société n’irait jamais jusqu’au bout, et que, même s’ils finissaient par
acquérir le terrain, ils seraient incapables de l’exploiter. Évidemment, on
peut toujours faire n’importe quelle proposition, particulièrement lorsque la
réalisation dépend de nombreuses conditions. On aurait pu dire la même
chose de mon offre… Pourtant, arrivé à ce point, j’avais dépensé assez de
temps et d’énergie pour persuader Palmieri et son équipe que j’étais sérieux.
En fin de compte, j’ai réussi à convaincre Palmieri qu’il était plus
raisonnable d’accepter mes soixante-deux millions que de risquer sa chance
avec Starrett.
Ironie du sort : moins d’un an après ma victoire sur mes concurrents, la
situation économique de New York était devenue encore plus
catastrophique.
En février 1975, l’Association pour le développement de l’urbanisme,
une association publique qui émettait des obligations afin de financer les
logements publics, s’est trouvée en cessation de paiement pour plus de cent
millions de ces obligations.
En septembre 1975, Beame a annoncé que, du fait de la crise financière,
la ville supprimait toutes les subventions pour la construction de nouveaux
logements.
En novembre 1975, l’État de New York a, à son tour, fait savoir qu’il
suspendait tous ses financements concernant les logements de moyen et bas
standing pour les cinq prochaines années, y compris ceux qui avaient déjà
reçu un accord de principe de la ville.
On ne pouvait pas ouvrir le journal le matin sans lire un nouvel article sur
la crise financière de New York. Je ne peux pas dire que tout cela
m’inquiétait vraiment. Mais, lorsque j’ai compris que je n’arriverais à
obtenir aucun financement pour construire mes logements, j’ai opté pour
une autre tactique.
J’avais toujours pensé que le terrain de la 34e Rue serait parfait pour un
nouveau Centre des expositions. Le problème c’est que tout le monde ne le
voyait pas ainsi. La ville, tout d’abord, avec le soutien de plusieurs hommes
d’affaires influents, avait déjà passé plus de trois ans à étudier et à essayer
de promouvoir un autre terrain sur les bords du fleuve, au niveau de la
44e Rue. Rien que pour les études et les premiers plans, la ville
reconnaissait avoir dépensé près de treize millions de dollars. Mais des gens
que je connaissais et qui avaient travaillé sur le projet m’ont avoué que le
chiffre s’approchait plus des trente millions.
Juste une semaine après que la municipalité avait fait savoir qu’elle ne
financerait plus aucun projet immobilier, Beame a annoncé qu’il cessait
toutes dépenses sur le projet de la 44e Rue. J’ai alors immédiatement
engagé Samuel H. Lindenbaum, un avocat spécialisé dans l’immobilier et
qui jusqu’ici avait travaillé sur ce projet.
La deuxième collaboratrice que j’ai embauchée pour le futur Centre des
expositions a été Louise Sunshine, une femme remarquable qui entretenait
de bonnes relations dans les milieux politiques. Louise avait été responsable
des finances pour la campagne de Hugh Carey lorsqu’il s’était présenté
comme gouverneur en 1974. Elle était aussi trésorière du Parti démocrate
de l’État de New York. Au début, elle a travaillé presque gratuitement pour
moi, puis elle est devenue l’une des dirigeantes de notre compagnie.
Pendant que je m’occupais de monter une équipe pour promouvoir mon
terrain, la ville manigançait pour construire le Centre des expositions dans
Battery Park, juste en face du World Trade Center, dans le sud de
Manhattan. Je trouvais que Battery Park était un choix tout aussi ridicule
que la 44e Rue. Mais c’était une autre histoire de le prouver. Je voulais
mener ma bataille au grand jour, or personne ne me connaissait encore. Si je
voulais attirer l’attention sur mon terrain et gagner le soutien du public, il
fallait que je travaille à améliorer mon image.
J’ai donc décidé de donner ma première conférence de presse. Louise et
Howard Rubenstein, les plus importantes personnalités dans le domaine des
relations publiques à New York, m’ont aidé à obtenir le soutien de plusieurs
personnes influentes, comme Manfred Ohrenstein, le chef de la majorité au
Sénat, et Theodore Kheel, le négociateur syndical, un homme puissant dans
les milieux politiques de New York. C’est d’ailleurs Kheel qui, en plein
milieu de la conférence de presse, a lancé un véritable pavé dans la mare :
« Construire le nouveau Centre des expositions dans Battery Park, c’est
comme installer une boîte de nuit au milieu d’un cimetière. » Nous avions
déployé une immense bannière qui disait : « Miracle sur la 34e Rue. » Et
j’ai déclaré devant un parterre impressionnant de journalistes que j’étais
capable de construire le nouveau Centre des expositions pour cent dix
millions de dollars, c’est-à-dire environ cinquante millions de moins que la
ville n’estimait devoir investir sur la 44e Rue.
Cette conférence de presse a naturellement fait un certain bruit et nous a
permis d’obtenir une bonne couverture médiatique. Mais nous avons eu
droit à peu de commentaires de la part des politiciens. Pour la première fois,
mais non pour la dernière, j’ai découvert que les hommes politiques se
moquent totalement de l’argent lorsqu’il ne s’agit pas du leur.
Pour moi, la position de la municipalité était le parfait exemple d’une
vision à court terme. Lorsque les ventes se cassent la figure, la plupart des
sociétés diminuent leurs dépenses de publicité. En réalité, c’est quand les
gens cessent d’acheter qu’on a le plus besoin de publicité. Construire un
Centre des expositions était vital pour redonner du tonus à l’image de la
ville et, par la même occasion, stimuler son économie.
J’expliquais à qui voulait l’entendre que mon terrain était le meilleur. En
effet, pour construire le Centre des expositions sur la 44e Rue, il faudrait en
bâtir une partie sur des plates-formes au-dessus de l’eau, ce qui serait à la
fois plus cher, plus aléatoire et plus long. En outre, le terrain était trop petit,
il n’y avait aucun moyen de l’agrandir et, parce qu’il donnait sur la rivière,
il faudrait passer sous la sinistre et croulante voie rapide du West Side pour
accéder au Centre. Enfin, j’insistais sur le fait qu’il faudrait obtenir un
permis de construire spécial qui doit également faire l’objet d’une
autorisation supplémentaire délivrée par le Congrès des États-Unis.
J’étais encore plus sévère avec Battery Park qui, parce qu’il était situé
tout au sud de la ville, me semblait une solution encore plus ridicule. C’était
loin du centre, des hôtels et de tous les lieux de loisirs. Il serait de plus
difficile d’y accéder par les transports en commun. Je faisais circuler une
étude réalisée par l’État de New York : il y était dit que construire le Centre
des expositions dans Battery Park nécessiterait une reconstruction presque
totale de la voie rapide du West Side, ainsi que la création d’au moins deux
mille nouvelles chambres d’hôtel.
Mais, avant tout, je n’arrêtais pas de dire que je disposais d’un terrain
exceptionnel sur la 34e Rue. C’était du bon côté de la voie rapide, à l’est,
donc l’accès en était aisé. C’était aussi plus près des autobus et du métro.
D’autre part, le Centre pourrait être construit pour beaucoup moins cher sur
mon terrain, et sans aucune expropriation. Et, enfin, comme mon terrain
était grand, il y avait toute la place pour une expansion éventuelle.
Lorsqu’un groupe d’élèves de Robert Wagner, un conseiller municipal qui
enseignait à l’université, a réalisé une étude sur l’endroit où construire le
Centre des expositions, notre terrain a été désigné comme le meilleur. Je me
suis arrangé pour mettre la main sur ce document et je l’ai aussitôt baptisé
le Rapport Wagner. Robert Wagner n’était pas franchement content.
En fait, tout se présentait bien pour moi. Il me manquait seulement le
soutien de quelques personnes essentielles. Abe Beame était le plus
important. Après avoir abandonné le choix de la 44e Rue, il s’était prononcé
pour Battery Park. Et, quels que soient les arguments en faveur de mon
terrain, il ne changeait pas d’avis. Un autre de mes opposants majeurs était
John Zuccotti, un des adjoints au maire. Il s’est mis à critiquer mon projet
dans toute la ville. À mon avis, il refusait de reconnaître qu’il avait perdu
plusieurs années et des millions de dollars sur un terrain qui dès le début ne
rimait à rien. Et c’est exactement ce que je disais à qui voulait l’entendre. Je
l’ai accusé entre autres de complaisance, de mesquinerie. Il l’a évidemment
fort mal pris. Nos bagarres ont commencé à s’étaler dans les journaux, et en
un certain sens ça ne nuisait pas à mon projet, au contraire. C’était une autre
manière de le promouvoir.
Au bout du compte, nous l’avons emporté à l’usure, en harcelant tout le
monde. Nos opposants ont disparu les uns après les autres.
En 1977, Beame a tout de même désigné une commission pour enquêter
sur d’autres possibilités. Les conclusions de la commission nous ont à
nouveau été favorables. Alors, Beame a enfin commencé à nous accorder
son soutien, juste avant de quitter la mairie vers la fin de l’année.
En janvier 1978, Ed Koch a remporté la mairie et il a décidé de mener sa
propre enquête sur ce projet. Un moment, je me suis dit que nous étions
repartis de zéro. Mais l’affaire a avancé assez rapidement. Finalement, en
avril 1978, la ville et l’État de New York ont annoncé qu’ils avaient décidé
d’acheter le terrain de la 34e Rue et d’y construire le Centre des expositions.
Cette victoire a été pour moi plus symbolique que financière. Car, pour le
temps que j’y avais consacré, je gagnais relativement peu d’argent. J’étais
loin de pouvoir justifier mon effort, sur un plan strictement financier.
Mon contrat avec la Penn Central était ficelé de telle façon que j’ai reçu
comme compensation une somme de huit cent trente-trois mille dollars,
somme calculée sur la base des douze millions de dollars que la ville allait
payer pour le terrain. C’est alors que j’ai proposé de ne pas réclamer mes
honoraires si la ville acceptait de donner au Centre le nom de ma famille.
J’ai été beaucoup critiqué pour avoir proposé ce marché, mais je n’ai pas à
m’en excuser. Il n’y aurait jamais eu de nouveau Centre des expositions à
New York sans les Trump.
Mais le plus grave est que la ville aurait économisé des fortunes si elle
m’avait laissé construire le Centre, ce que j’étais disposé à faire. Au lieu de
cela, Ed Koch a décidé, selon une logique qui m’échappe, que, comme
j’avais aidé à vendre le terrain, il y aurait conflit d’intérêts si j’en étais le
constructeur. J’ai alors adressé à la ville une offre risquée pour moi. Je
m’engageais à réaliser la construction de l’ensemble pour un montant
inférieur à deux cents millions de dollars, et s’il y avait le moindre
dépassement je le réglerais de ma poche. Il n’existe pas beaucoup de
promoteurs capables de prendre de tels risques !
Au lieu d’accepter mes propositions, la ville et l’État ont voulu garder le
contrôle total du projet. Résultat : la construction du Centre a connu un
retard inimaginable et des dépassements budgétaires astronomiques.
Richard Kahan était alors à la tête de la Société de développement urbain, et
l’une de ses tâches a été de superviser la construction du Centre. Kahan est
un homme fort sympathique mais il a malheureusement pour ambition de
devenir le prochain Robert Moses. Il n’est hélas pas évident qu’il en ait
l’expérience et le talent d’urbaniste.
Kahan a tout d’abord engagé I. M. Pei comme architecte. Pei est un
homme d’excellente réputation mais qui a, de mon point de vue, le défaut
de toujours proposer la solution la plus chère. Il est totalement
incontrôlable. Pei a immédiatement décidé de créer un énorme châssis pour
abriter le Centre. Ce type de structure, n’importe quel constructeur dira que
c’est la chose la plus difficile à réaliser et qui a toutes les chances
d’engendrer des dépassements de budget.
Dès le début, j’ai dit à Kahan et à son équipe qu’il était indispensable de
construire un parking en même temps. Comment peut-on avoir un Centre
des expositions sans parking ? On m’a répondu que ça risquait de retarder
l’obtention du permis de construire. « Écoutez, leur ai-je dit, ces
autorisations seront encore plus difficiles à obtenir plus tard. Vous devriez
au moins faire une demande pour le parking dès maintenant. » Ils ont ignoré
mes conseils. Ils se retrouvent à présent sans parking, et sans aucun espoir
d’en construire un dans un avenir proche.
La décision pour l’emplacement de la porte d’entrée du Centre a aussi été
prise en dépit du bon sens. En situant l’entrée vers l’ouest, le Centre
regarderait du côté du fleuve et disposerait d’une vue magnifique. Au lieu
de ça, ils ont choisi le côté est de l’immeuble, qui donne directement sur le
trafic de la 11e Avenue.
À mesure que je constatais toutes ces erreurs, je devenais fou. En 1983, il
était déjà évident que le projet avait pris un retard énorme et que le budget
avait explosé. J’ai alors écrit à William Stern qui avait remplacé Richard
Kahan à la tête de la Société d’aménagement urbain. Pour la seconde fois,
je lui ai proposé, sans demander le moindre honoraire, de surveiller les
travaux en lui garantissant que le Centre serait terminé le plus rapidement
possible et sans aucun autre dépassement budgétaire.
Mon offre de service a encore été refusée. La situation a continué
d’empirer. Quand le Centre a finalement été terminé, l’année dernière, les
délais avaient été dépassés de quatre ans et le budget de deux cent cinquante
millions de dollars. Si on ajoute les intérêts accumulés au cours de toutes
ces années, on arrive probablement à un dépassement de sept cents millions,
ou peut-être même un milliard de dollars.
La construction du Centre a été un véritable scandale, et personne n’en a
parlé ! Lorsque j’ai été invité à la cérémonie d’ouverture en 1986, j’ai
refusé. J’étais trop déprimé par ce qui s’était passé. La ville et l’État de
New York s’étaient offert un terrain exceptionnel pour un projet plein de
ressources. Or ils ont tout gâché à cause d’une organisation calamiteuse.
Même si le Centre est aujourd’hui une réussite, on n’arrivera jamais à
récupérer tout l’argent dépensé.
Ce qui est drôle, quand je pense à tout ce que j’ai investi en temps et en
énergie dans ce projet de la 34e Rue, c’est que je n’y ai jamais attaché
autant d’importance qu’au terrain de la 60e Rue. Ce dernier projet s’est
révélé encore plus difficile à mener à bien. L’opposition était plus
importante, les autorisations plus difficiles à obtenir, les banques étaient
plutôt réticentes à financer un énorme complexe immobilier dans une ville à
la limite de la banqueroute.
En 1979, à regret, j’ai laissé tomber mon option sur la 60e Rue. Je voulais
pouvoir me concentrer sur d’autres affaires qui promettaient de rapporter
plus rapidement.
La première d’entre elles était justement avec Palmieri et la Penn Central.
Je voulais racheter l’hôtel Commodore.
6

LE COMMODORE
Tandis qu’on essayait de faire quelque chose avec les deux terrains du
West Side, je me suis de plus en plus lié avec Victor Palmieri et son équipe.
Un matin, vers la fin de l’année 1974, j’étais dans son bureau quand je lui ai
dit en plaisantant à moitié : « Maintenant que j’ai des options sur ces deux
terrains, que pourrais-je encore acheter à la Penn Central sans débourser un
sou ?
— Nous avons quelques hôtels susceptibles de t’intéresser. »
En effet, la Penn Central était propriétaire de quatre vieux hôtels situés en
plein centre ville, à quelques rues les uns des autres. Il y avait le Biltmore,
le Barclay, le Roosevelt et le Commodore. Les trois premiers marchaient à
peu près, ce qui veut dire qu’ils m’auraient coûté plus d’argent que je ne
voulais en débourser pour les acheter. Le seul qui avait de gros problèmes
était le Commodore. Il n’arrêtait pas de perdre de l’argent et ses taxes
foncières n’avaient pas été payées depuis plusieurs années.
Ça a été la meilleure nouvelle que Victor pouvait me donner ! J’ai tout de
suite compris que le Commodore, situé en plein cœur de New York, au coin
de la 42e Rue et de Park Avenue, était de loin celui qui avait le plus de
potentiel.
Je me rappelle encore être allé aussitôt, à pied, jeter un coup d’œil au
Commodore. L’hôtel et ses environs étaient dans un état critique. La moitié
du bâtiment était déjà sous séquestre. La façade de brique du Commodore
était d’une saleté inouïe, et le hall d’entrée dans un état si pitoyable qu’on
avait l’impression de se trouver dans un établissement de dernière catégorie.
Une sorte de marché aux puces s’était organisé au rez-de-chaussée. Les
vitrines étaient fermées par des planches, et quelques clochards étaient
allongés ici et là. Cela aurait suffi à dégoûter n’importe qui.
Mais, tandis que je m’approchais de l’hôtel, j’avais remarqué autre chose.
Il était à peu près 9 heures du matin. De jeunes cadres bien habillés du
Connecticut et de Westchester sortaient de la gare, et ils envahissaient les
rues avant de prendre les autobus et le métro. La ville était peut-être au bord
de la banqueroute, mais je voyais seulement la situation exceptionnelle de
l’endroit. Des milliers de personnes passaient ici chaque jour. Le problème
venait de l’hôtel lui-même et non de l’environnement. Si j’étais capable de
rénover le Commodore, cela pourrait marcher. L’emplacement à lui seul
devrait en faire un gros succès.
Je suis aussitôt revenu voir Victor afin de lui dire que j’étais d’accord
pour tenter un coup sur le Commodore. Il était ravi, car tout le monde
considérait l’hôtel comme un cas désespéré. J’en ai ensuite parlé à mon
père. Au début, il a refusé de me prendre au sérieux. Il a confié par la suite
à un journaliste que sa première réaction avait été que, « acheter le
Commodore à un moment où même le Chrysler Building était en
liquidation, c’est un peu comme de se battre pour avoir une place à bord du
Titanic ».
Je n’étais pas naïf. J’en voyais le potentiel mais également les risques. Je
pouvais obtenir un succès total ou y laisser ma peau. Dès le premier jour où
j’ai commencé à travailler sur ce dossier, j’ai tout fait pour limiter les
risques. Mais, à mesure que l’on progressait, l’histoire est devenue de plus
en plus complexe. J’y investissais toute mon énergie et beaucoup d’argent.
Ce projet était quasiment un tour de passe-passe. Mais c’était encore plus
complexe que je ne l’avais imaginé. Je devais tout d’abord persuader les
gens de Palmieri que j’étais le meilleur acheteur pour l’hôtel tout en
essayant d’éviter aussi longtemps que possible de débourser le moindre sou.
En même temps, il fallait que j’essaie de convaincre un gérant d’hôtel
expérimenté de collaborer avec moi, avant même d’avoir signé. Je savais,
en effet, que sa présence me donnerait plus de crédibilité lorsque j’irais voir
les banques. Et, même avec un tel associé, ce ne serait pas suffisant. Il me
fallait aussi réussir à convaincre l’administration de la ville qu’il était dans
son intérêt de me consentir des crédits d’impôt. Cette économie m’aiderait
fort dans mes discussions avec les banques. À cette époque, on n’accordait
pas facilement de prêts, même pour les projets situés dans les meilleurs
quartiers.
Curieusement, la situation désespérée de la ville était devenue mon arme
la plus efficace. À Palmieri je disais que j’étais le seul promoteur qui oserait
acheter un hôtel en faillite situé dans un quartier en perte de vitesse d’une
ville au bord du gouffre. Pour les banques, je faisais appel à leur sens des
responsabilités pour qu’elles financent de nouveaux projets afin d’aider la
ville à se remettre à flot. Et à l’administration je faisais remarquer qu’en
échange d’avantages fiscaux je serais capable de créer des milliers
d’emplois dans le bâtiment et dans les services. Je participerais ainsi à la
renaissance d’un quartier moribond et, au bout du compte, je partagerais
avec la ville tous les profits que je tirerais de mon hôtel.
Vers la fin de l’année 1974, j’ai commencé à négocier sérieusement avec
Palmieri. Huit ou neuf mois auparavant, la Penn Central avait consacré
deux millions de dollars à la restauration du Commodore. Ce qui était à peu
près aussi efficace que de passer une couche de vernis sur une voiture
cabossée. Même après ces travaux, le Commodore a continué à enregistrer
des pertes énormes. Sans compter les six millions de dollars d’impôts en
retard. Le Commodore était une sorte d’énorme pompe à fric détenue par
une société en banqueroute.
On a rapidement réussi à se mettre d’accord sur les grandes lignes du
contrat. J’allais prendre une option pour acheter l’hôtel au prix de dix
millions de dollars, sous réserve que j’obtienne les abattements fiscaux de
la ville, le financement des banques, et que j’arrive à trouver un associé
pour la gérance – sous réserve, en quelque sorte, que je puisse monter toute
l’affaire avant d’acheter. En contrepartie, il me faudrait verser une avance
non remboursable de deux cent cinquante mille dollars pour m’assurer
l’exclusivité. Je n’étais pas très chaud pour risquer cette somme sur une
affaire qui ne serait profitable qu’à long terme. En 1974, deux cent
cinquante mille dollars représentaient encore une fortune pour moi. J’ai
alors essayé de gagner du temps. Les contrats étaient en cours de rédaction
et je m’arrangeais pour que mes avocats trouvent des tas de petits points sur
lesquels ergoter. Pendant ce temps, je travaillais à monter le financement.
Ce dont j’avais avant tout besoin c’était de plans spectaculaires, capables
de soulever l’enthousiasme général. J’ai donc pris rendez-vous avec un
jeune architecte talentueux, Der Scutt. Nous nous sommes rencontrés un
vendredi soir au Maxwell Plum, et j’ai tout de suite été séduit par son talent.
Dès que j’ai commencé à lui parler de mon projet, il s’est mis à dessiner des
croquis sur le menu.
L’essentiel était de créer quelque chose de nouveau. J’étais convaincu
que la raison principale de l’échec du Commodore était la tristesse des
lieux. Mon idée depuis le début était de plaquer une sorte de nouvelle peau
sur les briques, du bronze si ce n’était pas trop cher, ou du verre. Je voulais
pour l’immeuble un style moderne et étincelant, tape-à-l’œil, qui donnerait
envie aux gens de s’arrêter et d’aller voir. De toute évidence, Der me
comprenait parfaitement.
Après le dîner, je l’ai emmené, ainsi qu’un autre ami, dans le studio où je
vivais toujours sur la 3e Avenue. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de mes
meubles. Der aurait pu me répondre qu’ils étaient superbes, mais il a réagi
tout autrement : « Il y en a beaucoup trop. » Et il a commencé à les
déplacer, à en porter quelques-uns sur le palier. Lorsqu’il a eu terminé,
l’appartement paraissait beaucoup plus grand, et ça m’a plu.
J’ai engagé Der pour qu’il réalise des maquettes que je pourrais utiliser
au cours de mes démarches auprès de la ville et des banques. Je lui ai aussi
demandé de s’arranger pour donner l’impression que nous avions dépensé
beaucoup d’argent pour ces dessins. Une proposition attrayante peut mener
loin.
Au printemps de 1975, nous étions déjà bien avancés dans nos plans.
Soudain, un soir d’avril, Der m’a appelé pour m’annoncer qu’il avait été
mis à la porte du bureau d’architectes pour lequel il travaillait,
Kahn & Jacobs. Je savais qu’il ne s’entendait pas bien avec ses associés.
Mais j’avais besoin des ressources et du prestige d’une grosse société pour
ce travail, et je craignais que Der n’ait du mal à trouver un autre poste. Mais
il a assez rapidement réussi à devenir l’associé d’un autre grand cabinet.
J’ai eu ainsi l’occasion de tourner la situation à mon avantage. Le groupe
Obata voulait à tout prix travailler sur le projet, mais Der aussi. Cette
rivalité m’a permis de négocier des honoraires fort avantageux. Au bout du
compte, j’ai choisi Der en le payant peu. Je l’ai convaincu que réaliser ce
projet lui apporterait beaucoup d’argent à long terme : « Ce sera un projet
énorme qui fera de toi une véritable vedette. » Der n’était pas satisfait de
ses honoraires mais il a reconnu plus tard que j’avais eu raison. La
réalisation du Hyatt, et par la suite de la Trump Tower, a eu un impact
considérable sur sa carrière.
C’est au même moment, au début de 1975, que j’ai commencé à chercher
un gérant pour l’hôtel. Je ne connaissais alors rien à l’hôtellerie. J’ai
beaucoup appris depuis, et je gère aujourd’hui tous mes hôtels moi-même.
Or, je m’apprêtais à acheter cet énorme bâtiment de cent trente mille mètres
carrés, et je me proposais de créer un complexe de mille quatre cents
chambres, le plus grand jamais construit depuis la création du Hilton, vingt-
cinq ans plus tôt. Il paraissait évident que j’avais besoin d’un gérant
expérimenté. J’avais aussi besoin du soutien d’une grande chaîne. Il peut
sembler peu enthousiasmant de travailler avec une chaîne hôtelière, mais
cela me permettait de profiter de son système de réservation, de ses bonnes
références vis-à-vis des banques et de son expertise en matière de gestion.
Hyatt était mon favori depuis le début, Hilton paraissait un peu dépassé,
Sheraton ne m’emballait pas pour les mêmes raisons, Holiday Inn et
Ramada n’étaient pas assez chics. J’aimais l’image de Hyatt. Leurs hôtels
avaient une allure moderne, propre et clinquante. Tout à fait ce que j’avais
comme idée architecturale pour le Commodore. De plus, Hyatt était très fort
pour accueillir les séminaires et les conventions. Cela serait un plus pour un
établissement situé dans le quartier de Grand Central.
Hyatt était également mon premier choix parce que je pensais pouvoir
négocier avec eux en position de force. Des chaînes comme Hilton ou
Sheraton avaient déjà des hôtels à New York, et ils n’étaient sans doute pas
pressés d’en construire d’autres. Hyatt avait beaucoup de succès partout
ailleurs mais était toujours absent de New York. Et j’avais entendu dire
qu’ils avaient très envie de s’y lancer.
J’ai donc appelé Hugo Friend Jr, le président de Hyatt, et nous avons pris
rendez-vous. Je n’ai pas été terriblement impressionné par Friend, mais
j’avais eu raison sur l’envie de Hyatt de s’installer à New York. On a donc
commencé à discuter d’un partenariat possible sur le Commodore. Très
rapidement, je lui ai fait une première proposition concrète, avec bon
nombre de réserves concernant les éventuels imprévus. J’étais content et
fier de moi. Deux jours plus tard, j’ai reçu un coup de téléphone de lui : « Je
suis désolé. Nous ne pouvons pas accepter ce type de clauses. » Et c’est
devenu une sorte de leitmotiv de leur part. On négociait de nouvelles
conditions, on se serrait la main pour sceller l’accord, et quelques jours plus
tard il fallait repartir de zéro. Finalement, un des dirigeants du groupe avec
qui je m’étais lié m’a appelé : « Un conseil. Tu devrais appeler Jay Pritzker
et négocier directement avec lui. »
J’avais à peine entendu parler de Pritzker, ce qui montre combien j’étais
encore jeune à l’époque. Je savais vaguement que la famille Pritzker était
actionnaire de Hyatt, mais c’était à peu près tout. Mon copain de chez Hyatt
m’a expliqué que c’était Pritzker qui faisait tourner la baraque. Et j’ai tout
d’un coup compris pourquoi les choses n’avaient pas avancé. Quand on se
lance dans une affaire importante, il faut toujours s’adresser au décideur.
Tous les gens qui se trouvent aux niveaux inférieurs ne sont que des
employés. Un employé ne se battra jamais pour une société. Il se battra pour
une augmentation de salaire, ou pour sa prime de fin d’année, mais pas pour
imposer votre projet. Voilà ce qu’il dira : « Il y a ce Trump de New York qui
veut faire affaire avec nous. Voilà les côtés positifs et les côtés négatifs de
sa proposition. Qu’en pensez-vous ? » Si le patron semble intéressé, il
continuera à défendre votre projet. Mais s’il ne veut pas en entendre parler,
l’employé s’écrasera immédiatement : « Oui, je suis d’accord, mais je
voulais tout de même vous tenir au courant. »
Nous étions au début du printemps 1975, lorsque j’ai appelé Jay Pritzker.
Il a eu l’air content que je lui fasse signe. Les bureaux de Hyatt étaient à
Chicago, mais Pritzker venait à New York la semaine suivante. Peut-être
pourrais-je venir le chercher à l’aéroport ?
Ne roulant pas encore en limousine à cette époque, j’y suis allé avec ma
voiture. Il faisait malheureusement très chaud ce jour-là. Même si cela le
dérangeait, Jay ne le montra pas. Je me suis tout de suite aperçu qu’il était
terriblement nerveux quand il parlait affaires. Il peut être très agréable
lorsqu’il se détend, mais la plupart du temps il est dur, presque cinglant, et
il joue serré. Cela ne me pose heureusement aucun problème. De plus, Jay
ne fait que rarement confiance aux gens, ce qui est aussi mon attitude. Nous
étions donc fort méfiants l’un envers l’autre : je crois néanmoins que dès le
début nous avons eu un respect réciproque.
Nous avons réussi à nous mettre d’accord sur les grandes lignes en peu
de temps. Nous acceptions d’être partenaires à parts égales. Je construisais
l’hôtel et Hyatt l’exploitait une fois terminé. Mais ce qui était encore plus
important que d’être arrivé à un accord, c’était que dorénavant j’aurais
affaire directement à lui lorsque des difficultés se présenteraient. Depuis ce
jour, bien que nous ne soyons pas toujours d’accord, notre association est
restée solide ; nous nous parlons franchement.
Le 4 mai 1975, nous avons donné une conférence de presse commune où
nous annoncions que nous nous étions mis d’accord pour acheter et rénover
entièrement le Commodore, sous réserve d’obtenir le financement et les
déductions fiscales nécessaires. L’annonce de mon partenariat avec Hyatt,
les plans et le budget que Der m’avait établis pour la construction, m’ont
permis d’aller voir les banques avec quelques atouts en main. J’ai aussi
engagé Henry Pearce, un courtier en immobilier spécialisé dans le
financement de ce type d’opération, et, ensemble, nous avons commencé à
démarcher les banques.
Henry Pearce, le patron de Pearce, Mayer and Greer, était un type
fantastique. Il avait une bonne soixantaine d’années mais il possédait plus
d’énergie que la plupart des jeunes. Et il était implacable dans sa recherche
d’argent. Sa persévérance nous a beaucoup aidés, son âge également. Nous
allions voir des banquiers conservateurs dont la plupart n’avaient jamais
entendu parler de Donald Trump. D’une certaine façon, j’étais beaucoup
plus traditionnel qu’Henry, mais ça rassurait les banquiers de me voir en
compagnie de cet homme aux cheveux blancs qu’ils connaissaient depuis
toujours.
Notre stratégie était pratiquement celle que j’avais eue lorsque j’avais
rencontré Palmieri la première fois. Je parlais de l’importance de la Trump
Organization et de tout ce qu’on avait accompli. J’insistais sur notre respect
des délais et du budget. Je le savais, ce qu’appréhendaient le plus les
banques, c’étaient les dépassements qui pouvaient anéantir tous les
avantages du meilleur des prêts. Nous montrions à ces banquiers les plans et
les énormes maquettes rutilantes de l’hôtel que j’avais l’intention de
construire. Nous expliquions que ce projet allait transformer le quartier et
créer des milliers d’emplois. Nous parlions avec fougue de cette fantastique
et incomparable compagnie qu’était Hyatt. Nous évoquions enfin
l’importante ristourne fiscale que nous espérions obtenir de la ville. Ce
dernier point retenait tout particulièrement leur attention. Mais nous étions
malheureusement dans un véritable cercle vicieux. Avant que nous ayons
trouvé notre financement, la ville ne voulait pas discuter de cet avantage
fiscal. Et, sans lui, les banques n’étaient pas intéressées par notre projet.
Nous avons finalement décidé de changer de tactique. Comprenant que
notre approche positive ne fonctionnait pas, nous avons essayé de jouer sur
leur sens des responsabilités et des obligations morales. « Oubliez-nous,
faites-le pour New York. La ville a des problèmes mais c’est encore une
grande ville et c’est la nôtre. Si vous ne croyez plus en elle, si vous
n’investissez pas dans son avenir, comment pensez-vous qu’elle puisse s’en
sortir ? Lorsque vous prêtez des millions de dollars aux pays du tiers monde
et aux promoteurs des centres commerciaux des quartiers périphériques, ne
croyez-vous pas que vous avez quelques obligations vis-à-vis de votre
propre ville ? »
Rien ne marchait. Une banque a semblé un moment prête à accepter. Et
puis, à la dernière minute, le type qui suivait notre dossier a commencé à
soulever quelques questions de détail qui ont fait capoter l’opération.
L’archétype même du technocrate, à savoir quelqu’un qui ne possède aucun
affect, qui ne fait que ce qu’il a à faire avant de rentrer chez lui à 17 heures
et oublier son boulot. Il est plus facile de traiter avec un requin ; lui au
moins a une certaine passion ! Quand un requin dit non, on peut tout de
même imaginer qu’on le fera changer d’avis. On gueule, on s’emporte, il
réagit avec autant de hargne, et on finit par s’entendre. Mais quand une
machine dit non, c’est beaucoup plus compliqué… Nous avons continué à
donner à ce type toutes sortes d’arguments. Il ne changeait pas sa position
d’un pouce. Il nous disait simplement, calmement, et d’un même ton
monotone : « La réponse est non. Non, non et non. » Après cette mauvaise
expérience, je me rappelle avoir dit à Henry, « On arrête ! » Mais Henry a
refusé de laisser tomber. Avec mon avocat Jerry Schrager, ils n’ont cessé de
me pousser à m’accrocher.
De toute évidence, la seule chose qui me permettrait d’obtenir un
financement serait les avantages fiscaux. Mon unique espoir résidait dans
un projet pour encourager l’investissement, que la ville avait mis en place
au début de 1975. Ce programme avait été créé pour inciter les promoteurs
en leur offrant des abattements fiscaux. Vers le milieu de l’année, bien que
je n’aie toujours pas obtenu de financement, j’ai décidé de contacter la ville.
Au premier abord, mon approche paraissait absurde et désespérée. Mais
j’avais l’intention de jouer le tout pour le tout. Je suis allé les voir et je leur
ai réclamé l’impossible : une déduction fiscale sans précédent. En un
certain sens, c’était un peu comme un bluff au poker. Je n’avais aucune
carte en main mais je ne pouvais plus me permettre de renoncer, sous peine
de perdre toute crédibilité. La ville, de son côté, tenait absolument à
relancer l’économie.
J’ai présenté mon dossier à la ville une première fois en octobre 1975, et
j’ai joué franc jeu. Le Commodore perdait de l’argent, il se détériorait
rapidement. Le quartier de Grand Central devenait un véritable bidonville.
La chaîne Hyatt était d’accord pour investir à New York, mais il était hors
de question que nous dépensions des millions pour construire un nouvel
hôtel si la ville ne nous accordait pas de facilités pour le versement des
taxes foncières.
Les gens des services économiques de la ville se sont mis d’accord pour
trouver une formule grâce à laquelle nous devenions associés. La ville
m’offrait l’exemption totale de mes taxes foncières pendant quarante ans.
En échange, je lui versais une cotisation annuelle et un pourcentage sur mes
profits éventuels. Le mécanisme était assez compliqué. D’abord j’achetais
le Commodore à la Penn Central pour dix millions de dollars, dont six
iraient directement dans les caisses de la ville pour payer les impôts en
retard. Puis je vendais l’hôtel à la ville pour un dollar symbolique, et elle
me le louait immédiatement pour quatre-vingt-dix-neuf ans. Mon loyer, qui
tenait lieu de taxe foncière, débutait à deux cent cinquante mille dollars par
an et s’élèverait au bout de la quarantième année à deux millions sept cent
mille dollars. Il me fallait aussi verser à la ville un pourcentage sur mes
profits. Au bout du compte, j’allais payer l’équivalent de toutes les taxes
foncières calculées sur la valeur de l’hôtel au moment de la signature.
Cet arrangement devait naturellement recevoir l’aval du conseil de
surveillance qui se réunirait pour l’étudier une première fois fin
décembre 1975. Une semaine avant cette réunion, j’ai vu Victor Palmieri et
je lui ai expliqué que, s’il voulait que la ville accepte notre abattement
fiscal, nous avions intérêt à insister sur la situation désespérée du
Commodore. Il a été d’accord avec moi. Le 12 décembre, Palmieri a
annoncé que la Penn Central avait encore perdu un million deux cent mille
dollars avec le Commodore au cours de l’année 1975. Il a ajouté qu’elle
s’attendait à des pertes encore plus importantes pour 1976, et qu’elle
envisageait en conséquence de fermer définitivement l’établissement au
plus tard le 30 juin 1976.
Deux jours après, un rebondissement est intervenu. Portman Associates,
une compagnie qui avait passé les deux dernières années à essayer de
trouver de l’argent pour construire un énorme hôtel à Times Square, a
révélé qu’elle laissait tomber son projet parce qu’elle n’avait pas réussi à
obtenir de financement. D’un côté, cela ne m’arrangerait pas : j’avais
vraiment besoin de tous les atouts possibles pour montrer qu’investir à New
York n’était pas absurde. De l’autre, dans mes discussions avec la ville, je
pouvais citer le fiasco de la Portman comme preuve évidente que ma seule
chance d’obtenir un financement auprès des banques était cet abattement
fiscal.
Au début de l’année 1976, le conseil de surveillance a décidé de changer
les modalités de notre arrangement. Au lieu de la vente de l’hôtel puis de la
location, tout se ferait par l’intermédiaire de la Urban Development
Corporation. Les raisons de ce changement étaient simplement techniques,
et au bout du compte plus avantageuses pour moi. Toutefois, en avril, le
conseil de surveillance n’avait toujours pas rendu son avis sur mon
abattement fiscal, et l’opposition contre mon projet commençait à
s’intensifier. Les critiques les plus virulentes venaient naturellement des
propriétaires des autres hôtels. Albert Formicola, le chef du Syndicat des
hôteliers de la ville, a déclaré que cet abattement fiscal était une injustice
dans la compétition avec les autres hôteliers qui, eux, payaient toutes les
taxes foncières. Le patron du Hilton, Alphonse Salamone, disait qu’il
pouvait tolérer un abattement fiscal sur dix ans, mais qu’après cela chacun
devrait se retrouver à chances égales. Même Harry Helmesley, celui qui
avait le plus de succès et qui était le moins envieux, trouvait mon
arrangement avec la ville exagéré. Juste avant que le conseil de surveillance
ne passe au vote, trois conseillers municipaux ont même organisé une
conférence de presse devant le Commodore pour dénoncer notre
arrangement. Je n’ai pas pris leur initiative comme une attaque personnelle.
Ces gens sont des politiciens. Dès qu’ils sentent qu’une cause peut leur
apporter des voix ils prennent le train en marche.
Je m’inquiétais cependant de cette opposition qui s’amplifiait. Il fallait
que je prenne publiquement l’offensive et que je ne cède pas un pouce de
terrain à mes opposants. Lorsqu’un journaliste m’a demandé par la suite
pourquoi j’avais obtenu un abattement fiscal sur quarante ans, je lui ai
simplement répondu : « Parce que je ne l’ai pas demandé pour cinquante
ans. »
Je suis convaincu que le déclic qui a permis à l’affaire d’aboutir a été
provoqué par Palmieri et la Penn Central. Personne ne souhaitait voir le
Commodore laissé à l’abandon. Le 16 mai, Palmieri a déclaré que la Penn
Central allait fermer le Commodore dans six jours, un jour avant la réunion
prévue par le conseil de surveillance afin de discuter pour la quatrième fois
de mon abattement. Mes opposants ont immédiatement déclaré que
l’annonce de Palmieri était une tactique pour influencer le conseil. Je
n’étais certes pas mécontent que cette déclaration survienne à ce moment-
là. Mais, en vérité, la Penn Central avait révélé six mois auparavant qu’elle
avait l’intention de fermer l’hôtel avant l’été. Le taux d’occupation était
tombé de quarante-six pour cent l’année précédente à trente-trois pour cent.
Et les prévisions de pertes de l’année 1976 étaient de quatre millions six
cent mille dollars.
Le 19 mai, tous les journaux locaux parlaient en une des derniers clients
du Commodore qui quittaient les lieux, des centaines d’employés en train
de chercher un nouveau boulot, et de l’angoisse des propriétaires des
magasins des alentours. Tous ces articles étaient excellents pour moi. Le
20 mai, le conseil de surveillance votait à l’unanimité pour accepter
l’avantage fiscal. Au cours des quarante prochaines années, cet abattement
m’économiserait des dizaines de millions de dollars. Le jeu en valait
vraiment la chandelle !
Malgré ce que mes opposants pensaient, dix jours plus tard, un éditorial
du New York Times présentait mon cas de bien meilleure façon que je
n’aurais pu le faire moi-même : « Sinon quoi ? disait le journaliste. Le
Commodore entouré de palissades avec un arriéré d’impôts irrécupérable.
Cela aurait créé une plaie béante dans un des quartiers les plus actifs de la
ville. »
Mais, si incroyable que cela paraisse, l’abattement fiscal n’a pas suffi à
convaincre les banques que nous avions un projet viable. Avec le recul, il
semble difficile de croire que les banques aient pu encore avoir des doutes
sur nos calculs. Cela montre combien la situation était mauvaise. En 1974,
une chambre au Commodore coûtait en moyenne vingt dollars la nuit, et
tant que le taux d’occupation restait au-dessus des quarante pour cent,
l’hôtel réussissait presque à équilibrer ses comptes. Nous nous étions
fondés, après la rénovation totale de l’hôtel, sur une moyenne de quarante-
huit dollars par nuit, avec une occupation moyenne de soixante pour cent. Il
ne s’agissait vraiment pas de chiffres utopiques, mais la banque nous a
reproché un excès d’optimisme. En réalité, lorsque nous avons ouvert le
nouvel hôtel, en septembre 1980, la situation économique de la ville s’était
retournée, et nous avons pu demander cent quinze dollars par chambre et
constaté un taux d’occupation de quatre-vingt-dix pour cent. En
juillet 1987, le tarif pour une nuit avait atteint cent soixante-quinze dollars
et l’hôtel était toujours rempli à quatre-vingt-dix pour cent.
Nous avons finalement obtenu notre financement grâce à deux
institutions. La première fut Equitable Life Assurance Society, qui était
propriétaire de bon nombre d’immeubles. George Peacock, le patron de
l’immobilier d’Equitable, a décidé de mettre trente-cinq millions de dollars
sur la table. Il pensait que le Commodore ainsi rénové serait une bonne
chose pour la ville, et par là même pour Equitable. Le second groupe fut la
Bowery Savings Bank, qui avait son quartier général juste en face du
Commodore. Ils ont accepté de verser quarante-cinq millions. Leur intérêt
était tout d’abord pragmatique : ils ne tenaient pas à ce que le quartier
devienne un enfer.
J’aurais pu économiser des millions de dollars en me contentant de
remeubler l’intérieur. En fait, tout le monde s’est opposé à la rénovation
d’ensemble à laquelle je tenais. Dès que nous avons rendu publique notre
intention de recouvrir la façade du Commodore de glaces réfléchissantes,
les critiques conservateurs sont devenus furieux. Ils étaient outrés que je
n’essaie pas de m’aligner sur l’architecture environnante, le classicisme de
la gare de Grand Central et les immeubles de bureaux du bout de la rue.
Conserver la même façade aurait été un véritable suicide. J’ai réagi
violemment : « Épargnez-moi les discours sur la grandeur de tous ces vieux
immeubles. Le Chrysler Building est en faillite, le quartier court à la ruine.
Si vous croyez que je vais laisser le Commodore tel qu’il est, vous êtes
tombés sur la tête. C’est hors de question ! »
C’est drôle comme tout peut changer rapidement. Beaucoup de ces
mêmes critiques qui ne voulaient pas entendre parler de mes idées adorent
aujourd’hui l’immeuble. Ils ont finalement découvert qu’en choisissant ces
grandes glaces j’ai créé quatre murs de miroirs. Aujourd’hui, lorsqu’on
traverse la 42e Rue ou que l’on arrive par la rampe d’accès de Park Avenue,
on aperçoit, dans le mur de glaces du Grand Hyatt, la gare, le Chrysler
Building et d’autres monuments importants.
Le hall d’entrée a beaucoup plu également. La plupart des halls d’hôtel, à
New York, sont laids et sinistres. J’étais décidé à faire du nôtre un endroit
spectaculaire que l’on viendrait visiter. Nous avons choisi un luxueux
marbre marron pour le sol, et du très beau cuivre pour les colonnes et les
rampes d’escalier. On a construit un restaurant de cinquante mètres de long
tout en verre, juste au-dessus de la 42e Rue, ce qui n’avait jamais été réalisé
auparavant. Je suis persuadé que si j’avais laissé le Commodore en l’état,
vieillot et sans caractère, il n’aurait eu aucun succès. Et il n’aurait jamais
marché comme il marche aujourd’hui.
Le Grand Hyatt a ouvert en septembre 1980 et il a tout de suite connu un
gros succès. Les bénéfices bruts d’exploitation dépassent à présent les trente
millions de dollars. Hyatt étant responsable de la gestion de l’hôtel, mon
rôle est pratiquement terminé. Mais je suis toujours propriétaire de
cinquante pour cent de l’ensemble, et ce n’est pas mon genre de trop
déléguer. Il y a d’ailleurs eu quelques petits problèmes au début. J’avais pris
l’habitude d’envoyer sur place un de mes collaborateurs, ou le plus souvent
ma femme, juste pour voir comment ça se passait. Et Hyatt n’était pas
content. Un jour j’ai reçu un appel du patron de tous les hôtels Hyatt,
Patrick Foley : « Écoutez, Donald, ça ne va pas. Le gérant est en train de
piquer une crise de nerfs : votre femme débarque tout le temps. Dès qu’elle
voit un grain de poussière dans un coin, elle demande au concierge de
l’enlever, ou si l’uniforme d’un des grooms n’est pas bien repassé, elle lui
ordonne d’aller se changer. Mon gérant, malheureusement, est un type qui a
déjà des problèmes avec les femmes. Mais pour sa défense, il faut dire qu’il
dirige un établissement de mille cinq cents employés. Or, pour que cela
fonctionne, il faut qu’il y ait une certaine hiérarchie.
— Je comprends votre position, et je suis d’accord avec vous : ça ne va
pas. Mais tant que je serai propriétaire à cinquante pour cent de l’immeuble,
je ne ferai pas semblant de croire que tout va bien si ce n’est pas vrai. »
Pat a suggéré que l’on se voie pour en discuter la semaine suivante. Je
souhaitais que tout s’arrange à l’amiable car j’aime bien Pat, et il est
efficace dans son travail. C’est un Irlandais qui a une forte personnalité.
Lorsqu’il entre dans le Hyatt Regency, à Washington, ou dans celui de West
Palm Beach en Floride, il connaît tous les employés par leur nom. Il se
souvient de leur vie de famille, il embrasse le chef, complimente le porteur,
dit bonjour au maître nageur et aux femmes de chambre. Lorsqu’il s’en va
une heure plus tard, chacun se sent important et remonté.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, Pat avait trouvé une solution :
« J’ai déjà pris une décision. Je vais changer le directeur de l’hôtel, et le
remplacerai par un de mes meilleurs collaborateurs, originaire d’Europe de
l’Est comme votre femme. Il est très souple, et ils s’entendront à merveille.
Elle pourra venir n’importe quand et parler à n’importe qui. Ainsi, tout le
monde sera content. »
Comme convenu, Pat a procédé au changement. C’est alors que son
nouveau directeur a eu un coup de génie. Il a commencé à nous bombarder
de coups de téléphone pour le moindre détail. Il appelait plusieurs fois par
semaine. « Donald, nous voulons votre accord pour changer le papier mural
au quatorzième étage. » Ou encore : « Nous aimerions créer un nouveau
menu dans l’un des restaurants. » Ou bien : « Nous envisageons de changer
de teinturier. » Il nous invitait aussi à toutes les réunions de direction… Il
en a tellement fait, sollicitant notre opinion pour des broutilles, que j’ai fini
par lui dire : « Fichez-moi la paix, faites ce que vous voulez, mais ne me
dérangez plus. » Son plan avait parfaitement réussi ! Il avait obtenu ce qu’il
voulait non pas en se battant, mais en se montrant positif, amical et
serviable.
Quel que soit le succès de notre association avec Hyatt, il y avait dans le
contrat une clause plus intéressante encore pour moi que d’être propriétaire
à moitié de l’hôtel. C’était ce qu’on appelle une obligation contractuelle
d’exclusivité. Elle stipulait qu’il était interdit à Hyatt de construire des
hôtels concurrents au nôtre sans mon autorisation, dans les cinq quartiers de
New York.
J’avais essayé une première fois d’obtenir cette clause de Jay Pritzker au
moment où nous montions l’affaire, mais il avait refusé. Jay était malin ; il
n’allait pas hypothéquer l’expansion de sa chaîne d’hôtels dans l’une des
plus grandes villes du monde ! Nous en étions à la signature finale du
contrat et, juste avant que l’on se réunisse, je me suis trouvé seul avec un
des dirigeants de la banque. Je lui ai fait remarquer que la banque risquait
gros dans cet investissement et qu’un des moyens de se prémunir serait
d’ajouter une obligation contractuelle afin que Hyatt ne s’amuse pas deux
ans plus tard à ouvrir un hôtel au bout de la rue. Le banquier a tout de suite
compris. Il s’est précipité dans la salle de conférences où se tenaient déjà
les gens de chez Hyatt et il leur a dit : « Écoutez-moi. Nous investissons
plus de dix millions de dollars, ce qui représente beaucoup d’argent. Et nous
ne consentirons à vous accorder ce prêt que si nous obtenons l’assurance de
la part de Hyatt que vous n’ouvrirez pas d’autres hôtels à New York. »
Je prenais des risques : à ce moment-là, notre financement aurait pu
s’écrouler. Mais, heureusement, Jay Spritzker n’était pas là. Ses
collaborateurs ont essayé de le contacter, mais il se trouvait au Népal, où il
faisait de l’alpinisme, et on ne pouvait pas le joindre. Or la banque donnait
une heure à Hyatt pour prendre une décision. Pendant que nous attendions
leur réponse, j’ai rédigé moi-même la clause. En résumé, elle disait que
Hyatt ne pouvait pas ouvrir d’hôtel concurrent dans la région de New York,
y compris dans les deux aéroports. La seule exception était le droit de
construire un petit hôtel de luxe, ce qui, je le savais, ne serait jamais viable
économiquement… Avant que le délai ne fût écoulé, ils avaient accepté de
signer le document.
Il est évident que Hyatt voudra créer de nouveaux hôtels. En me
réservant le droit de dire oui ou non, je garde un moyen de pression
extrêmement sûr.
A.N. Pritzker, qui est mort récemment, était un homme merveilleux, un
patriarche. Il avait l’habitude de m’appeler quand il venait à New York.
A.N. et son fils, Jay, étaient des hommes extrêmement différents. Ils avaient
cependant un point commun : ils étaient tous les deux brillants. À part cela,
Jay était renfermé, A.N. chaleureux et expansif. Il ressemblait à un gros
nounours. Le père et le fils formaient une équipe parfaite. A.N., qui avait
créé la compagnie à partir de rien, avait les banques avec lui, non pas parce
qu’il avait de l’argent mais parce qu’on l’adorait.
Chaque fois, donc, que A.N. venait à New York, il me passait un coup de
fil : « Salut, Don. Je suis venu en touriste et j’aurais aimé bavarder avec toi
quelques minutes. Juste pour prendre des nouvelles.
— A.N., je sais ce que tu as derrière la tête. Tu veux construire un nouvel
hôtel à New York, n’est-ce pas ? »
— J’aimerais en effet que tu nous laisses le faire, Don. Ça ne serait pas
mauvais pour toi et ça serait bon pour nous, bon pour tout le monde. »
Quand il devenait trop insistant, j’essayais de trouver le moyen de
changer de sujet. J’avais tellement d’affection pour lui que je n’avais pas le
courage de lui dire franchement non.
Il y a peu de gens pour qui j’ai eu de tels sentiments. A.N. est mort en
1986. Il se trouve que j’avais un rendez-vous extrêmement important à mon
bureau le jour de ses obsèques. C’était une affaire à laquelle je tenais
particulièrement. J’y travaillais depuis des mois, et des gens allaient venir
du monde entier pour cette réunion. Je l’ai cependant annulée afin de me
rendre à Chicago. Finalement, je n’ai jamais conclu cette affaire, mais je
n’ai aucun regret. Il y a des gens dans la vie à qui l’on tient à marquer son
respect, quoi qu’il en coûte. En vérité, une des raisons pour lesquelles mon
association avec Hyatt est restée si solide, en dehors du succès de l’hôtel,
c’est cette affection qui m’a toujours lié à A.N. Pritzker.
7

