Vous êtes sur la page 1sur 6

 

Histoire
Les génocides et crimes de masse depuis la fin du X IX e
siècle
PAR
Anthony GUYON
LE REGARD DU...

Date de publication • 09 mai 2019

Le s gé nocide s

Vince nt Ducle rt
La Documentation photographique
64 pages

Les génocides et crimes de masse restent difficiles à étudier et définir, tout en étant au
centre d'enjeux mémoriels et politiques qui complexifient la tâche de l'historien.

Cet entretien a été publié pour la première fois en 2019.

La compréhension des génocides des Herero et Nama, des Arméniens, des Juifs et des
Tutsi, ainsi que des crimes de masse, est nécessaire à la prévention de nouveaux cas de
violence extrême bien que cela paraisse parfois utopique. L'historien Vincent Duclert*, qui
a présidé la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et
des crimes de masse, donne ici quelques pistes pour les aborder. Les génocides sont
abordés dans le cadre du thème 3 du programme de Terminale "Histoire et mémoires" avec
le rôle des gacaca pour juger une partie des responsables du génocide des Tutsi, le tribunal
pénal international pour l'ex-Yougoslavie, puis l'histoire et les mémoires du génocide des
Juifs et des Tsiganes.

Nonfiction.fr : En tant qu’inspecteur g énér al de l’éducation nationale, que r epr ésente


pour vous la Documentation photog r aphique et sa r epr ise par CNRS Éditions ?

Vincent Ducler t : La Documentation photographique représentait pour moi, chercheur et


p g p q p p ,
historien, un exemple réussi de vulgarisation des savoirs scientifiques associée à une
grande intelligence du document et à un souci de la narration, le tout exposé dans des
volumes très bien mis en page, où l’immense travail sur les textes, sur les entrées, sur les
illustrations s’effaçait derrière une belle fluidité. Les rédacteurs des numéros sont des
historiennes et historiens renommés, dont on exige un très important investissement et
l’acceptation de règles formelles très contraignantes (calibrage des textes, va-et-vient
entre les documents et la synthèse etc.), et qui se plient avec bonheur à ces règles. C’est un
signe de cette réussite évoqué plus haut.

En tant qu’inspecteur général, je constatais aussi la place singulière de la « Doc Photo »


dans les classes, autant auprès des professeurs pour le secondaire que pour les étudiants
du premier cycle universitaire et des classes préparatoires. Ces volumes sont souvent les

fleurons des CDI et des cabinets d’histoire, et dans les établissements scolaires les plus
anciens il n’est pas rare de trouver des collections complètes. Ils stimulent la curiosité de
tous pour de multiples sujets et arment les enseignants pour la transmission aussi bien
que pour l’innovation pédagogique. Il se trouve que CNRS éditions, dirigées par Blandine
Genthon, a décidé de me confier le premier numéro de la nouvelle série de la « Doc Photo
», celle qu’elles publient désormais. Je l’ai conçu comme historien, sans que cette identité
ne soit en contradiction avec mes fonctions d’inspecteur général. L’exigence de vérité est
commune aux savoirs pédagogiques comme aux savoirs scientifiques. J’avais été nommé
du reste en 2016 à la présidence de la Mission d’étude en France sur la recherche et
l’enseignement des génocides et des crimes de masse sous la double casquette de
chercheur à l’EHESS et d’inspecteur général. Ce volume de la Documentation
photographique doit beaucoup à l’écriture du Rapport qui en est sorti   i et que j’ai
assumée.

À par tir de deux exemples concr ets, pour r iez-vous expliquer ce qui définit ou non un
g énocide ?

