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E-ISBN 9782809822090
Copyright © Donald J. Trump et Tony Schwartz, 1987.
Copyright © L’Archipel, 2017, pour la traduction française.
DU MÊME AUTEUR
L’Amérique paralysée, pour que l’Amérique
redevienne forte, Le Rocher, 2016.
Penser comme un champion, François Bourin, 2009.
Comment devenir riche, François Bourin, 2005.
Survivre au sommet, Édition no 1, Michel Lafon, 1991.
À mes parents,
Fred et Mary Trump
Sommaire
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Du même auteur
Préface
3 - Adolescence
4 - Le Kid de Cincinnati
6 - Le commodore
7 - La Trump Tower
Cahier photos
Promo éditeur
PRÉFACE
Alors, Trump. Oui, Trump. Gagnant contre 90 % des médias,
l’establishment républicain, la totalité des Démocrates, l’indignation de
Hollywood, la terreur des intellectuels, le poids des lobbies, l’inquiétude de
Wall Street, les sanglots longs des violons européens qui ne peuvent
concevoir qu’un chef de chantier milliardaire, outrancier et vulgaire puisse
avoir l’idée même de régner sur ce qui demeure encore la première
puissance de la planète.
Un peu d’histoire récente : quand je suis allé à New York, fin
janvier 20161, l’interviewer pour l’hebdomadaire Valeurs actuelles dans son
bureau du 26e étage de la Trump Tower, la quasi-totalité de mes confrères et
amis, français comme américains, me répétaient avec un sourire en coin que
j’avais intérêt à publier l’entretien le plus vite possible, car, après la
primaire de l’Iowa en février, personne ne parlerait plus de Trump, en
dehors des rubriques people et immobilières. D’ailleurs, il ne faisait ça que
pour la publicité de sa marque, un petit tour et puis s’en va, incapable qu’il
était de réunir plus de 10 % des votants. Puis il y eut l’étonnante course
d’obstacles de la nomination républicaine, où l’homme à la crinière orange
écrasa l’un après l’autre tous ses concurrents, jusqu’à devenir le candidat
officiel du Grand Old Party.
Légèrement désarçonnée, la cohorte des anti-Trump se reprit très vite.
Les caciques néoconservateurs et ultralibéraux du Sénat et de la Chambre
des représentants, impuissants, malgré les centaines de millions de dollars
dépensés, à empêcher la victoire du Donald, décidèrent de se retirer dans
leur forteresse et, face au désastre annoncé, de sauvegarder leurs sièges en
attendant des jours meilleurs. Côté Démocrate, on avait le triomphe
modeste : avec un tel adversaire, le sentier lumineux qui allait mener
Hillary jusqu’à la Maison Blanche était tout tracé. Face au “plouc
misogyne”, elle serait la première femme présidente des États-Unis :
magnifique avancée civilisationnelle et antiraciste, après Barack Obama. Il
y avait certes le caillou Bernie Sanders et les millions de jeunes qui le
suivaient, lui qui avait le front de se proclamer social-démocrate. Mais on
eut tôt fait de se débarrasser du sympathique papi qui rentra dans le rang et
fit allégeance à celle que, depuis longtemps, avait choisie l’ensemble du
système qui fabrique, depuis toujours, les candidats et a fortiori les élus.
L’invincible armada était lancée. Les sondeurs sondaient, toujours dans le
même sens. Les journalistes écrivaient, toujours dans la même direction. La
quasi-totalité des télévisions et des radios, à leur tour, expliquait que la
victoire ne pouvait échapper à cette femme d’expérience, trente ans de
carrière dans le sérail, huit ans de First Lady, quatre ans de secrétariat d’État
aux Affaires étrangères, âme de la Fondation Clinton, destinée à sauver des
vies et qui recevait de très généreuses donations de milliardaires américains,
d’émirs du Golfe, de personnalités diverses, pas du tout, mais pas du tout
intéressés à un retour sur investissement. Aucun conflit d’intérêts. Jamais
Hillary Clinton et encore moins Bill n’avaient reçu leurs interlocuteurs en
fonction de l’argent qu’ils versaient. Circulez, il n’y a rien à voir. Quand
Wikileaks et ce trublion de Julian Assange déversèrent en avalanche les e-
mails provenant de l’état-major de la campagne démocrate, celui-ci cria au
complot russe : à l’évidence, Poutine voulait la victoire de Trump et tirait
les ficelles des révélations. Et le serveur personnel qu’avait utilisé la
candidate au moment où elle était aux affaires, et les portables détruits au
marteau, et les messages effacés, tout cela n’était que broutilles. Rien,
encore une fois, ne pouvait entraver la marche triomphale.
Rien, sauf l’essentiel : cette Amérique fragilisée, doutant d’elle-même,
ces dizaines de millions d’hommes et de femmes de la classe moyenne,
paupérisés par des salaires stagnants, ébranlés par la crise des subprimes qui
les privaient de leur maison, touchés de plein fouet par le chômage, la
désindustrialisation, les migrants aux bas salaires, et l’ascenseur social en
panne sèche. Pour s’en apercevoir, pour toucher du doigt le nerf des guerres
à venir, il suffisait pourtant de sortir de New York et de Chicago, de Los
Angeles et de San Francisco, de Miami et surtout de Washington.
D’arpenter les paysages désolés du nord et du centre des États-Unis, où le
travail est précaire, les fins de mois plus que difficiles et où l’avenir, depuis
vingt ans, n’est plus du tout ce qu’il était. Oui, mais voilà : les journalistes,
les animateurs, les artistes, les vedettes, les politiques, les bureaucrates, et
évidemment les lobbyistes ne s’y rendent jamais, sauf de temps en temps,
en tournée artistique ou électorale, en y séjournant le moins de temps
possible. Ils ne parlent qu’à leurs pairs, n’écrivent que pour leurs collègues,
se coagulent et se congratulent en milieu fermé. Même et surtout si ce sont
les acteurs les plus nomades de la planète, les réussis de la mondialisation,
les siliconés de la Vallée globale, ceux qui ont tout compris du monde
comme il va mais qui ont complètement oublié les habitants des faubourgs
et des quartiers condamnés, eux, à regarder passer les trains.
Ceux-là se sont reconnus en Trump. Comment un multimilliardaire, new-
yorkais pur jus, a-t-il pu sentir ainsi le pouls de cette Amérique périphérique
qui en a marre de passer en permanence par profits et pertes ? Ce n’est
pas un mystère : pendant près d’un demi-siècle, avec son père, puis en
volant de ses propres ailes, Donald Trump a passé sa vie sur les chantiers de
construction. Ouvriers, architectes, assureurs, employés municipaux,
politiciens locaux, policiers, adjoints de sécurité, fabricants en gros et en
détail, spécialistes du béton et de la pierre, paysagistes, décorateurs : il les a
tous connus, pratiqués, fréquentés. Il a surtout passé son temps à négocier
avec eux, à bluffer quand il fallait, à céder si nécessaire, à accepter des
compromis, à jouer au poker menteur et à l’atout cœur. De plus, il a réussi à
faire de son nom une marque incontestable en l’imprimant sur tout ce qu’il
entreprenait, de la télé-réalité à la carte de crédit, en passant par les cravates
et évidemment les hôtels et les terrains de golf. D’où son tiercé devenu
gagnant, à la stupéfaction du monde entier : une intuition des mentalités
populaires, une notoriété en harmonie avec le rêve américain et
l’ubérisation politique obtenue par l’utilisation massive, autant que ciblée,
des réseaux sociaux. Pendant que Hillary Clinton segmentait à tout-va, en
visant les minorités qui, rassemblées, la feraient gagner, Trump jouait le
désir nostalgique et prégnant d’une Amérique redevenue puissante et forte
comme elle l’était au temps de Roosevelt et de Reagan. Le reste fait
désormais partie de l’Histoire.
C’est pour cela qu’il importe de lire Trump par Trump, publié il y a
exactement trente ans aux États-Unis sous le titre The Art of the Deal (l’art
de la négociation) qui connut un phénoménal succès de librairie : 3 millions
d’exemplaires vendus. Trump prétendit alors, à moitié ironique, qu’il
s’agissait du meilleur ouvrage jamais écrit après la Bible. Mégalomanie ?
Certes, mais surtout sa conviction que tout ce qu’il entreprenait, il devait le
faire dans la perspective de gagner de l’argent, sinon, cela n’avait aucun
sens. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, en 1988, alors qu’il était
le propriétaire du mythique hôtel Plaza de New York, je lui avais demandé,
à la fin de notre entretien, s’il n’avait pas envie un jour d’entrer en
politique. Je me rappelle encore sa réponse : « Peut-être, mais je ne le ferai
que si je pense que je pourrais être un jour président des États-Unis. Sinon,
ça ne m’intéresse pas. » Un an auparavant avait donc paru son best-seller
que j’avais lu à l’époque et que vous avez aujourd’hui sous les yeux. Ce
livre est la plus éclairante explication de la victoire de Trump. Il fallait
simplement attendre, en Amérique, la conjonction d’une montée massive
des raisons de la colère d’un peuple inquiet et dépossédé, et le fulgurant
blitzkrieg d’un multimilliardaire qui allait appliquer sa stratégie de
négociation, de culot et de coups médiatiques répétés, notamment dans sa
remarquable utilisation d’Internet et des réseaux sociaux, pour l’emporter
dans la plus ébouriffante compétition électorale de l’histoire présidentielle
américaine. Tout cela était déjà présent dans la conclusion de Trump par
Trump : « J’ai appris que j’excelle dans au moins deux domaines :
surmonter les obstacles et motiver les meilleurs afin qu’ils se surpassent. Je
sais que l’un de mes défis consistera un jour à utiliser mes talents avec
autant de succès au service des autres que je l’ai fait jusqu’ici pour le
compte de mes affaires. » Et d’ajouter, histoire de ne pas inquiéter ses
banquiers : « Ne vous méprenez pas, j’ai bien l’intention de continuer à
monter des projets, de très grands projets. »
Nous touchons ici à l’essentiel du paradoxe Trump. La feuille de
température qui domine aujourd’hui, c’est celle d’une opposition de plus en
plus affirmée entre des millions d’êtres nomades et mondialisés, qui se
retrouvent à leur aise partout, placés qu’ils sont, par leur propre mérite ou
par le hasard géographique, dans les beaux quartiers du village global, ceux
où l’on prospère et l’on s’enrichit. Et en face d’eux, on l’a dit, d’autres
millions d’hommes et de femmes qui n’ont pas eu le temps ni les moyens
de se recycler, d’absorber le choc économique et identitaire des marchés et
des migrations, et qui ressentent de plus en plus profondément que leur
avenir est derrière eux.
Or, Trump est l’exemple même d’une grande fortune qui réussit à peu
près tout ce qu’il entreprend, qui est assis sur un trésor d’Ali Baba, bâti non
sur les spéculations d’un trader malin, mais sur la solidité des nouvelles
tours de Babel. En toute logique, il aurait dû épouser la cause des élites
mondialisées, du laisser-faire, du laisser-aller de la libre circulation des
biens, des hommes et des monnaies, de la planète comme salle des pas qui
ne sont pas perdus pour tout le monde. Bref, logiquement, raisonnablement,
dans le camp des princes qui nous gouvernent un peu partout. Patatras ! Le
multimilliardaire se range résolument du côté des déclassés et des laissés-
pour-compte, de ceux qu’on appelle en douce France les beaufs, les ploucs,
les Dupont-la-joie. En bref : les réactionnaires. Là est la trahison de Trump
que le camp d’en face ne lui a toujours pas pardonnée.
Le Trump politique a été digne du Trump immobilier : la stratégie rodée
depuis plus de trente ans, et exposée dans ce livre, a fonctionné à merveille
pour occuper la pole position au sein d’un Parti républicain qui ne sera plus
le même, puis d’une Amérique bouleversée. Une équipe réduite, une
économie de moyens, un charisme exceptionnel, une famille aussi brillante
que soudée, un bon choix de vice-président, une Histoire à nouveau
violente, des menaces et des échéances aussi brouillées que dangereuses, un
cap de désespérance ressenti par une bonne partie de la population, un
immense appétit de retrouver et de redécouvrir son identité et son être-au-
monde dans une planète interconnectée qui ressemble de plus en plus à un
Smartphone. Comment gouverner en se retrouvant dans l’œil du cyclone ?
Hier comme aujourd’hui, Trump clive énormément. L’homme de
l’affrontement peut-il devenir celui du rassemblement ? Qui vivra verra.
Au fond, au-delà de ses blagues de “garçon coiffeur”, de ses saillies de
“beauf enrichi”, de ses querelles avec les bouffons people, ou peut-être,
justement, à cause de tout cela, les « vraies gens » de l’Amérique
périphérique, comme on dit dans le jargon politico-médiatique, se sentent
étonnamment proches de lui et se persuadent qu’il a compris les causes de
leur mécontentement, les raisons de leurs frustrations, et qu’il est prêt à
prendre le taureau par les cornes. L’avenir dira s’il s’agissait d’un
gigantesque bluff ou d’un véritable saut dans un fructueux inconnu. Mais
qu’un étranger au petit monde de la représentation politique vienne troubler
le jeu de quilles, au point de faire exploser le club, est un phénomène trop
rare pour ne pas s’en émouvoir.
L’on aurait évidemment tort de croire que, de ce qui vient de se passer
aux États-Unis, il n’y aurait nulle leçon à tirer en France. Au-delà même des
ratiocinations sémantiques sur le populisme, devenu mot valise et talisman
maudit qui permet à tous ceux qui se méfient du suffrage populaire de faire
semblant d’y adhérer, chacun connaît, en Europe, la montée du ras-le-bol
face à la crise économique, au malaise identitaire et au rétrécissement
spectaculaire de la marge de manœuvre du pouvoir. Ici, comme aux États-
Unis, la majorité de la classe politico-médiatique continue à camper, avec
une superbe bonne conscience, sur les territoires de la noblesse et du clergé
d’antan, dont ils ont revêtu parures et atours. Si le tiers-état d’aujourd’hui
est plus fragmenté et morcelé que jamais, il n’est pas à l’abri de
mouvements de colère face à un horizon opaque et des perspectives
brouillées. Cette gigantesque mise à l’écart de millions de Français,
constatée désormais par tous, ne peut demeurer éternellement en l’état ; les
résignés d’aujourd’hui peuvent devenir les manifestants de demain et les
millions de silencieux se transformer en très haut-parleurs. Je ne sais si un
Trump français existe : je ne l’ai pas jusqu’ici rencontré. Mais ce qui est sûr,
c’est que les réalités qui ont fait la victoire de Trump se développent au
moins aussi fortement chez nous. Pour analyser avec justesse la feuille de
température d’un pays, il importe d’aller écouter en permanence tous ses
habitants et non de se contenter de l’alibi moelleux, confortable et facile, de
sondages en trompe-l’œil. Pour comprendre vraiment ce qui se passe aux
États-Unis, il convient de lire ce discours de la méthode Trump, qui montre
bien que nous avons, aujourd’hui, à la tête de la première puissance
mondiale, non pas un idéologue, mais un négociateur. Que les princes qui
nous gouvernent – ou aspirent à le faire – ouvrent ce livre : il les éclairera.
ANDRÉ BERCOFF
1. Voir André Bercoff, Donald Trump, les raisons de la colère, First, 2016.
1
LUNDI
9 heures. Mon premier appel est pour Alan Greenberg de Bear Stearns,
l’une des plus importantes banques d’investissement de Wall Street. Alan
est le président-directeur général de Bear Stearns. Il est mon banquier
depuis cinq ans, et l’un des meilleurs sur la place de New York. Il y a deux
semaines, nous nous sommes mis à acheter des actions d’Holiday Inn. Elles
cotaient cinquante dollars environ. Alan m’annonce ce matin que je suis
propriétaire d’un peu plus d’un million d’actions, soit un peu plus de quatre
pour cent de la compagnie. Le cours de vendredi a clôturé à soixante-cinq
dollars approximativement, surtout parce que le bruit court que je suis un
des acheteurs ; les gens pensent que je suis en train d’essayer de prendre le
contrôle de la compagnie.
En vérité, je me garde plusieurs options possibles. Peut-être prendrai-je le
contrôle d’Holiday Inn, car je crois l’affaire sous-évaluée. Au cours
d’aujourd’hui, je pourrais l’obtenir pour moins de deux milliards de dollars.
Les trois casinos hôtels Holiday Inn valent déjà presque ça, et la compagnie
est encore propriétaire de trois cent mille chambres d’hôtel.
Une deuxième option, si le cours de l’action continue à monter, est de
vendre mes parts et d’en tirer un profit substantiel. Si je faisais ça
aujourd’hui, j’aurais déjà gagné sept millions de dollars. La troisième
possibilité est que Holiday Inn me propose de racheter mes parts avec une
prime, simplement pour se débarrasser de moi. Si la prime est assez
importante, je vends tout de suite.
Je prends, de toute façon, un certain plaisir à voir jusqu’où de mauvais
gestionnaires iront pour préserver ce qu’ils appellent leur indépendance :
c’est-à-dire surtout leur poste.
16 h 30. Nicholas Ribis, un avocat du New Jersey qui s’est occupé des
licences de mes deux casinos d’Atlantic City, me dit au téléphone qu’il est
sur le point de s’envoler pour l’Australie. Le vol dure vingt-quatre heures et
je suis ravi qu’il y aille à ma place !
L’affaire que j’y envisage, cela dit, vaut le déplacement. Le
gouvernement de New South Wales est sur le point de choisir une
compagnie pour construire et exploiter ce qu’il souhaite être le plus grand
casino du monde. Nous sommes favoris dans la course, et Nick va sur place
pour rencontrer des personnages importants du gouvernement. Il me dit
qu’il m’appellera d’Australie, dès qu’il aura des nouvelles.
17 h 45. Mon fils Donny, neuf ans, appelle pour savoir quand je serai à la
maison. Je prends toujours les appels de mes enfants, quelles que soient
mes occupations. J’ai deux autres enfants, Ivanka, six ans et Eric, trois. Et
plus ils grandissent, plus il m’est facile d’être père. Je les aime tous, mais je
n’ai jamais été doué pour jouer à la poupée ou aux petites voitures avec eux.
Maintenant, Donny commence à s’intéresser à mes affaires, à l’immobilier
en général, et aux sports.
Je lui dis que j’arriverai dès que je le pourrai, mais il insiste pour que je
lui donne une heure précise. Pas question de m’en sortir en restant
approximatif ! Tel père, tel fils…
MARDI
9 h 30. Alan Greenberg m’appelle. Nous avons encore acheté cent mille
actions supplémentaires d’Holiday Inn, et le cours a grimpé d’un point et
demi. Le marché est très actif. Je dis à Alan que j’ai appris que les
dirigeants d’Holiday Inn étaient paniqués et qu’ils n’arrêtaient pas de se
réunir pour discuter des moyens de réagir. Alan pense qu’Holiday Inn va
essayer de trouver des mesures qui permettraient d’enrayer toute tentative
d’OPA hostile.
Notre conversation téléphonique dure moins de deux minutes. C’est une
des choses que j’aime bien chez Alan : il est avare de son temps.
13 h 45. Norma a remarqué un temps mort entre deux appels, et elle vient
me demander des réponses à plusieurs invitations. Dave Winfield, le joueur
des Yankees de New York, me prie de présider un dîner au bénéfice de sa
fondation contre la drogue. Je préside déjà deux dîners au cours du prochain
mois, l’un pour la fondation contre les paralysies cérébrales et l’autre pour
la ligue athlétique de la police.
Je ne me fais pas d’illusion sur la raison pour laquelle on me demande si
souvent de présider ce genre d’événements. Ce n’est pas qu’ils me prennent
pour un type bien. Les personnes qui s’occupent de ces œuvres caritatives
savent que j’ai beaucoup d’amis très riches et que je peux inciter à acheter
des places. Je comprends la règle du jeu et, bien que je n’aime pas tellement
ça, il est quelquefois difficile de refuser. Cela dit, j’ai déjà sollicité mes
amis deux fois ce mois-ci. Et il y a tout de même des limites à ne pas
dépasser, lorsque vous demandez aux gens de payer dix mille dollars pour
une table. Je dis à Norma de répondre non à Winfield, avec tous mes
regrets.
L’autre invitation vient de l’Association des jeunes chefs d’entreprise, qui
me demande de prendre la parole lors d’un dîner. Cette association regroupe
les hommes d’affaires de moins de quarante ans qui sont PDG de leurs
compagnies. J’ai eu quarante ans il y a deux mois. Donc, à leurs yeux, je
suis sûrement un vieux !
Norma me parle aussi d’une douzaine d’invitations à des soirées privées.
J’en accepte deux. La première est donnée par Alice Mason, l’agent
immobilier qui a réussi à devenir une personnalité du Tout-New York en
invitant régulièrement les vedettes du moment à des soirées. L’autre est une
réception pour deux personnes exceptionnelles : Barbara Walters d’ABC et
Merv Adelson, le patron de Lorimar-Telepictures, qui se sont mariés il y a
quelques mois en Californie.
Honnêtement, je n’aime pas beaucoup sortir. Je ne supporte pas les
conversations superficielles. Cela fait malheureusement partie de mon
métier d’homme d’affaires. Je finis donc par en accepter plus que je ne
souhaiterais, et j’essaie toujours d’en partir le plus tôt possible. Il m’arrive
toutefois d’y passer de bons moments.
15 h 20. Gerald Schrager appelle. Gerald est l’un des meilleurs avocats
du cabinet Dreyer & Traub, l’un des plus importants d’Amérique. Et il s’est
occupé de toutes mes plus grosses affaires depuis que j’ai acheté l’hôtel
Commodore en 1974. Jerry est plus qu’un avocat. C’est une mécanique
absolument huilée, capable de saisir l’essence même d’une affaire plus vite
que n’importe qui.
On aborde la situation avec Holiday Inn et plusieurs autres sujets.
Comme Alan Greenberg, Schrager n’aime pas perdre son temps. Le point
est fait sur une demi-douzaine de projets en moins de dix minutes.
9 heures. Je vais avec Ivana visiter une école privée pour ma fille. Si
vous m’aviez dit, il y a cinq ans, que je passerais mes matinées à arpenter
des salles de classe, je vous aurais ri au nez.
15 h 30. Un ami du Texas appelle pour me parler d’un coup qu’il est en
train de monter. C’est un type charmant, bel homme et toujours élégant,
avec cet accent traînant du Texas qui met tout de suite à l’aise. Il m’appelle
Donny, ce que je déteste, mais il a une telle façon de le prononcer que ça
passe.
Il m’avait déjà téléphoné il y a deux ans pour une autre affaire. Il essayait
de réunir un certain nombre de personnes assez riches pour racheter une
compagnie pétrolière. « Donny, m’avait-il dit à l’époque, je veux que tu
investisses cinquante millions de dollars. Il n’y a aucun risque pour toi. Tu
vas doubler ou tripler ta mise en quelques mois. » Il m’avait ensuite donné
tous les détails, et ça paraissait assez alléchant. J’étais prêt à me lancer dans
le projet. Les contrats étaient en cours de rédaction. Mais un matin, à mon
réveil, il m’a semblé brusquement que quelque chose clochait.
Je l’avais alors rappelé : « Écoute, il y a un truc qui me chiffonne. Peut-
être parce que le pétrole se trouve sous terre et que je ne peux pas le voir ;
ou peut-être parce qu’il n’y a rien de créatif dans tout ça. En tout cas, je ne
plonge plus.
— Okay, Donny, comme tu veux, mais tu manques une affaire en or. »
La suite appartient à l’Histoire. Le pétrole a connu sa plus grande crise
quelques mois plus tard. La compagnie qu’ils avaient achetée a fait faillite
et chacun y a perdu jusqu’au moindre cent investi.
Cette expérience m’a appris quelques petites choses. La première est de
toujours se fier à son intuition, même si l’affaire paraît excellente sur le
papier. La deuxième est qu’il vaut toujours mieux se borner à ne faire que
ce à quoi on est bon. Et la dernière : le meilleur investissement est
quelquefois celui qu’on ne fait pas.
En refusant, j’ai économisé cinquante millions de dollars et nous sommes
restés bons amis. Je ne vais donc pas lui dire non tout de suite. Je lui
demande au contraire de m’envoyer tous les papiers. Il y a cependant
beaucoup de chances pour que je ne signe pas.
16 h 30. Mon dernier appel est pour Paul Hallingby, un des associés de
Bear Stearns qui s’occupe des cinq cent cinquante millions de dollars
d’actions que nous avons émis avec succès pour nos deux casinos
d’Atlantic City en 1985.
Nous parlons aujourd’hui de la création éventuelle de ce qui pourrait
s’appeler les Fonds Trump. Il s’agit d’argent que nous lèverions en Bourse
et avec lequel nous achèterions de l’immobilier sinistré ou saisi.
Particulièrement dans le Sud-Ouest, à des prix défiant toute concurrence.
Hallingby est en train de rédiger une plaquette publicitaire et il pense
vraiment que nous réussirons à réunir ces cinq cents millions de dollars. Ce
qui me plaît dans l’histoire, c’est que je me garde une large part des actions
pour chaque achat que nous faisons, mais je ne serai jamais responsable
personnellement si l’une de ces affaires tourne mal. Ce qui me plaît moins,
c’est d’être en concurrence avec moi-même. Que se passera-t-il, par
exemple, si je trouve une affaire que je veux réaliser mais qui serait
également intéressante pour les Fonds Trump ?
De toute façon, j’étudierai la plaquette.
JEUDI
11 h 30. Coup de fil de Stephen Hyde. Après avoir acheté les parts
d’Holiday Inn dans l’hôtel Trump Plaza et dans le casino d’Atlantic City,
j’ai engagé Steve en juin pour faire tourner la boutique. Steve avait travaillé
en tant que vice-président pour Stephen A. Wynn, du Golden Nugget. Wynn
est l’un des meilleurs gestionnaires du milieu des jeux, et ma philosophie
est de toujours engager les meilleurs. Après de longues négociations, j’ai
offert à Hyde un boulot plus important et plus d’argent ; il a accepté. À mon
avis, il aimait aussi l’idée de travailler avec moi, et cela lui était égal de
quitter Steve Wynn.
Wynn est astucieux et brillant, mais c’est aussi un drôle de type. Il m’a
appelé il y a deux semaines et m’a dit : « Donald, je voulais simplement
t’annoncer que ma femme et moi divorçons.
— Oh, je suis désolé, Steve ! »
— Ne sois pas désolé, nous sommes toujours amoureux l’un de l’autre.