LA TRUMP TOWER
Mon premier rendez-vous avec Franklin Jarman n’a pas été concluant.
Depuis le jour où je me suis installé à Manhattan en 1971 et où j’ai
commencé à déambuler dans les rues, l’un des endroits qui m’a le plus
enthousiasmé était l’immeuble de onze étages occupé par le magasin
Bonwit Teller, au coin de la 57e Rue et de la 5e Avenue. L’emplacement
était exceptionnel et le terrain assez grand. Dans mon esprit, c’était sans
doute l’opportunité la plus intéressante de New York. On pouvait y
construire un superbe immeuble dans un cadre privilégié.
Bonwit appartenait à Genesco, une société créée dans les années 1950
par W. Maxey Jarman, qui en avait fait un groupe de haut niveau. Maxwey
avait commencé avec une fabrique de chaussures. Puis il avait acheté
d’autres marques avant de se lancer dans l’acquisition de magasins en
mettant successivement la main sur Tiffany, Henri Bendel et Bonwit Teller.
Mais, en 1970, une lutte impitoyable s’était engagée entre Maxwey et son
fils Franklin. Ils avaient tous les deux de fortes personnalités et chacun ses
idées. Et ils voulaient tous les deux avoir le contrôle du groupe. La bagarre
avait atteint une telle intensité qu’ils en étaient venus aux mains en plein
conseil d’administration. Me sentant très proche de mon père, j’ai eu du mal
à accepter cette histoire. Franklin avait finalement réussi à virer son père et
à prendre le contrôle de la société. En 1975, c’est donc lui que j’ai appelé
pour évoquer Bonwit Teller.
À l’époque, je n’avais pas encore de grandes réalisations à mon actif.
J’essayais de racheter le Commodore, je me battais pour obtenir que le
Centre des expositions soit construit sur mon terrain, mais rien n’avait
vraiment pris forme. Cependant, Franklin Jarman a accepté de me voir.
Nous nous sommes rencontrés et je lui ai tout de suite dit que j’aimerais
acheter l’immeuble de Bonwit Teller. Je savais que ce serait difficile, aussi
ai-je essayé de rendre mon argumentaire séduisant. J’ai proposé par
exemple de construire au-dessus du magasin ; ils auraient ainsi la possibilité
de rester ouverts durant les travaux. Ce n’était pas très réaliste, mais j’étais
prêt à tout pour acquérir ce terrain.
Avant même de finir mon exposé, j’ai vu à la tête de Franklin qu’il
trouvait mon offre absurde. Quand j’ai eu terminé de parler, il m’a répondu
poliment mais fermement : « Vous devez être inconscient si vous croyez
que nous allons vendre ce terrain exceptionnel. » Nous nous sommes serré
la main, et je suis parti persuadé qu’en aucun cas ni moi ni un autre
n’achèterait un jour ce terrain.
Mais je ne me suis pas résigné. J’ai commencé à écrire une série de
lettres à Franklin Jarman. Je l’ai d’abord remercié de m’avoir reçu. Deux
mois plus tard, je lui ai à nouveau écrit pour lui demander s’il ne
reconsidérerait pas ma proposition. Quelques mois après, sans réponse, j’ai
repris ma plume pour lui dire que j’aimerais passer le voir un instant. Puis
je lui ai envoyé une autre lettre en lui suggérant une tout autre manière
d’aborder la question. Même sans le moindre encouragement de sa part, je
m’entêtais. Beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, c’est une persévérance
sans faille qui fait la différence entre le succès et l’échec. Franklin Jarman
n’a pas changé d’avis. Mais, comme on le verra par la suite, mes lettres ont
tout de même eu un certain résultat.
Trois ans ont passé. Au cours de cette période, Genesco a commencé à
avoir de sérieux problèmes financiers. J’avais complètement oublié cette
histoire quand, un soir de 1978, en jetant un œil sur Business Week, j’ai
appris le changement de direction de Genesco. Dans le but d’éviter la
faillite, les banques avaient exigé que le directeur général fût remplacé. Le
nouveau patron était John Hanigan, un spécialiste du sauvetage des
entreprises en détresse. Il venait juste de remonter AMF-Brunswick qui
était au bord du gouffre. Sa spécialité était ce qu’on appelle l’élagage. C’est
une façon élégante de dire qu’il découpait une société en petits morceaux.
En d’autres mots, il n’arrêtait pas d’en vendre tous les actifs afin de se
débarrasser des dettes et de rembourser les banques. La force d’Hanigan
venait du fait qu’il débarquait dans une entreprise sans aucune attache,
aucun sentiment pour les gens qui y travaillaient ou les biens dont elle
disposait. Il n’avait donc pas de scrupules à se montrer sans pitié. C’était un
type intelligent, dur et terre à terre.
Le lendemain du jour où j’ai lu l’article de Business Week, dès 9 heures
du matin, j’ai appelé Genesco. J’ai tout de suite eu Hanigan au bout du fil.
Il n’était pas dans la boîte depuis longtemps mais, à mon grand étonnement,
il ne m’a même pas laissé le temps de m’expliquer : « Je sais pourquoi vous
appelez. Vous êtes le type qui a écrit toutes ces lettres pour proposer
d’acheter Bonwit Teller. Quand voulez-vous qu’on se voie ?
— Dès que possible.
— Pouvez-vous être à mon bureau dans une demi-heure ? »
Conclure un deal n’est souvent qu’une question de timing. Je suis donc
allé le voir immédiatement et nous avons passé un bon moment ensemble. Il
était clair que la société avait besoin de liquidités, et rapidement. Hanigan
n’avait aucune réticence à vendre Bonwit ou n’importe quoi d’autre. C’était
une sorte d’énorme braderie. J’étais persuadé en le quittant que l’affaire se
ferait rapidement.
Alors, il s’est passé quelque chose de bizarre. Jack Hanigan a commencé
à refuser de me prendre au téléphone. J’ai dû l’appeler une dizaine ou une
quinzaine de fois tous les jours suivants, mais je n’ai jamais réussi à lui
parler. Je me suis dit que d’autres personnes étaient sans doute sur le coup.
J’ai donc demandé à Louise Sunshine de téléphoner à son amie Marilyn
Evans, dont le mari avait été propriétaire d’une fabrique de chaussures. Il
l’avait vendue à Genesco quelques années auparavant, et en était devenu un
des gros actionnaires. Marilyn a parlé de moi à Hanigan, et presque aussitôt
Hanigan m’a rappelé. Je n’ai jamais su pourquoi il avait attendu si
longtemps. Il a proposé que l’on se rencontre de nouveau. Cette fois, j’ai
amené mon avocat, Jerry Schrager, et nous avons réussi à nous entendre.
C’était simple. Genesco était propriétaire de l’immeuble mais pas du
terrain. Ils avaient un bail qui courait encore sur vingt-neuf ans. J’ai accepté
d’acheter l’immeuble et de reprendre le bail pour la somme de vingt-cinq
millions de dollars.
Dans mon esprit, il ne s’agissait que d’un premier pas. Pour pouvoir
construire l’immeuble que j’avais en tête, il me faudrait encore assembler
plusieurs autres éléments, et obtenir ensuite de la municipalité un nouveau
plan d’occupation des sols. Ces pratiques sont courantes à New York, mais
il s’agissait là d’un emplacement extrêmement prestigieux. Cela signifiait
que ma tâche serait délicate, et disséquée dans les moindres détails.
L’important était de garder ce projet secret. Si on venait à apprendre que
Bonwit était à vendre avant que j’aie signé, je n’arriverais jamais à conclure
le deal. Si le magasin se retrouvait sur le marché, tout le monde se mettrait
sur les rangs, et les prix s’envoleraient. Voilà pourquoi, juste avant de
quitter Jack, je lui ai dit : « J’aimerais signer rapidement une lettre précisant
que j’ai proposé vingt-cinq millions et que vous avez accepté, sous la seule
réserve que j’obtienne les documents d’usage. Ainsi, aucun d’entre nous ne
pourra se défiler. » À ma grande surprise, Jack a acquiescé : « Cela me
paraît raisonnable. » Jack était malin, mais il n’était pas de New York, il ne
connaissait pas la valeur de l’emplacement. Même en période de récession,
il aurait eu de nombreux acquéreurs.
Nous avons immédiatement rédigé ensemble cette lettre. Jack l’a lue, et
le seul changement qu’il y a apporté a été de rajouter une clause stipulant
que la vente devrait être approuvée par son conseil d’administration.
Lorsqu’il m’a rendu la lettre, j’ai tout de suite réagi : « Non, Jack. Je ne
peux pas marcher avec une telle clause. Dans trois ou quatre semaines, rien
ne vous empêche de dire à votre conseil de refuser. Cela annule toute la
valeur de cette lettre. » Je lui ai demandé s’il avait vraiment besoin de
l’approbation de son conseil pour vendre le magasin. Il m’a répondu que
non et j’ai donc insisté pour qu’il renonce à cette clause. Il a réfléchi un
instant puis il a cédé.
Muni de cette lettre d’intention, et avant même d’avoir signé le contrat, je
suis allé voir Conrad Stephenson à la Chase Manhattan Bank. Mon père
ayant toujours travaillé avec la Chase, j’estimais que c’était la première
porte où frapper pour trouver les vingt-cinq millions de dollars dont j’avais
besoin. J’ai expliqué toute l’affaire à Conrad : j’achetais l’immeuble et je
construisais à la place un immense building. « Si vous n’êtes pas
propriétaire du terrain, le bail de vingt-neuf ans n’est pas suffisamment long
pour obtenir un financement », m’a-t-il fait remarquer. Cela voulait dire
qu’il n’avait pas l’intention de me prêter de l’argent pour un immeuble qui,
vingt-neuf ans plus tard, pourrait être récupéré par le propriétaire du terrain.
Mais j’avais déjà réfléchi. « Voilà, Conrad. J’ai deux options à vous
proposer, et je crois que les deux peuvent marcher. »
La première était de reconvertir à moindres frais l’immeuble en bureaux
et de ne garder que le rez-de-chaussée en magasin. Avec un loyer très bas
pendant le reste du bail, j’étais persuadé de pouvoir acquitter les
remboursements de mon emprunt et obtenir en plus un bénéfice substantiel
pendant les trente prochaines années. Mais Connie n’était pas convaincu.
D’ailleurs, pour moi, cette solution n’était qu’un pis-aller.
Ce que je voulais vraiment, c’était non seulement acheter l’immeuble et
le bail, mais aussi le terrain lui-même. Je pourrais alors construire un
immense building sans risque de devoir l’abandonner à la fin du bail.
Lorsque j’ai appris à Conrad que le propriétaire du terrain était Equitable
Life Assurance Society, il a commencé à s’intéresser sérieusement au
projet. Nous étions tous les deux d’accord : mes relations avec Equitable
étant excellentes, cela me donnait un avantage certain. Ils avaient beaucoup
investi dans le Grand Hyatt. On était à l’époque au milieu des travaux, et
toutes les parties prenantes étaient enchantées.
J’ai d’abord pris rendez-vous avec George Peacock, le patron du
département immobilier d’Equitable. Nous étions en septembre 1978, juste
un mois après ma première rencontre avec Jack Hanigan. J’ai tout de suite
dit à George que j’étais sur le point de racheter le bail de Bonwit. Equitable
étant propriétaire du terrain, je voyais là une nouvelle occasion de travailler
ensemble. J’apporterais mon bail et eux leur terrain. Dans un partenariat à
cinquante-cinquante, nous pourrions construire un immense building de
bureaux et d’appartements sur un site exceptionnel.
Equitable pouvait toujours choisir de garder le terrain pour le récupérer à
fin de bail en pleine propriété. Mais j’ai fait remarquer à George qu’il
devrait alors se contenter d’un loyer plutôt bas, négocié longtemps avant
que l’immobilier n’ait commencé à grimper. Je lui ai également signalé que
ma seconde option, au cas où il ne me suivrait pas, était de rénover le
bâtiment existant. Le profit serait moins important, mais tout de même
intéressant pour moi. Je n’étais pas si sûr d’obtenir un financement pour ce
genre d’affaire, mais je ne voulais pas lui laisser croire qu’une association
avec Equitable était ma seule option. Il se serait senti trop libre de faire
monter les enchères. George a heureusement sauté sur l’idée d’une nouvelle
association entre nous. Il était cependant sceptique quant à mes chances
d’obtenir toutes les autorisations nécessaires à la construction de l’immense
building dont je rêvais. Mais il avait aussi été témoin de mon succès avec le
Commodore. En sortant de son bureau, j’avais déjà un engagement de sa
part, sous réserve naturellement de ce que je lui avais promis d’obtenir. Une
fois encore, je me retrouvais en train de jongler avec des promesses.
J’ai ensuite décidé d’utiliser les deux premiers accords de principe, le
bail de Bonwit et le terrain d’Equitable, pour essayer d’en obtenir un
troisième de la part de Tiffany. Je voulais acheter la servitude de vue au-
dessus de Tiffany. Leur immeuble se trouvait adossé à Bonwit Teller, au
coin de la 57e Rue et de la 5e Avenue. En achetant ces droits, j’obtiendrais
ce qu’on appelle un lot fusionné, ce qui me permettrait de construire un
building beaucoup plus imposant. Je ne connaissais malheureusement
personne chez Tiffany, et le patron, Walter Hoving, était connu pour être un
homme difficile, exigeant et d’humeur inégale. Personnellement, j’avais
toujours eu beaucoup d’admiration pour Hoving. Tout ce qu’il touchait se
transformait en or. Il avait fait de Lord and Taylor, puis de Bonwit Teller, de
grandes réussites. Et c’était la même chose avec Tiffany. Je l’avais
simplement aperçu au cours de soirées. C’était un homme aux manières
raffinées, avec des cheveux blancs bien coiffés, des costumes parfaitement
coupés et une allure aristocratique. S’il avait été question de tourner un film
sur le président de Tiffany, il aurait incontestablement obtenu le rôle !
J’ai décidé d’être direct. Je l’ai appelé, je me suis présenté et il a accepté
de me voir. Der Scutt avait déjà réalisé une maquette du building que
j’espérais construire, ainsi qu’une autre pour ma seconde option au cas où
Tiffany refuserait de me céder ses droits de vue. J’ai apporté les deux
maquettes au rendez-vous. Et j’ai commencé mon speech : « J’aimerais
acheter la servitude de vue car cela me permettrait de construire un
immeuble beaucoup plus soigné. Ce sera également bien meilleur pour
vous. En me vendant ces droits, vous préserverez Tiffany pour toujours.
Personne ne pourra construire au-dessus, et ainsi, personne n’essaiera de le
démolir. Mais il y a une autre raison pour laquelle vous avez intérêt à me
vendre ces droits. Si je ne les ai pas, la ville exigera, pour des raisons
techniques, que je construise de petites fenêtres à grillages sur la façade qui
donne sur Tiffany. Ce serait horrible ! Tandis que si j’ai ces droits, j’aurai la
possibilité de construire de superbes fenêtres équipées de vitres
réfléchissantes.
Puis j’ai montré les deux maquettes à Hoving. La première était celle
d’un magnifique building qui ressemblait globalement à la Trump Tower
actuelle. L’autre était absolument horrible. Et j’ai conclu : « Je vous offfre
cinq millions de dollars pour vous aider à sauvegarder Tiffany. En échange,
je vous demande de me céder quelque chose que, de toute façon, vous
n’aurez jamais l’occasion d’utiliser. »
Hoving était chez Tiffany depuis au moins vingt-cinq ans. Il en avait fait
un gros succès et il en était naturellement fier. J’ai joué sur son orgueil, et
ça a marché. Il a aussitôt adhéré à mon point de vue : « Bien, jeune homme.
J’accepte au prix que vous avez suggéré. J’espère seulement que vous ferez
du bon travail. »
Mais il y avait un hic. Il partait en vacances pour un mois et m’a dit
qu’on signerait à son retour. Je me suis soudain senti nerveux. « Monsieur
Hoving, ça me pose un gros problème. Si j’ai ces droits, je peux construire
mon building. Or, c’est sur cette base que je vais demander un nouveau plan
d’occupation des sols. Si, pour une raison ou une autre, vous changiez
d’avis le mois prochain, j’aurais travaillé pour rien. »
Walter Hoving m’a alors regardé comme si je l’avais insulté : « Jeune
homme, peut-être ne m’avez-vous pas bien compris. Je vous ai serré la
main pour sceller notre accord. L’affaire est conclue, point final. »
Je restai bouche bée. Dans le milieu des affaires, pour la plupart, seul un
contrat signé a de la valeur. Walter Hoving, lui, était un gentleman et il était
sincèrement choqué que je puisse le soupçonner un seul instant de ne pas
tenir sa parole. À son intonation hautaine, je me suis vraiment senti
coupable d’avoir osé douter de lui.
Walter Hoving est donc parti un mois. Presque aussitôt Philip Morris a
signé un contrat pour l’achat de la servitude de vue au-dessus de la gare de
Grand Central. Le prix en était beaucoup plus élevé que celui que j’avais
proposé à Tiffany. Et Tiffany était bien mieux situé. Au cours de ce même
mois, plusieurs autres contrats sur des servitudes de vue ont été signés à des
prix très élevés. Tout naturellement, New York se remettait de la crise et le
marché immobilier reprenait du poil de la bête. Je savais que Hoving était
un homme de parole, mais je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter quant
à sa réaction lorsqu’il entendrait parler de ces autres cas.
Quelques jours après son retour de voyage, nous avons discuté quelques
détails de notre contrat. Naturellement, dès le début de la réunion, deux de
ses collaborateurs ont essayé de le dissuader de signer vu l’évolution
récente du marché. J’étais embêté, mais je me suis tout de suite rendu
compte qu’Hoving l’était plus encore que moi : « Messieurs, je me suis mis
d’accord avec ce jeune homme il y a un mois. Quand je m’engage, c’est
définitif, même si je me suis trompé. Je suis sûr que je n’ai pas besoin de
m’expliquer plus longtemps sur le sujet. » Et on a changé de sujet.
J’ai appris par la suite que Hoving avait été encore plus loin. Au cours de
la même période, il avait décidé de vendre Tiffany à Avon Corporation. Je
trouvais qu’Avon était une entreprise un peu bas de gamme pour acheter un
magasin comme Tiffany. Mais l’offre était si mirobolante que je comprenais
pourquoi Hoving avait du mal à refuser. Toutefois, une des conditions
d’Avon était que Tiffany ne me cède pas les droits de vue. J’ai su que
Hoving, sur ce point, était resté inflexible. S’ils avaient un problème avec
ces droits, avait-il dit à ses principaux dirigeants, Avon n’avait qu’à tout
laisser tomber. Ils ont cédé et n’ont acheté que le magasin… Mon projet
avait abouti.
Walter Hoving avait tout simplement de la classe. C’est ce qui le rendait
si efficace dans le domaine du luxe. Et c’est la raison pour laquelle Tiffany
ne s’est jamais remis de son départ. Un exemple ? Hoving avait un
principe : ses meilleurs clients pouvaient choisir ce qu’ils voulaient, le
prendre, signer la note et payer plus tard. C’était simple et élégant. Dès
qu’Avon a pris l’affaire en main, son équipe de comptables a remis en cause
cette coutume. La conclusion : il faut toujours que les meilleurs clients se
sentent mieux traités que les autres.
Hoving, qui avait accepté de rester comme conseiller, en a vite eu assez.
Il a donné sa démission. Dès lors, les choses n’ont fait qu’empirer. À
l’époque où Hoving dirigeait Tiffany, on ne voyait jamais devant l’entrée
principale du magasin les camelots vendre leurs bijoux de pacotille ou leurs
montres dorées, et empêcher les clients d’entrer. À chaque fois que Hoving
voyait un de ces vendeurs à la sauvette, il appelait ses vigiles et leur passait
un savon, toujours avec son air digne : « Comment osez-vous les laisser
faire ? » Moins d’une minute plus tard, ils avaient disparu… Dès que
Hoving a quitté Tiffany, ces vendeurs se sont de nouveau installés devant le
magasin, et ils y sont encore aujourd’hui.
Voilà une des bonnes leçons que j’ai apprises de Hoving. J’ai engagé
pour la Trump Tower une équipe de gardiens athlétiques. Le trottoir, devant
l’immeuble, est toujours propre et débarrassé de ce genre de commerce.
Après avoir obtenu la servitude de vue sur Tiffany, il me restait encore un
petit bout de terrain à négocier. Il était voisin de Tiffany sur la 57e Rue et
loué par Bonwit. Il faisait à peine trois cent soixante mètres carrés, mais il
était essentiel pour la construction de mon building. Les lois sur
l’occupation des sols obligent à avoir un minimum de neuf mètres d’espace
libre – une sorte de cour – derrière chaque immeuble. Si je n’étais pas arrivé
à acheter ce lopin, j’aurais été obligé de réduire d’autant la surface au sol de
l’immeuble dont nous avions déjà dressé tous les plans, et ça aurait été
catastrophique.
Ce terrain était la propriété de Leonard Kandell. En rachetant le bail de
Bonwit, j’avais effectivement acquis un droit sur ce terrain, mais pour une
période trop courte. Il ne restait plus que vingt ans à courir. Heureusement,
Leonard Kandell, tout comme Hoving, était un homme honnête. Il avait
commencé dans l’immobilier en achetant des immeubles résidentiels dans
le Bronx, dans les années 1930 et 1940. Mais, contrairement à la plupart des
petits propriétaires, il a décidé de se retirer du secteur lorsque la
réglementation sur les loyers est apparue. Il a vendu tous ses appartements
et il a emménagé à Manhattan, où il a commencé à racheter des baux aux
meilleurs emplacements. C’est-à-dire qu’il achetait les terrains sur lesquels
étaient construits les immeubles, sans acquérir l’immeuble lui-même. À
mesure que le marché se développait, Leonard est devenu très riche, sans
avoir aucun des problèmes que pose la gestion d’immeubles. Pendant ce
temps, tous les propriétaires qui étaient restés dans le Bronx faisaient
faillite.
Cette réglementation des loyers avait été une des raisons de mon départ
de Brooklyn. Nous avions donc, a priori, des affinités. L’ennui, c’est que
Leonard n’était pas vendeur ! Ce n’était pas une question de prix ; il n’était
pas non plus particulièrement attaché à son bout de terrain de la 57e Rue. Il
avait tout simplement comme principe de ne jamais vendre. Il estimait qu’à
long terme les prix des terrains à Manhattan ne pouvaient qu’augmenter. Il
avait naturellement tout à fait raison et, malgré notre entente réciproque, il
n’a pas changé sa position d’un pouce.
C’est alors que j’ai découvert dans le contrat qui liait Tiffany à Kandell
un moyen d’action inattendu. Une clause qui donnait à Tiffany une option
prioritaire pour acheter la parcelle voisine de Kandell dans un délai précis.
J’ai béni le ciel qui m’offrait un moyen de pression sur Leonard, et je suis
tout de suite allé voir Walter : « Vous n’allez jamais acheter la parcelle de
Kandell. Alors voulez-vous me céder l’option que vous avez dessus en
même temps que les droits de vue ? » Walter a accepté, on l’a ajoutée à
notre contrat, et j’ai immédiatement exercé l’option. Au début, Leonard a
déclaré que je n’en avais pas le droit car l’option appartenait à Tiffany et
n’était pas transférable. Il avait peut-être raison sur le fond, mais il était
aussi possible qu’en cas de litige je gagne quand même.
Lorsque j’ai signalé cela à Leonard, nous avons pris rendez-vous et, en
moins de vingt minutes, nous avons trouvé une solution satisfaisante pour
chacun. J’acceptais de renoncer à exercer mon option. En échange, Leonard
acceptait de prolonger le bail jusqu’à cent ans, ce qui était suffisamment
long pour me permettre d’obtenir le financement. Il a aussi accepté de
modifier le contrat afin qu’il n’existe plus aucune interdiction contre un
nouveau plan d’occupation des sols. Et j’ai accepté de mon côté de payer un
loyer un peu plus élevé, loyer qui restait tout de même peu onéreux pour un
bail si long et un emplacement aussi exceptionnel. Nous avons donc signé
et sommes restés d’excellents amis.
C’est drôle comme tout va vite. Leonard est un homme assez âgé, et, ces
deux dernières années, il a commencé à réfléchir à sa fortune et à ses
héritiers. Au début de l’année 1986, il m’a passé un coup de fil : il aimerait
m’offrir un intérêt de quinze pour cent sur le terrain où l’hôtel Ritz est
construit à Central Park. Il s’agit d’un de ses plus beaux terrains. Il désirait
aussi que je décide de ce que l’on ferait du terrain lorsque le bail de l’hôtel
arriverait à expiration, dans vingt-cinq ans. Son but, m’a-t-il confié, était de
mettre cet emplacement entre les mains d’un homme capable d’en tirer le
meilleur profit. En échange, il en faisait bénéficier ses héritiers qui
conservaient la majorité. Leonard est généreux, mais il est aussi malin. Il est
bien évident, maintenant, que je vais me battre comme un lion pour la
famille Kandell.
Au moment où j’ai acheté la parcelle de Kandell, nous étions en
décembre 1978, je me trouvais dans une situation plutôt délicate. J’avais
réussi à assembler tous les éléments dont j’avais besoin. J’étais aussi
parvenu à garder tout cela secret, mais je n’avais encore rien conclu avec
Genesco. Au début de 1979, mes avocats étaient toujours en train de
discuter des points de détail avec ceux de Genesco. On prévoyait une
signature finale au plus tard en février. Mais, à la mi-janvier, des rumeurs
ont fini par courir dans le monde de l’immobilier, annonçant que Genesco
essayait de vendre Bonwit Teller. Comme je l’avais prévu, Genesco a été
assiégé presque immédiatement par des acheteurs potentiels. Il y avait
parmi eux beaucoup de riches Moyen-Orientaux qui voulaient placer
l’argent gagné dans le boom pétrolier. Naturellement, Genesco a essayé de
revenir sur nos accords. Les contrats étaient en cours de rédaction, et il était
clair que si Genesco trouvait une raison valable de tout annuler, il sauterait
dessus.
À ce moment-là, j’ai remercié ma bonne étoile de m’avoir poussé à
obtenir la lettre d’engagement de Jack Hanigan. Sans elle, l’affaire n’aurait
sans doute jamais abouti. Je ne suis pas certain qu’elle ait une valeur légale
indiscutable. Mais j’aurais pu, au pire, entamer une procédure qui aurait
bloqué la vente de Bonwit pour plusieurs années. J’ai naturellement fait
savoir à Genesco que j’étais prêt à aller jusqu’au bout s’ils revenaient sur
leurs engagements. Avec tous les créanciers qu’ils avaient sur le dos, je
savais qu’ils n’avaient pas beaucoup de temps devant eux.
Le 20 janvier au matin, j’ai reçu un coup de fil tout à fait opportun.
C’était Dee Wedemeyer, un journaliste du New York Times, qui voulait
savoir s’il était vrai que j’étais sur le point de signer avec Genesco pour
Bonwit. Genesco, qui essayait toujours de trouver une échappatoire, avait
refusé de lui parler. J’ai alors pris un risque calculé. J’avais essayé de garder
ce deal secret jusqu’à ce que j’aie un contrat signé entre les mains. Mais,
aujourd’hui, des rumeurs circulaient, et mon vendeur me créait des
difficultés. J’ai donc confirmé à Wedemeyer que j’avais signé une lettre
d’accord avec Genesco pour ce terrain et que, comme j’envisageais d’y
construire une nouvelle tour, Bonwit serait sans doute fermé dans les
prochains mois.
Mon idée était de faire un peu pression sur Genesco afin que les
engagements fussent respectés. Ce que je n’avais pas prévu, c’était une
seconde conséquence bénéfique pour moi : dès que l’article de Wedemeyer
a été publié, les meilleurs employés de Bonwit ont commencé à contacter
Bergdorf et Goodman, Saks Fifth Avenue et Bloomingdale’s pour se faire
embaucher. Bonwit a d’un seul coup perdu ses meilleurs éléments, et il
devenait quasiment impossible de continuer à faire marcher le magasin. Ça
a été le coup de grâce pour Genesco. Ils ont brusquement décidé de se
montrer conciliants. Cinq jours après l’article du New York Times, le contrat
était signé. La situation désespérée de Genesco avait joué en ma faveur.
D’un autre côté, toute situation désespérée est à double tranchant.
Comme Genesco avait besoin de liquide de façon urgente, on m’a fait
signer un contrat tout à fait exceptionnel. Dans une opération immobilière
classique, on verse dix pour cent à la signature, et les quatre-vingt-dix
restant une fois que la vente est effectivement réalisée. Au lieu de cela,
Genesco a exigé que je verse cinquante pour cent à la signature. Mes
avocats m’ont recommandé de ne pas accepter de telles conditions. D’après
eux, il y avait un risque que Genesco fît faillite avant que nous ayons eu le
temps de boucler les contrats. Dans ce cas, un juge des faillites, disposant
de tous les pouvoirs, serait nommé et pourrait décider d’utiliser l’argent de
mon premier versement pour rembourser les créanciers. Risquer une aussi
grosse somme leur semblait imprudent.
Je voyais les choses différemment. Je n’étais pas très chaud pour risquer
douze millions et demi de dollars. Mais, d’un autre côté, plus je donnais
d’argent à Genesco, plus ils seraient capables de payer leurs dettes, et ainsi
de garder leurs créanciers à distance. Il était aussi évident que la période de
risque serait relativement courte, car chacun, Genesco et moi-même, avions
intérêt à régler l’affaire le plus rapidement possible. Et nous avons décidé
d’accélérer le processus.
J’avais déjà investi pas mal de temps et d’argent dans cette affaire. Dès le
mois d’août, après mon premier rendez-vous avec Jack Hanigan, j’avais
commencé à travailler sur des plans, et à négocier avec la ville pour le plan.
En fait, moins d’une minute après être sorti du bureau de Hanigan, j’avais
appelé Der Scutt et lui avais demandé de me retrouver chez Bonwit.
Lorsqu’il était arrivé, je lui avais montré l’immeuble pour qu’il me dise ce
qu’il en pensait.
« L’emplacement est superbe. Mais qu’as-tu en tête ?
— Je veux le building le plus exceptionnel de New York. Et je veux que
tu commences à y travailler immédiatement. J’ai besoin de savoir jusqu’où
légalement je peux aller en hauteur. »
La hauteur de l’immeuble a, dès le début, été ma priorité. Avec un tel
emplacement, plus je construirais d’appartements, plus je récupérerais
d’argent sur mon investissement. Et plus il était haut, plus la vue serait
impressionnante, plus les loyers seraient élevés. Arthur Drexler, du
Museum of Modern Art, avait tout à fait raison quand il a dit : « Les gratte-
ciel sont des machines à fabriquer de l’argent. » Dans sa bouche, c’était
plutôt péjoratif. Moi, je trouve que non.
Dès le début, tous les gens avec qui j’en ai discuté étaient sceptiques sur
mes chances d’obtenir les autorisations nécessaires à la construction d’un
gratte-ciel tout en verre, dans une section de la 5e Avenue occupée par de
petits immeubles en brique rouge. J’avais entendu les mêmes réserves avec
le Grand Hyatt, et je ne m’en inquiétais pas outre mesure. Der a bien vite
partagé mon enthousiasme. Lorsque quelqu’un s’est plaint à une réunion
avec la municipalité que l’immeuble était trop haut et assombrirait les
alentours en empêchant la lumière de passer, Der a répondu en plaisantant à
moitié : « Si vous voulez de la lumière, vous n’avez qu’à habiter dans le
Kansas. »
Pour tout nouvel immeuble, la hauteur est déterminée par ce qu’on
appelle le ratio de surface au sol, ou FAR. Plus spécifiquement, la surface
totale des étages est corrélée à la surface du terrain. Il est toujours possible
d’obtenir un peu plus mais pour ce terrain, par exemple, le FAR maximal
était de vingt-six virgule un. Naturellement, c’est sur ce point que j’avais
l’intention de me battre et, je le savais, la bataille allait être rude. Lorsque
Der a effectué ses premiers calculs, il a trouvé que cela se traduisait par un
immeuble de vingt étages avec neuf cent vingt mètres carrés de surface
utilisable par étage. Je lui ai immédiatement dit de transformer le tout en un
immeuble de quarante étages avec quatre cent soixante mètres carrés par
étage. Cela ne me permettrait pas seulement d’avoir des appartements avec
des vues plus belles, mais d’avoir aussi moins d’appartements par étage.
Tout cela représente un luxe supplémentaire pour lequel les acheteurs sont
prêts à payer une fortune.
Je n’avais naturellement aucune intention de me satisfaire d’un FAR
aussi bas. Mais je savais qu’il augmenterait considérablement lorsque
j’aurais obtenu les droits de vue sur Tiffany. De plus, les promoteurs
peuvent obtenir un FAR plus intéressant en apportant quelques
améliorations d’habitat que la Commission au plan de la ville considère
utiles. À cet emplacement, par exemple, je pouvais accroître mon
coefficient en construisant des appartements résidentiels, les immeubles de
bureaux créant beaucoup plus d’encombrements dans le quartier. Je pouvais
encore augmenter mon indice en construisant un passage pour les piétons,
une sorte d’arcade au rez-de-chaussée de l’immeuble. Je pouvais obtenir un
troisième bonus en construisant un peu plus que l’espace commercial exigé
par la loi. Et, finalement, je pouvais encore améliorer le tout en créant un
jardin public au milieu de la galerie marchande et de l’arcade.
À la recherche de toutes les solutions susceptibles de m’offrir d’autres
avantages, j’ai commencé à parler à Der d’un hall d’entrée avec plusieurs
niveaux de magasins. Côté rentabilité, une galerie marchande dans le hall
ne pouvait qu’être bénéfique à long terme. Ce type de centre commercial a
eu beaucoup de succès dans tout le pays, mais n’a jamais vraiment réussi à
s’imposer à New York. La galerie marchande de province typique est
propre, sous surveillance permanente, et aseptisée. Toutes ces qualités font
que les gens s’y trouvent bien. Mais les New-Yorkais paraissent plutôt
s’épanouir dans des rues encombrées et sales.
Je voyais les choses différemment. Même si mon centre commercial
n’avait pas le succès escompté, les avantages que j’aurais à le construire –
la permission de monter plusieurs étages supplémentaires – me
permettraient de rembourser largement les coûts de sa construction. C’est
seulement bien plus tard, lorsque j’ai vu à quel point le résultat était
superbe, quand nous avons commencé à avoir comme locataires les plus
belles boutiques du monde, que j’ai compris que cet Atrium allait devenir
un événement exceptionnel, un monument à lui seul.
Au début, j’ai plus concentré mon énergie sur le design de l’immeuble. Je
voulais créer un bâtiment inoubliable, monumental. Je savais aussi que,
sans une architecture unique, nous n’arriverions jamais à obtenir
l’autorisation de construire un énorme building. La classique boîte en verre
n’avait pas l’approbation des urbanistes. Der s’est mis au travail. Il a sans
doute dessiné trois ou quatre douzaines de projets différents. À mesure que
nous progressions, je gardais le meilleur de chacun d’entre eux.
Nous avons commencé par une tour en verre, construite sur une base
rectangulaire. Mais le résultat était loin d’être satisfaisant. Nous avons
ensuite essayé un nouveau design avec trois ascenseurs extérieurs tout en
verre. Cela me tentait assez mais on aurait été obligé de supprimer
beaucoup de surface intérieure habitable. Cela représentait un trop
important manque à gagner. Der a finalement trouvé le concept de la série
de terrasses en escalier à partir de la rue jusqu’en haut de l’immeuble de
Tiffany. Ma femme, Ivana, et moi-même étions d’accord pour trouver que
ces différents niveaux étaient tout à fait en harmonie avec le reste du
building. Ils lui donnaient un aspect plus élancé qu’avec des façades toutes
droites comme en ont la plupart des gratte-ciel. Pour les étages les plus
élevés, nous avons choisi un design en dents de scie, une sorte d’effet en zig
zag qui donnait à l’immeuble vingt-huit façades différentes.
Ce type de construction allait obligatoirement coûter plus cher, mais les
avantages paraissaient évidents. Avec vingt-huit façades différentes, on
allait créer un immeuble vraiment original. Toutes ces façades offriraient
également deux vues différentes à chaque pièce. Et ces détails nous
permettraient de demander des loyers plus élevés. Nous étions en train de
créer quelque chose d’idéal : un immeuble à l’architecture exceptionnelle et
tout à fait viable commercialement. Si on veut qu’un projet fonctionne, il
faut absolument réussir sur les deux tableaux.
L’étape suivante était de faire accepter ce projet par la ville. Cela voulait
dire, entre autres choses, obtenir les permis de construire. Sur un des points
les plus importants en tout cas, nous tenions un argument logique. La loi
exige que l’on construise au rez-de-chaussée un passage qui traverse
l’immeuble du nord au sud, c’est-à-dire, dans notre cas, entre les 57e et
56e Rues. Donc il nous fallait faire l’entrée de l’immeuble sur la 57e Rue
plutôt que sur la 5e Avenue. Or la 5e Avenue est naturellement l’adresse la
plus prestigieuse. Nous avons simplement fait remarquer à la ville que le
building d’IBM, situé entre nous et Madison Avenue, avait déjà un passage
nord-sud entre les 56e et 57e Rues, et que le nôtre n’ajouterait rien. En
réalisant notre passage sur l’axe est-ouest, nous permettions à la 5e Avenue
d’être reliée directement à Madison Avenue. Tout le monde a estimé que
c’était la meilleure solution. Nous avons ainsi obtenu facilement
l’autorisation exceptionnelle de construire une entrée grandiose sur la
5e Avenue.
C’était surtout la taille de l’immeuble – soixante-dix étages – qui posait
des problèmes à la ville. Dès décembre 1978, alors que je n’avais même pas
signé le contrat avec Bonwit, les urbanistes nous ont déclaré qu’ils
trouvaient notre building trop imposant. Ils avaient l’intention de nous
empêcher d’augmenter notre FAR, de plus ils se préoccupaient des
problèmes d’harmonie avec les immeubles voisins dans la 5e Avenue.
Au moment où j’ai signé le contrat final, au début de l’année 1979, nous
étions déjà en pleine discussion avec les urbanistes de la ville. Mais j’avais
heureusement un certain nombre d’armes pour me défendre. Je pouvais,
tout d’abord, choisir de construire ce qu’on appelle un immeuble « aux
normes » c’est-à-dire un immeuble qui n’aurait besoin d’aucune
autorisation particulière. Je m’y suis pris exactement de la même façon
qu’avec Walter Hoving. J’ai demandé à Der de préparer une maquette pour
ce type d’immeuble. C’était un rectangle carré tout simple qui s’élevait tout
droit jusqu’au quatre-vingtième étage – une sorte de bloc de béton au-
dessus de Tiffany. Le résultat était franchement horrible. Nous avons
prévenu que si la ville n’approuvait pas notre projet initial, nous
respecterions ces normes à la lettre. Les responsables ont pu juger de l’effet
avec maquette, et ils ont naturellement été horrifiés. Je ne suis pas certain
qu’ils nous aient crus capables de construire ce genre d’immeuble, mais ils
n’avaient aucun moyen d’être sûrs du contraire.
L’autre arme que j’ai utilisée, sans d’ailleurs l’avoir préméditée, a été
Bonwit Teller. Au début, je pensais tout simplement détruire le magasin.
Mais bien vite après que j’ai signé, une autre compagnie, Allied Stores
Corporation, a décidé d’acheter à Genesco les douze autres magasins
Bonwit, situés dans des endroits comme Palm Beach, en Floride, ou
Beverly Hills, en Californie. J’ai alors été contacté par le président-
directeur général d’Allied, Thomas Macioce, un homme connu pour être un
vendeur exceptionnel.
Allied était au bord de la faillite quand, en 1966, Macioce en avait pris
les rênes. En moins de dix ans, il avait transformé l’affaire en une des plus
importantes sociétés de vente de détail du pays. Macioce m’a expliqué que
la plupart des magasins Bonwit qu’il avait rachetés marchaient bien ; il
estimait essentiel de continuer à avoir une boutique à Manhattan. L’idéal
pour lui était de garder celle de la 5e Avenue, à la fois parce qu’elle avait
toujours été là, et parce qu’il n’y avait pas de meilleur emplacement dans
Manhattan.
J’ai tout de suite averti Tom qu’en aucune façon je n’accorderais à
Bonwit une surface équivalente à celle dont il disposait à l’heure actuelle.
D’un autre côté, je pourrais lui offrir un espace convenable donnant sur la
57e Rue et relié directement à l’Atrium que j’avais l’intention de construire
au rez-de-chaussée. Je lui ai montré les plans du hall, nous avons
rapidement réussi à nous entendre.
Tom faisait une très bonne affaire. Il obtenait un bail à long terme avec
un loyer bien inférieur à ceux que je demanderais plus tard pour les autres
surfaces commerciales. Mais l’affaire était aussi excellente pour moi. Je
louais cinq mille mètres carrés à Bonwit – moins d’un quart de la surface
dont il disposait dans l’immeuble précédent – à un loyer annuel de trois
millions de dollars, plus un pourcentage sur les profits. J’avais payé vingt-
cinq millions de dollars pour acheter le bail de Bonwit et l’immeuble, et,
avec un prêt à dix pour cent, les intérêts que je payais étaient à peu près de
deux millions et demi par an. En d’autres termes, je sortais deux millions et
demi pour acquérir l’emplacement et j’en recevais trois en louant seulement
une petite portion de l’espace total. Je faisais donc un bénéfice de cinq cent
mille dollars par an et je devenais propriétaire des lieux sans rien débourser
– tout cela avant même d’avoir commencé la construction du nouvel
immeuble. Mieux encore, comme je ne cédais à Bonwit qu’une petite partie
de l’espace commercial, j’avais la possibilité de louer le reste à d’autres
magasins.
Mais le plus important, c’est que Bonwit était une boutique que la ville
voulait absolument conserver à New York. J’avais ainsi un argument simple
mais fort à soumettre aux urbanistes : « Si vous voulez que Bonwit reste sur
la 5e Avenue, vous allez être obligés de m’accorder les autorisations que je
souhaite. »
L’affaire, cela dit, n’était pas encore dans le sac, loin de là. Les
responsables municipaux du quartier s’opposaient à un immeuble aussi
grand. Dans le but d’essayer de bloquer l’affaire, ils ont suggéré un
moratoire de six mois pour toute construction de nouveaux immeubles. Ils
prétendaient ainsi se donner le temps de voir si le quartier n’était pas déjà
trop construit. Un comité de défense pour lutter contre « l’inflation de
nouveaux immeubles » a été créé. Dès que ce comité a été mis en place, les
politiciens ont sauté sur l’occasion pour prendre le train en marche et
défendre les intérêts des riverains.
Avec le recul, je ne pense pas que la politique ou les différentes pressions
de part et d’autre aient beaucoup joué. Je suis convaincu que c’est
l’architecture même de notre immeuble qui a emporté l’adhésion. Et
personne, sans doute, n’a eu autant d’influence dans cette affaire qu’Ada
Louise Huxtable, directrice de la rubrique architecture du New York Times à
l’époque.
J’avais pris un risque calculé en invitant Huxtable à venir voir notre
maquette avant que les urbanistes de la ville ne nous aient accordé aucune
autorisation. Le pouvoir du New York Times est tout simplement énorme. Il
s’agit certainement d’une des institutions les plus influentes dans le monde.
Tout ce que Huxtable écrirait aurait un énorme impact, je le savais. De plus,
elle était en général hostile aux gratte-ciel et elle préférait toujours l’ancien
au moderne. Mais, vers le milieu de l’année 1979, j’ai vraiment commencé
à m’inquiéter au sujet des autorisations. Je me suis dit que les commentaires
de Huxtable risquaient naturellement d’aggraver la situation, mais qu’avec
un peu de chance elle rédigerait un article positif.
Huxtable est venue voir notre maquette début juin. Le dimanche
1erjuillet, la section « Arts and Leisure » du New York Times consacrait sa
rubrique architecture à la Trump Tower. Le chapeau de l’article était : « Une
superproduction new-yorkaise au design exceptionnel. » Ce titre à lui seul a
sans doute eu plus d’impact que tout ce que j’ai fait ou dit pour obtenir mon
permis de construire.
C’était drôle. Pendant toute la première moitié de son article, Huxtable
reprochait à notre immeuble d’être trop grand. Elle expliquait que j’avais
utilisé tous les trucs possibles pour augmenter sa taille. Mais, curieusement,
elle ne m’en voulait pas. Elle reprochait plutôt à la ville d’avoir établi des
lois qui encourageaient les promoteurs dans ce sens. En conclusion, elle
nous lançait quelques fleurs : « Le design a été extrêmement soigné. Il
s’agit indéniablement d’un ensemble qui a beaucoup d’élégance. »
Au mois d’octobre suivant, la Commission d’urbanisme a approuvé notre
projet à l’unanimité. Elle signalait qu’elle aurait préféré une façade en
maçonnerie, plus compatible avec les immeubles voisins, mais elle ajoutait
qu’elle n’insisterait pas, étant donné « les extraordinaires avantages
d’intérêt public » que nous offrions. Nous nous sommes mis d’accord, au
bout du compte, pour un FAR légèrement inférieur. J’ai donc accepté de
sacrifier deux étages de mon projet original. On m’accordait l’équivalent de
soixante-huit étages, l’énorme hall d’entrée avec ses six niveaux inclus, ce
qui faisait de la Trump Tower le plus haut building résidentiel de New York.
Une fois toutes les autorisations obtenues, il ne me restait plus qu’à
construire ! Et ça allait coûter cher. À partir d’une certaine hauteur, les coûts
de construction augmentent presque proportionnellement : en effet, tout est
de plus en plus cher, depuis la consolidation de l’infrastructure jusqu’à la
tuyauterie. D’un autre côté, je disposais d’un emplacement si exceptionnel
que j’estimais pouvoir me le permettre.
En octobre 1980, la Chase Manhattan a accepté de financer la Trump
Tower. J’ai choisi comme principal entrepreneur HRH Construction. Le
budget total – c’est-à-dire l’achat du terrain, la construction de l’immeuble,
les intérêts de l’emprunt, la publicité et la promotion – s’élevait à un peu
plus de deux cents millions de dollars. La personne chargée de superviser
les travaux, Barbara Res, était la première femme responsable de la
réalisation d’un gratte-ciel à New York. Elle avait trente-trois ans, à
l’époque. Je l’avais connue lorsqu’elle avait travaillé pour HRH sur le
Commodore, et j’avais apprécié, lors des réunions de chantier, la façon dont
elle ne se laissait pas marcher sur les pieds par les contremaîtres. Elle était
deux fois plus petite que la plupart d’entre eux, mais elle n’avait pas peur de
leur rentrer dedans lorsque c’était nécessaire. Et elle arrivait toujours à
obtenir ce qu’elle voulait.
C’est curieux, ma mère a été une femme au foyer toute sa vie, or j’ai
souvent engagé des femmes pour des fonctions importantes. Elles ont
d’ailleurs toujours été plus qu’à la hauteur. Généralement, en fait, elles sont
beaucoup plus efficaces que les hommes qui les entourent. Louise Sunshine,
une des vice-présidentes de ma compagnie pendant dix ans, était aussi
inflexible que le plus dur de mes collaborateurs. Blanche Sprague, la
responsable des ventes et du design intérieur de mes immeubles, est une des
meilleures vendeuses et gestionnaires que j’aie jamais rencontrées, Norma
Foerderer, mon assistante personnelle, est douce et charmante, elle a
beaucoup de classe, mais c’est une main de fer dans un gant de velours. Les
gens qui croient pouvoir la bousculer s’aperçoivent rapidement de leur
erreur. Ivana, ma femme, est un excellent patron, elle est aussi exigeante et
a le sens de la compétition. Ses employés l’apprécient car ils savent qu’elle
exige autant d’elle que d’eux.
Nous avons commencé les travaux de démolition de l’immeuble de
Bonwit Teller le 15 mars 1980. Presque immédiatement, je me suis trouvé
au centre d’une controverse majeure concernant les deux bas-reliefs Art
déco qui ornaient la façade de l’immeuble. Tout au long de l’année 1979,
alors que j’avais annoncé mes intentions et commencé à négocier le plan
d’occupation des sols depuis longtemps, personne ne s’était intéressé à ces
fresques. Aucun représentant de la Commission d’urbanisme, de la
Commission de préservation des sites, ou d’aucune association artistique
locale n’avait même suggéré de les récupérer. Mais au milieu du mois de
décembre 1979, juste avant que ne débute la construction, j’ai reçu un coup
de téléphone du Metropolitan Museum of Art, me demandant si je serais
prêt à lui céder ces fresques, ainsi que quelques grilles en fer forgé. J’ai
répondu que si les fresques pouvaient être sauvées, je serais ravi de les leur
donner.
Lorsque, au cours de la démolition, on en est arrivé aux fresques,
l’entrepreneur est venu me voir, l’air ennuyé : « Monsieur Trump, elles sont
beaucoup plus lourdes que nous ne le pensions. Si vous voulez les
récupérer, il va falloir monter des échafaudages supplémentaires. Ça va
nous retarder de plusieurs semaines. » Les intérêts que je payais sur
l’emprunt pour les travaux étaient importants. Il y avait aussi le prix des
travaux supplémentaires que cela allait entraîner. Je n’étais tout simplement
pas prêt à perdre des centaines de milliers de dollars pour sauver quelques
petites sculptures qui valaient beaucoup moins que ça. J’ai donc donné le
feu vert à l’entrepreneur pour les démolir.
Je ne m’attendais pas au scandale que cela allait provoquer. Le
lendemain, le New York Times montrait en première page une photo des
ouvriers en train de casser les fresques. Et je suis immédiatement devenu le
symbole de tout ce qu’il y a de plus méprisable et diabolique chez un
promoteur immobilier. L’éditorial du Times parlait de cette démolition
comme de « l’exemple parfait de la victoire de l’argent contre l’intérêt
public », et continuait en disant que « manifestement les buildings les plus
grands ne font pas les grands hommes, pas plus qu’une bonne affaire ne
produit une œuvre d’art ».
Ce n’est pas le genre de publicité que j’aime. Avec le recul, je regrette
d’avoir détruit ces sculptures. Je ne suis toujours pas convaincu de leur
valeur artistique, et je continue à penser que la plupart de mes critiques
étaient des hypocrites. Mais je comprends aujourd’hui qu’elles
représentaient un symbole. Honnêtement, j’étais trop jeune et trop pressé
pour en tenir compte. Ce que je veux dire, c’est ceci : contrairement à ce
que bien des personnes pensent, je ne cherche pas systématiquement à être
agressif. Je le suis seulement lorsque c’est nécessaire.
De manière ironique, cette histoire a fini par m’être bénéfique. Les
articles qui en parlaient commençaient presque toujours par des phrases du
genre, « Afin de construire l’un des plus luxueux buildings du monde… » Il
y en a eu énormément, et même si ces articles étaient critiques, ça a donné
une grande notoriété à la Trump Tower. On s’est aperçu que les ventes
d’appartements augmentaient rapidement. Je ne dis pas que c’est une bonne
chose, peut-être cela montre-t-il à quel point notre société est pervertie…
Mais je suis un homme d’affaires, et j’ai tiré une bonne leçon de cette
expérience. Il est préférable d’avoir de la bonne publicité, mais mieux vaut
la mauvaise que rien du tout. Être controversé est parfois efficace,
commercialement parlant.
De même, le prestige est payant. Avant même d’attaquer la construction,
j’ai compris que l’Atrium pourrait devenir un des éléments les plus
spectaculaires de la Trump Tower. Nous avons seulement essayé au début
de le rendre agréable pour attirer les commerçants. Mais lorsque j’ai vu les
derniers plans et la maquette, j’ai su qu’il deviendrait grandiose. J’ai alors
décidé de dépenser ce qu’il fallait pour que le résultat fût parfait.
Le marbre, par exemple, nous a paru presque tout de suite essentiel.
J’avais l’intention au début d’utiliser le marbre brun qui allait si bien dans
le hall du Grand Hyatt. Mais ce qui convenait pour un hôtel ne cadrait pas
forcément avec une galerie marchande de luxe. Der, Ivana et moi avons vu
des centaines de marbres différents. Nous avons finalement trouvé un type
de marbre appelé breccia perniche, qu’aucun d’entre nous ne connaissait. Il
s’agissait d’un mélange harmonieux de couleur rose, pêche et saumon, dont
la beauté nous a littéralement coupé le souffle. Ce marbre était évidemment
hors de prix, en partie parce qu’il était irrégulier. Lorsque nous sommes
allés à la carrière, nous nous sommes aperçus que le marbre contenait des
veines blanches et de grosses taches un peu partout. Nous étions
consternés : cela lui enlevait de sa beauté. Nous avons donc décidé d’aller
régulièrement à la carrière pour marquer au scotch noir les blocs les plus
beaux. Nous éliminions tout ce qui n’était pas parfait, et ce déchet a fini par
représenter à peu près soixante pour cent du total. À la fin, nous avions
utilisé quasiment tout le sommet d’une montagne et les trois quarts de la
carrière. Je me suis ensuite assuré que nous allions engager les meilleurs
artisans pour tailler et poser le marbre.
Le fait d’utiliser une telle quantité de matériau, sur le sol, sur les murs, et
jusqu’en haut du sixième étage, donne une impression de luxe incroyable et
force l’admiration. On dit aujourd’hui que la couleur de ce marbre procure
tout à la fois un sentiment d’exaltation, de chaleur et de dynamisme. C’est
exactement ce que les gens doivent ressentir quand ils vont faire leurs
achats. Il faut qu’ils se sentent bien et détendus, mais qu’ils soient aussi
stimulés pour qu’ils dépensent leur argent.
Le marbre, naturellement, n’est qu’un des atouts de ce hall d’entrée.
L’espace en lui-même est extrêmement original et impressionnant. Plutôt
que de faire les rampes des escaliers et des balcons en aluminium, pratique
mais banal, nous avons choisi du cuivre, bien plus cher mais tellement plus
élégant, et qui se marie parfaitement avec la couleur du marbre. Nous avons
également utilisé beaucoup de miroirs sur les côtés des escaliers
mécaniques. Ce genre de détail est capital ; il rend les lieux encore plus
spectaculaires. Nous avons ensuite construit deux énormes colonnes pour
soutenir le plafond. Ainsi, où qu’on se trouve, on a un point de vue sur tout
le hall sans aucune entrave, et on ressent une impression d’espace
remarquable.
Un autre élément, pour lequel je me suis battu au début, rend l’Atrium
exceptionnel. Il s’agit de l’entrée sur la 5e Avenue. Les lois de l’urbanisme
exigeaient une entrée de quatre mètres cinquante de large. Cela me
satisfaisait car je ne tenais pas à perdre trop d’espace commercial en façade
sur la 5e Avenue. La ville a toutefois insisté pour qu’elle ait neuf mètres de
large. J’ai finalement accepté avec une certaine réticence. Mais je me suis
retrouvé avec une immense entrée tout à fait réussie. J’avoue que le seul
crédit en revient à la Commission d’urbanisme.
Le dernier atout du hall est la cascade qui court sur le mur est. Haute de
vingt-quatre mètres, elle a coûté presque deux millions de dollars. Mes
collaborateurs voulaient au début d’immenses fresques sur ce panneau.
Personnellement, je trouvais ça démodé, peu original, vraiment pas
enthousiasmant. La chute d’eau est devenue une œuvre d’art en elle-même,
une sorte de sculpture. Elle attire beaucoup plus l’attention que de belles
peintures. Si la plupart des galeries marchandes doivent leur succès à un
aspect sécurisant, je suis convaincu que l’Atrium est une réussite pour des
raisons opposées. Il est presque irréel par ses dimensions, par ses formes, et
le traverser est une véritable expérience. On a un peu l’impression de se
trouver au pays des merveilles.
Nous nous sommes efforcés de réaliser la même sensation dans les
appartements. L’élément le plus spectaculaire que nous offrons est
naturellement la vue. Comme les appartements résidentiels ne commencent
qu’au trentième étage, ils dominent les immeubles voisins. Cela signifie
qu’on peut voir au nord tout Central Park, au sud la statue de la Liberté, à
l’est l’East River et à l’ouest l’Hudson. De plus, l’architecture en dents de
scie du haut de l’immeuble donne à chaque appartement une double vue.
Enfin, pour permettre de profiter de cette situation exceptionnelle, on a
construit d’immenses baies vitrées qui vont pratiquement du sol au plafond.
Je les aurais volontiers fait aller réellement du sol au plafond, mais on m’a
assuré que s’il n’y avait pas au moins un petit parapet en bas, certaines
personnes auraient le vertige.
Nous nous sommes rapidement aperçus que l’intérieur des appartements
n’était pas le plus important. En effet, l’acheteur, prêt à payer un million de
dollars pour un pied-à-terre de trois pièces, ou cinq millions de dollars pour
un duplex avec quatre chambres, engagerait un décorateur et refairait tout à
son goût. En fin de compte, la raison de notre succès ne se trouve pas dans
tout le luxe que nous avons offert. En plus de l’originalité du bâtiment, de la
richesse des matériaux, de l’emplacement exceptionnel, de la publicité et du
timing parfait, la Trump Tower est devenue un véritable mythe. Bon
nombre de buildings sont des réussites mais je suis convaincu qu’il en
existe un seul, à une époque donnée, qui puisse allier toutes les qualités
nécessaires pour attirer les meilleurs acheteurs et permettre à son
propriétaire de demander des prix élevés.
Avant la Trump Tower, l’immeuble qui avait eu ce côté mythique était
l’Olympic Tower, construit dans les années 1970 au coin de la 51e Rue et de
la 5e Avenue. L’élément déterminant était son propriétaire : Aristote
Onassis. À cette époque, Onassis menait une vie hors du commun. Il était
marié à Jackie Kennedy et le couple représentait le summum de la jet-set,
avec des propriétés partout dans le monde, un énorme yacht, et l’île privée
de Skorpios. Il était fabuleusement riche, à la mode, et bien qu’Olympic
Tower ne fût pas un immeuble particulièrement beau, c’était le produit
approprié réalisé par le type qu’il fallait, au bon moment. Il a littéralement
coupé l’herbe sous le pied à un autre immeuble de luxe, le Galleria,
construit à la même époque sur la 57e Rue.
La Trump Tower l’a aussi emporté sur un concurrent qui avait pourtant
tout pour réussir. Bien avant que je me lance dans les premières
négociations pour le terrain de Bonwit, un autre promoteur a annoncé son
intention de construire une immense tour résidentielle au dessus du
Museum of Modern Art, sur la 53e Rue et la 5e Avenue. Cela aurait dû être
un énorme succès. L’image de marque du musée était prestigieuse,
l’emplacement était bon, l’architecte, Cesar Pelli, était une célébrité, et le
promoteur a bien fait savoir qu’il n’allait pas construire cet immeuble à
l’économie.
Pourtant, les appartements de la Trump Tower se sont beaucoup mieux
vendus que ceux de la Museum Tower. Bien que nous ayons commencé la
construction après eux, nous avons vendu nos appartements à peu près au
même moment. Et j’ai vu dès le début que nous avions de meilleurs atouts,
et surtout cette fameuse entrée sur la 5e Avenue. De plus, l’architecture de la
Museum Tower n’avait rien de fantastique. La façade, avec ses glaces de
toutes les couleurs, n’était pas spectaculaire, et le hall d’entrée guère
original. La promotion a également été nulle. Les encarts publicitaires
étaient plats, insignifiants et l’immeuble semblait n’offrir rien de plus que
n’importe quel autre building.
Contrairement à eux, nous avons préféré mettre en avant nos atouts les
plus exceptionnels et nous avons réalisé une promotion d’enfer. La Trump
Tower était non seulement un très bel immeuble situé à un emplacement
exceptionnel, mais aussi un événement par lui-même. C’était le seul
immeuble habitable pour un certain type de personnes, l’endroit où il fallait
absolument vivre lorsque l’on était vraiment riche et dans le vent. Nous
nous sommes mis à vendre du rêve.
Nous ne nous attaquions pas aux vieilles fortunes de New York qui, de
toute façon, préfèrent vivre dans l’ancien. Mais nous attirions beaucoup
d’autres catégories de gens aussi riches.
Grâce à notre aspect grandiose, nous étions naturellement le lieu
privilégié pour le monde du show-business. Les étrangers aussi –
Européens, Sud-Américains, Moyen-Orientaux et Asiatiques – ont
représenté un bon pourcentage de nos clients. On leur offrait un avantage
immédiat : au moment de la mise en vente des appartements, la Trump
Tower était pratiquement le seul endroit où l’on pouvait acheter des
logements en copropriété à New York. Pour acheter un appartement en
copropriété, tout ce qu’il faut c’est le payer. La plupart des immeubles de
New York fonctionnaient à cette époque sous forme coopérative. Cela
signifie qu’on devait obtenir l’autorisation du conseil d’administration de
l’immeuble. Ce conseil a un pouvoir absurde. Ses membres peuvent exiger
toutes sortes de garanties financières, de références sociales, et convoquer
les acheteurs éventuels pour des entretiens aussi souvent qu’ils le
souhaitent. Ils peuvent enfin refuser une offre d’achat sans donner aucune
explication. C’est un moyen de discrimination inimaginable. Or, la plupart
des membres de ces conseils d’administration prennent plaisir à montrer
leur pouvoir. Tout cela est idiot et sans doute illégal, mais ça s’est révélé
une excellente chose pour la Trump Tower. Bien des étrangers n’avaient pas
les références sociales nécessaires et acceptables par ces conseils. Ou ils ne
voulaient tout simplement pas avoir à affronter l’examen minutieux d’un
groupe d’individus indiscrets. Alors ils sont venus directement chez nous.
Je me souviens encore du premier matin où nous avons commencé à
vendre les appartements. Un de mes vendeurs est entré précipitamment dans
mon bureau : « Monsieur Trump. Il y a un problème. La Museum Tower
vient de rendre ses tarifs publics et ils sont beaucoup moins élevés que les
nôtres. » J’ai réfléchi une minute et j’ai tout de suite su que la Museum
Tower venait de commettre sa première erreur. Les gens très riches que
nous recherchions n’essaient pas de faire une affaire quand ils achètent un
appartement. Dans n’importe quel autre domaine, oui, mais pas quand il
s’agit de leur propre maison. Ils veulent avant tout ce qu’il y a de mieux. En
vendant ses appartements moins chers que les nôtres, la Museum Tower
avait seulement prouvé que l’immeuble n’était pas aussi prestigieux.
Bon nombre de personnes croient que nous avons tout fait pour attirer les
gens connus dans la Trump Tower, ou que nous avons utilisé les services
d’une agence de relations publiques pour la promotion de notre immeuble.
En réalité, nous n’avons jamais engagé un seul spécialiste. Chacune des
vedettes – Johnny Carson, Steven Spielberg, Paul Anka, Liberace et
beaucoup d’autres – qui ont acheté un appartement dans la Trump Tower,
l’ont fait sans qu’on aille les chercher. Et je n’ai consenti de remise à
aucune d’entre elles. Il arrive que les promoteurs baissent leurs prix quand
il s’agit de personnalités. C’est pour moi un signe de faiblesse. Ce qui est
important, c’est qu’une star soit prête à payer le prix.
Il y a bien une histoire de célébrité qui a aidé à la promotion de la Trump
Tower. Il s’agit d’une vente qui n’a jamais eu lieu. Peu après avoir
commencé à vendre les appartements, j’ai reçu un coup de téléphone d’un
journaliste qui me demandait s’il était vrai que le prince Charles avait
acheté un appartement dans la Trump Tower. C’était la semaine du mariage
du prince Charles et de Lady Di. C’était naturellement le couple dont on
parlait le plus au monde. Notre politique était de refuser tout commentaire
sur nos ventes, et c’est exactement ce que j’ai dit au journaliste. En d’autres
mots, je n’ai ni nié ni confirmé la rumeur. Apparemment, le journaliste a
alors décidé d’appeler Buckingham Palace. Mais le couple princier était
déjà parti en lune de miel, et il naviguait sur le Britannia. Le porte-parole a
répondu exactement comme moi : il ne pouvait ni nier ni confirmer la
rumeur.
Cela a suffi pour que les médias s’emballent. En l’absence de tout
démenti, l’annonce que le prince Charles envisageait d’acheter un
appartement dans la Trump Tower a fait la une de plusieurs journaux dans
le monde entier. Cela ne nous a certainement pas nui et j’avoue avoir trouvé
tout ça assez drôle. Un mois auparavant, le prince Charles était venu en
visite à New York, et au moment où le prince était arrivé au Lincoln Center
pour un concert, des centaines de manifestants s’étaient regroupés, sifflant,
criant, lui lançant des bouteilles. Cette expérience désagréable n’a
certainement pas donné envie au prince Charles d’avoir un appartement à
New York. D’ailleurs, bien que la Trump Tower soit un immeuble
exceptionnel, je pense qu’il aurait trouvé un peu dur d’y vivre après avoir
connu toute sa vie Buckingham Palace.
Avec une telle demande, nous avons dû changer notre stratégie et jouer la
difficulté. Il s’agissait de pratiquer une technique de vente à contre-courant.
Si vous êtes assis dans votre bureau, un contrat de vente à la main, pressé
d’accepter la première affaire qui se présente, il semble évident aux gens
que vos appartements ne sont pas très demandés. Nous avions donc décidé
de ne jamais nous dépêcher de signer un contrat. Lorsque les gens venaient
nous voir, nous leur montrions l’appartement témoin. Puis nous parlions
avec eux. S’ils étaient vraiment intéressés, nous faisions allusion à une liste
d’attente. Plus les prix des appartements étaient élevés, plus les gens les
voulaient.
Comme la demande croissait, j’ai augmenté les prix, au moins une
douzaine de fois. Nous vendions à des prix nettement supérieurs à ceux
d’Olympic Tower qui, jusque-là, était l’immeuble le plus cher de New
York. Dans un laps de temps fort court, nous avons doublé le prix des
appartements les plus recherchés, c’est-à-dire ceux des étages supérieurs.
Les gens achetaient des trois pièces pour un million et demi de dollars.
Avant la fin de la construction, nous avions déjà vendu la grande majorité
des appartements.
Le flot des acheteurs pour la Trump Tower est devenu une sorte de
baromètre de l’économie internationale. Ce sont les Moyen-Orientaux qui
ont été au début les gros clients. À l’époque, le cours du pétrole avait atteint
des sommets. Mais il s’est cassé la figure, et les Arabes sont retournés chez
eux. En 1981, on a soudain enregistré une vague d’acheteurs français. Je
n’ai pas bien su au début ce qui se passait, mais j’ai vite compris que la
cause en était l’élection de François Mitterrand à la présidence de la
République.
Après les Européens, nous avons eu les Sud-Américains et les Mexicains.
Le dollar était alors bas et leur économie paraissait encore solide. Puis,
quand l’inflation a fait son apparition, que leurs monnaies ont été dévaluées,
que leurs gouvernements ont essayé d’enrayer la sortie de devises, la
période sud-américaine s’est achevée.
Ces dernières années, nous avons eu deux nouveaux types d’acheteurs.
Le premier, plus spécifiquement américain, concerne les gens de Wall
Street, courtiers ou banquiers, qui ont bâti des fortunes rapides au moment
où le marché des valeurs a explosé. Lorsqu’on y réfléchit, tout cela paraît
absurde. Des courtiers de vingt-cinq ans gagnent tout d’un coup six cent
mille dollars par an parce que des clients de leur agence qu’ils n’ont jamais
rencontrés leur demandent d’acheter cinq mille actions de General Motors.
Le courtier appuie sur un bouton de son ordinateur, et il encaisse une
énorme commission. Quand le marché se cassera la figure, ce qui arrivera
forcément un jour car ça fonctionne par cycles, ces types se retrouveront à
la rue, demandeurs d’emploi.
Les autres acheteurs sont les Japonais. J’ai beaucoup de respect pour
l’économie japonaise. Mais, en ce qui me concerne, je trouve extrêmement
difficile de travailler avec eux. Ils viennent toujours vous voir par groupes
de six, huit ou douze, et il vous faut persuader chacun d’eux pour arriver à
vos fins. Il est toujours possible d’en convaincre deux ou trois, mais
douze… De plus, ils sont toujours si sérieux que ce n’est pas amusant de
traiter avec eux. Ils ont heureusement beaucoup d’argent à dépenser, et ils
s’intéressent énormément à l’immobilier. Il est cependant dommage que,
depuis des dizaines d’années, ils soient devenus de plus en plus riches
essentiellement sur le dos des Américains. Ils ont réussi à établir entre les
deux pays une politique commerciale à leur avantage. Et nos dirigeants
n’ont jamais vraiment compris ce qui se passait ; ils ont été incapables de
trouver les moyens de lutter contre cette invasion.
Comme les deux cent soixante-trois appartements de la Trump Tower
étaient fort recherchés, j’ai décidé d’en garder une douzaine en réserve. De
la même façon, qu’un hôtelier garde toujours une chambre pour lui j’ai
choisi l’un des trois triplex de mille mètres carrés du dernier étage pour ma
famille. Nous y avons emménagé vers la fin 1983. J’ai alors reçu des offres
allant jusqu’à dix millions de dollars pour chacun des deux appartements
voisins du mien. Mais j’ai résisté à la tentation de les vendre ; peut-être
aimerais-je plus tard agrandir mon propre appartement ?
C’est arrivé plus tôt que prévu. Au milieu de l’année 1985, le
multimillionnaire saoudien Adnan Khashoggi m’a invité chez lui dans
l’Olympic Tower. Sans être vraiment enthousiasmé par l’appartement lui-
même, j’ai été impressionné par la taille des pièces. Je n’avais jamais vu un
salon aussi grand. Mon triplex était déjà vaste mais je me suis dit : pourquoi
pas ? Pourquoi n’aurais-je pas exactement l’appartement que je veux, alors
que c’est moi qui ai construit l’immeuble ?
J’ai donc décidé de prendre un appartement de plus et de le réunir au
mien. Les travaux ont duré près de deux ans. Mais je ne pense pas qu’il
existe un endroit plus fantastique au monde. Et, bien que je n’aie pas
vraiment besoin d’un salon de vingt-quatre mètres de long, je dois dire que
je prends un certain plaisir à posséder celui-là.
Tout comme nous n’avions eu aucune difficulté à obtenir les plus gros
acheteurs pour les appartements résidentiels de la Trump Tower, nous avons
aussi bien réussi à attirer les meilleures boutiques dans le centre commercial
de l’Atrium. Tout a commencé quand Asprey, qui vend les plus beaux
cristaux, bijoux et antiquités qui soient, et dont le siège est à Londres, a
décidé d’installer chez nous sa première succursale américaine. Ils ont
d’abord pris une petite surface, mais les affaires ont tellement bien marché
qu’aujourd’hui ils se sont agrandis et occupent un espace beaucoup plus
important. La qualité attire naturellement la qualité. Aussitôt après, nous
avons loué aux plus prestigieuses marques du monde, comme Charles
Jourdan, Buccellati, Cartier, Martha, Harry Winston, et bien d’autres
encore.
Nous avons aussi eu la chance que, en avril 1983, juste après l’ouverture
de la galerie marchande, Paul Goldberger, qui avait alors remplacé Ada
Louise Huxtable au New York Times, écrive un excellent article sur notre
Atrium. Son titre : « Le hall d’entrée de la Trump Tower : une bonne
surprise ! » Il disait que les critiques s’étaient trompés : « Ce hall d’entrée
est un élément plus positif dans notre paysage urbain que les faiseurs
d’opinion l’auraient souhaité. » L’article continuait ainsi : « Ce hall est
peut-être le plus réussi qu’on ait créé à New York depuis de nombreuses
années. Il est chaleureux, luxueux, presque enivrant, en tout cas plus attirant
que tous les centres commerciaux construits jusqu’alors dans des
immeubles comme l’Olympic Tower, le Galleria ou le Citicorps Center. »
Cet article a eu deux effets positifs. Il a renforcé le sentiment des
commerçants et des locataires d’appartements qu’ils avaient fait le bon
choix. Mais aussi, et c’est de loin le plus important, il a attiré des clients
pour les boutiques. Ce sont eux, au bout du compte, qui ont été la clef du
succès.
Curieusement, personne n’a jamais vraiment cru à la réussite de cette
galerie marchande. Dès le jour de son ouverture, de fausses rumeurs
circulaient. L’une d’elles disait que si la galerie était devenue une attraction
touristique, on n’y achetait rien. Une autre que les commerçants européens
restaient seulement parce que leurs sociétés devaient, pour leur gestion,
faire apparaître des pertes importantes. D’autres enfin assuraient que les
boutiques du rez-de-chaussée marchaient bien mais que c’était la
catastrophe pour celles des étages supérieurs. En 1986 encore, un
journaliste du New York Times est venu me voir avec l’idée d’écrire un
article incendiaire contre notre Atrium. Finalement, il a rédigé un reportage
complet, publié en première page de la section business du journal, vantant
l’incroyable succès de notre centre commercial.
Un centre commercial a d’habitude un roulement d’au moins un tiers de
ses locataires au cours des trois premières années d’exploitation. La Trump
Tower n’a perdu qu’un petit nombre de commerçants pendant les premières
années. Mais surtout, dès que l’un d’entre eux s’en allait, il était
immédiatement remplacé par une des cinquante sociétés que nous avions
mises sur liste d’attente. Les magasins de luxe ont connu une expansion
étonnante grâce à notre galerie marchande.
Le dernier élément qui a aidé à faire de la Trump Tower un
investissement en or est ce qu’on appelle la déduction fiscale 421-A.
Ironiquement, obtenir mon 421-A m’a pris plus de temps que d’assembler
tous les terrains et construire l’immeuble.
La ville avait créé la loi du 421-A en 1971 pour encourager la
construction d’appartements résidentiels. En échange de l’amélioration du
bien immobilier, les promoteurs étaient exemptés de taxes pendant une
période pouvant aller jusqu’à dix ans.
Mais Koch et ses assistants ont tout de suite flairé une opportunité
politique à laquelle ils n’ont pu résister : se positionner comme les
défenseurs des consommateurs contre les promoteurs immobiliers sans
scrupules. Du point de vue relations publiques, j’étais vulnérable. Il était
évident que la 5e Avenue n’était pas un quartier marginal. Mais, dans ma
tête, j’avais droit à cette exemption. En décembre 1980, j’ai rempli un
formulaire une première fois. Un mois plus tard, j’ai rencontré Tony
Gliedman, le responsable d’un service de la ville qui s’occupait de la
préservation et des projets de logements. Je voulais pouvoir défendre mon
cas en personne. En mars, Gliedman m’a refusé l’exemption. J’ai appelé
Koch pour lui dire que je ne trouvais pas ça juste. Je lui ai déclaré que je
n’avais pas l’intention de laisser tomber cette affaire et que la ville perdrait
beaucoup d’argent dans un procès que j’avais toutes les chances de gagner.
En avril 1981, m’appuyant sur l’article 78, je me suis tourné vers la Cour
suprême et j’ai intenté une action en justice pour que la décision de la ville
soit réexaminée. La Cour m’a donné raison, mais j’ai perdu en appel. Je
suis donc retourné devant la cour d’appel. En décembre 1982, presque deux
ans après ma première demande, la cour d’appel a jugé, avec sept voix pour
et zéro contre, que la ville m’avait illégalement refusé l’exemption. Mais,
au lieu d’ordonner simplement à la ville de m’accorder cette exemption, la
Cour lui a demandé de réexaminer ma demande. C’est ce qu’ils ont fait. Et
ils m’ont refusé une fois de plus l’exemption.
J’étais alors tellement hors de moi que l’argent que me coûtaient toutes
ces actions en justice n’avait plus aucune importance. On a recommencé
avec l’article 78, et le même scénario s’est reproduit. Nous avons gagné
devant la Cour suprême, nous avons perdu en appel, et nous nous sommes
retrouvés encore une fois devant la cour d’appel. Mon avocat, Roy Cohn, a
fait des merveilles sans aucune note. Cette fois-ci encore, la Cour a décidé à
l’unanimité que nous avions droit à l’exemption mais a exigé que la ville
me l’accorde sans plus de délais.
Cela ne représentait que le glaçage du gâteau. La Trump Tower, à ce
moment-là, était déjà un énorme succès. Elle m’avait apporté la notoriété,
une crédibilité et un prestige certains. C’était aussi un gros succès financier.
Le projet avait coûté à peu près cent quatre-vingt-dix millions de dollars. La
vente des appartements en avait rapporté jusqu’ici deux cent quarante. Cela
signifiait qu’avant même de toucher les loyers des bureaux et des magasins
nous avions dégagé un bénéfice de cinquante millions de dollars. J’avais
aussi gagné plus de dix millions en commissions sur les ventes des
appartements. Finalement, les loyers des bureaux et des magasins de la
galerie marchande ont généré des millions de dollars par an, dont la presque
totalité n’était que profits.
Finalement, la Trump Tower est devenue bien plus qu’une bonne affaire :
j’y travaille, j’y habite et j’y suis extrêmement attaché. C’est à cause de cet
attachement presque sentimental que j’ai fini par racheter la participation
d’Equitable en 1986.
Equitable avait alors mis un autre type à la tête de son département
immobilier. Un jour, ce type m’a appelé : « Monsieur Trump, je viens de
jeter un coup d’œil sur les livres de comptes et j’aimerais que vous
m’expliquiez pourquoi on dépense autant d’argent pour l’entretien de la
Trump Tower. » Nous dépensions à l’époque près d’un million de dollars
par an, ce qui ne s’était jamais vu. Mais l’explication était simple. Lorsque
vous êtes au sommet, il faut savoir y rester et ça coûte cher. J’avais décidé
par exemple que tous les cuivres seraient astiqués deux fois par mois.
Pourquoi, me demandait le type d’Equitable, ne pourrions-nous pas
économiser et les nettoyer uniquement tous les deux mois ?
Au début, je suis resté poli. J’ai essayé de lui expliquer qu’une des
raisons pour lesquelles la galerie était appréciée c’était sa propreté parfaite.
J’ai également ajouté que je n’avais pas l’intention de changer de politique
et qu’il devrait peut-être prendre un jour ou deux pour réfléchir au
problème. Il m’a rappelé deux jours plus tard. Il estimait toujours que l’on
devrait tenter ce genre d’économie. Ça a sonné le glas de mon association
avec eux. J’avais aimé travailler avec Equitable, mais je n’allais pas lésiner
pour économiser quelques dollars, et au final en perdre. C’était courir au
suicide.
J’étais furieux mais j’ai pris la chose avec philosophie. Je suis allé voir
mon ami George Peacock, le patron d’Equitable et lui ai expliqué qu’il
semblait y avoir une dissension à laquelle je ne voyais guère d’issue. Je
souhaitais donc racheter leurs parts. Nous nous sommes entendus très
rapidement, et je suis maintenant propriétaire de la Trump Tower à cent
pour cent. Une fois le contrat signé, j’ai reçu une lettre de George Peacock
qui finissait ainsi : « Le temps amène des changements et il vaut mieux
savoir les accepter. Néanmoins, je resterai toujours fier de ma participation
dans la création de la Trump Tower. Et je me souviendrai toujours avec
plaisir de la façon dont nous avons travaillé ensemble. »
J’ai été heureux de recevoir cette lettre. C’était une façon élégante de
mettre un terme à une association qui, de toute façon, s’était toujours
déroulée très correctement.
8