Le volume de la Documentation photographique a fait le choix de travailler les quatre


génocides que sont ceux des Herero et des Nama, des Arméniens de l’Empire ottomans, des
Juifs d’Europe et des Tutsi au Rwanda. Mais il s’est efforcé aussi d’indiquer l’importance
des crimes de masse qui développent des politiques de violence parfois comparables à
l’extermination génocidaire. Mais il ne faut pas seulement s’attacher à l’administration de
la violence même si elle renseigne sur l’intention destructrice totale des bourreaux. Un
génocide découle d’un projet d’élimination complète d’un groupe humain, impliquant de le
définir et de le rejeter hors de la société et du monde vivant, il est rabaissé au rang de
danger biologique, de « microbes » comme dans le cas des Arméniens, de « cafards »
pour les Tutsi. Le rôle des médecins s’avère décisif, ainsi que celui des élites
intellectuelles, pour justifier de la disparition programmée d’une population réduite à cette
seule identité jugée inhumaine. Dès lors l’extermination est implacable et elle est très
rapide. Pour comprendre cette rapidité (et peut-être agir contre elle comme il le faudrait),
il faut s’intéresser à cette phase de déshumanisation aussi bien qu’à la mise en œuvre, en
général dans un contexte de guerre extérieure sur laquelle se surimpose cette seconde
guerre, contre les Juifs, les Arméniens ou les Tutsi. Cette dernière est totale, elle
g
conditionne tout. Jusqu’aux derniers jours précédents la défaite face à l’ennemi, les
régimes génocidaires conduisent la guerre raciale avec tous les moyens dont ils disposent
encore.

Crimes de masse et génocides s’associent dans des univers de violence extrêmes. Les Hutu
modérés favorables aux accords de démocratisation signés à Arusha avant le génocide sont
ainsi massacrés avec les élites Tutsi dès le 7 avril. Le nazisme met à mort les prisonniers
politiques allemands, les « asociaux » et handicapés du IIIe Reich, les résistants
européens, les prisonniers slaves etc. Au Cambodge, les Khmers rouges instituent une
machine de mise à mort qui agit sur les bourreaux eux-mêmes dès lors qu’ils sont jugés
déviants ; et dans le même temps ils exterminent spécifiquement des minorités ethniques
(Cambodgiens d’origine vietnamienne et chinoise) et religieuses (Chams musulmans,

moines bouddhistes) : récemment, un haut dignitaire, Nuon Chea, l’ancien « Frère numéro
2 » du régime, a été condamné (16 novembre 2018) pour crime de génocide par les
Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC).

Vous plaidez pour une appr oche compar ative des g énocides, est-ce dans ce sens que
vous aimer iez qu’ils soient étudiés en T er minale ?

L’étude du génocide des Arméniens, de la Shoah et du génocide des Tutsi en terminale


comme l’a annoncé le Président de la République pour la 25e commémoration d’avril 1994
ouvre sur une étude plus complète de trois événements majeurs pour la connaissance des
temps contemporains, indispensables à la formation des élèves. La notion de génocide,
tant historique que juridique, est ainsi mieux connue, et avec elle l’engagement des
chercheurs comme le travail des magistrats. Il est possible, à l’occasion de l’étude
spécifique de ces trois génocides, de susciter la comparaison pour faire comprendre aux
élèves les mécanismes communs, ouvrant la voie à une réflexion sur la prévention. Mais je
reste attaché au travail de description et de compréhension de chaque génocide étudié,
comme le permet désormais le programme, de manière notamment de raisonner avec les
élèves sur les aveuglements collectifs qui ont laissé faire ces catastrophes humaines,
intentionnelles et hélas très prévisibles.

Le Rwanda en 1994 et Sr ebr enica en 1995 ont été mar qués par la passivité et le silence
coupable des puissances occidentales. Il en est de même aujour d’hui avec les Yézidis en
Ir ak, les Rohing yas en Bir manie ou le Soudan du Sud. Les leçons du passé ne sont-elles
pas r etenues ou les r éalités g éopolitiques l’empor tent-elles ?

