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P. Braud, Violences politiques, Paris, Seuil, 2004, p. 161.
6
T. Veblen, La théorie de la classe de loisir (1899), Paris, Gallimard, 1970, p. 27 sq.
siècle plus tard, Pierre Bourdieu fera ce même postulat que la recherche de prestige (de
distinction) constitue un moyen pour s’affirmer dans la lutte pour la domination. Dans ses
travaux sur les sociétés kabyles, le sociologue montrera combien les fêtes, les cérémonies ou
les dons visent à prolonger une domination 7. Toutefois, au-delà de l’aspect « utilitaire » de la
conquête des positions hiérarchiques pour l’attribution des avantages matériels, certains
auteurs retiennent la satisfaction « émotionnelle » de ceux qui obtiennent la reconnaissance de
leur « supériorité »8. Un argument fort que l’on peut avancer contre la vision réductrice d’une
lutte sociale pour la répartition des ressources matérielles est ainsi l’effet identitaire durable
des dénis de reconnaissance. La passivité face à l’expérience d’une « honte sociale » conduit à
la diminution de l’estime de soi9. L’aspect émotionnel ne signifie cependant pas que la
réaction à une insulte doive être immédiate, spontanée et irréfléchie. La recherche d’un moi
« stable » (sécurité ontologique, J. Mitzen) constitue une autre motivation émotionnelle dans
la quête pour la reconnaissance. L’incertitude, voire l’angoisse existentielle qui naît de la
fragilisation des identités, est difficilement supportable pour les individus. Une réponse
possible à cette crise de dé-différenciation est l’éclatement de la violence qui rétablit les
frontières entre « eux » et « nous».
Enfin, il existe des dynamiques « cognitives » dans la recherche de la reconnaissance. La
dichotomie entre émotions et rationalité est quelque peu artificielle car ce sont souvent des
atteintes à la raison morale qui déclenchent des émotions puissantes. La perspective d’une
« grammaire morale » des conflits en opposition avec les théories utilitaristes a été analysée
par Axel Honneth. Prenant à rebours les théories qui estiment que les individus font un calcul
en termes de maximisation du plaisir (la satisfaction des désirs individuels), Honneth insiste
sur la dimension « expressive » en termes de valeurs et de sentiments moraux des luttes
sociales10. Il relève la dimension universelle et donc objective de certains comportements de
mépris (par exemple la torture et le viol) : c’est uniquement par une opération intellectuelle
que les acteurs subissant des violences symboliques parviennent à s’indigner face à des
injustices. Toutes ces perspectives postulent donc, à des degrés variables, l’importance de la
problématique de la reconnaissance et des intérêts symboliques dans l’explication des
comportements sociaux. Mais qu'en est-il de cette thèse quand on l'applique à l'État ?
7
P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 2003, p. 24.
8
M. Mauss, op. cit., p. 270 sq.
9
A. Honneth, Kampf um Anerkennung, op. cit., p. 263.
10
Ibid, p. 267 sq.
La transposition du concept de reconnaissance aux relations inter-étatiques peut paraître
problématique. Une telle démarche ne relève-t-elle pas d’un « anthropomorphisme » abusif11 ?
Pourquoi les dirigeants d’un État devraient-ils se sentir « offensés » lorsque les dénis de
reconnaissance sont dirigés contre l'entité étatique et non contre leur personne ? Ce sont les
personnes et non pas les États qui ont un « besoin d’affection » ou d’estime de soi. En outre,
n’est-il pas vrai que les logiques bureaucratiques et décisionnelles à l’intérieur des entités
politiques démocratiques obligent les gouvernants à composer avec une multitude de forces
politiques ? Une telle configuration pluraliste du pouvoir canalise la « colère » provoquée par
des insultes. Un argument fort contre cette objection réside dans la valeur « affective », voire
même « identitaire », que peut revêtir une entité institutionnelle abstraite aux yeux de ceux
qui en assument la responsabilité. Les repères de l’identité collective, les références
fondatrices des groupes, telles que les croyances religieuses, constituent en effet un espace
émotionnellement investi. L’image de la nation peut même devenir l’objet « d’une sorte de
culte totémique »12. Qu’il s’agisse de la « honte de Versailles » pour les nationalistes
allemands (1918) (Illustration 5), de l’effondrement du Word Trade Center (11 septembre
2001) ou du « blasphème » des caricatures de Mahomet (2006), l’indignation générée par
l’irrespect des références identitaires est bien loin d’être artificielle. Au-delà des citoyens, la
charge « affective » associée aux symboles de l’identité collective est tout particulièrement
grande pour les responsables politiques eux-mêmes. Assumer un rôle tel que celui de
détenteur de la fonction présidentielle exige de s’identifier, au moins partiellement, à
l’institution associée à ce rôle. L’identification d’un dirigeant à l'État dont il a la charge est
d’autant plus probable que le prestige associé à l’institution influe fortement sur le prestige
personnel. Lorsque le Président de la République Française défend le « rang » de la France
dans le monde, il lutte en même temps pour le respect personnel que lui portent les autres
chefs d’État.