UN CASINO SUR LA PROMENADE


Je me suis intéressé pour la première fois aux casinos un soir de 1975 en
me rendant en voiture à une nouvelle réunion touchant au Commodore.
C’était l’heure du journal et on annonçait que les employés de deux hôtels
de Las Vegas, dans le Nevada, venaient de voter la grève. L’une des
conséquences de ce mouvement social était que le cours de l’action Hilton,
propriétaire de deux casinos à Las Vegas, avait chuté de plusieurs points. À
cette époque, je commençais à m’y connaître un peu dans la gestion
d’hôtels, mais j’ai tout de même été surpris. Comment se faisait-il que
l’action d’une compagnie qui possédait au moins une centaine d’hôtels dans
le monde entier puisse baisser autant à cause d’une grève qui ne touchait
que deux d’entre eux ?
De retour à mon bureau, je n’ai pas eu trop de mal à trouver la réponse.
Hilton était bien propriétaire de plus de cent cinquante hôtels partout dans
le monde, mais ses deux hôtels casinos de Las Vegas rapportaient à eux
seuls presque quarante pour cent des profits totaux de la compagnie. Le
Hilton de New York, l’un des plus grands établissements de la ville, dont
j’avais toujours cru qu’il marchait bien, dégageait moins d’un pour cent des
bénéfices de la compagnie. Cette révélation a été un véritable choc pour
moi. Depuis presque deux ans, j’avais travaillé jour et nuit pour essayer de
construire un grand hôtel sur la 42e Rue. Je n’avais pas encore réussi à
obtenir les autorisations ni le financement nécessaires, et il y avait encore
pas mal de risques que l’affaire n’aboutisse jamais. Ce jour-là, pour la
première fois, je découvris que, même si j’arrivais à mes fins, même si
l’hôtel était construit et rencontrait le succès dans la plus belle ville du
monde, cela me rapporterait un bénéfice ridicule comparé à celui d’un
casino hôtel marchant moyennement dans une petite ville du désert.
J’avais déjà investi beaucoup de temps dans le Commodore, et je
n’entendais pas abandonner en route. Pourtant, peu après avoir entendu ce
reportage, je me suis offert un petit séjour à Atlantic City. Un an
auparavant, le référendum pour légaliser les jeux dans tout l’État du New
Jersey avait été un gros échec. Aujourd’hui, une autre tentative était lancée
à l’occasion des élections de 1976 pour essayer de légaliser les jeux, cette
fois uniquement à Atlantic City.
Cela valait certainement le coup d’aller vérifier sur place. Je n’ai jamais
eu de réticence vis-à-vis des jeux de hasard, car je trouve que la plupart des
critiques sont hypocrites. La Bourse de New York est sans doute le plus
gros casino du monde. La seule différence avec un casino est que les
joueurs sont habillés de costumes trois-pièces rayés et se baladent avec des
attachés-cases en cuir. Si on laisse les gens jouer en Bourse, où chaque jour
plus d’argent est gagné ou perdu que dans aucun autre casino, je ne vois pas
pourquoi on ne les laisserait pas aussi s’adonner au black-jack, aux dés ou à
la roulette.
Pour moi, la décision de légaliser les jeux à Atlantic City était purement
économique. Était-ce le bon moment ? Le prix d’entrée était-il raisonnable
et l’endroit un bon choix ? Atlantic City se trouve à près de deux cents
kilomètres de New York, sur la côte sud du New Jersey. Elle fut à une
époque une grande station balnéaire et un important centre de séminaires et
d’expositions de tout genre. Mais quand ces manifestations se sont plutôt
déplacées vers des villes au climat plus accueillant, Atlantic City a connu de
grosses difficultés.
J’ai été surpris de voir combien l’endroit s’était détérioré. On avait
presque l’impression de se trouver dans une ville fantôme, avec des
carcasses d’immeubles brûlés, des magasins fermés par des planches
clouées, et ce sentiment de désespoir que l’on ressent immédiatement dans
les régions victimes du chômage.
La perspective d’une légalisation des jeux avait néanmoins fait monter
les prix des terrains, particulièrement sur la promenade, le long de l’océan.
Depuis la grosse entreprise jusqu’au petit truand, les spéculateurs s’étaient
abattus sur la ville comme des vautours. Des gens qui habitaient de
minuscules logements, qu’ils n’auraient pas pu vendre un an auparavant
plus de cinq mille dollars s’en voyaient soudain offrir trois cent, cinq cent
mille, ou même un million de dollars.
Tout ça était un peu ridicule, et j’ai décidé de ne pas jouer le jeu. Je
n’aimais pas l’idée de risquer autant d’argent. Si j’avais acheté par exemple
un terrain cinq cent mille dollars avant le référendum sur la légalisation, et,
si ce référendum était un nouvel échec, alors mon investissement serait une
perte sèche. Si, en revanche, le référendum était positif, ce même terrain
pourrait me coûter deux millions. Mais pour moi le meilleur pari était
d’acheter plus cher quelque chose de plus sûr. Les sommes brassées par un
casino sont tellement importantes que payer un peu plus pour un bon
emplacement pèserait finalement peu dans la balance.
En novembre 1976, le référendum a penché du côté du oui, et la loi a été
promulguée vers le milieu de l’année 1977. À cette époque, le projet du
Grand Hyatt était bien parti, mais les prix des terrains à Atlantic City
avaient atteint des sommes que je n’aurais jamais pu imaginer. Tout comme
cinq ans plus tôt, lorsque les prix à Manhattan avaient également atteint des
sommets, j’ai décidé d’attendre un peu. Si j’étais patient et que je restais à
l’affût, une opportunité se présenterait sûrement.
Trois ans ont passé. Enfin, au cours de l’hiver 1980, j’ai eu au téléphone
un de mes architectes d’Atlantic City : le bel emplacement que j’avais
repéré sur la promenade allait peut-être se libérer. Le timing n’aurait pu être
meilleur. La première vague d’enthousiasme pour les casinos était passée,
les temps étaient devenus plus difficiles. Quelques-uns d’entre eux, comme
le Resorts, le Golden Nugget ou le Caesars engrangeaient encore des
bénéfices, mais les plus récents connaissaient de grosses difficultés.
Le Bailly, qui venait juste d’être achevé, avait explosé le budget initial de
deux cents millions de dollars. Le Tropicana, filiale de Ramada Inn, très en
retard dans sa construction, avait lui aussi déjà largement dépassé son
budget. Bob Guccione, le propriétaire de la revue Penthouse, avait annoncé
son intention de construire un casino sur la promenade, mais il s’était
aperçu, une fois le terrain acheté, qu’il ne trouvait personne pour le
financer. Les projets d’Hugh Hefner pour un casino Playboy étaient tombés
à l’eau quand il s’était vu refuser la licence par la Commission de contrôle
des casinos. Une demi-douzaine d’autres candidats de plus petite taille
avaient également débarqué en ville avec de grands projets. Mais ils avaient
rapidement été mis hors course à cause de problèmes de financement, de
licence, ou tout simplement ils avaient été refroidis par les coûts énormes de
la construction d’un hôtel casino.
La réputation d’Atlantic City avait aussi souffert des nombreuses
accusations de corruption que le FBI avait lancées dans le cadre de son
opération Abscam. En 1980, le vice-président de la Commission de contrôle
des casinos, Kenneth MacDonald, avait démissionné après avoir admis qu’il
était dans la chambre d’hôtel où un politicien local avait reçu un pot-de-vin
de cent mille dollars de la part d’investisseurs afin de les aider à obtenir leur
licence. La même année, un hiver extrêmement rude, avec des vents glacés
qui empêchaient de rester plus d’une minute sur la promenade, n’avait pas
arrangé les choses. Il paraissait évident qu’Atlantic City ne pourrait être
qu’une ville saisonnière, juste capable de faire vivre quelques casinos. En
ce qui me concernait, cela représentait une opportunité : les moments les
plus difficiles créent souvent des conditions idéales pour les affaires.
L’emplacement de près d’un hectare pour lequel j’avais reçu ce coup de
téléphone rassemblait plusieurs lots. Il se trouvait au milieu de la
promenade, juste au bout de la rue principale qui relie le centre-ville à la
voie express. De plus, ces terrains se trouvaient juste à côté du Centre des
expositions, l’espace le plus vaste de la ville, susceptible d’accueillir toutes
sortes de séminaires ou d’importantes manifestations : une vraie mine d’or
pour tout casino voisin. J’étais convaincu qu’il n’y avait pas de meilleur
emplacement dans toute la ville. Mais, jusqu’ici, ces terrains s’étaient
révélés difficiles à réunir.
En 1980, tout le monde avait essayé de s’approprier ce site exceptionnel.
Le résultat était une situation légale extrêmement compliquée, avec des
droits de propriété fragmentés, des accords qui se recoupaient, des litiges
sur les options en cours, des guerres de clans… Le statut de l’ensemble était
impossible à déterminer, encore plus à démêler. Tous les avocats et agents
immobiliers du coin m’avaient conseillé d’acheter un terrain d’un seul
tenant. Je les laissais parler mais je n’étais pas vraiment convaincu.
Je crois qu’il faut toujours essayer d’acquérir l’emplacement idéal si on
peut l’obtenir pour un prix raisonnable. De plus, je prends une sorte de
plaisir pervers à m’attaquer aux affaires les plus difficiles. En général, ce
sont les plus intéressantes et celles avec lesquelles il y a le plus de chance
d’obtenir un prix raisonnable.
Si j’avais essayé de réunir toutes ces parcelles en 1976, le problème
aurait sans doute été beaucoup plus ardu. À cette époque, je n’avais encore
rien construit à New York, et personne ne savait qui j’étais. Mais en 1980,
avec le Hyatt en pleine rénovation et le projet de la Trump Tower annoncé,
j’avais un profil beaucoup plus crédible. Si on négocie avec des gens qui
ont par ailleurs souvent été déçus, la crédibilité est un élément essentiel.
L’emplacement était composé de trois grands terrains, chacun
appartenant à un groupe d’investisseurs différents, et d’une demi-douzaine
de petites maisons, propriétés de familles immigrées. La clé du succès était
d’acquérir le tout. Je ne voulais surtout pas investir de l’argent pour me
retrouver coincé à la fin par un seul propriétaire qui comprendrait la valeur
de la dernière pièce du puzzle.
C’est exactement ce qui était arrivé à Bob Guccione avec l’emplacement
voisin. Jusqu’à ce jour, sous la structure rouillée d’un immeuble inachevé,
on pouvait voir une petite maison que Guccione n’avait jamais réussi à
acquérir. Même s’il avait obtenu un quelconque financement, il se serait
toujours heurté à ce problème. Imaginez dépenser trois cents ou quatre
cents millions de dollars pour un superbe immeuble, construit autour d’une
véritable ruine !
J’ai donc d’abord travaillé à mettre ma crédibilité en valeur. J’ai dit aux
propriétaires des différentes parcelles que j’étais prêt à leur faire une offre
acceptable et que, contrairement à mes prédécesseurs, j’irais jusqu’au bout.
Je leur ai rappelé que j’avais déjà fait mes preuves dans des projets
immobiliers complexes. J’ajoutais également que j’étais sans doute le seul à
avoir encore l’ambition et la volonté d’aller jusqu’au bout. S’ils ne se
mettaient pas d’accord avec moi, ils garderaient probablement leurs terrains
sur les bras pendant longtemps.
Mais la grosse difficulté concernait les trois plus grandes parcelles. Les
groupes qui les possédaient étaient connus sous les noms de SSG, Magnum
et Network. Je me suis mis à négocier personnellement avec les plus gros
actionnaires de chacun d’entre eux. Plutôt que d’acheter les terrains
immédiatement, j’ai cherché à obtenir des baux à très long terme avec
option d’achat. Ma stratégie était d’investir le moins possible au début, et
également de ne pas avoir besoin de financement trop important, à une
époque où Atlantic City n’était plus en odeur de sainteté. Pour ce qui était
des baux, je pouvais prendre le loyer en charge moi-même.
Ma tactique était simple : j’étais prêt à acheter tous les terrains
immédiatement et d’un bloc. Les propriétaires devaient en échange
coopérer avec moi et entre eux, afin que toutes les ventes puissent se
réaliser en même temps. Ils devaient aussi abandonner les procès qu’ils
s’étaient faits les uns aux autres après les précédentes tentatives
d’unification. Je ne voulais pas m’embarquer dès le début dans un fatras de
procédures légales inextricable.
Les parcelles que j’ai immédiatement achetées ont été les maisons
individuelles. Bon nombre de ces petits propriétaires étaient des immigrants
qui parlaient très mal anglais et n’avaient pas l’habitude de s’exprimer à
l’extérieur. J’ai engagé des intermédiaires locaux pour négocier à ma place.
D’autres promoteurs avaient payé jusqu’à un million de dollars pour des
parcelles équivalentes, uniquement parce qu’elles étaient situées dans des
endroits stratégiques. Comme les temps n’étaient plus à l’euphorie, j’ai pu
acquérir la plupart des maisons à des prix raisonnables.
En juillet 1980, tous les éléments étaient en place. Je me souviens encore
du jour où nous avons conclu l’affaire. Le vendredi après-midi, nous avons
d’abord reçu chacun des propriétaires simultanément dans les différents
bureaux de mes avocats d’Atlantic City. Il a fallu vingt-huit heures non-stop
pour signer le tout. À la fin, tout le monde était exténué, mais je contrôlais
l’un des meilleurs emplacements d’Atlantic City.
Avant d’aller plus loin, je devais trouver le financement, obtenir les
permis de construire ainsi que ma licence de gérant de casino. Mais, plus
important encore, je devais être sûr que le moment était opportun pour se
lancer dans un tel projet. Je n’étais heureusement pas pressé de prendre une
décision. Entre les honoraires des avocats, ceux des architectes, l’achat et la
location de certains emplacements, j’avais déjà dépensé plusieurs millions
de dollars. Mais je savais que, si je décidais de tout laisser tomber et de
vendre les terrains ensemble, j’en obtiendrais beaucoup plus que ce que
j’avais investi. On trouve toujours des acheteurs lorsque l’on dispose d’un
produit exceptionnel.
La priorité était d’obtenir ma licence auprès de la Commission de
contrôle. Je connaissais assez bien l’histoire d’Atlantic City pour savoir que
ce serait long, difficile, et imprévisible.
Hugh Hefner, par exemple, se l’était vu refuser parce que sa compagnie
avait versé des pots-de-vin, une vingtaine d’années auparavant, dans le but
d’obtenir la licence de vendeur d’alcool pour le Playboy Club de
Manhattan. Lorsque Hefner est allé témoigner au New Jersey, il a déclaré
qu’on l’avait fait chanter pour qu’il verse ces pots-de-vin. Il a également
fait remarquer que ni lui ni le Playboy Club n’avaient été poursuivis en
justice pour cette infraction. On lui a tout de même refusé sa licence. Des
officiels du New Jersey qui ont rencontré Hefner à l’époque m’ont dit plus
tard que plusieurs membres de la Commission n’avaient pas aimé son
comportement. En effet, cela n’a pas dû jouer en sa faveur lorsqu’il a
débarqué aux audiences de Trenton avec sa pipe allumée au bec, vêtu d’une
chemise et d’un costume de soie, une superbe blonde à son bras.
L’attribution d’une licence est subjective. Si sa fille Christie, qui, elle, a les
pieds sur terre, y était allée à sa place, l’issue aurait peut-être été différente.
De sérieuses allégations de liens avec la mafia avaient été reprochées à
d’autres candidats. Caesars et Bailly étaient parmi ceux-là, mais ils ont tout
de même fini par obtenir leur licence. En observant le processus par lequel
chacun avait dû passer, j’ai découvert ce que j’appellerai « le principe de la
saignée ». S’ils voulaient être certains d’obtenir gain de cause, les candidats
étaient contraints de sacrifier au moins une de leurs brebis. Pour Caesars
World, il s’agissait des frères Perlman, qui ont dû donner leur démission.
Pour Bailly, William O’Donnel. Mais, contrairement à ces grosses sociétés,
je ne pouvais pas me permettre de sacrifier qui que ce soit. Je devais
témoigner d’un passé irréprochable.
J’ai commencé par engager un avocat pour me représenter. Nick Ribis
m’avait été recommandé par la famille Newhouse, pour laquelle il avait
souvent travaillé. J’avais beaucoup de respect pour les Newhouse et,
lorsque j’ai rencontré Nick, j’ai tout de suite aimé son style. Il avait environ
trente ans, à l’époque, mais il paraissait encore moins. Je lui ai déclaré : « Je
ne suis pas sûr qu’un avocat aussi jeune que vous soit capable de prendre en
charge un dossier de cette importance. » Mais ça n’a pas eu l’air de
l’impressionner : « Je ne suis pas sûr qu’un client aussi jeune que vous soit
capable de payer mes honoraires », m’a-t-il rétorqué.
Nous nous sommes tout de suite mis d’accord sur la stratégie à adopter.
Je ne commencerais aucun des travaux avant d’être sûr d’avoir la licence.
Presque toujours, les sociétés qui avaient acheté un terrain à Atlantic City
avaient commencé la construction en même temps qu’elles demandaient la
licence. Cette procédure peut durer aussi longtemps que de construire
l’immeuble et, plus tôt le casino était construit, plus vite il pouvait
commencer à gagner de l’argent. Tout ça est parfaitement logique si vous
êtes sûr d’obtenir votre licence à la fin. Mais, contrairement à ces autres
sociétés, je n’avais pas l’intention de risquer plusieurs centaines de millions
de dollars ainsi. Je ne tenais pas non plus à me trouver dans une position de
faiblesse vis-à-vis de la Commission. Une fois que vous avez commencé à
investir de telles sommes, il est beaucoup plus difficile de refuser leurs
exigences. Attendre signifiait devoir supporter des frais financiers sur mon
terrain et des profits retardés. Mais j’estimais que cela en valait largement la
peine. Il n’existe pas aujourd’hui beaucoup de compagnies qui soient prêtes
à vivre le cauchemar qu’est la procédure pour obtenir cette licence dans le
New Jersey. Voilà pourquoi les investisseurs éventuels sont bien plus attirés
par le Nevada.
Ma meilleure carte était que la construction de nouveaux casinos à
Atlantic City avait complètement cessé. L’État du New Jersey et les
officiels de la ville étaient pressés de montrer qu’Atlantic City était encore
un bon endroit. Ma crédibilité comme grand constructeur étant établie,
j’étais confiant : les responsables locaux et départementaux accueilleraient
favorablement mon projet. Je ne voulais pas me trouver dans la position du
demandeur. Je tenais à négocier à égalité avec des gens qui voulaient
vraiment que le projet aboutisse.
C’est alors que j’ai mis mon frère Robert sur le coup. Contrairement à
moi, et sans doute pour échapper à l’influence familiale, Robert avait
décidé, aussitôt après avoir obtenu son diplôme, de travailler à Wall Street.
Il avait commencé dans le financement de sociétés pour la firme Kidder
Peabody. Trois ans plus tard, il était engagé chez Eastdil Realty, et pendant
les cinq années suivantes il s’était spécialisé dans les affaires immobilières.
Il avait finalement changé pour Shearson Loeb Rhoades, où il avait créé le
département immobilier qu’il avait dirigé avec succès jusqu’à ce qu’il me
rejoigne. Nous savions en fait qu’un jour il reviendrait travailler en famille.
Atlantic City était une parfaite occasion de se retrouver. Je cherchais un
financement de deux cents millions de dollars pour une ville située à deux
cents kilomètres de New York, et je ne pouvais être sur place tous les jours.
Ce dont j’avais besoin, c’était quelqu’un de compétent, honnête et loyal
pour superviser le projet. Il n’y a rien de mieux que les membres de la
famille quand ils sont efficaces, car on peut leur faire confiance. J’ai appelé
Robert un soir de mai de l’année 1980. Nous avons discuté plusieurs heures
chez moi et, le lendemain, il acceptait de prendre en charge la responsabilité
et le suivi au jour le jour du projet d’Atlantic City. Cela signifiait, entre
autres choses, que nous allions chacun demander une licence.
Un matin de février 1981, Robert, Nick Ribis et moi sommes partis en
voiture dans le New Jersey pour un rendez-vous avec l’avocat général de
l’État et avec le chef de la Brigade des jeux. J’ai été courtois mais aussi
direct. Je leur ai dit que j’étais prêt à un gros investissement dans le New
Jersey avec mon propre argent, et que j’avais déjà mis sur la table plusieurs
millions de dollars pour acheter le terrain. Ce qui m’inquiétait, c’était que le
New Jersey avait acquis la réputation de rendre la vie difficile aux
promoteurs lorsqu’ils se lançaient dans le domaine des jeux. Les enquêtes
menées pour accorder la licence duraient parfois plus de dix-huit mois.
J’avais vraiment envie de construire un grand casino sur le magnifique
emplacement que j’avais réussi non sans mal à acquérir. Mais j’avais aussi
des coups immobiliers florissants à New York, et j’étais décidé à laisser
tomber Atlantic City sur-le-champ si le processus se révélait difficile. Je
n’investirais pas un sou de plus, et je ne commencerais pas la construction
avant d’obtenir une réponse pour ma licence.
« Non, monsieur Trump, vous n’êtes pas dans le vrai quand vous parlez
du New Jersey, m’a alors répondu l’avocat général. La procédure pour
obtenir la licence fonctionne parfaitement. Je ne peux rien vous garantir
quant au résultat. On conclura peut-être de façon négative. Néanmoins, je
peux vous assurer, si vous êtes prêt à coopérer, que l’on vous donnera une
réponse d’ici six mois. » Puis il s’est tourné vers le chef de la Brigade des
jeux : « N’est-ce pas ? »
Celui-ci était un peu sur une corde raide : « Nous ferons de notre mieux.
Mais ça pourrait prendre un an. »
J’ai immédiatement réagi : « Si ça demande un an, je laisse tomber. Je
suis d’accord pour coopérer pleinement mais je ne suis pas prêt à attendre
une réponse pendant toute une année. » L’avocat général et le chef de la
Brigade ont eu l’air de comprendre. Six mois était le délai maximal que
nous acceptions. Ils nous ont assuré qu’ils s’efforceraient de nous satisfaire.
L’étape suivante a été de se réunir avec les membres de la Commission
de contrôle. Pour construire un casino, il faut des accords sur tout : la taille
des pièces, la répartition de l’ensemble, le nombre de restaurants ou les
dimensions de la salle de fitness… Notre intention était de fournir aux
inspecteurs des plans détaillés et des dessins précis bien avant le début des
travaux. Ils auraient ainsi le temps de les étudier et de nous communiquer
leurs remarques.
Bien des candidats à la licence avaient une expérience de gérant de
casino mais n’en avaient jamais construit, et ils ne s’étaient pas embarrassés
de ce genre de détails. Pressés d’ouvrir le plus vite possible, ils avaient
commencé la construction avant d’obtenir le moindre accord sur les plans.
Et ils avaient eu la mauvaise surprise de voir les inspecteurs débarquer sur
le chantier et leur dire : « Non, cette pièce est trop petite » ou : « Cette
machine doit être à cet endroit. » Je savais par expérience que les
changements en cours de construction coûtent cher et sont souvent la cause
des dépassements de budget.
Face à ces inspecteurs et à leurs exigences, nous avions l’avantage de ne
pas être nous-mêmes une bureaucratie. Dans la plupart des grosses sociétés,
pour obtenir une réponse, il faut passer par plusieurs échelons de
responsables dont la plupart ne sont pas véritablement concernés. Dans
notre organisation, dès qu’une question particulière était soulevée, on me la
posait directement et on obtenait une décision immédiate. Voilà pourquoi
j’ai pu agir beaucoup plus rapidement que la plupart de mes concurrents.
Comme on nous l’avait promis, la Brigade des jeux a conclu son enquête
et publia ses résultats six mois plus tard, le 16 octobre 1981. Ils avaient tenu
parole, mais ce qui était encore mieux, c’est que la Brigade des jeux n’avait
aucune réserve à notre égard.
Ma déposition devant la Commission n’était prévue que plusieurs mois
plus tard. J’ai obtenu entre-temps tous les permis de construire. Nous avions
demandé l’autorisation d’installer une sorte de passerelle reliant notre
complexe au Centre des expositions voisin. Ce qui nous permettait de bâtir
une partie de notre immeuble au-dessus de la route. Nous réussirions ainsi à
ériger, à partir d’un des plus petits emplacements de la ville, l’un des plus
grands hôtels d’Atlantic City. Contrairement aux propriétaires des autres
établissements de la promenade, nous avions décidé d’orienter toutes les
chambres et tous les restaurants vers l’océan. Pourquoi ne pas profiter au
maximum d’une si belle vue ?
Le second obstacle que nous avions à franchir était le financement, et
c’était loin d’être évident. Le milieu n’ayant pas bonne réputation, la
plupart des banques avaient pour politique de ne pas consentir de prêts pour
les affaires de jeux. Mon problème à moi était inverse. Notre réputation
auprès des banques était excellente, mais, pour les jeux, nous n’avions
aucune expérience à faire valoir. J’ai utilisé cette inexpérience à notre
avantage. Il vaut mieux prêter de l’argent à une compagnie solide qu’à un
gérant de casino expérimenté à la réputation douteuse. De plus, puisque
nous étions avant tout des constructeurs et des promoteurs, nous étions bien
mieux placés que n’importe qui pour garantir que le tout serait fait en temps
voulu et sans dépassement de budget.
La Manufacturers Hanover, qui avait participé au financement du Grand
Hyatt, était parmi les banques réticentes à se lancer dans les jeux.
Cependant, en raison des bonnes relations que nous avions toujours eues et
du succès du Hyatt, ils ont finalement accepté de nous prêter de l’argent. Je
n’étais pas enthousiasmé par les conditions qu’ils nous consentaient, mais il
m’était difficile de protester. Je m’estimais déjà heureux d’avoir trouvé un
financement.
Le 15 mars 1982, muni de l’engagement des banques et de tous les plans
et dessins des architectes dûment approuvés, je suis parti pour Trenton, dans
le New Jersey, afin de me faire entendre par la Commission de contrôle des
casinos. Ces séances duraient parfois jusqu’à six ou huit semaines. Vers
10 h 15, le matin, je me suis présenté à la barre. J’ai parlé pendant dix-sept
minutes. Juste un peu avant midi, les membres de la Commission ont décidé
de nous accorder la licence, à Robert et à moi, et de reconnaître notre raison
sociale, la Trump Plaza Corporation. Je pouvais enfin commencer.
Il y a eu par la suite un imprévu. Un matin de juin, j’ai reçu un coup de
fil de Michael Rose. J’étais surpris. Sans l’avoir jamais rencontré, je savais
qu’il était le président de Holiday Inn. Je l’ai pris au téléphone et il m’a dit
qu’il aimerait venir de Memphis pour me voir.
Je ne lui ai même pas demandé pourquoi. Un type comme Rose ne
sollicite pas un rendez-vous si ce n’est pas vraiment important. En fait, je
croyais savoir ce qu’il avait derrière la tête. À mon avis, il voulait acheter
un immeuble que j’avais acquis deux ans plus tôt, l’hôtel Barbizon Plaza,
situé au coin de Central Park South et de l’Avenue of the Americas. Je
savais qu’Holiday Inn cherchait un emplacement prestigieux à Manhattan,
et j’avais laissé courir dans les milieux de l’immobilier le bruit que je serais
prêt à céder le Barbizon.
Michael Rose est venu une semaine plus tard. Robert et Harvey Freeman
se sont joints à nous. Rose était un type impressionnant, grand, élégant et
courtois. Je me suis lancé dans un discours sur les qualités de l’hôtel
Barbizon. Son emplacement était exceptionnel, il n’y avait rien de
comparable, et Rose avait eu raison de venir me voir à ce sujet. Je ne tenais
pas particulièrement à vendre, mais peut-être réussirait-il à me
convaincre… Pendant une dizaine de minutes, je n’ai pas tari d’éloges sur
l’hôtel, pendant que Michael Rose restait assis à écouter poliment sans dire
un mot. Finalement, l’air un peu embarrassé, il m’a interrompu : « Je crois
que vous n’avez pas compris, Donald. Je ne suis pas intéressé par le
Barbizon Plaza. Je souhaite devenir votre associé à Atlantic City. C’est la
raison pour laquelle je suis venu. »
Je crois avoir une grande capacité d’adaptation. Je n’avais jamais pensé
prendre un associé dans l’affaire d’Atlantic City, mais je me suis aussitôt
remis à vendre avec le même enthousiasme notre projet. Nous disposions
du meilleur emplacement sur la promenade, nous avions dessiné le plus
beau complexe qui soit, le financement était en place, toutes les
autorisations avaient été accordées, et nous avions l’intention d’ouvrir dans
moins de deux ans.
Deux choses m’ont immédiatement intéressé dans cette éventuelle
collaboration avec Holiday Inn. La compagnie avait déjà une forte
expérience dans les jeux, et elle avait les moyens de financer le projet elle-
même, ce qui me soulagerait énormément. En revanche, je ne comprenais
pas pourquoi Rose était intéressé par une association avec moi. Holiday Inn
était déjà propriétaire d’un casino qui tournait bien à Atlantic City, le
Harrah’s. Je savais qu’ils souhaitaient en avoir un sur la promenade, mais
ils avaient acheté un terrain au bord de l’eau et je pensais qu’ils allaient y
construire un autre casino.
J’ai néanmoins décidé de me faire un peu prier. Après tout, il était
demandeur. « Écoutez, Mike. Mon financement est bouclé. J’ai ma licence
et toutes mes autorisations. Franchement, je n’ai aucun besoin de partenaire.
Mais, au fond, qu’avez-vous derrière la tête ? »
Rose m’a expliqué que mon projet lui plaisait à cause de son
emplacement, mais surtout en raison de mon expérience de constructeur
capable de respecter les délais et les budgets. Comme la plupart des autres
propriétaires de casinos, Holiday Inn avait connu des problèmes sans fin
pendant la construction de ses immeubles. Le budget du Harrah’s avait été
dépassé de dizaines de millions de dollars. Rose était particulièrement
sensible au fait que nous étions sur le point de commencer les travaux.
Holiday Inn ne pouvait tout simplement pas justifier une seconde fois vis-à-
vis de ses actionnaires des dépassements importants. Une association avec
nous paraissait un moyen efficace d’allier leur expérience dans la gestion
des casinos avec notre expérience de constructeur.
Rose avait déjà à l’esprit le type d’association qu’il souhaitait. Nous
construisions l’hôtel, ils le géraient, et nous partagions les profits à
cinquante-cinquante. De plus, ils investissaient cinquante millions de
dollars dans la construction et me rembourseraient à peu près vingt-deux
millions sur ce que j’avais dépensé jusqu’ici. Nous nous sommes également
mis d’accord sur le fait qu’ils se porteraient garants du prêt et useraient de
leur influence pour que l’on obtienne auprès des banques un taux plus
intéressant. Rose a enfin ajouté que Holiday Inn m’assurerait contre toutes
pertes au cours des cinq premières années d’activité et me verserait des
honoraires substantiels pour les travaux.
C’était trop beau pour être vrai ! J’ai plusieurs fois jeté un coup d’œil du
côté de Robert et Harvey pour voir si quelque chose ne m’échappait pas. Ils
souriaient sereinement. Lorsque Rose est sorti de mon bureau, nous étions
déjà d’accord sur les grandes lignes de notre accord. Il fallait encore qu’il
approuve les plans du complexe et que son conseil d’administration
entérine le tout. Je m’attendais bien à ce qu’on me demande quelques
concessions en cours de route, mais si les grandes lignes étaient respectées,
c’est-à-dire si je ne mettais pas un sou au départ et que je touchais
cinquante pour cent des bénéfices à l’arrivée, l’affaire était magnifique. De
plus, je m’associais avec une société dirigée par des personnes compétentes
et expérimentées dans le domaine des jeux. Après tout, qu’est-ce que j’y
connaissais, moi, à la gestion d’un énorme hôtel casino ?
Après avoir négocié les détails, il restait à obtenir l’accord du conseil
d’administration de Holiday Inn. La plupart du temps, il s’agit d’une pure
formalité. Dans ce cas, je craignais que Rose ne décide d’utiliser son
conseil pour se retirer de l’affaire, ou au moins pour me faire céder sur
quelques points importants.
Afin que ses actionnaires puissent admirer l’emplacement de mon terrain
et constater l’évolution des travaux, Rose a décidé d’organiser la réunion de
son conseil à Atlantic City. Cela m’inquiétait, car il nous restait fort à faire.
Mais, une semaine avant la réunion, une idée m’est venue à l’esprit.
J’ai appelé mon entrepreneur. Je voulais qu’il rassemble tous ses
bulldozers et camions disponibles et qu’il les amène sur mon chantier. Je
souhaitais que mon terrain soit transformé dans la semaine en un des
chantiers de construction les plus actifs au monde. Ce que feraient
réellement tous ces bulldozers et tous ces camions n’avait aucune
importance, à partir du moment où ils étaient en action. S’ils arrivaient tout
de même à accomplir quelque chose, tant mieux. Mais, si c’était nécessaire,
il pouvait leur demander d’enlever de la terre d’un côté pour la remettre de
l’autre. Il fallait simplement qu’ils s’activent jusqu’à ce que je dise d’arrêter
les manœuvres.
L’entrepreneur était un peu déconcerté : « Monsieur Trump, je suis dans
ce métier depuis pas mal d’années, et c’est bien la plus curieuse demande
que j’aie jamais reçue. Mais je ferai de mon mieux. »
Une semaine plus tard, j’accompagnai les plus gros dirigeants de Holiday
Inn ainsi que tout le conseil d’administration sur la promenade. On avait
l’impression de se trouver au milieu de la construction d’un barrage. Il y
avait tellement d’engins sur le chantier qu’ils pouvaient à peine bouger. Et
mes visiteurs regardaient de tous leurs yeux, visiblement impressionnés. Je
me rappellerai toujours que l’un d’eux s’est approché de moi et m’a dit :
« Ça doit être fantastique d’être le seul patron, et de pouvoir tirer toutes les
ficelles. »
Quelques minutes plus tard, un autre m’a posé cette question :
« Comment se fait-il que ce type là-bas soit en train de combler le trou qu’il
vient de creuser ? » J’ai eu un peu de mal à trouver une réponse
satisfaisante mais, heureusement pour moi, il était plus curieux que
soupçonneux.
Le conseil d’administration a quitté les lieux convaincu que c’était
l’emplacement idéal. Trois semaines plus tard, le 30 juin 1982, nous
signions le contrat.
Notre budget était de deux cent vingt millions de dollars, cinquante
payables directement par Holiday Inn et cent soixante-dix grâce à un prêt
dont ils se portaient garants. Ce montant incluait tout : les frais financiers, la
construction, les frais de gestion et les réserves de sécurité en liquide. Nous
avions prévu de terminer en mai 1984, mais j’étais certain que nous
pouvions finir avant, et pour un coût inférieur au budget initial, tant nos
plans et notre programme avaient été minutieusement préparés.
L’une des façons de réaliser des économies est la suivante. Disons par
exemple que votre architecte vous montre une porte à quatre gonds qu’il
souhaite utiliser. Avant de donner votre accord, vous la montrez à votre
ingénieur. Peut-être vous dira-t-il que cette porte ne nécessite que deux
gonds, ou trois. Vous économisez ainsi un gond de dix dollars par porte.
Multiplié par deux mille portes, vous gagnerez vingt mille dollars. Un autre
bon exemple est celui de l’installation des tours de refroidissement pour le
système d’air conditionné. À l’origine, nos architectes les avaient placées
sur le toit de l’hôtel. Grâce à une estimation de notre service technique, on
s’est aperçu que l’on gagnerait beaucoup d’argent en les installant plus bas,
au septième étage. La chape de béton du toit pourrait être ainsi coulée bien
plus tôt, nous permettant de gagner six mois pour les travaux d’électricité et
de tuyauterie de l’air conditionné.
Une autre manière de gagner de l’argent est d’avoir des plans dessinés
dans les moindres détails afin que les entrepreneurs puissent établir des
devis précis. Si vous vous présentez avec des plans incomplets,
l’entrepreneur malin établira des devis défiant toute concurrence pour
emporter le marché, sachant qu’il se rattrapera largement sur les
changements qui se présenteront inévitablement à mesure que les plans
seront complétés.
La dernière chose qui nous a permis de limiter les coûts a été la mauvaise
situation dans laquelle se trouvait le secteur du bâtiment à Atlantic City au
printemps de 1982. Le seul casino en cours de réalisation à l’époque était le
Tropicana. Des milliers d’ouvriers de la région se trouvaient au chômage ou
sur le point de l’être. Je n’avais pas l’intention de mettre cette situation à
profit pour obliger les entrepreneurs à signer des contrats où ils perdraient
de l’argent, certes, mais j’étais en position de force pour négocier des prix
raisonnables.
L’hôtel a été terminé dans les temps. Nous avons ouvert le 14 mai,
profitant ainsi du week-end du Memorial Day, les trois jours les plus
fructueux de l’année pour les casinos d’Atlantic City. J’ai également réussi
à limiter les dépenses par rapport au budget initial : deux cent dix-huit
millions de dollars au lieu de deux cent vingt. C’était la première fois qu’un
hôtel casino avait été construit dans les temps et sans dépassement de
budget à Atlantic City.
Dès le 14 mai, le succès de notre casino hôtel a dépassé toutes mes
espérances. Le jour de l’ouverture officielle a été un événement
exceptionnel auquel ont assisté des milliers de personnes, dont les
représentants les plus importants du New Jersey. Thomas Kean, le
gouverneur, était l’invité d’honneur et il n’a cessé de nous féliciter pour
notre réalisation. Les compliments ont continué avec Richard Goeglein,
alors président du Harrah’s, qui a considéré que notre réussite « tenait
quasiment du miracle ».
À la minute où nous avons ouvert les portes, des milliers de visiteurs se
sont précipités à l’intérieur. Chacun était pressé d’essayer les nouveaux
jeux. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il y a eu des queues
aux tables et devant les machines à sous.
Il est de notoriété publique que Holiday Inn et moi-même avons eu des
désaccords sur la gestion du complexe. Mais, d’après l’accord que j’ai signé
en rachetant la part de Holiday Inn, je me suis engagé à ne rien dire des
détails de ce conflit. Bien que mes avocats m’aient assuré que je gagnerais
si je discutais cette clause, clause qui va à l’encontre de mes droits selon le
Premier Amendement, il n’est pas dans mes principes de me conduire ainsi.
En ce qui me concerne, une affaire est une affaire, et je m’en tiens à ce que
j’ai signé. Il suffit de dire que mon rachat des parts de Holiday Inn dans
l’hôtel casino en février 1986 a été l’un de mes deals les plus savoureux.
J’étais heureux de me retrouver seul propriétaire du complexe, à cause
des avantages dus à l’amortissement de l’ensemble. L’amortissement est le
pourcentage de la valeur totale de l’immeuble qu’il est permis de déduire
chaque année au fisc. Logiquement, selon cette loi, l’argent que l’on
dépense pour entretenir un immeuble, c’est-à-dire pour l’empêcher de se
détériorer, ne devrait pas être taxable.
L’amortissement vous permet tout simplement de payer moins d’impôts.
Par exemple, si la valeur de notre complexe d’Atlantic City était de quatre
cents millions de dollars et que nous soyons autorisés à amortir quatre pour
cent par an, cela voudrait dire que nous pourrions déduire seize millions de
dollars chaque année de nos profits. En d’autres termes, si nous faisions un
bénéfice avant impôts de seize millions de dollars, nos profits, après
amortissement, seraient déclarés nuls.
La plupart des gros actionnaires et des types de Wall Street ne voient que
le premier effet de cet amortissement, c’est-à-dire que les profits sont
réduits à zéro. C’est pourquoi les dirigeants des grosses entreprises
n’aiment pas beaucoup pratiquer l’amortissement. Cette absence de
bénéfice n’est pas bonne pour leur réputation. Personnellement, je ne
cherche pas à faire plaisir à Wall Street et j’apprécie donc cette pratique.
L’important pour moi n’est pas ce que je divulgue au grand jour mais les
bénéfices futurs.
J’étais de plus certain qu’en gérant moi-même l’hôtel j’en tirerais un
profit beaucoup plus important. J’avais en effet l’intention de construire des
suites supplémentaires et d’autres restaurants.
J’étais cependant à nouveau garant vis-à-vis des banques. Les taux
étaient de quatorze pour cent à l’époque où je cherchais à acquérir un
terrain à Atlantic City. Vers le milieu de 1986, ils étaient descendus à neuf.
Malgré la faiblesse des taux, j’étais tout de même obligé de me porter
garant personnellement. Cela ne m’enthousiasmait guère.
J’ai donc décidé de trouver un financement grâce à l’émission
d’obligations. Certes, j’aurais à payer un taux d’intérêt plus élevé pour
attirer les acheteurs. En revanche, une fois les émissions épuisées, je ne
serais plus personnellement responsable. Bear Stearns a finalement réussi à
vendre sur le marché des obligations pour une somme de deux cent
cinquante millions de dollars. Cela m’a permis non seulement de
rembourser à Holiday Inn ses cinquante millions, mais également l’emprunt
de cent soixante-dix millions pris sur l’immeuble. Et il me restait assez
d’argent pour construire un parking de bonne taille. Le montant des intérêts
à payer s’élevait à trente millions de dollars. C’était à peu près sept millions
de plus par an que ce que j’aurais payé à une banque, mais pour moi c’était
de l’argent intelligemment dépensé. En n’engageant plus ma responsabilité
personnelle sur le projet, je savais que j’affronterais l’avenir plus
sereinement.
À cette époque, j’ai engagé un nouveau directeur pour le complexe que
j’ai rebaptisé Trump Plaza. J’ai commencé par regarder autour de moi
comment s’en sortaient mes meilleurs concurrents. Stephen Hyde, le vice-
président-directeur général du Golden Nugget, se trouvait directement sous
les ordres de Steve Wynn. Il avait travaillé auparavant au Sands et au
Caesars, deux des casinos qui marchaient le mieux. Lorsque j’ai demandé
un peu partout dans la ville les noms des meilleurs gérants de casinos, Hyde
était toujours le premier de la liste. J’ai compris pourquoi dès notre
première rencontre. Il avait une grosse expérience dans le domaine des jeux,
il était vif, énergique, mais surtout il avait une qualité primordiale à mes
yeux : il savait limiter les coûts. Bon nombre de gestionnaires concentrent
leur énergie sur les revenus car c’est ce qui est le plus souvent rendu public.
Mais les types vraiment malins comprennent que, si afficher un chiffre
d’affaires en croissance est gratifiant, l’important c’est le bénéfice.
Aussitôt après le recrutement de Steve, nous avons débauché ensemble
une douzaine des meilleurs employés qui avaient travaillé avec lui
auparavant. Parmi eux Paul Patay, l’homme le plus efficace pour tout ce qui
concerne l’approvisionnement en nourriture et boissons à Atlantic City. J’ai
un principe simple lorsqu’il s’agit de m’entourer : je cherche chez mes
concurrents les meilleurs dans chaque domaine. Je les débauche, je les paye
plus et je leur accorde des primes et un intéressement basés sur leurs
performances. Voilà comment on mène une opération de main de maître.
En 1985, la première année complète sous la gestion de Harrah’s le
complexe casino hôtel a réalisé un profit brut d’environ trente-huit millions
de dollars avant impôts, versement des intérêts et amortissement. Pour
l’année 1986, Harrah’s prévoyait un bénéfice de trente-huit millions. Si l’on
regarde les cinq premiers mois de l’année où ils avaient encore pris en