Ce silence coupable, nous n’en connaissons pas encore tous les tenants et aboutissants,
bien que la recherche s’emploie à les étudier de manière de plus en plus systématique.
C’est notamment l’objet de la commission de chercheurs relative aux archives françaises
sur le Rwanda et le génocide des Tutsi instituée le 5 avril dernier par Emmanuel Macron. Je
pense que tant que les États et les sociétés n’auront pas regardé la vérité bien en face, il
sera difficile d’imaginer une action résolue contre des violences massives sur des
populations visées pour l’identité réelle ou construite pour les besoins de la destruction. Et
que cet objectif de protection des populations devienne des impératifs majeurs en termes
de relations internationales. On en est loin. Même l’abandon des Juifs et des Arméniens par
les grandes puissances n’est pas reconnu comme il devrait l’être.

Je pense toutefois que les sociétés sont aujourd’hui mieux sensibilisées à ces enjeux
majeurs, en tout cas les sociétés démocratiques. Si aucune intervention militaire n’a
opposé un coup d’arrêt à ces massacres conduits par l’État islamique (contre les Yézidis) et
encouragés par le régime birman (les Rohingyas), ou encore opérés par l’État syrien contre
tous ceux capables de défier le pouvoir de Bachar al-Assad, au moins la communauté
internationale s’en est saisie. Mais aujourd’hui celle-ci est confrontée au recul des
principes d’humanité et au renforcement de régimes autoritaires de plus en plus

tyranniques, visant les démocraties et leur attachement aux droits humains. Les génocides
questionnent la force des États démocratiques et leur volonté d’être en accord avec leurs
valeurs.

En tant qu’histor iens et enseig nants, quel est notr e r ôle social pour pr évenir ces
situations ?

Notre rôle social dépend en premier lieu de notre capacité à concevoir des savoirs qui ne
portent pas seulement sur les entreprises génocidaires mais aussi sur les processus de
déshumanisation de minorités et de conditionnement des bourreaux, sur les formes de
résistance et de survie des victimes, sur les responsabilités des sociétés et des États, sur le
pouvoir de la justice et la force du droit. Ces savoirs doivent ensuite être transmis car ils
permettent d’éduquer à la lutte nécessaire contre les génocides, et celle-ci commence dans
la vigilance face aux discriminations et aux persécutions auxquelles trop souvent les
sociétés se résignent.

Le pr ésident de la République vient de vous confier la dir ection de la commission sur le


Rwanda, que vont fair e ses membr es pendant deux ans ? Quelles ar chives vous
semblent êtr e les plus pr opices à de nouvelles découver tes ?

Cette Commission dont j’ai accepté la présidence en dépit de polémiques assez


irresponsables qui ont entouré sa formation et des vives pressions exercées pour que je
renonce est dotée d’un pouvoir d’accès total à toutes les archives de l’État, ce qui n’a pas de
précédent pour un événement si proche – vingt-cinq ans seulement nous séparent du
génocide des Tutsi au Rwanda. Elle émane du Président de la République, chose aussi très
exceptionnelle car généralement les commissions d’historiens, même les plus hautes, sont
placées sous l’égide du Premier ministre. L’enjeu est de taille. Depuis 1994, la France fait
face à de très graves accusations sur son rôle au Rwanda avant et pendant le génocide des
Tutsi, selon lesquelles non seulement elle n’aurait rien fait pour l’empêcher mais de
î é
surcroît aurait apporté une assistance militaire et politique au gouvernement hutu
i
extrémiste responsable de la mort programmée de plus d’un million de personnes   ; des
enquêtes à charge accablent le rôle de la France.

Il s’agit, avec cette Commission, non seulement de reprendre tout ce qui a été écrit sur
l’implication de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 mais aussi, et prioritairement, de
connaître ce que les archives publiques ont à dire sur cette question. La commission
intervient donc sur une histoire française fortement articulée avec l’histoire des relations
de notre pays avec l’Afrique et l’histoire internationale des génocides. En tant que président
de la précédente mission déjà évoquée d’étude sur la recherche et l’enseignement des
génocides et des crimes de masse, dont le travail et le rapport ont été plébiscités, j’ai
acquis une expérience de ces sujets très sombres et d’équipes chargées de progresser dans
leur connaissance. Remis dans un délai de deux ans au Président de la République, le
rapport de cette Commission doit permettre d’apporter les principaux éléments de vérité

sur le sujet, fondés à la fois sur cette enquête générale mais aussi sur une méthodologie
de l’enquête qui sera elle aussi exposée et transmise publiquement. Le travail de la
Commission portera sur tous les fonds d’archives publics, à commencer par les plus
importants qui sont mentionnés dans la lettre de mission du Président de la République.