Seulement nous ne voulons plus être mariés. D’ailleurs, elle est en ce
moment à côté de moi. Tu veux lui parler ? »
J’ai décliné poliment.
Hyde voulait discuter des résultats du mois d’août qui venaient de
tomber. Le bénéfice brut est d’un peu plus de neuf millions de dollars. Il
était de trois millions quatre cent trente-huit mille de dollars il y a un an à la
même époque, quand j’étais encore associé avec Holiday Inn et que c’était
eux qui géraient le casino.
Je le félicite : « Pas trop mal, si on considère que nous n’avons pas
encore de parking. » Mais je ne peux pas m’empêcher de le mettre un peu
en boîte : « Maintenant tout ce qui reste à faire est de tenir l’hôtel en parfait
état. Je suis sensible à la propreté et, la dernière fois que je suis venu, je n’ai
pas été tout à fait satisfait.
— On est en train d’y travailler, Donald, me répond Steve qui encaisse
avec bonne humeur. Et c’est déjà plus propre. »
18 heures. Je me fais excuser pour mon retard. Je suis attendu pour dîner,
or il ne s’agit pas d’un dîner comme les autres. Ivana et moi avons été
invités par le cardinal O’Connor à la cathédrale Saint-Patrick.
19 heures. Quelles que soient les personnalités que vous avez rencontrées
dans votre vie, il est presque irréel d’être assis à table avec le cardinal et les
quelques évêques et prêtres de son entourage immédiat, dans la salle à
manger privée de la cathédrale Saint-Patrick. C’est assez intimidant.
Nous parlons de politique, de la ville en général, d’immobilier et de
nombreux autres sujets. Et la soirée est passionnante. En partant, je confie à
Ivana mon admiration pour le cardinal. Il n’est pas seulement chaleureux,
c’est aussi un excellent homme d’affaires, avec un très grand sens politique.
VENDREDI
6 h 30. En feuilletant le New York Times, je tombe sur une grande photo
du béton en train d’être coulé sur la patinoire. Cet événement a vraiment
marqué les esprits.
10 h 30. Je reviens dans mon bureau pour une réunion sur les travaux du
Trump Park, le complexe d’appartements que je suis en train de construire
dans la structure de l’hôtel Barbizon-Plaza, sur Central Park South. La
situation est exceptionnelle et l’immeuble que nous rénovons sera un gros
succès.
Les personnes présentes sont Frank Williams, mon architecte sur ce
projet, Andrew Weiss, le responsable du projet, et Blanche Sprague, une des
vice-présidentes responsable des ventes. Frank est un type calme et un très
bon architecte. Blanche, que je surnomme Blanchette, est un cas : elle a un
bagou impossible à maîtriser, ce qui fait d’elle une vendeuse exceptionnelle.
J’aime lui dire qu’elle doit être insupportable à vivre. Mais je prends au
fond beaucoup de plaisir à travailler avec elle.
Nous commençons à parler de la couleur des huisseries. Ce sont des
détails comme celui-là qui font toute la différence sur la façade d’un
immeuble. Au bout d’une demi-heure de discussion, nous nous mettons
d’accord sur un beige clair qui se mariera parfaitement avec la pierre.
J’aime beaucoup les tons minéraux. C’est plus riche et plus élégant que les
couleurs primaires.
12 h 15. Blanche reste avec moi après le départ d’Andy afin de m’aider à
choisir une publicité pour le Trump Park. Elle m’en montre une quinzaine,
je n’en aime aucune. Elle est furieuse.
Blanche veut utiliser un dessin qui montre le building et la vue
panoramique sur Central Park. « J’aime l’idée du dessin, lui dis-je, mais je
n’aime pas celui-là. Je voudrais qu’il montre plus le bâtiment. Central Park
est magnifique, mais je ne vends pas un parc, je vends des immeubles et des
appartements. »
12 h 30. Norma arrive avec une énorme pile de documents que je dois
signer pour obtenir la licence des jeux dans le Nevada. Pendant que je
m’exécute, Norma me demande qui je veux utiliser comme personnalités de
référence. Je réfléchis une minute et lui dis d’inscrire les noms du général
Pete Dawkins, un héros de l’équipe de football de l’armée, un type
fantastique et un bon ami qui est maintenant banquier chez Shearson ;
Benjamin Holloway, président-directeur général du groupe immobilier
Equitable, et Conrad Stephenson, de la Chase Manhattan Bank.
Et j’ajoute : « Mettez également le cardinal John O’Connor. »
12 h 45. Ivana appelle. Elle est dans les bureaux et veut que j’aille avec
elle voir une autre école où nous envisageons de mettre notre fille à
l’automne prochain. « Allez ! Donald, me dit-elle. Tu n’as rien d’autre à
faire. » Quelquefois je me demande si elle ne le croit pas vraiment.
« Il se trouve, ma chérie, que je suis un peu occupé en ce moment. »
Trois minutes plus tard, elle est dans mon bureau et me tire par le bras. Je
finis de signer les documents et nous y allons.
16 heures. Je reçois un appel d’un type qui vend et loue des avions
privés. J’ai pensé un moment acheter un G4, le jet que la plupart des
sociétés utilisent. Je lui dis que je suis toujours intéressé par un avion, mais
qu’il devrait plutôt me trouver le 727 dont j’ai vraiment envie.
16 h 30. Nick Ribis appelle d’Australie. Les négociations se passent au
mieux et nous semblons bien partis pour être choisis comme créateurs et
gérants du plus grand casino du monde. Nick ajoute quelques détails et me
dit qu’on devrait en savoir plus lundi prochain. Je lui demande de m’appeler
avant de reprendre l’avion du retour.
VOIR GRAND
J’aime – et j’ai toujours aimé – voir grand, et cela pour une simple
raison. Comme vous allez de toute façon être obligé de vous investir, autant
que ça en vaille la peine. Beaucoup voient petit parce qu’ils ont peur du
succès, peur de prendre des décisions, peur de gagner. Voir grand me
permet d’avoir sur eux un énorme avantage.
Mon père construisait des immeubles à petit et moyen rendements dans
Brooklyn et le Queens, et déjà à cette époque j’essayais de trouver les
meilleurs terrains. Lorsque je travaillais dans le Queens, j’ai toujours
privilégié Forest Hills. Et quand j’ai été plus expérimenté, j’ai compris que
Forest Hills ne vaudrait jamais la 5e Avenue. C’est ainsi que j’ai commencé
à chercher du côté de Manhattan. Car, dès mon plus jeune âge, je savais
parfaitement ce que je voulais faire.
Je ne cherchais pas uniquement à bien gagner ma vie ; je voulais aussi
m’exprimer. Je voulais bâtir quelque chose de monumental, quelque chose
dont le jeu en vaudrait la chandelle. Les autres pouvaient avoir envie
d’acheter ou de vendre des petits immeubles en grès brun, ou en construire
de moyens en brique rouge. Moi, ce qui m’attirait, c’était le défi que
représentait la construction d’un complexe immobilier exceptionnel de
quarante hectares dans le West Side de Manhattan… Ou la création d’un
énorme hôtel juste à côté de Grand Central, au coin de Park Avenue et de la
42 e Rue.
C’est le même type de défi qui m’a attiré vers Atlantic City. C’est
agréable de construire un hôtel qui a du succès. Mais c’est encore plus
satisfaisant de lui adjoindre un casino qui peut vous rapporter cinquante fois
plus. On se place alors dans une tout autre dimension.
Un des secrets pour voir grand est de se concentrer entièrement sur
l’objectif. C’est presque comme une névrose que l’on arriverait à contrôler,
qualité que j’ai remarquée chez de nombreux hommes d’affaires qui
réussissent. Ils sont comme obsédés, mais concentrés sur leur cible. Là où
des gens sont paralysés par leur névrose, les personnes dont je parle sont au
contraire emportées par la leur.
Je ne dis pas que ce type de névrose vous donne plus de bonheur, ou vous
rend la vie plus facile. Mais elle est efficace quand elle vous aide à obtenir
ce que vous voulez. Et c’est particulièrement vrai dans le domaine de
l’immobilier new-yorkais où vous avez affaire aux gens les plus malins, les
plus durs et les plus vicieux du monde. J’ai appris à aimer me mesurer à ces
types et à les écraser.
Les gens croient que je suis joueur. Je n’ai jamais joué de ma vie. Un
joueur, c’est celui qui met des pièces dans les machines à sous. Moi, je
préfère être le propriétaire de ces machines. C’est bien plus rentable.
On a dit que j’étais un adepte de la pensée positive alors qu’en fait je
crois au pouvoir de la pensée négative. Il se trouve que je suis prudent en
affaires. Je m’engage toujours en prévoyant le pire. Si vous prévoyez le
pire, si vous vous donnez les moyens de l’assumer, alors le meilleur ira
toujours de soi. La seule fois où je n’ai pas suivi ce principe a été avec
l’USFL… J’ai acheté une équipe perdante dans un championnat en déroute
en visant le long terme. Grâce à notre procès contre la NFL, ça a failli
marcher. Et, quand ça a échoué, j’ai réussi à éviter le pire. La morale de
l’histoire est qu’il ne faut pas trop en faire. Si vous essayez de tirer dans
tous les sens, vous risquez très souvent d’envoyer la balle dehors. J’essaie
de rester le moins longtemps exposé, même si je dois me contenter de
tripler, de doubler, ou même, en de rares occasions, de simplement
retrouver ma mise.
Un des meilleurs exemples est celui de mon expérience à Atlantic City. Il
y a quelques années, j’ai réussi à rassembler plusieurs terrains dans l’un des
meilleurs endroits de la ville, au bord de l’eau. Une fois tous les terrains
réunis, je ne me suis pas pressé pour commencer les travaux de
construction. Cela voulait dire que j’allais devoir payer des intérêts un peu
plus longtemps mais, avant de dépenser des centaines de millions de dollars
et de passer plusieurs années à construire, je voulais être sûr d’obtenir ma
licence des jeux. J’ai perdu du temps, mais j’ai aussi limité les risques.
Quand j’ai obtenu ma licence, Holiday Inn est venu m’offrir de devenir
mon associé. Certains m’ont dit : « Tu n’as pas besoin d’eux. Pourquoi
abandonner la moitié de tes profits ? » Mais Holiday Inn proposait aussi de
me rembourser l’argent que j’avais déjà investi dans l’affaire, de financer
tous les travaux de construction et de me garantir contre toute perte pendant
cinq ans. Le choix était soit de prendre tous les risques et d’être propriétaire
à part entière, soit de me contenter de cinquante pour cent sans débourser
un sou. La décision n’a pas été difficile à prendre…
Barron Hilton, lorsqu’il bâtit son casino à Atlantic City, a eu une
démarche bien plus audacieuse. Afin de pouvoir ouvrir le plus vite possible,
il a demandé sa licence et a commencé en même temps la construction d’un
complexe de quatre cents millions de dollars. Mais, deux mois avant que
son hôtel casino ne soit prêt à ouvrir ses portes, on lui a refusé sa licence. Il
a fini par me vendre le tout à la dernière minute, en catastrophe, et sans
avoir beaucoup d’autres options possibles. J’ai rebaptisé l’ensemble
Trump’s Castle, et c’est maintenant l’un des hôtels casinos les plus
rentables au monde.
Il faut toujours rester positif, pourtant il y a des cas où la seule issue est
l’affrontement. La plupart du temps, je suis aimable avec tout le monde. Je
suis toujours courtois avec les gens qui sont corrects envers moi. Mais
quand on devient incorrect, si on me traite injustement, si on essaie de
profiter de moi, mon attitude est, et a toujours été, de rendre coup pour
coup. Le risque est d’envenimer une situation déjà compliquée, et je ne
recommanderais pas cette attitude à n’importe qui. Mais je sais par
expérience que, si vous vous battez pour ce à quoi vous croyez, même si
cela vous met en difficulté avec quelques-uns, l’issue sera généralement
positive.
Lorsque, injustement, la ville ne m’a pas accordé sur la Trump Tower les
déductions fiscales d’habitude attribuées aux promoteurs, je lui ai fait six
procès de suite. Cela m’a coûté très cher. Tout le monde estimait que je ne
gagnerais jamais, et que j’y perdrais beaucoup politiquement. Mais
j’estimais que la situation méritait le risque, quel qu’en soit le résultat. Et,
cette fois-là, je l’ai emporté.
Quand Holiday Inn, alors qu’il était mon associé dans l’hôtel et dans le
casino Trump Tower, gérait un casino qui était parmi les moins rentables de
la ville, je me suis battu comme un diable, et il m’a finalement vendu ses
parts. C’est alors que j’ai pensé prendre le contrôle de la société Holiday
Inn tout entière.
Même si je n’ai jamais été le premier à donner les coups, il y a
aujourd’hui beaucoup de gens qui essaient de me descendre d’une façon ou
d’une autre. Lorsqu’on commence à avoir du succès, on devient rapidement
une cible. Il y a des gens – et je les considère comme des minables – qui ont
l’impression de vraiment accomplir quelque chose lorsqu’ils tentent
d’empêcher les autres d’agir. Je pense que s’ils avaient le moindre talent ils
ne perdraient pas leur temps à me barrer le chemin. Ils seraient en train de
réaliser leurs propres projets.
Vous ne tromperez pas les gens très longtemps. Vous pouvez susciter
l’enthousiasme, mettre sur pied une promotion fantastique et obtenir toute
la presse possible, vous pouvez même exagérer un peu. Mais si vous ne
livrez pas la marchandise à temps, les gens ne vous louperont pas la fois
suivante.
Cela me fait penser à Jimmy Carter. Après avoir perdu les élections
contre Reagan, Carter est venu me voir à mon bureau. Il m’a raconté qu’il
cherchait de l’argent pour la bibliothèque qui porterait son nom. Je lui ai
alors demandé combien il voulait. Il m’a tout simplement répondu :
« Donald, je vous serais reconnaissant si vous pouviez contribuer à hauteur
de cinq millions de dollars. »
J’étais ébahi. Je n’ai rien trouvé à lui répondre.
Mais cette histoire m’a aussi appris ceci : jusque-là, je n’avais jamais
compris comment Jimmy Carter était devenu président. La réponse est là.
Bien qu’il n’ait pas toutes les qualités requises pour faire un bon président,
Jimmy Carter avait le sang-froid, le courage, l’aplomb de demander
quelque chose d’extraordinaire. C’est avant tout cette qualité qui lui a
permis d’être élu. Mais, naturellement, les Américains se sont rapidement
rendu compte qu’il n’était pas capable d’assumer la charge ; il a perdu
largement lorsqu’il s’est présenté la seconde fois.
Ronald Reagan est un autre exemple intéressant. C’est un acteur si
charmeur et si efficace qu’il a complètement envoûté le peuple américain.
Et c’est seulement aujourd’hui, sept ans après le début de son mandat, que
l’on commence à se demander s’il y a quelque chose derrière son sourire.
Je vois ça constamment dans mon métier, où une foule de gens sont de
beaux parleurs qui n’arrivent pas à aller au bout de leurs projets. Quand la
Trump Tower a obtenu cet énorme succès, de nombreux promoteurs
immobiliers ont essayé d’en imiter l’Atrium et ils ont demandé à leurs
architectes d’en dessiner des plans. Une fois qu’ils ont eu ces plans en main,
ils ont commencé à étudier des devis.
Alors, ils se sont rendu compte que le bronze des escaliers mécaniques
allait coûter un million de dollars, que les jets d’eau renchériraient la facture
de deux millions, et que le marbre coûterait encore plusieurs millions. Ils
ont compris qu’il s’agissait de sommes colossales, et soudain ces gens aux
grandes ambitions ont décidé de laisser tomber tout projet d’un hall d’entrée
grandiose.
C’est toujours l’argent qui fait la différence, et j’ai les moyens de
dépenser beaucoup d’argent pour construire la meilleure qualité qui soit.
J’ai réalisé un énorme travail de promotion sur la Trump Tower, mais je
disposais aussi d’un produit haut de gamme.
Il faut savoir dépenser. Mais il ne faut pas dépenser plus que nécessaire.
Lorsque je bâtissais des immeubles bas de gamme, le plus important était de
construire vite, pas cher et fonctionnel, afin de pouvoir louer rapidement
pour faire rentrer l’argent aussi vite que possible. C’est ainsi que je suis
devenu conscient de l’importance des coûts. Je n’ai jamais jeté l’argent par
les fenêtres. J’ai appris de mon père que chaque cent compte, car ces cents
peuvent très vite se transformer en dollars.
Aujourd’hui, si un entrepreneur commence à augmenter la facture, je
décroche mon téléphone – même pour cinq mille ou dix mille dollars – et je
proteste. Les gens me disent : « Pourquoi vous donnez-vous autant de peine
pour si peu d’argent ? » Je leur réponds que le jour où je ne pourrai plus
prendre mon téléphone et dépenser vingt-cinq cents pour économiser dix
mille dollars, cela voudra dire que je ferme boutique.
On peut toujours faire de beaux rêves, mais cela ne mène nulle part si on
ne peut pas les concrétiser à un coût raisonnable. À l’époque où j’ai
construit le Trump Plaza à Atlantic City, les banques ne tenaient pas à
financer de nouveaux casinos, car la plupart étaient déficitaires. Nous avons
construit le Trump Plaza dans les temps et à un coût inférieur au budget
initial. Et nous avons pu ouvrir pour Memorial Day. Bob Guccione, de son
côté, essayait de construire un casino en bord de mer sur un terrain voisin
du nôtre depuis au moins sept ans… Tout ce qu’il avait à montrer était la
charpente rouillée d’un vieil immeuble, et des dizaines de millions de
dollars de perte en perspective.
Même de petites entreprises peuvent vous faire perdre le contrôle si vous
n’y prenez pas garde. Pendant presque sept ans, j’ai regardé de la fenêtre de
mon bureau comment la ville s’y prenait pour reconstruire le Wollman
Rink. Au bout de ce temps, des millions de dollars avaient été engloutis, et
le chantier n’avait quasiment pas évolué par rapport au début des travaux.
Ils étaient prêts à casser le béton et à tout recommencer depuis le début
quand, n’y tenant plus, j’ai proposé de faire le boulot moi-même. Le
chantier a été terminé en quatre mois pour le quart du budget prévu par la
ville.
SE FAIRE PLAISIR
ADOLESCENCE
La personne qui m’a le plus influencé dans ma jeunesse a été mon père,
Fred Trump. J’ai beaucoup appris en vivant et en travaillant à son côté. J’ai
appris la dureté dans un milieu difficile ; j’ai appris à motiver les gens ; j’ai
appris la compétence et l’efficacité : avoir un projet, le concrétiser et
empocher les bénéfices.
Cependant, j’ai vite compris que je ne voulais pas faire la même chose
que lui. Mon père a très bien réussi en construisant des immeubles
d’habitation aux loyers réglementés dans le Queens et à Brooklyn, mais
c’était un moyen difficile de gagner de l’argent. Je voulais réaliser des
constructions plus ambitieuses, plus spectaculaires et plus passionnantes.
J’ai aussi senti que, si je voulais être connu autrement que comme le fils de
Fred Trump, je serais bien obligé de me lancer seul et de faire mes preuves.
J’ai eu la chance que mon père soit satisfait de son métier et que cela
marche bien pour lui. Ça me laissait le champ libre pour me lancer à
l’assaut de Manhattan. Mais, même si j’ai pris mes distances et choisi une
voie différente, je n’ai jamais oublié ce que j’ai appris à ses côtés.
Son histoire est aussi classique que celle d’Horatio Alger. Fred Trump est
né dans le New Jersey en 1905. Son père qui avait émigré, encore enfant, de
Suède, était propriétaire d’un petit restaurant. Bon vivant, il buvait sec, et il
est mort lorsque mon père avait treize ans. La mère de mon père, Elizabeth,
a dû se mettre à travailler comme couturière pour élever ses trois enfants.
L’aînée, qui s’appelait également Elizabeth, avait alors seize ans, et le plus
jeune, John, neuf ans. Mon père est devenu le fils aîné, l’homme de la
maison. Presque aussitôt, il s’est mis à chercher toutes sortes de jobs :
livreur pour une épicerie locale, cireur de chaussures, manœuvre sur un
chantier de construction… La construction l’a toujours fasciné ; lorsqu’il
allait encore à l’école, il prenait des cours du soir de menuiserie, de dessin
industriel et de comptabilité. Il estimait que, s’il arrivait à apprendre un
métier, il n’aurait jamais plus de problème pour gagner sa vie. À seize ans,
il a construit son premier bâtiment : un garage à deux places pour un voisin.
Les banlieusards commençaient tout juste à avoir des voitures, et peu de
maisons possédaient des garages. Mon père a donc vite réussi à lancer une
petite affaire de construction de garages préfabriqués à cinquante dollars
l’unité.
Il a terminé ses études secondaires en 1922. Avec une famille à nourrir, il
n’a pas songé un instant à entrer à l’université. Il s’est donc tout de suite
mis à travailler comme aide-menuisier pour un entrepreneur du Queens. Il
était plus doué de ses mains que la plupart des ouvriers, mais il avait aussi
d’autres atouts : une vive intelligence et une mémoire prodigieuse. Il est
encore capable aujourd’hui de mémoriser une page entière de colonnes de
chiffres. Grâce à ses cours du soir et à son bon sens, il apprenait aux autres
employés plein de petits trucs, par exemple comment encadrer un chevron
avec un carré d’acier.
Mon père a toujours été sérieux et ambitieux. La plupart de ses collègues
étaient déjà satisfaits d’avoir du travail. Mais, pour lui, cela n’était pas
suffisant. Il voulait aussi bien faire son boulot et progresser. Au fond, il
aimait tout simplement travailler. Depuis mon plus jeune âge, il m’a répété :
« L’important dans la vie est d’aimer ce que tu fais. C’est la seule façon de
réussir et de devenir le meilleur. »
Un an après avoir quitté l’école, mon père a construit sa première
maison, une petite villa familiale à Woodhaven, dans le Queens. Elle lui a
coûté un peu moins de cinq mille dollars, et il l’a vendue sept mille cinq
cents dollars. N’ayant pas, à l’époque, l’âge légal pour créer une entreprise,
il a appelé sa société Elizabeth Trump et Fils, et c’est sa mère qui signait les
documents légaux et les chèques. Dès qu’il a vendu sa première maison, il a
utilisé les profits pour en construire une autre, et puis une autre, et ainsi de
suite, dans les quartiers populaires comme Woodhaven, Hollis et Queens
Village. Aux ouvriers qui avaient passé leur vie dans des appartements
exigus mon père offrait un tout autre style de vie : de petites maisons de
banlieue en brique rouge à des prix abordables. Il trouvait des clients aussi
vite qu’il construisait ses maisons.
Très vite, mon père a commencé à voir plus grand. Dès 1929, en lieu et
place des petites maisons en brique rouge, il a bâti des demeures à trois
étages de style colonial, Tudor ou victorien, dans un quartier du Queens
connu aujourd’hui comme les Jamaica Estates. Il allait plus tard y
construire notre maison familiale. Lorsque la Dépression a commencé à
sévir et que le marché de l’immobilier s’est effondré, mon père a racheté
une société de prêt et l’a revendue un an plus tard avec un bon bénéfice. Il a
ensuite construit un supermarché self-service dans Woodhaven, un des
premiers du genre. Tous les commerçants locaux – le boucher, le tailleur, le
cordonnier – y louaient des emplacements. Le fait de tout avoir à portée de
main a attiré la clientèle et permis à l’entreprise de connaître un succès
immédiat. Un an plus tard à peine, pressé de revenir à l’immobilier, mon
père a vendu l’affaire à King Fullen en réalisant un gros bénéfice.
En 1934, la crise touchait à sa fin mais il était encore difficile de trouver
de l’argent. Mon père a donc décidé de recommencer à construire des
petites maisons bon marché. Il a cette fois choisi le quartier de Flatbush
dans Brooklyn. Flatbush était alors en plein déclin, et les terrains y étaient
abordables. Il sentait qu’il y avait un parti à en tirer. Encore une fois, son
intuition s’est révélée bonne. En trois semaines, il a vendu soixante-dix-huit
maisons et, au cours des douze années suivantes, il en a construit deux mille
cinq cents un peu partout dans le Queens et à Brooklyn. C’est au cours de
ces années qu’il a commencé à obtenir une certaine notoriété.
En 1936, il a épousé ma charmante mère, Mary MacLeod, et ils ont fondé
une famille. Son succès dans les affaires lui a aussi permis d’offrir à son
plus jeune frère des études supérieures. Mon oncle John Trump est donc
entré à l’université, a obtenu un doctorat en physique au MIT et il est
devenu professeur de physique. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des
plus grands scientifiques du pays. Sans doute parce qu’il n’avait jamais pu
obtenir de diplôme universitaire, mon père n’a cessé d’avoir pour ceux qui
en possédaient une admiration et un respect excessifs. La plupart du temps,
ils ne le méritaient pas. Mon père aurait pu se mesurer à nombre d’entre
eux, et il aurait certainement bien réussi à l’université s’il avait eu la
possibilité d’y entrer.
Nous étions une famille traditionnelle. Mon père était le chef, celui qui
nous nourrissait, et ma mère était une parfaite maîtresse de maison. Cela ne
veut pas dire qu’elle passait son temps à jouer au bridge ou à bavarder au
téléphone. Nous étions cinq enfants et, en plus du temps qu’elle nous
consacrait, elle faisait la cuisine, le ménage, reprisait les chaussettes et
s’occupait d’œuvres charitables à l’hôpital du quartier. Nous habitions une
grande maison, mais nous ne nous considérions pas comme des enfants de
riches. Nous étions élevés dans le respect de l’argent et du travail.
Notre famille a toujours été unie, et ses différents membres sont encore
aujourd’hui mes meilleurs amis. Mes parents n’ont jamais été prétentieux.
Mon père travaille encore dans le bureau modeste d’un immeuble de
l’Avenue Z, dans le quartier de Sheepshead Bay, à Brooklyn, immeuble
qu’il a construit lui-même en 1948. Il ne lui est tout simplement pas venu à
l’esprit de déménager…
Ma sœur aînée, Maryanne, après avoir terminé ses études secondaires au
Mount Holyoke College, a suivi dans un premier temps l’exemple de ma
mère : elle s’est mariée, et elle est restée à la maison pour élever son fils.
Mais elle avait aussi hérité de l’énergie et l’ambition de mon père. Et,
lorsque son fils a atteint l’adolescence, elle est retournée à l’université pour
étudier le droit. Elle a obtenu son diplôme avec mention. Après avoir
travaillé dans le privé, elle a été pendant cinq ans au bureau du procureur du
gouvernement. Il y a tout juste quatre ans, Maryanne est devenue juge
fédérale. Ma plus jeune sœur, Elizabeth, est gentille et intelligente mais
moins ambitieuse. Elle travaille à la Chase Manhattan Bank de New York.