charge la gestion, ils étaient un peu en dessous de leurs prévisions.
On a repris le contrôle le 16 mai. À la fin de l’année, notre profit brut
était proche de cinquante-huit millions de dollars, c’est-à-dire vingt millions
de plus que les prévisions les plus optimistes du Harrah’s. Et cela en dépit
du fait que nous avions fermé notre parking tout le mois de juin afin d’en
construire un plus grand. Nous estimons qu’en 1988 notre bénéfice
atteindra quatre-vingt-dix millions de dollars.
Le succès de mon complexe sous ma propre gestion m’a aussi donné
d’autres idées. J’ai surtout commencé à étudier les possibilités d’acheter des
compagnies propriétaires de casinos. Holiday Inn paraissait la proie idéale.
Même après m’avoir revendu leurs parts dans mon casino, ils étaient encore
propriétaires de trois autres casinos, un à Atlantic City et deux dans le
Nevada, ainsi que d’environ mille hôtels répartis dans le monde entier.
C’est donc en plein mois d’août, deux mois après avoir racheté leurs
parts d’Atlantic City, que j’ai commencé à acheter des actions Holiday Inn.
Le 9 septembre, j’avais déjà acheté cinq pour cent de la compagnie, soit à
peu près un million d’actions. Arrivé à ce stade, il me restait deux options :
soit considérer ces actions comme un investissement et les conserver, soit
chercher à prendre le contrôle de la compagnie.
J’étais persuadé que cette entreprise était sous-évaluée. Comme ils
étaient propriétaires de biens immobiliers, ils avaient droit à d’importantes
déductions fiscales pour amortissement. Les bénéfices annoncés étaient
donc bien inférieurs à ceux effectivement touchés. Sur la base d’un prix de
l’action de cinquante-quatre dollars au début d’août 1986, j’avais la
possibilité de prendre le contrôle effectif de la compagnie pour un peu
moins d’un milliard de dollars. Un des scénarios possibles, par exemple,
était de vendre tous les hôtels qui n’avaient pas de casino, sans doute pour
une somme avoisinant les sept cents millions, et de garder uniquement les
trois hôtels casinos.
Quand la rumeur a couru que j’avais commencé à accumuler des actions
Holiday Inn, le prix de l’action a augmenté. Je suppose que les traders
achetaient en pensant que quelqu’un, moi ou un autre, cherchait à prendre le
contrôle de la compagnie. Début octobre, l’action valait soixante-douze
dollars.
Le mercredi 11 novembre, j’ai appris par Alan Greenberg de chez Bear
Stearns que Holiday Inn était en train de restructurer la compagnie afin
d’empêcher toute OPA hostile. Ils allaient emprunter deux milliards huit
cents millions de dollars afin de payer immédiatement un dividende de
soixante-cinq dollars par action aux actionnaires. L’action a grimpé jusqu’à
soixante-seize. Sans hésiter une minute, j’ai dit à Alan de vendre, et il a été
d’accord. J’aurais été capable de franchir tous les obstacles que Holiday Inn
essayait de mettre sur mon chemin, mais je ne tenais pas particulièrement à
passer le reste de ma vie devant les tribunaux avec ces types. L’autre option,
réaliser un énorme retour sur investissement sans avoir à me battre,
paraissait bien plus alléchante. À la fin de la semaine, j’avais revendu toutes
mes actions Holiday Inn. Cela signifiait qu’en huit semaines j’avais réalisé
un bénéfice de plusieurs millions de dollars. Vu sous un autre angle, j’avais
gagné avec ces actions pratiquement tout ce que j’avais versé trois mois
auparavant pour racheter leurs parts dans mon casino d’Atlantic City.
Je ne peux pas me plaindre. Personne sans doute n’a été aussi bien
dédommagé par Holiday Inn que moi. Mais, d’une certaine façon, cette
expérience m’a apporté plus que l’argent : j’ai eu une vision édifiante de la
gestion d’un grand groupe aux États-Unis.
9

LA BATAILLE POUR LE HILTON


Dans mes rêves les plus fous, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’un
jour j’achèterais l’énorme hôtel casino que la société Hilton avait
commencé à construire en 1984 à Atlantic City. Au contraire, je suivais
l’évolution des travaux avec quelque inquiétude. Je ne me réjouissais pas
outre mesure de trouver sur mon chemin un concurrent aussi important,
surtout à un moment où mon casino, alors géré par Harrah’s, ne marchait
pas si bien. De plus, il paraissait clair que Hilton, après plusieurs années
d’hésitation, avait décidé de mettre le paquet sur Atlantic City en édifiant
un gigantesque complexe.
Hilton était pour moi une entreprise difficile à cerner. Elle avait été créée
en 1921 par Conrad Hilton qui en avait fait une des plus grandes chaînes
d’hôtels du monde. Son fils, Barron, était entré dans la société dans les
années 1950 et avait naturellement bien vite repris l’affaire en main. Mais
son influence grandissante dans la société était due plus à sa naissance qu’à
son mérite. En 1966, Conrad a finalement pris sa retraite, et Barron a été
nommé président-directeur général. Il est parfois compliqué de s’imposer
dans une compagnie fondée par son père quand ce dernier a su la mener au
sommet. Certains fils se contentent de gérer et de conserver ce que leur père
leur a légué. D’autres décident de surpasser leur père et de faire encore
mieux, ce qui est le plus dur, surtout lorsque le père s’appelle Conrad
Hilton.
La première responsabilité de Barron avait été, en 1959, de s’occuper du
Carte Blanche que Hilton venait de racheter. Le résultat avait été un échec
total, et le Carte Blanche avait perdu des millions de dollars au cours des six
années suivantes. Hilton l’avait finalement abandonné en 1966 en le
revendant à la Citibank. Puis, en 1967, Barron avait réussi à convaincre son
père de vendre la division internationale des hôtels Hilton à TWA, en
échange d’actions TWA qui valaient à l’époque quatre-vingt-dix dollars
l’unité. L’OPEP avait durci ses positions et, presque immédiatement, le prix
du pétrole avait crevé tous les plafonds, ce qui avait littéralement ruiné les
compagnies aériennes. En dix-huit mois, l’action TWA avait baissé de
moitié et, en 1974, elle ne valait plus que cinq dollars. Jusqu’à ce que Carl
Icahn prenne le contrôle de la compagnie et réussisse à la remettre
d’aplomb, l’action ne valait quasiment rien. Parallèlement, les hôtels
internationaux que Hilton avait vendus, et qui avaient été revendus encore
une fois pour près d’un milliard de dollars, marchaient fort bien. En 1983,
ils avaient dégagé près de soixante-dix millions de dollars de bénéfice,
c’est-à-dire pratiquement ce que Hilton avait gagné avec tous ses hôtels
américains la même année. En vérité, s’étant reposé sur ses bons résultats
passés, Hilton avait perdu un terrain considérable sur le marché des hôtels
de grand luxe, au profit d’entreprises plus agressives comme les chaînes
Marriott et Hyatt. La marque Hilton n’était plus synonyme de ce qu’il y
avait de meilleur.
Barron Hilton a tout de même pris une décision qui s’est révélée bonne :
se lancer dans les casinos. En 1972, Hilton a racheté deux casinos dans le
Nevada pour la somme de douze millions de dollars, le Hilton de Las Vegas
et le Hilton Flamingo. Ces deux acquisitions ont rapidement commencé à
représenter un pourcentage toujours plus important des profits de la
compagnie : trente pour cent en 1976, quarante pour cent en 1981 et
quarante-cinq pour cent, soit soixante-dix millions de dollars, en 1985.
Malgré ce succès, Barron ne semblait pas prêt à se positionner pour
Atlantic City. Hilton avait acheté un terrain dans la Marina, à l’époque où
les jeux étaient devenus légaux. La société avait commencé les travaux de
construction, les avait brusquement arrêtés, puis avait redémarré sans grand
enthousiasme. Lorsque Hilton s’était finalement décidé, en 1984, à se lancer
dans la construction définitive de son complexe, la plupart de ses
principaux concurrents dans le Nevada, comme Bailly, Caesars, Harrah’s ou
Sands avaient tous leurs casinos à Atlantic City et gagnaient déjà
énormément d’argent.
Il faut cependant le reconnaître, une fois qu’ils ont décidé d’aller
jusqu’au bout, ils ont bien fait les choses. Avec son terrain de près de trois
hectares, un des plus grands de la ville, Hilton a pris le parti de tout
construire sur une grande échelle. L’hôtel disposerait d’une immense et
majestueuse entrée, d’une hauteur de plafond de neuf mètres, et le parking
compterait trois mille places. Hilton décrivait ce projet dans son rapport
annuel comme « l’une des plus ambitieuses entreprises de notre histoire ».
Avec un casino de cinq mille cinq cents mètres carrés et un hôtel de six cent
quinze chambres, le complexe était comparable à celui du Harrah’s dans le
Trump Plaza qui, à l’époque, était l’un des plus grands de la ville. La
différence venait du fait que Hilton prévoyait une seconde phase
d’expansion lui permettant de disposer de plus de neuf mille mètres carrés
pour le casino et de plus de deux mille chambres d’hôtel.
Pressé de récupérer son investissement, Hilton a commencé la
construction en même temps qu’il demandait sa licence. Comme je l’ai dit,
le risque de me la voir refuser était la raison pour laquelle j’avais d’abord
demandé la licence. Mais tout le monde avait agi comme Hilton, et je
comprenais qu’ils soient plus confiants que moi.
Ils avaient déjà une licence dans le Nevada et, à un moment où
pratiquement aucun autre chantier n’était en cours à Atlantic City, ils
consentaient à un énorme investissement dans un des quartiers de la ville
qui n’avait pas été développé. Et Hilton était une référence respectable et
bien américaine. Obtenir une licence apparaissait comme une simple
formalité pour une société aussi prestigieuse.
Malheureusement, les gens de Hilton ont commencé à se comporter de
manière arrogante. Ils ont agi comme s’ils accordaient une faveur à la ville,
alors que les autorités qui devaient délivrer leur licence pensaient le
contraire. Or, l’attribution d’une licence repose entièrement sur la personne
qui en fait la demande. Hilton a pris le parti d’agir comme si cette licence
lui était due. Une grossière erreur !
J’ai eu connaissance des problèmes de Hilton au début de l’année 1985.
Atlantic City est une ville très politique, et tous les gens qui y travaillent le
savent. Hilton, pour jouer au plus malin, avait engagé un avocat bien
introduit dans les milieux politiques. À première vue, cela pouvait paraître
plein de bon sens. Mais, selon certaines personnes que je connais et qui ont
suivi de près cette affaire, cela a pu aussi se retourner contre eux.
La seconde erreur de Hilton a été d’ignorer les différentes expériences de
ses prédécesseurs. Playboy, par exemple, s’était vu refuser la licence trois
ans auparavant. L’une des principales raisons était son association passée
avec Sidney Korshak, un avocat soupçonné d’avoir des liens avec la mafia.
Pendant une dizaine d’années, Korshak avait également reçu de Hilton
cinquante mille dollars par an pour les avoir aidés à négocier avec les
syndicats. Je ne peux pas dire si Korshak est un type bien ou non, mais
l’important ici est d’être bien vu des membres de la Commission de
contrôle. Ils avaient clairement laissé entendre qu’ils n’appréciaient pas
l’individu. Au lieu de couper les ponts avec lui, Hilton a continué à verser
régulièrement de l’argent à Korshak, jusqu’à ce que, en 1984, la Brigade
des jeux soulève ouvertement des objections contre lui.
Hilton a alors laissé tomber Korshak du jour au lendemain. Un peu plus
tard, Barron a déclaré devant la Commission qu’il avait agi ainsi seulement
parce que « nous savons combien vous attachez d’importance à cette
question ». C’était le pire des arguments à avancer. Comme un des membres
de la Commission qui a voté contre Hilton l’a fait remarquer par la suite,
« la compagnie est devenue vertueuse au moment où elle s’apprêtait à
frapper aux portes du Paradis ».
Barron n’a rien arrangé lorsqu’il a témoigné par la suite devant la
Commission. Il a assuré que Korshak n’était jamais intervenu pour le
compte de Hilton afin d’empêcher les syndicats d’entamer une grève dans
les hôtels. Quelques semaines plus tard, Korshak a écrit à Barron une lettre
qu’il a fait publier dans les journaux. Celle-ci décrivait dans les détails tout
le travail qu’il avait accompli pour Hilton à Las Vegas. Elle contenait
également des lettres de Barron à Korshak, le remerciant de ses efforts. La
fin de la lettre de Korshak était accablante : « Vous m’avez causé un
préjudice irréparable et, jusqu’à ma mort, je ne l’oublierai jamais. Depuis
quand suis-je devenu un personnage douteux ? Sans doute à partir du jour
où vous avez commencé à avoir des difficultés pour obtenir votre licence à
Atlantic City. »
Hilton aurait peut-être réussi à surmonter tous ces obstacles si Barron lui-
même avait pris ces formalités plus au sérieux. Mais il les avait
ostensiblement ignorées. La seule fois où il daigna se déplacer dans le New
Jersey, ce fut pour s’acquitter de son propre témoignage devant la
Commission de contrôle. De même, aucun des principaux dirigeants de la
compagnie ne s’était déplacé dans le New Jersey, laissant agir les seconds
couteaux.
Le 14 février 1985, j’étais dans mon bureau lorsque j’ai reçu un appel
d’Al Glasgow, l’éditeur d’un petit journal sur l’industrie du jeu, l’Atlantic
City Action. Al est un personnage qui ne vit et ne respire que pour les jeux.
Il est au courant avant tout le monde de ce qui se passe en ville : « Savez-
vous ce qui est arrivé à Hilton ? Ils viennent de se voir refuser leur
licence. »
J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une blague. Hilton avait prévu d’ouvrir
l’hôtel trois semaines plus tard. Ils avaient déjà recruté plus de mille
employés et continuaient d’en engager au rythme d’une centaine par jour.
Au moment de l’ouverture, ils auraient à peu près quatre mille personnes à
payer. Avec ce genre de masse salariale et aucun revenu en perspective, on
se dirige à coup sûr vers la catastrophe, quelle que soit la taille de la
compagnie. Hilton était en tout cas sous pression. Je pensais qu’avec plus
de trois cents millions de dollars investis ils allaient forcément tout tenter
pour essayer d’obtenir cette licence.
Après avoir parlé avec Glasgow et quelques autres personnes, j’ai décidé
d’appeler Barron Hilton en Californie. Il s’agissait avant tout d’un coup de
téléphone de condoléances. On ne pouvait que se sentir désolé pour lui.
« Salut, Barron. Comment allez-vous ?
— Pas bien. Pas bien du tout.
— Je le crois volontiers. C’est vraiment dur ce qui vous arrive.
— Je dois vous dire, Donald, que je ne m’y attendais pas. Ça m’est
tombé dessus par surprise. »
Je lui ai répondu que cette décision avait également étonné tout le monde,
et nous avons continué à bavarder. Avant de raccrocher, j’en suis tout de
même venu à la raison de mon appel : « Écoutez, Barron. Je ne sais pas ce
que vous avez l’intention de faire, mais si, pour une raison ou pour une
autre, vous décidiez de le vendre, et si le prix est raisonnable, je pourrais
être intéressé. » Barron m’a répondu qu’il garderait ma proposition à
l’esprit et il m’a remercié. Il semblait vraiment touché par mon appel. Je me
disais cependant que les choses en resteraient sans doute là. Hilton s’était
présenté à nouveau devant la Commission, et je supposais que la décision,
cette fois-ci, serait positive.
Début mars, j’ai reçu un coup de téléphone de Benjamin Lambert, un ami
qui dirigeait Eastdil Realty. J’avais rencontré Lambert une dizaine d’années
auparavant alors que j’étais à la recherche d’une chaîne d’hôtels pour
devenir partenaire du Commodore. Il m’avait donné quelques bonnes idées,
et nous avions depuis travaillé ensemble sur différentes affaires. Nous
n’étions pas toujours d’accord, mais nous étions bons amis. Or Ben était
membre du conseil d’administration de Hilton. Au cours des semaines qui
ont suivi l’échec devant la Commission, nous avons plusieurs fois discuté
de l’affaire. Ben estimait que Hilton devrait sérieusement penser à vendre
son complexe d’Atlantic City.
Cette fois-ci, Ben m’appelait pour m’inviter à une soirée chez lui, donnée
pour les administrateurs de Hilton, juste avant la réunion de leur conseil à
New York. « Le moment n’est pas mal choisi pour que toi et Barron vous
rencontriez », a-t-il précisé.
Le conseil d’administration était partagé quant à la façon de résoudre le
problème d’Atlantic City. La Commission de contrôle venait juste
d’accepter une nouvelle candidature de Hilton. Toutefois, plusieurs
membres du conseil, dont Ben, pensaient qu’il était plus raisonnable de
vendre tout de suite le complexe dans sa globalité si un bon acheteur se
présentait. En effet, si la Commission ne revenait pas sur sa décision et
n’accordait toujours pas la licence à Hilton, les conséquences risquaient
d’être désastreuses pour la compagnie. Ils auraient déjà depuis deux mois
quelques milliers d’employés sur le dos. De plus, en vendant l’hôtel dans la
précipitation, ils en obtiendraient certainement un mauvais prix.
Je me suis donc rendu à cette soirée, et Ben m’a présenté à Barron que je
n’avais jamais rencontré. Nous avons fini par nous retrouver sur la terrasse
en train de discuter tous les deux, seuls. Encore une fois, la conversation est
restée extrêmement vague. Barron n’a pas cessé de se plaindre de la
situation dans laquelle il se trouvait à Atlantic City, et je n’ai pas arrêté de
compatir à son malheur. Barron est prudent et réservé de nature. Ce n’est
pas le genre de type à prendre une décision de manière impulsive, et je suis
resté discret. Nous nous sommes finalement assez bien entendus et Ben m’a
confié par la suite que Barron s’était senti immédiatement à l’aise avec moi.
Il faut parfois se montrer agressif, mais, en d’autres circonstances, il faut
aussi savoir être patient.
Peu après, Steve Wynn, le propriétaire du Golden Nugget, a décidé
d’utiliser les grands moyens pour partir à l’assaut de Hilton. Il a tout
simplement cherché à prendre le contrôle de la société. C’était sans doute ce
qui pouvait m’arriver de mieux. Si Wynn n’avais pas été aussi brutal, je
doute fort que Barron Hilton aurait accepté la moindre tractation avec moi,
ou avec un autre, sur son hôtel casino d’Atlantic City.
Le 14 avril, Wynn a écrit à Barron en lui proposant de lui acheter un
paquet d’actions, représentant vingt-sept pour cent de la compagnie, à
soixante-douze dollars pièce. À cette époque, l’action s’échangeait à
soixante-sept dollars. Wynn ajoutait également qu’il était prêt, si son offre
initiale était acceptée, à payer soixante-douze dollars à tous les autres
actionnaires de Hilton.
Ironiquement, Wynn n’aurait jamais eu la possibilité de s’attaquer ainsi à
Hilton sans la complicité involontaire de Conrad Hilton lui-même. Lorsque
Conrad décéda en 1979, il avait complètement « baisé » Barron – il n’y a
pas d’autre mot. On aurait pu penser que Conrad ferait profiter son fils du
contrôle presque total qu’il avait de la compagnie, ou qu’au moins il
répartirait ses actions entre les différents membres de sa famille. Mais non.
Au lieu de cela, Conrad s’était servi de son testament pour priver ses
enfants et ses petits-enfants de tout pouvoir. Au moment de sa mort, les
actions de Conrad valaient peut-être cinq cents millions de dollars. Mais il
croyait sincèrement qu’une grosse fortune reçue par héritage risquait
d’empêcher l’héritier d’être vraiment motivé pour agir dans la vie. Je dois
l’avouer, je ne suis pas loin de penser comme lui.
Pour ma part, je trouve qu’il faut faire un legs fidéicommis à ses enfants,
afin qu’ils n’héritent pas de millions de dollars quand ils atteignent leur
majorité. Mais Conrad avait poussé le bouchon un peu plus loin. Il avait
laissé à Barron un nombre minimum d’actions, et avait donné à peine dix
mille dollars à chacun de ses petits-enfants. Presque tout le reste de sa
fortune, et surtout les vingt-sept pour cent de la compagnie qu’il détenait, il
l’avait laissé à la fondation Conrad N. Hilton. Et il avait exigé que les
revenus soient versés à une œuvre caritative en Californie.
Barron s’est ainsi retrouvé dans la position de ces dirigeants de haut
niveau à qui il manque le pouvoir dont jouissent les gros actionnaires.
Même en exerçant l’option sur l’achat d’un paquet d’actions auxquelles il
avait droit au bout de ses dix ans de présidence, Barron, en 1985, n’était
propriétaire que d’un petit pourcentage de la compagnie.
Il avait alors entamé une procédure pour essayer d’avoir le contrôle sur
les actions de la fondation. Le procès durait depuis des années, et ses
chances de gagner étaient fort minces. La principale raison était qu’il avait
en face de lui les plus coriaces des adversaires dans une affaire judiciaire :
des sœurs et des prêtres catholiques.
Le testament de Conrad spécifiait que, si pour quelque raison que ce soit,
la fondation ne pouvait pas accepter son legs, Barron avait le droit de
racheter les actions à la valeur du marché en 1979. Or, les lois fédérales
interdisent aux œuvres de charité d’être propriétaires de plus de vingt pour
cent d’une compagnie publique. Barron pouvait donc légitimement soutenir
qu’il avait le droit de racheter les sept pour cent d’actions qui dépassaient
les vingt pour cent autorisés.
Mais Barron a essayé d’aller encore plus loin. Il a soutenu, utilisant les
arguments les plus subtils, qu’il avait le droit de racheter la totalité des
actions appartenant à la fondation. En rachetant ces actions au cours de
1979, c’est-à-dire à vingt-quatre dollars et quelques, alors que l’action en
valait soixante-douze, il allait ainsi payer cent soixante-dix millions de
dollars pour ce qui en valait cinq cents millions.
C’est ce qu’on appelle une affaire en or. On peut aussi considérer que
Barron essayait de réécrire le testament de son père. Il savait certainement
qu’il avait peu de chances de gagner son procès. Mais, s’il n’arrivait pas à
s’approprier ce paquet d’actions, il était dans une fâcheuse posture pour
s’opposer à toutes les tentatives de prise de contrôle de la société. Enfin,
aussi longtemps qu’il s’accrochait au projet d’Atlantic City sans avoir de
licence, il se trouvait vulnérable face à d’éventuelles poursuites des
actionnaires.
Je n’ai aucun doute sur la manière dont j’aurais réagi si j’avais été Barron
Hilton. Je me serais battu contre la tentative de prise de contrôle de Steve
Wynn et j’aurais aussi, par tous les moyens, essayé d’obtenir ma licence. Je
ne dis pas que j’aurais réussi mon coup, mais si je m’étais retrouvé au tapis,
j’aurais continué à frapper et à crier jusqu’à la dernière minute. J’aurais
fermé l’hôtel, je l’aurais laissé en l’état. C’est tout simplement ma nature. Je
me bats jusqu’au bout quand je vois qu’on essaie de m’avoir, même si c’est
difficile, risqué, même si ça coûte cher.
Mais, à cette époque, je n’étais pas à la tête d’une compagnie cotée en
Bourse, et je n’avais pas à me soucier constamment de Wall Street, de mes
actionnaires, du prochain rapport trimestriel. La seule personne qu’il me
fallait convaincre était moi-même. Barron a finalement décidé qu’il n’était
pas prêt à lutter sur les deux fronts en même temps, d’un côté obtenir sa
licence, de l’autre obtenir le contrôle de la compagnie. Et le plus important
était naturellement le contrôle de la société.
L’attitude de Steve Wynn m’a permis de me retrouver dans une position
favorable. En essayant de prendre le contrôle de Hilton, il mettait Barron
sur la défensive. Et en même temps, plus l’attitude agressive de Wynn
offensait Barron, plus ce dernier avait de chances de me considérer comme
un recours, comme une sorte de sauveur.
Je n’ai pas l’habitude de jouer ce genre de rôle, mais Wynn a tout fait
pour que je l’endosse. Wynn a été élevé dans la salle de bingo de son père,
qui était un joueur invétéré. Par la suite, il s’est fait des amis à Las Vegas, il
s’est arrangé pour acquérir un petit pourcentage du Golden Nugget, dont il a
fini par prendre le contrôle. Son numéro est au point. Il a une voix douce,
des ongles toujours impeccablement manucurés, des costumes à deux mille
dollars, des chemises de soie à deux cents dollars. Et il est toujours prêt à
vous égorger tranquillement. Malheureusement pour lui, il en fait un peu
trop. Et ça gêne certaines personnes, Barron Hilton par exemple.
Il est difficile d’imaginer deux personnalités plus dissemblables. Barron
est un membre de ce que j’appelle le club des « Lucky Sperm ». Il est né
riche, il a été élevé comme un aristocrate et n’a jamais eu besoin de faire
ses preuves. Il n’essaie pas d’impressionner les gens avec ses manières ou
ses costumes. Si Steve Wynn en fait beaucoup trop, on peut dire que Barron
Hilton, lui, n’en fait pas assez.
Steve ne le reconnaîtra sans doute jamais, mais je pense qu’il était sûr de
gagner lorsqu’il a lancé son offensive contre Hilton. Il se disait qu’il finirait
de toute façon, au pire, par acheter l’hôtel d’Atlantic City à un prix
intéressant. La plupart des observateurs imaginaient que la seule chose à
laquelle Steve tenait vraiment était cet hôtel casino. Cela paraissait logique.
Acculé comme il l’était, Barron pouvait se débarrasser de deux problèmes
d’un seul coup en s’entendant avec Steve. Il n’avait qu’à lui dire : « Je vous
vends mon hôtel si vous renoncez à essayer de prendre le contrôle de ma
société. »
Mais Steve Wynn ignorait combien il était devenu une malédiction pour
Barron. Et c’est là que je suis entré en scène. Un jour, après que Steve eut
annoncé sa tentative de prise de contrôle, Barron Hilton a commencé à
considérer mes propositions.
Ma première offre s’élevait à deux cent cinquante millions de dollars.
Aussi importante que soit cette somme, je savais que Barron ne vendrait pas
l’hôtel à ce prix. Il m’avait confié lors de notre premier rendez-vous qu’il
avait investi trois cent vingt millions dans le complexe. Vendre à n’importe
quel prix ne l’enchantait pas particulièrement, mais annoncer à ses
actionnaires qu’il avait perdu de l’argent dans cette affaire était hors de
question. Deux jours plus tard, je montais à trois cent vingt millions de
dollars. Je n’avais pas le temps d’essayer de jouer au plus malin. Ou
j’offrais le bon prix, ou je m’effaçais.
À cette époque, trois cent vingt millions représentait de loin le plus gros
pari que j’aie jamais pris. Un an auparavant, j’avais fini de construire mon
hôtel casino sur la promenade pour deux cent vingt millions. Or, Holiday
Inn avait financé toute l’affaire et s’était porté garant contre toutes les pertes
au cours des premières années d’exploitation.
Cette fois, j’assumais moi-même tous les risques.
Dès que j’ai décidé de transmettre l’offre de trois cent vingt millions, j’ai
appelé John Torell, le président de Manufacturers Hanover Trust. Bons
amis, nous avions déjà travaillé plusieurs fois ensemble. Mais, cette fois-ci,
nous avons eu la discussion d’affaires la plus brève de toute ma carrière :
« John, je t’appelle parce que j’ai la possibilité d’acheter le superbe hôtel
casino Hilton à Atlantic City pour trois cent vingt millions de dollars.
J’aimerais que tu me prêtes l’argent, et il faudrait que la somme soit
disponible d’ici une semaine au plus tard. » John m’a posé quelques
questions puis, au bout de deux minutes, il m’a tout simplement répondu :
« D’accord. » Ça montre combien la crédibilité est essentielle dans ce type
de business. En échange, pour la première fois de ma vie, je me suis porté
personnellement garant du prêt.
C’était une affaire qui reposait sur mon seul instinct. J’ai fait cette offre
sans jamais avoir mis les pieds dans l’hôtel. Plusieurs de mes collaborateurs
y avaient jeté un coup d’œil, et j’avais beaucoup appris des entrepreneurs
qui avaient travaillé sur le chantier. Il m’était toutefois impossible de venir
sur place moi-même. Si j’avais dit tout cela à mon père il aurait sans doute
pensé que j’avais perdu la tête. Je me rappelle avoir, quand j’étais gosse,
accompagné mon père pour inspecter des immeubles qu’il envisageait
d’acheter. Il s’agissait de bâtiments à cent ou deux cent mille dollars, mais
notre travail d’inspection n’avait rien de superficiel. Nous passions des
heures à vérifier les moindres détails, à monter sur le toit, à examiner les
fondations, à fouiner partout. Mon père n’aurait pas été le seul à être effaré
par ma façon de mener cette affaire. Par le passé, les projets que j’avais
entrepris avaient parfois reçu des réactions mitigées. Cette fois, presque
toutes les personnes auxquelles j’en avais parlé étaient contre.
J’avais déjà assez de problèmes sur la promenade avec Holiday Inn, me
faisait-on remarquer. Je ne disposais d’aucune équipe pour diriger cet
énorme complexe qui devait ouvrir dans moins de deux mois. J’allais
devoir personnellement prendre un risque financier énorme. Je possédais
seulement un accord oral de la Manufacturers Hanover, et les conditions
qu’ils pouvaient éventuellement ajouter au moment de la signature finale
n’avaient pas été établies. N’allaient-ils pas, au dernier moment, avoir des
doutes sur l’affaire ? Il n’était pas non plus évident que le marché puisse
supporter un nouveau casino hôtel de plus, et encore moins un complexe
qui allait devoir surmonter une énorme dette à un moment où les taux
d’intérêt étaient encore élevés. Comment pouvais-je seulement songer à
réaliser cette affaire ?
Ma réponse était simple : bien géré, cet endroit dégagerait énormément
de cash.
Une fois d’accord sur le prix, nous avions encore une foule de détails à
régler avant de signer l’accord final. Le 14 avril 1985, nous nous sommes
réunis dans les bureaux de Jerry Schrager au 101 Park Avenue, avec nos
avocats.
Le prix est souvent le point sur lequel on se met d’accord le plus
rapidement. Ce sont les autres détails – les garanties de bonne exécution du
chantier, les responsabilités en cas de défauts, le montant du dépôt initial, le
partage des dépenses… – qui créent des problèmes et finissent par faire
capoter les affaires. Hilton a dès le début adopté une position inflexible. En
gros, ils voulaient vendre l’hôtel tel quel. Une fois les contrats signés, ils
tenaient à pouvoir quitter la ville sans aucune attache ou obligation. La
haine que Barron ressentait pour Atlantic City et le New Jersey le rendait
presque enragé. Plus tôt il pourrait oublier ce cauchemar, mieux il se
porterait.
Cependant, si je n’arrivais pas à obtenir certaines garanties quant à
l’achèvement des travaux, je risquais rapidement de me retrouver en
difficulté. Il pouvait y avoir, par exemple, un défaut majeur dans
l’installation de la plomberie ou dans le système d’air conditionné. Je serais
alors peut-être obligé de tout refaire. Dans un hôtel aussi grand, une telle
réparation coûterait plusieurs millions de dollars.
Au début de la négociation, il semblait que nous avions réussi à
l’emporter sur les quelques points qui nous tenaient à cœur. Mais soudain,
en plein milieu de séance, Gregory Dillon, le vice-président de Hilton qui
était à la tête de leur délégation, a reçu un appel téléphonique de Barron.
Lorsqu’il est revenu s’asseoir, le cours des discussions a tout d’un coup
changé. Je ne peux pas le prouver, mais je suis presque certain que Barron
avait décidé de ne plus conclure le deal, sans doute parce qu’il venait de se
voir offrir plus d’argent par quelqu’un d’autre. Il est peut-être même
possible que cette nouvelle offre soit venue de Steve Wynn et du Golden
Nugget.
En tout cas, Dillon et les avocats de Hilton ont commencé à discuter des
points sur lesquels nous nous étions déjà mis d’accord. J’ai mené bon
nombre de négociations de ce genre, et j’ai tout de suite vu qu’ils essayaient
de faire capoter l’affaire. Nous étions dans l’impasse, Greg Dillon est alors
intervenu. « Tout cela ne nous mène nulle part. Arrêtons-nous là, et
reprenons la discussion demain. » Au premier abord, la suggestion était
bonne. Nous étions samedi matin. Nous ne nous étions pas arrêtés depuis
quarante-huit heures, et tout le monde était exténué. Mais je craignais qu’en
interrompant les négociations aussi longtemps nous ne rations l’affaire. J’ai
donc proposé une sorte de compromis : on se reposait quelques heures et on
se retrouvait à 1 heure de l’après-midi. Les gens de chez Hilton ont accepté
et nous nous sommes séparés.
Durant ce répit, mes avocats ont encore une fois essayé de me convaincre
d’abandonner ce projet. Jerry Schrager était plus particulièrement inquiet
pour le financement. Nous n’avions toujours pas d’engagement signé de la
part de Manufacturers Hanover. Mais, pour moi, un accord verbal de John
Torell avait autant de valeur. Pour Jerry, même si l’accord était ferme, les
garanties que l’on me demandait d’assumer personnellement pourraient
rendre difficile, sinon impossible, tout nouvel emprunt pour d’autres
investissements.
Je me trouvais dans une étrange situation. En discutant avec Jerry, je me
demandais qui était plus pressé de liquider cette affaire : mes avocats ou les
leurs.
Les avocats de Hilton sont arrivés avec plus de deux heures de retard à la
réunion de l’après-midi, ce qui a renforcé mes soupçons. Lorsqu’ils ont
pénétré dans la pièce vers 15 heures, j’étais convaincu que j’avais une seule
façon de sauver le coup : leur faire honte. Je me suis donc levé et j’ai
commencé mon discours. Comment osaient-ils me donner leur accord, me
serrer la main, puis ne pas respecter leur parole ? Comment osaient-ils
négocier pendant trois jours puis, tout d’un coup, se rétracter comme si de
rien n’était ? Comment osaient-ils me faire dépenser des centaines de
milliers de dollars en honoraires d’avocats et ne pas aller jusqu’au bout ?
C’était scandaleux, immoral, déshonorant !
Mon ton était plus blessé que furieux. Je sais crier quand il le faut, mais
si j’en rajoutais, je risquais de les effrayer. La plupart des points du contrat
avaient été négociés et nous en étions arrivés à un stade où, sauf si je leur
donnais une bonne excuse, il leur serait psychologiquement difficile de se
retirer. Peut-être aussi la position dure qu’ils avaient adoptée n’était-elle
qu’une stratégie pour conclure le deal avec le moins de concessions
possible ?
Nous avons finalement réussi à trouver un compromis. Ils feraient tout
pour que l’hôtel puisse ouvrir à la date prévue, et ils garantissaient la bonne
livraison du chantier. Ils acceptaient aussi que je retienne cinq millions de
dollars du prix d’achat afin d’être sûr que le complexe me serait livré en
bon état.
Nous avons signé l’accord à 21 heures, le 27 avril 1985. J’ai versé la
somme non récupérable de vingt millions de dollars, et nous avons décidé
de sceller le contrat deux mois plus tard.
J’ai pour la première fois mis les pieds dans le complexe que je venais
d’acheter trois cent vingt millions de dollars le 1er mai suivant. Dès que je
suis entré dans le hall, j’ai su que j’avais eu raison. Il restait encore
beaucoup à faire, mais l’ensemble était spectaculaire. Immédiatement, je
me suis mis à bousculer tout le monde. Au cours des six semaines qui ont
suivi, nous avons accompli un travail que les autres casinos avaient mis au
moins un an à réaliser. Nous avons obtenu notre autorisation temporaire
d’occupation des locaux. Nous avons fini de rédiger toute la paperasserie
nécessaire pour obtenir notre licence, nous avons recruté mille cinq cents
personnes en plus de celles déjà engagées par Hilton, et nous avons été
prêts pour la date d’ouverture prévue.
Nous nous sommes mis d’accord sur un nouveau nom pour le complexe :
le Trump’s Castle. Mon premier choix avait été le Trump Palace, mais
Caesars Palace y a fait objection, soutenant qu’il était propriétaire des droits
exclusifs du nom « Palace ». Cela ne valait pas le coup de se battre. Nous
devions commencer les campagnes de publicité et de marketing, et je ne
voulais surtout pas avoir à changer de nom après avoir déjà dépensé des
millions de dollars en promotion. Mais, aussitôt après que j’ai annoncé mon
intention d’appeler le complexe Trump’s Castle, Holiday Inn m’a fait un
procès visant à m’empêcher d’utiliser le nom Trump pour un casino
concurrent du nôtre. Quelques semaines plus tard, heureusement, ils ont
décidé d’arrêter les poursuites.
Avant même l’ouverture du Trump’s Castle, j’ai discuté avec plusieurs
banques d’investissement d’une émission d’obligations pour me libérer du
contrat que j’avais avec la Manufacturers Hanover. Je voulais essayer de me
sortir personnellement de la caution financière que j’avais dû donner, même
si cela engendrait des intérêts plus élevés. Le problème pour lancer cette
émission d’obligations était que le Trump’s Castle n’avait aucun résultat à
partir duquel on aurait pu calculer l’endettement supportable par le casino.
Et la Trump Organization n’avait pas encore fait ses preuves comme gérant
de casinos, à l’époque.
En d’autres termes, les gens qui allaient acheter ces obligations Trump’s
Castle allaient commettre une sorte d’acte de foi. Ils pariaient sur une
réussite totale et immédiate. C’était le seul moyen pour nous de faire face à
des versements pouvant aller jusqu’à quarante millions de dollars par an.
Pour restituer cela dans le contexte, plusieurs casinos d’Atlantic City
n’avaient pas les moyens d’assumer un tel endettement.
À ma grande surprise, plusieurs banques d’investissement ont offert de
s’occuper de cette émission. En échange d’un pourcentage, ils
s’engageaient à trouver des acheteurs pour les obligations à un prix donné.
Parmi ces candidats se trouvait Drexel Burnham qui avait inventé le
concept du financement par obligations à haut rapport. Mais Bear Stearns,
avec qui j’avais déjà réalisé pas mal d’affaires, a promis de me trouver trois
cents millions de dollars, soit la presque totalité de la somme dont j’avais
besoin. Alan Greenberg, le président, et Paul Hallingby, le directeur
général, étaient prêts à parier gros sur moi, et cela me plaisait.
Pour attirer les acheteurs sur un investissement aussi spéculatif, il faut
généralement leur proposer des rapports élevés. Les obligations que Bear
Stearns s’apprêtait à émettre offraient les mêmes rendements que celles des
autres casinos. Mais ceux-là avaient déjà un passé et offraient également de
belles garanties aux acheteurs. Bear Stearns a effectué un travail
remarquable. Et ça a été une bonne affaire non seulement pour moi mais
aussi pour les acheteurs. Tous ceux qui ont acquis ces obligations touchent
de bons dividendes, et elles se revendent aujourd’hui extrêmement bien.
Ce que je voulais avant tout éviter, c’était le genre de problème que nous
avions connu au début avec mon premier casino. Plutôt que d’engager un
gérant, j’ai décidé de mettre ma femme Ivana à la tête de l’entreprise.
J’avais l’expérience d’Atlantic City : j’étais convaincu que pour gérer un
casino, de bonnes qualités de gestionnaire sont aussi importantes qu’une
connaissance des jeux. Et Ivana m’a donné raison.
En signant l’accord final avec Hilton le 15 juin, nous étions prêts pour
profiter de la saison estivale. Le lendemain, sans le moindre incident, le
Trump’s Castle a ouvert ses portes. Les gens ont envahi le casino et nous
avons gagné de l’argent bien au-delà de nos plus optimistes prévisions.
Nous avons dégagé le premier jour un revenu de sept cent vingt-huit mille
dollars. Pour les six derniers mois de l’année 1985, le revenu brut a été de
cent trente et un millions de dollars. Nous avions fait mieux que la majorité
de nos concurrents, à l’exception de trois d’entre eux.
Une seule difficulté s’est présentée au cours des premiers mois
d’exploitation ; il s’agissait de l’une des clauses du contrat que j’avais signé
avec Hilton. J’avais gardé cinq millions sur le prix d’achat comme réserve
dans le cas où l’hôtel n’aurait pas été impeccable. Et nous nous sommes
vite aperçus qu’il y avait un nombre inimaginable de petits problèmes, avec
le système de refroidissement par exemple, ou le système de vidange, les
ordinateurs, le dispositif contre les incendies, et j’en passe.
Pendant les six premiers mois d’activité, mes collaborateurs ont négocié
discrètement avec Hilton pour répertorier les défauts de fabrication dont ils
étaient responsables et ceux avec lesquels ils n’avaient rien à voir. Mes
collaborateurs estimaient que toutes ces malfaçons représentaient beaucoup
plus que cinq millions de dollars. Mais j’avais envie de résoudre le
problème à l’amiable. J’aimais bien Barron Hilton. J’ai été sincèrement
désolé qu’il ait vécu une aussi mauvaise expérience à Atlantic City et,
pendant longtemps, j’ai été son plus ardent défenseur lorsque les gens
disaient du mal de lui. Donc, je l’ai spontanément appelé en janvier 1986,
lorsque j’ai vu que les négociations sur ces cinq millions ne menaient nulle
part.
J’ai réussi à lui parler directement et je lui ai dit que, puisque nos
collaborateurs n’avaient pu s’entendre, nous devrions peut-être nous voir et
trouver ensemble une solution. Barron paraissait ravi que je l’aie appelé. Il
serait à New York le lundi et le mardi suivant et il m’appellerait pour
prendre rendez-vous.
Seulement, lorsque j’ai débarqué à mon bureau le lundi matin, j’ai appris
que Hilton m’intentait un procès pour que je paye immédiatement les cinq
millions de dollars. Je n’en croyais pas mes oreilles.
J’ai évidemment commencé par appeler Barron : « Je n’y comprends
rien. Je viens d’apprendre que Hilton me fait un procès alors que vous
m’aviez dit que nous allions nous arranger tout les deux. » Barron est resté
évasif : « Je n’ai jamais entendu parler de ce procès. » Il m’a conseillé
d’appeler Greg Dillon, le vice-président de Hilton. Dillon, aussi incroyable
que cela puisse paraître, a réagi de la même façon. Il n’était pas au courant
de ce procès. Je ne pouvais pas croire une minute que Barron et son
collaborateur le plus proche ne sachent rien d’une action en justice menée
par leur compagnie.
Les procès sont parfois inévitables, et je les accepte comme partie
intégrante du jeu. Mais, quand quelqu’un me dit que nous allons résoudre
un problème à l’amiable, je m’attends à ce qu’il respecte sa parole. Si nous
n’arrivons toujours pas à nous entendre, alors c’est une autre histoire…
Depuis ce jour, j’ai cessé de prendre la défense de Barron Hilton.
J’ai aussi immédiatement demandé à mes avocats d’engager une
procédure. Le 2 avril 1986, nous avons dressé une liste de quatre-vingt-
quatorze défauts de fabrication dans le Trump’s Castle, avec les sommes
dépensées pour les réparations. Le total excédait de loin les cinq millions de
dollars. Le procès est toujours en cours, et je pense que nous serons
finalement renvoyés dos à dos.
Excepté cette fausse note, l’aventure du Trump’s Castle a marché comme
sur des roulettes. Ivana en est en grande partie responsable. Aucun détail ne
lui échappe. Elle a systématiquement engagé les meilleurs employés à tous
les échelons, depuis les croupiers et les maîtres d’hôtel jusqu’aux dirigeants
les plus importants. Elle a supervisé la décoration, qui est tout à fait réussie.
Et, comme c’est une maniaque de la propreté, le complexe est absolument
impeccable. Et la bonne gestion de l’ensemble a porté ses fruits. En 1986,
notre chiffre d’affaires a été de deux cent vingt-six millions de dollars, ce
qui est un record absolu pour une première année d’exploitation. Nous
prévoyons un chiffre d’affaires de trois cent dix millions pour l’année 1987,
et un bénéfice de soixante-dix millions de dollars.
Tout compte fait, il peut parfois rapporter gros de se fier à son intuition.
10