Selon une autre objection, les gouvernants des démocraties « modernes » seraient trop insérés
dans des processus bureaucratiques pour succomber aux dynamiques émotionnelles liées aux
atteintes portées à l’ « intégrité symbolique » de leur État. Dans cette optique, seuls des
dictateurs comme Adolf Hitler, Saddam Hussein ou Kim Jong-Il seraient susceptibles de faire
de leurs rancunes et de leurs blessures d'amour-propre des objets de litige. Cet argument
occulte le fait que les émotions ne sont pas nécessairement individuelles mais qu’elles peuvent
11
Je dois cette objection à Volker Heins et à A Honneth lors d’une discussion à l’Institut für Sozialforschung à
Francfort a. M. le 9 juillet 2007.
12
K. Boulding, The Image. Knowledge in Life and Society, Michigan, The University of Michigan Press, 1965,
p. 110 sq.
être collectives, surtout si « l’offense » ne touche pas à la personne du chef de l’État mais à un
symbole national. Ainsi, la prise en otage d’un compatriote ou des massacres perpétrés dans
un autre État peuvent susciter des émotions profondes au sein des opinions nationales. Paul
Saurette estime ainsi que les attentats du 11 septembre ont déclenché une telle énergie
émotive (fondée sur le désir de revanche) qu’il devenait difficile pour les décideurs politiques
de ne pas entreprendre d'« action punitive »13.
13
Voir Paul Saurette, op. cit.
14
Je dois cette suggestion à une discussion avec Axel Honneth (9.7.2007).
15
Voir à ce propos J. Mercer, op. cit.
16
Voir T. Schelling, Strategy of Conflict, Harvard University Press, 1960.
17
Voir J. Mercer, op. cit., p. 14-73.
reconnaissance laisse donc aux acteurs deux options fondamentales : soit ils acceptent l’image
dévalorisante portée par leurs adversaires au sacrifice de leur propre vision, soit ils décident
de maintenir cette version et de convaincre les autres qu’ils ont tort. La lutte pour la
reconnaissance peut ainsi prendre plusieurs formes, pacifiques ou belliqueuses ; les États
méprisés peuvent s’adapter aux attentes internationales, en entamant par exemple un
processus de démocratisation, mais ils peuvent aussi recourir à la violence.
Un premier argument en faveur de l'existence d’un lien entre déni de reconnaissance et guerre
est le coût symbolique, mais aussi matériel (politique et même éventuellement économique),
d’une humiliation. L’image négative est sanctionnée par une perte d’autorité et d’influence.
La publicité croissante des politiques étrangères, du fait de leur forte médiatisation et de leur
imbrication dans les institutions internationales, expose toujours plus les États au risque de
l'humiliation. Ainsi, la puissance américaine aurait difficilement pu défendre sa réputation de
« leader du monde libre » si elle n'avait pas tenté de punir l’État taliban qui protégeait
ouvertement Ben Laden, chef du réseau Al Quaida (Illustration 7). Par ailleurs, relativement
à la nécessité pour les gouvernants de justifier moralement une entrée en guerre, on observe
que cette justification est d’autant plus impérative que l'adversaire met en question l’image
positive du pays. Il s'est avéré plus facile pour les États-Unis de mener une « guerre pour le
pétrole » contre l'Irak qui défiait régulièrement l’autorité américaine, que contre l’Arabie
Saoudite ou, désormais, contre la Libye qui prend grand soin d'éviter toute provocation. Le
caractère instrumental de la quête de reconnaissance est également présent dans les analyses
libérales examinant les coûts politiques d’une humiliation (par exemple les pertes en termes
électoraux)18. Quant aux analyses réalistes, elles s’intéressent à cette problématique sous
l’aspect de la « réputation » en mettant en avant le fait qu’un État réputé faible encourage les
autres à l’agression19. Toutefois, le caractère « instrumental » de la reconnaissance implique
toujours que le prestige soit une donnée qui compte aux yeux des autres. Ainsi, les dirigeants
ne pourraient guère mobiliser le ressort de la fierté identitaire si celle-ci ne trouvait pas de
résonance dans l’opinion publique. La réputation est une ressource symbolique qui repose
davantage sur des significations partagées que sur un potentiel de pouvoir.
Un deuxième argument, mis en avant par E. Goffman est l’effet émotionnel très puissant des
dépréciations identitaires20. Il est très difficile pour les dirigeants d’un État revendiquant une
18
James Fearon, « Domestic politics audiences and the escalation of international disputes », American Political
Science Review, 88, 1994, p. 577-92.