Mon frère Freddy, l’aîné, est celui qui a eu le plus de mal avec notre
famille. Mon père est un homme admirable mais il est aussi très dur. C’est
avant tout un homme d’affaires et une très forte personnalité. Mon frère
était le contraire. Fort séduisant physiquement, il adorait sortir, profiter de
la vie. Il avait une personnalité chaleureuse. Je crois qu’il était incapable de
se faire des ennemis. Mon père, naturellement, souhaitait que son fils entre
dans ses affaires. Mais Freddy n’était pas fait pour ça. Il a commencé à
travailler sans enthousiasme dans l’entreprise familiale : il n’était vraiment
pas intéressé par l’immobilier. Ce n’était pas le genre d’homme capable de
se battre contre un entrepreneur requin ou de négocier un contrat avec un
fournisseur difficile. En outre, à cause du caractère entier de mon père, ils
se disputaient souvent. Et c’est Freddy qui en a le plus souffert.
Il est apparu évident à chacun que ça ne pouvait plus continuer ainsi, et
Freddy est parti faire ce qu’il aimait le plus au monde : piloter des avions. Il
s’est installé en Floride, où il est devenu pilote pour TWA. Il aimait aussi
pêcher et faire du bateau. Au cours de cette période, Freddy a sans doute été
le plus heureux des hommes. Je me rappelle encore lui avoir dit à cette
époque, alors que j’avais huit ans de moins que lui : « Allez, Freddy !
Qu’est-ce que tu fous ? Tu es en train de perdre ton temps. » Je regrette
beaucoup, encore aujourd’hui, de lui avoir adressé cette remarque.
Peut-être étais-je alors trop jeune pour comprendre que ce que nous
pensions, mon père ou moi, de la carrière de Freddy n’avait aucune valeur.
Ce qui était important, c’est qu’il aimait la vie qu’il menait. Très vite,
cependant, Freddy a commencé à déprimer. Il s’est mis à boire. Il s’est ainsi
laissé aller jusqu’au point de non-retour. Il est mort à quarante-trois ans.
C’est une bien triste histoire : celle d’un homme qui n’a jamais réussi à se
trouver une raison de vivre. Il avait d’un côté tout pour réussir, mais la
pression familiale lui était insupportable. Je regrette de ne pas l’avoir
compris plus tôt.
Heureusement pour moi, j’ai vite attrapé le virus des affaires, et je n’ai
jamais été intimidé par mon père, alors que la plupart des gens l’étaient. Je
lui tenais tête, et il aimait ça. Est-ce que nous nous serions aussi bien
entendus si je n’avais pas eu un tempérament d’homme d’affaires ? Je
l’ignore.
Dès l’école primaire, je me suis montré sûr de moi et agressif. Lorsque
j’étais en cinquième, mon professeur de musique s’est retrouvé avec un œil
au beurre noir. Je lui avais donné un coup de poing car j’estimais qu’il n’y
connaissait rien en musique. Par la suite, j’ai bien failli être viré du collège.
Je ne suis pas particulièrement fier de cet épisode mais cela prouve que,
tout jeune, j’avais déjà tendance à dire ce que je pensais et à m’imposer en
me servant des grands moyens. La différence aujourd’hui est que je préfère
utiliser mon cerveau plutôt que mes poings.
J’ai toujours été une sorte de petit chef dans mon quartier. Un peu comme
aujourd’hui : soit les gens m’aimaient énormément, soit ils me détestaient.
Adolescent, j’adorais faire des farces, surtout parce que j’aimais tester les
gens. J’envoyais des bombes à eau, j’organisais des concours de crachats, je
semais la terreur dans la cour de récréation ou lorsque j’étais invité quelque
part. C’était plus de l’agressivité que de la méchanceté. Mon frère Robert
aime beaucoup raconter, à ce sujet, l’histoire du jour où il lui est apparu
évident que je tournais mal…
Robert a deux ans de moins que moi et nous avons toujours été proches,
bien qu’il soit bien plus calme et facile à vivre. Nous étions occupés à nos
jeux de construction. Je voulais bâtir un très grand building, mais je n’avais
pas dans ma boîte assez de pièces. J’ai alors demandé à Robert de m’en
prêter quelques-unes. Il m’a répondu : « D’accord, mais tu devras me les
rendre quand tu auras fini. » En utilisant non seulement toutes mes pièces,
mais également les siennes, j’ai fini par réaliser un magnifique building. Je
l’aimais tellement que j’ai utilisé de la colle pour en fixer définitivement
tous les éléments. Et Robert n’avait plus de jeu de construction…
Lorsque j’ai eu treize ans, mon père a décidé de m’envoyer dans une
école militaire, pensant qu’une éducation stricte ne pourrait pas me nuire. Je
n’étais pas enthousiaste, mais je n’ai pas eu le choix. Et la suite a prouvé
qu’il avait eu raison. Je suis entré à l’Académie militaire de New York, dans
le nord de l’État, en quatrième, et y suis resté jusqu’à la fin de mes études
secondaires. C’est ainsi que j’ai appris à me discipliner et à rendre
productive mon agressivité. La dernière année, j’ai été nommé capitaine des
Cadets.
L’un des professeurs, surtout, a eu une grande influence sur moi.
Theodore Dobias, ancien agent recruteur pour les Marines, était un homme
extrêmement dur et fort physiquement – le genre de type capable de se
cogner la tête contre un mur pour le casser en deux. Il n’admettait pas d’être
contesté par qui que ce soit, et plus particulièrement par les gosses
privilégiés que nous étions. Si vous commettiez un écart, Dobias vous
administrait une raclée – une vraie. Je me suis rapidement rendu compte
que je ne ferais pas le poids physiquement. Quelques-uns des élèves s’y
étaient essayés et s’en étaient plutôt mal sortis. Mais la plupart s’écrasaient.
Personne n’avait jamais vraiment essayé de s’opposer à lui.
J’ai donc choisi une autre voie : utiliser ma tête. Je me rendais compte
qu’il ne serait pas facile de me le mettre dans ma poche. D’une certaine
façon, j’ai essayé de jouer au plus fin. Le fait que je sois bon en sport m’a
aidé. Il était entraîneur de l’équipe de base-ball dont j’étais le capitaine.
Mais j’ai aussi appris à le manipuler.
J’ai simplement décidé de lui faire comprendre que j’acceptais son
autorité mais qu’il ne m’intimidait pas. Ça n’a pas été évident. D’un côté,
comme la plupart des types costauds, Dobias était du genre à piétiner les
faibles. De l’autre côté, s’il sentait une certaine résistance, s’il voyait que
vous n’essayiez pas de le rouler, il vous traitait comme un homme. À partir
du moment où j’ai compris cela, et c’était plus instinctif que réfléchi, on
s’est bien entendus.
J’étais plutôt bon élève, pourtant je ne peux pas dire que je travaillais
énormément. J’avais certaines facilités mais je n’ai jamais été passionné par
les études. J’ai vite deviné que tout ce que j’apprenais à l’école n’était que
l’avant-goût de quelque chose de bien plus important : ce que j’allais faire
après mes études.
Depuis l’enfance, j’avais accompagné mon père sur les chantiers de
construction. Robert et moi traînions un peu partout et passions notre temps
à la recherche de bouteilles vides que nous rapportions au magasin pour
toucher l’argent de la consigne. Adolescent, lorsque je revenais à la maison
pour les vacances, j’allais partout avec mon père pour apprendre les ficelles
du métier – visiter les bâtiments, négocier avec les entrepreneurs ou partir à
la recherche de nouveaux terrains.
Pour gagner de l’argent dans le domaine où travaillait mon père – les
immeubles à loyers modestes et réglementés –, il fallait être ferme et
persévérant. Il fallait absolument limiter les coûts et mon père en était
conscient. Il discutait avec autant d’énergie et de volonté avec un
fournisseur de balais ou de cire qu’avec un entrepreneur important. Un de
ses gros atouts était qu’il connaissait précisément le prix de chaque chose.
Personne ne pouvait le rouler. Si vous savez par exemple qu’un travail de
plomberie reviendra à quatre cent mille dollars à l’entrepreneur, vous savez
jusqu’où vous pouvez aller dans les négociations. Vous n’allez pas essayer
de baisser le prix à trois cent mille dollars car cela risquerait de le ruiner,
mais vous n’allez pas le laisser vous en demander six cent mille.
L’autre atout dont disposait mon père pour obtenir des conditions
avantageuses était son sérieux. Il proposait un prix plutôt bas, mais il
ajoutait tout de suite :
« Avec moi, vous êtes sûr d’être payé et de recevoir l’argent dans les
délais. Tandis qu’avec les autres qui sait si vous en verrez un jour la
couleur… »
Il leur disait qu’avec lui les choses iraient vite et bien, qu’ils pourraient
passer au chantier suivant plus rapidement. Et, finalement, comme il ne
cessait pas de construire, il pouvait leur faire miroiter beaucoup d’autres
chantiers. Tous ces arguments étaient généralement très efficaces.
Mon père était aussi un homme extrêmement exigeant dans le travail.
Dès 6 heures du matin, il se rendait sur les chantiers et n’arrêtait pas une
minute. Si un type ne faisait pas son boulot comme mon père l’entendait –
et c’était vrai pour n’importe quoi –, il mettait lui-même la main à la pâte.
C’était amusant, le même scénario se répétait immanquablement. Mon
père commençait à faire construire un immeuble, disons à Flatbush ; au
même moment, deux de ses concurrents commençaient le leur juste à côté.
Invariablement, mon père finissait le sien trois ou quatre mois avant les
autres. Son immeuble était toujours un peu plus beau, avec un hall d’entrée
plus grand, plus agréable, et les pièces dans les appartements étaient
toujours plus vastes. Il les louait rapidement, à une époque où le marché
n’était pas florissant. De temps en temps, l’un ou l’autre de ses concurrents
faisait faillite. Alors mon père rachetait le tout pour une bouchée de pain.
La même histoire s’est ainsi reproduite des dizaines de fois.
En 1949, je n’avais que trois ans, mon père a commencé à construire les
appartements de Shore Haven, les premiers de plusieurs complexes
immobiliers qui ont fait de lui un des plus gros promoteurs de la banlieue de
New York. Comme il construisait ses immeubles d’une manière rationnelle,
il a gagné beaucoup d’argent. À cette époque, le gouvernement fédéral
finançait encore la construction d’immeubles de ce genre. Pour construire
Shore Haven, par exemple, mon père a réussi à obtenir un prêt de plus de
dix millions de dollars de la Federal Housing Administration. Le montant
du prêt était calculé sur ce que la commission considérait comme un coût
raisonnable du projet – un profit de sept et demi pour cent pour le
constructeur inclus.
En étant constamment sur le dos des entrepreneurs et en négociant serré
avec les fournisseurs, mon père arrivait à achever ses projets avant la date
prévue – et pour un prix bien inférieur au budget prévu. L’expression
« windfall profits » (profits tombés du ciel) est d’ailleurs née pour décrire
ce que mon père et beaucoup d’autres réussissaient à l’époque.
Mon père a construit des milliers d’appartements de ce genre. Personne
n’en construit plus aujourd’hui : ce n’est plus rentable, le gouvernement
ayant cessé de distribuer ce type de subventions. Il n’en demeure que, de
nos jours, les immeubles Trump dans le Queens et à Brooklyn sont
considérés comme les endroits les plus agréables à vivre et les moins chers
des environs de New York.
Après avoir obtenu mon diplôme de l’Académie militaire de New York
en 1964, j’ai pensé un moment m’inscrire à l’école de cinéma de
l’université de Californie du Sud. J’étais attiré par le côté spectaculaire du
cinéma, et j’admirais des personnalités comme Sam Goldwyn, Darryl
Zanuck, et surtout Louis B. Mayer, que je considérais comme l’un des plus
grands. Mais, au bout du compte, j’ai décidé que l’immobilier était un
secteur bien plus profitable.
J’ai étudié à la Fordham University, dans le Bronx, surtout parce que je
ne voulais pas trop m’éloigner de chez moi. Je m’entendais bien avec les
jésuites qui dirigeaient l’établissement mais, après deux ans, je me suis dit
qu’il fallait que je me mesure avec les meilleurs. Je me suis donc inscrit à la
Wharton School of Finance de l’université de Pennsylvanie, où j’ai été
admis. À l’époque, si vous vouliez faire carrière dans les affaires, Wharton
était idéal. Harvard produit sans doute beaucoup de dirigeants, des types qui
sont à la tête des grosses sociétés, mais les véritables chefs d’entreprise sont
pour la plupart issus de Wharton – des gens comme Saul Steinberg,
Leonard Lauder, Ron Perelman… la liste est longue.
Ce que j’ai appris à Wharton, c’est qu’il ne faut pas se laisser
impressionner par les diplômes universitaires. J’ai très vite compris qu’il
n’y avait rien d’exceptionnel chez les étudiants, et que je n’aurais aucun
mal à rivaliser avec eux. L’autre chose importante que j’ai décrochée : un
diplôme. Pour moi, il ne signifie pas grand-chose. Mais les gens avec qui je
traite ont l’air d’y attacher de l’importance. Je suis donc content d’être
passé par Wharton !
J’ai aussi été heureux d’en sortir. Je suis aussitôt revenu à la maison et
j’ai commencé à travailler à plein temps pour mon père. Je continuais à
apprendre, mais c’est également à cette époque que j’ai commencé à
réfléchir à d’autres possibilités.
Le quotidien de mon père était un peu trop dur à mon goût, sur le plan
physique. Je me rappelle par exemple être allé en tournée avec ceux qu’on
appelle les « recouvreurs de loyers ». Pour faire ce travail, il fallait en
imposer physiquement. Quand il s’agissait d’encaisser le loyer de locataires
qui ne voulaient pas payer, il était plus important d’avoir des muscles qu’un
cerveau.
J’ai appris à cette occasion qu’il ne faut jamais se tenir face à la porte
quand vous sonnez. Il est préférable de se tenir contre le mur, sur le côté, et
d’actionner la sonnette ensuite. La première fois que l’on m’a expliqué ça,
je n’ai pas compris de quoi il s’agissait. J’ai demandé des explications. On
m’a regardé comme si j’étais le dernier des abrutis : « Ce que je veux vous
dire c’est que, si vous vous tenez sur le côté, la seule partie de votre corps
que vous exposez est la main. » Je n’étais toujours pas certain de
comprendre où mon acolyte voulait en venir. Il a continué : « Dans ce
boulot, si vous sonnez à la mauvaise porte au mauvais moment, vous avez
une chance sur deux de vous faire descendre. »
Mon père n’a jamais essayé de me cacher quoi que ce soit, mais, même
ainsi, je ne me sentais pas attiré par ce milieu. Je venais d’obtenir mon
diplôme de Wharton et je me trouvais tout d’un coup confronté à des
situations qui étaient dans le pire des cas violentes, et dans le meilleur
plutôt désagréables. Il y avait par exemple ces locataires qui jetaient leurs
détritus par la fenêtre parce que c’était plus facile que de les mettre à la
poubelle. Au bout d’un moment, j’ai organisé des sessions pour le leur
expliquer. Les locataires étaient pour la plupart des gens corrects mais les
mauvais éléments causaient constamment des problèmes. Et, à mon sens, le
jeu n’en valait pas la chandelle.
Et puis, je n’étais pas enthousiasmé par les marges restreintes. Vous
n’aviez pas d’autre choix que d’économiser sur tout et il n’y avait aucune
possibilité de s’offrir un peu de luxe. Toute décoration était exclue, car les
immeubles devaient se ressembler – quatre murs, des façades en brique, et
tout en hauteur. On utilisait des briques rouges non par choix, mais parce
qu’elles étaient un peu moins chères que les brunes.
Je me souviens du jour où mon père a visité le chantier de la Trump
Tower, alors que les travaux en étaient à peu près à la moitié. La façade était
une sorte de rideau de verre, ce qui était bien plus coûteux qu’une façade en
brique. De plus, on avait utilisé le type de verre fumé le plus cher à
l’époque. Mon père a regardé le tout une fois, et il m’a dit : « Pourquoi ne
laisses-tu pas tomber ce verre ? Quatre ou cinq étages maximum, et puis
finis avec de la brique ! De toute façon, personne ne regardera en l’air ! »
Typique ! Fred Trump, au coin de la 57e Rue et de la 5e Avenue, essayait de
rogner sur quelques dollars. Sachant d’où il venait, j’ai été ému. Mais j’ai
aussi compris pourquoi j’avais décidé de suivre mon propre chemin.
La vraie raison qui m’a poussé à quitter le giron de mon père – plus
importante encore que l’effort physique ou la faible rentabilité de ses
chantiers – a été que mes rêves et mes ambitions étaient bien plus élevés. Et
je n’avais aucune chance de pouvoir les réaliser dans la banlieue de New
York.
En y repensant, je m’aperçois que je tenais cette ambition et ce besoin de
luxe de ma mère. Elle avait toujours eu un certain goût pour le grandiose.
C’était une femme d’intérieur traditionnelle, mais elle avait aussi une bonne
intuition du monde extérieur. Elle était d’origine écossaise, et je me
souviens encore d’elle en train de regarder à la télévision le couronnement
de la reine Elizabeth, une journée entière. Elle était tout simplement
fascinée par la pompe, le spectaculaire de la royauté. Je me rappelle aussi
mon père qui s’impatientait : « Pour l’amour de Dieu, Mary, ça suffit.
Éteins la télévision. Tout cela est ridicule ! » Ma mère ne prenait même pas
la peine de lui répondre. Ils étaient, à ces moments-là, sur deux planètes
différentes. Ma mère adorait tout ce qui était luxueux, magnifique, tandis
que mon père, plus terre à terre, ne jurait que par l’efficacité et la rentabilité
immédiate.
4
LE KID DE CINCINNATI
À l’école, pendant que mes copains lisaient des bandes dessinées ou des
magazines sportifs, je consultais les listes des saisies sur hypothèque de la
Commission fédérale de l’habitat. Cela paraîtra curieux, mais c’est vrai. Et
c’est ainsi que j’ai découvert Swifton Village. Je me suis lancé dans ce
projet avec mon père alors que j’étais encore adolescent, et ce fut ma
première grosse affaire.
Swifton Village était un complexe immobilier composé de mille deux
cents appartements situé dans un quartier populaire de Cincinnati, Ohio. Il y
avait encore huit cents appartements inoccupés ; les promoteurs ayant fait
faillite, le gouvernement avait saisi le tout et le résultat était un vrai
désastre. Mais, de notre point de vue, l’affaire était intéressante car elle
nous donnait une chance de réussir un gros coup pour pas grand-chose. En
l’occurrence, la situation était si catastrophique que personne d’autre n’était
intéressé.
Le même genre de problème se pose aujourd’hui sur la Sun Belt, où l’on
a beaucoup construit lors du boom pétrolier. On y trouve maintenant
d’immenses complexes immobiliers bradés à trente ou quarante pour cent
de leur valeur. Les banques commencent à saisir les biens des promoteurs
qui se retrouvent à l’agonie. C’est le moment idéal pour réaliser de bonnes
affaires.
Mon père et moi avons fait une offre très basse qui a été immédiatement
acceptée. Nous avons finalement payé six millions de dollars pour un
ensemble qui en avait coûté plus du double deux ans auparavant. Nous
avons aussi eu la chance d’obtenir rapidement un prêt, et avons dépensé
quelque cent mille dollars pour rendre l’endroit attractif. En quelque sorte,
nous avons réussi à démarrer ce projet sans mettre un sou de notre poche. Il
ne restait plus qu’à bien le gérer. Et si nous réussissions, ne serait-ce qu’à
moitié, nous aurions largement de quoi rembourser les emprunts avec les
loyers.
Le fait qu’il s’agisse d’une si grosse affaire nous attirait tous deux, mon
père et moi, car nous allions pouvoir mobiliser notre énergie sans avoir
l’impression de perdre notre temps. Il est presque aussi difficile de gérer
cinquante appartements que mille deux cents, à cette différence près que
dans le second cas vous risquez de gagner beaucoup plus.
Une fois le deal négocié, le succès n’était plus qu’une question de gestion
et de marketing. Le pari était de louer les appartements à des locataires
solvables et stables. Les gens qui occupaient les lieux lorsque j’ai repris
l’affaire avaient tout saccagé. Beaucoup d’entre eux venaient du Kentucky.
Très pauvres, ils avaient souvent sept ou huit enfants et ne possédaient rien.
Ils n’avaient jamais vécu en appartement auparavant. Entassés dans des
logements d’une pièce ou deux, leurs enfants devenaient fous. Ils
détruisaient tout et mettaient une pagaille indescriptible.
Non seulement ils saccageaient leurs appartements, mais en plus ils
n’éprouvaient pas le besoin de payer leur loyer. Et, si vous insistiez, ils
déménageaient à la cloche de bois. Afin d’éviter d’avoir à régler les loyers
en retard, ils louaient une caravane, la garaient devant leur appartement, et
disparaissaient dans la nuit. J’étais ravi qu’ils s’en aillent, mais je tenais à
être payé avant. Nous avons donc mis sur pied une équipe de gardiens qui
patrouillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Une fois débarrassés des mauvais payeurs, nous avons entrepris de
réhabiliter les lieux afin d’attirer des locataires plus respectables. Cette
rénovation a nécessité un investissement assez important. Une fois les
travaux terminés, nous avions dépensé presque huit cent mille dollars, une
somme importante pour l’époque. Mais cela en valait vraiment le coup. À
New York, la loi interdit d’augmenter les loyers, même si on a effectué
d’importantes rénovations. Mais, à Cincinnati, nous y avons été
immédiatement autorisés.
D’abord nous avons investi dans de beaux volets blancs. Cela peut
paraître un peu futile, mais ces volets donnaient aux façades de brique
rouge un aspect plus chaud, confortable, ce qui n’est pas négligeable.
Ensuite nous avons remplacé les horribles portes d’entrée en aluminium de
chaque appartement par des portes de style colonial en bois blanc.
Je veillais à ce que l’ensemble soit propre et bien entretenu. Comme je
l’ai déjà dit, je suis attaché à la propreté. À mon avis, c’est un bon
investissement. Si vous vendez une voiture, vous dépensez cinq dollars
pour la laver, astiquer les chromes, mettre une goutte d’huile ici et là ; vous
pourrez alors la vendre aisément et en demander quatre cents dollars de
plus.
Ce n’est pas différent dans l’immobilier. Des immeubles bien tenus
vaudront toujours plus. C’était un peu moins vrai ces dernières années à
New York quand le marché s’est véritablement emballé et que les gens
étaient prêts à acheter n’importe quoi. Mais il ne faut pas prendre comme
référence une période aussi prospère. Le marché se retourne souvent. Dès
que l’on sera à nouveau à la baisse, la propreté redeviendra un atout
essentiel.
On a repeint tous les couloirs, décapé et teinté les parquets, maintenu les
appartements dans un état impeccable et aménagé les jardins. Il y a eu aussi
des pages entières de publicité dans les journaux, à une époque où il n’était
pas courant de faire de la publicité pour l’immobilier à Cincinnati. Les gens
sont venus visiter et le bouche à oreille a bien fonctionné. Au bout d’un an,
tous les appartements étaient loués.
Nous avons essayé une demi-douzaine de gérants d’immeuble avant de
trouver celui qu’il nous fallait. On a finalement embauché un homme
auquel je donnerai le nom d’Irving. Irving, à soixante-cinq ans, était
vraiment une personnalité. C’était le plus grand fumiste que j’aie jamais
rencontré. Mais, malgré sa grande gueule et sa mauvaise foi évidente,
c’était un excellent gérant. Il ne travaillait peut-être qu’une heure par jour
mais il en faisait plus que n’importe qui en une journée entière. Ce n’est pas
le nombre d’heures qui est important, c’est la qualité du résultat.
Le problème, avec Irving, c’est qu’il n’était pas vraiment honnête. Je
m’en étais douté dès le début, mais c’est en enquêtant moi-même – ce que
je fais avec tous mes employés qui manipulent de grosses sommes
d’argent – que j’ai eu la confirmation de mes soupçons. Il s’est révélé
qu’Irving avait pratiqué toutes sortes d’escroqueries et qu’il avait souvent
eu maille à partir avec la justice.
J’ai toujours pensé que, si on surprend quelqu’un en train de voler, il faut
réagir durement, même si cela vous coûte dix fois ce qu’on vous a volé.
Voler est la pire des choses. Mais, dans le cas d’Irving, il y avait un
dilemme. C’était de loin le meilleur gérant que j’avais trouvé. Jusqu’ici,
c’était lui le responsable, et aucune des personnes qui travaillaient sous ses
ordres n’aurait osé voler quoi que ce soit. Il serait donc le seul que j’aurais à
surveiller. Je n’arrêtais pas de le provoquer. Je lui disais : « On te paye
cinquante mille dollars, plus tout ce que tu voles… » Il prenait toujours l’air
offusqué.
Si je l’avais pincé en flagrant délit, je l’aurais tout de suite viré, mais je
n’ai jamais pu. Je pense qu’il arrivait vraiment à nous piquer l’équivalent de
cinquante mille dollars par an, en plus de son salaire. Même à ce prix, je
faisais sans doute une bonne affaire.
Un jour, je suis entré dans les bureaux, et je suis tombé sur une des
dactylos qui pleurait. Les employés avaient créé ce qu’ils appelaient un
funeral fund, sorte de caisse à laquelle chacun contribuait afin de pouvoir
acheter des fleurs en cas de décès. La caisse contenait environ quatre-vingts
dollars. J’ai demandé à la fille pourquoi elle pleurait, elle m’a répondu :
« C’est Irving. Il a volé l’argent de la caisse pour les obsèques ! »
Je suis allé voir Irving. « Nom de Dieu, Irving ! C’est vraiment toi qui
leur as piqué leur fric ? » Naturellement, il a nié. Il a juré qu’il se vengerait
de la fille, et il a protesté contre cette calomnie au moins une demi-heure.
Mais je suis encore persuadé aujourd’hui qu’elle disait la vérité. Irving était
vraiment un type spécial.
C’était un petit bonhomme gros et chauve, arborant des lunettes aux
verres épais et des mains potelées. Il n’avait jamais soulevé quoi que ce soit
d’autre qu’un stylo, et n’avait absolument aucun talent manuel. Ce qu’il
possédait, en revanche, c’était une incroyable grande gueule.