L’ÉPREUVE DE FORCE DE CENTRAL PARK SOUTH


C’est parfois en perdant une bataille que l’on trouve le moyen de gagner
la guerre. Tout ce dont on a alors besoin, c’est d’assez de temps et d’un peu
de chance. C’est ce qui m’est arrivé avec le 100 Central Park South.
Les locataires se sont battus jusqu’au bout pour m’empêcher de détruire
l’immeuble dans lequel ils habitaient et que je venais d’acheter. Et ils ont
gagné. Mais en me faisant perdre plusieurs années au cours desquelles la
valeur de l’immeuble est montée en flèche, et en m’obligeant à changer mes
plans, ils m’ont involontairement aidé à réaliser un projet moins onéreux et
plus rentable.
Le plus facile, curieusement, a été l’achat de l’immeuble. Au début de
l’année 1981, Louise Sunshine, ma vice-présidente à l’époque, m’a signalé
deux immeubles voisins magnifiquement situés. Le premier était le 100
Central Park South, un immeuble résidentiel de quatorze étages situé au
coin de Central Park et de l’Avenue of the Americas. L’autre était le
Barbizon Plaza, un hôtel de trente-neuf étages dont la façade donnait sur
Central Park et qui, par-derrière, encerclait le 100 Central Park South,
donnant ainsi sur l’Avenue of the Americas.
Les deux immeubles étaient la propriété d’un groupe d’associés composé
entre autres de Marshall Loeb, de la banque Loeb, de la compagnie Lambert
Brussels et d’Henri Greenberg. Grâce à leur emplacement exceptionnel, ces
immeubles représentaient un filon exceptionnel. Non seulement ils se
trouvaient sur l’une des plus larges et des plus élégantes avenues de la ville,
mais ils donnaient aussi tous les deux sur Central Park.
Le Barbizon Plaza était un hôtel en mauvais état, moyennement cher et
qui, au mieux, dégageait un petit bénéfice chaque année. Le 100 Central
Park South était un immeuble d’appartements qui tombaient tous sous la loi
du plafonnement des loyers, ce qui signifiait que le montant des loyers
suffisait à peine à entretenir l’immeuble.
C’est précisément à cause de ces inconvénients que j’ai réussi à négocier
un prix d’achat intéressant. Et, comme il n’y avait pas d’autres acheteurs, il
m’a été bien plus facile de négocier.
Les propriétaires, tous fortunés, avaient décidé de vendre non parce
qu’ils avaient besoin d’argent, mais parce que l’un d’entre eux se faisait
vieux et désirait mettre de l’ordre dans ses affaires. Je n’ai pas le droit de
dire combien je l’ai payé, mais la somme ne suffirait pas aujourd’hui pour
acheter un terrain trois fois plus petit dans un quartier bien moins recherché
de Manhattan.
Je n’ai même pas vérifié combien les deux immeubles rapportaient.
C’était la valeur immobilière, non les revenus, qui m’intéressait dans ce
dossier. J’achetais des bâtiments à un prix modique sur un emplacement
exceptionnel. J’ai presque immédiatement réussi à obtenir un prêt. Dans le
pire des cas, je pouvais encore revendre et réaliser un profit. Même lorsque
la conjoncture est mauvaise, on trouve toujours des acheteurs pour des
emplacements uniques.
J’avais une autre possibilité : rénover superficiellement l’hôtel et rajuster
les loyers des magasins du rez-de-chaussée en fin de bail. De plus, à mesure
que les locataires du 100 Central Park South mouraient ou déménageaient,
j’avais le droit d’augmenter les loyers. Même si tout ça était bien modeste,
je pouvais être certain d’un petit retour sur investissement.
Mais « modeste » et « petit » ne font pas partie de mon vocabulaire
habituel. La seule façon de faire fructifier au mieux cet investissement était
de démolir les deux immeubles et de construire à la place une tour énorme
et luxueuse d’appartements résidentiels. Cela posait deux problèmes. Le
premier, dont j’étais conscient depuis le début, était qu’il n’est ni facile ni
bon marché de raser un immeuble comme le Barbizon. Toutefois, j’étais
certain que le prix que l’on pourrait demander pour des appartements si
bien situés couvrirait largement les coûts de la démolition.
Le second problème, que je n’ai détecté que beaucoup plus tard, était
celui-ci : il est pratiquement impossible de libérer légalement un immeuble
d’appartements aux loyers réglementés. Certains locataires allaient
sûrement résister, mais je pensais que le temps jouait pour moi. Je pouvais
me permettre d’attendre. J’étais prêt à prendre mon mal en patience.
J’avais cependant sous-estimé ce que les locataires avaient à perdre. J’ai
vite compris que plus le loyer est bas, plus l’appartement est grand et plus
l’emplacement est exceptionnel, plus les gens sont décidés à se battre pour
garder ce qu’ils ont. Il est facile de songer à déménager si vous vivez dans
un appartement vétuste situé dans un quartier périphérique. De même, si
vous payez le prix du marché pour un bel appartement et que vous pouvez
en trouver un équivalent au même prix, un petit encouragement financier
sera souvent suffisant pour vous aider à partir.
Mais au 100 Central Park South, la plupart des locataires voulaient
garder ce qu’il y a de mieux à New York : de magnifiques appartements,
avec une belle hauteur de plafond, des cheminées, une vue extraordinaire, le
tout dans le meilleur des quartiers. De plus, grâce à la réglementation des
loyers, ils jouissaient d’une des meilleures subventions que notre monde
libre pût offrir. Sur le marché, leurs appartements se seraient loués dix fois
plus cher. Si j’avais été locataire d’un appartement du 100 Central Park
South, j’aurais été le premier à me battre pour y rester.
Sauf pour la petite minorité qui en profite, cette réglementation des
loyers est malheureusement une catastrophe pour tout le monde. Elle est
responsable, peut-être plus que n’importe quel autre facteur, de la crise de
l’immobilier que New York a connue depuis plus de vingt ans.
Comme beaucoup de lois gouvernementales qui ont été à long terme des
échecs, cette réglementation était née d’une bonne idée – idée qui a fini par
créer l’effet contraire de celui désiré. La réglementation des loyers est née
d’une loi fédérale de 1943. Le gouvernement avait décidé de bloquer tous
les loyers aux États-Unis afin de permettre aux soldats, de retour de la
guerre, de trouver un logement à un prix abordable. Le but ayant été atteint,
la loi a été supprimée en 1948. Mais New York a adopté sa propre loi en
1962. D’après les statuts de la ville, tout appartement à usage d’habitation
construit avant 1947 était soumis à cette réglementation. En fait, la ville
créait un droit inaliénable pour cinq millions de New-Yorkais : celui de se
loger à bon marché.
Tout cela est magnifique vu de l’extérieur. Seulement la municipalité
n’avait pas l’intention de souscrire elle-même à cet effort. Au contraire, elle
a obligé les propriétaires à subventionner eux-mêmes leurs locataires. Les
coûts du fuel, de la main-d’œuvre n’ont cessé d’augmenter, mais la ville a
toujours refusé aux propriétaires d’augmenter les loyers en fonction de
l’inflation et, surtout, des prix du marché.
Lorsque les propriétaires n’ont plus été en mesure d’équilibrer leurs
comptes, ils ont commencé à laisser les immeubles à l’abandon. Entre 1960
et 1976, près de trois cent mille immeubles ont ainsi été abandonnés à New
York. Les premiers appartements à subir ce sort – certains ont pris feu,
d’autres ont été purement et simplement désertés – ont naturellement été
ceux des quartiers les plus pauvres, là où les loyers étaient les moins élevés.
Les propriétaires réalisaient un bénéfice ridicule qui ne leur permettait pas
de suivre l’augmentation du coût de la vie. Les autres victimes de cette
situation étaient les pauvres locataires qui vivaient dans ces immeubles. Des
quartiers entiers du sud du Bronx et de Brooklyn se sont transformés en
villes fantômes. La municipalité, de son côté, perdait des centaines de
millions de dollars en taxes foncières que les propriétaires cessaient de
payer dès qu’ils abandonnaient leurs immeubles.
Mais il y a eu un effet pire encore : cette loi a cessé de protéger les
personnes qui en avaient le plus besoin. Les appartements ont toujours été
recherchés, difficiles à trouver, et les gens qui possèdent le pouvoir et
l’argent nécessaires ont toujours réussi à se les attribuer. Au cours de ces
dernières années, un journaliste indépendant, William Tucker, a enquêté sur
le sujet et a réussi à dresser une liste de cas particulièrement choquants. Il a
choisi par exemple un immeuble qui se trouve au coin de Central Park West
et de la 73e Rue. Magnifiquement décorés, les appartements sont immenses
et l’architecture est vraiment soignée. Le hall d’entrée, qui occupe deux
étages, est en marbre ; chaque logement a naturellement une vue
imprenable et magnifique sur le parc. Il n’est donc pas surprenant que ceux
qui ont du goût et de l’argent vivent dans cet immeuble. Mia Farrow, par
exemple, a une dizaine de pièces donnant toutes sur le parc. Elle paye à peu
près deux mille dollars pour un appartement qui serait loué plus de dix mille
sur le marché. La chanteuse Carly Simon habite dans le même immeuble et
paye deux mille deux cents dollars pour dix pièces donnant également sur le
parc.
Un peu plus bas dans la même avenue, Tucker a découvert que Suzanne
Farrell, du New York City Ballet, avait un duplex de quatorze pièces près
du Lincoln Center, appartement pour lequel elle payait moins de mille
dollars par mois. William Vanden Heuvel, un grand avocat qui a été
ambassadeur des États-Unis aux Nations unies sous la présidence de Jimmy
Carter, débourse moins de six cent cinquante dollars par mois pour un
appartement de six pièces dans un superbe immeuble de la 72e Rue, tout
près de la 5e Avenue. William Shawn, l’ancien rédacteur en chef du New
Yorker, ne paye que mille dollars pour son huit pièces sur la 5e Avenue.
L’exemple le plus frappant est peut-être celui d’Ed Koch. Le maire
bénéficie d’un très beau trois pièces avec terrasse dans un des plus beaux
secteurs de Greenwich Village, et il ne paye que trois cent cinquante dollars
par mois, soit le cinquième du prix du marché. Le pire est que Koch n’y
habite même pas. Il s’est installé à Gracie Mansion, la résidence officielle
des maires de New York.
Contrairement à la plupart des promoteurs immobiliers, je ne suis pas
partisan de supprimer la réglementation des loyers. Je pense seulement qu’il
devrait y avoir un moyen de vérifier qui sont les gens qui vivent dans ces
appartements. Ceux qui ont un revenu inférieur à la normale devraient être
autorisés à toujours les occuper avec le même loyer. Mais, à ceux qui ont
des revenus importants, on devrait donner le choix entre payer un loyer un
peu plus élevé ou déménager.
La situation dans laquelle se trouvait le 100 Central Park South était
l’illustration parfaite de cette absurdité. Très vite après avoir acheté
l’immeuble, j’ai mené mon enquête sur la situation financière des
locataires. Ce que j’ai découvert s’est révélé fort intéressant, et guère
surprenant. Il y a trois groupes distincts de locataires. Les premiers qui
habitent dans les plus grands appartements, ceux qui donnent sur le parc et
qui se trouvent dans les étages élevés, sont des gens qui réussissent, qui sont
riches. Dans certains cas, ce sont même des personnalités de premier plan.
Le couturier Arnold Scaasi, par exemple, a un duplex de six pièces sur le
parc pour lequel il paye neuf cent quatre-vingt-dix dollars, c’est-à-dire à
peu près le prix d’un studio dans le quartier. Angelo DeSapio, un architecte
connu, dispose de tout le septième étage, avec également vue sur le parc, et
ne paye que mille six cents dollars pour neuf pièces. Un autre locataire,
propriétaire entre autres d’une belle maison sur la 63e Rue qui vaut à elle
seule cinq millions de dollars, loue aussi pour deux mille cinq cents dollars
quatre appartements donnant sur le parc et qui ont été réunis au treizième
étage.
Le deuxième groupe réunit ceux qu’on appelle les yuppies, c’est-à-dire
des jeunes banquiers, des avocats ou encore des journalistes. Bien qu’ils ne
soient pas millionnaires, tous vivent plutôt bien. En général, ils occupent
trois ou quatre pièces donnant sur le parc.
Les troisièmes vivent dans des appartements moins spacieux, avec de
petites cuisines et des fenêtres sur cour. Ces derniers sont souvent
d’extraction modeste. La plupart, assez âgés, vivent de leur retraite. Les
loyers de leurs appartements sont en dessous de ceux du marché, mais
proportionnellement beaucoup moins que ceux de leurs riches voisins des
appartements du devant. Un studio du même genre dans le quartier se
louerait seulement deux fois plus cher.
Le représentant des locataires, John Moore, est quelqu’un qui ne rentre
dans aucune des trois catégories. Âgé de quarante ans, il vient d’une famille
aisée et connue. Son grand-père était un gros actionnaire de Tiffany & Co
avant que la société ne soit rachetée par Walter Hoving. Mais John Moore
lui-même n’a pas très bien réussi professionnellement. J’ai toujours pensé
que son poste de représentant des locataires lui donnait l’impression d’être
utile et important. Il a naturellement aussi quelque chose de précieux à
défendre : un bel appartement de trois pièces avec vue sur le parc pour
lequel il paye un loyer modeste.
Libérer le Barbizon Plaza était facile. Il me suffisait d’arrêter de louer des
chambres. Mais, avant de me priver de ce revenu, je tenais à libérer le 100
Central Park South. J’ai malheureusement commis une grosse erreur au
début. J’aurais dû m’occuper personnellement de cette affaire. C’est ce que
j’avais toujours fait dans le passé, ça avait toujours payé. Mais,
franchement, convaincre des locataires de s’en aller n’était pas le genre de
besogne qui me passionnait. Aussi ai-je décidé d’utiliser les services d’une
société spécialisée dans l’éviction et le relogement. Citadel Management
m’avait été recommandé par plusieurs patrons de grosses sociétés qui
avaient utilisé ses services et avaient fait sa réputation. Je ne souhaitais pas
être dur. L’environnement était exposé et beaucoup de monde était déjà à
l’affût pour régler son compte à Donald Trump. La dernière chose que je
cherchais était le conflit.
À l’origine, ma stratégie était simplissime. Nous informions les locataires
que nous avions l’intention de démolir le 100 Central Park South ainsi que
le Barbizon Plaza. Puis nous leur offrions notre aide pour leur trouver un
nouvel appartement, ainsi qu’une indemnité substantielle.
Très rapidement pourtant, les locataires se sont organisés. Ils ont créé une
association et ont engagé un avocat pour les représenter. L’argent n’était pas
un problème. Les locataires les plus riches avaient trop à perdre dans ce
conflit et ils étaient prêts à prendre en charge les frais d’avocats. Plusieurs
d’entre eux ont accepté de donner jusqu’à huit mille dollars par an pour
plaider leur cause. Cela ne représentait pas grand-chose comparé aux dix
mille dollars par mois qu’ils auraient à payer pour un appartement
comparable au leur.
Le cabinet d’avocats qu’ils avaient choisi connaissait déjà quelques
beaux succès dans la défense des locataires menacés d’expulsion. Ces
avocats gagnent plus d’argent que la plupart des autres. Leur approche dans
ce genre de dossier est de résister à l’expulsion par tous les moyens et de
laisser traîner les procès le plus longtemps possible, sans doute dans
l’espoir d’obtenir un accord favorable aux locataires.
J’étais sûr d’avoir le droit de chercher à libérer le 100 Central Park South
dans le but de construire un immeuble plus important. Pour expulser des
locataires dans une situation normale, il suffit de communiquer ses plans
pour la démolition de l’immeuble et ceux du nouveau bâtiment. Afin de
faire partie des locataires aux loyers réglementés, je devais respecter des
critères plus stricts, mais rien de vraiment insurmontable.
Il me fallait d’abord démontrer que mon nouvel immeuble offrirait au
moins vingt pour cent de logements supplémentaires. Ce n’était pas trop
difficile, étant donné qu’il était dans mon intérêt de construire un immeuble
plus vaste. Je devais ensuite prouver que l’ancien immeuble dégageait un
profit, une fois les charges déduites, inférieur à huit et demi pour cent de sa
valeur. À cause de la réglementation des loyers, le prix de l’immeuble était
de un million et demi de dollars. Cela voulait dire que la ville touchait peu
en taxe foncière. Et, bien que je ne sois pas autorisé à inclure dans mes
dépenses les coûts de mes emprunts pour l’immeuble, les revenus étaient
loin d’approcher le pourcentage requis. Si j’y avais ajouté les intérêts de
mon emprunt, j’aurais perdu pas mal d’argent. Alors si la ville décidait de
juger l’affaire uniquement sur le droit, elle devrait m’autoriser à demander
l’expulsion de tous les locataires.
Lorsque Citadel a repris la gestion de l’immeuble, début 1981, je leur ai
demandé deux choses : d’abord trouver de nouveaux appartements à tous
les locataires, ensuite continuer à assurer à ces locataires tous les services
nécessaires au bon fonctionnement de l’immeuble.
Il est facile de libérer un immeuble, si on n’a pas de scrupules. Lorsqu’un
propriétaire décide d’expulser ses locataires, il utilise d’habitude des
sociétés écrans grâce auxquelles il est difficile de retrouver sa trace. Il
engage alors des petits truands qui débarquent avec des gros marteaux et
commencent à casser la chaudière, à démolir l’escalier et à provoquer des
fuites en perçant les tuyaux. Il fait aussi venir des camions entiers de
drogués, de prostituées, de voleurs et les installe dans les appartements
vides dans le but de terroriser les locataires qui s’incrustent.
Voilà ce que j’appelle harceler les gens. Je n’agirai jamais ainsi, pour des
raisons d’éthique comme de bon sens. J’achète les immeubles en mon nom
propre et j’ai une réputation à tenir.
Les locataires du 100 Central Park South ont toujours été chauffés
correctement et ont toujours eu autant d’eau chaude qu’ils le souhaitaient.
Je veillais à ce que la moindre dégradation dans l’immeuble soit réparée au
plus vite, or il arrive souvent dans ces quartiers du Nord-Est que les
immeubles soient vandalisés. La dernière chose que je souhaitais était de
donner des arguments aux locataires pour s’opposer à mes projets.
Je n’ai jamais comparé le 100 Central Park South aux autres palaces de
Park Avenue. Le total des loyers, avec lequel j’arrivais tout juste à couvrir
mes dépenses, ne me permettait aucun luxe. Et les locataires qui payent des
loyers ridicules n’ont aucun droit d’exiger de tels avantages. Lorsque j’ai
acheté l’immeuble, par exemple, il y avait un téléphone dans le hall
d’entrée, non pas une cabine payante mais une ligne téléphonique normale.
Il était là en cas d’urgence. Évidemment certains locataires l’utilisaient
régulièrement pour appeler leurs amis à Gstaad ou à Saint-Moritz. Je l’ai
supprimé.
J’ai également supprimé leurs uniformes aux portiers. Cela m’a permis
d’économiser sur la note de teinturerie. Pour des questions de sécurité, les
portiers ont cessé de traverser la rue afin d’aider les locataires à porter leurs
paquets. Les ampoules à haut voltage du hall d’entrée ont été remplacées
par d’autres moins puissantes. La plupart des propriétaires qui gèrent bien
leurs immeubles vous diront que ce genre de petits détails permet
d’économiser des milliers de dollars sur la note d’électricité.
Ce que je n’avais pas prévu, c’est que les locataires allaient utiliser le fait
que nous essayions de gérer l’immeuble plus efficacement comme évidence
qu’on rendait leur vie insupportable. D’une certaine façon, ils n’avaient pas
tort. Après tout, il s’agissait de quelques personnes pour qui le comble de la
frustration est de ne pouvoir obtenir une table au restaurant Le Cirque dans
la demi-heure. J’ai appris, en fréquentant les gens riches, qu’ils ne tolèrent
pas que l’on nuise le moins du monde à leur confort personnel.
Les locataires ont même trouvé le moyen de présenter nos offres de
relogement comme une nouvelle persécution de notre part. Nous exercions
« une pression constante et intolérable » pour les forcer à déménager. En
réalité, nous leur proposions de l’aide pour trouver un autre appartement. Si
notre offre était refusée, ce qui était généralement le cas puisqu’ils avaient
décidé de s’opposer à nous sur tout, nous n’insistions pas. Certains
locataires nous ont même dit que le Comité de défense, créé pour
l’occasion, leur avait ordonné de ne rien accepter de notre part. C’est assez
cocasse : en effet, nous aurions sans doute pu offrir au même prix des
appartements bien mieux aux locataires les plus défavorisés.
Je dois reconnaître que la tactique qui consistait à plaider le harcèlement
était bonne. Le harcèlement est devenu à New York une expression qui
suscite des images de propriétaires vicieux et de locataires victimes. Si
l’avocat des locataires réussissait d’une façon ou d’une autre à convaincre
les jurés, dont la majorité seraient sans doute également locataires, qu’un
cas de harcèlement était réel dans cette affaire, on nous refuserait
certainement notre autorisation de démolir. Les locataires du 100 Central
Park South ne seraient plus obligés de déménager. De plus, ils ne se
priveraient pas de dénoncer à la presse la façon dont je les avais persécutés.
Nier ne ferait qu’aggraver les choses.
Nous avons malheureusement commis quelques erreurs tactiques qui ont
apporté de l’eau au moulin des locataires. Nous avons par exemple lancé
des procédures d’expulsion contre ceux qui payaient leurs loyers en retard
et ceux qui n’utilisaient pas les appartements en tant que résidence
principale comme la loi l’exige. Cette procédure est courante à New York.
Ces actions sont parfaitement légales, et nous avons gagné dans plusieurs
cas.
Mais nous avons stupidement engagé des poursuites injustifiées. Une
fois, par exemple, nous avons soutenu qu’un locataire n’avait pas payé son
loyer. Or, il avait entre les mains la preuve que l’on avait encaissé son
chèque. Le paiement n’avait tout simplement pas été enregistré dans les
livres de comptes de Citadel. En s’apercevant de son erreur, Citadel a fait
savoir au locataire concerné qu’on arrêterait les poursuites dès qu’il ferait
parvenir la preuve que son compte avait été débité. Mais l’avocat du
locataire avait déjà saisi l’occasion de démontrer que l’on harcelait de
nouveau son client. Le locataire a refusé de fournir le justificatif, et nous
avons perdu le procès. Dans un autre cas, nous avions négligé de donner le
délai légal à un locataire avant d’entamer la procédure d’expulsion. Notre
position était défendable, mais le tribunal a estimé que nous aurions dû
savoir que la loi avait été changée récemment et la durée du préavis
rallongée.
Une autre erreur a été de barricader les fenêtres des appartements vides.
C’est exactement ce que la municipalité fait avec ses propres appartements
pour les protéger contre le vandalisme. Mais les immeubles municipaux ne
se trouvent pas sur Central Park South. Il aurait été plus malin de trouver un
autre moyen de résoudre le problème des fenêtres.
Cependant, rien n’a soulevé une aussi grosse polémique que mon idée
d’accueillir des sans-abri au 100 Central Park South. Vers l’été 1982, à peu
près un an après avoir acquis l’immeuble, le problème des sans-abri a
commencé à prendre une certaine ampleur à New York. Un matin où j’étais
passé devant plusieurs malheureux allongés sur des bancs de Central Park,
j’ai tout à coup eu une idée.
J’avais plus d’une douzaine d’appartements libres dans l’immeuble de
Central Park South. Comme j’avais toujours l’intention de démolir le
bâtiment, je ne voulais pas reprendre de locataires. Pourquoi ne pas mettre
les appartements libres à la disposition de la ville pour accueillir des sans-
abri pendant un moment ? Je dois avouer honnêtement que cela me faisait
un peu plaisir d’imposer à mes très riches locataires de vivre à côté de ces
personnes moins favorisées. Mais, de plus, je trouvais vraiment que c’était
une honte de laisser ces surfaces inoccupées alors que certains vivaient dans
la rue.
Presque aussitôt, les éditorialistes et les chroniqueurs se sont mis à
critiquer ma proposition. Les officiels de la ville, sentant que la polémique
prenait de l’ampleur, ont refusé mon offre. Ma sincérité a été mise en doute
lorsqu’un journaliste a écrit que j’avais refusé à un groupe de réfugiés
polonais de s’installer dans les appartements, alors que je l’avais proposé
moi-même. En fait, ma position avait évolué. Après un petit travail de
recherche, mes avocats avaient constaté que, si j’autorisais des sans-abri à
occuper les appartements, même pour une période limitée, j’aurais
beaucoup de mal à les en faire sortir de façon légale s’ils décidaient d’y
rester. Or je n’avais pas vraiment besoin de ce genre de conflit.
Expliquer ça à tout le monde n’aurait rien arrangé. J’ai donc décidé de
me taire, ce qui n’était guère mieux. Cette histoire n’est pas restée un de
mes meilleurs souvenirs de mes relations avec les médias, mais j’en ai retiré
un enseignement : il ne faut jamais agir sur un coup de tête, même si cette
impulsion est charitable. Il faut toujours prendre le temps de peser le pour et
le contre.
Au début de l’année 1984, le groupe des locataires du 100 Central Park
South s’est tourné vers le gouvernement de l’État et a déposé une plainte
pour harcèlement. Presque tous les faits qui nous étaient reprochés étaient
dérisoires, mais j’ai demandé à mes collaborateurs d’étudier chacun d’entre
eux attentivement. Cela n’a malheureusement pas été suffisant. En
janvier 1985, l’État a accepté de prendre en considération la plainte pour
harcèlement. Nous avions évidemment commis notre lot d’erreurs au début,
mais aucune de nos actions n’avait créé de tort à quiconque. L’attitude des
locataires était plutôt une forme cachée de harcèlement contre moi. Leur
action était une sorte de complot pour garder leurs appartements avec des
loyers exceptionnellement bas ou obtenir de moi une grosse indemnité.
Le comité de défense des locataires a tout pris en main. Cinquante
locataires étaient partie prenante dans les poursuites contre moi, et chacun
avait soumis exactement la même liste de doléances. Ils finissaient tous leur
lettre par la même phrase : « Donald Trump est un Harpagon des temps
modernes. » Lorsque mes avocats ont étudié les dossiers dans les détails, ils
ont découvert un élément intéressant. Plusieurs des locataires les plus aisés
avaient soumis le même type de plainte aux agences municipales au cours
des dix, vingt ou même trente dernières années, réclamant à chaque fois la
réduction de leurs loyers. Les locataires du 100 Central Park South étaient
vraiment des experts dans l’art de vivre luxueusement pour presque rien.
Les locataires ignoraient que je ne suis pas le genre de propriétaire qui
s’écrase pour éviter la mauvaise publicité ou pour économiser quelques
dollars, surtout lorsque j’estime les reproches que l’on me fait injustifiés.
Me battre contre eux risquait certes d’augmenter la facture de mes avocats
et m’amènerait peut-être à changer ma stratégie. Mais il était absolument
hors de question que j’accepte d’être victime de ce chantage ridicule.
J’avais tout de même quelques atouts dans mon jeu. Le plus important
était la valeur de l’immobilier à New York. L’immobilier a augmenté
régulièrement depuis 1974 mais, à partir de 1981, à peu près à l’époque où
j’ai acheté les deux immeubles de Central Park South, les prix se sont
tassés. Pendant les deux années suivantes, au terme desquelles j’avais
espéré terminer la construction du nouvel immeuble, ils ont même
commencé à baisser. Beaucoup ont alors pensé que le boom était passé.
En 1984, cependant, le marché a redémarré assez fort. À l’automne 1981,
le prix moyen d’une pièce dans un immeuble était de quatre-vingt-treize
mille dollars. Début 1983, il est descendu à soixante-sept mille dollars.
Mais en janvier 1985, alors que mon conflit avec les locataires était à son
apogée, le prix par pièce a atteint cent vingt-quatre mille dollars. En
quelque sorte, pendant que les locataires s’efforçaient de m’empêcher
d’avancer, les prix de l’immobilier à New York avaient plus que doublé.
Même en ne construisant que sur le terrain du Barbizon – et j’avais
finalement décidé que c’était la meilleure solution –, je gagnerais plus
d’argent que si j’avais utilisé l’ensemble deux ans auparavant. En outre,
nous avions maintenant de nombreux appartements libres au 100 Central
Park South, et leur nombre ne pouvait qu’augmenter avec le temps. La loi
nous permettait de louer certains d’entre eux au prix du marché. J’avais déjà
fait, au fond, une affaire en or.
Au cours de cette même période, la mode et le goût ont également
commencé à évoluer. Au moment où j’ai acheté les immeubles de Central
Park South, les gratte-ciel étaient encore de hautes tours rutilantes tout en
verre. La Trump Tower en est sans doute l’exemple typique. Comme elle
avait eu beaucoup de succès, il me semblait logique de construire un
immeuble du même genre sur Central Park South.
En 1984, cependant, j’ai senti que le design des immeubles connaissait
une nouvelle mode. C’était une sorte de retour à l’ancien. Les gens qui
achètent les plus beaux appartements de New York sont sensibles aux goûts
du jour, en architecture comme dans tout autre domaine. J’ai avant tout
l’esprit pratique. Si les gens veulent un style un peu vieillot, je leur en
donne. Pas question de construire des immeubles qui ne se vendront pas.
Au début de l’année 1985, j’ai passé commande à un architecte pour qu’il
me dessine un nouvel immeuble pour le Barbizon Plaza, un ensemble qui
reprendrait des éléments classiques compatibles avec le style du 100
Central Park South.
Mais, pour moi, le cœur n’y était pas vraiment. Je n’ai jamais été un
fanatique du mouvement postmoderne, le premier mouvement architectural
qui a mélangé des éléments anciens au moderne. Je trouve que cela finit
toujours par reproduire le pire des deux styles. Les matériaux et la qualité
de fabrication sont rarement de première classe, la plupart des promoteurs
n’étant pas prêts à payer le prix. Et les éléments classiques de l’architecture
postmoderne ont toujours l’air factices. On a le sentiment que ces éléments
nuisent au design lisse du moderne.
Lorsque mon architecte m’a présenté la maquette pour le Barbizon Plaza,
ce n’est pas le design qui m’a d’abord choqué, mais la dimension du nouvel
immeuble. Il était beaucoup plus petit. Je lui ai demandé pourquoi.
« C’est à cause de l’urbanisme, m’a-t-il expliqué. À l’époque où le
Barbizon a été construit, il n’y avait aucune restriction. Maintenant la loi est
devenue plus stricte, il n’est plus possible de construire un immeuble aussi
important sur ce terrain.
— Vous voulez dire que si je démolis complètement l’intérieur, tout en
conservant la façade et les fondations, c’est autorisé ? Mais si je détruis le
tout, je ne pourrai reconstruire qu’un bâtiment beaucoup moins élevé ?
— C’est exactement ça, monsieur Trump.
— Dans ce cas pourquoi démolirions-nous l’immeuble existant afin d’en
construire un deux fois plus petit, à peine plus beau et beaucoup plus
onéreux ?
— C’est simple, monsieur Trump. Les fenêtres actuelles du Barbizon
sont beaucoup trop petites pour un immeuble de haut standing. »
La solution était évidente : il fallait ne pas toucher à l’immeuble, mais
seulement agrandir toutes les ouvertures.
Mon propre goût, en même temps, évoluait. Je commençais à apprécier
l’élégance et la finesse des détails de certains vieux bâtiments. Parmi eux se
trouvaient les deux immeubles dont j’étais propriétaire sur Central Park
South. Je comprenais aussi combien ces deux immeubles étaient partie
intégrante de l’harmonie de Central Park South.
Le budget initial pour démolir entièrement le Barbizon et reconstruire un
nouvel immeuble était de deux cent cinquante millions. Lorsque l’on a
calculé ce que coûterait l’aménagement de l’intérieur et l’agrandissement
des ouvertures, on est arrivé à une somme de cent millions de dollars tout
compris. Le devis pour reproduire la magnifique couronne de pierre qui se
trouvait sur le toit, un des détails architecturaux du Barbizon que je
préférais, s’élevait déjà à dix millions de dollars. Et, même en payant ce
prix-là, on n’aurait jamais réussi à faire aussi bien que l’original. Rénover
l’immeuble n’était pas seulement meilleur marché, cela permettait
également une meilleure réussite esthétique.
Un dernier facteur a achevé de me convaincre d’aller dans cette direction.
Depuis plusieurs années, j’avais essayé d’acheter l’hôtel St Moritz qui se
trouvait en face du 100 Central Park South. Les vendeurs étaient Harry
Helmsley et Lawrence Wein, deux des plus grands promoteurs immobiliers
de tous les temps. Le problème avait toujours été une question de prix. Ils
demandaient pour cet hôtel une somme astronomique que les revenus ne
justifiaient pas. Ils avaient plusieurs fois signé des promesses de vente, sans
doute au prix qu’ils demandaient, et chaque fois l’affaire avait capoté au
dernier moment. J’ai souvent eu maille avec ce genre de personnes qui
demandent des prix exorbitants. Ils ont les yeux plus grands que le ventre,
mais finissent toujours, avec le temps, par revoir leurs exigences à la baisse.
Quand j’ai vu que cette vente avait échoué plusieurs fois de suite, j’ai
appelé Harry Hemsley : « J’aimerais beaucoup acheter le St Moritz. Avec
moi, vous savez que l’affaire aboutira. Mais je ne suis pas prêt à payer trop
cher. » Il m’a répondu que ce que j’offrais n’était pas suffisant. Nous avons
négocié un certain temps avant de nous entendre sur un prix que j’estimais
juste, car il se fondait sur les revenus de l’hôtel.
J’avais un gros atout en main : les chambres du Barbizon Plaza, juste de
l’autre côté de la rue. Je ne l’avais encore dit à personne, mais mon
intention était de fermer le Barbizon dès que je serais propriétaire du St
Moritz, pour une raison fort simple. Une fois le Barbizon fermé, je pourrais
placer Charles Frowenfeld, un excellent directeur d’hôtel, et tous ses
meilleurs collaborateurs à la tête du St Moritz. Et il est probable que la
plupart des clients du Barbizon les suivraient, puisque le St Moritz était le
seul autre hôtel raisonnable du quartier. Je perdrais sans doute quelques
clients en fermant le Barbizon, mais j’en récupérerais beaucoup du St
Moritz. De toute façon, les revenus du St Moritz allaient augmenter d’au
moins vingt-cinq pour cent du jour au lendemain.
Les banques étaient apparemment de mon avis. Lorsque je suis allé les
voir, j’ai réussi à obtenir leur accord pour six millions de dollars de plus que
le prix d’achat. En quelque sorte, j’achetais le St Moritz sans débourser un
centime, et je me mettais en plus six millions dans la poche. Le jour de la
signature, Harry Hemsley a tiqué en voyant le montant du prêt que j’avais
obtenu. Mais c’était aussi une excellente affaire pour Harry et Larry. Après
tout, ils avaient acheté l’hôtel quelques années auparavant pour presque
rien.
J’ai repris le St Moritz en septembre 1985 et j’ai fermé le Barbizon
presque tout de suite après. Au cours de la première année, le chiffre
d’affaires du St Moritz a augmenté de trente et un pour cent, c’est-à-dire un
peu plus que mes prévisions. Grâce à une gestion encore plus efficace, les
profits ont rapidement quadruplé.
Le seul problème qui restait à résoudre était la poursuite pour
harcèlement des locataires du 100 Central Park South. Comme je n’avais
plus l’intention de démolir l’immeuble, ce procès ne me gênait pas
tellement. Mais plusieurs de mes avocats ont insisté pour que je règle le
litige à l’amiable, afin de me sortir d’une situation désagréable. Ils m’ont
plus particulièrement encouragé à proposer aux locataires de leur céder
l’immeuble pour dix millions de dollars en échange de l’abandon de toutes
les poursuites.
À première vue, l’affaire n’était pas mauvaise pour moi. Mais j’ai
finalement refusé. Psychologiquement, je ne pouvais pas accepter de céder
à la pression des locataires, et leur vendre mon immeuble à un prix bien
inférieur à celui du marché. Là, les locataires et leurs avocats ont perdu
l’occasion d’une excellente affaire. Aujourd’hui, à New York, tout le monde
veut acheter son appartement.
Pendant ce temps, le procès s’éternisait. La Cour suprême de l’État a
estimé en août 1985 qu’il n’y avait aucune preuve de harcèlement de ma
part. En décembre 1986, un des départements de la Cour suprême fédérale a
annulé à l’unanimité la décision de la Cour précédente.
Les avocats ont continué à chercher la conciliation. Finalement, vers la
fin de 1986, les locataires ont accepté d’arrêter les poursuites contre moi.
Puisque je n’avais de toute façon plus l’intention de démolir l’immeuble,
j’ai à mon tour accepté de cesser les procédures d’expulsion et de donner de
nouveaux baux pour les appartements. J’ai également consenti à renoncer
aux trois mois de loyer d’avance pour tous les locataires qui signaient le
nouvel accord. En échange, ceux qui avaient arrêté de payer leur loyer, pour
certains depuis plus d’un an, ont consenti à me les régler. La somme totale
s’élevait à cent cinquante mille dollars.
Mais alors que l’État de New York cessait également toutes les poursuites
contre moi, la ville a annoncé qu’elle avait l’intention de continuer à me
poursuivre pour harcèlement. Même John Moore, l’avocat des locataires,
était sidéré. Il a confié un peu plus tard à un journaliste qu’en continuant ces
poursuites contre moi la municipalité se comportait comme « quelqu’un qui
cravache son cheval alors qu’il est déjà rentré à l’écurie ». Les vraies
victimes de cette affaire ont été les contribuables. La ville choisissait de
dépenser de l’argent et de l’énergie pour une affaire déjà résolue, à un
moment où elle en avait encore bien d’autres à résoudre. À mon avis, la
ville agissait uniquement sous l’impulsion d’Ed Koch. Il ne s’était pas
remis de ma déduction fiscale pour la Trump Tower et me reprochait de
l’avoir mis dans une situation fâcheuse avec le Wollman Rink.
C’est à cette époque que j’ai rebaptisé le Barbizon Plaza Trump Park, et
que j’en ai commencé la rénovation. J’ai d’abord engagé une société
appelée Holes, Inc. Ces gens ne faisaient que creuser des trous pour gagner
de l’argent. Et ils le faisaient très bien. En quelques semaines, ils ont
transformé les petites fenêtres du Barbizon en grandes baies vitrées. Ces
baies, à elles seules, représentaient beaucoup pour moi, car la vue qu’elles
offraient valait de l’or.
Dans un marché saturé de nouveaux immeubles, nous allions offrir
quelque chose d’unique : le mariage de la modernité et de l’ancien. Le
détail des sculptures extérieures ainsi que la couronne en pierre du toit ont
été conservés, de même que la hauteur de plafond de trois mètres quatre-
vingts des appartements, ce que les promoteurs n’envisageraient pas une
seconde dans un immeuble moderne. D’autre part, le modernisme offre à
l’immeuble plusieurs avantages par rapport à l’ancien : la plomberie est
neuve, les murs sont impeccables, le système électrique sophistiqué, les
ascenseurs rapides et silencieux, et les énormes fenêtres ont naturellement
toutes des verres épais.
L’immeuble devrait être terminé vers la fin de 1987, mais nous avons mis
les appartements sur le marché dès novembre 1986. En huit mois, nous
avons vendu deux cent soixante-dix appartements. Une seule personne en a
acheté sept pour la somme de vingt millions de dollars. Lorsque l’immeuble
sera entièrement vendu, sans doute avant la fin des travaux, nous aurons
encaissé plus de deux cent quarante millions. Et cela avant même que je
touche au 100 Central Park South et aux magasins du rez-de-chaussée.
Tout est bien qui finit bien. Les locataires ont conservé leurs
appartements, Central Park South possède toujours deux de ses plus beaux
immeubles, et la ville va bientôt gagner beaucoup d’argent en taxes
foncières. Quant à moi, je réaliserai au bout du compte un profit de près de
cent millions de dollars sur une affaire que beaucoup estimaient vouée à
l’échec. Et, si j’ai gagné autant d’argent, c’est en grande partie grâce aux
locataires qui m’ont forcé à prendre mon temps.
11