19
James Alt, Randall Calvert, Brian Humes, « Reputation and hegemonic stability. A game theoretic analysis »,
American Political Science Review, 82, june 1988, p. 446-465 ; Thomas Schelling, Arms and Influence, New
Haven, Yale University Press, 1966.
20
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Le Minuit, 1973, chapitre 1.
« identité de grande puissance » de rester passifs face à un attentat terroriste comme celui du
11 septembre. Paul Saurette défend la thèse selon laquelle on ne peut pas comprendre les
guerres américaines contre l’État taliban (2001) et l’Irak (2003) sans prendre en compte la
véritable blessure « narcissique » subie par les responsables américaine 21. L'auteur plaide ainsi
pour une exploration plus systématique des liens existants entre émotions et conflictualité
internationale. L’argument principal est celui de l’effet souvent différé des humiliations. Si la
partie humiliée est souvent plus faible que la partie « humiliante » et, de ce fait, dissuadée de
recourir à la force armée, le rapport de forces entre les États change constamment. L’aspect
émotionnel ne signifie pas que la réaction à une insulte doive être immédiate, spontanée et
irréfléchie. L’histoire des relations franco-allemandes en témoigne : proclamation de l’Empire
allemand au château de Versailles en 1871, traité de Versailles signé lui aussi dans la Galerie
des glaces en 1919, signature de l’armistice à Compiègne en 1940 dans le wagon même où
avait été signée l’armistice de 1918.
Un troisième argument regarde l’effet cognitif des dénis de reconnaissance. Non seulement
une insulte risque de faire perdre la face ou de « blesser », mais elle peut aussi changer la
perception de l’adversaire et l'identité même de l'agressé. Les confirmations ou les
infirmations identitaires nous apprennent qui nous sommes et qui est l’autre. Les auteurs
attentifs aux interactions symboliques insistent ainsi, à des degrés variables, sur le sentiment
d’exclusion et de marginalité qui préside souvent à l’éclosion de comportements « déviants »
et d'actes violents. De ce fait, les conflits sociaux s'élaborent en vertu d’une opération
d’étiquetage au cours de laquelle les individus sont privés de l’incitation à se comporter en
conformité avec les normes sociales. Le mécanisme de la formation identitaire selon lequel
les individus et les groupes construisent leurs identités en se voyant dans les yeux « d’autrui
significatif » (role taking) ou du groupe social auquel ils appartiennent peut également
s’appliquer aux États dans la politique internationale22. Ainsi, la radicalisation des
nationalismes dans la République de Weimar (après la Première Guerre mondiale) et en Iran
(après la désignation de l’Iran comme État voyou en 2002) fut favorisée par l’exclusion et la
mise au ban de ces pays par les grandes puissances et les organisations internationales
(Illustration 8). Les dénis de reconnaissance se métamorphosent en prophéties auto-
réalisatrices : autrui, par son dénigrement incessant, devient effectivement un bad boy.
21
P. Saurette, « You Dissin Me ? Humiliation and Post 9/11 Global Politics », Review of International Studies, vol.
32, no. 3, juillet 2006.
22
Voir à ce propos G.H. Mead, L’esprit, le soi et la société, trad., Paris, PUF, 1963 ; Herbert Blumer, Symbolic
Interactionism. Pespective and Method, Los Angeles, University of California Press, 1969, p. 13 sq.
Enfin, il existe des arguments convaincants en faveur de l’existence sociale de besoins
élémentaires de reconnaissance. Le fait de posséder une identité distincte, caractérisée par des
références historiques et culturelles, est un facteur de sécurité ontologique (continuité de soi)
en ce qu'il permet de définir ses relations avec les autres États. Les responsables politiques
doivent ainsi avoir une compréhension relativement stable de leur identité de rôle et de leur
histoire nationale pour prendre des décisions dans un environnement international
particulièrement complexe. Un État dont la particularité n’est pas reconnue se trouve menacé
de disparition, à l'instar de l’Autriche en 1938, de l’Allemagne de l’est en 1990 et de l’ex-
Yougoslavie en 1991. Tout État doit être pris en compte par d’autres protagonistes, plus
puissants, c'est un besoin qui relève des intérêts vitaux de toute organisation sociale (corps
identity23).
Bibliographie :
Thomas Lindemann, Erik Ringmar, The International Struggle for Recognition, London,
Routledge, 2015..
Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, 1999.
Illustration 1 :
23
Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, op. cit., p. 43 sq.
Illustration 2 :
Illustration 3 :
Illustration 4 :
Illustration 5 :
Illustration 6 :
Illustration 7 :
Illustration 8 :