Comme je l’ai déjà dit plus haut, nous avions au début un grand nombre
de locataires qui n’entendaient pas payer de loyer. Il arrivait qu’Irving aille
le réclamer lui-même. Il sonnait à la porte et, dès que quelqu’un se
présentait, il entrait en action. Il devenait écarlate, utilisait toutes les injures
possibles et imaginables, et proférait des menaces terrifiantes. C’était une
mise en scène, mais elle était efficace. En général, les gens payaient tout de
suite.
Un jour qu’il faisait sa tournée, Irving, en sonnant à une porte, est tombé
sur une petite fille d’une dizaine d’années. Il a commencé son numéro :
« Tu vas aller dire à ton fumier de père de payer son putain de loyer sinon je
vais lui botter le cul jusqu’à ce qu’il crève. » Il a continué sur le même
registre, puis la mère de la petite fille est venue voir ce qui se passait.
Irving avait un faible pour les femmes, or celle-là était
exceptionnellement belle. Aussitôt, Irving a commencé à la draguer. Il l’a
invitée à dîner. La femme, dont le mari devait être camionneur, n’avait
jamais vu un type comme Irving auparavant ; elle ne savait pas comment
s’en sortir. Elle n’est en tout cas pas tombée sous le charme d’Irving, qui est
rentré bredouille.
Un peu plus tard, alors que nous étions assis Irving et moi au bureau, un
énorme bonhomme, une armoire à glace de cent vingt kilos, a débarqué
dans la pièce. Il était furieux qu’Irving ait sorti tous ces jurons devant sa
fille et voulait l’étrangler pour avoir dragué sa femme. Il était vraiment hors
de lui.
Je m’attendais à ce qu’Irving, s’il avait le moindre bon sens, file à toute
vitesse. Au lieu de ça, il s’est mis à injurier le type, à gesticuler et à hurler
comme un fou : « Tu vas foutre le camp de mon bureau, sinon je te réduis
en morceaux et en fais de la bouillie pour les chats ! Tu vois ces mains ? Eh
bien, elles ont déjà tué, tu peux vérifier auprès de la police. » Je n’oublierai
jamais le regard du type à ce moment-là. Il a dit : « Tu n’as qu’à sortir,
espèce de gros tas. Je vais te faire ta fête ! »
Je me suis dit qu’Irving était dans de sales draps. Mais il n’avait pas du
tout l’air de paniquer : « Je te casserais bien la gueule quand tu veux, lui a-t-
il répondu, l’air sûr de lui. Mais la justice m’interdit de le faire. »
Quand on regardait les mains d’Irving, on comprenait qu’elles n’avaient
rien de celles d’un tueur. Mais il était comme un dresseur de fauves. Vous
avez déjà vu ces hommes qui pèsent à peine soixante kilos et qui entrent
dans les cages où un énorme lion fait les cent pas. Si l’animal sent la
moindre peur, la moindre inquiétude chez le dresseur, il le dévore en moins
d’une minute. Mais le dresseur fait claquer son fouet, avance avec autorité,
et, curieusement, le lion lui obéit. C’est exactement ce qu’Irving a fait avec
ce mastodonte, excepté qu’au lieu du fouet il utilisait sa grande gueule.
Au bout du compte, le camionneur est parti. Il était encore hors de lui,
mais il s’est tiré. Irving a sans doute sauvé sa peau parce qu’il n’a laissé
paraître aucune peur, et ça m’a beaucoup impressionné. Il ne faut jamais
avoir peur. Il faut agir, tenir sa position, résister ; ce qui doit arriver arrivera
de toute façon.
Pour ce qui est de Swifton Village, une fois qu’Irving l’a remis sur les
rails, j’y ai passé de moins en moins de temps. On n’avait plus vraiment
besoin de moi à Cincinnati. Alors j’ai réduit mes visites à une fois par
semaine, puis à une fois par mois.
Dès le début j’étais devenu ami avec un des nouveaux locataires de
Swifton. C’était un homme assez âgé, un juif qui avait été déporté en
Pologne. Il avait commencé en Amérique comme garçon boucher, puis
avait acheté la boucherie de son patron. Au moment où j’ai fait sa
connaissance, il était propriétaire d’une quinzaine de boucheries. Avec sa
femme, ils avaient pris deux appartements à Swifton et les avaient réunis.
Ils disposaient ainsi d’un très grand espace où ils vivaient heureux. J’avais
beaucoup de respect pour lui : il était très malin, il avait une grande
expérience de la vie, et c’était un véritable rescapé.
Un jour, plusieurs années après avoir acheté Swifton, venu en visite je
l’ai rencontré par hasard :
« Comment allez-vous ?
— Bien, bien », a-t-il répondu.
Puis il m’a pris à l’écart : « Donald, vous êtes un ami et je dois vous
prévenir : vendez tout de suite cet endroit. Nous sommes entourés de
voyous prêts à égorger n’importe qui sans le moindre scrupule. Et je parle
de types qui aiment ça. » Il a utilisé ces mots. Je ne l’oublierai jamais.
Je tiens toujours compte des conseils des gens que je respecte. Encore
une fois, il s’agit plus d’instinct que de marketing. J’ai donc décidé de
prolonger de deux jours mon séjour à Cincinnati, et je me suis baladé dans
les environs. J’ai bien vite constaté que le voisinage était devenu peu
recommandable.
J’ai mis l’affaire en vente, et nous avons eu une offre presque
immédiatement. Nous nous en étions déjà bien tirés avec Swifton Village
car notre endettement était minime par rapport à la taille du complexe
immobilier. Nos loyers avaient atteint la coquette somme de sept cent mille
dollars par an, mais c’est en vendant que nous avons vraiment réalisé une
bonne affaire.
L’acheteur était le Prudent Real Estate Investment Trust. C’était l’époque
où ces sociétés immobilières faisaient recette. Les banques leur prêtaient
tout ce qu’elles voulaient. Le problème était que la plupart de ces personnes
mettaient de l’argent dans un projet sans même prendre la peine d’aller sur
place. Souvent, l’immeuble qu’ils pensaient avoir acheté à Porto Rico
n’avait jamais été construit.
Dans les cas du groupe de la Prudence, ils ont quand même envoyé un
jeune type pour inspecter et évaluer les lieux avant de décider d’acheter. Ce
garçon avait à peu près mon âge, mais il avait encore l’air d’un adolescent.
J’étais étonné qu’on lui fasse confiance pour une décision aussi importante.
En fait, ce dont il avait le plus envie, c’était d’aller déjeuner. Il avait
entendu parler d’un restaurant au centre de Cincinnati, appelé La
Maisonnette, qui était supposé être l’un des cinq meilleurs restaurants
d’Amérique. Il voulait vraiment y aller. D’ailleurs, lorsqu’il m’avait appelé
pour m’annoncer sa venue, il m’avait demandé de prendre la réservation. Je
lui ai dit qu’il n’y avait pas de problème.
Son vol a eu un peu de retard et il est arrivé en fin de matinée. Je suis allé
le chercher et l’ai emmené directement à Swifton. Les appartements étaient
à l’époque tous occupés mais il ne m’a pas posé une seule question. Il était
pressé d’aller à La Maisonnette. Le restaurant se trouvait à une demi-heure
de Swifton et nous sommes restés à table au moins trois heures, ce qui n’est
vraiment pas ma façon de travailler. Si je disposais d’une seule journée pour
inspecter une entreprise de l’importance de Swifton, vous pouvez être sûr
que je sauterais le déjeuner et que je passerais tout mon temps à examiner
ce que j’ai l’intention d’acheter.
Le repas s’est terminé vers 16 heures et j’ai dû le ramener directement à
l’aéroport. Il est revenu à New York rassasié, heureux, et il a recommandé à
ses patrons d’acheter. Il leur a raconté que le coin était magnifique et que
c’était une superbe affaire. Ils ont donné leur accord. Le prix était de douze
millions de dollars. Nous faisions donc un bénéfice net de six millions, un
profit considérable pour un investissement de cette durée.
5
LE COMMODORE
Tandis qu’on essayait de faire quelque chose avec les deux terrains du
West Side, je me suis de plus en plus lié avec Victor Palmieri et son équipe.
Un matin, vers la fin de l’année 1974, j’étais dans son bureau quand je lui ai
dit en plaisantant à moitié : « Maintenant que j’ai des options sur ces deux
terrains, que pourrais-je encore acheter à la Penn Central sans débourser un
sou ?
— Nous avons quelques hôtels susceptibles de t’intéresser. »
En effet, la Penn Central était propriétaire de quatre vieux hôtels situés en
plein centre ville, à quelques rues les uns des autres. Il y avait le Biltmore,
le Barclay, le Roosevelt et le Commodore. Les trois premiers marchaient à
peu près, ce qui veut dire qu’ils m’auraient coûté plus d’argent que je ne
voulais en débourser pour les acheter. Le seul qui avait de gros problèmes
était le Commodore. Il n’arrêtait pas de perdre de l’argent et ses taxes
foncières n’avaient pas été payées depuis plusieurs années.
Ça a été la meilleure nouvelle que Victor pouvait me donner ! J’ai tout de
suite compris que le Commodore, situé en plein cœur de New York, au coin
de la 42e Rue et de Park Avenue, était de loin celui qui avait le plus de
potentiel.
Je me rappelle encore être allé aussitôt, à pied, jeter un coup d’œil au
Commodore. L’hôtel et ses environs étaient dans un état critique. La moitié
du bâtiment était déjà sous séquestre. La façade de brique du Commodore
était d’une saleté inouïe, et le hall d’entrée dans un état si pitoyable qu’on
avait l’impression de se trouver dans un établissement de dernière catégorie.
Une sorte de marché aux puces s’était organisé au rez-de-chaussée. Les
vitrines étaient fermées par des planches, et quelques clochards étaient
allongés ici et là. Cela aurait suffi à dégoûter n’importe qui.
Mais, tandis que je m’approchais de l’hôtel, j’avais remarqué autre chose.
Il était à peu près 9 heures du matin. De jeunes cadres bien habillés du
Connecticut et de Westchester sortaient de la gare, et ils envahissaient les
rues avant de prendre les autobus et le métro. La ville était peut-être au bord
de la banqueroute, mais je voyais seulement la situation exceptionnelle de
l’endroit. Des milliers de personnes passaient ici chaque jour. Le problème
venait de l’hôtel lui-même et non de l’environnement. Si j’étais capable de
rénover le Commodore, cela pourrait marcher. L’emplacement à lui seul
devrait en faire un gros succès.
Je suis aussitôt revenu voir Victor afin de lui dire que j’étais d’accord
pour tenter un coup sur le Commodore. Il était ravi, car tout le monde
considérait l’hôtel comme un cas désespéré. J’en ai ensuite parlé à mon
père. Au début, il a refusé de me prendre au sérieux. Il a confié par la suite
à un journaliste que sa première réaction avait été que, « acheter le
Commodore à un moment où même le Chrysler Building était en
liquidation, c’est un peu comme de se battre pour avoir une place à bord du
Titanic ».
Je n’étais pas naïf. J’en voyais le potentiel mais également les risques. Je
pouvais obtenir un succès total ou y laisser ma peau. Dès le premier jour où
j’ai commencé à travailler sur ce dossier, j’ai tout fait pour limiter les
risques. Mais, à mesure que l’on progressait, l’histoire est devenue de plus
en plus complexe. J’y investissais toute mon énergie et beaucoup d’argent.
Ce projet était quasiment un tour de passe-passe. Mais c’était encore plus
complexe que je ne l’avais imaginé. Je devais tout d’abord persuader les
gens de Palmieri que j’étais le meilleur acheteur pour l’hôtel tout en
essayant d’éviter aussi longtemps que possible de débourser le moindre sou.
En même temps, il fallait que j’essaie de convaincre un gérant d’hôtel
expérimenté de collaborer avec moi, avant même d’avoir signé. Je savais,
en effet, que sa présence me donnerait plus de crédibilité lorsque j’irais voir
les banques. Et, même avec un tel associé, ce ne serait pas suffisant. Il me
fallait aussi réussir à convaincre l’administration de la ville qu’il était dans
son intérêt de me consentir des crédits d’impôt. Cette économie m’aiderait
fort dans mes discussions avec les banques. À cette époque, on n’accordait
pas facilement de prêts, même pour les projets situés dans les meilleurs
quartiers.
Curieusement, la situation désespérée de la ville était devenue mon arme
la plus efficace. À Palmieri je disais que j’étais le seul promoteur qui oserait
acheter un hôtel en faillite situé dans un quartier en perte de vitesse d’une
ville au bord du gouffre. Pour les banques, je faisais appel à leur sens des
responsabilités pour qu’elles financent de nouveaux projets afin d’aider la
ville à se remettre à flot. Et à l’administration je faisais remarquer qu’en
échange d’avantages fiscaux je serais capable de créer des milliers
d’emplois dans le bâtiment et dans les services. Je participerais ainsi à la
renaissance d’un quartier moribond et, au bout du compte, je partagerais
avec la ville tous les profits que je tirerais de mon hôtel.
Vers la fin de l’année 1974, j’ai commencé à négocier sérieusement avec
Palmieri. Huit ou neuf mois auparavant, la Penn Central avait consacré
deux millions de dollars à la restauration du Commodore. Ce qui était à peu
près aussi efficace que de passer une couche de vernis sur une voiture
cabossée. Même après ces travaux, le Commodore a continué à enregistrer
des pertes énormes. Sans compter les six millions de dollars d’impôts en
retard. Le Commodore était une sorte d’énorme pompe à fric détenue par
une société en banqueroute.
On a rapidement réussi à se mettre d’accord sur les grandes lignes du
contrat. J’allais prendre une option pour acheter l’hôtel au prix de dix
millions de dollars, sous réserve que j’obtienne les abattements fiscaux de
la ville, le financement des banques, et que j’arrive à trouver un associé
pour la gérance – sous réserve, en quelque sorte, que je puisse monter toute
l’affaire avant d’acheter. En contrepartie, il me faudrait verser une avance
non remboursable de deux cent cinquante mille dollars pour m’assurer
l’exclusivité. Je n’étais pas très chaud pour risquer cette somme sur une
affaire qui ne serait profitable qu’à long terme. En 1974, deux cent
cinquante mille dollars représentaient encore une fortune pour moi. J’ai
alors essayé de gagner du temps. Les contrats étaient en cours de rédaction
et je m’arrangeais pour que mes avocats trouvent des tas de petits points sur
lesquels ergoter. Pendant ce temps, je travaillais à monter le financement.
Ce dont j’avais avant tout besoin c’était de plans spectaculaires, capables
de soulever l’enthousiasme général. J’ai donc pris rendez-vous avec un
jeune architecte talentueux, Der Scutt. Nous nous sommes rencontrés un
vendredi soir au Maxwell Plum, et j’ai tout de suite été séduit par son talent.
Dès que j’ai commencé à lui parler de mon projet, il s’est mis à dessiner des
croquis sur le menu.
L’essentiel était de créer quelque chose de nouveau. J’étais convaincu
que la raison principale de l’échec du Commodore était la tristesse des
lieux. Mon idée depuis le début était de plaquer une sorte de nouvelle peau
sur les briques, du bronze si ce n’était pas trop cher, ou du verre. Je voulais
pour l’immeuble un style moderne et étincelant, tape-à-l’œil, qui donnerait
envie aux gens de s’arrêter et d’aller voir. De toute évidence, Der me
comprenait parfaitement.
Après le dîner, je l’ai emmené, ainsi qu’un autre ami, dans le studio où je
vivais toujours sur la 3e Avenue. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de mes
meubles. Der aurait pu me répondre qu’ils étaient superbes, mais il a réagi
tout autrement : « Il y en a beaucoup trop. » Et il a commencé à les
déplacer, à en porter quelques-uns sur le palier. Lorsqu’il a eu terminé,
l’appartement paraissait beaucoup plus grand, et ça m’a plu.
J’ai engagé Der pour qu’il réalise des maquettes que je pourrais utiliser
au cours de mes démarches auprès de la ville et des banques. Je lui ai aussi
demandé de s’arranger pour donner l’impression que nous avions dépensé
beaucoup d’argent pour ces dessins. Une proposition attrayante peut mener
loin.
Au printemps de 1975, nous étions déjà bien avancés dans nos plans.
Soudain, un soir d’avril, Der m’a appelé pour m’annoncer qu’il avait été
mis à la porte du bureau d’architectes pour lequel il travaillait,
Kahn & Jacobs. Je savais qu’il ne s’entendait pas bien avec ses associés.
Mais j’avais besoin des ressources et du prestige d’une grosse société pour
ce travail, et je craignais que Der n’ait du mal à trouver un autre poste. Mais
il a assez rapidement réussi à devenir l’associé d’un autre grand cabinet.
J’ai eu ainsi l’occasion de tourner la situation à mon avantage. Le groupe
Obata voulait à tout prix travailler sur le projet, mais Der aussi. Cette
rivalité m’a permis de négocier des honoraires fort avantageux. Au bout du
compte, j’ai choisi Der en le payant peu. Je l’ai convaincu que réaliser ce
projet lui apporterait beaucoup d’argent à long terme : « Ce sera un projet
énorme qui fera de toi une véritable vedette. » Der n’était pas satisfait de
ses honoraires mais il a reconnu plus tard que j’avais eu raison. La
réalisation du Hyatt, et par la suite de la Trump Tower, a eu un impact
considérable sur sa carrière.
C’est au même moment, au début de 1975, que j’ai commencé à chercher
un gérant pour l’hôtel. Je ne connaissais alors rien à l’hôtellerie. J’ai
beaucoup appris depuis, et je gère aujourd’hui tous mes hôtels moi-même.
Or, je m’apprêtais à acheter cet énorme bâtiment de cent trente mille mètres
carrés, et je me proposais de créer un complexe de mille quatre cents
chambres, le plus grand jamais construit depuis la création du Hilton, vingt-
cinq ans plus tôt. Il paraissait évident que j’avais besoin d’un gérant
expérimenté. J’avais aussi besoin du soutien d’une grande chaîne. Il peut
sembler peu enthousiasmant de travailler avec une chaîne hôtelière, mais
cela me permettait de profiter de son système de réservation, de ses bonnes
références vis-à-vis des banques et de son expertise en matière de gestion.
Hyatt était mon favori depuis le début, Hilton paraissait un peu dépassé,
Sheraton ne m’emballait pas pour les mêmes raisons, Holiday Inn et
Ramada n’étaient pas assez chics. J’aimais l’image de Hyatt. Leurs hôtels
avaient une allure moderne, propre et clinquante. Tout à fait ce que j’avais
comme idée architecturale pour le Commodore. De plus, Hyatt était très fort
pour accueillir les séminaires et les conventions. Cela serait un plus pour un
établissement situé dans le quartier de Grand Central.
Hyatt était également mon premier choix parce que je pensais pouvoir
négocier avec eux en position de force. Des chaînes comme Hilton ou
Sheraton avaient déjà des hôtels à New York, et ils n’étaient sans doute pas
pressés d’en construire d’autres. Hyatt avait beaucoup de succès partout
ailleurs mais était toujours absent de New York. Et j’avais entendu dire
qu’ils avaient très envie de s’y lancer.
J’ai donc appelé Hugo Friend Jr, le président de Hyatt, et nous avons pris
rendez-vous. Je n’ai pas été terriblement impressionné par Friend, mais
j’avais eu raison sur l’envie de Hyatt de s’installer à New York. On a donc
commencé à discuter d’un partenariat possible sur le Commodore. Très
rapidement, je lui ai fait une première proposition concrète, avec bon
nombre de réserves concernant les éventuels imprévus. J’étais content et
fier de moi. Deux jours plus tard, j’ai reçu un coup de téléphone de lui : « Je
suis désolé. Nous ne pouvons pas accepter ce type de clauses. » Et c’est
devenu une sorte de leitmotiv de leur part. On négociait de nouvelles
conditions, on se serrait la main pour sceller l’accord, et quelques jours plus
tard il fallait repartir de zéro. Finalement, un des dirigeants du groupe avec
qui je m’étais lié m’a appelé : « Un conseil. Tu devrais appeler Jay Pritzker
et négocier directement avec lui. »
J’avais à peine entendu parler de Pritzker, ce qui montre combien j’étais
encore jeune à l’époque. Je savais vaguement que la famille Pritzker était
actionnaire de Hyatt, mais c’était à peu près tout. Mon copain de chez Hyatt
m’a expliqué que c’était Pritzker qui faisait tourner la baraque. Et j’ai tout
d’un coup compris pourquoi les choses n’avaient pas avancé. Quand on se
lance dans une affaire importante, il faut toujours s’adresser au décideur.
Tous les gens qui se trouvent aux niveaux inférieurs ne sont que des
employés. Un employé ne se battra jamais pour une société. Il se battra pour
une augmentation de salaire, ou pour sa prime de fin d’année, mais pas pour
imposer votre projet. Voilà ce qu’il dira : « Il y a ce Trump de New York qui
veut faire affaire avec nous. Voilà les côtés positifs et les côtés négatifs de
sa proposition. Qu’en pensez-vous ? » Si le patron semble intéressé, il
continuera à défendre votre projet. Mais s’il ne veut pas en entendre parler,
l’employé s’écrasera immédiatement : « Oui, je suis d’accord, mais je
voulais tout de même vous tenir au courant. »
Nous étions au début du printemps 1975, lorsque j’ai appelé Jay Pritzker.
Il a eu l’air content que je lui fasse signe. Les bureaux de Hyatt étaient à
Chicago, mais Pritzker venait à New York la semaine suivante. Peut-être
pourrais-je venir le chercher à l’aéroport ?
Ne roulant pas encore en limousine à cette époque, j’y suis allé avec ma
voiture. Il faisait malheureusement très chaud ce jour-là. Même si cela le
dérangeait, Jay ne le montra pas. Je me suis tout de suite aperçu qu’il était
terriblement nerveux quand il parlait affaires. Il peut être très agréable
lorsqu’il se détend, mais la plupart du temps il est dur, presque cinglant, et
il joue serré. Cela ne me pose heureusement aucun problème. De plus, Jay
ne fait que rarement confiance aux gens, ce qui est aussi mon attitude. Nous
étions donc fort méfiants l’un envers l’autre : je crois néanmoins que dès le
début nous avons eu un respect réciproque.
Nous avons réussi à nous mettre d’accord sur les grandes lignes en peu
de temps. Nous acceptions d’être partenaires à parts égales. Je construisais
l’hôtel et Hyatt l’exploitait une fois terminé. Mais ce qui était encore plus
important que d’être arrivé à un accord, c’était que dorénavant j’aurais
affaire directement à lui lorsque des difficultés se présenteraient. Depuis ce
jour, bien que nous ne soyons pas toujours d’accord, notre association est
restée solide ; nous nous parlons franchement.
Le 4 mai 1975, nous avons donné une conférence de presse commune où
nous annoncions que nous nous étions mis d’accord pour acheter et rénover
entièrement le Commodore, sous réserve d’obtenir le financement et les
déductions fiscales nécessaires. L’annonce de mon partenariat avec Hyatt,
les plans et le budget que Der m’avait établis pour la construction, m’ont
permis d’aller voir les banques avec quelques atouts en main. J’ai aussi
engagé Henry Pearce, un courtier en immobilier spécialisé dans le
financement de ce type d’opération, et, ensemble, nous avons commencé à
démarcher les banques.
Henry Pearce, le patron de Pearce, Mayer and Greer, était un type
fantastique. Il avait une bonne soixantaine d’années mais il possédait plus
d’énergie que la plupart des jeunes. Et il était implacable dans sa recherche
d’argent. Sa persévérance nous a beaucoup aidés, son âge également. Nous
allions voir des banquiers conservateurs dont la plupart n’avaient jamais
entendu parler de Donald Trump. D’une certaine façon, j’étais beaucoup
plus traditionnel qu’Henry, mais ça rassurait les banquiers de me voir en
compagnie de cet homme aux cheveux blancs qu’ils connaissaient depuis
toujours.
Notre stratégie était pratiquement celle que j’avais eue lorsque j’avais
rencontré Palmieri la première fois. Je parlais de l’importance de la Trump
Organization et de tout ce qu’on avait accompli. J’insistais sur notre respect
des délais et du budget. Je le savais, ce qu’appréhendaient le plus les
banques, c’étaient les dépassements qui pouvaient anéantir tous les
avantages du meilleur des prêts. Nous montrions à ces banquiers les plans et
les énormes maquettes rutilantes de l’hôtel que j’avais l’intention de
construire. Nous expliquions que ce projet allait transformer le quartier et
créer des milliers d’emplois. Nous parlions avec fougue de cette fantastique
et incomparable compagnie qu’était Hyatt. Nous évoquions enfin
l’importante ristourne fiscale que nous espérions obtenir de la ville. Ce
dernier point retenait tout particulièrement leur attention. Mais nous étions
malheureusement dans un véritable cercle vicieux. Avant que nous ayons
trouvé notre financement, la ville ne voulait pas discuter de cet avantage
fiscal. Et, sans lui, les banques n’étaient pas intéressées par notre projet.
Nous avons finalement décidé de changer de tactique. Comprenant que
notre approche positive ne fonctionnait pas, nous avons essayé de jouer sur
leur sens des responsabilités et des obligations morales. « Oubliez-nous,
faites-le pour New York. La ville a des problèmes mais c’est encore une
grande ville et c’est la nôtre. Si vous ne croyez plus en elle, si vous
n’investissez pas dans son avenir, comment pensez-vous qu’elle puisse s’en
sortir ? Lorsque vous prêtez des millions de dollars aux pays du tiers monde
et aux promoteurs des centres commerciaux des quartiers périphériques, ne
croyez-vous pas que vous avez quelques obligations vis-à-vis de votre
propre ville ? »
Rien ne marchait. Une banque a semblé un moment prête à accepter. Et
puis, à la dernière minute, le type qui suivait notre dossier a commencé à
soulever quelques questions de détail qui ont fait capoter l’opération.
L’archétype même du technocrate, à savoir quelqu’un qui ne possède aucun
affect, qui ne fait que ce qu’il a à faire avant de rentrer chez lui à 17 heures
et oublier son boulot. Il est plus facile de traiter avec un requin ; lui au
moins a une certaine passion ! Quand un requin dit non, on peut tout de
même imaginer qu’on le fera changer d’avis. On gueule, on s’emporte, il
réagit avec autant de hargne, et on finit par s’entendre. Mais quand une
machine dit non, c’est beaucoup plus compliqué… Nous avons continué à
donner à ce type toutes sortes d’arguments. Il ne changeait pas sa position
d’un pouce. Il nous disait simplement, calmement, et d’un même ton
monotone : « La réponse est non. Non, non et non. » Après cette mauvaise
expérience, je me rappelle avoir dit à Henry, « On arrête ! » Mais Henry a
refusé de laisser tomber. Avec mon avocat Jerry Schrager, ils n’ont cessé de
me pousser à m’accrocher.