LE PRINTEMPS ET L’AUTOMNE DE L’USFL


Toute ma vie j’ai voulu m’offrir ce qu’il y avait de mieux. Mais quand il
s’est agi de l’USFL (United States Football League), j’ai décidé
d’emprunter une autre route.
Au moment où j’ai acheté l’équipe de football américain des New Jersey
Generals, à l’automne 1983, l’USFL était en mauvaise posture. Elle avait
perdu près de trente millions de dollars. Les Generals, dont le propriétaire
était un homme du pétrole de l’Oklahoma nommé J. Walter Duncan, avaient
perdu à eux seuls plus de deux millions de dollars, et quasiment tous leurs
matchs. Si l’on comparait ça à une affaire immobilière, j’achetais le South
Bronx plutôt que la 5e Avenue.
Mais je n’ai jamais considéré l’achat des Generals comme une affaire.
J’ai plutôt vu ça comme un coup à tenter à long terme, une folie que je
pouvais m’offrir. J’ai toujours été un fanatique de football. J’adore le sport,
et avoir ma propre équipe était la réalisation d’un de mes plus beaux rêves.
J’aimais aussi l’idée de partir à l’assaut de la NFL (National Football
League), une association prétentieuse et arrogante qui exerçait un quasi-
monopole sur le football professionnel, mais que je croyais vulnérable.
C’était l’ampleur des enjeux qui me tentait dans l’aventure de l’USFL
Mon investissement initial était relativement faible, pourtant le retour sur
investissement pouvait être énorme. Pour moins de six millions de dollars,
sous réserve que le championnat continuât à fonctionner, et comparé aux
soixante-dix millions que pouvait coûter une franchise de la NFL, j’avais la
possibilité d’acheter une équipe professionnelle dans un des domaines les
plus populaires aux États-Unis. Si j’étais capable de remettre sur pied
l’équipe et le championnat, je multiplierais mon investissement initial. Et,
de toute façon, j’allais beaucoup m’amuser.
Les principaux problèmes de l’USFL étaient clairs et guère compliqués à
résoudre. Le premier était que ce championnat se jouait au printemps.
Chaque sport a sa saison, et le public aime assister à des matchs de football
à l’automne. Les chaînes de télévision, qui subventionnent le football
professionnel, ne paieront jamais beaucoup pour diffuser des matchs au
printemps. À l’époque où j’ai acheté les Generals, ABC déboursait un
million de dollars par an à l’USFL pour les droits exclusifs de
retransmission de la saison de printemps. Pendant ce temps-là, les trois
chaînes nationales règlaient ensemble trois cent cinquante-neuf millions par
an pour les droits de retransmission de la saison d’automne de la NFL. La
première chose à faire pour l’USFL était de déplacer son championnat à
l’automne.
Le second défi à relever était de créer un produit attractif. Pour moi, ça
signifiait s’offrir à n’importe quel prix les plus grands joueurs, assurer la
promotion des équipes et susciter l’enthousiasme nécessaire autour de notre
championnat pour être compétitif face à la NFL dans la chasse aux dollars
de la télévision.
Deux championnats avaient auparavant été lancés pour essayer de
concurrencer la NFL, et ce qui leur était arrivé était instructif. L’AFL
(American Football League) avait été créée en 1962 par huit hommes
dynamiques et riches. Ils avaient engagé d’excellents joueurs et avaient subi
de grosses pertes au cours des premières années alors qu’ils s’acharnaient à
imposer leur championnat. En 1966, l’AFL avait recruté une douzaine des
meilleurs joueurs de la NFL et était de loin considérée comme le
championnat le plus passionnant. En voyant que l’agressivité de l’AFL ne
faiblissait pas, le patron de la NFL, Pete Rozelle, avait rendu les armes. Il
avait suggéré une fusion des deux championnats, et aujourd’hui les équipes
de l’AFL sont parmi les meilleures de la NFL. Mais, même sans cette
fusion, l’AFL aurait continué à prospérer.
L’autre ligue qui a essayé de se mesurer à la NFL était la WFL (World
Football League). Elle avait été montée en 1973 par des personnes
beaucoup moins riches et ambitieuses. Contrairement à l’AFL, les
propriétaires de la WFL avaient recruté très peu de grands joueurs. Ils
avaient limité leur action aux villes les moins importantes, et n’avaient
jamais réussi à obtenir de contrats avec les chaînes de télévision. Au bout
de deux ans, la WFL était en faillite. Ses fondateurs n’avaient pas perdu
trop d’argent, uniquement parce qu’ils n’en avaient pas investi beaucoup.
Si nous mettions le championnat de l’USFL à l’automne et que nous
commencions à former des équipes de qualité, je prévoyais deux issues
possibles, et les deux étaient potentiellement bonnes. D’abord, au moins
une des trois chaînes nationales nous offrirait un contrat substantiel pour
notre saison, ce qui nous aiderait à renforcer notre championnat. La seconde
issue possible était que les trois chaînes, craignant toutes de s’aliéner la
NFL, refuseraient de nous offrir un contrat, quelle que soit la qualité de
notre championnat. Dans ce dernier cas, nous avions toutes les chances de
gagner un procès contre le monopole qu’exerçait la NFL.
Si la seconde issue se présentait, nous pouvions également perdre notre
procès ; alors notre championnat serait terminé. Mais j’étais presque certain
que nous y gagnerions d’une façon ou d’une autre. Si notre procès se
passait devant un jury qui nous accorde des dommages et intérêts
raisonnables – les dommages et intérêts dans le cadre de la loi antitrust sont
souvent triplés –, nous aurions à notre disposition la base financière
nécessaire à notre développement. Ou bien la NFL, appréhendant un procès
coûteux et l’humiliation d’une défaite, offrirait une sorte de compromis,
comme celui qu’ils avaient signé vingt ans auparavant avec l’AFL
Je n’ai jamais gardé secrètes mes ambitions. Deux ans plus tard, la NFL a
essayé de soutenir devant la Cour que mon projet de déplacer notre saison à
l’automne avait un côté machiavélique. En fait, quelques jours seulement
après avoir repris en main les Generals, j’avais annoncé mes intentions à
tous les journalistes qui m’avaient appelé. Et le 18 octobre 1983, un mois
après avoir acheté les Generals, lorsque j’ai assisté à ma première réunion
de propriétaires de notre ligue à Houston, dans le Texas, je n’ai pas tenu
mes idées secrètes.
Lorsque cela a été à moi de prendre la parole, je me suis levé et j’ai
expliqué que je n’avais aucun intérêt à être propriétaire d’une équipe de
seconde catégorie jouant au printemps. J’ai fait remarquer que c’était à
l’automne qu’il fallait aller chercher le public et les dollars de la télévision.
J’ai rappelé que, comme la NFL avait subi une grève longue et difficile de
ses joueurs, l’automne dernier, une grande partie du public était déçue,
frustrée. Et j’ai finalement conclu que nous avions une occasion
d’augmenter la pression sur la NFL et de la mettre sur la défensive en
débauchant certains de ses meilleurs joueurs, dont le contrat arrivait à
expiration, et en recrutant les meilleurs éléments du football universitaire.
Si j’ai commis une erreur de calcul avec l’USFL, c’est d’avoir surestimé
la force de caractère de mes collègues. Dans une association, on n’est
jamais plus fort que le plus faible. Certains étaient aussi puissants
financièrement que solides psychologiquement. Parmi eux se trouvaient des
gens comme Al Taubman, le propriétaire des Michigan Panthers, ou Myles
Tanenbaum, celui des Philadelphia Stars. Tous deux avaient d’ailleurs
également fait fortune en construisant des centres commerciaux. Il y avait
aussi des gens comme Billy Dunavaut, des Memphis Showboats, et Fred
Bullard, des Jacksonville Bulls.
Mais je me suis bien vite aperçu que la majorité des présidents de club
n’avait ni les ressources financières ni l’ambition nécessaire pour monter un
championnat de haut niveau capable de concurrencer la NFL. Ils
tremblaient à l’idée d’affronter directement la NFL et ils passaient plus de
temps à essayer de limiter leurs dépenses qu’à réfléchir à la création d’un
plus grand championnat.
Ma priorité absolue était de m’occuper de l’équipe que je venais
d’acquérir. Les New Jersey Generals étaient une véritable catastrophe. Ils
avaient terminé la saison avec quatorze défaites pour seulement quatre
victoires. L’équipe avait bien une vedette, un grand joueur de Georgie,
Hershel Walker, le tenant du Heisman Trophy. Mais même Hershel ne jouait
pas aussi bien qu’il l’aurait pu. De plus, les Generals étaient quasiment
ignorés par la presse et le public.
Le premier joueur que j’ai approché a été Brian Sipe, le quarterback des
Cleveland Browns. Sipe avait été le meilleur joueur de l’AFL deux saisons
auparavant, et c’était une superstar du championnat. Il se trouvait également
en fin de contrat, ce qui signifiait qu’il pouvait être libre sous quelques
mois. Recruter Sipe était l’occasion d’aider les Generals et l’USFL. En
même temps, c’était un coup contre la NFL. Les négociations ont été
longues et difficiles, mais le 27 décembre 1983, j’ai tenu une conférence de
presse pour annoncer que nous avions signé un contrat à long terme de huit
cent mille dollars par an avec Sipe.
Au moment où nous avons signé avec Sipe, nous avions déjà débauché
plusieurs grands joueurs de la NFL. Le premier était Gary Barbaro, des
Kansas City Chiefs, qui nous a rejoints le 1er novembre. En signant avec
Barbaro, nous avons fait d’une pierre deux coups : nous engagions un
excellent joueur et nous prouvions aux autres joueurs de la NFL que nous
étions véritablement prêts à mettre le prix pour monter une équipe de
premier plan. Le 28 novembre, on faisait signer Kerry Justin, un cornerback
débutant, avec les Seattle Seahawks. En décembre, on engageait Willie
Harper et Bobby Leopold, les linebackers de San Francisco, l’équipe
gagnante du quarantième Superbowl. Et, pour protéger Sipe, on a recruté un
arrière expérimenté et agressif en la personne de Dave Lapham, de
Cincinnati.
Une autre des négociations entreprises à l’époque et qui a retenu
l’attention des médias a été celle que j’ai menée avec Don Shula,
l’entraîneur des Miami Dolphins. Shula était l’un des meilleurs entraîneurs
de l’histoire de la NFL, mais également le moins bien payé. Je lui ai donc
offert bien plus que ce qu’il gagnait. J’étais prêt à satisfaire toutes ses
exigences, mais, quand il a demandé un appartement dans la Trump Tower,
j’ai arrêté les frais. Je peux me permettre d’acheter des équipes de football
en partie parce que je ne fais pas cadeau de mes appartements. Nos
négociations ont toutefois aidé Shula à améliorer sa situation. Les Dolphins
ont été obligés de renégocier son contrat à un salaire largement supérieur,
que d’ailleurs il mérite amplement. C’est en signant avec Lawrence Taylor,
le linebacker professionnel des New York Giants, et sans doute le meilleur
joueur de la NFL, que nous avons été le plus remarqués. Le 31 décembre
1983, nous avons annoncé que Taylor avait signé un contrat de quatre ans
avec les Generals pour la somme totale de trois millions deux cent
cinquante mille dollars. Seulement, ce contrat ne prendrait pas effet avant
1988, date à laquelle celui qu’il avait avec les Giants se terminait. Dans un
certain sens, c’était presque mieux que de le recruter immédiatement. En
signant avec un type de l’envergure de Taylor un contrat pour l’avenir, nous
faisions comprendre à la NFL qu’aucun de ses joueurs, même liés par des
engagements de plusieurs années, n’était à l’abri d’être débauché par nous.
Dès que le contrat avec Taylor a été rendu public, les Giants sont devenus
fous. Deux semaines plus tard, le 17 janvier 1984, ils lui offraient une
prolongation de six ans de son contrat pour un total de six millions cent
cinquante mille dollars. En fait, j’avais obligé les Giants à augmenter le
salaire de Taylor de trois millions de dollars trois ans plus tôt, juste pour
éviter qu’il ne les quitte en fin de contrat. Et afin que Taylor se libère des
engagements qu’il avait pris avec moi, ils ont accepté de me payer un
dédommagement de sept cent cinquante mille dollars.
Mon agressivité vis-à-vis de la NFL semblait également inspirer d’autres
propriétaires d’équipes de notre ligue. Le second conseil d’administration
de l’USFL a eu lieu le 4 janvier 1984. L’équipe de Pittsburgh a débauché le
vainqueur du Heisman Trophy, Mike Rozier, du Nebraska, et l’a engagé
cinq jours plus tard. La recette issue de la vente des tickets pour les matchs
de la saison est passée de six mille à vingt mille dollars. Le quarterback de
Brigham Young, Steve Young, une vedette du circuit universitaire, a signé
un contrat de plusieurs millions de dollars avec les Los Angeles Express.
Don Klosterman, le président des L.A. Express, a réussi à engager quatorze
autres joueurs du circuit universitaire, tous de haut niveau et qui auraient été
susceptibles de devenir de bons éléments de la NFL. En tout, l’USFL a
engagé presque la moitié des meilleurs joueurs universitaires qu’elle avait
contactés. Sports Illustrated a alors écrit un article sur les derniers joueurs
avec qui nous avions signé, et a posé la question que tout le monde avait à
l’esprit : « Combien d’autres joueurs du niveau de Rozier ou de Young la
NFL peut-elle se permettre de perdre ? »
Lorsque les propriétaires de l’USFL se sont réunis le 17 janvier à La
Nouvelle-Orléans, j’ai encore insisté pour que l’on déplace la saison à
l’automne. Étant donné le succès que nous avions eu en débauchant les
joueurs de la NFL et en engageant les meilleurs universitaires, le timing ne
pouvait pas être meilleur. J’ai suggéré que l’on vote immédiatement. Mais
les propriétaires qui étaient opposés à ce changement ont réussi à faire
passer une solution de compromis : désigner un comité afin d’étudier la
question. Pour moi, les comités sont en général mis en place par des gens
peu sûrs d’eux qui veulent éviter d’avoir à prendre des décisions difficiles.
Mais j’avais au moins réussi à ce que la question de la saison d’automne
soit envisagée sérieusement. Et j’étais convaincu que j’allais parvenir à
persuader une majorité des propriétaires de club qu’une saison à l’automne
était notre meilleure chance.
Pendant ce temps-là, la NFL commençait à paniquer. Preuve en est la
réunion qu’ils avaient tenue à Cambridge dans le Massachusetts, en
février 1984, pour parler de l’avenir, et plus particulièrement des menaces
que l’USFL faisait peser sur cet avenir. Le séminaire le plus important – on
ne l’a su que bien plus tard – était conduit par un respectable professeur de
la Harvard Business School, Michael Porter, qui avait préparé un document
de quarante-sept pages intitulé « L’USFL contre la NFL ». Plus de soixante-
cinq dirigeants de la NFL participaient à ce séminaire, parmi eux Jack
Donlan, le président-directeur général, ainsi que de nombreux propriétaires
d’équipe.
Porter avait exposé le programme en plusieurs parties d’une véritable
déclaration de guerre contre notre championnat, programme mettant en
œuvre bon nombre de moyens tout à fait déloyaux. Son exposé, qui avait
duré plus de deux heures trente, était divisé en chapitres intitulés :
« Stratégie offensive », « Guérilla », et « L’Art de la guerre – Chine, 500
avant J.-C. ». Porter conseillait de « dissuader » ABC de continuer à
respecter son contrat de printemps avec l’USFL, d’encourager les joueurs
de l’USFL à se syndiquer dans le but d’augmenter nos dépenses, et de
tenter de débaucher les propriétaires de l’USFL les plus puissants en leur
proposant de rejoindre la NFL.
Quand nous avons lancé notre seconde saison au printemps de 1984,
nous ignorions tout de la campagne secrète que la NFL avait entrepris dans
le but de nous éliminer. Mais nous en subissions sans doute déjà certains
effets. Plusieurs de nos propriétaires les plus vulnérables, ceux par exemple
de Chicago, de Washington, de San Antonio ou d’Oklahoma, ont
commencé à éprouver de sérieux problèmes financiers. Perdre quelques
équipes n’était pas grave, mais la crédibilité de notre championnat risquait
d’en souffrir. Aussi longtemps que nous avions ce type de problème, il était
difficile de forcer la presse à ne se concentrer que sur les meilleures
équipes. Et tous les journalistes ont naturellement commencé à évoquer le
public clairsemé que les villes les moins importantes réussissaient à
rassembler, et les difficultés financières des propriétaires les moins
dynamiques.
Pendant ce temps-là, comme je le craignais, la réflexion du comité sur
l’avenir de l’USFL s’éternisait. Une majorité de propriétaires avait voté
pour engager un consultant extérieur, McKinsey and Company. McKinsey
est sans doute ce qu’il y a de mieux dans le domaine, mais j’aime encore
moins les consultants que les comités. Quand il faut prendre une décision
intelligente et rapide, le comité le plus respectable, assisté du consultant le
plus onéreux, ne vaudra jamais mieux qu’un petit groupe d’individus de
bon sens directement concernés par l’affaire.
L’étude de McKinsey a pris trois mois et coûté la somme princière de six
cent mille dollars. Finalement, le 22 août 1984 au matin, une des dirigeantes
de McKinsey, Sharon Patrick, a présenté ses conclusions aux propriétaires
de l’USFL réunis à Chicago. Les meilleures perspectives d’avenir du
championnat, affirmait-elle, étaient de continuer au printemps, de limiter les
dépenses au maximum et d’envisager de passer à l’automne, mais à long
terme seulement… Une majorité importante du public de notre
championnat avait été sondée. Tout le monde souhaitait, nous assurait-elle,
que le championnat de l’USFL continue à avoir lieu au printemps. Vous
imaginez combien j’attache d’importance aux sondages !
En réalité, on ne pouvait pas se permettre d’adopter les conclusions du
rapport de McKinsey. Même si l’on diminuait les coûts en restant au
printemps, il n’y avait aucun espoir de réaliser quelque profit que ce soit. Et
bon nombre de nos propriétaires en difficulté ne pouvaient se permettre de
perdre un cent de plus. Il nous fallait prendre des décisions bien plus
radicales, et c’est ce que j’ai affirmé haut et fort. Moins de deux heures
après la fin de l’exposé de Patrick, j’ai réussi à organiser un vote pour
décider du changement de saison. Ma proposition est passée avec une
majorité supérieure aux deux tiers. L’après-midi même, nous avons envoyé
un communiqué de presse annonçant notre décision, celle-ci prenant effet
après la prochaine saison de printemps.
Le second sujet abordé au cours de cette réunion a été le procès que nous
pourrions intenter à la NFL dans le cadre de la loi antitrust. Nous avons
donc autorisé notre représentant, Chet Simmons, à envoyer au délégué de la
NFL, Pete Rozelle, une lettre explicative. Simmons exprimait notre point de
vue d’une manière courtoise : « La position de l’USFL en tant que nouvelle
entreprise sportive, et la situation de monopole de la NFL rendent essentiel
pour la survie de l’USFL que la NFL et ses propriétaires agissent dans le
cadre des lois et des règlements qui régissent la conduite des entreprises à
position dominante sur le marché. » En clair, notre message était le suivant :
« Si vous essayez de nous mettre des bâtons dans les roues, nous vous
poursuivrons en justice. »
Dès le mois d’octobre il est apparu évident que l’atmosphère de nos
négociations avec CBS et NBC avait spectaculairement évolué. Tant que
nous avions seulement émis l’hypothèse de jouer la saison d’automne, les
deux chaînes de télévision semblaient avoir envie de négocier avec nous.
Mais, dès que la décision a été annoncée, elles ont pris leurs distances. Il
était évident que la NFL faisait pression par-derrière pour qu’elles ne
signent rien, particulièrement ABC avec qui nous avions déjà un contrat
pour la saison de printemps.
Lorsque Pete Rozelle a témoigné un peu plus tard au procès, il a soutenu
qu’il n’avait jamais même abordé ce sujet avec Roone Arledge, le directeur
des sports d’ABC. Cela me paraissait totalement absurde ! Rozelle et
Arledge se connaissent depuis longtemps et sont bons amis. Peut-on
raisonnablement croire que Rozelle, qui était concerné au premier degré par
le déplacement à l’automne du championnat de l’USFL, n’en ait pas soufflé
mot à son copain Arledge, ne serait-ce que pour lui indiquer son sentiment à
ce sujet ? Et est-ce possible qu’Arledge, qui a fait gagner des millions de
dollars à ABC en créant les soirées football de la NFL les lundis soir, n’ait
pas été soucieux de donner satisfaction à Rozelle ?
Ironiquement, les trois chaînes ABC, CBS et NBC perdaient en fait de
l’argent avec la retransmission du championnat de la NFL. Après avoir payé
des droits s’élevant à plus de trois cent cinquante millions de dollars par an,
les chaînes, selon leurs propres estimations, avaient perdu plusieurs millions
de dollars au cours de l’année 1985.
Même ainsi, aucune des chaînes ne voulait se mettre à dos la NFL. Le
football est le sport de prestige pour la télévision, et afin de rester
compétitives les chaînes doivent se résigner à subir des pertes pour
conserver la NFL. Nous n’avions plus le choix. Le 17 octobre 1984, nous
avons déposé une plainte contre la NFL devant la cour du district sud de
New York, dans le cadre de la loi antitrust. Nous avons plus
particulièrement demandé que la NFL ne puisse signer des contrats qu’avec
deux des chaînes au maximum, et nous avons réclamé des dommages et
intérêts d’un milliard trois cent vingt millions.
En attendant le verdict, nous avions un problème plus urgent à résoudre :
celui de ne pas nous effondrer.
Le 3 janvier 1985, l’USFL s’apprêtait à recruter des universitaires pour la
troisième fois. Les Generals avaient fait beaucoup de progrès avec neuf
victoires pour cinq défaites et ils avaient réussi à rassembler plus de
quarante mille personnes par match. Mais d’autres équipes continuaient à
s’enfoncer dans le rouge. Nous avions bien besoin d’une nouvelle injection
de talents.
Mon idée était de recruter les meilleurs et les plus spectaculaires des
joueurs universitaires. Et le choix était la plupart du temps évident. Doug
Flutie, du Boston College, était quasiment certain de gagner le Heisman
Trophy. Au cours du dernier match contre l’université de Miami, Flutie
s’était lancé dans une course de près de cinquante mètres pour donner la
victoire à la dernière minute au Boston College. Son exploit était
immédiatement devenu une de ces actions que l’on se repasse au ralenti
indéfiniment et avait fait de Flutie une nouvelle gloire du sport.
J’appréciais aussi le fait que Flutie possédait de nombreux atouts pour
plaire aux médias. Il était beau, s’exprimait parfaitement et avait du punch,
le genre de type que les journalistes adorent. Mais il y avait deux petits
problèmes. D’abord, les Generals avaient déjà un excellent quarterback en
la personne de Brian Sipe. Ensuite, Doug Flutie mesurait un mètre soixante-
dix-sept et ne pesait que quatre-vingt-cinq kilos. La plupart des recruteurs
ne pensaient pas qu’il ferait carrière chez les pros, où pratiquement tous les
arrières mesurent plus de deux mètres et pèsent plus de cent trente kilos.
Comme toujours, je me suis fié à mon instinct. Brian Sipe était une
vedette établie, mais il avait déjà trente-cinq ans et ses meilleures années
étaient derrière lui. Doug Flutie, selon moi, avait le potentiel pour devenir le
Joe Namath de l’USFL. Dans le pire des cas, il nous permettrait d’avoir
beaucoup de presse, ce qui aiderait à la vente des billets pour la saison et
serait bon pour l’image du championnat. Et, dans le meilleur des cas, il
serait également un grand joueur…
Nous avons donc signé avec Flutie le 5 février un contrat de cinq ans à
plus d’un million de dollars par an, que je garantissais personnellement. Je
n’aime pas beaucoup ça, mais un joueur de la stature de Flutie n’allait pas
prendre le risque de signer avec une organisation en difficulté financière
sans s’assurer des garanties. Si le championnat était d’une manière ou d’une
autre condamné. Je me disais que je pourrais toujours revendre son contrat à
l’une des équipes de la NFL.
Le 6 février, je résolus le problème Sipe en le vendant aux Jacksonville
Bulls. Je n’allais pas me payer le luxe de garder en réserve un quarterback
aussi bien payé.
Flutie a fait ses débuts avec nous le 24 février dans un match à l’extérieur
contre les Birmingham Stallions. Il a commencé lentement mais a fini en
beauté en marquant trois essais au cours du dernier quart de temps,
manquant ainsi de peu de donner la victoire aux Generals. Quant à sa valeur
au box-office, c’était encore mieux que ce à quoi je m’attendais. Le match a
été retransmis par ABC et a obtenu un taux d’audience deux fois supérieur à
celui que nous avions obtenu la saison précédente.
Deux autres événements ont eu lieu ce même week-end, chacun
concernant nos quarterbacks. L’un d’entre eux était la performance de Jim
Kelly, des Houston Gamblers, pour sa première sortie. Kelly a envoyé des
balles à plus de cinquante mètres et a marqué cinq essais à lui seul,
prouvant ainsi qu’il faisait partie des meilleurs joueurs des deux
championnats. L’autre était malheureusement plus ennuyeux. Brian Sipe,
qui jouait pour la première fois pour Jacksonville, s’est démis une épaule.
Cela signifiait que pour lui la saison, et peut-être même sa carrière,
s’arrêtait là.
Le 10 mars, nous avons fait nos débuts à domicile contre les L.A.
Express. Si j’avais eu à choisir un des moments importants de notre
championnat, j’aurais choisi ce match. Plus de soixante mille personnes se
sont déplacées pour assister au duel entre le tout nouveau Flutie et le
meilleur quarterback de tout le championnat, Steve Young. Les deux
joueurs nous ont donné un spectacle éblouissant et, ce qui est encore mieux
pour moi, les Generals ont gagné. Flutie a marqué deux essais au cours du
dernier quart d’heure et nous a offert la victoire, trente-cinq à vingt-quatre.
Le lendemain de cette performance de Flutie, j’ai écrit à Harry Usher,
notre nouveau délégué, pour suggérer que le montant du contrat de Flutie
soit partagé entre les propriétaires de l’USFL. J’estimais que la popularité
de Flutie allait rejaillir sur tout le championnat. Je savais qu’il y avait peu
de chances pour que les autres propriétaires acceptent – et ils ont refusé –,
mais cela ne coûte rien d’essayer.
Flutie, Kelly et Young représentaient les points forts de l’USFL. Mais
nous traînions toujours derrière nous de très mauvaises équipes emmenées
par des quarterbacks plus que médiocres.
Ce que je redoutais par-dessus tout s’est passé en plein milieu de la
saison 1985. John Bassett était le propriétaire de l’équipe de Tampa Bay, et
avait été l’un des fondateurs de la défunte World Football League. Depuis le
début, Bassett et moi nous étions affrontés sur pratiquement tous les sujets,
plus particulièrement sur le déplacement de la saison. J’avais réussi à
convertir la majorité à mes idées, mais Bassett n’avait jamais cessé de
s’opposer à moi. Cependant il a fini, avec réticence, par voter lui aussi pour
le changement de calendrier. Malgré nos désaccords, j’aimais bien l’homme
et j’étais sensible à ce qui lui arrivait. Fin mars, tout le monde savait que
Bassett avait un cancer : il se battait pour survivre, et ça expliquait son
comportement imprévisible des derniers mois.
Ce que je ne saurai jamais, c’est si la maladie de Bassett avait affecté son
jugement. Il avait en tout cas accepté d’être interviewé par Keith Jackson, le
journaliste d’ABC. Celui-ci a commencé par lui demander ce qui n’allait
pas avec l’USFL. Il s’est ensuivi une véritable tirade contre notre ligue.
Devant une audience nationale, Bassett a violemment critiqué la décision de
déplacer le championnat à l’automne. Il a déclaré que l’USFL était son
propre ennemi. Il a estimé que l’association n’avait pas bien su se gérer et
l’a accusée de tous les torts possibles. Je n’en ai pas cru mes oreilles. Je me
suis d’abord dit que Bassett ferait un excellent témoin pour défendre la
cause de la NFL dans notre procès contre elle. Et j’ai tout à coup réalisé
qu’il était seulement terriblement aigri, qu’il s’était laissé aller à la rancœur
qu’il avait accumulée ces derniers temps.
S’il y avait une personne capable de réparer les dégâts causés par Bassett
et par les autres propriétaires les plus en difficulté, c’était bien Harvey
Myerson, l’avocat que nous avions engagé en juin 1985 pour prendre en
charge notre procès contre la NFL. Myerson était le chef du département
des litiges chez Finley Kumble, et c’était un expert de la loi antitrust. Il
avait aussi l’agressivité et la violence des opprimés lorsqu’ils s’attaquent à
l’establishment. Les autres propriétaires de l’USFL ne croyaient plus depuis
longtemps à une victoire dans notre procès contre la NFL. Ils étaient
persuadés que la NFL était indétrônable. Mais dès le premier jour où
Myerson est venu nous voir, en avril 1985, il nous a assuré qu’il pensait que
nous tenions le bon bout. Il nous a encouragés à aller jusqu’au procès et
nous a certifié que nous avions toutes les chances de le gagner.
Au milieu de cette période noire pour l’USFL, le fait que les Generals, et
surtout Herschel Walker, jouent si bien m’a apporté un certain réconfort. Au
cours des deux premières semaines de la saison, le talent d’Herschel n’était
pas exploité à sa juste valeur. Il m’a alors appelé à mon bureau et m’a
confié, l’air vraiment déprimé : « Monsieur Trump, je pourrais régler leur
compte à tous ces types sans problème, si seulement on me laissait le
ballon ! » J’ai aussitôt téléphoné à l’entraîneur que j’ai engueulé. Mais ce
dernier n’a fini par comprendre et à réagir qu’à partir du moment où j’ai
vraiment menacé de le foutre dehors. Au septième match de la saison, il a
enfin donné les moyens à Herschel de s’exprimer.
Doug Flutie s’est malheureusement blessé en fin de saison et cela nous a
sans doute coûté la victoire. Dans les matchs retour, nous avons perdu de
trois points contre les Baltimore Stars, alors que Flutie était assis à regarder
la rencontre.
En février 1986, nous nous sommes finalement résignés à réduire le
nombre des équipes de l’USFL de quatorze à huit. Nous avons décidé
d’éliminer les propriétaires qui avaient des problèmes financiers trop
importants. Nous avons aussi consolidé nos équipes. Les Houston
Gamblers, par exemple, se sont joints aux Generals. Nous disposions alors,
avec Herschel Walker en running back et Jim Kelly en quarterback, d’une
équipe de rêve qui, j’en suis convaincu, n’avait pas d’égale dans tout le
football professionnel. Les autres équipes qui ont survécu à ce travail de
consolidation étaient les plus fortes et les plus populaires de notre
championnat : Memphis, Baltimore, Jacksonville, Tampa, Orlando, Arizona
et Birmingham.
Le mois d’avril nous a également apporté une bonne nouvelle lorsqu’un
juge fédéral, Peter Leisure, a fixé la date du procès contre la NFL pour le
mois suivant. Cela nous permettait d’espérer un verdict avant le début de
notre première saison d’automne. Si nous gagnions le procès, ce serait
parfait pour lancer notre championnat. Si nous le perdions, l’USFL ne
survivrait pas, mais nous aurions au moins limité nos pertes.
Le sort de l’USFL était maintenant entre les mains des six jurés désignés
pour le procès.
Nous devions exposer notre point de vue les premiers, et rapidement.
Toute la salle a senti qu’Harvey Myerson était en train de régler son compte
à la NFL. Il a appelé le délégué Pete Rozelle à la barre et s’est littéralement
acharné sur lui. Pendant plus de vingt-six ans, Pete Rozelle avait dirigé la
NFL avec beaucoup de succès et sans heurt. On n’a pas vraiment besoin
d’être génial pour bien gérer une ligue qui détient le monopole absolu.
Prenez le même homme et mettez-le face à un concurrent agressif, ça risque
de ne pas se passer aussi bien pour lui.
Myerson n’a pas arrêté de le harceler, et Rozelle a commencé à
s’emmêler. Il bégayait, marmonnait, n’arrivait même plus à finir ses
phrases. Il était rouge et n’arrêtait pas de revenir sur ce qu’il avait affirmé
auparavant. Par moments il semblait anéanti. Au milieu de la première
semaine, Rozelle est tombé malade. Son témoignage était si calamiteux que
j’en étais arrivé à éprouver une certaine pitié pour lui. Quand j’y repense,
les jurés on dû avoir la même impression que moi, et ça a dû aider la cause
de la NFL.
Pourtant, Rozelle n’était pas crédible quand il a parlé du séminaire qui
avait eu lieu à Harvard. « L’USFL contre la NFL », et qui était la raison de
notre plainte. Rozelle a soutenu qu’il n’avait jamais entendu parler de ce
séminaire avant qu’il ait lieu. Un peu plus tard, Myerson a rapporté des
propos plus que compromettants que Rozelle avait prononcés devant une
commission du Congrès en 1961. À cette époque, les matchs de la NFL
n’étaient retransmis que sur une chaîne de télévision, CBS. « Si toutes les
chaînes étaient liées à un seul championnat de football, lui avait demandé
un sénateur, un autre championnat de football ne serait-il pas désavantagé ?
— Tout à fait », avait répondu Rozelle, qui avait ajouté : « Nous n’avons
pas l’intention de faire appel à plusieurs chaînes de télévision pour la
retransmission de nos matchs. » En 1987, la NFL avait des contrats avec les
trois chaînes… Est-ce que cela ne désavantageait pas énormément notre
championnat ? Rozelle n’a pu répondre qu’en bafouillant.
La seule fois où je me suis opposé à un des témoignages de Rozelle a été
lorsqu’il a parlé de la réunion que nous avions eue en mars 1984. À ce
moment-là, les propriétaires de l’USFL étaient toujours en train d’ergoter
pour savoir s’il fallait déplacer la saison. Le séminaire d’Harvard avait eu
lieu quelques semaines auparavant, et l’un des éléments les plus importants
de la stratégie de Porter pour détruire l’USFL était d’essayer d’en
débaucher les propriétaires les plus forts en leur offrant de rejoindre la NFL.
Comme Rozelle me l’avait suggéré, j’ai loué une suite à l’hôtel Pierre
pour notre réunion du 12 mars. J’aime garder toutes les options ouvertes, et
j’étais curieux de savoir ce que le délégué de la NFL avait à me dire. Au
procès, Rozelle a certifié qu’au cours de cette réunion je lui avais déclaré
être intéressé par l’achat d’une licence de la NFL, et être prêt à laisser
tomber l’USFL dès que je pourrais intégrer la NFL. C’était ridicule. Je n’ai
jamais voulu être propriétaire d’une équipe de football ailleurs que dans
l’État de New York. Et je savais depuis longtemps qu’aucune des deux
équipes de la NFL de New York – que ce soient les Giants ou les Jets –
n’était à vendre.
Ce qui s’est vraiment passé au cours de cette réunion, c’est que Rozelle a
tout simplement essayé de m’acheter. Il m’a dit qu’il me considérait comme
un bon candidat pour intégrer la NFL, soit avec les Generals, qui pourraient
entrer dans le championnat, ou bien en achetant une autre équipe qu’il
m’aiderait à trouver. En échange, il désirait deux choses : que l’USFL ne
change pas son calendrier et qu’elle arrête toutes les poursuites contre la
NFL. Je n’avais aucun doute sur ce que Rozelle était en train de faire. Il
voulait sonder la capacité de résistance de chacun. S’il pouvait se
débarrasser de l’USFL en absorbant deux ou trois de nos équipes, il le
ferait. Cela, j’en suis certain.
Nous avons fait appel à dix-huit témoins pendant le premier mois du
procès et nous avons réussi à bien défendre notre point de vue. Myerson a
montré comment la NFL avait contraint par la menace les trois chaînes de
télévision à refuser d’envisager un accord avec l’USFL. Il a expliqué
pourquoi l’USFL ne pouvait pas survivre sans au moins un contrat télé.
S’inspirant du rapport Porter, il a accumulé des preuves qui montraient bien
que la NFL avait tout fait pour essayer d’anéantir l’USFL.
Au moment où notre dernier témoin a quitté la barre, la presse
commençait à sentir que nous avions des chances de gagner. Le titre de
Sport Illustrated en est le meilleur exemple : « Le premier round pour
l’U.S.F.L… Le petit championnat parti en guerre contre le mastodonte a
marqué des points d’une manière efficace. La balle est maintenant dans le
camp de la NFL »
En y réfléchissant, je pense que cette première victoire s’est retournée
contre nous, tout comme les faiblesses de la NFL ont fini par leur apporter
la sympathie des jurés. Le style de Myerson, sa pochette de soie plantée
dans son costume parfaitement coupé, son côté théâtral et l’agressivité
presque méthodique de ses attaques, tout cela était sans doute excessif. Par
contraste, la NFL semblait persécutée. Tout comme Rozelle qui avait l’air
malade et qui était si peu convaincant, l’avocat de la NFL, Frank Rothman,
était si pâle et si mal en point les derniers jours du procès que tout le
monde, y compris moi, avait pitié de lui. Je suis sûr que cela n’a fait
qu’augmenter la sympathie du jury pour sa cause.
J’ai aussi ma responsabilité dans l’affaire. En tant que témoin, j’ai été, je
pense, clair et professionnel, à l’opposé de Pete Rozelle. Mais ça a sans
doute encore une fois joué contre moi. Depuis le début, la NFL m’avait
dépeint comme un milliardaire vicieux, cupide et machiavélique, soucieux
seulement de satisfaire ses ambitions égoïstes aux dépens de tous les autres.
L’autre point sur lequel la NFL a triomphé a été celui des relations
presse. Je reconnais au moins ça à Rozelle. Il a toujours été efficace pour
promouvoir son championnat. Joe Brown, son porte-parole, est lui aussi
d’une efficacité redoutable, et l’on peut féliciter Rozelle de l’utiliser aussi
bien. À chaque fin de journée du procès, Brown allait dans le hall du palais
de justice et manipulait la presse d’une manière admirable, expliquant
combien la journée avait été exceptionnellement bonne pour la NFL. Cela
me rendait fou. Je suis alors allé voir notre délégué, Harry Usher :
« Pourquoi ne parlez-vous pas à la presse ?
— Ça n’est pas vraiment important, m’a-t-il répondu. Ce sont les jurés
qu’il nous faut convaincre. »
Ce n’est malheureusement pas ainsi que ça marche. Bien que les jurés
s’engagent à ne lire aucun journal et à ne pas regarder la télévision pendant
toute la période du procès, il est pratiquement impossible de résister au
besoin de savoir ce que les autres pensent de l’affaire dont vous êtes partie
prenante, surtout lors d’un procès aussi bien couvert par les médias.
Lorsque les jurés ont commencé à délibérer le 25 juillet 1986, j’étais
convaincu que notre cause avait été bien entendue et qu’ils allaient voter en
notre faveur. Mais je n’avais absolument pas prévu que nous puissions
gagner et, en fin de compte, nous retrouver perdants… Après quatre jours
de délibération, les jurés ont conclu, le 29 juillet, que la NFL avait violé la
loi antitrust en conspirant pour monopoliser le football professionnel, et
qu’elle avait illégalement causé du tort à l’USFL. Mais ils ont décidé de
nous accorder seulement un dollar symbolique de dommages et intérêts !
Une bien piètre victoire… Sans l’attribution de véritables dommages et
intérêts, la décision des jurés n’avait guère de poids, la NFL restant impunie
après avoir violé la loi.
Lorsque les jurés ont été interviewés juste après le verdict, on s’est
aperçu qu’ils avaient eu beaucoup de mal à se mettre d’accord. Deux
d’entre eux au moins voulaient nous attribuer des dommages et intérêts
substantiels. Je n’étais pas vraiment ravi de ce verdict, mais j’étais tout de
même soulagé. Il faut toujours essayer de faire de son mieux, et si cela ne
marche pas passer à la suite. Au moment où le procès a commencé, j’avais
déjà perdu pas mal d’argent avec les Generals, et l’USFL encore plus. Sans
la perspective d’un contrat avec une chaîne de télévision pour la saison
d’automne, il n’y avait guère de raison pour continuer à investir dans le
championnat.
La plupart des autres propriétaires étaient d’accord sur ce point. Une
semaine après le verdict, tous les membres de l’USFL se sont réunis et ont
décidé d’annuler la saison d’automne. Nous avons également décidé de
poursuivre en appel notre procès contre la NFL. C’est malheureusement le
public qui a le plus perdu dans l’affaire. Le monopole de la NFL sur le
football professionnel en est sorti renforcé, et les riches propriétaires de ce
championnat ont encore moins de raisons aujourd’hui d’accepter en leur
sein les équipes des villes qui depuis longtemps ont essayé de faire partie de
leur ligue.
Les meilleurs joueurs de l’USFL ont naturellement été engagés par des
équipes de la NFL Herschel Walker à signer avec les Dallas Cowboys.
Comme j’avais garanti personnellement le contrat de Walker, il aurait pu
exiger de moi un million deux cent mille dollars par an pendant six ans,
sans avoir à disputer un match. Mais Herschel est un vrai sportif, et l’argent
est secondaire pour lui.
J’ai finalement fait une bonne affaire avec Dallas. Ils avaient le droit de
refuser de prendre le contrat que Herschel avait signé avec moi. Mais, me
doutant que Dallas était sous la pression de ses supporters, je leur ai dit que
je le libérerais uniquement s’ils me rachetaient le contrat dans sa totalité. Ils
ont tout de suite accepté. C’était une bonne chose pour moi et pour
Herschel ; ça s’est également révélé positif pour Dallas. Herschel est entré
dans leur équipe en août et, bien qu’il n’ait quasiment pas eu de temps pour
s’entraîner, il a fini la saison comme le meilleur des Cowboys, tant en essais
marqués qu’en distance parcourue.
Jim Kelly est aussi devenu une vedette chez les Buffalo Bills. Pareil pour
Freddie Gilbert, l’un de nos arrières, qui est parti à Atlanta. Même Doug
Flutie, dont tout le monde disait qu’il était trop petit pour la NFL, a signé
avec les Chicago Bears. Des douzaines de joueurs de l’USFL ont ainsi été
recrutés par la NFL et la plupart d’entre eux sont devenus les meilleurs
joueurs de leur nouvelle équipe.
Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. L’USFL a fait appel contre ce
verdict ridicule. Et, ces derniers mois, j’ai reçu de nombreux coups de
téléphone d’un type vraiment malin et persévérant qui essaie de mettre sur
pied un nouveau championnat d’automne. Il veut que je prenne en main
l’équipe de New York, et je suis en train d’y réfléchir très sérieusement…
12