* L'inter viewé : Historien des sociétés démocratiques et des processus génocidaires,


chercheur titulaire au CESPRA (EHESS-CNRS) et enseignant à Sciences Po, Vincent Duclert
est notamment l’auteur de Comprendre le génocide des Arméniens de 1915 à nos jours (avec
Hamit Bozarslan et Raymond H. Kévorkian), Paris, Tallandier, 2015, réédition, coll.
« Texto », 2016, de La France face au génocide des Arméniens, du milieu du XIXe siècle à nos
jours. Une nation impériale et le devoir d’humanité, Paris, Fayard, 2015, et, récemment
de Camus. Des pays de liberté, Paris, Stock, coll. « La pensée héroïque », 2020. Il a présidé
la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des
crimes de masse, dont le rapport a été remis le 4 décembre 2018 (CNRS éditions) et il
préside la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au
génocide des Tutsi dont le rapport est remis le 2 avril 2021 au Président de la République (à
paraître aux éditions Armand Colin).

Sur Nonfiction :

- « Henry Rousso : les itinéraires de la mémoire », recension de Face au passé. Essais sur
la mémoire contemporaine, Belin, 2016.

- « Mémoire et mémorialisation du génocide des Juifs », entretien avec Marie Moutier-


Bitan.

- « Juger le génocide des Tutsi à l’échelle locale », entretien avec Hélène Dumas.

- « Pour une histoire globale du génocide des Tutsi », entretien avec Florent Piton.

é i é i d l d’ l é i i R h ëll B h
- « Mémoires et expériences de la guerre d’Algérie », entretien avec Raphaëlle Branche.

ANTHONY GUYON

Enseignant agrégé et docteur en Histoire, Anthony Guyon a consacré sa thèse aux tirailleurs sénégalais
durant l'entre-deux-guerres. Il participe à Nonfiction.fr depuis 2013, y coordonne l'histoire
contemporaine et anime les entretiens du Regard du Chercheur.  

Cet article est publié en licence Creative Commons BY NC ND (reproduction autorisée en citant la source, sans modification et sans utilisation
commerciale).

Lien permanent : https://www.nonfiction.fr/article-9885-les-genocides-et-crimes-de-masse-depuis-la-fin-du-xixe-siecle.htm

LE REGARD DU CHERCHEUR

Pour mieux aborder des sujets clés en Histoire, Géographie et Géopolitique, Nonfiction.fr a  décidé de
faciliter l'association de certains thèmes majeurs à des chercheuses et chercheurs. Si l’objectif
immédiat est d’approfondir certains aspects du programme d’histoire-géographie, géopolitique et
sciences-politiques, il s’agit également d’habituer les futurs étudiants à se tourner vers la parole de
chercheuses et chercheurs reconnus. Les enseignants y trouveront aussi des explications sur des
points essentiels à partir d'ouvrages récents. La rubrique a été lancée en partenariat avec les éditions
Hatier. Ce partenariat se poursuit désormais avec l’APHG et la revue Historiens & Géographes publie
une partie des entretiens.

Les entretiens sont menés par Anthony Guyon. 

Cet article est publié en licence Creative Commons BY NC ND (reproduction autorisée en citant la source, sans modification et sans utilisation
commerciale).

Lien permanent : https://www.nonfiction.fr/article-9885-les-genocides-et-crimes-de-masse-depuis-la-fin-du-xixe-siecle.htm

Vous aimerez peut-être aussi