De toute évidence, la seule chose qui me permettrait d’obtenir un
financement serait les avantages fiscaux. Mon unique espoir résidait dans
un projet pour encourager l’investissement, que la ville avait mis en place
au début de 1975. Ce programme avait été créé pour inciter les promoteurs
en leur offrant des abattements fiscaux. Vers le milieu de l’année, bien que
je n’aie toujours pas obtenu de financement, j’ai décidé de contacter la ville.
Au premier abord, mon approche paraissait absurde et désespérée. Mais
j’avais l’intention de jouer le tout pour le tout. Je suis allé les voir et je leur
ai réclamé l’impossible : une déduction fiscale sans précédent. En un
certain sens, c’était un peu comme un bluff au poker. Je n’avais aucune
carte en main mais je ne pouvais plus me permettre de renoncer, sous peine
de perdre toute crédibilité. La ville, de son côté, tenait absolument à
relancer l’économie.
J’ai présenté mon dossier à la ville une première fois en octobre 1975, et
j’ai joué franc jeu. Le Commodore perdait de l’argent, il se détériorait
rapidement. Le quartier de Grand Central devenait un véritable bidonville.
La chaîne Hyatt était d’accord pour investir à New York, mais il était hors
de question que nous dépensions des millions pour construire un nouvel
hôtel si la ville ne nous accordait pas de facilités pour le versement des
taxes foncières.
Les gens des services économiques de la ville se sont mis d’accord pour
trouver une formule grâce à laquelle nous devenions associés. La ville
m’offrait l’exemption totale de mes taxes foncières pendant quarante ans.
En échange, je lui versais une cotisation annuelle et un pourcentage sur mes
profits éventuels. Le mécanisme était assez compliqué. D’abord j’achetais
le Commodore à la Penn Central pour dix millions de dollars, dont six
iraient directement dans les caisses de la ville pour payer les impôts en
retard. Puis je vendais l’hôtel à la ville pour un dollar symbolique, et elle
me le louait immédiatement pour quatre-vingt-dix-neuf ans. Mon loyer, qui
tenait lieu de taxe foncière, débutait à deux cent cinquante mille dollars par
an et s’élèverait au bout de la quarantième année à deux millions sept cent
mille dollars. Il me fallait aussi verser à la ville un pourcentage sur mes
profits. Au bout du compte, j’allais payer l’équivalent de toutes les taxes
foncières calculées sur la valeur de l’hôtel au moment de la signature.
Cet arrangement devait naturellement recevoir l’aval du conseil de
surveillance qui se réunirait pour l’étudier une première fois fin
décembre 1975. Une semaine avant cette réunion, j’ai vu Victor Palmieri et
je lui ai expliqué que, s’il voulait que la ville accepte notre abattement
fiscal, nous avions intérêt à insister sur la situation désespérée du
Commodore. Il a été d’accord avec moi. Le 12 décembre, Palmieri a
annoncé que la Penn Central avait encore perdu un million deux cent mille
dollars avec le Commodore au cours de l’année 1975. Il a ajouté qu’elle
s’attendait à des pertes encore plus importantes pour 1976, et qu’elle
envisageait en conséquence de fermer définitivement l’établissement au
plus tard le 30 juin 1976.
Deux jours après, un rebondissement est intervenu. Portman Associates,
une compagnie qui avait passé les deux dernières années à essayer de
trouver de l’argent pour construire un énorme hôtel à Times Square, a
révélé qu’elle laissait tomber son projet parce qu’elle n’avait pas réussi à
obtenir de financement. D’un côté, cela ne m’arrangerait pas : j’avais
vraiment besoin de tous les atouts possibles pour montrer qu’investir à New
York n’était pas absurde. De l’autre, dans mes discussions avec la ville, je
pouvais citer le fiasco de la Portman comme preuve évidente que ma seule
chance d’obtenir un financement auprès des banques était cet abattement
fiscal.
Au début de l’année 1976, le conseil de surveillance a décidé de changer
les modalités de notre arrangement. Au lieu de la vente de l’hôtel puis de la
location, tout se ferait par l’intermédiaire de la Urban Development
Corporation. Les raisons de ce changement étaient simplement techniques,
et au bout du compte plus avantageuses pour moi. Toutefois, en avril, le
conseil de surveillance n’avait toujours pas rendu son avis sur mon
abattement fiscal, et l’opposition contre mon projet commençait à
s’intensifier. Les critiques les plus virulentes venaient naturellement des
propriétaires des autres hôtels. Albert Formicola, le chef du Syndicat des
hôteliers de la ville, a déclaré que cet abattement fiscal était une injustice
dans la compétition avec les autres hôteliers qui, eux, payaient toutes les
taxes foncières. Le patron du Hilton, Alphonse Salamone, disait qu’il
pouvait tolérer un abattement fiscal sur dix ans, mais qu’après cela chacun
devrait se retrouver à chances égales. Même Harry Helmesley, celui qui
avait le plus de succès et qui était le moins envieux, trouvait mon
arrangement avec la ville exagéré. Juste avant que le conseil de surveillance
ne passe au vote, trois conseillers municipaux ont même organisé une
conférence de presse devant le Commodore pour dénoncer notre
arrangement. Je n’ai pas pris leur initiative comme une attaque personnelle.
Ces gens sont des politiciens. Dès qu’ils sentent qu’une cause peut leur
apporter des voix ils prennent le train en marche.
Je m’inquiétais cependant de cette opposition qui s’amplifiait. Il fallait
que je prenne publiquement l’offensive et que je ne cède pas un pouce de
terrain à mes opposants. Lorsqu’un journaliste m’a demandé par la suite
pourquoi j’avais obtenu un abattement fiscal sur quarante ans, je lui ai
simplement répondu : « Parce que je ne l’ai pas demandé pour cinquante
ans. »
Je suis convaincu que le déclic qui a permis à l’affaire d’aboutir a été
provoqué par Palmieri et la Penn Central. Personne ne souhaitait voir le
Commodore laissé à l’abandon. Le 16 mai, Palmieri a déclaré que la Penn
Central allait fermer le Commodore dans six jours, un jour avant la réunion
prévue par le conseil de surveillance afin de discuter pour la quatrième fois
de mon abattement. Mes opposants ont immédiatement déclaré que
l’annonce de Palmieri était une tactique pour influencer le conseil. Je
n’étais certes pas mécontent que cette déclaration survienne à ce moment-
là. Mais, en vérité, la Penn Central avait révélé six mois auparavant qu’elle
avait l’intention de fermer l’hôtel avant l’été. Le taux d’occupation était
tombé de quarante-six pour cent l’année précédente à trente-trois pour cent.
Et les prévisions de pertes de l’année 1976 étaient de quatre millions six
cent mille dollars.
Le 19 mai, tous les journaux locaux parlaient en une des derniers clients
du Commodore qui quittaient les lieux, des centaines d’employés en train
de chercher un nouveau boulot, et de l’angoisse des propriétaires des
magasins des alentours. Tous ces articles étaient excellents pour moi. Le
20 mai, le conseil de surveillance votait à l’unanimité pour accepter
l’avantage fiscal. Au cours des quarante prochaines années, cet abattement
m’économiserait des dizaines de millions de dollars. Le jeu en valait
vraiment la chandelle !
Malgré ce que mes opposants pensaient, dix jours plus tard, un éditorial
du New York Times présentait mon cas de bien meilleure façon que je
n’aurais pu le faire moi-même : « Sinon quoi ? disait le journaliste. Le
Commodore entouré de palissades avec un arriéré d’impôts irrécupérable.
Cela aurait créé une plaie béante dans un des quartiers les plus actifs de la
ville. »
Mais, si incroyable que cela paraisse, l’abattement fiscal n’a pas suffi à
convaincre les banques que nous avions un projet viable. Avec le recul, il
semble difficile de croire que les banques aient pu encore avoir des doutes
sur nos calculs. Cela montre combien la situation était mauvaise. En 1974,
une chambre au Commodore coûtait en moyenne vingt dollars la nuit, et
tant que le taux d’occupation restait au-dessus des quarante pour cent,
l’hôtel réussissait presque à équilibrer ses comptes. Nous nous étions
fondés, après la rénovation totale de l’hôtel, sur une moyenne de quarante-
huit dollars par nuit, avec une occupation moyenne de soixante pour cent. Il
ne s’agissait vraiment pas de chiffres utopiques, mais la banque nous a
reproché un excès d’optimisme. En réalité, lorsque nous avons ouvert le
nouvel hôtel, en septembre 1980, la situation économique de la ville s’était
retournée, et nous avons pu demander cent quinze dollars par chambre et
constaté un taux d’occupation de quatre-vingt-dix pour cent. En
juillet 1987, le tarif pour une nuit avait atteint cent soixante-quinze dollars
et l’hôtel était toujours rempli à quatre-vingt-dix pour cent.
Nous avons finalement obtenu notre financement grâce à deux
institutions. La première fut Equitable Life Assurance Society, qui était
propriétaire de bon nombre d’immeubles. George Peacock, le patron de
l’immobilier d’Equitable, a décidé de mettre trente-cinq millions de dollars
sur la table. Il pensait que le Commodore ainsi rénové serait une bonne
chose pour la ville, et par là même pour Equitable. Le second groupe fut la
Bowery Savings Bank, qui avait son quartier général juste en face du
Commodore. Ils ont accepté de verser quarante-cinq millions. Leur intérêt
était tout d’abord pragmatique : ils ne tenaient pas à ce que le quartier
devienne un enfer.
J’aurais pu économiser des millions de dollars en me contentant de
remeubler l’intérieur. En fait, tout le monde s’est opposé à la rénovation
d’ensemble à laquelle je tenais. Dès que nous avons rendu publique notre
intention de recouvrir la façade du Commodore de glaces réfléchissantes,
les critiques conservateurs sont devenus furieux. Ils étaient outrés que je
n’essaie pas de m’aligner sur l’architecture environnante, le classicisme de
la gare de Grand Central et les immeubles de bureaux du bout de la rue.
Conserver la même façade aurait été un véritable suicide. J’ai réagi
violemment : « Épargnez-moi les discours sur la grandeur de tous ces vieux
immeubles. Le Chrysler Building est en faillite, le quartier court à la ruine.
Si vous croyez que je vais laisser le Commodore tel qu’il est, vous êtes
tombés sur la tête. C’est hors de question ! »
C’est drôle comme tout peut changer rapidement. Beaucoup de ces
mêmes critiques qui ne voulaient pas entendre parler de mes idées adorent
aujourd’hui l’immeuble. Ils ont finalement découvert qu’en choisissant ces
grandes glaces j’ai créé quatre murs de miroirs. Aujourd’hui, lorsqu’on
traverse la 42e Rue ou que l’on arrive par la rampe d’accès de Park Avenue,
on aperçoit, dans le mur de glaces du Grand Hyatt, la gare, le Chrysler
Building et d’autres monuments importants.
Le hall d’entrée a beaucoup plu également. La plupart des halls d’hôtel, à
New York, sont laids et sinistres. J’étais décidé à faire du nôtre un endroit
spectaculaire que l’on viendrait visiter. Nous avons choisi un luxueux
marbre marron pour le sol, et du très beau cuivre pour les colonnes et les
rampes d’escalier. On a construit un restaurant de cinquante mètres de long
tout en verre, juste au-dessus de la 42e Rue, ce qui n’avait jamais été réalisé
auparavant. Je suis persuadé que si j’avais laissé le Commodore en l’état,
vieillot et sans caractère, il n’aurait eu aucun succès. Et il n’aurait jamais
marché comme il marche aujourd’hui.
Le Grand Hyatt a ouvert en septembre 1980 et il a tout de suite connu un
gros succès. Les bénéfices bruts d’exploitation dépassent à présent les trente
millions de dollars. Hyatt étant responsable de la gestion de l’hôtel, mon
rôle est pratiquement terminé. Mais je suis toujours propriétaire de
cinquante pour cent de l’ensemble, et ce n’est pas mon genre de trop
déléguer. Il y a d’ailleurs eu quelques petits problèmes au début. J’avais pris
l’habitude d’envoyer sur place un de mes collaborateurs, ou le plus souvent
ma femme, juste pour voir comment ça se passait. Et Hyatt n’était pas
content. Un jour j’ai reçu un appel du patron de tous les hôtels Hyatt,
Patrick Foley : « Écoutez, Donald, ça ne va pas. Le gérant est en train de
piquer une crise de nerfs : votre femme débarque tout le temps. Dès qu’elle
voit un grain de poussière dans un coin, elle demande au concierge de
l’enlever, ou si l’uniforme d’un des grooms n’est pas bien repassé, elle lui
ordonne d’aller se changer. Mon gérant, malheureusement, est un type qui a
déjà des problèmes avec les femmes. Mais pour sa défense, il faut dire qu’il
dirige un établissement de mille cinq cents employés. Or, pour que cela
fonctionne, il faut qu’il y ait une certaine hiérarchie.
— Je comprends votre position, et je suis d’accord avec vous : ça ne va
pas. Mais tant que je serai propriétaire à cinquante pour cent de l’immeuble,
je ne ferai pas semblant de croire que tout va bien si ce n’est pas vrai. »
Pat a suggéré que l’on se voie pour en discuter la semaine suivante. Je
souhaitais que tout s’arrange à l’amiable car j’aime bien Pat, et il est
efficace dans son travail. C’est un Irlandais qui a une forte personnalité.
Lorsqu’il entre dans le Hyatt Regency, à Washington, ou dans celui de West
Palm Beach en Floride, il connaît tous les employés par leur nom. Il se
souvient de leur vie de famille, il embrasse le chef, complimente le porteur,
dit bonjour au maître nageur et aux femmes de chambre. Lorsqu’il s’en va
une heure plus tard, chacun se sent important et remonté.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, Pat avait trouvé une solution :
« J’ai déjà pris une décision. Je vais changer le directeur de l’hôtel, et le
remplacerai par un de mes meilleurs collaborateurs, originaire d’Europe de
l’Est comme votre femme. Il est très souple, et ils s’entendront à merveille.
Elle pourra venir n’importe quand et parler à n’importe qui. Ainsi, tout le
monde sera content. »
Comme convenu, Pat a procédé au changement. C’est alors que son
nouveau directeur a eu un coup de génie. Il a commencé à nous bombarder
de coups de téléphone pour le moindre détail. Il appelait plusieurs fois par
semaine. « Donald, nous voulons votre accord pour changer le papier mural
au quatorzième étage. » Ou encore : « Nous aimerions créer un nouveau
menu dans l’un des restaurants. » Ou bien : « Nous envisageons de changer
de teinturier. » Il nous invitait aussi à toutes les réunions de direction… Il
en a tellement fait, sollicitant notre opinion pour des broutilles, que j’ai fini
par lui dire : « Fichez-moi la paix, faites ce que vous voulez, mais ne me
dérangez plus. » Son plan avait parfaitement réussi ! Il avait obtenu ce qu’il
voulait non pas en se battant, mais en se montrant positif, amical et
serviable.
Quel que soit le succès de notre association avec Hyatt, il y avait dans le
contrat une clause plus intéressante encore pour moi que d’être propriétaire
à moitié de l’hôtel. C’était ce qu’on appelle une obligation contractuelle
d’exclusivité. Elle stipulait qu’il était interdit à Hyatt de construire des
hôtels concurrents au nôtre sans mon autorisation, dans les cinq quartiers de
New York.
J’avais essayé une première fois d’obtenir cette clause de Jay Pritzker au
moment où nous montions l’affaire, mais il avait refusé. Jay était malin ; il
n’allait pas hypothéquer l’expansion de sa chaîne d’hôtels dans l’une des
plus grandes villes du monde ! Nous en étions à la signature finale du
contrat et, juste avant que l’on se réunisse, je me suis trouvé seul avec un
des dirigeants de la banque. Je lui ai fait remarquer que la banque risquait
gros dans cet investissement et qu’un des moyens de se prémunir serait
d’ajouter une obligation contractuelle afin que Hyatt ne s’amuse pas deux
ans plus tard à ouvrir un hôtel au bout de la rue. Le banquier a tout de suite
compris. Il s’est précipité dans la salle de conférences où se tenaient déjà
les gens de chez Hyatt et il leur a dit : « Écoutez-moi. Nous investissons
plus de dix millions de dollars, ce qui représente beaucoup d’argent. Et nous
ne consentirons à vous accorder ce prêt que si nous obtenons l’assurance de
la part de Hyatt que vous n’ouvrirez pas d’autres hôtels à New York. »
Je prenais des risques : à ce moment-là, notre financement aurait pu
s’écrouler. Mais, heureusement, Jay Spritzker n’était pas là. Ses
collaborateurs ont essayé de le contacter, mais il se trouvait au Népal, où il
faisait de l’alpinisme, et on ne pouvait pas le joindre. Or la banque donnait
une heure à Hyatt pour prendre une décision. Pendant que nous attendions
leur réponse, j’ai rédigé moi-même la clause. En résumé, elle disait que
Hyatt ne pouvait pas ouvrir d’hôtel concurrent dans la région de New York,
y compris dans les deux aéroports. La seule exception était le droit de
construire un petit hôtel de luxe, ce qui, je le savais, ne serait jamais viable
économiquement… Avant que le délai ne fût écoulé, ils avaient accepté de
signer le document.
Il est évident que Hyatt voudra créer de nouveaux hôtels. En me
réservant le droit de dire oui ou non, je garde un moyen de pression
extrêmement sûr.
A.N. Pritzker, qui est mort récemment, était un homme merveilleux, un
patriarche. Il avait l’habitude de m’appeler quand il venait à New York.
A.N. et son fils, Jay, étaient des hommes extrêmement différents. Ils avaient
cependant un point commun : ils étaient tous les deux brillants. À part cela,
Jay était renfermé, A.N. chaleureux et expansif. Il ressemblait à un gros
nounours. Le père et le fils formaient une équipe parfaite. A.N., qui avait
créé la compagnie à partir de rien, avait les banques avec lui, non pas parce
qu’il avait de l’argent mais parce qu’on l’adorait.
Chaque fois, donc, que A.N. venait à New York, il me passait un coup de
fil : « Salut, Don. Je suis venu en touriste et j’aurais aimé bavarder avec toi
quelques minutes. Juste pour prendre des nouvelles.
— A.N., je sais ce que tu as derrière la tête. Tu veux construire un nouvel
hôtel à New York, n’est-ce pas ? »
— J’aimerais en effet que tu nous laisses le faire, Don. Ça ne serait pas
mauvais pour toi et ça serait bon pour nous, bon pour tout le monde. »
Quand il devenait trop insistant, j’essayais de trouver le moyen de
changer de sujet. J’avais tellement d’affection pour lui que je n’avais pas le
courage de lui dire franchement non.
Il y a peu de gens pour qui j’ai eu de tels sentiments. A.N. est mort en
1986. Il se trouve que j’avais un rendez-vous extrêmement important à mon
bureau le jour de ses obsèques. C’était une affaire à laquelle je tenais
particulièrement. J’y travaillais depuis des mois, et des gens allaient venir
du monde entier pour cette réunion. Je l’ai cependant annulée afin de me
rendre à Chicago. Finalement, je n’ai jamais conclu cette affaire, mais je
n’ai aucun regret. Il y a des gens dans la vie à qui l’on tient à marquer son
respect, quoi qu’il en coûte. En vérité, une des raisons pour lesquelles mon
association avec Hyatt est restée si solide, en dehors du succès de l’hôtel,
c’est cette affection qui m’a toujours lié à A.N. Pritzker.
7
LA TRUMP TOWER
Mon premier rendez-vous avec Franklin Jarman n’a pas été concluant.
Depuis le jour où je me suis installé à Manhattan en 1971 et où j’ai
commencé à déambuler dans les rues, l’un des endroits qui m’a le plus
enthousiasmé était l’immeuble de onze étages occupé par le magasin
Bonwit Teller, au coin de la 57e Rue et de la 5e Avenue. L’emplacement
était exceptionnel et le terrain assez grand. Dans mon esprit, c’était sans
doute l’opportunité la plus intéressante de New York. On pouvait y
construire un superbe immeuble dans un cadre privilégié.
Bonwit appartenait à Genesco, une société créée dans les années 1950
par W. Maxey Jarman, qui en avait fait un groupe de haut niveau. Maxwey
avait commencé avec une fabrique de chaussures. Puis il avait acheté
d’autres marques avant de se lancer dans l’acquisition de magasins en
mettant successivement la main sur Tiffany, Henri Bendel et Bonwit Teller.
Mais, en 1970, une lutte impitoyable s’était engagée entre Maxwey et son
fils Franklin. Ils avaient tous les deux de fortes personnalités et chacun ses
idées. Et ils voulaient tous les deux avoir le contrôle du groupe. La bagarre
avait atteint une telle intensité qu’ils en étaient venus aux mains en plein
conseil d’administration. Me sentant très proche de mon père, j’ai eu du mal
à accepter cette histoire. Franklin avait finalement réussi à virer son père et
à prendre le contrôle de la société. En 1975, c’est donc lui que j’ai appelé
pour évoquer Bonwit Teller.
À l’époque, je n’avais pas encore de grandes réalisations à mon actif.
J’essayais de racheter le Commodore, je me battais pour obtenir que le
Centre des expositions soit construit sur mon terrain, mais rien n’avait
vraiment pris forme. Cependant, Franklin Jarman a accepté de me voir.
Nous nous sommes rencontrés et je lui ai tout de suite dit que j’aimerais
acheter l’immeuble de Bonwit Teller. Je savais que ce serait difficile, aussi
ai-je essayé de rendre mon argumentaire séduisant. J’ai proposé par
exemple de construire au-dessus du magasin ; ils auraient ainsi la possibilité
de rester ouverts durant les travaux. Ce n’était pas très réaliste, mais j’étais
prêt à tout pour acquérir ce terrain.
Avant même de finir mon exposé, j’ai vu à la tête de Franklin qu’il
trouvait mon offre absurde. Quand j’ai eu terminé de parler, il m’a répondu
poliment mais fermement : « Vous devez être inconscient si vous croyez
que nous allons vendre ce terrain exceptionnel. » Nous nous sommes serré
la main, et je suis parti persuadé qu’en aucun cas ni moi ni un autre
n’achèterait un jour ce terrain.
Mais je ne me suis pas résigné. J’ai commencé à écrire une série de
lettres à Franklin Jarman. Je l’ai d’abord remercié de m’avoir reçu. Deux
mois plus tard, je lui ai à nouveau écrit pour lui demander s’il ne
reconsidérerait pas ma proposition. Quelques mois après, sans réponse, j’ai
repris ma plume pour lui dire que j’aimerais passer le voir un instant. Puis
je lui ai envoyé une autre lettre en lui suggérant une tout autre manière
d’aborder la question. Même sans le moindre encouragement de sa part, je
m’entêtais. Beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, c’est une persévérance
sans faille qui fait la différence entre le succès et l’échec. Franklin Jarman
n’a pas changé d’avis. Mais, comme on le verra par la suite, mes lettres ont
tout de même eu un certain résultat.
Trois ans ont passé. Au cours de cette période, Genesco a commencé à
avoir de sérieux problèmes financiers. J’avais complètement oublié cette
histoire quand, un soir de 1978, en jetant un œil sur Business Week, j’ai
appris le changement de direction de Genesco. Dans le but d’éviter la
faillite, les banques avaient exigé que le directeur général fût remplacé. Le
nouveau patron était John Hanigan, un spécialiste du sauvetage des
entreprises en détresse. Il venait juste de remonter AMF-Brunswick qui
était au bord du gouffre. Sa spécialité était ce qu’on appelle l’élagage. C’est
une façon élégante de dire qu’il découpait une société en petits morceaux.
En d’autres mots, il n’arrêtait pas d’en vendre tous les actifs afin de se
débarrasser des dettes et de rembourser les banques. La force d’Hanigan
venait du fait qu’il débarquait dans une entreprise sans aucune attache,
aucun sentiment pour les gens qui y travaillaient ou les biens dont elle
disposait. Il n’avait donc pas de scrupules à se montrer sans pitié. C’était un
type intelligent, dur et terre à terre.
Le lendemain du jour où j’ai lu l’article de Business Week, dès 9 heures
du matin, j’ai appelé Genesco. J’ai tout de suite eu Hanigan au bout du fil.
Il n’était pas dans la boîte depuis longtemps mais, à mon grand étonnement,
il ne m’a même pas laissé le temps de m’expliquer : « Je sais pourquoi vous
appelez. Vous êtes le type qui a écrit toutes ces lettres pour proposer
d’acheter Bonwit Teller. Quand voulez-vous qu’on se voie ?
— Dès que possible.
— Pouvez-vous être à mon bureau dans une demi-heure ? »
Conclure un deal n’est souvent qu’une question de timing. Je suis donc
allé le voir immédiatement et nous avons passé un bon moment ensemble. Il
était clair que la société avait besoin de liquidités, et rapidement. Hanigan
n’avait aucune réticence à vendre Bonwit ou n’importe quoi d’autre. C’était
une sorte d’énorme braderie. J’étais persuadé en le quittant que l’affaire se
ferait rapidement.
Alors, il s’est passé quelque chose de bizarre. Jack Hanigan a commencé
à refuser de me prendre au téléphone. J’ai dû l’appeler une dizaine ou une
quinzaine de fois tous les jours suivants, mais je n’ai jamais réussi à lui
parler. Je me suis dit que d’autres personnes étaient sans doute sur le coup.
J’ai donc demandé à Louise Sunshine de téléphoner à son amie Marilyn
Evans, dont le mari avait été propriétaire d’une fabrique de chaussures. Il
l’avait vendue à Genesco quelques années auparavant, et en était devenu un
des gros actionnaires. Marilyn a parlé de moi à Hanigan, et presque aussitôt
Hanigan m’a rappelé. Je n’ai jamais su pourquoi il avait attendu si
longtemps. Il a proposé que l’on se rencontre de nouveau. Cette fois, j’ai
amené mon avocat, Jerry Schrager, et nous avons réussi à nous entendre.
C’était simple. Genesco était propriétaire de l’immeuble mais pas du
terrain. Ils avaient un bail qui courait encore sur vingt-neuf ans. J’ai accepté
d’acheter l’immeuble et de reprendre le bail pour la somme de vingt-cinq
millions de dollars.