LA RÉNOVATION DU WOLLMAN RINK


Je n’ai jamais eu d’objectif prédéfini pour ce projet. J’en ai tout
simplement eu marre un jour, et j’ai décidé d’agir. Le 22 mai 1986 au matin,
un article en première page du New York Times annonçait que la
municipalité de New York avait décidé de repartir de zéro pour reconstruire
le Wollman Rink, la patinoire située dans Central Park. Si tout se passait
bien, assurait la municipalité, la patinoire serait ouverte dans deux ans.
Je n’en croyais pas mes oreilles.
Il n’y avait, tout d’abord, aucune raison de croire que tout irait bien. Le
Wollman Rink, construit en 1950, avait d’abord fermé en juin 1980 pour
être rénové. Les travaux étaient prévus à l’époque pour durer deux ans et
demi, ce qui paraissait déjà long pour un tel projet.
À la même époque, en juin 1980, j’avais commencé à creuser pour
construire la Trump Tower, ce gratte-ciel de soixante-huit étages avec six
étages de magasins, des milliers de mètres carrés de bureaux, et deux cent
soixante-trois appartements. Deux ans et demi plus tard, on avait terminé la
Trump Tower dans les temps.
De mon nouvel appartement, situé au dernier étage de la tour, j’avais une
vue imprenable sur le Wollman Rink, et la vue laissait à désirer. Bien que
des millions de dollars eussent déjà été dépensés pour sa rénovation, il était
évident que la patinoire était loin d’être terminée.
Trois années ont passé, des millions de dollars ont été dépensés, et les
choses n’ont fait qu’empirer. La situation était si catastrophique que la ville
se croyait obligée d’annoncer qu’elle allait recommencer la rénovation
depuis le début.
Je n’y connaissais rien en patinoire, mais j’avais une certaine expérience
dans la construction en général. S’il fallait deux ans et demi pour bâtir un
gratte-ciel de plus de deux cents millions de dollars, il était certainement
possible d’achever une patinoire de deux millions de dollars en quelques
mois. Deux ans auparavant, alors que les travaux étaient déjà arrêtés, j’avais
appelé Henry Stern, le responsable des parcs publics, et lui avais offert de
prendre en charge les travaux sans demander le moindre honoraire. Il avait
refusé ma proposition. Après avoir lu l’article du New York Times, j’ai
rappelé Henry et je lui ai à nouveau proposé mes services. Il m’a répondu
de la même manière : « Non merci. Nous pouvons nous en charger nous-
mêmes.
— Si vous voulez, Henry. Mais vous m’avez dit la même chose il y a
deux ans, et voyez où vous en êtes aujourd’hui ! »
J’ai alors décidé d’écrire une lettre à Ed Koch, le maire de New York.
J’étais consterné par l’incompétence de la ville. Je pensais sincèrement être
capable de faire le boulot, et cette patinoire, des milliers de New-Yorkais, y
compris mes propres enfants, y avaient droit. Quoi que les gens puissent
imaginer, ma motivation était aussi simple que cela.
« Cher Ed, commençait ma lettre. Depuis plusieurs années je constate
que la ville de New York n’a pas réussi à terminer les travaux de rénovation
du Wollman Rink, et n’a pas respecté la date d’ouverture annoncée. Pour
construire cette patinoire, il suffit de couler une chape de béton sur des
tuyaux réfrigérants, et ça ne devrait pas prendre plus de quatre mois.
S’entendre dire, après déjà deux ans de chantier, qu’il y en a encore pour
deux années supplémentaires est proprement insupportable pour les milliers
de personnes qui attendent de pouvoir utiliser à nouveau la patinoire.
L’incompétence dont il a été fait preuve sur un projet aussi simple doit être
embarrassante pour votre administration. Je crains fort que, dans deux ans,
on ne puisse toujours patiner dans Central Park, et c’est le public qui en sera
la première victime. »
J’entrai ensuite dans le vif du sujet :
« Je vous propose de construire à mes frais une nouvelle patinoire sur le
site actuel et de l’ouvrir en novembre prochain. Je louerais la patinoire à la
ville pour un prix raisonnable et prendrais en charge son bon
fonctionnement après la fin des travaux. »
J’ai envoyé cette lettre à Ed Koch le 28 mai 1986. Il m’a répondu par
retour de courrier. La ville n’était pas prête à me laisser la gestion de la
patinoire, me disait-il, mais elle serait ravie si j’acceptais de donner trois
millions de dollars pour sa reconstruction et que je me charge de surveiller
les travaux. Il émettait encore quelques commentaires sarcastiques et
concluait par : « J’attends votre réponse en retenant mon souffle. »
Le ton condescendant et ironique de la lettre m’a sérieusement irrité.
Heureusement, je n’étais pas le seul agacé et je dois en remercier Koch lui-
même. Je n’avais pas communiqué ma lettre à la presse car je ne voulais pas
avoir l’air de me mettre en avant. Koch, toutefois, a décidé de faire publier
sa réponse dans les journaux. Il pensait sans doute que, s’il se moquait de
ma proposition en public, je m’écraserais.
Il avait complètement sous-estimé la réaction des médias. Ceux-ci,
d’abord, adorent les conflits. Ils aiment aussi les histoires spectaculaires,
que ce soient de gros succès ou des échecs retentissants. Et cette histoire
avait tout pour leur plaire. Mais, surtout, les journalistes adorent se poser
comme avocats des usagers. Rien ne les agace plus que l’ironie d’un type
qui prend pour victime le citoyen moyen. L’échec de la ville dans l’affaire
du Wollman Rink était l’exemple parfait du mépris de l’administration pour
les citadins.
J’ai même été surpris par la façon dont la presse a pris mon parti. Ça
arrive rarement. Mais cette fois, en moins de trois jours, il y a eu des
douzaines d’articles qui attaquaient Koch pour la façon dont il avait
répondu à ma proposition.
« L’administration Koch, écrivait le Daily News dans son éditorial, ne fait
que bafouiller face à la proposition de Donald Trump de reconstruire et de
gérer la patinoire de Central Park. Pourquoi ? L’offre est sincère, et aucun
engagement ne paraît y être lié. Koch devrait sauter sur l’occasion et
pousser un soupir de soulagement : il se débarrasserait ainsi d’un dossier
qui s’est révélé catastrophique et extrêmement coûteux. Jusqu’ici, le maire
n’y a opposé que des raisons artificielles… En vérité, Koch et Cie doivent
être légèrement embarrassés d’avoir déjà dépensé douze millions de dollars
dans cette histoire… »
« Trump propose de prendre en charge le projet du Wollman Rink et de
l’ouvrir en novembre prochain sans que la ville ait à débourser un sou,
écrivait le New York Post. Après les douze millions de dollars déjà engloutis
dans cette affaire catastrophique, on aurait pu penser que l’administration
saute sur l’occasion. Eh bien, non ! Les fonctionnaires de la municipalité
paraissent plus soucieux de chercher des excuses pour refuser cette
proposition que d’en étudier l’intérêt. La ville devrait donner à Donald
Trump l’occasion de s’expliquer rapidement. La farce qu’est l’histoire de la
rénovation du Wollman Rink a déjà duré trop longtemps. »
« Donnons-lui sa chance, écrivait Newsday. Après tout, la ville a déjà
prouvé qu’elle était incapable de résoudre ce chantier. »
Ce que j’ai appris en ayant affaire aux politiciens, c’est que la seule chose
qui les fasse réagir est la presse, ou plus spécifiquement la peur de la presse.
On peut essayer toute sorte de pressions, les supplier, les menacer, verser de
grosses sommes d’argent pour leurs campagnes, tout cela ne mène à rien.
Mais si on parle de la possibilité d’une mauvaise presse à leur égard, la
plupart des politiciens vont réagir dans la seconde qui suit. Une mauvaise
presse équivaut à la perte d’un certain nombre de voix, et si le politicien
perd trop de voix il ne sera pas élu. Or, s’il n’est pas élu, il sera sans doute
obligé de retourner travailler. C’est bien la dernière chose qu’il souhaite !
Dans le cas d’Ed Koch, on se trouve en face d’une petite brute peu
raffinée. Les brutes agissent parfois brutalement mais efficacement ;
cependant, ce sont la plupart du temps des lâches. Les seules personnes
qu’ils osent bousculer sont celles qu’ils savent pouvoir écraser. Si vous
vous opposez vraiment à quelqu’un de fort et de compétent, il se défendra.
Si par contre vous résistez à une petite brute, dans la plupart des cas, elle se
dégonflera.
Tout naturellement, le cours des événements a changé en une nuit. Dès
que la presse s’est emparée de l’affaire, Koch a retourné sa veste. La ville
s’est tout à coup mise à me supplier de prendre la patinoire en charge. Nous
nous sommes réunis le 5 juin avec des fonctionnaires de la municipalité,
parmi lesquels Henry Stern lui-même, pour négocier le cahier des charges
d’après lequel je reconstruirais la patinoire. Jusque-là, la ville avait insisté
pour qu’il y ait un appel d’offres, comme c’est la règle pour les marchés
publics. J’ai alors suggéré une solution plus simple. J’apporterais
personnellement l’argent nécessaire à la construction de la patinoire. En
échange, je me rembourserais au fur et à mesure sur les profits, aussi
longtemps qu’il le faudrait. En d’autres termes, je ne ferais pas que
superviser les travaux, je prêterais aussi à la ville trois millions de dollars
pour une période indéterminée, et pour toujours au cas où la patinoire
n’apparaîtrait pas rentable.
La ville, dans son infinie sagesse, s’est dérobée : « En aucune façon nous
n’allons permettre cela. Jamais nous ne vous permettrons de faire un profit
sur cette patinoire !
— Vous ne comprenez pas. Si la patinoire gagne de l’argent, je l’utiliserai
pour rembourser mon prêt. Je ne cherche pas à gagner de l’argent dans cette
histoire. En fait, si un jour j’arrive à récupérer mon prêt, je donnerai cet
argent à diverses œuvres. »
À mon grand étonnement et à celui de mes avocats, la ville n’a rien voulu
entendre. Elle a proposé une autre solution. Je sortirais moi-même les trois
millions de dollars, ce qui me permettrait d’éviter l’appel d’offres, mais le
jour même où les travaux seraient achevés, la ville me rembourserait
intégralement.
Heureusement, ces fonctionnaires municipaux ne se sont pas lancés dans
les affaires. Le contrat qu’ils me proposaient était bien plus mauvais pour la
ville que celui que j’avais suggéré. Mais je n’allais pas continuer à me
battre contre mes propres intérêts.
Le vendredi 6 juin, en fin de journée, dix jours exactement après mon
offre, nous nous sommes entendus sur un contrat qui devait encore être
accepté par le Conseil de surveillance. J’avançais l’argent et je m’engageais
à ce que les travaux fussent terminés le 15 décembre. Ce jour-là, la ville me
rembourserait à concurrence de trois millions de dollars, et seulement si la
patinoire était en état de fonctionner. Si j’arrivais à diminuer encore les
coûts, la ville me rembourserait seulement mes dépenses réelles. Si je
dépassais le budget, j’en serais personnellement de ma poche. La ville était
prête à m’autoriser, dans ces conditions, à lui faire un tel cadeau.
Il ne me restait plus qu’à relever le défi : construire la patinoire
rapidement, et bien la construire. Si je ne réussissais pas à respecter mes
engagements, si j’étais en retard d’une seule journée ou que cela me coûtât
un dollar de plus, je n’avais plus qu’à boucler mes valises et prendre le
premier avion pour l’Argentine. Personne, ni Ed Koch ni aucun autre, ne
me louperait en cas d’échec.
Comme je n’y connaissais absolument rien en patinoire, je suis parti à la
recherche du meilleur entrepreneur spécialisé dans ce genre de construction.
La logique était d’aller voir du côté du Canada. Le patinage est aux
Canadiens ce qu’est le base-ball aux Américains : le passe-temps national.
Les meilleurs entrepreneurs étaient sûrement ceux qui avaient construit les
pistes pour les équipes professionnelles canadiennes. Toutes les personnes
que j’ai consultées m’ont recommandé une société canadienne du nom de
Cimco basée à Toronto. Cette compagnie avait entre autres construit la
patinoire de Montréal. J’ai donc téléphoné au patron de la boîte pour lui
poser une simple question : « Comment peut-on construire en extérieur la
plus belle patinoire qui soit ? »
Il m’a alors donné une petite leçon technique. L’élément clé était le choix
du système de fabrication de la glace. La ville avait décidé à l’origine
d’utiliser une technologie relativement nouvelle dans laquelle l’agent
réfrigérant est le fréon. La raison de ce choix était qu’un système au fréon
consommait moins d’électricité, ce qui permettait des économies d’énergie.
L’inconvénient, en revanche, est que le système est beaucoup plus délicat à
manipuler et à entretenir, particulièrement pour une société publique dont le
personnel change souvent. Parmi les systèmes utilisant le fréon à l’heure
actuelle, m’a assuré le type de Cimco, au moins un tiers avaient des
problèmes.
L’autre option qui avait été utilisée par de nombreuses patinoires depuis
des dizaines d’années, est un système d’eau salée où l’eau circule dans un
ensemble de tuyaux. Son coût de fonctionnement est un peu plus élevé
qu’avec le fréon, mais c’est beaucoup plus solide et durable. La patinoire du
Rockefeller Center utilise un système d’eau salée depuis son ouverture en
1936 et n’a jamais connu de gros problèmes.
Lorsque j’ai raccroché, j’avais déjà pris la décision de choisir le système
d’eau salée pour le Wollman Rink. La ville en était arrivée aux mêmes
conclusions. Seulement, il leur avait fallu six ans pour prendre cette
décision et ça avait coûté des millions.
J’ai bien vite découvert que l’incompétence de la ville était sans limites.
Le 16 juin, une semaine après la signature du contrat, un rapport de la ville
sur les erreurs accumulées depuis six ans a été publié. Cette étude leur avait
pris quinze mois, quatre fois plus longtemps que ce que je m’étais accordé
pour rénover la patinoire. Pis encore, alors que ce rapport énumérait les
erreurs, il ne donnait aucune information sur les moyens de les éviter à
l’avenir.
La seule chose qu’il apportait, c’était une liste inimaginable de
négligences, d’indécisions, d’incohérences et de stupidités. Si la situation
n’avait pas été aussi catastrophique, ça aurait été comique.
La ville avait fermé la patinoire en juin 1980. Le temps que les plans
soient terminés et que l’appel d’offres soit organisé, il s’était déjà écoulé
plus d’un an. En mars 1981, le chantier commençait enfin par l’installation
d’environ trente-cinq kilomètres de la très fragile et très coûteuse tuyauterie
en cuivre pour véhiculer le fréon. Mais, en cours de route, le département
des parcs publics avait changé d’avis sur l’emplacement du compresseur et
sur le système de réfrigération. Alors que l’on continuait à installer la
tuyauterie, tout le travail concernant les équipements nécessaires pour le
système de réfrigération de la patinoire avait été arrêté.
Même si l’équipement pour la fabrication de la glace avait été installé, le
design de la patinoire était tel que ça n’avait aucune chance de marcher. La
base de la patinoire avait été construite en légère pente : vingt-cinq
centimètres de plus d’un côté que de l’autre. Cette pente avait été décidée
pour une raison bien précise : l’été, la ville avait l’intention de transformer
la patinoire en bassin réfléchissant. Et, apparemment, un bassin dont le fond
est en pente réfléchit mieux la lumière. L’hiver, toutefois, cette même pente
allait causer quelques problèmes.
Pas besoin d’être un génie pour comprendre que si l’on essaie de
fabriquer de la glace de cette façon, deux cas peuvent se présenter. Dans le
meilleur des cas, la glace arrive à se faire, mais comme la profondeur de
l’eau varie, elle n’a pas partout la même consistance. Ce qui peut aussi se
passer, le plus probable, c’est qu’à l’endroit où la patinoire est la plus
profonde, la glace ne se forme tout simplement pas, quelle que soit la
puissance de la machine qui la fabrique.
Mais ce problème a rapidement été mis de côté au profit d’un autre,
infiniment plus délicat. Au cours du mois de juillet, deux mois après le
début de la pose de la tuyauterie, des pluies torrentielles ont inondé la
patinoire et déposé sur les tuyaux une épaisse couche de vase. C’est
seulement en septembre que le département des parcs publics s’est décidé à
embaucher une équipe pour réparer les dégâts.
Pendant ce temps-là, une nouvelle dispute s’était engagée au sein du
service pour décider de la forme du trottoir en béton entourant la patinoire.
Du coup, le coulage du béton, y compris celui qui devait former la base
même de la patinoire, a été reporté pendant plus de neuf mois durant
lesquels le débat sur le design de cette bordure a fait rage. Mais l’hiver,
malheureusement, a également fait rage. Tout au long de ces neuf mois, les
fragiles tuyaux en cuivre ont été exposés aux intempéries. Il y a eu de
grosses tempêtes de neige et des inondations successives. De plus, comme
le cuivre coûte assez cher, des vandales ont escaladé les palissades du
chantier et essayé de couper des bouts de la tuyauterie pour les revendre.
Lorsque le printemps est arrivé, on avait l’impression que ces trente-cinq
kilomètres de tuyaux avaient été victimes d’un raz de marée. Néanmoins,
personne n’a pensé à les vérifier pour constater les dégâts éventuels.
En juin 1982, deux ans après la fermeture de la patinoire, le béton a enfin
été coulé sur les tuyaux qui n’avaient toujours pas été vérifiés. Afin
d’empêcher les bulles d’air de se former, les entrepreneurs utilisent souvent
une machine qui vibre lorsqu’ils coulent du béton sur une surface
accidentée. Les vibrations, toutefois, ont dans ce cas produit un effet
imprévu : les joints des tuyaux en cuivre ont sauté les uns après les autres.
L’entrepreneur avait également un problème encore plus grave à résoudre :
il avait sous-estimé la quantité de béton dont il aurait besoin pour recouvrir
toute la patinoire. La clé pour réussir le coulage du béton est de le faire en
une fois, de façon continue, car c’est le seul moyen pour qu’il adhère bien
et se mélange uniformément. Plutôt que d’interrompre le coulage du béton,
l’entrepreneur a donc décidé de le diluer avec de l’eau. Et cela ne pouvait
mener qu’à la catastrophe.
Moins d’une semaine après la fin du coulage, des fissures sont apparues à
la surface. Le retard pris pour décider de l’emplacement de l’équipement de
réfrigération a aussi aggravé la situation. Lorsque la ville s’est enfin
décidée, après seize mois de discussions, l’entrepreneur qui avait été choisi
à l’origine pour ces travaux a demandé que l’une des clauses de son contrat
soit changée. En fait, il voulait tout simplement plus d’argent. Les
négociations ont duré encore douze mois et c’est seulement en juillet 1983
que la ville a donné son accord pour un nouveau contrat, cédant sur toute la
ligne aux exigences de l’entrepreneur. La fin des travaux d’installation de
l’équipement pour la réfrigération a donc été repoussée encore une fois,
jusqu’en septembre 1984.
À la fin de l’automne 1984, le système a enfin été testé pour la première
fois. Il s’est révélé incapable de fournir la pression pendant un laps de
temps suffisant pour fabriquer la glace, à cause de fuites dans la tuyauterie.
Entre octobre et décembre 1984, on a découvert six fuites qui ont été
réparées au fur et à mesure. Mais, en testant le système encore une fois, on
s’est aperçu qu’il n’était toujours pas capable de fabriquer la glace.
C’est à cette période que j’ai appelé Henry Stern et que je lui ai offert de
prendre les choses en main. Après son refus, je lui ai proposé d’aller avec
lui sur le chantier pour jeter un coup d’œil. Peut-être pourrais-je lui donner
de bonnes idées ? Quelques jours plus tard, en plein milieu de l’hiver, nous
nous sommes retrouvés autour de la patinoire. Ce que j’y ai vu m’a
consterné…
Il y avait des centaines de petites fissures dans le béton. Mais, pire
encore, il y avait au moins une douzaine de gros trous à différents endroits.
Après m’être informé, j’ai appris que ces trous avaient été creusés pour
atteindre les fuites dans la tuyauterie. Malheureusement, les marteaux-
piqueurs utilisés pour faire ces trous sont puissants et la tuyauterie, elle, est
fragile. Dans leurs efforts pour atteindre les endroits où les fuites s’étaient
déclarées, les ouvriers, avec leurs énormes outils, avaient encore aggravé la
situation.
Sur le moment, je n’ai pas pu m’empêcher de donner mon opinion à
Stern : « Vous êtes mal parti. Vous n’arriverez jamais à trouver ces fuites et,
plus vous insisterez, plus vous ferez de dégâts. Laissez tomber.
Recommencez tout depuis le début. »
Henry a essayé de rester poli et m’a dit qu’il n’avait absolument pas
l’intention de recommencer.
Au printemps 1985, la ville a eu une merveilleuse nouvelle idée : pour la
bagatelle de deux cent mille dollars, elle a engagé une boîte de consultants
en engineering afin de trouver pourquoi le fréon fuyait et pour proposer des
solutions. Le consultant a promis de remettre ses conclusions dans un délai
de quatre mois. Neuf mois plus tard, en décembre 1985, il a fait savoir qu’il
n’avait pas trouvé d’explication à ces fuites.
Il y avait alors presque six ans que la patinoire avait fermé pour cause de
rénovation. Et plus de douze millions de dollars avaient été dépensés. Le
département des parcs a finalement décidé que le système à fréon devait
être remplacé par un système d’eau salée. Le 21 mai 1986, on annonçait le
nouveau projet qui devait coûter trois millions de dollars et dont les travaux
ne dureraient que dix-huit mois. À ce moment-là, j’ai enfin convaincu la
ville de me laisser faire.
À la mi-juin, alors que le Conseil de surveillance donnait son accord sur
le contrat négocié avec la ville, j’avais déjà commencé à travailler. Je venais
également de découvrir que la municipalité avait accepté de payer cent
cinquante mille dollars à un autre consultant, cette fois pour obtenir des
conseils sur le système d’eau salée. Le contrat que la ville avait signé
stipulait que la firme de consultants, St Onge Ruff Associates (SORA),
commencerait à travailler sur ce projet le 1er juillet 1986 et remettrait ses
conclusions en décembre. En quelque sorte, j’avais accepté de finir la
rénovation de la patinoire avant même que la ville n’ait reçu le rapport qui
devait lui dire comment faire.
Au cas où ces consultants auraient des suggestions intelligentes, j’ai
décidé de les rencontrer. J’aurais dû être au-delà de l’étonnement, mais j’ai
découvert avec stupéfaction que les deux jeunes hommes qui dirigeaient
la société, bien que spécialistes en réfrigération, n’avaient jamais construit
de patinoire de leur vie. Ils n’avaient aucune idée sur la question !
J’ai donc engagé Cimco pour fabriquer les équipements de réfrigération
et toute la tuyauterie et pour me conseiller sur l’ensemble du projet. Pour
construire la patinoire elle-même, j’ai choisi HRH, l’entrepreneur qui avait
déjà construit le Grand Hyatt, la Trump Tower, et n’avait plus rien à
prouver. Sur ce projet, il a généreusement accepté d’exécuter le travail à
prix coûtant. Pendant ce temps, la Chase Manhattan Bank, avec qui
j’entretenais de bonnes relations depuis un certain temps, a proposé de me
prêter l’argent, également sans prendre d’intérêt. C’est le genre de projet
pour lequel les gens s’enthousiasment spontanément.
Lorsque je suis revenu voir la patinoire après avoir décidé de prendre les
choses en main, j’ai trouvé une situation pire que je ne l’avais imaginée. Il y
avait également des trous béants dans le toit du pavillon des patineurs,
orifices qui avaient provoqué d’importants dégâts à l’intérieur du bâtiment.
Mais le moindre détail reflétait la négligence dont la ville avait fait preuve
dans cette affaire. Par exemple, au milieu de la patinoire, j’ai découvert une
rangée de sacs de toile abandonnés et couverts de mauvaises herbes. En
regardant ce qu’il y avait dedans, j’ai trouvé toutes sortes de plants qui
devaient faire partie de l’aménagement futur des jardins. Ils avaient été
laissés dans un coin sans être ouverts, et toutes les plantes étaient mortes.
Je me suis alors rappelé cette superbe journée d’été, où je me promenais
près de la patinoire. Il était à peu près 14 heures. Au beau milieu du chantier
se trouvaient une trentaine d’ouvriers. Aucun d’entre eux ne travaillait et je
m’étais dit qu’ils s’étaient sans doute arrêtés pour boire un café. Je suis
repassé devant la patinoire environ une heure plus tard. Les mêmes ouvriers
étaient là, chacun à la même place, comme s’ils faisaient une sieste
prolongée. Sur le moment, je n’ai pas vraiment compris ce qui se passait.
Aujourd’hui, je sais : personne n’était responsable des travaux.
La clé pour qu’un projet aboutisse est tout simplement d’avoir un
responsable. Il n’y a pas eu une journée où je ne me sois informé de
l’évolution des travaux de rénovation que nous avions entrepris sur la
patinoire. Et la plupart du temps, je me suis rendu moi-même sur le
chantier. Je m’étais donné six mois pour terminer et, par rapport au travail
réalisé par la ville jusqu’ici, respecter ces délais tenait du miracle. Selon
mes propres calculs, cependant, ces six mois me laissaient une marge de
deux mois, au cas où nous rencontrerions des difficultés. Si tout se passait
bien, nous réussirions à terminer en quatre mois.
Une des premières décisions que nous avons prises a été de construire la
nouvelle patinoire sur l’ancienne plutôt que de tout casser. Le 1er août, nous
avons réussi à bâtir pour la nouvelle patinoire une base stable sur laquelle
nous allions poser la tuyauterie et couler le béton. Cimco, pendant ce temps,
fabriquait deux énormes unités de réfrigération de quinze tonnes chacune.
Je ne m’étais pas rendu compte, lorsque j’avais proposé mes services, que
la patinoire était si grande. Avec une surface de près d’un demi-hectare,
c’était l’une des plus grandes du pays.
Avant même de commencer les travaux, nous avons été submergés de
coups de téléphone des différents médias qui voulaient des précisions sur
l’évolution des travaux. Des journalistes, qui jusqu’ici ne s’intéressaient pas
à ça, voulaient soudain connaître les moindres détails sur la pose de la
tuyauterie, le coulage du béton ou la construction de la chambre de
compression.
Après avoir reçu une douzaine d’appels, j’ai décidé de tenir une
conférence de presse pour répondre aux questions de chacun. Le 7 août, j’ai
convoqué la presse sur place. À mon grand étonnement, une trentaine de
journalistes se sont déplacés, avec des cameramen et des photographes, y
compris les principales agences de presse. Je n’avais rien de sensationnel à
annoncer. Je pouvais seulement dire que tout se passait bien, et que nous
avions toujours l’intention d’ouvrir en décembre. Ça leur a suffi. Le
lendemain, il y avait des articles dans tous les journaux avec des titres
comme : « Trump prépare une surprise glacée pour les patineurs » ou
« Trump est en train de couler le glaçage du gâteau Wollman ».
Certains ont dit que j’en avais un peu trop fait en donnant toutes ces
interviews. Ils ont peut-être raison, mais les médias avaient l’air de ne pas
se lasser du sujet. À chaque conférence de presse que nous avons tenue,
nous avions au moins une douzaine de journalistes.
Cette histoire de patinoire n’a pas engendré l’intérêt que localement. Des
douzaines de journaux de Miami, Detroit ou Los Angeles ont publié des
articles sur la saga du Wollman Rink. Time Magazine a consacré une page
entière de son édition nationale au sujet. C’était un exemple typique du
contraste entre l’incompétence de l’administration et l’efficacité du secteur
privé. Et les journalistes ne pouvaient pas ne pas en profiter.
Du 7 au 11 septembre, nous avons posé trente-cinq kilomètres de tuyaux.
Le 11 septembre, un convoi de camions est arrivé, et on a coulé le béton
sans arrêter pendant dix heures d’affilée. Et nous n’avons pas manqué de
béton !
Le lendemain, lorsque les ingénieurs sont venus vérifier le travail, ils ont
pu constater que le béton était parfaitement nivelé.
Le 15 septembre, le nouvel équipement pour la réfrigération était installé
dans la chambre de compression tout juste rénovée. Le seul obstacle qui
nous restait à franchir était la chaleur. Le jour où nous avions coulé le
béton, la température était montée jusqu’à trente degrés. Je me suis dit alors
que nous serions prêts pour les patineurs avant que le climat ne soit propice.
Fin septembre, notre équipement pour fabriquer la glace était prêt à
fonctionner. Tout ce qu’il nous fallait pour tester notre système était que la
température restât en dessous de treize degrés pendant quatre jours
consécutifs. Mais les deux semaines qui ont suivi ont été une succession de
jours ensoleillés et aussi chauds qu’en plein été. Pour la première fois de ma
vie, j’ai souhaité voir l’hiver arriver.
La température est finalement tombée en dessous de treize degrés le
12 octobre, et ce pendant quelques jours. Nous avons donc mené notre
premier test le 15 octobre en envoyant de l’eau salée dans les tuyaux.
Aucune fuite ne s’est déclarée, et la pression est restée suffisante. Cette
nuit-là, juste après une averse, une belle couche de glace transparente s’est
formée, enfin, sur la patinoire. Il s’était écoulé à peine quatre mois depuis
que l’on m’avait donné le feu vert. Nous avions aussi réussi à dépenser sept
cent cinquante mille dollars de moins que les trois millions prévus. Avec la
bénédiction de la ville, nous avons utilisé cet argent pour rénover l’abri des
patineurs et le restaurant.
Pendant tout le temps des travaux, la municipalité s’est plus ou moins
tenue à l’écart du chantier. J’avais en fait donné des instructions pour les
empêcher d’entrer. Et, chaque fois qu’ils ont essayé de s’imposer d’une
façon ou d’une autre, ça a tourné au désastre. Un jour, par exemple, nous
venions juste de terminer la patinoire, une équipe du département des parcs
s’est présentée avec un petit arbuste que la ville voulait planter en mon
honneur. Alors que deux types auraient pu s’en charger, ils sont venus à six,
avec parmi eux un horticulteur pour superviser la mission. L’arbuste lui-
même était transporté sur la remorque d’un tracteur.
Tout à fait par hasard, je suis arrivé sur le chantier au moment où les
hommes étaient en train de planter l’arbuste. C’était sans doute le plus laid
et le plus décharné qui soit. J’aurais encore pu l’accepter, mais ce qui m’a
mis hors de moi a été la façon dont ils s’y sont pris pour le mettre en terre.
La veille, nous avions planté un magnifique gazon tout autour de la
patinoire. Il avait plu la nuit précédente, et la terre était grasse. Ces types
n’ont rien trouvé de mieux que de faire passer leur tracteur en plein milieu,
écrasant sans scrupule le gazon. En quelques minutes, ils ont réussi à
détruire des plantations que nous avions mis deux jours à installer et qui
auraient maintenant besoin de trois mois pour repousser.
À cette époque, j’ai reçu une lettre de Gordon Davis, le délégué aux parcs
publics avant Henry Stern. Davis m’écrivait qu’en tant que responsable des
problèmes au début de la rénovation de la patinoire il était « ravi et soulagé
de voir comment les – ses – erreurs avaient été magistralement réparées ».
À mon avis, Davis était loin d’être le seul responsable. Mais ce qui m’a
frappé, plus encore que l’élégance de son geste, c’est l’attitude toute
différente d’Henry Stern.
Tout le temps qu’a duré notre chantier, Henry Stern n’a pas manqué une
occasion de minimiser notre travail auprès des journalistes. Le Daily News,
qui avait relevé un de ses commentaires les plus sarcastiques, s’est
empressé de lui renvoyer la balle dans un éditorial : « Essayez de dire
merci, Henry. Vu les circonstances, ce serait une attitude plus digne. »
Koch lui-même n’était guère élogieux pour ce que l’on avait accompli. Je
pense, encore une fois, que les journalistes en étaient un peu responsables.
Au cours du mois d’octobre, tous les journaux locaux ont publié des articles
qui l’ont certainement exaspéré. Le New York Times, par exemple,
commença ainsi un éditorial : « La ville de New York a saboté la rénovation
du Wollman Rink pendant six ans et y a englouti des millions. » Et le
termina en conluant : « Espérons que l’histoire de la rénovation du Wollman
Rink servira de leçon. »
Chaque fois qu’on leur a posé la question, Koch et Stern ont déclaré aux
journalistes qu’une fois les travaux terminés la ville avait l’intention de
nous rencontrer, mon équipe et moi, pour envisager d’autres projets avec la
municipalité. Je les ai entendus dire ça au moins une douzaine de fois, y
compris le 13 novembre, jour de l’ouverture de la patinoire au public.
J’attends toujours un appel de leur part ! Je pense tout de même que la
ville pourrait tirer quelques leçons de ce que nous avons accompli avec le
Wollman Rink. À un moment, Koch expliquait à sa manière pourquoi nous
avions été capables de réussir là où la ville avait toujours échoué : « Trump
s’est d’abord donné une bonne marge de sécurité. Et puis il a réussi à tenir
ses coûts en travaillant d’arrache-pied avec une excellente équipe qui savait
que, si elle ne faisait pas correctement le boulot, elle ne travaillerait plus
jamais pour Donald Trump. »
Il n’avait pas tort. Mais ce que Koch ne comprenait pas, c’est que la ville
aurait pu faire la même chose. Je ne veux pas dire qu’ils auraient été
capables d’accomplir le boulot en cinq ou même en six mois. Mais ils n’ont
aucune excuse de ne pas l’avoir réalisé en un an, et encore moins d’avoir
laissé traîner six ans. C’est de l’incompétence pure et simple, et
l’incompétence est au centre de toute cette triste aventure.
Les fonctionnaires municipaux citent toujours deux raisons pour
lesquelles ils ne peuvent pas agir aussi vite que les entreprises privées.
D’abord, la loi exige que la ville donne le marché à l’entrepreneur le moins
onéreux, même si ce dernier n’est pas le mieux qualifié pour exécuter le
travail correctement. Il existe plusieurs moyens de résoudre ce problème.
Des critères de sélection objectifs devraient être adoptés pour sélectionner
les entrepreneurs cherchant à obtenir un marché public. Le fait que
l’entrepreneur ait déjà prouvé son efficacité sur d’autres chantiers devrait
être pris en compte. De plus, tout entrepreneur qui aurait réalisé du bon
travail sur un chantier public, en respectant les délais et sans dépasser le
budget, devrait se voir offrir la priorité pour les chantiers à venir.
L’autre inconvénient que les fonctionnaires invoquent est la loi Wicks
selon laquelle sur tout marché public dépassant cinquante mille dollars, le
travail doit être attribué à au moins quatre entrepreneurs différents. Cette loi
avait pour objet d’augmenter la concurrence et d’ainsi diminuer les coûts de
construction. Mais elle a, en fait, produit l’effet inverse. Aucun de ces
entrepreneurs n’est autorisé à avoir la responsabilité totale du projet, et cela
entraîne des retards, des conflits permanents et des dépassements de budget
importants.
Certes, ces lois sont un poids pour la ville, mais je crois que le vrai
problème se situe plutôt du côté de l’absence de direction et de
responsabilité.
Je sais d’expérience que la seule façon d’obtenir, même du meilleur
entrepreneur, que le travail s’accomplisse dans les temps et sans dépasser le
budget, est d’être continuellement sur son dos. Il faut montrer un esprit de
décision, de la volonté, mais également savoir de quoi on parle. Il arrive
souvent que les entrepreneurs aillent voir les fonctionnaires de la
municipalité en plein milieu des travaux et leur disent : « Je suis désolé,
mais nous avons un problème. Il va nous falloir un ou deux millions de
dollars supplémentaires pour finir le boulot. » Et on ne discute pas du côté
de la ville, car personne ne s’y connaît.
Mais le pire, c’est que personne, dans cette bureaucratie qu’est toute
municipalité, n’est jamais tenu responsable de rien. Voici un exemple que je
considère comme typique. En 1984, alors que la ville avait déjà consacré
quatre ans à la rénovation de la patinoire, un type du nom de Bronson
Binger a tenu une conférence de presse. À cette époque, il était l’adjoint du
délégué aux parcs publics, et il était plus spécialement responsable du projet
de la patinoire. Binger a déclaré avec assurance aux journalistes présents
que si la patinoire ne rouvrait pas pour la saison prochaine, il présenterait sa
démission.
Une année est passée, la patinoire n’était toujours pas terminée, et Binger
a tenu parole : il a démissionné. Il y a seulement un petit détail qu’il faut
connaître : quelque temps plus tard, il a été nommé délégué général chargé
de la construction des prisons pour l’État de New York. Je n’y connais pas
grand-chose dans la construction des prisons, mais il est certain que rénover
une patinoire est beaucoup plus facile. Et on ne récompense pas quelqu’un
qui a échoué en lui donnant une promotion. Sinon, tout ce qu’on y gagne, ce
sont d’autres échecs à venir.
Les seules personnes qui profitent de cette situation sont les
entrepreneurs. Lorsque le projet d’un nouveau métro, d’une nouvelle
autoroute ou d’un nouveau pont voit son budget augmenté de plusieurs
millions de dollars, ce sont les entrepreneurs qui s’enrichissent. Vous ne
verrez jamais le nom de ces gens dans la liste des cinq cents plus grosses
fortunes, et ils ne parlent sans doute pas tous un anglais parfait, mais
beaucoup d’entre eux ont bâti de véritables petites fortunes en travaillant
pour la ville de New York. Ils ont gagné des sommes importantes en
profitant des dépassements de budget pour lesquels les fonctionnaires de la
ville ont donné leur accord, et que les contribuables ont subventionnés…
La soirée d’inauguration de la patinoire a été organisée par les anciens
champions de patinage Dick Button et Aja Vrzanova-Steindler. Ils ont
réussi à réunir pour un soir les meilleurs patineurs du monde : Peggy
Fleming, Dorothy Hamill, Debbi Thomas, Robin Cousins, Toller
Cranston… et beaucoup d’autres encore. C’était un véritable événement.
Si la ville avait confié la gestion de la patinoire à un opérateur de seconde
zone, cette belle histoire aurait pu mal se terminer. Mais comme un nouvel
appel d’offres aurait à nouveau tout retardé, la ville m’a demandé de
prendre en charge la gestion de la patinoire pour la première saison. J’ai
cherché à recruter le meilleur dans le domaine, et mon choix s’est porté sur
Ice Capades. En plus des superbes spectacles qu’elle monte sur glace, Ice
Capades gère quelques-unes des plus belles patinoires du pays.
Ils ont fait un boulot magnifique avec le Wollman Rink. Non seulement
la patinoire est bien gérée, mais elle a également rencontré un énorme
succès public. Pendant les années 1970, alors qu’elle était administrée par la
ville, elle enregistrait en moyenne un bénéfice brut de cent mille dollars par
an, cent cinquante mille tout au plus. Bien que nous ayons demandé un prix
d’entrée inférieur à celui de n’importe quelle autre patinoire privée de la
ville – quatre dollars cinquante pour les adultes et deux dollars cinquante
pour les enfants –, nous avons réalisé un chiffre d’affaires d’un million
deux cent mille dollars la première année. Le bénéfice, après
remboursement de toutes les dépenses, a été de cinq cent mille dollars,
et tout cet argent a été distribué à des œuvres de charité et au service des
parcs. Mais, plus important encore, près d’un demi-million de New-Yorkais
ont profité de la patinoire la première année.
Encore aujourd’hui, au printemps 1987, alors que j’écris ces lignes,
j’éprouve une grande satisfaction lorsque je vois du salon de mon
appartement de la Trump Tower des centaines de patineurs profiter du
Wollman Rink. Je ne serais toutefois jamais l’un d’entre eux. Beaucoup de
gens attendent depuis des années de me voir me casser la figure sur des
patins à glace. Mais je ne suis pas près de leur donner ce plaisir. Au fond, je
n’aime pas du tout le patinage !
13