Dans mon esprit, il ne s’agissait que d’un premier pas. Pour pouvoir
construire l’immeuble que j’avais en tête, il me faudrait encore assembler
plusieurs autres éléments, et obtenir ensuite de la municipalité un nouveau
plan d’occupation des sols. Ces pratiques sont courantes à New York, mais
il s’agissait là d’un emplacement extrêmement prestigieux. Cela signifiait
que ma tâche serait délicate, et disséquée dans les moindres détails.
L’important était de garder ce projet secret. Si on venait à apprendre que
Bonwit était à vendre avant que j’aie signé, je n’arriverais jamais à conclure
le deal. Si le magasin se retrouvait sur le marché, tout le monde se mettrait
sur les rangs, et les prix s’envoleraient. Voilà pourquoi, juste avant de
quitter Jack, je lui ai dit : « J’aimerais signer rapidement une lettre précisant
que j’ai proposé vingt-cinq millions et que vous avez accepté, sous la seule
réserve que j’obtienne les documents d’usage. Ainsi, aucun d’entre nous ne
pourra se défiler. » À ma grande surprise, Jack a acquiescé : « Cela me
paraît raisonnable. » Jack était malin, mais il n’était pas de New York, il ne
connaissait pas la valeur de l’emplacement. Même en période de récession,
il aurait eu de nombreux acquéreurs.
Nous avons immédiatement rédigé ensemble cette lettre. Jack l’a lue, et
le seul changement qu’il y a apporté a été de rajouter une clause stipulant
que la vente devrait être approuvée par son conseil d’administration.
Lorsqu’il m’a rendu la lettre, j’ai tout de suite réagi : « Non, Jack. Je ne
peux pas marcher avec une telle clause. Dans trois ou quatre semaines, rien
ne vous empêche de dire à votre conseil de refuser. Cela annule toute la
valeur de cette lettre. » Je lui ai demandé s’il avait vraiment besoin de
l’approbation de son conseil pour vendre le magasin. Il m’a répondu que
non et j’ai donc insisté pour qu’il renonce à cette clause. Il a réfléchi un
instant puis il a cédé.
Muni de cette lettre d’intention, et avant même d’avoir signé le contrat, je
suis allé voir Conrad Stephenson à la Chase Manhattan Bank. Mon père
ayant toujours travaillé avec la Chase, j’estimais que c’était la première
porte où frapper pour trouver les vingt-cinq millions de dollars dont j’avais
besoin. J’ai expliqué toute l’affaire à Conrad : j’achetais l’immeuble et je
construisais à la place un immense building. « Si vous n’êtes pas
propriétaire du terrain, le bail de vingt-neuf ans n’est pas suffisamment long
pour obtenir un financement », m’a-t-il fait remarquer. Cela voulait dire
qu’il n’avait pas l’intention de me prêter de l’argent pour un immeuble qui,
vingt-neuf ans plus tard, pourrait être récupéré par le propriétaire du terrain.
Mais j’avais déjà réfléchi. « Voilà, Conrad. J’ai deux options à vous
proposer, et je crois que les deux peuvent marcher. »
La première était de reconvertir à moindres frais l’immeuble en bureaux
et de ne garder que le rez-de-chaussée en magasin. Avec un loyer très bas
pendant le reste du bail, j’étais persuadé de pouvoir acquitter les
remboursements de mon emprunt et obtenir en plus un bénéfice substantiel
pendant les trente prochaines années. Mais Connie n’était pas convaincu.
D’ailleurs, pour moi, cette solution n’était qu’un pis-aller.
Ce que je voulais vraiment, c’était non seulement acheter l’immeuble et
le bail, mais aussi le terrain lui-même. Je pourrais alors construire un
immense building sans risque de devoir l’abandonner à la fin du bail.
Lorsque j’ai appris à Conrad que le propriétaire du terrain était Equitable
Life Assurance Society, il a commencé à s’intéresser sérieusement au
projet. Nous étions tous les deux d’accord : mes relations avec Equitable
étant excellentes, cela me donnait un avantage certain. Ils avaient beaucoup
investi dans le Grand Hyatt. On était à l’époque au milieu des travaux, et
toutes les parties prenantes étaient enchantées.
J’ai d’abord pris rendez-vous avec George Peacock, le patron du
département immobilier d’Equitable. Nous étions en septembre 1978, juste
un mois après ma première rencontre avec Jack Hanigan. J’ai tout de suite
dit à George que j’étais sur le point de racheter le bail de Bonwit. Equitable
étant propriétaire du terrain, je voyais là une nouvelle occasion de travailler
ensemble. J’apporterais mon bail et eux leur terrain. Dans un partenariat à
cinquante-cinquante, nous pourrions construire un immense building de
bureaux et d’appartements sur un site exceptionnel.
Equitable pouvait toujours choisir de garder le terrain pour le récupérer à
fin de bail en pleine propriété. Mais j’ai fait remarquer à George qu’il
devrait alors se contenter d’un loyer plutôt bas, négocié longtemps avant
que l’immobilier n’ait commencé à grimper. Je lui ai également signalé que
ma seconde option, au cas où il ne me suivrait pas, était de rénover le
bâtiment existant. Le profit serait moins important, mais tout de même
intéressant pour moi. Je n’étais pas si sûr d’obtenir un financement pour ce
genre d’affaire, mais je ne voulais pas lui laisser croire qu’une association
avec Equitable était ma seule option. Il se serait senti trop libre de faire
monter les enchères. George a heureusement sauté sur l’idée d’une nouvelle
association entre nous. Il était cependant sceptique quant à mes chances
d’obtenir toutes les autorisations nécessaires à la construction de l’immense
building dont je rêvais. Mais il avait aussi été témoin de mon succès avec le
Commodore. En sortant de son bureau, j’avais déjà un engagement de sa
part, sous réserve naturellement de ce que je lui avais promis d’obtenir. Une
fois encore, je me retrouvais en train de jongler avec des promesses.
J’ai ensuite décidé d’utiliser les deux premiers accords de principe, le
bail de Bonwit et le terrain d’Equitable, pour essayer d’en obtenir un
troisième de la part de Tiffany. Je voulais acheter la servitude de vue au-
dessus de Tiffany. Leur immeuble se trouvait adossé à Bonwit Teller, au
coin de la 57e Rue et de la 5e Avenue. En achetant ces droits, j’obtiendrais
ce qu’on appelle un lot fusionné, ce qui me permettrait de construire un
building beaucoup plus imposant. Je ne connaissais malheureusement
personne chez Tiffany, et le patron, Walter Hoving, était connu pour être un
homme difficile, exigeant et d’humeur inégale. Personnellement, j’avais
toujours eu beaucoup d’admiration pour Hoving. Tout ce qu’il touchait se
transformait en or. Il avait fait de Lord and Taylor, puis de Bonwit Teller, de
grandes réussites. Et c’était la même chose avec Tiffany. Je l’avais
simplement aperçu au cours de soirées. C’était un homme aux manières
raffinées, avec des cheveux blancs bien coiffés, des costumes parfaitement
coupés et une allure aristocratique. S’il avait été question de tourner un film
sur le président de Tiffany, il aurait incontestablement obtenu le rôle !
J’ai décidé d’être direct. Je l’ai appelé, je me suis présenté et il a accepté
de me voir. Der Scutt avait déjà réalisé une maquette du building que
j’espérais construire, ainsi qu’une autre pour ma seconde option au cas où
Tiffany refuserait de me céder ses droits de vue. J’ai apporté les deux
maquettes au rendez-vous. Et j’ai commencé mon speech : « J’aimerais
acheter la servitude de vue car cela me permettrait de construire un
immeuble beaucoup plus soigné. Ce sera également bien meilleur pour
vous. En me vendant ces droits, vous préserverez Tiffany pour toujours.
Personne ne pourra construire au-dessus, et ainsi, personne n’essaiera de le
démolir. Mais il y a une autre raison pour laquelle vous avez intérêt à me
vendre ces droits. Si je ne les ai pas, la ville exigera, pour des raisons
techniques, que je construise de petites fenêtres à grillages sur la façade qui
donne sur Tiffany. Ce serait horrible ! Tandis que si j’ai ces droits, j’aurai la
possibilité de construire de superbes fenêtres équipées de vitres
réfléchissantes.
Puis j’ai montré les deux maquettes à Hoving. La première était celle
d’un magnifique building qui ressemblait globalement à la Trump Tower
actuelle. L’autre était absolument horrible. Et j’ai conclu : « Je vous offfre
cinq millions de dollars pour vous aider à sauvegarder Tiffany. En échange,
je vous demande de me céder quelque chose que, de toute façon, vous
n’aurez jamais l’occasion d’utiliser. »
Hoving était chez Tiffany depuis au moins vingt-cinq ans. Il en avait fait
un gros succès et il en était naturellement fier. J’ai joué sur son orgueil, et
ça a marché. Il a aussitôt adhéré à mon point de vue : « Bien, jeune homme.
J’accepte au prix que vous avez suggéré. J’espère seulement que vous ferez
du bon travail. »
Mais il y avait un hic. Il partait en vacances pour un mois et m’a dit
qu’on signerait à son retour. Je me suis soudain senti nerveux. « Monsieur
Hoving, ça me pose un gros problème. Si j’ai ces droits, je peux construire
mon building. Or, c’est sur cette base que je vais demander un nouveau plan
d’occupation des sols. Si, pour une raison ou une autre, vous changiez
d’avis le mois prochain, j’aurais travaillé pour rien. »
Walter Hoving m’a alors regardé comme si je l’avais insulté : « Jeune
homme, peut-être ne m’avez-vous pas bien compris. Je vous ai serré la
main pour sceller notre accord. L’affaire est conclue, point final. »
Je restai bouche bée. Dans le milieu des affaires, pour la plupart, seul un
contrat signé a de la valeur. Walter Hoving, lui, était un gentleman et il était
sincèrement choqué que je puisse le soupçonner un seul instant de ne pas
tenir sa parole. À son intonation hautaine, je me suis vraiment senti
coupable d’avoir osé douter de lui.
Walter Hoving est donc parti un mois. Presque aussitôt Philip Morris a
signé un contrat pour l’achat de la servitude de vue au-dessus de la gare de
Grand Central. Le prix en était beaucoup plus élevé que celui que j’avais
proposé à Tiffany. Et Tiffany était bien mieux situé. Au cours de ce même
mois, plusieurs autres contrats sur des servitudes de vue ont été signés à des
prix très élevés. Tout naturellement, New York se remettait de la crise et le
marché immobilier reprenait du poil de la bête. Je savais que Hoving était
un homme de parole, mais je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter quant
à sa réaction lorsqu’il entendrait parler de ces autres cas.
Quelques jours après son retour de voyage, nous avons discuté quelques
détails de notre contrat. Naturellement, dès le début de la réunion, deux de
ses collaborateurs ont essayé de le dissuader de signer vu l’évolution
récente du marché. J’étais embêté, mais je me suis tout de suite rendu
compte qu’Hoving l’était plus encore que moi : « Messieurs, je me suis mis
d’accord avec ce jeune homme il y a un mois. Quand je m’engage, c’est
définitif, même si je me suis trompé. Je suis sûr que je n’ai pas besoin de
m’expliquer plus longtemps sur le sujet. » Et on a changé de sujet.
J’ai appris par la suite que Hoving avait été encore plus loin. Au cours de
la même période, il avait décidé de vendre Tiffany à Avon Corporation. Je
trouvais qu’Avon était une entreprise un peu bas de gamme pour acheter un
magasin comme Tiffany. Mais l’offre était si mirobolante que je comprenais
pourquoi Hoving avait du mal à refuser. Toutefois, une des conditions
d’Avon était que Tiffany ne me cède pas les droits de vue. J’ai su que
Hoving, sur ce point, était resté inflexible. S’ils avaient un problème avec
ces droits, avait-il dit à ses principaux dirigeants, Avon n’avait qu’à tout
laisser tomber. Ils ont cédé et n’ont acheté que le magasin… Mon projet
avait abouti.
Walter Hoving avait tout simplement de la classe. C’est ce qui le rendait
si efficace dans le domaine du luxe. Et c’est la raison pour laquelle Tiffany
ne s’est jamais remis de son départ. Un exemple ? Hoving avait un
principe : ses meilleurs clients pouvaient choisir ce qu’ils voulaient, le
prendre, signer la note et payer plus tard. C’était simple et élégant. Dès
qu’Avon a pris l’affaire en main, son équipe de comptables a remis en cause
cette coutume. La conclusion : il faut toujours que les meilleurs clients se
sentent mieux traités que les autres.
Hoving, qui avait accepté de rester comme conseiller, en a vite eu assez.
Il a donné sa démission. Dès lors, les choses n’ont fait qu’empirer. À
l’époque où Hoving dirigeait Tiffany, on ne voyait jamais devant l’entrée
principale du magasin les camelots vendre leurs bijoux de pacotille ou leurs
montres dorées, et empêcher les clients d’entrer. À chaque fois que Hoving
voyait un de ces vendeurs à la sauvette, il appelait ses vigiles et leur passait
un savon, toujours avec son air digne : « Comment osez-vous les laisser
faire ? » Moins d’une minute plus tard, ils avaient disparu… Dès que
Hoving a quitté Tiffany, ces vendeurs se sont de nouveau installés devant le
magasin, et ils y sont encore aujourd’hui.
Voilà une des bonnes leçons que j’ai apprises de Hoving. J’ai engagé
pour la Trump Tower une équipe de gardiens athlétiques. Le trottoir, devant
l’immeuble, est toujours propre et débarrassé de ce genre de commerce.
Après avoir obtenu la servitude de vue sur Tiffany, il me restait encore un
petit bout de terrain à négocier. Il était voisin de Tiffany sur la 57e Rue et
loué par Bonwit. Il faisait à peine trois cent soixante mètres carrés, mais il
était essentiel pour la construction de mon building. Les lois sur
l’occupation des sols obligent à avoir un minimum de neuf mètres d’espace
libre – une sorte de cour – derrière chaque immeuble. Si je n’étais pas arrivé
à acheter ce lopin, j’aurais été obligé de réduire d’autant la surface au sol de
l’immeuble dont nous avions déjà dressé tous les plans, et ça aurait été
catastrophique.
Ce terrain était la propriété de Leonard Kandell. En rachetant le bail de
Bonwit, j’avais effectivement acquis un droit sur ce terrain, mais pour une
période trop courte. Il ne restait plus que vingt ans à courir. Heureusement,
Leonard Kandell, tout comme Hoving, était un homme honnête. Il avait
commencé dans l’immobilier en achetant des immeubles résidentiels dans
le Bronx, dans les années 1930 et 1940. Mais, contrairement à la plupart des
petits propriétaires, il a décidé de se retirer du secteur lorsque la
réglementation sur les loyers est apparue. Il a vendu tous ses appartements
et il a emménagé à Manhattan, où il a commencé à racheter des baux aux
meilleurs emplacements. C’est-à-dire qu’il achetait les terrains sur lesquels
étaient construits les immeubles, sans acquérir l’immeuble lui-même. À
mesure que le marché se développait, Leonard est devenu très riche, sans
avoir aucun des problèmes que pose la gestion d’immeubles. Pendant ce
temps, tous les propriétaires qui étaient restés dans le Bronx faisaient
faillite.
Cette réglementation des loyers avait été une des raisons de mon départ
de Brooklyn. Nous avions donc, a priori, des affinités. L’ennui, c’est que
Leonard n’était pas vendeur ! Ce n’était pas une question de prix ; il n’était
pas non plus particulièrement attaché à son bout de terrain de la 57e Rue. Il
avait tout simplement comme principe de ne jamais vendre. Il estimait qu’à
long terme les prix des terrains à Manhattan ne pouvaient qu’augmenter. Il
avait naturellement tout à fait raison et, malgré notre entente réciproque, il
n’a pas changé sa position d’un pouce.
C’est alors que j’ai découvert dans le contrat qui liait Tiffany à Kandell
un moyen d’action inattendu. Une clause qui donnait à Tiffany une option
prioritaire pour acheter la parcelle voisine de Kandell dans un délai précis.
J’ai béni le ciel qui m’offrait un moyen de pression sur Leonard, et je suis
tout de suite allé voir Walter : « Vous n’allez jamais acheter la parcelle de
Kandell. Alors voulez-vous me céder l’option que vous avez dessus en
même temps que les droits de vue ? » Walter a accepté, on l’a ajoutée à
notre contrat, et j’ai immédiatement exercé l’option. Au début, Leonard a
déclaré que je n’en avais pas le droit car l’option appartenait à Tiffany et
n’était pas transférable. Il avait peut-être raison sur le fond, mais il était
aussi possible qu’en cas de litige je gagne quand même.
Lorsque j’ai signalé cela à Leonard, nous avons pris rendez-vous et, en
moins de vingt minutes, nous avons trouvé une solution satisfaisante pour
chacun. J’acceptais de renoncer à exercer mon option. En échange, Leonard
acceptait de prolonger le bail jusqu’à cent ans, ce qui était suffisamment
long pour me permettre d’obtenir le financement. Il a aussi accepté de
modifier le contrat afin qu’il n’existe plus aucune interdiction contre un
nouveau plan d’occupation des sols. Et j’ai accepté de mon côté de payer un
loyer un peu plus élevé, loyer qui restait tout de même peu onéreux pour un
bail si long et un emplacement aussi exceptionnel. Nous avons donc signé
et sommes restés d’excellents amis.
C’est drôle comme tout va vite. Leonard est un homme assez âgé, et, ces
deux dernières années, il a commencé à réfléchir à sa fortune et à ses
héritiers. Au début de l’année 1986, il m’a passé un coup de fil : il aimerait
m’offrir un intérêt de quinze pour cent sur le terrain où l’hôtel Ritz est
construit à Central Park. Il s’agit d’un de ses plus beaux terrains. Il désirait
aussi que je décide de ce que l’on ferait du terrain lorsque le bail de l’hôtel
arriverait à expiration, dans vingt-cinq ans. Son but, m’a-t-il confié, était de
mettre cet emplacement entre les mains d’un homme capable d’en tirer le
meilleur profit. En échange, il en faisait bénéficier ses héritiers qui
conservaient la majorité. Leonard est généreux, mais il est aussi malin. Il est
bien évident, maintenant, que je vais me battre comme un lion pour la
famille Kandell.
Au moment où j’ai acheté la parcelle de Kandell, nous étions en
décembre 1978, je me trouvais dans une situation plutôt délicate. J’avais
réussi à assembler tous les éléments dont j’avais besoin. J’étais aussi
parvenu à garder tout cela secret, mais je n’avais encore rien conclu avec
Genesco. Au début de 1979, mes avocats étaient toujours en train de
discuter des points de détail avec ceux de Genesco. On prévoyait une
signature finale au plus tard en février. Mais, à la mi-janvier, des rumeurs
ont fini par courir dans le monde de l’immobilier, annonçant que Genesco
essayait de vendre Bonwit Teller. Comme je l’avais prévu, Genesco a été
assiégé presque immédiatement par des acheteurs potentiels. Il y avait
parmi eux beaucoup de riches Moyen-Orientaux qui voulaient placer
l’argent gagné dans le boom pétrolier. Naturellement, Genesco a essayé de
revenir sur nos accords. Les contrats étaient en cours de rédaction, et il était
clair que si Genesco trouvait une raison valable de tout annuler, il sauterait
dessus.
À ce moment-là, j’ai remercié ma bonne étoile de m’avoir poussé à
obtenir la lettre d’engagement de Jack Hanigan. Sans elle, l’affaire n’aurait
sans doute jamais abouti. Je ne suis pas certain qu’elle ait une valeur légale
indiscutable. Mais j’aurais pu, au pire, entamer une procédure qui aurait
bloqué la vente de Bonwit pour plusieurs années. J’ai naturellement fait
savoir à Genesco que j’étais prêt à aller jusqu’au bout s’ils revenaient sur
leurs engagements. Avec tous les créanciers qu’ils avaient sur le dos, je
savais qu’ils n’avaient pas beaucoup de temps devant eux.
Le 20 janvier au matin, j’ai reçu un coup de fil tout à fait opportun.
C’était Dee Wedemeyer, un journaliste du New York Times, qui voulait
savoir s’il était vrai que j’étais sur le point de signer avec Genesco pour
Bonwit. Genesco, qui essayait toujours de trouver une échappatoire, avait
refusé de lui parler. J’ai alors pris un risque calculé. J’avais essayé de garder
ce deal secret jusqu’à ce que j’aie un contrat signé entre les mains. Mais,
aujourd’hui, des rumeurs circulaient, et mon vendeur me créait des
difficultés. J’ai donc confirmé à Wedemeyer que j’avais signé une lettre
d’accord avec Genesco pour ce terrain et que, comme j’envisageais d’y
construire une nouvelle tour, Bonwit serait sans doute fermé dans les
prochains mois.
Mon idée était de faire un peu pression sur Genesco afin que les
engagements fussent respectés. Ce que je n’avais pas prévu, c’était une
seconde conséquence bénéfique pour moi : dès que l’article de Wedemeyer
a été publié, les meilleurs employés de Bonwit ont commencé à contacter
Bergdorf et Goodman, Saks Fifth Avenue et Bloomingdale’s pour se faire
embaucher. Bonwit a d’un seul coup perdu ses meilleurs éléments, et il
devenait quasiment impossible de continuer à faire marcher le magasin. Ça
a été le coup de grâce pour Genesco. Ils ont brusquement décidé de se
montrer conciliants. Cinq jours après l’article du New York Times, le contrat
était signé. La situation désespérée de Genesco avait joué en ma faveur.
D’un autre côté, toute situation désespérée est à double tranchant.
Comme Genesco avait besoin de liquide de façon urgente, on m’a fait
signer un contrat tout à fait exceptionnel. Dans une opération immobilière
classique, on verse dix pour cent à la signature, et les quatre-vingt-dix
restant une fois que la vente est effectivement réalisée. Au lieu de cela,
Genesco a exigé que je verse cinquante pour cent à la signature. Mes
avocats m’ont recommandé de ne pas accepter de telles conditions. D’après
eux, il y avait un risque que Genesco fît faillite avant que nous ayons eu le
temps de boucler les contrats. Dans ce cas, un juge des faillites, disposant
de tous les pouvoirs, serait nommé et pourrait décider d’utiliser l’argent de
mon premier versement pour rembourser les créanciers. Risquer une aussi
grosse somme leur semblait imprudent.
Je voyais les choses différemment. Je n’étais pas très chaud pour risquer
douze millions et demi de dollars. Mais, d’un autre côté, plus je donnais
d’argent à Genesco, plus ils seraient capables de payer leurs dettes, et ainsi
de garder leurs créanciers à distance. Il était aussi évident que la période de
risque serait relativement courte, car chacun, Genesco et moi-même, avions
intérêt à régler l’affaire le plus rapidement possible. Et nous avons décidé
d’accélérer le processus.
J’avais déjà investi pas mal de temps et d’argent dans cette affaire. Dès le
mois d’août, après mon premier rendez-vous avec Jack Hanigan, j’avais
commencé à travailler sur des plans, et à négocier avec la ville pour le plan.
En fait, moins d’une minute après être sorti du bureau de Hanigan, j’avais
appelé Der Scutt et lui avais demandé de me retrouver chez Bonwit.
Lorsqu’il était arrivé, je lui avais montré l’immeuble pour qu’il me dise ce
qu’il en pensait.
« L’emplacement est superbe. Mais qu’as-tu en tête ?
— Je veux le building le plus exceptionnel de New York. Et je veux que
tu commences à y travailler immédiatement. J’ai besoin de savoir jusqu’où
légalement je peux aller en hauteur. »
La hauteur de l’immeuble a, dès le début, été ma priorité. Avec un tel
emplacement, plus je construirais d’appartements, plus je récupérerais
d’argent sur mon investissement. Et plus il était haut, plus la vue serait
impressionnante, plus les loyers seraient élevés. Arthur Drexler, du
Museum of Modern Art, avait tout à fait raison quand il a dit : « Les gratte-
ciel sont des machines à fabriquer de l’argent. » Dans sa bouche, c’était
plutôt péjoratif. Moi, je trouve que non.
Dès le début, tous les gens avec qui j’en ai discuté étaient sceptiques sur
mes chances d’obtenir les autorisations nécessaires à la construction d’un
gratte-ciel tout en verre, dans une section de la 5e Avenue occupée par de
petits immeubles en brique rouge. J’avais entendu les mêmes réserves avec
le Grand Hyatt, et je ne m’en inquiétais pas outre mesure. Der a bien vite
partagé mon enthousiasme. Lorsque quelqu’un s’est plaint à une réunion
avec la municipalité que l’immeuble était trop haut et assombrirait les
alentours en empêchant la lumière de passer, Der a répondu en plaisantant à
moitié : « Si vous voulez de la lumière, vous n’avez qu’à habiter dans le
Kansas. »
Pour tout nouvel immeuble, la hauteur est déterminée par ce qu’on
appelle le ratio de surface au sol, ou FAR. Plus spécifiquement, la surface
totale des étages est corrélée à la surface du terrain. Il est toujours possible
d’obtenir un peu plus mais pour ce terrain, par exemple, le FAR maximal
était de vingt-six virgule un. Naturellement, c’est sur ce point que j’avais
l’intention de me battre et, je le savais, la bataille allait être rude. Lorsque
Der a effectué ses premiers calculs, il a trouvé que cela se traduisait par un
immeuble de vingt étages avec neuf cent vingt mètres carrés de surface
utilisable par étage. Je lui ai immédiatement dit de transformer le tout en un
immeuble de quarante étages avec quatre cent soixante mètres carrés par
étage. Cela ne me permettrait pas seulement d’avoir des appartements avec
des vues plus belles, mais d’avoir aussi moins d’appartements par étage.
Tout cela représente un luxe supplémentaire pour lequel les acheteurs sont
prêts à payer une fortune.
Je n’avais naturellement aucune intention de me satisfaire d’un FAR
aussi bas. Mais je savais qu’il augmenterait considérablement lorsque
j’aurais obtenu les droits de vue sur Tiffany. De plus, les promoteurs
peuvent obtenir un FAR plus intéressant en apportant quelques
améliorations d’habitat que la Commission au plan de la ville considère
utiles. À cet emplacement, par exemple, je pouvais accroître mon
coefficient en construisant des appartements résidentiels, les immeubles de
bureaux créant beaucoup plus d’encombrements dans le quartier. Je pouvais
encore augmenter mon indice en construisant un passage pour les piétons,
une sorte d’arcade au rez-de-chaussée de l’immeuble. Je pouvais obtenir un
troisième bonus en construisant un peu plus que l’espace commercial exigé
par la loi. Et, finalement, je pouvais encore améliorer le tout en créant un
jardin public au milieu de la galerie marchande et de l’arcade.
À la recherche de toutes les solutions susceptibles de m’offrir d’autres
avantages, j’ai commencé à parler à Der d’un hall d’entrée avec plusieurs
niveaux de magasins. Côté rentabilité, une galerie marchande dans le hall
ne pouvait qu’être bénéfique à long terme. Ce type de centre commercial a
eu beaucoup de succès dans tout le pays, mais n’a jamais vraiment réussi à
s’imposer à New York. La galerie marchande de province typique est
propre, sous surveillance permanente, et aseptisée. Toutes ces qualités font
que les gens s’y trouvent bien. Mais les New-Yorkais paraissent plutôt
s’épanouir dans des rues encombrées et sales.
Je voyais les choses différemment. Même si mon centre commercial
n’avait pas le succès escompté, les avantages que j’aurais à le construire –
la permission de monter plusieurs étages supplémentaires – me
permettraient de rembourser largement les coûts de sa construction. C’est
seulement bien plus tard, lorsque j’ai vu à quel point le résultat était
superbe, quand nous avons commencé à avoir comme locataires les plus
belles boutiques du monde, que j’ai compris que cet Atrium allait devenir
un événement exceptionnel, un monument à lui seul.
Au début, j’ai plus concentré mon énergie sur le design de l’immeuble. Je
voulais créer un bâtiment inoubliable, monumental. Je savais aussi que,
sans une architecture unique, nous n’arriverions jamais à obtenir
l’autorisation de construire un énorme building. La classique boîte en verre
n’avait pas l’approbation des urbanistes. Der s’est mis au travail. Il a sans
doute dessiné trois ou quatre douzaines de projets différents. À mesure que
nous progressions, je gardais le meilleur de chacun d’entre eux.
Nous avons commencé par une tour en verre, construite sur une base
rectangulaire. Mais le résultat était loin d’être satisfaisant. Nous avons
ensuite essayé un nouveau design avec trois ascenseurs extérieurs tout en
verre. Cela me tentait assez mais on aurait été obligé de supprimer
beaucoup de surface intérieure habitable. Cela représentait un trop
important manque à gagner. Der a finalement trouvé le concept de la série
de terrasses en escalier à partir de la rue jusqu’en haut de l’immeuble de
Tiffany. Ma femme, Ivana, et moi-même étions d’accord pour trouver que
ces différents niveaux étaient tout à fait en harmonie avec le reste du
building. Ils lui donnaient un aspect plus élancé qu’avec des façades toutes
droites comme en ont la plupart des gratte-ciel. Pour les étages les plus
élevés, nous avons choisi un design en dents de scie, une sorte d’effet en zig
zag qui donnait à l’immeuble vingt-huit façades différentes.
Ce type de construction allait obligatoirement coûter plus cher, mais les
avantages paraissaient évidents. Avec vingt-huit façades différentes, on
allait créer un immeuble vraiment original. Toutes ces façades offriraient
également deux vues différentes à chaque pièce. Et ces détails nous
permettraient de demander des loyers plus élevés. Nous étions en train de
créer quelque chose d’idéal : un immeuble à l’architecture exceptionnelle et
tout à fait viable commercialement. Si on veut qu’un projet fonctionne, il
faut absolument réussir sur les deux tableaux.
L’étape suivante était de faire accepter ce projet par la ville. Cela voulait
dire, entre autres choses, obtenir les permis de construire. Sur un des points
les plus importants en tout cas, nous tenions un argument logique. La loi
exige que l’on construise au rez-de-chaussée un passage qui traverse
l’immeuble du nord au sud, c’est-à-dire, dans notre cas, entre les 57e et
56e Rues. Donc il nous fallait faire l’entrée de l’immeuble sur la 57e Rue
plutôt que sur la 5e Avenue. Or la 5e Avenue est naturellement l’adresse la
plus prestigieuse. Nous avons simplement fait remarquer à la ville que le
building d’IBM, situé entre nous et Madison Avenue, avait déjà un passage
nord-sud entre les 56e et 57e Rues, et que le nôtre n’ajouterait rien. En
réalisant notre passage sur l’axe est-ouest, nous permettions à la 5e Avenue
d’être reliée directement à Madison Avenue. Tout le monde a estimé que
c’était la meilleure solution. Nous avons ainsi obtenu facilement
l’autorisation exceptionnelle de construire une entrée grandiose sur la
5e Avenue.
C’était surtout la taille de l’immeuble – soixante-dix étages – qui posait
des problèmes à la ville. Dès décembre 1978, alors que je n’avais même pas
signé le contrat avec Bonwit, les urbanistes nous ont déclaré qu’ils
trouvaient notre building trop imposant. Ils avaient l’intention de nous
empêcher d’augmenter notre FAR, de plus ils se préoccupaient des
problèmes d’harmonie avec les immeubles voisins dans la 5e Avenue.
Au moment où j’ai signé le contrat final, au début de l’année 1979, nous
étions déjà en pleine discussion avec les urbanistes de la ville. Mais j’avais
heureusement un certain nombre d’armes pour me défendre. Je pouvais,
tout d’abord, choisir de construire ce qu’on appelle un immeuble « aux
normes » c’est-à-dire un immeuble qui n’aurait besoin d’aucune
autorisation particulière. Je m’y suis pris exactement de la même façon
qu’avec Walter Hoving. J’ai demandé à Der de préparer une maquette pour
ce type d’immeuble. C’était un rectangle carré tout simple qui s’élevait tout
droit jusqu’au quatre-vingtième étage – une sorte de bloc de béton au-
dessus de Tiffany. Le résultat était franchement horrible. Nous avons
prévenu que si la ville n’approuvait pas notre projet initial, nous
respecterions ces normes à la lettre. Les responsables ont pu juger de l’effet
avec maquette, et ils ont naturellement été horrifiés. Je ne suis pas certain
qu’ils nous aient crus capables de construire ce genre d’immeuble, mais ils
n’avaient aucun moyen d’être sûrs du contraire.
L’autre arme que j’ai utilisée, sans d’ailleurs l’avoir préméditée, a été
Bonwit Teller. Au début, je pensais tout simplement détruire le magasin.
Mais bien vite après que j’ai signé, une autre compagnie, Allied Stores
Corporation, a décidé d’acheter à Genesco les douze autres magasins
Bonwit, situés dans des endroits comme Palm Beach, en Floride, ou
Beverly Hills, en Californie. J’ai alors été contacté par le président-
directeur général d’Allied, Thomas Macioce, un homme connu pour être un
vendeur exceptionnel.
Allied était au bord de la faillite quand, en 1966, Macioce en avait pris
les rênes. En moins de dix ans, il avait transformé l’affaire en une des plus
importantes sociétés de vente de détail du pays. Macioce m’a expliqué que
la plupart des magasins Bonwit qu’il avait rachetés marchaient bien ; il
estimait essentiel de continuer à avoir une boutique à Manhattan. L’idéal
pour lui était de garder celle de la 5e Avenue, à la fois parce qu’elle avait
toujours été là, et parce qu’il n’y avait pas de meilleur emplacement dans
Manhattan.
J’ai tout de suite averti Tom qu’en aucune façon je n’accorderais à
Bonwit une surface équivalente à celle dont il disposait à l’heure actuelle.
D’un autre côté, je pourrais lui offrir un espace convenable donnant sur la
57e Rue et relié directement à l’Atrium que j’avais l’intention de construire
au rez-de-chaussée. Je lui ai montré les plans du hall, nous avons
rapidement réussi à nous entendre.
Tom faisait une très bonne affaire. Il obtenait un bail à long terme avec
un loyer bien inférieur à ceux que je demanderais plus tard pour les autres
surfaces commerciales. Mais l’affaire était aussi excellente pour moi. Je
louais cinq mille mètres carrés à Bonwit – moins d’un quart de la surface
dont il disposait dans l’immeuble précédent – à un loyer annuel de trois
millions de dollars, plus un pourcentage sur les profits. J’avais payé vingt-
cinq millions de dollars pour acheter le bail de Bonwit et l’immeuble, et,
avec un prêt à dix pour cent, les intérêts que je payais étaient à peu près de
deux millions et demi par an. En d’autres termes, je sortais deux millions et
demi pour acquérir l’emplacement et j’en recevais trois en louant seulement
une petite portion de l’espace total. Je faisais donc un bénéfice de cinq cent
mille dollars par an et je devenais propriétaire des lieux sans rien débourser
– tout cela avant même d’avoir commencé la construction du nouvel
immeuble. Mieux encore, comme je ne cédais à Bonwit qu’une petite partie
de l’espace commercial, j’avais la possibilité de louer le reste à d’autres
magasins.
Mais le plus important, c’est que Bonwit était une boutique que la ville
voulait absolument conserver à New York. J’avais ainsi un argument simple
mais fort à soumettre aux urbanistes : « Si vous voulez que Bonwit reste sur
la 5e Avenue, vous allez être obligés de m’accorder les autorisations que je
souhaite. »
L’affaire, cela dit, n’était pas encore dans le sac, loin de là. Les
responsables municipaux du quartier s’opposaient à un immeuble aussi
grand. Dans le but d’essayer de bloquer l’affaire, ils ont suggéré un
moratoire de six mois pour toute construction de nouveaux immeubles. Ils
prétendaient ainsi se donner le temps de voir si le quartier n’était pas déjà
trop construit. Un comité de défense pour lutter contre « l’inflation de
nouveaux immeubles » a été créé. Dès que ce comité a été mis en place, les
politiciens ont sauté sur l’occasion pour prendre le train en marche et
défendre les intérêts des riverains.
Avec le recul, je ne pense pas que la politique ou les différentes pressions
de part et d’autre aient beaucoup joué. Je suis convaincu que c’est
l’architecture même de notre immeuble qui a emporté l’adhésion. Et
personne, sans doute, n’a eu autant d’influence dans cette affaire qu’Ada
Louise Huxtable, directrice de la rubrique architecture du New York Times à
l’époque.
J’avais pris un risque calculé en invitant Huxtable à venir voir notre
maquette avant que les urbanistes de la ville ne nous aient accordé aucune
autorisation. Le pouvoir du New York Times est tout simplement énorme. Il
s’agit certainement d’une des institutions les plus influentes dans le monde.
Tout ce que Huxtable écrirait aurait un énorme impact, je le savais. De plus,
elle était en général hostile aux gratte-ciel et elle préférait toujours l’ancien
au moderne. Mais, vers le milieu de l’année 1979, j’ai vraiment commencé
à m’inquiéter au sujet des autorisations. Je me suis dit que les commentaires
de Huxtable risquaient naturellement d’aggraver la situation, mais qu’avec
un peu de chance elle rédigerait un article positif.
Huxtable est venue voir notre maquette début juin. Le dimanche
1erjuillet, la section « Arts and Leisure » du New York Times consacrait sa
rubrique architecture à la Trump Tower. Le chapeau de l’article était : « Une
superproduction new-yorkaise au design exceptionnel. » Ce titre à lui seul a
sans doute eu plus d’impact que tout ce que j’ai fait ou dit pour obtenir mon
permis de construire.
C’était drôle. Pendant toute la première moitié de son article, Huxtable
reprochait à notre immeuble d’être trop grand. Elle expliquait que j’avais
utilisé tous les trucs possibles pour augmenter sa taille. Mais, curieusement,
elle ne m’en voulait pas. Elle reprochait plutôt à la ville d’avoir établi des
lois qui encourageaient les promoteurs dans ce sens. En conclusion, elle
nous lançait quelques fleurs : « Le design a été extrêmement soigné. Il
s’agit indéniablement d’un ensemble qui a beaucoup d’élégance. »
Au mois d’octobre suivant, la Commission d’urbanisme a approuvé notre
projet à l’unanimité. Elle signalait qu’elle aurait préféré une façade en
maçonnerie, plus compatible avec les immeubles voisins, mais elle ajoutait
qu’elle n’insisterait pas, étant donné « les extraordinaires avantages
d’intérêt public » que nous offrions. Nous nous sommes mis d’accord, au
bout du compte, pour un FAR légèrement inférieur. J’ai donc accepté de
sacrifier deux étages de mon projet original. On m’accordait l’équivalent de
soixante-huit étages, l’énorme hall d’entrée avec ses six niveaux inclus, ce
qui faisait de la Trump Tower le plus haut building résidentiel de New York.
Une fois toutes les autorisations obtenues, il ne me restait plus qu’à
construire ! Et ça allait coûter cher. À partir d’une certaine hauteur, les coûts
de construction augmentent presque proportionnellement : en effet, tout est
de plus en plus cher, depuis la consolidation de l’infrastructure jusqu’à la
tuyauterie. D’un autre côté, je disposais d’un emplacement si exceptionnel
que j’estimais pouvoir me le permettre.
En octobre 1980, la Chase Manhattan a accepté de financer la Trump
Tower. J’ai choisi comme principal entrepreneur HRH Construction. Le
budget total – c’est-à-dire l’achat du terrain, la construction de l’immeuble,
les intérêts de l’emprunt, la publicité et la promotion – s’élevait à un peu
plus de deux cents millions de dollars. La personne chargée de superviser
les travaux, Barbara Res, était la première femme responsable de la
réalisation d’un gratte-ciel à New York. Elle avait trente-trois ans, à
l’époque. Je l’avais connue lorsqu’elle avait travaillé pour HRH sur le
Commodore, et j’avais apprécié, lors des réunions de chantier, la façon dont
elle ne se laissait pas marcher sur les pieds par les contremaîtres. Elle était
deux fois plus petite que la plupart d’entre eux, mais elle n’avait pas peur de
leur rentrer dedans lorsque c’était nécessaire. Et elle arrivait toujours à
obtenir ce qu’elle voulait.
C’est curieux, ma mère a été une femme au foyer toute sa vie, or j’ai
souvent engagé des femmes pour des fonctions importantes. Elles ont
d’ailleurs toujours été plus qu’à la hauteur. Généralement, en fait, elles sont
beaucoup plus efficaces que les hommes qui les entourent. Louise Sunshine,
une des vice-présidentes de ma compagnie pendant dix ans, était aussi
inflexible que le plus dur de mes collaborateurs. Blanche Sprague, la
responsable des ventes et du design intérieur de mes immeubles, est une des
meilleures vendeuses et gestionnaires que j’aie jamais rencontrées, Norma
Foerderer, mon assistante personnelle, est douce et charmante, elle a
beaucoup de classe, mais c’est une main de fer dans un gant de velours. Les
gens qui croient pouvoir la bousculer s’aperçoivent rapidement de leur
erreur. Ivana, ma femme, est un excellent patron, elle est aussi exigeante et
a le sens de la compétition. Ses employés l’apprécient car ils savent qu’elle
exige autant d’elle que d’eux.
Nous avons commencé les travaux de démolition de l’immeuble de
Bonwit Teller le 15 mars 1980. Presque immédiatement, je me suis trouvé
au centre d’une controverse majeure concernant les deux bas-reliefs Art
déco qui ornaient la façade de l’immeuble. Tout au long de l’année 1979,
alors que j’avais annoncé mes intentions et commencé à négocier le plan
d’occupation des sols depuis longtemps, personne ne s’était intéressé à ces
fresques. Aucun représentant de la Commission d’urbanisme, de la
Commission de préservation des sites, ou d’aucune association artistique
locale n’avait même suggéré de les récupérer. Mais au milieu du mois de
décembre 1979, juste avant que ne débute la construction, j’ai reçu un coup
de téléphone du Metropolitan Museum of Art, me demandant si je serais
prêt à lui céder ces fresques, ainsi que quelques grilles en fer forgé. J’ai
répondu que si les fresques pouvaient être sauvées, je serais ravi de les leur
donner.
Lorsque, au cours de la démolition, on en est arrivé aux fresques,
l’entrepreneur est venu me voir, l’air ennuyé : « Monsieur Trump, elles sont
beaucoup plus lourdes que nous ne le pensions. Si vous voulez les
récupérer, il va falloir monter des échafaudages supplémentaires. Ça va
nous retarder de plusieurs semaines. » Les intérêts que je payais sur
l’emprunt pour les travaux étaient importants. Il y avait aussi le prix des
travaux supplémentaires que cela allait entraîner. Je n’étais tout simplement
pas prêt à perdre des centaines de milliers de dollars pour sauver quelques
petites sculptures qui valaient beaucoup moins que ça. J’ai donc donné le
feu vert à l’entrepreneur pour les démolir.
Je ne m’attendais pas au scandale que cela allait provoquer. Le
lendemain, le New York Times montrait en première page une photo des
ouvriers en train de casser les fresques. Et je suis immédiatement devenu le
symbole de tout ce qu’il y a de plus méprisable et diabolique chez un
promoteur immobilier. L’éditorial du Times parlait de cette démolition
comme de « l’exemple parfait de la victoire de l’argent contre l’intérêt
public », et continuait en disant que « manifestement les buildings les plus
grands ne font pas les grands hommes, pas plus qu’une bonne affaire ne
produit une œuvre d’art ».
Ce n’est pas le genre de publicité que j’aime. Avec le recul, je regrette
d’avoir détruit ces sculptures. Je ne suis toujours pas convaincu de leur
valeur artistique, et je continue à penser que la plupart de mes critiques
étaient des hypocrites. Mais je comprends aujourd’hui qu’elles
représentaient un symbole. Honnêtement, j’étais trop jeune et trop pressé
pour en tenir compte. Ce que je veux dire, c’est ceci : contrairement à ce
que bien des personnes pensent, je ne cherche pas systématiquement à être
agressif. Je le suis seulement lorsque c’est nécessaire.
De manière ironique, cette histoire a fini par m’être bénéfique. Les
articles qui en parlaient commençaient presque toujours par des phrases du
genre, « Afin de construire l’un des plus luxueux buildings du monde… » Il
y en a eu énormément, et même si ces articles étaient critiques, ça a donné
une grande notoriété à la Trump Tower. On s’est aperçu que les ventes
d’appartements augmentaient rapidement. Je ne dis pas que c’est une bonne
chose, peut-être cela montre-t-il à quel point notre société est pervertie…
Mais je suis un homme d’affaires, et j’ai tiré une bonne leçon de cette
expérience. Il est préférable d’avoir de la bonne publicité, mais mieux vaut
la mauvaise que rien du tout. Être controversé est parfois efficace,
commercialement parlant.
De même, le prestige est payant. Avant même d’attaquer la construction,
j’ai compris que l’Atrium pourrait devenir un des éléments les plus
spectaculaires de la Trump Tower. Nous avons seulement essayé au début
de le rendre agréable pour attirer les commerçants. Mais lorsque j’ai vu les
derniers plans et la maquette, j’ai su qu’il deviendrait grandiose. J’ai alors
décidé de dépenser ce qu’il fallait pour que le résultat fût parfait.
Le marbre, par exemple, nous a paru presque tout de suite essentiel.
J’avais l’intention au début d’utiliser le marbre brun qui allait si bien dans
le hall du Grand Hyatt. Mais ce qui convenait pour un hôtel ne cadrait pas
forcément avec une galerie marchande de luxe. Der, Ivana et moi avons vu
des centaines de marbres différents. Nous avons finalement trouvé un type
de marbre appelé breccia perniche, qu’aucun d’entre nous ne connaissait. Il
s’agissait d’un mélange harmonieux de couleur rose, pêche et saumon, dont
la beauté nous a littéralement coupé le souffle. Ce marbre était évidemment
hors de prix, en partie parce qu’il était irrégulier. Lorsque nous sommes
allés à la carrière, nous nous sommes aperçus que le marbre contenait des
veines blanches et de grosses taches un peu partout. Nous étions
consternés : cela lui enlevait de sa beauté. Nous avons donc décidé d’aller
régulièrement à la carrière pour marquer au scotch noir les blocs les plus
beaux. Nous éliminions tout ce qui n’était pas parfait, et ce déchet a fini par
représenter à peu près soixante pour cent du total. À la fin, nous avions
utilisé quasiment tout le sommet d’une montagne et les trois quarts de la
carrière. Je me suis ensuite assuré que nous allions engager les meilleurs
artisans pour tailler et poser le marbre.
Le fait d’utiliser une telle quantité de matériau, sur le sol, sur les murs, et
jusqu’en haut du sixième étage, donne une impression de luxe incroyable et
force l’admiration. On dit aujourd’hui que la couleur de ce marbre procure
tout à la fois un sentiment d’exaltation, de chaleur et de dynamisme. C’est
exactement ce que les gens doivent ressentir quand ils vont faire leurs
achats. Il faut qu’ils se sentent bien et détendus, mais qu’ils soient aussi
stimulés pour qu’ils dépensent leur argent.
Le marbre, naturellement, n’est qu’un des atouts de ce hall d’entrée.
L’espace en lui-même est extrêmement original et impressionnant. Plutôt
que de faire les rampes des escaliers et des balcons en aluminium, pratique
mais banal, nous avons choisi du cuivre, bien plus cher mais tellement plus
élégant, et qui se marie parfaitement avec la couleur du marbre. Nous avons
également utilisé beaucoup de miroirs sur les côtés des escaliers
mécaniques. Ce genre de détail est capital ; il rend les lieux encore plus
spectaculaires. Nous avons ensuite construit deux énormes colonnes pour
soutenir le plafond. Ainsi, où qu’on se trouve, on a un point de vue sur tout
le hall sans aucune entrave, et on ressent une impression d’espace
remarquable.
Un autre élément, pour lequel je me suis battu au début, rend l’Atrium
exceptionnel. Il s’agit de l’entrée sur la 5e Avenue. Les lois de l’urbanisme
exigeaient une entrée de quatre mètres cinquante de large. Cela me
satisfaisait car je ne tenais pas à perdre trop d’espace commercial en façade
sur la 5e Avenue. La ville a toutefois insisté pour qu’elle ait neuf mètres de
large. J’ai finalement accepté avec une certaine réticence. Mais je me suis
retrouvé avec une immense entrée tout à fait réussie. J’avoue que le seul
crédit en revient à la Commission d’urbanisme.
Le dernier atout du hall est la cascade qui court sur le mur est. Haute de
vingt-quatre mètres, elle a coûté presque deux millions de dollars. Mes
collaborateurs voulaient au début d’immenses fresques sur ce panneau.
Personnellement, je trouvais ça démodé, peu original, vraiment pas
enthousiasmant. La chute d’eau est devenue une œuvre d’art en elle-même,
une sorte de sculpture. Elle attire beaucoup plus l’attention que de belles
peintures. Si la plupart des galeries marchandes doivent leur succès à un
aspect sécurisant, je suis convaincu que l’Atrium est une réussite pour des
raisons opposées. Il est presque irréel par ses dimensions, par ses formes, et
le traverser est une véritable expérience. On a un peu l’impression de se
trouver au pays des merveilles.
Nous nous sommes efforcés de réaliser la même sensation dans les
appartements. L’élément le plus spectaculaire que nous offrons est
naturellement la vue. Comme les appartements résidentiels ne commencent
qu’au trentième étage, ils dominent les immeubles voisins. Cela signifie
qu’on peut voir au nord tout Central Park, au sud la statue de la Liberté, à
l’est l’East River et à l’ouest l’Hudson. De plus, l’architecture en dents de
scie du haut de l’immeuble donne à chaque appartement une double vue.
Enfin, pour permettre de profiter de cette situation exceptionnelle, on a
construit d’immenses baies vitrées qui vont pratiquement du sol au plafond.
Je les aurais volontiers fait aller réellement du sol au plafond, mais on m’a
assuré que s’il n’y avait pas au moins un petit parapet en bas, certaines
personnes auraient le vertige.
Nous nous sommes rapidement aperçus que l’intérieur des appartements
n’était pas le plus important. En effet, l’acheteur, prêt à payer un million de
dollars pour un pied-à-terre de trois pièces, ou cinq millions de dollars pour
un duplex avec quatre chambres, engagerait un décorateur et refairait tout à
son goût. En fin de compte, la raison de notre succès ne se trouve pas dans
tout le luxe que nous avons offert. En plus de l’originalité du bâtiment, de la
richesse des matériaux, de l’emplacement exceptionnel, de la publicité et du
timing parfait, la Trump Tower est devenue un véritable mythe. Bon
nombre de buildings sont des réussites mais je suis convaincu qu’il en
existe un seul, à une époque donnée, qui puisse allier toutes les qualités
nécessaires pour attirer les meilleurs acheteurs et permettre à son
propriétaire de demander des prix élevés.
Avant la Trump Tower, l’immeuble qui avait eu ce côté mythique était
l’Olympic Tower, construit dans les années 1970 au coin de la 51e Rue et de
la 5e Avenue. L’élément déterminant était son propriétaire : Aristote
Onassis. À cette époque, Onassis menait une vie hors du commun. Il était
marié à Jackie Kennedy et le couple représentait le summum de la jet-set,
avec des propriétés partout dans le monde, un énorme yacht, et l’île privée
de Skorpios. Il était fabuleusement riche, à la mode, et bien qu’Olympic
Tower ne fût pas un immeuble particulièrement beau, c’était le produit
approprié réalisé par le type qu’il fallait, au bon moment. Il a littéralement
coupé l’herbe sous le pied à un autre immeuble de luxe, le Galleria,
construit à la même époque sur la 57e Rue.
La Trump Tower l’a aussi emporté sur un concurrent qui avait pourtant
tout pour réussir. Bien avant que je me lance dans les premières
négociations pour le terrain de Bonwit, un autre promoteur a annoncé son
intention de construire une immense tour résidentielle au dessus du
Museum of Modern Art, sur la 53e Rue et la 5e Avenue. Cela aurait dû être
un énorme succès. L’image de marque du musée était prestigieuse,
l’emplacement était bon, l’architecte, Cesar Pelli, était une célébrité, et le
promoteur a bien fait savoir qu’il n’allait pas construire cet immeuble à
l’économie.
Pourtant, les appartements de la Trump Tower se sont beaucoup mieux
vendus que ceux de la Museum Tower. Bien que nous ayons commencé la
construction après eux, nous avons vendu nos appartements à peu près au
même moment. Et j’ai vu dès le début que nous avions de meilleurs atouts,
et surtout cette fameuse entrée sur la 5e Avenue. De plus, l’architecture de la
Museum Tower n’avait rien de fantastique. La façade, avec ses glaces de
toutes les couleurs, n’était pas spectaculaire, et le hall d’entrée guère
original. La promotion a également été nulle. Les encarts publicitaires
étaient plats, insignifiants et l’immeuble semblait n’offrir rien de plus que
n’importe quel autre building.