WEST SIDE STORY : LE RETOUR


La décision la plus difficile que j’aie eu à prendre au cours de ma carrière
a été de laisser tomber mon option sur les terrains du West Side – trente
hectares au bord de l’eau entre la 59e et la 72e Rue – au cours de l’été 1979.
La plus facile a été de racheter ces mêmes terrains en janvier 1985.
J’ai un peu trop tendance à m’emballer sur les projets que j’entreprends,
mais personne ne me contredira : ces hectares représentent sans doute le
terrain inexploité le plus unique de toute l’Amérique.
On a dit que j’avais payé ces terrains quatre-vingt-quinze millions de
dollars, c’est-à-dire plus de deux millions de dollars l’hectare. Et on ne se
trompait pas de beaucoup. Si l’on prend en compte la valeur de l’argent, ça
m’a coûté moins cher d’acheter le terrain en 1985 que si j’avais exercé mon
option en 1979. Entre ces deux dates, les prix de l’immobilier à Manhattan
ont été multipliés par cinq. Avant même que de construire le moindre
immeuble, je suis certain que j’aurais pu vendre l’ensemble en réalisant un
profit substantiel. Et j’ai déjà refusé plusieurs offres intéressantes. Faisons
une simple comparaison : après avoir acheté les terrains du West Side, un
autre groupe de promoteurs a payé à peu près cinq cents millions de dollars
pour le Coliseum de Columbus Circle, un terrain situé à quatre pâtés de
maisons seulement du mien, mais beaucoup plus petit.
J’ai réussi à acquérir ce terrain à un prix intéressant parce qu’il était
hypothéqué et qu’une banque était en train de le saisir. Parce que j’ai signé
la promesse de vente avant que le bien soit mis sur le marché. Et parce que
j’étais l’un des rares promoteurs prêt à payer des millions de dollars chaque
année en intérêts pendant le temps nécessaire à la promotion de l’ensemble.
M’assurer l’option pour acheter ces terrains aux chemins de fer de Penn
Central en 1974 a été ma première grosse affaire à Manhattan. À l’époque,
comme je l’ai dit plus haut, la ville était au bord de la faillite et le West Side
n’était vraiment pas considéré comme un quartier habitable. Mais j’étais
intimement convaincu que je ne pouvais pas faire une mauvaise affaire en
achetant un terrain au bord de l’Hudson, au centre de Manhattan et à un prix
dérisoire.
Au cours des cinq années suivantes, cependant, les subventions du
gouvernement pour le genre d’appartements de standing moyen que j’avais
l’intention de construire ont considérablement diminué. Il existait une
véritable opposition à tout développement immobilier dans le West Side, et
les banques restaient frileuses à financer de gros projets immobiliers. De
mon côté, j’avais déjà beaucoup de grands projets en cours. L’hôtel
Commodore-Hyatt, la Trump Tower et mon premier casino d’Atlantic City
étaient en plein chantier. Je n’étais donc pas chaud pour contracter à
nouveau de lourds emprunts alors que mes ressources personnelles étaient
encore limitées.
En consacrant toute mon énergie aux chantiers en cours, je me suis donné
les moyens de supporter des coûts financiers importants me permettant de
me lancer dans n’importe quel gros projet par la suite. J’ai également réussi
à réaliser successivement une série de bonnes affaires qui ont convaincu les
banques de me prêter de l’argent quasiment les yeux fermés.
Quelque temps après que j’ai renoncé à mon option, en 1979, la Penn
Central a vendu les terrains à mon ami Abe Hirschfeld. Abe a rapidement
trouvé un partenaire, Francisco Macri. Macri s’était enrichi en construisant
des ponts pour le gouvernement dans son Argentine natale. Le contrat qu’il
avait signé stipulait qu’il prenait l’affaire à sa charge, Hirschfeld touchant
un pourcentage au passage mais n’ayant aucun rôle actif. Macri, à son tour,
a confié la supervision quotidienne du projet à Carlos Varsavsky, un ancien
professeur de physique qui avait dirigé sa société en Argentine, la BA
Capital.
L’équipe de Macri avait toute la matière grise nécessaire pour mener le
projet à bien. Mais ce qui lui manquait était l’expérience sur le terrain,
surtout dans la ville de New York où réaliser le moindre projet immobilier
est extrêmement compliqué.
La première étape pour exploiter un grand terrain à Manhattan est
d’obtenir les autorisations nécessaires pour pouvoir construire quelque
chose d’économiquement viable. Changer le cadastre est une étape
complexe, extrêmement politique, et qui peut prendre du temps. Entrent en
compte également une douzaine de Commissions municipales et
gouvernementales, ainsi que les associations et les politiciens locaux.
Macri a finalement réussi à obtenir le nouveau plan d’urbanisme qu’il
souhaitait pour ce projet qu’il a appelé Lincoln West. Mais il a fait en cours
de route beaucoup trop de concessions à la ville. En fin de compte, la
meilleure chose qui lui soit arrivée a sans doute été d’être obligé de vendre
le tout. Si Macri avait accepté de construire ses immeubles selon les termes
qu’il s’était engagé à respecter vis-à-vis de la ville, il aurait perdu des
centaines de millions de dollars.
C’est un peu triste, car Macri est un type merveilleux et qui a bon esprit.
Mais il a commis dès le début une erreur fatale : il a cru qu’avec un projet
aussi important il pouvait se permettre d’assumer des coûts énormes et
réaliser tout de même un profit important. La vérité est que si on ne monte
pas un projet rentable dès le début, on risque d’être ruiné avant d’avoir la
possibilité d’encaisser le moindre bénéfice.
Un des problèmes de Macri a été de vouloir appliquer aux appartements
la méthode qu’il avait utilisée pour construire ses ponts. Quand on construit
un pont sous contrat avec le gouvernement, on calcule les coûts et on signe
le contrat pour un montant déterminé. Tout ce qu’il reste à faire pour
réaliser un profit, c’est de limiter au maximum les coûts. Or, c’est une tout
autre histoire dans l’immobilier. On peut calculer les coûts de la
construction, mais on ne peut absolument pas prévoir les revenus des
appartements, ceux-ci restant toujours liés aux fluctuations du marché
immobilier. D’autres facteurs sont incertains : le prix auquel on vendra les
appartements, combien de temps il faudra pour les vendre, à combien
s’élèveront les frais financiers. Moins on s’engage à dépenser au début, plus
on limite les risques de pertes à la fin.
Macri, lui, a passé ses trois premières années sur le projet à distribuer des
cadeaux à tout le monde. La ville, impatiente de tirer tout ce qu’elle pouvait
en échange des autorisations nécessaires, a demandé à Macri concession sur
concession. Il a commencé à accepter de leur donner trente millions de
dollars pour rénover la station de métro adjacente de la 72e Rue, rénovation
qui consistait à agrandir le quai d’un mètre cinquante. Avec trente millions
de dollars, on aurait pu reconstruire toute la station !
Macri s’est ensuite engagé à débourser cinq millions de dollars
supplémentaires pour construire un dépôt de chemins de fer dans le Bronx
en remplacement de celui qu’il supprimait dans le West Side. Il a aussi
accepté de contribuer pour un montant de trente millions de dollars à un
parc public au sein de son ensemble immobilier. Un peu plus tard, il s’est
engagé à construire une rue entière traversant de part en part son complexe
immobilier pour qu’elle soit reliée au réseau urbain existant, un travail qui
aurait certainement coûté des dizaines de millions de dollars.
Lorsque Con Edison a demandé à Macri de subventionner la rénovation
d’une cheminée dont la société disposait sur le terrain, il a dit oui sans
renâcler. J’ai trouvé cela vraiment absurde. Lorsque j’ai rencontré Macri, je
lui ai demandé pourquoi il leur avait consenti ce cadeau.
« Ils m’ont dit que sinon ils s’opposeraient à mon projet, m’a-t-il
expliqué. Et, de toute façon, ce n’est pas important. Ce n’est pas une
cheminée qui va me ruiner ! »
Alors, j’ai tout compris : Franco Macri n’avait pas pris la peine de
vérifier quoi que ce soit. Moi, si. Et il s’avérait que construire une cheminée
haute de cent cinquante mètres coûte presque autant que de construire un
immeuble de la même taille. « Cela pourrait vous revenir à quarante ou
cinquante millions de dollars », lui ai-je alors annoncé. Macri n’a pas
bronché. Quand il a eu fini de distribuer ses petits cadeaux à tout le monde,
l’addition s’élevait à près de cent millions. Mais, pire encore, il s’était
engagé à verser une grosse partie de cet argent avant même d’avoir
construit un immeuble, avant même donc d’avoir vendu le moindre
appartement.
Le plan d’occupation des sols que Macri avait accepté était également
catastrophique. À la fin des négociations, il en était arrivé à moins de quatre
mille trois cents appartements sur un terrain de plus de quarante hectares,
réalisant ainsi un coefficient encore inférieur à celui de ces petits
immeubles de six étages que l’on trouve en banlieue. De plus, Macri avait
accepté de ne construire que huit cent cinquante appartements dans l’un des
meilleurs secteurs, entre la 68e et la 72e Rue. Il devait en revanche
construire la majorité des logements dans la partie sud de son terrain, au
milieu d’un quartier industriel.
Les associations qui luttaient contre le développement immobilier dans le
West Side n’avaient même plus à s’attaquer à Macri. Il était devenu son
propre ennemi.
Sa dernière grosse erreur a été de ne pas promouvoir son projet comme il
le fallait. Pendant les quatre ans où il s’est trouvé propriétaire de ce terrain
exceptionnel, pratiquement rien n’a été écrit dans les journaux à son sujet.
Le nom même qu’il avait choisi, Lincoln West, ne signifiait rien d’autre
qu’un nouveau projet immobilier à l’ouest du Lincoln Center. Alors qu’il
disposait d’un des terrains les plus prestigieux des États-Unis !
Il faut à peu près deux ans pour vendre un immeuble de cent cinquante
appartements de grand luxe à New York, à condition que le marché soit bon
et la promotion efficace. Pour vendre les milliers d’appartements d’un
nouveau complexe, il est essentiel de proposer quelque chose
d’exceptionnel, et d’adopter un ton promotionnel incisif. Macri n’avait ni
l’un ni l’autre. Le projet Lincoln West qu’il proposait – deux douzaines de
petits immeubles en brique – était aussi fade et triste que tous les
immeubles publics construits autour de Manhattan dans les années 1960. Il
n’était pas vraiment surprenant qu’aucune des banques contactées pendant
ces trois ans ait accepté de prêter un sou à Macri. Même si ces banques
investissaient des millions dans d’autres projets immobiliers à Manhattan.
Vers la fin de l’année 1983, Macri a également eu quelques problèmes de
liquidités. La guerre des Falklands n’avait manifestement pas été bonne
pour ses affaires en Argentine. À cette époque, compte tenu des honoraires
des architectes pour dessiner les plans, des études sur l’environnement et
des frais financiers, Macri avait sans doute déjà déboursé plus de cent
millions de dollars. Pris à la gorge, il a commencé à ne plus rembourser le
prêt qu’il avait souscrit à la Chase Manhattan pour l’achat du terrain.
Au printemps 1984, j’ai reçu un appel d’Abe Hirschfeld. Il voulait me
prévenir que Macri avait de gros problèmes et était prêt à vendre. Je suis
donc allé voir Macri, et nous avons entamé de longues négociations. Il
voulait absolument s’en sortir avec un profit. Mais la banque était
constamment sur son dos. Nous nous sommes donc mis d’accord sur la
somme de cent millions de dollars, et la Chase a accepté de m’en financer
une bonne partie.
À mon avis, une des raisons pour lesquelles Macri a fini par me vendre
ces terrains en 1985, sans les proposer à personne d’autre est que je lui
avais accordé une belle faveur quelque temps auparavant. Peu de temps
après notre première réunion, au début de l’année 1984, nous nous étions
mis d’accord sur les termes d’un engagement réciproque selon lequel Macri
me vendrait l’affaire. Il n’était pas encore certain de vouloir vendre mais il
était d’accord pour signer au moins une lettre d’intention. Une des
premières choses que l’on devrait apprendre avant de se lancer dans les
affaires immobilières, surtout à New York, est qu’il ne faut jamais signer de
lettres d’intention. On risque de se retrouver pendant des années devant les
tribunaux à essayer de se dégager d’un simple accord pourtant censé
n’engager en rien.
Macri n’avait pas compris cela. De plus, mon avocat, Jerry Schrager,
avait rédigé une lettre qui l’engageait encore plus vis-à-vis de moi que la
normale.
C’est dans le but de lui faire signer cette lettre que je m’étais rendu avec
Jerry, au milieu de l’année 1984, dans une superbe suite de l’hôtel Sherry
Netherland, où s’étaient installés Macri, son fils et une ravissante interprète
du nom de Christina. Cette dernière était une véritable beauté sud-
américaine, et nous en étions tous un peu troublés. Je n’oublierai jamais le
moment où Christina s’est arrêtée de traduire en plein milieu d’un passage
assez compliqué et s’est adressée à Macri : « Vous devriez prendre un
avocat pour bien comprendre ce document. C’est extrêmement complexe.
— Non, non, Christina, a répondu Macri. Tant que je peux me sortir de ce
bourbier, ce n’est pas si important. »
Et nous avons continué jusqu’à ce qu’il signe.
Quelques mois plus tard, Macri a changé d’avis et décidé de poursuivre
le projet lui-même. Il m’a alors téléphoné et m’a demandé si je serais
d’accord pour changer certaines clauses de la lettre. J’ai refusé. Il a alors
demandé que l’on se rencontre pour en parler, j’ai accepté.
Nous nous sommes vus très vite et Macri m’a expliqué que le projet de
Lincoln West le ruinait littéralement. Mais il voulait essayer encore une fois
d’obtenir un financement et d’aller de l’avant. En repensant à toutes les
années où je m’étais épuisé moi-même pour lancer mes projets, je n’ai pas
pu m’empêcher de compatir. J’ai aussi beaucoup apprécié sa franchise.
J’ai donc sorti la lettre d’intention de mon dossier et je l’ai déchirée
devant ses yeux. Puis je lui ai simplement dit : « Si un jour vous décidez à
nouveau de vendre, j’espère que vous penserez à moi. En attendant, je vous
souhaite bonne chance. »
Lorsque j’ai raconté ça à Schrager, il n’a pas été ravi. Mais je suis
persuadé que mon comportement ce jour-là, en déchirant cette lettre, a été la
raison pour laquelle Macri m’a proposé l’affaire en priorité, le jour où il a
compris qu’il n’arriverait jamais à convaincre une banque de lui prêter de
l’argent. Il aurait pu mettre son terrain sur le marché ; il aurait vite trouvé
preneur, et à un prix sans doute plus intéressant que le mien.
Avant la signature de l’accord définitif, en janvier 1985, j’avais déjà en
tête ce que je voulais réaliser. Je construirais beaucoup moins d’immeubles
que Macri, et tous regroupés en un seul pâté de maisons. La vue était
l’argument massue pour la vente de ces appartements et je tenais à ce que
chacun d’entre eux ait une vue imprenable, soit sur l’Hudson River à
l’ouest, soit sur la ville à l’est, soit les deux. Je souhaitais également
construire des immeubles beaucoup plus élevés que ceux que Macri avait
prévus, afin de faire profiter de la vue le plus d’appartements possibles. Je
trouvais que des immeubles avec de nombreux étages rendraient le projet
plus attirant et majestueux.
J’imaginais un énorme centre commercial au rez-de-chaussée, le long de
l’Hudson. Ce dont le nord du West Side a le plus besoin, ce sont des
commerces de base, c’est-à-dire des épiceries, des cordonniers, des
pharmacies et des quincailleries. Les loyers sur Broadway, Amsterdam et
Columbus Avenue ont atteint de tels sommets que les petits commerçants
ont été obligés de s’en aller. Il est plus facile aujourd’hui de trouver sur
Columbus Avenue une paire de gants en cuir à cent dollars qu’un morceau
de pain. Un des avantages que j’avais en payant le terrain à si bas prix était
que je pouvais me permettre de demander des loyers raisonnables aux
commerçants.
Tous mes projets dépendaient, naturellement, du nouveau plan
d’occupation des sols que j’allais obtenir. Pas besoin de perdre du temps et
de l’argent à étudier les différentes possibilités pour savoir que la seule
façon de rendre le projet rentable était d’obtenir l’autorisation de construire
beaucoup plus d’appartements, et d’avoir une surface au sol constructible
bien plus importante que celle que Macri avait obtenue. Contrairement à lui,
j’étais prêt à attendre le temps qu’il faudrait, même un changement de
maire, pour réussir à obtenir les autorisations nécessaires à un projet
économiquement viable.
Au moment où la vente s’est faite, Macri n’avait encore rien signé de
formel avec la ville, et cette dernière ne lui avait encore accordé aucun
permis de construire. En reprenant le projet depuis le début, j’allais devoir
dépenser plus d’argent et de temps, mais je n’avais pas le choix.
La première chose à faire était de rendre le projet intéressant pour la
municipalité afin qu’on m’accorde les autorisations. Il fallait arriver à
trouver un intérêt commun au projet. Une affaire fonctionne bien lorsque
chaque partie obtient ce qu’elle veut de l’autre. Peu après avoir acheté les
terrains, je suis tombé par hasard, et par chance, sur la solution en ouvrant
le journal du matin. NBC, qui avait depuis longtemps son quartier général
dans le Rockefeller Center, cherchait à déménager. Edward S. Gordon, un
des plus gros agents immobiliers new-yorkais, me l’a ensuite confirmé de
vive voix. Parmi les différentes possibilités que NBC étudiait, il y avait une
installation de l’autre côté du fleuve dans le New Jersey, où elle
économiserait beaucoup d’argent grâce à des impôts bien moins élevés que
dans l’État de New York.
Il est toujours mauvais pour une ville de perdre une aussi grosse société,
mais rien ne pouvait être pire pour New York que la perte de NBC. L’intérêt
était purement économique. La municipalité avait estimé que si NBC
déménageait, cela coûterait à peu près quatre mille emplois et environ cinq
cents millions de dollars par an de revenus à New York.
Psychologiquement, c’était également important. Une chose est de perdre
une société dont personne n’a entendu parler, mais c’en est une autre que de
perdre une compagnie qui tient une position primordiale dans ce qui fait de
New York la capitale mondiale des médias. Les deux autres chaînes
nationales, ABC et CBS, produisent maintenant presque tous leurs
programmes à Los Angeles. NBC réalise encore le « Today Show », le
« NBC Nightly News », le « Late Night Show » de David Letterman, le
« Cosby Show », le « Saturday Night Live » et beaucoup d’autres émissions
à New York. Il est impossible de calculer précisément l’intérêt pour une
ville d’abriter l’une des plus grandes chaînes nationales. C’est comme
essayer d’imaginer ce que serait New York sans l’Empire State Building ou
la statue de la Liberté.
Avec mes terrains du West Side, j’avais à offrir à NBC ce qu’aucun autre
promoteur immobilier de New York n’avait : assez d’espace pour construire
d’énormes studios dans le style de ceux d’Hollywood. NBC disposait dans
le Rockefeller Center de cent quinze mille mètres carrés où ils pouvaient à
peine se retourner. Sur mes terrains, je leur céderais cent quatre-vingt mille
mètres carrés, ainsi que du terrain en option pour une éventuelle expansion.
Et il me restait encore assez d’espace après pour réaliser le projet que
j’avais en tête.
De plus, comme le terrain ne m’avait pas coûté cher, j’avais la possibilité
d’offrir à NBC un prix beaucoup plus intéressant que ce qu’elle obtiendrait
n’importe où en ville. Mais, même avec tous ces atouts, pour être vraiment
compétitif avec le New Jersey, j’avais besoin d’un abattement fiscal de la
part de la municipalité. Je savais également que la ville y avait intérêt pour
encourager NBC à rester à New York.
Plus j’y pensais, plus j’aimais ce projet. Même si NBC décidait
finalement de ne pas s’installer chez moi, mes terrains restaient l’endroit
idéal pour construire des studios de cinéma ou de télévision. Avec ou sans
la chaîne, ma réputation y gagnerait. Avant même d’avoir aucun
engagement de NBC, j’ai donc décidé de promouvoir mon projet autour de
cette idée de studio. D’abord, il me fallait un nom. C’est ainsi qu’est née la
Television City Tower.
Mon second défi a été de trouver un moyen d’exciter l’imagination du
public. Plus vite j’arriverais à créer l’enthousiasme, plus il me serait facile
d’attirer les acheteurs avant le début des travaux. La majorité des
promoteurs construisent d’abord et font la promotion – quand ils en font –
après coup. C’est une grave erreur.
Construire le plus grand building du monde était un projet que j’avais eu
bien avant d’acquérir les terrains du West Side. J’ai toujours aimé les
grands immeubles. Lorsque je venais de Brooklyn avec mon père, je le
suppliais à chaque fois de m’emmener voir l’Empire State Building qui, à
l’époque, était le plus grand du monde. Par la suite, Chicago a construit la
Sears Tower et a repris le flambeau. L’idée de redonner à New York le plus
grand building du monde m’a énormément stimulé. Pour moi, New York le
méritait.
D’une certaine façon, je savais que cet immeuble serait construit à perte.
Lorsque vous bâtissez un gratte-ciel de plus de cinquante étages, les coûts
de construction augmentent proportionnellement. Si votre seul but est le
profit, vous avez intérêt à construire deux immeubles de cinquante étages
plutôt qu’un seul de cent cinquante. D’un autre côté, je sentais que ce
gratte-ciel se suffirait à lui-même en tant qu’attraction touristique
exceptionnelle. Après tout, combien de millions de touristes sont venus
visiter l’Empire State Building ?
L’étape suivante consistait à trouver un architecte aussi enthousiaste que
moi pour faire de ce gratte-ciel le pilier de mon projet. Je n’en ai finalement
consulté que deux. Le premier a été Richard Meir qui représente la
quintessence de l’architecture new-yorkaise. Les journalistes l’adorent, et il
a une cour qui le suit aveuglément. Mais j’ai rapidement découvert que
Meir n’est pas le genre de type qui se lance dans un projet avec énergie et
enthousiasme. Il préfère passer du temps à peser le pour et le contre, à
analyser le moindre détail et à élaborer des théories. J’ai attendu des
semaines avant qu’il m’apporte des maquettes ou au moins quelques
dessins. Mais je n’ai eu aucune nouvelle de lui.
Pendant que Meir réfléchissait, j’ai également rencontré Helmut Jahn. Il
m’a plu pour des raisons totalement différentes de celles qui m’avaient fait
apprécier Meir. Jahn était un « étranger ». Né en Allemagne, vivant à
Chicago, il ne faisait pas partie de l’establishment new-yorkais. Il était fort
élégant, se vendait bien et avait reçu d’excellentes critiques dans la presse
pour certaines de ses œuvres les plus osées. Jahn avait dessiné entre autres
le Xerox Center au centre de Chicago, et l’immeuble High-Tech de l’État de
l’Illinois. À l’époque où je l’ai rencontré pour la première fois, il avait
quatre immeubles en chantier en plein centre de Manhattan.
Ce que j’ai le plus apprécié chez Helmut, c’est qu’il voulait, comme moi,
faire grand et beau. Il aimait les immeubles majestueux et originaux. Moins
de trois semaines après notre premier rendez-vous, il a débarqué dans mon
bureau avec la maquette d’un projet qui rassemblait toutes les
caractéristiques auxquelles je tenais, ainsi que plusieurs autres éléments
qu’il avait trouvés lui-même. Au cours de l’été 1985, je l’ai donc engagé
comme architecte en chef du projet.
Dès l’automne, nous avions étudié une douzaine d’approches possibles.
Nous trouvions tous deux le terrain tellement important et unique que ça
n’avait pas de sens d’essayer de s’aligner sur l’entourage. Au contraire,
nous avions dans l’idée de construire une sorte de petite ville à part entière,
avec un aspect et une personnalité tout à fait différents de ceux des quartiers
voisins qui, de toute façon, étaient des plus disparates.
Le 18 novembre 1985, nous avons tenu une conférence de presse pour
exposer notre projet. Au cours des années où Macri avait travaillé sur les
plans du Lincoln West, la presse l’avait ignoré. Cette fois, plus de cinquante
journalistes, aussi bien locaux que nationaux, se sont déplacés. J’ai d’abord
expliqué les fondamentaux. Nous appellerions notre projet Television City
Tower, et nous avions l’intention d’accueillir NBC comme principal
locataire. Nous allions construire un mégacomplexe développant un million
sept cent mille mètres carrés d’espaces commercial, résidentiel et industriel.
Le projet comprendrait approximativement huit mille appartements, trois
cent vingt mille mètres carrés de studios de cinéma et de télévision, cent
cinquante mille mètres carrés de magasins, huit mille cinq cents places de
parking, et près de seize hectares d’espaces verts et de parcs publics, ainsi
qu’une promenade sur toute la rive du fleuve. Au milieu de tout cela se
dresserait le plus grand building du monde : cinq cents mètres de haut,
c’est-à-dire à peu près soixante mètres de plus que la Sears Tower de
Chicago.
Pour moi, la beauté de notre projet venait de sa taille et de sa simplicité.
En plus de l’immense building, nous ne construirions que sept autres
immeubles, trois au nord et quatre au sud. Le but était d’avoir une vue
imprenable pratiquement de partout. Nous avions également prévu de
nombreuses places de parking. En résumé, notre proposition deux fois plus
importante que celle de Macri. Mais, même ainsi, la densité de l’ensemble
était bien plus basse que celle de beaucoup de projets immobiliers construits
sur des terrains minuscules en plein milieu de Manhattan.
J’ai découvert que la plupart des journalistes ne sont pas intéressés par
les détails d’un projet de développement immobilier. Tout ce qui les
intéresse, c’est le sensationnel. Dans ce cas précis, c’était tout à mon
avantage. Je m’étais préparé à répondre à des questions sur les problèmes
de circulation, d’encombrements ou autres. Au lieu de ça, tous les
journalistes m’ont interrogé sur le plus grand building du monde. Et ça a
tout de suite donné au projet un côté presque mythique. Lorsque, rentré
chez moi le soir, j’ai allumé la télévision pour regarder le journal sur CBS,
je m’attendais à avoir des nouvelles sur le sommet Reagan-Gorbatchev à
Genève. Dan Rather était sur place pour commenter cette rencontre. Mais,
juste après un rapide résumé de la journée, il a commencé par évoquer notre
projet : « À New York aujourd’hui, Donald Trump a annoncé son intention
de construire le building le plus haut du monde. » Cela montrait bien
combien le symbole que j’avais trouvé pour mon projet était fort et efficace.
Il n’y a pas eu, évidemment, que des réactions positives mais je m’y
attendais un peu. La controverse a, au fond, aidé à ce qu’on en parle encore
plus dans les médias. Les gens qui le critiquaient estimaient que ce genre
d’immeuble n’était pas nécessaire, que personne ne voudrait vivre à une
telle hauteur et que, de toute façon, je n’arriverais jamais à le construire.
Newsweek lui a consacré une page entière ayant pour titre : « Les ambitions
grandioses de Donald Trump. » Le New York Times lui a consacré un
éditorial qui a sans doute donné plus de crédibilité encore au projet. « Le
temps seulement, écrivait-il, permet de faire la différence entre les grands
rêves et les illusions les plus vaines. Il est encore trop tôt pour dire si le
désir de Donald Trump de dominer New York du haut de ses cent cinquante
étages fait partie des premiers ou des seconds. »
Le commentaire que j’ai préféré a été celui de l’éditorialiste George Will.
J’ai toujours aimé Will parce qu’il n’a pas peur d’aller à contre-courant :
« Donald Trump n’est pas raisonnable. Mais l’homme ne vit heureusement
pas que de raison. Trump, qui estime qu’être excessif est une vertu, est aussi
américain que les gratte-ciel de Manhattan qui expriment l’énergie toujours
naissante de notre nation. Il dit qu’un mégabuilding est nécessaire parce
qu’il n’est pas nécessaire. Il croit qu’une architecture originale est une
bonne chose, et il a peut-être raison. L’impertinence, l’enthousiasme et
l’énergie font partie de notre caractère. »
Mon seul regret était que George Will ne siège pas à la Commission au
plan de la ville ! À ma grande surprise, à mesure que le temps passait,
l’opposition à mon building diminuait. Les critiques se concentraient sur
d’autres aspects du projet que je n’avais pas envisagés. Le critique du New
York Times, Paul Goldberger, a lancé une sorte de croisade contre Television
City. Une semaine après la conférence de presse, il écrivait un article
intitulé : « Le dernier projet de Trump n’est-il pas tout simplement un
château dans le désert ? » Son principal argument, en dehors du fait qu’il
n’aimait pas les gratte-ciel, était que mon projet ne s’intégrait pas assez bien
à l’environnement.
C’était, naturellement, ce que j’aimais le plus dans mon projet. Je
n’aurais surtout pas voulu bâtir un ensemble qui se serait fondu dans ce qui
existait déjà. Dix ans auparavant, j’avais pris le même parti en rénovant le
Commodore. Le quartier de Grand Central agonisait, et je pensais que le
seul moyen qu’il avait de s’en sortir était la construction d’un hôtel
spectaculaire habillé de glaces réfléchissantes, en contraste total avec les
vieux et tristes immeubles alentour. Et même ceux qui étaient contre à
l’époque reconnaissent aujourd’hui que c’est une réussite. En lisant l’article
de Goldberger, j’avais l’impression de revivre l’expérience du Commodore.
J’étais sûr que j’aurais de bien meilleurs articles de Paul Goldberger ou
des autres si j’acceptais tout simplement de construire des immeubles deux
fois moins hauts, à l’image de ceux du West Side. Seulement mon projet
n’aurait plus son aspect majestueux, original, et il serait beaucoup moins
facile à vendre. Cela m’agace prodigieusement que des critiques qui n’ont
jamais ni dessiné ni construit le moindre immeuble se voient donner carte
blanche pour exprimer leurs points de vue dans les pages des journaux les
plus importants, alors qu’un droit de réponse n’est jamais offert à ceux
qu’ils attaquent. Cela dit, je peux continuer à m’énerver contre cette
situation, rien n’y changera. Tant qu’un journaliste écrit pour le New York
Times, ses commentaires continueront à avoir un certain poids, que ça me
plaise ou non.
Au printemps 1986, notre projet paraissait bloqué par la Commission au
plan. Pour une simple raison : la municipalité elle-même était presque
paralysée à cause des problèmes que connaissait l’administration Koch.
Koch a réussi un miracle. Il a présidé aux destinées d’une administration
à la fois corrompue et incompétente. Richard Daley, l’ancien maire de
Chicago, avait survécu à plusieurs scandales parce qu’au moins il paraissait
capable de gérer la ville d’une façon efficace. Sous l’administration Koch,
le problème des sans-abri s’est amplifié, la majorité de la ville n’a toujours
pas accès au câble, les voies rapides ne sont pas entretenues, des tunnels
sont restés en chantier, les sociétés ont continué à émigrer vers d’autres
villes et les services municipaux n’ont jamais cessé de se déliter.
Pendant ce temps-là, une bonne douzaine de responsables recrutés par
Koch ont été inculpés pour corruption ou parjure. D’autres ont été accusés
d’avoir accepté des pots-de-vin ou ont été obligés de démissionner en
avouant avoir manqué plusieurs fois à l’éthique la plus élémentaire. Parmi
les inculpés, on trouve Jay Turoff, le responsable de la Commission des
taxis, John McLaughlin, le patron des hôpitaux publics, et Anthony
Ameruso, l’ancien délégué aux transports. Victor Botnick, un des
conseillers les plus proches de Koch, a démissionné lorsqu’on a appris qu’il
avait menti sur ses diplômes universitaires et qu’il avait entrepris un
nombre considérable de voyages privés aux frais de la ville. Bess Myerson,
la déléguée aux affaires culturelles et une des meilleures amies de Koch, a
également été obligée de donner sa démission lorsqu’il a été découvert
qu’elle avait fourni un job à la fille d’un juge qu’elle cherchait à influencer,
et qu’elle avait par la suite menti plusieurs fois à ce sujet. Il est apparu plus
tard que Koch avait volontairement ignoré toutes les preuves de la
culpabilité de Myerson qu’il avait pourtant eues sous les yeux.
Et dire que Koch a bâti sa réputation en mettant en avant son intégrité et
son incorruptibilité ! Il ne lui a jamais semblé évident que, si les gens qu’il
avait lui-même engagés, étaient corrompus, il devait en assumer la
responsabilité.
Quant aux collaborateurs qui ont réussi à échapper à toute inculpation, le
scandale se situe au niveau de leur incompétence. Beaucoup manquent tout
simplement de talent. Les autres ont décidé une fois pour toutes que la
meilleure façon de garder leur boulot était de ne prendre aucune décision.
Ainsi, au moins, on ne pourrait pas les accuser de se tromper ou
d’enfreindre la loi. Seulement dans une énorme municipalité comme New
York, si les responsables refusent de prendre des décisions, on se trouve
devant ce qu’il y a de pire : une bureaucratie paralysée. La malhonnêteté est
inacceptable, mais l’inaction et l’incompétence sont quelquefois plus
dangereuses.
De toute façon, la ville bloquait également mon projet pour me forcer à y
apporter des changements. C’était une forme de chantage économique.
Aussi longtemps que je ne me plierais pas à leurs exigences, aucune
autorisation ne me serait délivrée, et mes coûts augmenteraient.
La Commission au plan voulait surtout que je crée un accès plus direct au
bord de l’eau, que j’ajoute des rues dans l’axe est-ouest afin de relier mon
projet au réseau urbain existant et, surtout, que je déplace le plus grand
building du monde vers le sud, plus loin des quartiers résidentiels. Je n’étais
absolument pas d’accord avec leurs propositions, mais une demande de
modification du plan d’occupation des sols est toujours matière à
négociation. Aussi combatif que je sois, je n’en demeure pas moins
pragmatique. S’il fallait accepter des concessions pour permettre au projet
d’avancer, à condition que ces changements ne remettent pas en cause la
viabilité du projet, j’étais prêt à céder sur quelques points.
J’ai ainsi accepté, au mois de mars, de déplacer le building le plus grand
du monde vers le sud, au niveau de la 63e Rue. Les membres de la
Commission au plan ont alors montré plus d’enthousiasme pour mon projet.
À peu près au même moment, le New York Times a rendu publique une
étude sur l’impact du développement de mes terrains sur l’environnement.
Certaines conclusions de cette étude étaient bonnes pour ma cause. J’ai
toujours pensé que les craintes concernant la densité d’habitation de mon
projet n’étaient pas fondées. En fait, le West Side de Manhattan est
relativement sous-peuplé. Selon les chiffres du recensement, la population
est passée de deux cent quarante-cinq mille habitants en 1960 à deux cent
quatre mille en 1980. Seulement trois mille appartements ont été construits
entre 1980 et 1984. Même en ajoutant quelques milliers d’appartements, on
est encore loin d’une expansion incontrôlable.
L’étude insistait également sur certains points positifs du projet. Elle
prévoyait par exemple que le West Side augmenterait son chiffre d’affaires
d’au moins cinq cents millions de dollars grâce aux nouveaux résidents.
Des dizaines de milliers d’emplois seraient également créés aussi bien
pendant les travaux qu’après. Créer des emplois est pour moi une solution
beaucoup plus positive pour lutter contre le chômage que de créer des
systèmes d’assistance. En conclusion, l’étude assurait que toute
augmentation du trafic dans le quartier, point sur lequel toutes les critiques
se retrouvaient, serait résolue par l’amélioration du réseau du métro et la
création d’un service de navette, solutions que j’avais déjà proposées.
C’est après avoir décidé de déplacer le building que j’ai commencé à
songer à changer d’architecte. J’aimais qu’Helmut Jahn soit un outsider,
mais je pensais que cela nous avait nui auprès de la Commission au plan.
Aucun des membres de la Commission n’avait paru vraiment à l’aise avec
Helmut. Ça n’allait pas plus loin, mais j’ai décidé que ça suffisait. Si le
projet devait avancer, il fallait que règne une véritable coopération de part et
d’autre. J’ai donc décidé, avec une certaine réticence, d’engager un nouvel
architecte.
Bon nombre ont été surpris que je choisisse Alex Cooper. Plus encore
que Richard Meir, Cooper était l’antithèse de Jahn. Connu pour son
dévouement au service public, il avait une réputation d’urbaniste, avait
travaillé pendant cinq ans pour la Commission au plan de la ville et avait
contribué à la rédaction des lois d’urbanisme auxquelles j’étais confronté.
En collaboration avec son partenaire de l’époque, Stanton Eckstut, Cooper
venait de terminer le plan d’ensemble de Battery Park, un développement
immobilier dans le sud de Manhattan. Les critiques avaient été
enthousiastes et le considéraient comme l’exemple parfait d’un architecte
urbain « éclairé ».
Je n’étais pas totalement convaincu par Battery Park. Alors que le terrain
se situait au bord de l’eau, bon nombre d’appartements donnaient sur
d’autres immeubles et n’avaient donc aucune vue. Je trouvais de plus que
l’architecture de certains immeubles était quelconque. Toutefois, la
contribution de Cooper au plan d’ensemble – la disposition des rues, des
parcs et autres commodités – était réussie, et je pensais qu’il serait
susceptible d’apporter quelques bonnes idées à notre projet.
J’avais déjà eu un entretien avec Cooper en 1985, juste avant de rendre
public le projet d’Helmut Jahn. Je sentais déjà à l’époque que la ville aurait
du mal à accepter la manière dont nous avions dessiné nos espaces ouverts,
et j’avais l’intention d’engager Cooper pour y travailler avec Jahn. Mais
une collaboration ne les enthousiasmait ni l’un ni l’autre, et j’ai vite mis de
côté ce projet de coopération entre les deux hommes.
J’ai rappelé Cooper en mai 1986 et je lui ai proposé de prendre en main
le projet de Television City. J’estimais qu’il était le type le mieux placé pour
faire avancer le projet. De son côté, bien que nous nous soyons souvent
affrontés dans le passé, il lui était difficile de laisser passer une telle
opportunité. Television City Tower était sans doute le projet le plus
ambitieux et le plus risqué du moment. Il était temps, lui ai-je dit, qu’il se
lance dans un projet un peu extravagant au lieu de continuer à faire du
classique sans originalité. Il faut porter au crédit d’Alex qu’il n’a pas hésité
un instant. Il a confié peu après à un journaliste qu’il était difficile de
résister à l’aménagement d’un terrain d’un kilomètre de long en bordure de
l’Hudson.
Nous n’avons pas toujours été d’accord, mais j’ai rapidement découvert
qu’Alex avait des goûts beaucoup plus grandioses qu’on ne l’imaginait. Et
nous nous sommes finalement bien entendus sur le plan professionnel. Alex
a rajouté des rues et des passages pour piétons qui permettent de relier le
site aux rues adjacentes et au bord de l’Hudson. Il a dessiné des parcs
publics facilement accessibles aux habitants extérieurs à Television City.
Nous nous sommes également mis d’accord pour augmenter le nombre
d’immeubles et les faire un peu plus petits. Juste en face du building le plus
grand du monde, Alex a rajouté deux maisons, de façon à donner un peu de
variété à l’ensemble.
Ce qu’il a réussi à éviter, c’est de baisser le nombre de mètres carrés
habitables en dessous de ce que j’estimais rentable. Mais tous les
changements qu’il a faits ont eu un impact certain. Nous avons commencé à
enregistrer des réactions bien plus positives de la Commission. Lorsque le
projet a été rendu public, le 23 octobre 1986, nos pires critiques ont réagi
avec un peu plus d’enthousiasme. Le responsable de l’Association de
protection du quartier, John Kowal, n’était toujours pas d’accord avec le
super gratte-ciel, mais il parlait de la nouvelle approche d’Alex comme
d’une « brillante réponse aux désirs de Trump » et d’un « projet bien plus
acceptable ».
Cooper, qui lui-même avait été sceptique au début quant à la taille du
projet, était devenu de plus en plus passionné à mesure qu’il y travaillait. En
avril 1987, il confiait au New York Times : « J’espère que ce projet sera jugé
selon ses mérites. L’état d’esprit à l’heure actuelle est contre tout gros
développement immobilier dans la ville. Ce que nous essayons de faire avec
Television City Tower est différent. Il y a un grand espace près du fleuve et
nous allons offrir un nombre important de commodités publiques qui
justifieront la taille de notre projet. Le building le plus grand du monde
nécessite un environnement exceptionnel. Or, s’il y a un seul endroit où ce
genre d’immeuble a sa raison d’être, c’est bien ce terrain. »
Je n’aurais pas mieux vendu notre projet !
Quant à décider NBC de s’installer sur notre site, j’ai senti que notre
cause allait être beaucoup mieux perçue lorsque General Electric a racheté
RCA – le propriétaire de NBC – vers le milieu de l’année 1986. Je
connaissais Jack Welch Jr., le président de General Electric, et je savais que
c’était un homme intelligent, brillant, qui verrait tout de suite l’avantage
pour NBC de s’installer dans un site comme Television City. Welch a
commencé par nommer Bob Wright, un de ses principaux collaborateurs à
General Electric, à la tête de NBC, et j’avais également une très bonne
opinion de lui.
Au moment où General Electric a repris les choses en main, NBC avait
sérieusement envisagé quatre sites à New York, en plus de celui du New
Jersey. En janvier 1987, NBC a annoncé qu’en dehors de la possibilité de
rester dans le Rockefeller Center elle ne prenait plus en considération que
deux emplacements : le nôtre et les marécages appartenant à Hartz
Mountain Industries, à Secaucus, dans le New Jersey. Les trois autres
possibilités à New York avaient été écartées.
Cette décision rendait la question d’une simplicité extrême : soit NBC
choisissait mon terrain, soit elle déménageait pour le New Jersey. La ville
avait déjà annoncé qu’elle était prête à offrir à NBC des avantages fiscaux
afin d’encourager la chaîne à rester à New York. La question était de savoir
si les propositions qu’elle ferait seraient suffisamment avantageuses pour
l’emporter sur les aides qu’offrait le New Jersey.
Si incroyable que cela puisse paraître, la ville semblait ne pas s’en
inquiéter outre mesure et traitait la question par-dessus la jambe. C’était
plus que surprenant car, début 1987, Mobil Oil, une des plus grosses
sociétés du monde, a annoncé qu’elle abandonnait New York et s’installait
en Virginie. Quelque temps après, JC Penney, une autre entreprise de taille,
a fait savoir qu’elle quittait également New York, retirant ainsi à la ville
quelques milliers d’emplois. On aurait pu penser que la municipalité
réagirait alors qu’une troisième grosse société menaçait également de
quitter New York. Mais on ne s’inquiète jamais de rien sous la houlette
d’Ed Koch !
Fin février 1987, le Daily News a publié un éditorial qui résumait
parfaitement la situation. Après avoir remarqué que la perte de NBC serait
« un coup terrible porté à la ville » – une perte énorme en termes d’emplois,
de revenus et de prestige –, l’article évoquait la portée de mon projet :
« Television City est loin d’être réalisé. Le projet va devoir cheminer à
travers le méandre des autorisations de toutes sortes délivrées par la ville,
où tout, depuis l’inertie bureaucratique jusqu’à la lâcheté politique, peut
l’enterrer. Cela ne veut pas dire que la ville doive accepter aveuglément le
projet dans son ensemble. Mais c’est un argument assez fort pour qu’elle
fasse preuve d’efficacité et de rapidité en disant oui ou non. Le but de la
ville doit être de garder NBC. Le pire serait de la perdre par simple
inertie. »
De mon point de vue, c’était exactement ce qui se passait. Au début du
mois de mai 1987, je suis allé voir la municipalité avec en main un projet
d’abattement fiscal qui me permettrait de transmettre à NBC une
proposition aussi compétitive que celle du New Jersey. Alair Townsend, la
responsable du développement économique de la ville, avait elle-même dit
que, sans abattement, NBC économiserait plus de deux milliards de dollars
en choisissant le New Jersey.
Dans ma proposition, je m’engageais à construire le quartier général de
NBC moi-même, pour une somme comprise entre trois et quatre cents
millions de dollars. Je subventionnais également le loyer de NBC pour une
période de trente ans en leur demandant seulement cent soixante dollars par
mètre carré, ce qui représente moins de la moitié du loyer normal.
J’acceptais enfin de verser à la ville vingt-cinq pour cent de tous les profits
que Television City engrangerait au cours des quarante premières années.
En échange, je demandais un abattement fiscal d’une durée de vingt ans sur
l’ensemble du projet. Même dans ce cas de figure, je ne commencerais à
toucher des bénéfices que lorsque le projet entier serait terminé, ce qui
signifiait dans plusieurs années. En attendant, c’est moi qui
subventionnerais personnellement NBC pour des sommes allant jusqu’à
trente millions de dollars par an.
Je dois le dire, l’opposition était presque totale au sein de ma propre
compagnie. Robert, Harvey Freeman et Norman Levine estimaient que
s’engager sur de telles sommes sans savoir ce que seraient nos revenus était
un risque bien trop élevé. Pour moi, le jeu en valait la chandelle. Un
abattement fiscal sur nos appartements faciliterait leur vente. En outre, la
présence de NBC rendrait notre projet prestigieux et attirerait les clients.
Quant à la ville, elle n’avait rien à y perdre : elle n’avait pas besoin de sortir
de l’argent pour garder NBC à New York et, au lieu de percevoir des
impôts, elle recevrait un pourcentage important de tous nos profits.
Ma proposition a déclenché le processus qui a permis la première
véritable négociation que nous ayons eue avec la ville. Ed Koch n’y a pas
participé, mais certains des plus hauts responsables de la municipalité ont
semblé assez réceptifs à nos arguments. Le 25 mai, cependant, après plus de
trois semaines d’intenses négociations, Ed Koch a froidement refusé notre
offre. Je suis convaincu qu’il avait pris cette décision non pas en fonction
des qualités de notre proposition mais tout simplement parce qu’il ne
voulait pas traiter avec moi, même si c’était pour le bien de la ville.
Le lendemain, j’écrivais à Ed Koch, la lettre que je m’étais retenu de lui
envoyer pendant un an : « Cher Ed, Votre attitude dans l’affaire NBC est
irresponsable et, j’en suis presque certain, conduira NBC à quitter la ville
comme de nombreuses grosses sociétés l’ont déjà fait. » J’énumérais encore
une fois les avantages qu’il y aurait à garder la chaîne à New York, et je
concluais en déclarant : « Je suis las de rester à ne rien à faire et de voir le
New Jersey ou d’autres États prendre à New York toute sa vie et ses
atouts. »
Koch m’a répondu comme je l’avais prévu… Il a refusé de répondre dans
le détail et a essayé de transformer cette affaire en un conflit de personnes :
d’un côté Koch, le grand protecteur des citoyens, de l’autre Trump, le
promoteur immobilier rapace. Depuis des mois il cherchait le moyen de se
venger de moi pour l’avoir mis dans l’embarras en construisant le Wollman
Rink si efficacement et si rapidement. Ces terrains du West Side étaient
l’occasion idéale pour lui de prendre sa revanche. Lorsque je l’ai relancé
avec une autre proposition pour sauver NBC – vendre quatre hectares de
mes terrains à la ville à perte –, Koch a également rejeté mon offre sans
même discuter.
Je ne peux pas dire non plus que j’aie été vraiment surpris de voir le New
York Times s’opposer à mon projet. Le journaliste qui avait écrit l’article,
Herb Sturz, était un homme de Koch depuis longtemps. Avant de rejoindre
le New York Times quelques semaines auparavant, Sturz avait été le
président de la Commission au plan de la ville, plus spécifiquement chargé
du projet de Television City. De mon point de vue, laisser Herb Sturz écrire
des articles sur la ville de New York était comme de demander à Caspar
Weinberger, le secrétaire à la Défense, d’écrire des articles sur la politique
militaire de Ronald Reagan.
J’ai toutefois reçu un soutien total du Daily News : « Le maire a raison de
dire qu’il y a des limites à ce que la ville peut offrir à NBC. Mais ça
n’excuse pas son inaction. Koch devrait réunir les responsables de NBC,
ceux du Rockefeller Center et les équipes de Trump. Il devrait décider d’un
plan de travail sérieux, et faire sauter des têtes si nécessaire. »
Au lieu de ça, Koch a proposé à NBC un abattement fiscal au rabais qu’il
pouvait, insistait-il, appliquer à n’importe quel site de Manhattan. Il leur a
même donné quelques renseignements désintéressés sur des terrains de
Manhattan qu’ils pourraient envisager d’acquérir. Ces conseils gratuits,
naturellement, ne valaient pas grand-chose. Dès que Koch a fait connaître
ses suggestions, un porte-parole de NBC a déclaré que la chaîne n’était pas
intéressée par d’autres emplacements. Pendant ce temps-là, les dirigeants de
Hartz Mountain Industries ne sont pas restés inactifs. Ayant tout de suite
compris qu’ils tenaient un moyen de forcer la main à NBC, ils ont annoncé,
le 1er juin, que la chaîne avait trente jours pour accepter les termes du
contrat qu’ils leur offraient.
Certaines personnes m’ont dit que j’avais nui à ma cause en rendant
public mon conflit avec Koch. Elles ont peut-être raison. Mais je pensais
que l’enjeu était plus grave. Koch est tellement incompétent et nuisible pour
New York qu’il faut bien se dévouer pour le faire savoir au public. Lorsque
le Daily News a enquêté auprès de ses lecteurs pour savoir s’ils étaient
d’accord sur la position prise par Koch vis-à-vis de NBC et de moi-même,
le résultat a été édifiant. Près de dix mille lecteurs prenaient mon parti
tandis que mille huit cents seulement prenaient celui de Koch.
J’ai déjà attendu longtemps pour construire sur les terrains du West Side,
et je suis prêt à attendre encore plus, jusqu’à ce que j’obtienne les
autorisations satisfaisantes. Au bout du compte, je construirais Television
City avec ou sans NBC, et sous cette administration ou sous une autre.
Je continue de garder différentes options. Comme je l’ai déjà dit
auparavant, c’est le seul moyen de vraiment se protéger. Si le marché des
appartements résidentiels reste actif, je m’en sortirais sans doute fort bien
en vendant beaucoup d’appartements avec vue sur l’Hudson. Si le marché
s’effondre pendant un certain temps, et ce ne peut être que temporaire dans
une ville comme New York, je pourrais décider de construire seulement le
centre commercial. Et je m’en sortirais également extrêmement bien de
cette façon.
Mon temps viendra, comme celui de Television City Tower. J’ai la
chance de pouvoir attendre. Cela me laisse le temps de bien faire les choses.
Ce dont je suis certain, c’est que je continuerai à travailler à New York
longtemps après qu’Ed Koch aura quitté la mairie.
14

UNE SEMAINE DANS LA VIE DE DONALD TRUMP


(ÉPILOGUE)
J’ai dit au début de cette autobiographie que je faisais des affaires pour le
plaisir que cela me procurait. Mais, au bout du compte, on est jugé non pas
sur ce qu’on entreprend mais sur ce qu’on accomplit. Ce qui suit est le
compte rendu de l’évolution des dossiers évoqués en introduction de ce
récit.

HOLIDAY INN

Quelques semaines après avoir vendu mes actions Holiday Inn, avec un
profit qui finalement n’a pas atteint les trente-cinq millions escomptés mais
qui n’en était pas moins substantiel, j’ai commencé à acheter des actions
d’une autre société détenant un casino, la Bally Manufacturing Corporation,
dont j’ai rapidement acquis neuf pour cent du capital. Bally a réagi en
adoptant des mesures dont le but était de contrecarrer toute prise de contrôle
hostile. Lorsqu’ils ont intenté une action en justice pour m’empêcher
d’acquérir plus d’actions, je les ai à mon tour attaqués.
Deux jours après avoir engagé mes poursuites, Bally a annoncé un accord
de principe pour l’achat du Golden Nugget à un prix jamais vu pour un
casino à Atlantic City – presque cinq cents millions de dollars. Encore une
fois, le seul but de la transaction semblait être de me mettre des bâtons dans
les roues. Aucune compagnie n’a le droit de posséder plus de trois casinos à
Atlantic City, or, si je réussissais à mettre la main sur Bally, je deviendrais
de facto propriétaire de quatre casinos.
En fait, ils m’offraient les moyens de gagner à tous les coups. En payant
aussi cher pour le Nugget, Bally donnait plus de valeur à tous les autres
casinos de la ville, y compris les deux miens. Au bout du compte, Bally m’a
fait une proposition que je n’ai pas pu refuser. Je devais m’engager à ne pas
entraver leurs négociations pour le Golden Nugget. En échange, ils
acceptaient de me racheter mes parts de leur compagnie à un prix largement
supérieur à celui que j’avais payé, me permettant ainsi de réaliser un profit
à court terme de plus de vingt millions de dollars.
En mars 1987, j’ai fait ma troisième tentative pour acheter une société de
casinos, Resorts International, mais cette fois à l’amiable. À la suite de la
mort de James Crosby, le fondateur de Resorts, plusieurs personnes avaient
tenté de prendre le contrôle de la société mais avaient échoué. J’avais de
mon côté réussi à entretenir de bonnes relations avec plusieurs des
actionnaires qui contrôlaient la compagnie à l’époque. En avril 1987, j’ai
signé un accord avec la famille pour acheter quatre-vingt-treize pour cent
des parts de la société à cent trente-cinq dollars l’action.
Plusieurs personnes ont alors offert un peu plus. Mais la famille s’en est
tenue à notre accord. Ils pensaient entre autres que j’étais l’acquéreur le
plus crédible pour achever la construction du projet fétiche de James
Crosby, le Taj Mahal. Prévu pour devenir le plus grand et le plus luxueux
casino du monde, le budget du Taj Mahal avait déjà été dépassé de plusieurs
millions de dollars, et le casino était loin d’être terminé à la mort de Crosby.
J’espère ouvrir le Taj Mahal au public en octobre 1988. Dans le but de
rendre l’affaire plus rentable, je pourrais même fermer le casino qui se
trouve dans l’immeuble Resorts et utiliser ses locaux comme annexe du Taj.
À moins que je ne le vende, si le prix est correct. Qui sait ? Peut-être Bally
ou Holiday Inn seront-ils intéressés ?
ANNABEL HILL

Nous avons fini par réunir plus de cent mille dollars pour la fondation
Annabel Hill, somme que nous avons utilisée à rembourser son emprunt, lui
permettant ainsi de sauver sa ferme. Pour fêter ça, nous avons fait venir
Mme Hill et sa fille à New York, où nous avons symboliquement brûlé son
hypothèque dans l’Atrium de la Trump Tower.

L’USFL

Les propriétaires de la ligue ont voté à l’unanimité d’interjeter appel


contre le jugement qui n’attribuait qu’un dollar symbolique de dommages et
intérêts à l’USFL, et cela bien que les jurés aient reconnu que la NFL était
dans une situation de monopole contraire à la loi antitrust. Je continue de
penser que nous avons toutes les chances de gagner.

LE WOLLMAN RINK

La patinoire a coûté sept cent cinquante mille dollars de moins que le


budget initial et a ouvert un mois plus tôt que prévu. Plus d’un demi-million
de patineurs ont profité de la patinoire la première année. Avant l’ouverture,
la ville avait prévu une perte pour la première année d’exploitation. Pour la
saison complète, nous avons gagné près de cinq cent mille dollars, qui ont
été versés à des œuvres de charité.

LES TOURS DE PALM BEACH

Lee Iacocca est devenu mon partenaire dans l’achat de deux tours
d’appartements résidentiels dans la région de Palm Beach, que nous avons
achetées quarante millions de dollars. Lorsque nous avons repris le projet
en main, quelques appartements seulement avaient été vendus. Dans un
court laps de temps, alors que le marché était plutôt morose en Floride du
Sud, nous avons vendu ou loué près d’une cinquantaine d’appartements et
avons ainsi réussi à transformer un fiasco en une affaire florissante. Au
cours des années qui vont suivre, nous avons l’intention d’ouvrir un
restaurant au rez-de-chaussée de l’une des tours. Parmi ceux qui se sont
proposés pour gérer l’espace, on trouve les propriétaires du Club 21 de New
York et Harry Cipriani, le propriétaire des Harry’s Bar. Lee a « remercié »
Sir Charles Goldstein, son avocat, avant que l’on achète les tours.

LE CASINO AUSTRALIEN

Bien que nous aurions pu gérer le deuxième plus grand casino du monde
– après le Taj Mahal d’Atlantic City –, j’ai bien réfléchi à la question.
L’idée d’avoir à gérer une affaire qui se trouve à vingt-quatre heures de vol
de New York ne m’a pas semblé raisonnable compte tenu de mes
nombreuses occupations aux États-Unis. Quelque temps avant qu’ils
annoncent leur choix définitif dans le New South Wales, je leur ai fait
savoir que je me retirais de la course.

LE BEVERLY HILLS HOTEL

L’hôtel a finalement été vendu au plus offrant, le milliardaire du pétrole


Marvin Davis, à un prix bien plus élevé que celui que j’étais prêt à mettre.
Après avoir visité les lieux, je n’ai pas augmenté mon offre. Naturellement,
si Davis décidait de revendre l’hôtel maintenant, je suis certain qu’il
réaliserait une belle marge.
Par la suite, Marvin Davis s’est mis sur les rangs pour Resorts
International. Après que j’ai signé l’accord pour racheter la société, il n’a
pas seulement offert un meilleur prix mais il a également essayé de
convaincre les familles Murphy et Crosby de revenir sur notre accord. Ils
ont refusé d’entrer dans son jeu, et la Cour a validé notre accord. La
Commission de contrôle des casinos du New Jersey a également approuvé
le deal à l’unanimité.
À cette époque, j’ai assisté à une fabuleuse soirée donnée par Mery
Adelson et Barbara Walters, où un journaliste m’a demandé ce que je
pensais de l’attitude de Marvin Davis dans le dossier Resorts International.
Je lui ai répondu, sur le ton de la plaisanterie, que Davis devrait essayer de
perdre une centaine de kilos plutôt que d’essayer de me mettre des bâtons
dans les roues. J’ai entendu dire que Davis avait été furieux de ma
remarque, mais je ne peux pas dire que j’en sois troublé. Je ne fais jamais
d’efforts pour être aimable avec mes ennemis.

LE PARKING DU TRUMP PLAZA

En octobre 1986, quelques mois après avoir commencé les travaux du


nouveau parking du Trump Plaza, j’ai reçu un matin un appel d’urgence,
juste avant une réunion avec plusieurs hommes d’affaires new-yorkais.
C’était le responsable des travaux de construction, Tom Pippett. Le
conducteur d’une énorme grue avait effectué une fausse manœuvre et la
grue avec sa poutre de vingt-deux tonnes s’était effondrée sur le parking.
Pippett m’annonçait qu’une partie du parking était complètement détruite.
« Et les ouvriers ? ai-je aussitôt demandé. Y a-t-il des blessés ? »
Il m’a dit qu’une centaine d’hommes travaillaient à ce moment-là sur le
chantier, et qu’on était en train de vérifier. Je lui ai demandé de me tenir au
courant et je suis allé rencontrer mes interlocuteurs en essayant d’oublier
provisoirement cette catastrophe. Dès la réunion achevée, on m’a donné un
message de Tom me demandant de le rappeler, ce que j’ai fait dans l’instant.
« Vous n’allez jamais me croire, m’a-t-il annoncé. Il n’y a aucun blessé. »
Perdre ne serait-ce qu’une seule vie aurait été catastrophique. Par un
hasard extraordinaire, aucun ouvrier ne travaillait dans cette partie du
chantier à ce moment précis. Cela montre bien que la vie tient vraiment à un
fil. Ces hommes ont eu beaucoup de chance, et moi aussi.
Le chantier s’est achevé sans autre incident. En mai 1987, nous avons
ouvert les mille deux cents nouvelles places du parking qui était relié au
Trump Plaza et à la promenade par un passage piéton. Au cours de la
semaine qui a suivi, le chiffre d’affaires de nos machines à sous a plus que
doublé. Surtout grâce aux promeneurs qui traversaient notre complexe.

LAS VEGAS
J’ai retiré ma candidature pour la licence des jeux à Las Vegas. Entre le
Resorts et mes deux autres casinos d’Atlantic City, j’ai estimé que j’avais
de quoi m’occuper. Et puis c’était loin de chez moi. Pour l’instant, je
concentre mes efforts sur Atlantic City mais il n’est pas exclu qu’à l’avenir
j’achète ou je construise dans le Nevada.

LA CADILLAC TRUMP

La décision a été prise de commencer la production de deux Cadillac à


mon nom. La Trump Série Or sera la limousine la plus fabuleuse jamais
réalisée. La Trump Executive sera une version un peu moins luxueuse du
même modèle. Aucune des deux n’est encore sortie des chaînes de
fabrication, mais les dirigeants de Cadillac m’ont fait cadeau d’une superbe
Cadillac Allante couleur or. Ils ont peut-être pensé que j’avais besoin de ce
genre de joujou pour m’occuper…

DREXEL BURNHAM LAMBERT

J’ai décidé de ne pas donner suite à la proposition de Drexel Burnham


Lambert. J’ai continué à confier mes investissements à Alan Greenberg. Ça
a été plutôt dur pour Drexel.

TRUMP’S CASTLE

J’ai déjà dit qu’Ivana était excellente et elle l’a prouvé plus tôt que je ne
l’avais moi-même prévu. Lorsque les résultats du premier trimestre 1987
ont été connus, Trump’s Castle avait la meilleure progression de tous les
casinos d’Atlantic City et était devenu l’hôtel le plus rentable de la ville. Le
Castle a engrangé presque soixante-dix-sept millions de dollars au cours de
ces trois mois, soit dix-neuf pour cent de plus qu’à la même période de
l’année précédente.

GULF & WESTERN


J’ai continué à m’entretenir avec Martin Davis, le président de la Gulf &
Western, au sujet de salles de cinéma. De plus, j’ai également acheté un
paquet d’actions de la chaîne de magasins Alexander’s. Le principal
magasin à New York se trouve entre la 58e et la 59e Rue, au niveau de la
3e Avenue et de Lexington, juste à côté de Bloomingdale’s. La situation est
idéale pour des salles de cinéma – ainsi que pour un gratte-ciel mi-
résidentiel mi-commercial.

MAR-A-LAGO

La piscine et le tennis sont terminés. Le résultat est aussi beau que je


l’avais prévu. Bien que je ne sois pas porté sur le farniente, je profite de
Mar-a-Lago presque en dépit de moi-même. Cet endroit est sans doute ce
qui se rapproche le plus du paradis…

L’HÔTEL À MOSCOU

En janvier 1987, j’ai reçu une lettre de Youri Dubinin, l’ambassadeur


soviétique aux États-Unis, qui commençait ainsi : « J’ai le plaisir de vous
transmettre de bonnes nouvelles de Moscou. » Il continuait en m’expliquant
que la plus importante agence touristique soviétique, la Goscomintourist
avait exprimé le souhait de monter un partenariat avec moi pour construire
et gérer un hôtel à Moscou. Le 4 juillet, je me suis envolé pour l’Union
soviétique avec Ivana, son assistante, Lisa Calandra, et Norma. Cela a été
une expérience extraordinaire. Nous avons visité une demi-douzaine de
sites potentiels pour l’hôtel, y compris plusieurs situés près de la place
Rouge. Nous étions logés dans la suite Lénine de l’hôtel National, et j’ai
vraiment été impressionné par l’ambition dont témoignaient les Soviétiques
pour ce projet.

LE FONDS TRUMP

J’ai finalement décidé de ne pas créer de Fonds Trump pour acheter des
biens immobiliers sinistrés en utilisant l’argent d’investisseurs. Je n’ai pas
peur de prendre des risques personnels, mais l’idée d’être responsable de
l’argent de beaucoup de monde – plus particulièrement d’amis – ne
m’excite pas outre mesure. Pour la même raison, je n’ai jamais eu l’envie
d’introduire en bourse mes compagnies. Il est bien plus facile de prendre
des décisions lorsque vous n’avez à répondre que de vous-même.

MON APPARTEMENT

La rénovation de l’appartement s’est finalement achevée à l’automne


1987. Je pouvais me permettre de prendre mon temps, et je suis content
d’avoir bien fait les choses. Il n’y a sans doute aucun appartement du même
style dans le monde entier.

MON AVION

J’ai finalement trouvé un avion qui me plaît. J’ai lu un article dans


Business Week, au printemps 1987, sur une compagnie texane en difficulté,
la Diamond Shamrock. Le journaliste racontait comment les dirigeants de
Shamrock s’étaient distribué des tas d’avantages en nature et menaient tous
une vie de nabab. Parmi les petits plaisirs qu’ils s’étaient offerts : un Boeing
727 luxueusement aménagé que chacun d’entre eux utilisait selon son bon
plaisir.
J’ai tout de suite flairé l’occasion… Dès le lundi matin, j’ai appelé le
bureau du dirigeant de Diamond Shamrock dont la photo se trouvait dans
Business Week. Il n’était plus dans la société, et un nouveau président,
Charles Blackburn, avait été nommé. On me l’a immédiatement passé, nous
avons bavardé un moment et je lui ai souhaité bonne chance. Puis je lui ai
parlé du 727 de la société, et je lui ai dit que, s’ils voulaient le vendre, je
serais intéressé. Comme prévu, Blackburn m’a répondu que, bien qu’ils
soient tous attachés à cet avion, le vendre était devenu une de leurs
priorités. Il a même proposé de l’envoyer à New York afin que je puisse
l’examiner.
Le lendemain, je suis allé à l’aéroport de LaGuardia pour le voir. C’était
vraiment quelque chose ! Cet avion aurait pu transporter deux cents
passagers mais il avait été aménagé pour n’en accueillir qu’une quinzaine.
Il avait, entre autres, une chambre à coucher, une grande salle de bains et un
bureau. C’était plus que ce dont j’avais besoin, mais j’ai du mal à résister à
une bonne affaire.
Un 727 neuf vaut à peu près trente millions de dollars. Un G-4, qui est
quatre fois plus petit, coûte approximativement dix-huit millions de dollars.
Je savais toutefois que Diamond Shamrock était pressé de vendre, et il n’y a
pas beaucoup d’acheteurs de 727.
J’ai fait une offre à cinq millions de dollars, ce qui était ridiculement bas.
Blackburn m’a demandé dix millions de dollars, et j’ai alors su que j’allais
faire une bonne affaire, quelle que soit la façon dont les négociations
aboutiraient. Je n’ai tout de même pas cédé tout de suite, et nous avons
conclu à huit millions de dollars. Je ne pense pas qu’il y ait dans le ciel
d’avion privé aussi beau que celui-là.

ET MAINTENANT ?

Heureusement, je ne connais pas la réponse. Car si je savais ce que je


ferai demain, ce ne serait pas drôle. La seule chose dont je suis persuadé,
c’est que ce sera différent de ce que j’ai accompli jusqu’ici.
J’ai passé les vingt premières années de ma vie professionnelle à
imaginer, construire et réaliser des œuvres que beaucoup pensaient
impossibles. Le plus grand défi que je me vois essayer de relever au cours
des vingt prochaines années est de trouver des moyens créatifs pour
redistribuer ce que j’ai eu la chance de recevoir.
Je ne pense pas seulement à l’argent, bien que cela en fasse partie. Il est
facile d’être généreux quand on a une grosse fortune, et tous ceux qui en ont
devraient l’être. Mais ce que j’admire le plus, ce sont ceux qui montent en
première ligne. Je n’ai jamais cherché à savoir pourquoi les gens donnent de
l’argent, car leurs motivations sont souvent bien éloignées des apparences,
et ce sont rarement de vrais altruistes. Pour moi, donner de son temps a
beaucoup plus de valeur que de signer un chèque.
J’ai appris que j’excelle dans au moins deux domaines : surmonter les
obstacles et motiver les meilleurs afin qu’ils se surpassent. Je sais que l’un
de mes défis consistera un jour à utiliser mes talents avec autant de succès
au service des autres que je l’ai fait jusqu’ici pour le compte de mes
affaires. Mais, ne vous méprenez pas, j’ai bien l’intention de continuer à
monter des projets, de très grands projets.
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Achevé de numériser en février 2017


par Facompo

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