Contrairement à eux, nous avons préféré mettre en avant nos atouts les
plus exceptionnels et nous avons réalisé une promotion d’enfer. La Trump
Tower était non seulement un très bel immeuble situé à un emplacement
exceptionnel, mais aussi un événement par lui-même. C’était le seul
immeuble habitable pour un certain type de personnes, l’endroit où il fallait
absolument vivre lorsque l’on était vraiment riche et dans le vent. Nous
nous sommes mis à vendre du rêve.
Nous ne nous attaquions pas aux vieilles fortunes de New York qui, de
toute façon, préfèrent vivre dans l’ancien. Mais nous attirions beaucoup
d’autres catégories de gens aussi riches.
Grâce à notre aspect grandiose, nous étions naturellement le lieu
privilégié pour le monde du show-business. Les étrangers aussi –
Européens, Sud-Américains, Moyen-Orientaux et Asiatiques – ont
représenté un bon pourcentage de nos clients. On leur offrait un avantage
immédiat : au moment de la mise en vente des appartements, la Trump
Tower était pratiquement le seul endroit où l’on pouvait acheter des
logements en copropriété à New York. Pour acheter un appartement en
copropriété, tout ce qu’il faut c’est le payer. La plupart des immeubles de
New York fonctionnaient à cette époque sous forme coopérative. Cela
signifie qu’on devait obtenir l’autorisation du conseil d’administration de
l’immeuble. Ce conseil a un pouvoir absurde. Ses membres peuvent exiger
toutes sortes de garanties financières, de références sociales, et convoquer
les acheteurs éventuels pour des entretiens aussi souvent qu’ils le
souhaitent. Ils peuvent enfin refuser une offre d’achat sans donner aucune
explication. C’est un moyen de discrimination inimaginable. Or, la plupart
des membres de ces conseils d’administration prennent plaisir à montrer
leur pouvoir. Tout cela est idiot et sans doute illégal, mais ça s’est révélé
une excellente chose pour la Trump Tower. Bien des étrangers n’avaient pas
les références sociales nécessaires et acceptables par ces conseils. Ou ils ne
voulaient tout simplement pas avoir à affronter l’examen minutieux d’un
groupe d’individus indiscrets. Alors ils sont venus directement chez nous.
Je me souviens encore du premier matin où nous avons commencé à
vendre les appartements. Un de mes vendeurs est entré précipitamment dans
mon bureau : « Monsieur Trump. Il y a un problème. La Museum Tower
vient de rendre ses tarifs publics et ils sont beaucoup moins élevés que les
nôtres. » J’ai réfléchi une minute et j’ai tout de suite su que la Museum
Tower venait de commettre sa première erreur. Les gens très riches que
nous recherchions n’essaient pas de faire une affaire quand ils achètent un
appartement. Dans n’importe quel autre domaine, oui, mais pas quand il
s’agit de leur propre maison. Ils veulent avant tout ce qu’il y a de mieux. En
vendant ses appartements moins chers que les nôtres, la Museum Tower
avait seulement prouvé que l’immeuble n’était pas aussi prestigieux.
Bon nombre de personnes croient que nous avons tout fait pour attirer les
gens connus dans la Trump Tower, ou que nous avons utilisé les services
d’une agence de relations publiques pour la promotion de notre immeuble.
En réalité, nous n’avons jamais engagé un seul spécialiste. Chacune des
vedettes – Johnny Carson, Steven Spielberg, Paul Anka, Liberace et
beaucoup d’autres – qui ont acheté un appartement dans la Trump Tower,
l’ont fait sans qu’on aille les chercher. Et je n’ai consenti de remise à
aucune d’entre elles. Il arrive que les promoteurs baissent leurs prix quand
il s’agit de personnalités. C’est pour moi un signe de faiblesse. Ce qui est
important, c’est qu’une star soit prête à payer le prix.
Il y a bien une histoire de célébrité qui a aidé à la promotion de la Trump
Tower. Il s’agit d’une vente qui n’a jamais eu lieu. Peu après avoir
commencé à vendre les appartements, j’ai reçu un coup de téléphone d’un
journaliste qui me demandait s’il était vrai que le prince Charles avait
acheté un appartement dans la Trump Tower. C’était la semaine du mariage
du prince Charles et de Lady Di. C’était naturellement le couple dont on
parlait le plus au monde. Notre politique était de refuser tout commentaire
sur nos ventes, et c’est exactement ce que j’ai dit au journaliste. En d’autres
mots, je n’ai ni nié ni confirmé la rumeur. Apparemment, le journaliste a
alors décidé d’appeler Buckingham Palace. Mais le couple princier était
déjà parti en lune de miel, et il naviguait sur le Britannia. Le porte-parole a
répondu exactement comme moi : il ne pouvait ni nier ni confirmer la
rumeur.
Cela a suffi pour que les médias s’emballent. En l’absence de tout
démenti, l’annonce que le prince Charles envisageait d’acheter un
appartement dans la Trump Tower a fait la une de plusieurs journaux dans
le monde entier. Cela ne nous a certainement pas nui et j’avoue avoir trouvé
tout ça assez drôle. Un mois auparavant, le prince Charles était venu en
visite à New York, et au moment où le prince était arrivé au Lincoln Center
pour un concert, des centaines de manifestants s’étaient regroupés, sifflant,
criant, lui lançant des bouteilles. Cette expérience désagréable n’a
certainement pas donné envie au prince Charles d’avoir un appartement à
New York. D’ailleurs, bien que la Trump Tower soit un immeuble
exceptionnel, je pense qu’il aurait trouvé un peu dur d’y vivre après avoir
connu toute sa vie Buckingham Palace.
Avec une telle demande, nous avons dû changer notre stratégie et jouer la
difficulté. Il s’agissait de pratiquer une technique de vente à contre-courant.
Si vous êtes assis dans votre bureau, un contrat de vente à la main, pressé
d’accepter la première affaire qui se présente, il semble évident aux gens
que vos appartements ne sont pas très demandés. Nous avions donc décidé
de ne jamais nous dépêcher de signer un contrat. Lorsque les gens venaient
nous voir, nous leur montrions l’appartement témoin. Puis nous parlions
avec eux. S’ils étaient vraiment intéressés, nous faisions allusion à une liste
d’attente. Plus les prix des appartements étaient élevés, plus les gens les
voulaient.
Comme la demande croissait, j’ai augmenté les prix, au moins une
douzaine de fois. Nous vendions à des prix nettement supérieurs à ceux
d’Olympic Tower qui, jusque-là, était l’immeuble le plus cher de New
York. Dans un laps de temps fort court, nous avons doublé le prix des
appartements les plus recherchés, c’est-à-dire ceux des étages supérieurs.
Les gens achetaient des trois pièces pour un million et demi de dollars.
Avant la fin de la construction, nous avions déjà vendu la grande majorité
des appartements.
Le flot des acheteurs pour la Trump Tower est devenu une sorte de
baromètre de l’économie internationale. Ce sont les Moyen-Orientaux qui
ont été au début les gros clients. À l’époque, le cours du pétrole avait atteint
des sommets. Mais il s’est cassé la figure, et les Arabes sont retournés chez
eux. En 1981, on a soudain enregistré une vague d’acheteurs français. Je
n’ai pas bien su au début ce qui se passait, mais j’ai vite compris que la
cause en était l’élection de François Mitterrand à la présidence de la
République.
Après les Européens, nous avons eu les Sud-Américains et les Mexicains.
Le dollar était alors bas et leur économie paraissait encore solide. Puis,
quand l’inflation a fait son apparition, que leurs monnaies ont été dévaluées,
que leurs gouvernements ont essayé d’enrayer la sortie de devises, la
période sud-américaine s’est achevée.
Ces dernières années, nous avons eu deux nouveaux types d’acheteurs.
Le premier, plus spécifiquement américain, concerne les gens de Wall
Street, courtiers ou banquiers, qui ont bâti des fortunes rapides au moment
où le marché des valeurs a explosé. Lorsqu’on y réfléchit, tout cela paraît
absurde. Des courtiers de vingt-cinq ans gagnent tout d’un coup six cent
mille dollars par an parce que des clients de leur agence qu’ils n’ont jamais
rencontrés leur demandent d’acheter cinq mille actions de General Motors.
Le courtier appuie sur un bouton de son ordinateur, et il encaisse une
énorme commission. Quand le marché se cassera la figure, ce qui arrivera
forcément un jour car ça fonctionne par cycles, ces types se retrouveront à
la rue, demandeurs d’emploi.
Les autres acheteurs sont les Japonais. J’ai beaucoup de respect pour
l’économie japonaise. Mais, en ce qui me concerne, je trouve extrêmement
difficile de travailler avec eux. Ils viennent toujours vous voir par groupes
de six, huit ou douze, et il vous faut persuader chacun d’eux pour arriver à
vos fins. Il est toujours possible d’en convaincre deux ou trois, mais
douze… De plus, ils sont toujours si sérieux que ce n’est pas amusant de
traiter avec eux. Ils ont heureusement beaucoup d’argent à dépenser, et ils
s’intéressent énormément à l’immobilier. Il est cependant dommage que,
depuis des dizaines d’années, ils soient devenus de plus en plus riches
essentiellement sur le dos des Américains. Ils ont réussi à établir entre les
deux pays une politique commerciale à leur avantage. Et nos dirigeants
n’ont jamais vraiment compris ce qui se passait ; ils ont été incapables de
trouver les moyens de lutter contre cette invasion.
Comme les deux cent soixante-trois appartements de la Trump Tower
étaient fort recherchés, j’ai décidé d’en garder une douzaine en réserve. De
la même façon, qu’un hôtelier garde toujours une chambre pour lui j’ai
choisi l’un des trois triplex de mille mètres carrés du dernier étage pour ma
famille. Nous y avons emménagé vers la fin 1983. J’ai alors reçu des offres
allant jusqu’à dix millions de dollars pour chacun des deux appartements
voisins du mien. Mais j’ai résisté à la tentation de les vendre ; peut-être
aimerais-je plus tard agrandir mon propre appartement ?
C’est arrivé plus tôt que prévu. Au milieu de l’année 1985, le
multimillionnaire saoudien Adnan Khashoggi m’a invité chez lui dans
l’Olympic Tower. Sans être vraiment enthousiasmé par l’appartement lui-
même, j’ai été impressionné par la taille des pièces. Je n’avais jamais vu un
salon aussi grand. Mon triplex était déjà vaste mais je me suis dit : pourquoi
pas ? Pourquoi n’aurais-je pas exactement l’appartement que je veux, alors
que c’est moi qui ai construit l’immeuble ?
J’ai donc décidé de prendre un appartement de plus et de le réunir au
mien. Les travaux ont duré près de deux ans. Mais je ne pense pas qu’il
existe un endroit plus fantastique au monde. Et, bien que je n’aie pas
vraiment besoin d’un salon de vingt-quatre mètres de long, je dois dire que
je prends un certain plaisir à posséder celui-là.
Tout comme nous n’avions eu aucune difficulté à obtenir les plus gros
acheteurs pour les appartements résidentiels de la Trump Tower, nous avons
aussi bien réussi à attirer les meilleures boutiques dans le centre commercial
de l’Atrium. Tout a commencé quand Asprey, qui vend les plus beaux
cristaux, bijoux et antiquités qui soient, et dont le siège est à Londres, a
décidé d’installer chez nous sa première succursale américaine. Ils ont
d’abord pris une petite surface, mais les affaires ont tellement bien marché
qu’aujourd’hui ils se sont agrandis et occupent un espace beaucoup plus
important. La qualité attire naturellement la qualité. Aussitôt après, nous
avons loué aux plus prestigieuses marques du monde, comme Charles
Jourdan, Buccellati, Cartier, Martha, Harry Winston, et bien d’autres
encore.
Nous avons aussi eu la chance que, en avril 1983, juste après l’ouverture
de la galerie marchande, Paul Goldberger, qui avait alors remplacé Ada
Louise Huxtable au New York Times, écrive un excellent article sur notre
Atrium. Son titre : « Le hall d’entrée de la Trump Tower : une bonne
surprise ! » Il disait que les critiques s’étaient trompés : « Ce hall d’entrée
est un élément plus positif dans notre paysage urbain que les faiseurs
d’opinion l’auraient souhaité. » L’article continuait ainsi : « Ce hall est
peut-être le plus réussi qu’on ait créé à New York depuis de nombreuses
années. Il est chaleureux, luxueux, presque enivrant, en tout cas plus attirant
que tous les centres commerciaux construits jusqu’alors dans des
immeubles comme l’Olympic Tower, le Galleria ou le Citicorps Center. »
Cet article a eu deux effets positifs. Il a renforcé le sentiment des
commerçants et des locataires d’appartements qu’ils avaient fait le bon
choix. Mais aussi, et c’est de loin le plus important, il a attiré des clients
pour les boutiques. Ce sont eux, au bout du compte, qui ont été la clef du
succès.
Curieusement, personne n’a jamais vraiment cru à la réussite de cette
galerie marchande. Dès le jour de son ouverture, de fausses rumeurs
circulaient. L’une d’elles disait que si la galerie était devenue une attraction
touristique, on n’y achetait rien. Une autre que les commerçants européens
restaient seulement parce que leurs sociétés devaient, pour leur gestion,
faire apparaître des pertes importantes. D’autres enfin assuraient que les
boutiques du rez-de-chaussée marchaient bien mais que c’était la
catastrophe pour celles des étages supérieurs. En 1986 encore, un
journaliste du New York Times est venu me voir avec l’idée d’écrire un
article incendiaire contre notre Atrium. Finalement, il a rédigé un reportage
complet, publié en première page de la section business du journal, vantant
l’incroyable succès de notre centre commercial.
Un centre commercial a d’habitude un roulement d’au moins un tiers de
ses locataires au cours des trois premières années d’exploitation. La Trump
Tower n’a perdu qu’un petit nombre de commerçants pendant les premières
années. Mais surtout, dès que l’un d’entre eux s’en allait, il était
immédiatement remplacé par une des cinquante sociétés que nous avions
mises sur liste d’attente. Les magasins de luxe ont connu une expansion
étonnante grâce à notre galerie marchande.
Le dernier élément qui a aidé à faire de la Trump Tower un
investissement en or est ce qu’on appelle la déduction fiscale 421-A.
Ironiquement, obtenir mon 421-A m’a pris plus de temps que d’assembler
tous les terrains et construire l’immeuble.
La ville avait créé la loi du 421-A en 1971 pour encourager la
construction d’appartements résidentiels. En échange de l’amélioration du
bien immobilier, les promoteurs étaient exemptés de taxes pendant une
période pouvant aller jusqu’à dix ans.
Mais Koch et ses assistants ont tout de suite flairé une opportunité
politique à laquelle ils n’ont pu résister : se positionner comme les
défenseurs des consommateurs contre les promoteurs immobiliers sans
scrupules. Du point de vue relations publiques, j’étais vulnérable. Il était
évident que la 5e Avenue n’était pas un quartier marginal. Mais, dans ma
tête, j’avais droit à cette exemption. En décembre 1980, j’ai rempli un
formulaire une première fois. Un mois plus tard, j’ai rencontré Tony
Gliedman, le responsable d’un service de la ville qui s’occupait de la
préservation et des projets de logements. Je voulais pouvoir défendre mon
cas en personne. En mars, Gliedman m’a refusé l’exemption. J’ai appelé
Koch pour lui dire que je ne trouvais pas ça juste. Je lui ai déclaré que je
n’avais pas l’intention de laisser tomber cette affaire et que la ville perdrait
beaucoup d’argent dans un procès que j’avais toutes les chances de gagner.
En avril 1981, m’appuyant sur l’article 78, je me suis tourné vers la Cour
suprême et j’ai intenté une action en justice pour que la décision de la ville
soit réexaminée. La Cour m’a donné raison, mais j’ai perdu en appel. Je
suis donc retourné devant la cour d’appel. En décembre 1982, presque deux
ans après ma première demande, la cour d’appel a jugé, avec sept voix pour
et zéro contre, que la ville m’avait illégalement refusé l’exemption. Mais,
au lieu d’ordonner simplement à la ville de m’accorder cette exemption, la
Cour lui a demandé de réexaminer ma demande. C’est ce qu’ils ont fait. Et
ils m’ont refusé une fois de plus l’exemption.
J’étais alors tellement hors de moi que l’argent que me coûtaient toutes
ces actions en justice n’avait plus aucune importance. On a recommencé
avec l’article 78, et le même scénario s’est reproduit. Nous avons gagné
devant la Cour suprême, nous avons perdu en appel, et nous nous sommes
retrouvés encore une fois devant la cour d’appel. Mon avocat, Roy Cohn, a
fait des merveilles sans aucune note. Cette fois-ci encore, la Cour a décidé à
l’unanimité que nous avions droit à l’exemption mais a exigé que la ville
me l’accorde sans plus de délais.
Cela ne représentait que le glaçage du gâteau. La Trump Tower, à ce
moment-là, était déjà un énorme succès. Elle m’avait apporté la notoriété,
une crédibilité et un prestige certains. C’était aussi un gros succès financier.
Le projet avait coûté à peu près cent quatre-vingt-dix millions de dollars. La
vente des appartements en avait rapporté jusqu’ici deux cent quarante. Cela
signifiait qu’avant même de toucher les loyers des bureaux et des magasins
nous avions dégagé un bénéfice de cinquante millions de dollars. J’avais
aussi gagné plus de dix millions en commissions sur les ventes des
appartements. Finalement, les loyers des bureaux et des magasins de la
galerie marchande ont généré des millions de dollars par an, dont la presque
totalité n’était que profits.
Finalement, la Trump Tower est devenue bien plus qu’une bonne affaire :
j’y travaille, j’y habite et j’y suis extrêmement attaché. C’est à cause de cet
attachement presque sentimental que j’ai fini par racheter la participation
d’Equitable en 1986.
Equitable avait alors mis un autre type à la tête de son département
immobilier. Un jour, ce type m’a appelé : « Monsieur Trump, je viens de
jeter un coup d’œil sur les livres de comptes et j’aimerais que vous
m’expliquiez pourquoi on dépense autant d’argent pour l’entretien de la
Trump Tower. » Nous dépensions à l’époque près d’un million de dollars
par an, ce qui ne s’était jamais vu. Mais l’explication était simple. Lorsque
vous êtes au sommet, il faut savoir y rester et ça coûte cher. J’avais décidé
par exemple que tous les cuivres seraient astiqués deux fois par mois.
Pourquoi, me demandait le type d’Equitable, ne pourrions-nous pas
économiser et les nettoyer uniquement tous les deux mois ?
Au début, je suis resté poli. J’ai essayé de lui expliquer qu’une des
raisons pour lesquelles la galerie était appréciée c’était sa propreté parfaite.
J’ai également ajouté que je n’avais pas l’intention de changer de politique
et qu’il devrait peut-être prendre un jour ou deux pour réfléchir au
problème. Il m’a rappelé deux jours plus tard. Il estimait toujours que l’on
devrait tenter ce genre d’économie. Ça a sonné le glas de mon association
avec eux. J’avais aimé travailler avec Equitable, mais je n’allais pas lésiner
pour économiser quelques dollars, et au final en perdre. C’était courir au
suicide.
J’étais furieux mais j’ai pris la chose avec philosophie. Je suis allé voir
mon ami George Peacock, le patron d’Equitable et lui ai expliqué qu’il
semblait y avoir une dissension à laquelle je ne voyais guère d’issue. Je
souhaitais donc racheter leurs parts. Nous nous sommes entendus très
rapidement, et je suis maintenant propriétaire de la Trump Tower à cent
pour cent. Une fois le contrat signé, j’ai reçu une lettre de George Peacock
qui finissait ainsi : « Le temps amène des changements et il vaut mieux
savoir les accepter. Néanmoins, je resterai toujours fier de ma participation
dans la création de la Trump Tower. Et je me souviendrai toujours avec
plaisir de la façon dont nous avons travaillé ensemble. »
J’ai été heureux de recevoir cette lettre. C’était une façon élégante de
mettre un terme à une association qui, de toute façon, s’était toujours
déroulée très correctement.
8
HOLIDAY INN
Quelques semaines après avoir vendu mes actions Holiday Inn, avec un
profit qui finalement n’a pas atteint les trente-cinq millions escomptés mais
qui n’en était pas moins substantiel, j’ai commencé à acheter des actions
d’une autre société détenant un casino, la Bally Manufacturing Corporation,
dont j’ai rapidement acquis neuf pour cent du capital. Bally a réagi en
adoptant des mesures dont le but était de contrecarrer toute prise de contrôle
hostile. Lorsqu’ils ont intenté une action en justice pour m’empêcher
d’acquérir plus d’actions, je les ai à mon tour attaqués.
Deux jours après avoir engagé mes poursuites, Bally a annoncé un accord
de principe pour l’achat du Golden Nugget à un prix jamais vu pour un
casino à Atlantic City – presque cinq cents millions de dollars. Encore une
fois, le seul but de la transaction semblait être de me mettre des bâtons dans
les roues. Aucune compagnie n’a le droit de posséder plus de trois casinos à
Atlantic City, or, si je réussissais à mettre la main sur Bally, je deviendrais
de facto propriétaire de quatre casinos.
En fait, ils m’offraient les moyens de gagner à tous les coups. En payant
aussi cher pour le Nugget, Bally donnait plus de valeur à tous les autres
casinos de la ville, y compris les deux miens. Au bout du compte, Bally m’a
fait une proposition que je n’ai pas pu refuser. Je devais m’engager à ne pas
entraver leurs négociations pour le Golden Nugget. En échange, ils
acceptaient de me racheter mes parts de leur compagnie à un prix largement
supérieur à celui que j’avais payé, me permettant ainsi de réaliser un profit
à court terme de plus de vingt millions de dollars.
En mars 1987, j’ai fait ma troisième tentative pour acheter une société de
casinos, Resorts International, mais cette fois à l’amiable. À la suite de la
mort de James Crosby, le fondateur de Resorts, plusieurs personnes avaient
tenté de prendre le contrôle de la société mais avaient échoué. J’avais de
mon côté réussi à entretenir de bonnes relations avec plusieurs des
actionnaires qui contrôlaient la compagnie à l’époque. En avril 1987, j’ai
signé un accord avec la famille pour acheter quatre-vingt-treize pour cent
des parts de la société à cent trente-cinq dollars l’action.
Plusieurs personnes ont alors offert un peu plus. Mais la famille s’en est
tenue à notre accord. Ils pensaient entre autres que j’étais l’acquéreur le
plus crédible pour achever la construction du projet fétiche de James
Crosby, le Taj Mahal. Prévu pour devenir le plus grand et le plus luxueux
casino du monde, le budget du Taj Mahal avait déjà été dépassé de plusieurs
millions de dollars, et le casino était loin d’être terminé à la mort de Crosby.
J’espère ouvrir le Taj Mahal au public en octobre 1988. Dans le but de
rendre l’affaire plus rentable, je pourrais même fermer le casino qui se
trouve dans l’immeuble Resorts et utiliser ses locaux comme annexe du Taj.
À moins que je ne le vende, si le prix est correct. Qui sait ? Peut-être Bally
ou Holiday Inn seront-ils intéressés ?
ANNABEL HILL
Nous avons fini par réunir plus de cent mille dollars pour la fondation
Annabel Hill, somme que nous avons utilisée à rembourser son emprunt, lui
permettant ainsi de sauver sa ferme. Pour fêter ça, nous avons fait venir
Mme Hill et sa fille à New York, où nous avons symboliquement brûlé son
hypothèque dans l’Atrium de la Trump Tower.
L’USFL
LE WOLLMAN RINK
Lee Iacocca est devenu mon partenaire dans l’achat de deux tours
d’appartements résidentiels dans la région de Palm Beach, que nous avons
achetées quarante millions de dollars. Lorsque nous avons repris le projet
en main, quelques appartements seulement avaient été vendus. Dans un
court laps de temps, alors que le marché était plutôt morose en Floride du
Sud, nous avons vendu ou loué près d’une cinquantaine d’appartements et
avons ainsi réussi à transformer un fiasco en une affaire florissante. Au
cours des années qui vont suivre, nous avons l’intention d’ouvrir un
restaurant au rez-de-chaussée de l’une des tours. Parmi ceux qui se sont
proposés pour gérer l’espace, on trouve les propriétaires du Club 21 de New
York et Harry Cipriani, le propriétaire des Harry’s Bar. Lee a « remercié »
Sir Charles Goldstein, son avocat, avant que l’on achète les tours.
LE CASINO AUSTRALIEN
Bien que nous aurions pu gérer le deuxième plus grand casino du monde
– après le Taj Mahal d’Atlantic City –, j’ai bien réfléchi à la question.
L’idée d’avoir à gérer une affaire qui se trouve à vingt-quatre heures de vol
de New York ne m’a pas semblé raisonnable compte tenu de mes
nombreuses occupations aux États-Unis. Quelque temps avant qu’ils
annoncent leur choix définitif dans le New South Wales, je leur ai fait
savoir que je me retirais de la course.
LAS VEGAS
J’ai retiré ma candidature pour la licence des jeux à Las Vegas. Entre le
Resorts et mes deux autres casinos d’Atlantic City, j’ai estimé que j’avais
de quoi m’occuper. Et puis c’était loin de chez moi. Pour l’instant, je
concentre mes efforts sur Atlantic City mais il n’est pas exclu qu’à l’avenir
j’achète ou je construise dans le Nevada.
LA CADILLAC TRUMP
TRUMP’S CASTLE
J’ai déjà dit qu’Ivana était excellente et elle l’a prouvé plus tôt que je ne
l’avais moi-même prévu. Lorsque les résultats du premier trimestre 1987
ont été connus, Trump’s Castle avait la meilleure progression de tous les
casinos d’Atlantic City et était devenu l’hôtel le plus rentable de la ville. Le
Castle a engrangé presque soixante-dix-sept millions de dollars au cours de
ces trois mois, soit dix-neuf pour cent de plus qu’à la même période de
l’année précédente.
MAR-A-LAGO
L’HÔTEL À MOSCOU
LE FONDS TRUMP
J’ai finalement décidé de ne pas créer de Fonds Trump pour acheter des
biens immobiliers sinistrés en utilisant l’argent d’investisseurs. Je n’ai pas
peur de prendre des risques personnels, mais l’idée d’être responsable de
l’argent de beaucoup de monde – plus particulièrement d’amis – ne
m’excite pas outre mesure. Pour la même raison, je n’ai jamais eu l’envie
d’introduire en bourse mes compagnies. Il est bien plus facile de prendre
des décisions lorsque vous n’avez à répondre que de vous-même.
MON APPARTEMENT
MON AVION
ET MAINTENANT ?
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